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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 05:30:51 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of La Cité Antique, by Fustel de Coulanges
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
+other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
+whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
+the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
+www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have
+to check the laws of the country where you are located before using this ebook.
+
+Title: La Cité Antique
+ Étude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grèce et de Rome
+
+Author: Fustel de Coulanges
+
+Posting Date: March 24, 2015 [EBook #8074]
+Release Date: May, 2005
+First Posted: June 12, 2003
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITÉ ANTIQUE ***
+
+
+
+
+Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon and the Online
+Distributed Proofreading Team.
+
+
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+
+
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+
+LA CITÉ ANTIQUE
+ÉTUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRÈCE ET DE ROME
+
+PAR
+FUSTEL DE COULANGES
+
+
+
+
+INTRODUCTION.
+
+DE LA NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR
+CONNAÎTRE LEURS INSTITUTIONS.
+
+
+On se propose de montrer ici d'après quels principes et par quelles règles
+la société grecque et la société romaine se sont gouvernées. On réunit
+dans la même étude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples,
+qui étaient deux branches d'une même race, et qui parlaient deux idiomes
+issus d'une même langue, ont eu aussi les mêmes institutions et les mêmes
+principes de gouvernement et ont traversé une série de révolutions
+semblables.
+
+On s'attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et
+essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des
+sociétés modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès
+l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer
+sans cesse à nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer
+nos révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous
+ont légué nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque
+peine à les considérer comme des peuples étrangers; c'est presque toujours
+nous que nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne
+manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les
+regardons à travers les opinions et les faits de notre temps.
+
+Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L'idée que l'on
+s'est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour
+avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de
+les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberté chez
+les anciens, et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en
+péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l'une
+des grandes difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne,
+est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et
+romaine devant les yeux.
+
+Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les
+étudier sans songer à nous, comme s'ils nous étaient tout à fait
+étrangers, avec le même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous
+étudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie.
+
+Ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère
+absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble.
+Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer
+par quelles règles ces sociétés étaient régies, et l'on constatera
+aisément que les mêmes règles ne peuvent plus régir l'humanité.
+
+D'où vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne
+sont-elles plus les mêmes qu'autrefois? Les grands changements qui
+paraissent de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne peuvent
+être l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit
+doit être puissante, et cette cause doit résider dans l'homme. Si les lois
+de l'association humaine ne sont plus les mêmes que dans l'antiquité,
+c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de changé. Nous avons en effet
+une partie de notre être qui se modifie de siècle en siècle; c'est notre
+intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en
+progrès, et à cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au
+changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a
+vingt-cinq siècles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il
+se gouvernait.
+
+L'histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de
+l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intelligence
+humaine et l'état social d'un peuple. Regardez les institutions des
+anciens sans penser à leurs croyances, vous les trouvez obscures,
+bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des
+patrons et des clients, des eupatrides et des thètes, et d'où viennent les
+différences natives et ineffaçables que nous trouvons entre ces classes?
+Que signifient ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si
+contraires à la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de
+l'ancien droit privé: à Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre; à
+Athènes, à Rome, inégalité dans la succession entre le frère et la soeur?
+Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'_agnation_, par la
+_gens_? Pourquoi ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la
+politique? Qu'était-ce que ce patriotisme singulier qui effaçait
+quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette
+liberté dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des
+institutions qui s'éloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idée
+aujourd'hui, aient pu s'établir et régner longtemps? Quel est le principe
+supérieur qui leur a donné l'autorité sur l'esprit des hommes?
+
+Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances;
+les faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur explication se
+présentera d'elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de cette race,
+c'est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe l'idée
+qu'elle se faisait de l'être humain, de la vie, de la mort, de la seconde
+existence, du principe divin, on aperçoit un rapport intime entre ces
+opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui
+dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques.
+
+La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive
+a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et
+l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit
+de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir
+élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité,
+et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les
+institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la
+cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais
+avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le
+droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles.
+Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations
+sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence.
+
+Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus
+vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaître. Car les
+institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la
+Grèce et de Rome, ne sont que le développement de croyances et
+d'institutions antérieures; il en faut chercher les racines bien loin dans
+le passé. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus
+vieilles que Romulus et Homère. C'est dans une époque plus ancienne, dans
+une antiquité sans date, que les croyances se sont formées et que les
+institutions se sont ou établies ou préparées.
+
+Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de ce passé
+lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siècles
+avant notre ère? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si
+fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les
+Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siècles; nous le savons par les
+hymnes des Védas, qui sont assurément fort antiques, et par les lois de
+Manou, où l'on peut distinguer des passages qui sont d'une époque
+extrêmement reculée. Mais, où sont les hymnes des anciens Hellènes? Ils
+avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacrés;
+mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'à nous. Quel souvenir peut-
+il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte
+écrit?
+
+Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme
+peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est
+à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques
+antérieures. S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces
+différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui.
+
+Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron;
+ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des
+siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de
+l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes; ces légendes lui
+viennent d'un temps très-antique et elles portent témoignage de la manière
+de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue
+dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les
+pensées des vieux âges, s'est modelée sur elles, et elle en a gardé
+l'empreinte qu'elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d'un
+radical peut quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage;
+les idées se sont transformées et les souvenirs se sont évanouis; mais les
+mots sont restés, immuables témoins de croyances qui ont disparu. Le
+contemporain de Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les
+funérailles, dans la cérémonie du mariage; ces rites sont plus vieux que
+lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne répondent plus aux croyances
+qu'il a. Mais qu'on regarde de près les rites qu'il observe ou les
+formules qu'il récite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes
+croyaient quinze ou vingt siècles avant lui.
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+ANTIQUES CROYANCES.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+CROYANCES SUR L'ÂME ET SUR LA MORT.
+
+
+Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grèce et de Rome, on voit
+persister chez le vulgaire un ensemble de pensées et d'usages qui dataient
+assurément d'une époque très-éloignée et par lesquels nous pouvons
+apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature,
+sur son âme, sur le mystère de la mort.
+
+Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-européenne, dont les
+populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que
+cette race ait jamais pensé qu'après cette courte vie tout fût fini pour
+l'homme. Les plus anciennes générations, bien avant qu'il y eût des
+philosophes, ont cru à une seconde existence après celle-ci. Elles ont
+envisagé la mort, non comme une dissolution de l'être, mais comme un
+simple changement de vie.
+
+Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette seconde existence?
+Croyait-on que l'esprit immortel, une fois échappé d'un corps, allait en
+animer un autre? Non; la croyance à la métempsycose n'a jamais pu
+s'enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes; elle n'est
+pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les
+hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit
+montait vers le ciel, vers la région de la lumière? Pas davantage; la
+pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste, est d'une époque
+relativement assez récente en Occident, puisqu'on la voit exprimée pour la
+première fois par le poëte Phocylide; le séjour céleste ne fut jamais
+regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des
+bienfaiteurs de l'humanité. D'après les plus vieilles croyances des
+Italiens et des Grecs, ce n'était pas dans un monde étranger à celui-ci
+que l'âme allait passer sa seconde existence; elle restait tout près des
+hommes et continuait à vivre sous la terre. [1]
+
+On a même cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence
+l'âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne l'en séparait
+pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau.
+
+Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté des témoins
+authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont survécu
+de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont nés
+avec elles et peuvent nous les faire comprendre.
+
+Les rites de la sépulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un
+corps au sépulcre, on croyait en même temps y mettre quelque chose de
+vivant. Virgile, qui décrit toujours avec tant de précision et de scrupule
+les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles de Polydore
+par ces mots: « Nous enfermons l'âme dans le tombeau. » La même expression
+se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle répondît
+aux idées que ces écrivains se faisaient de l'âme, mais c'est que depuis
+un temps immémorial elle s'était perpétuée dans le langage, attestant
+d'antiques et vulgaires croyances. [2]
+
+C'était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre, d'appeler trois
+fois l'âme du mort par le nom qu'il avait porté. On lui souhaitait de
+vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On
+ajoutait: Que la terre te soit légère. [3] Tant on croyait que l'être
+allait continuer à vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le
+sentiment du bien-être et de la souffrance! On écrivait sur le tombeau que
+l'homme reposait là; expression qui a survécu à ces croyances et qui de
+siècle en siècle est arrivée jusqu'à nous. Nous l'employons encore, bien
+qu'assurément personne aujourd'hui ne pense qu'un être immortel repose
+dans un tombeau. Mais dans l'antiquité on croyait si fermement qu'un homme
+vivait là, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on
+supposait qu'il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On
+répandait du vin sur sa tombe pour étancher sa soif; on y plaçait des
+aliments pour apaiser sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves,
+dans la pensée que ces êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le
+tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie,
+les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmène sa belle
+captive; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et
+on lui donne Polyxène. [4]
+
+Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des
+anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et
+avait fui jusqu'en Colchide. Il était mort dans ce pays; mais tout mort
+qu'il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui
+prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son âme. Sans doute cette
+âme avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais
+attachée aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la
+Colchide. [5]
+
+De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que
+l'âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa
+seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût
+recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de
+demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle
+devait aimer après les agitations et le travail de cette vie; il lui
+fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais
+s'arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle
+avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle
+tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs
+moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de
+donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la
+croyance aux revenants. Toute l'antiquité a été persuadée que sans la
+sépulture l'âme était misérable, et que par la sépulture elle devenait à
+jamais heureuse. Ce n'était pas pour l'étalage de la douleur qu'on
+accomplissait la cérémonie funèbre, c'était pour le repos et le bonheur du
+mort. [6]
+
+Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fût mis en terre. Il
+fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules
+déterminées. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une
+âme qui est forcément errante, parce que son corps a été mis en terre sans
+que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula
+ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en
+résulta que son âme fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au
+jour où l'on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture
+suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on
+attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans
+eux les âmes étaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que
+par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même
+qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en
+possédaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'évoquer les
+âmes et de les faire sortir momentanément du sépulcre.
+
+On peut voir dans les écrivains anciens combien l'homme était tourmenté
+par la crainte qu'après sa mort les rites ne fussent pas observés à son
+égard. C'était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la
+mort que la privation de sépulture. C'est qu'il y allait du repos et du
+bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les
+Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer,
+avaient négligé d'enterrer les morts. Ces généraux, élèves des
+philosophes, distinguaient nettement l'âme du corps, et comme ils ne
+croyaient pas que le sort de l'une fût attaché au sort de l'autre, il leur
+semblait qu'il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la
+terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine
+formalité de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui,
+même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses
+généraux d'impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé
+Athènes; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d'âmes.
+Les parents des morts, pensant au long supplice que ces âmes allaient
+souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient
+réclamé vengeance.
+
+Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d'un
+châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi
+l'âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel.
+
+Il faut observer qu'il s'est établi chez les anciens une autre opinion sur
+le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi,
+mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes, loin de
+leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses
+étaient distribuées suivant la conduite que l'homme avait menée pendant la
+vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire,
+sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là: preuve certaine
+qu'à l'époque où ces rites s'établirent, on ne croyait pas encore au
+Tartare et aux champs Élysées. L'opinion première de ces antiques
+générations fut que l'être humain vivait dans le tombeau, que l'âme ne se
+séparait pas du corps et qu'elle restait fixée à cette partie du sol où
+les ossements étaient enterrés. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte à
+rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait à
+attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais
+qui est l'enfance de la notion de la vie future.
+
+L'être qui vivait sous la terre n'était pas assez dégagé de l'humanité
+pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l'année
+portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la
+description de cette cérémonie dont l'usage s'était conservé intact
+jusqu'à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées.
+Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes
+et de fleurs, qu'on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu'on y
+versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8]
+
+On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funèbre n'était
+qu'une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait,
+était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve,
+c'est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau;
+qu'un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au
+mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en étaient
+brûlées pour qu'aucun vivant n'en eût sa part; que l'on prononçait
+certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire;
+que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle
+pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un
+peu de lait, et quelques gâteaux dans des vases, et qu'il y avait grande
+impiété à ce qu'un vivant touchât à cette petite provision destinée aux
+besoins du mort. [9]
+
+Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. « Je verse sur la
+terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin;
+car c'est avec cela qu'on réjouit les morts. » [10] Chez les Grecs, en
+avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui était destiné à
+l'immolation de la victime et à la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau
+romain avait de même sa _culina_, espèce de cuisine d'un genre particulier
+et uniquement à l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'après la
+bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du
+combat, les Platéens s'étaient engagés à leur offrir chaque année le repas
+funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande
+procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous
+lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de
+l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments
+avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une formule
+par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette
+cérémonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le
+six-centième anniversaire. [13]
+
+Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages,
+faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire.
+« Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plaçons sur leur
+tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort à qui
+l'on n'offre rien, est condamné à une faim perpétuelle. » [14]
+
+Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et
+ridicules. Elles ont pourtant exercé l'empire sur l'homme pendant un grand
+nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes; nous verrons même
+bientôt qu'elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions
+domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.
+
+
+NOTES
+
+[1] _Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum_. Cicéron, _Tusc._,
+I, 16. Euripide, _Alceste_, 163; _Hécube_, passim.
+
+[2] Ovide, _Fastes_, V, 451. Pline, _Lettres_, VII, 27. Virgile, _En._,
+III, 67. La description de Virgile se rapporte à l'usage des cénotaphes;
+il était admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un
+parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les
+rites de la sépulture, et l'on croyait par là enfermer, à défaut du corps,
+l'âme dans le tombeau. Euripide, _Hélène_, 1061, 1240. Scholiast. _ad
+Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214.
+
+[3] _Iliade_, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463.
+Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43;
+_Fast._, IV, 852; _Métam._, X, 62. Juvénal, VII, 207. Martial, I, 89; V,
+35; IV, 30. Servius, _ad Aen._, II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite,
+_Agric._, 46.
+
+[4] Euripide, _Héc._, passim; _Alc._, 618; _Iphig._, 162. _Iliade_, XXIII,
+166. Virgile, _Én._, V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, _H. N._, VIII, 40.
+Suétone, _Caesar_, 84; Lucien, _De luctu_, 14.
+
+[5] Pindare, _Pythiq._, IV, 284, édit. Heyne; voir le Scholiaste.
+
+[6] _Odyssée_, XI, 72. Euripide, _Troad._, 1085. Hérodote, V, 92. Virgile,
+VI, 371, 379. Horace, _Odes_, I, 23. Ovide, _Fast._, V, 483. Pline,
+_Epist._, VII, 27. Suétone, _Calig._, 59. Servius, _ad Aen._, III, 68.
+
+[7] Plaute, _Mostellaria_.
+
+[8] Virgile, _Én._, III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, _Fast._, II, 535-542.
+
+[9] Hérodote, II, 40. Euripide, _Hécube_, 536. Pausanias, II, 10. Virgile,
+V, 98. Ovide, _Fast._, II, 566. Lucien, _Charon_.
+
+[10] Eschyle, _Choéph._, 476. Euripide, _Iphigénie_, 162.
+
+[11] Euripide, _Électre_, 513.
+
+[12] Festus, v. _Culina_.
+
+[13] Plutarque, _Aristide_, 21.
+
+[14] Lucien, _De luctu_.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LE CULTE DES MORTS
+
+
+Ces croyances donnèrent lieu de très-bonne heure à des règles de conduite.
+Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on conçut que
+c'était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce besoin. Le soin de
+porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au caprice ou aux
+sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'établit toute
+une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure,
+mais dont les rites ont duré jusqu'au triomphe du christianisme.
+
+Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les
+épithètes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les
+appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la
+vénération que l'homme peut avoir pour la divinité qu'il aime ou qu'il
+redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu. [1]
+
+Cette sorte d'apothéose n'était pas le privilège des grands hommes; on ne
+faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit: « Nos ancêtres
+ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie, fussent comptés au
+nombre des dieux. » Il n'était même pas nécessaire d'avoir été un homme
+vertueux; le méchant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien;
+seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais
+penchants qu'il avait eus dans la première. [2]
+
+Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans
+Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort: « O toi qui es un dieu sous
+la terre. » Euripide dit en parlant d'Alceste: « Près de son tombeau le
+passant s'arrêtera et dira: Celle-ci est maintenant une divinité
+bienheureuse. » [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes.
+« Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron; ce sont des
+hommes qui ont quitté la vie; tenez-les pour des êtres divins. » [4]
+
+Les tombeaux étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils
+l'inscription sacramentelle _Dis Manibus_, et en grec _theois chthoniois_.
+C'était là que le dieu vivait enseveli, _manesque sepulti_, dit Virgile.
+Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant
+les temples des dieux. [5]
+
+On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les Latins, chez les
+Sabins, [6] chez les Étrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de
+l'Inde. Les hymnes du Rig-Véda en font mention. Le livre des lois de Manou
+parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Déjà l'on
+voit dans ce livre que l'idée de la métempsycose a passé par-dessus cette
+vieille croyance; déjà même auparavant, la religion de Brahma s'était
+établie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la
+métempsycose, la religion des âmes des ancêtres subsiste encore, vivante
+et indestructible, et elle force le rédacteur des Lois de Manou à tenir
+compte d'elle et à admettre encore ses prescriptions dans le livre sacré.
+Ce n'est pas la moindre singularité de ce livre si bizarre, que d'avoir
+conservé les règles relatives à ces antiques croyances, tandis qu'il est
+évidemment rédigé à une époque où des croyances tout opposées avaient pris
+le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les
+croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour
+que les pratiques extérieures et les lois se modifient. Aujourd'hui même,
+après tant de siècles et de révolutions, les Hindous continuent à faire
+aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y
+a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi ce qu'il y a
+eu de plus persistant.
+
+Ce culte était le même dans l'Inde qu'en Grèce et en Italie. Le Hindou
+devait procurer aux mânes le repas qu'on appelait _sraddha_. « Que le
+maître de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des
+fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des mânes. » Le Hindou
+croyait qu'au moment où il offrait ce repas funèbre, les mânes des
+ancêtres venaient s'asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui
+leur était offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une
+grande jouissance: « Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les
+ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction
+inaltérable. » [7]
+
+Ainsi les Aryas de l'Orient, à l'origine, ont pensé comme ceux de
+l'Occident relativement au mystère dé la destinée après la mort. Avant de
+croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de
+l'âme et du corps, ils ont cru à l'existence vague et indécise de l'être
+humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une
+nourriture et des offrandes.
+
+Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui
+jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à
+leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement
+portées par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un
+mort, l'âme de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une âme
+errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les mânes étaient
+vraiment des dieux, ce n'était qu'autant que les vivants les honoraient
+d'un culte.
+
+Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l'on
+cessait d'offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les morts sortaient
+de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit
+silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie; ils
+cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le
+sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au
+jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l'offrande de
+la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur
+rendaient le repos et les attributs divins. L'homme était alors en paix
+avec eux. [8]
+
+Si le mort qu'on négligeait était un être malfaisant, celui qu'on honorait
+était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture.
+Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines; il
+y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu'il était, il savait être fort
+et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs.
+Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arrêtait, et l'on disait: « Dieu
+souterrain, sois-moi propice. » [9]
+
+On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par
+cette prière qu'Électre adresse aux mânes de son père: « Prends pitié de
+moi et de mon frère Oreste; fais-le revenir en cette contrée; entends ma
+prière, ò mon père; exauce mes voeux en recevant mes libations. » Ces
+dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels; car Électre
+ajoute: « Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mère et des mains
+plus pures. » [10] Ainsi le Hindou demande aux mânes « que dans sa famille
+le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup à
+donner ».
+
+Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs
+appelaient des _démons_ ou des _héros_. [11] Les Latins leur donnaient le
+nom de _Lares, Mânes, Génies_. « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les
+Mânes, lorsqu'ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et
+ils les appelaient Lares lorsqu'ils étaient bienveillants et propices. »
+[12] On lit ailleurs: « Génie et Lare, c'est le même être; ainsi l'ont cru
+nos ancêtres. » [13] Et dans Cicéron: « Ceux que les Grecs nomment démons,
+nous les appelons Lares. » [14]
+
+Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu'il y ait eu dans
+cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme
+adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prières. Il semble
+que le sentiment religieux ait commencé par là. C'est peut-être à la vue
+de la mort que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et
+qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier
+mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa
+pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au
+divin.
+
+NOTES
+
+[1] Eschyle, _Choéph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, _Solon_,
+21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80.
+
+[2] Cicéron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cité de Dieu_, IX, 11;
+VIII, 26.
+
+[3] Euripide, _Alceste_, 1003, 1015.
+
+[4] Cicéron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cité de
+Dieu_, VIII, 26.
+
+[5] Virgile, _Én._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._,
+14. Euripide, _Troy._, 96; _Électre_, 513. Suétone, _Néron_, 50.
+
+[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74.
+
+[7] _Lois de Manou_, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.
+
+[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie
+par un songe que les mânes d'Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte
+d'envoyer des aliments sur son tombeau.
+
+[9] Euripide, _Alceste_, 1004 (1016). « On croit que si nous n'avons
+aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous
+font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les
+rendons propices par nos offrandes. » Porphyre, _De abstin._, II, 37. Voy.
+Horace, _Odes_, II, 23; Platon, _Lois_, IX, p. 926, 927.
+
+[10] Eschyle, _Choéph._, 122-135.
+
+[11] Le sens primitif de ce dernier mot paraît avoir été celui d'homme
+mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs,
+l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, _Corp. inscript._, nos
+1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.--Ph. Lebas, _Monum. de Morée_,
+p. 205. Voy. Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au
+mort le nom de _daimou_, Euripide, _Alcest._, 1140 et Schol.; Eschyle,
+_Pers._, 620. Pausanias, VI, 6.
+
+[12] Servius, _ad Aen._, III, 63.
+
+[13] Censorinus, 3.
+
+[14] Cicéron, _Timée_, 11. Denys d'Halic. traduit _Lar familiaris_ par
+[Grec: o chat oichian haeroz] (_Antiq. rom._, IV, 2).
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LE FEU SACRÉ.
+
+
+La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il
+devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés. [1]
+C'était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d'entretenir
+le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s'éteindre! Chaque
+soir on couvrait les charbons de cendre pour les empêcher de se consumer
+entièrement; au réveil le premier soin était de raviver ce feu et de
+l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur
+l'autel que lorsque la famille avait péri tout entière; foyer éteint,
+famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens. [2]
+
+Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel
+se rapportait à une antique croyance. Les règles et les rites que l'on
+observait à cet égard, montrent que ce n'était pas là une coutume
+insignifiante. Il n'était pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte
+de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les espèces qui
+pouvaient être employées à cet usage et celles dont il y avait impiété à
+se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours
+pur; [4] ce qui signifiait, au sens littéral, qu'aucun objet sale ne
+devait être jeté dans ce feu, et au sens figuré, qu'aucune action coupable
+ne devait être commise en sa présence. Il y avait un jour de l'année, qui
+était chez les Romains le 1er mars, où chaque famille devait éteindre son
+feu sacré et en rallumer un autre aussitôt. [5] Mais pour se procurer le
+feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer.
+On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper
+avec le fer. Les seuls procédés qui fussent permis, étaient de concentrer
+sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux
+morceaux de bois d'une espèce déterminée et d'en faire sortir l'étincelle.
+[6] Ces différentes règles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens,
+il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un élément
+utile et agréable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brûlait
+sur leurs autels.
+
+Ce feu était quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un
+véritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir
+être agréable à un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des
+victimes. On réclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui
+adressait de ferventes prières pour obtenir de lui ces éternels objets des
+désirs humains, santé, richesse, bonheur. Une de ces prières qui nous a
+été conservée dans le recueil des hymnes orphiques, est conçue ainsi:
+« Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, ô foyer; ô toi qui es
+éternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, reçois
+de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la santé
+qui est si douce. » [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant
+qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses
+dons, un dieu fort qui protégeait la maison et la famille. En présence
+d'un danger on cherchait un refuge auprès de lui. Quand le palais de Priam
+est envahi, Hécube entraîne le vieux roi près du foyer: « Tes armes ne
+sauraient te défendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protégera tous. »
+[8]
+
+Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son époux. Elle
+s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: « O divinité,
+maîtresse de cette maison, c'est la dernière fois que je m'incline devant
+toi, et que je t'adresse mes prières; car je vais descendre où sont les
+morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mère; donne à mon fils
+une tendre épouse, à ma fille un noble époux. Fais qu'ils ne meurent pas
+comme moi avant l'âge, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une
+longue existence. » [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait à son foyer
+et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait grâces. Le
+soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait échapper
+aux périls. Eschyle nous représente Agamemnon revenant de Troie, heureux,
+couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa
+reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de grâces au foyer qui est
+dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une
+prière au foyer; à son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses
+enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11]
+
+Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était
+fort simple. La première règle était qu'il y eût toujours sur l'autel
+quelques charbons ardents; car si le feu s'éteignait, c'était un dieu qui
+cessait d'être. A certains moments de la journée, on posait sur le foyer
+des herbes sèches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme
+éclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice
+était d'entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer
+le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le
+bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brûlant de
+la Grèce, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces
+offrandes, les dévorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel
+et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'était le moment de
+l'invoquer; l'hymne de la prière sortait du coeur de l'homme.
+
+Le repas était l'acte religieux par excellence. Le dieu y présidait.
+C'était lui qui avait cuit le pain et préparé les aliments; [12] aussi lui
+devait-on une prière au commencement et à la fin du repas. Avant de
+manger, on déposait sur l'autel les prémices de la nourriture; avant de
+boire, on répandait la libation de vin. C'était la part du dieu. Nul ne
+doutait qu'il ne fût présent, qu'il ne mangeât et ne bût; et, de fait, ne
+voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fût nourrie des mets
+offerts? Ainsi le repas était partagé entre l'homme et le dieu: c'était
+une cérémonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble.
+[13] Vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits, mais qui
+laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de
+langage, dont l'incrédule même ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide,
+Pétrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la
+prière. [14]
+
+Ce culte du feu sacré n'appartenait pas exclusivement aux populations de
+la Grèce et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans
+la rédaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma
+complètement établie et penchant même vers son déclin; mais elles ont
+gardé des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du
+foyer, que le culte de Brahma avait reléguée au second rang, mais n'avait
+pas pu détruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et
+nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais,
+comme chez les Grecs, ce ne peut être que le bois de certains arbres
+indiqués par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le
+vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentée qu'il appelle _soma_. Le
+repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont décrits
+scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prières au foyer,
+comme en Grèce; on lui offre les prémices du repas, le riz, le beurre, le
+miel. Il est dit: « Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle
+récolte avant d'en avoir offert les prémices au foyer. Car le feu sacré
+est avide de grain, et quand il n'est pas honoré, il dévore l'existence du
+brahmane négligent. » Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se
+figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais
+même de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait forcé d'assouvir leur
+faim et leur soif, s'il voulait éviter leur colère.
+
+Chez les Hindous cette divinité du feu est souvent appelée _Agni_. Le Rig-
+Véda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressées. Il est dit
+dans l'un d'eux: « O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de
+l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au père de famille qui
+t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un défenseur prudent
+et un père; à toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. » Ainsi le
+dieu du foyer est, comme en Grèce, une puissance tutélaire. L'homme lui
+demande l'abondance: « Fais que la terre soit toujours libérale pour nous.
+» Il lui demande la santé: « Que je jouisse longtemps de la lumière, et
+que j'arrive à la vieillesse comme le soleil à son couchant. » Il lui
+demande même la sagesse: « O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme
+qui s'égarait dans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nous
+avons marché loin de toi, pardonne-nous. » Ce feu du foyer était, comme en
+Grèce, essentiellement pur; il était sévèrement interdit au brahmane d'y
+jeter rien de sale, et même de s'y chauffer les pieds. Comme en Grèce,
+l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'être
+purifié de sa souillure.
+
+C'est une grande preuve de l'antiquité de ces croyances et de ces
+pratiques que de les trouver à la fois chez les hommes des bords de ma
+Méditerranée et chez ceux de la presqu'île indienne. Assurément les Grecs
+n'ont pas emprunté cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs.
+Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient à une même race;
+leurs ancêtres, à une époque fort reculée, avaient vécu ensemble dans
+l'Asie centrale. C'est là qu'ils avaient conçu d'abord ces croyances et
+établi ces rites. La religion du feu sacré date donc de l'époque lointaine
+et mystérieuse où il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous,
+et où il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'étaient séparées les
+unes des autres, elles avaient transporté ce culte avec elles, les unes
+sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Méditerranée. Plus
+tard, parmi ces tribus séparées et qui n'avaient plus de relations entre
+elles, les unes ont adoré Brahma, les autres Zeus, les autres Janus;
+chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conservé comme un legs
+antique la religion première qu'ils avaient conçue et pratiquée au berceau
+commun de leur race.
+
+Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-européens n'en
+démontrait pas suffisamment la haute antiquité, on en trouverait d'autres
+preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les
+sacrifices, même dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athéné,
+c'était toujours au foyer qu'on adressait la première invocation. [15]
+Toute prière à un dieu, quel qu'il fût, devait commencer et finir par une
+prière au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grèce
+assemblée était pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De même à Rome la
+première adoration était toujours pour Vesta, qui n'était autre que le
+foyer; [18] Ovide dit de cette divinité qu'elle occupe la première place
+dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons
+dans les hymnes du Rig-Véda: « Avant tous les autres dieux il faut
+invoquer Agni. Nous prononcerons son nom vénérable avant celui de tous les
+autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par
+notre sacrifice, toujours à toi s'adresse l'holocauste. » Il est donc
+certain qu'à Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le
+feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter
+et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la
+religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer était de
+beaucoup antérieur à ces dieux-là. Il avait pris, depuis nombre de
+siècles, la première place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et
+plus grands n'avaient pas pu l'en déposséder.
+
+Les symboles de cette religion se modifièrent suivant les âges. Quand les
+populations de la Grèce et de l'Italie prirent l'habitude de se
+représenter leurs dieux comme des personnes et de donner à chacun d'eux un
+nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi
+commune que l'intelligence humaine, dans cette période, imposait à toute
+religion. L'autel du feu sacré fut personnifié; on l'appela [Grec:
+hestia], Vesta; le nom fut le même en latin et en grec, et ne fut pas
+d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive
+désignait un autel. Par un procédé assez ordinaire, du nom commun on avait
+fait un nom propre. Une légende se forma peu à peu. On se figura cette
+divinité sous les traits d'une femme, parce que le mot qui désignait
+l'autel était du genre féminin. On alla même jusqu'à représenter cette
+déesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la
+croyance primitive d'après laquelle cette divinité était simplement le feu
+de l'autel; et Ovide lui-même était forcé de convenir que Vesta n'était
+pas autre chose qu'une « flamme vivante ». [19]
+
+Si nous rapprochons ce culte du feu sacré du culte des morts, dont nous
+parlions tout à l'heure, une relation étroite nous apparaît entre eux.
+
+Remarquons d'abord que ce feu qui était entretenu sur le foyer n'est pas,
+dans la pensée des hommes, le feu de la nature matérielle. Ce qu'on voit
+en lui, ce n'est pas l'élément purement physique qui échauffe ou qui
+brûle, qui transforme les corps, fond les métaux et se fait le puissant
+instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre
+nature. C'est un feu pur, qui ne peut être produit qu'à l'aide de certains
+rites et n'est entretenu qu'avec certaines espèces de bois. C'est un feu
+chaste; l'union des sexes doit être écartée loin de sa présence. [20] On
+ne lui demande pas seulement la richesse et la santé; on le prie aussi
+pour en obtenir la pureté du coeur, la tempérance, la sagesse. « Rends-
+nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages
+et chastes. » Le feu du foyer est donc une sorte d'être moral. Il est vrai
+qu'il brille, qu'il réchauffe, qu'il cuit l'aliment sacré; mais en même
+temps il a une pensée, une conscience; il conçoit des devoirs et veille à
+ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la
+double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure
+l'abondance, il prépare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a
+des sentiments et des affections, il donne à l'homme la pureté, il
+commande le beau et le bien, il nourrit l'âme. On peut dire qu'il
+entretient la vie humaine dans la double série de ses manifestations. Il
+est à la fois la source de la richesse, de la santé, de la vertu. C'est
+vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a
+été relégué au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est
+resté ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible à l'homme; il a
+été son intermédiaire auprès des dieux de la nature physique; il s'est
+chargé de porter au ciel la prière et l'offrande de l'homme et d'apporter
+à l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe
+du feu sacré la grande Vesta, Vesta fut la déesse vierge; elle ne
+représenta dans le monde ni la fécondité ni la puissance; elle fut
+l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathématique, la loi
+impérieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on aperçut de bonne heure
+entre les phénomènes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se
+la figura comme une sorte d'âme universelle qui réglait les mouvements
+divers des mondes, comme l'âme humaine mettait la règle parmi nos organes.
+
+Ainsi la pensée des générations primitives se laisse entrevoir. Le
+principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans
+ce petit monde mystérieux qui est l'homme.
+
+Ceci nous ramène au culte des morts. Tous les deux sont de la même
+antiquité. Ils étaient associés si étroitement que la croyance des anciens
+n'en faisait qu'une religion. Foyer, Démons, Héros, dieux Lares, tout cela
+était confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columèle
+que dans le langage ordinaire on disait indifféremment foyer ou Lare
+domestique, et l'on voit encore par Cicéron que l'on ne distinguait pas le
+foyer des Pénates, ni les Pénates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans
+Servius: « Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi
+Virgile a-t-il pu mettre indifféremment, tantôt foyer pour Pénates, tantôt
+Pénates pour foyer. » [23] Dans un passage fameux de l'Énéide, Hector dit
+à Énée qu'il va lui remettre les Pénates troyens, et c'est le feu du foyer
+qu'il lui remet. Dans un autre passage, Énée invoquant ces mêmes dieux les
+appelle à la fois Pénates, Lares et Vesta. [24]
+
+Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou
+Héros, n'étaient autres que les âmes des morts auxquelles l'homme
+attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces
+morts sacrés était toujours attaché au foyer. En adorant l'un, on ne
+pouvait pas oublier l'autre. Ils étaient associés dans le respect des
+hommes et dans leurs prières. Les descendants, quand ils parlaient du
+foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancêtre: « Quitte cette place,
+dit Oreste à sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pélops pour
+entendre mes paroles. » [25] De même, Énée, parlant du foyer qu'il
+transporte à travers les mers, le désigne par le nom de Lare d'Assaracus,
+comme s'il voyait dans ce foyer l'âme de son ancêtre.
+
+Le grammairien Servius, qui était fort instruit des antiquités grecques et
+romaines (on les étudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de
+Cicéron), dit que c'était un usage très-ancien d'ensevelir les morts dans
+les maisons, et il ajoute: « Par suite de cet usage, c'est aussi dans les
+maisons qu'on honore les Lares et les Pénates. » [26] Cette phrase établit
+nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On
+peut donc penser que le foyer domestique n'a été à l'origine que le
+symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancêtre
+reposait, que le feu y était allumé pour l'honorer, et que ce feu semblait
+entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante.
+
+Ce n'est là qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui
+est certain, c'est que les plus anciennes générations, dans la race d'où
+sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du
+foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature
+physique, mais dans l'homme lui-même et qui avait pour objet d'adoration
+l'être invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et
+qui gouverne notre corps.
+
+Cette religion ne fut pas toujours également puissante, sur l'âme; elle
+s'affaiblit peu à peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des
+premiers âges de la race aryenne, elle s'enfonça si profondément dans les
+entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne
+suffit pas à la déraciner et qu'il fallut le christianisme.
+
+Nous verrons bientôt quelle action puissante cette religion a exercée sur
+les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a été conçue et
+établie dans cette époque lointaine où cette race cherchait ses
+institutions, et elle a déterminé la voie dans laquelle les peuples ont
+marché depuis.
+
+
+NOTES
+
+[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, _bomoz, eschara,
+hestia_; ce dernier finit par prévaloir dans l'usage et fut le mot dont on
+désigna ensuite la déesse Vesta. Les Latins appelaient le même autel _ara_
+ou _focus_.
+
+[2] _Hymnes homér._, XXIX. _Hymnes orph._, LXXXIV. Hésiode, _Opera_, 732.
+Eschyle, _Agam._, 1056. Euripide, _Hercul. fur._, 503, 599. Thucydide, I,
+136. Aristophane, _Plut._, 795. Caton, _De re rust._, 143. Cicéron, _Pro
+Domo_, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, _Epod._, II, 43. Ovide, _A. A._, I,
+637. Virgile, II, 512.
+
+[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. _Felicis_. Plutarque, _Numa_, 9.
+
+[4] Euripide, _Hercul. fur._, 715. Caton, _De re rust._, 143. Ovide,
+_Fast._, III, 698.
+
+[5] Macrobe, _Saturn._, I, 12.
+
+[6] Ovide, _Fast_., III:, 148. Festus, v. _Felicis_. Julien, _Oraison à la
+louange du soleil_.
+
+[7] _Hymnes orph._, 84. Plante, _Captiv._, II, 2. Tibulle, I, 9, 74.
+Ovide, _A. A._, I, 637. Pline, _H. N._, XVIII, 8.
+
+[8] Virgile, _En._, II, 523. Horace, _Épit._, I, 5. Ovide, _Trist._, IV,
+8, 22.
+
+[9] Euripide, _Alceste_, 162-168.
+
+[10] Eschyle, _Agam._, 1015.
+
+[11] Caton, _De re rust._, 2. Euripide, _Hercul. fur._, 523.
+
+[12] Ovide. _Fast._, VI, 315.
+
+[13] Plutarque, _Quest. rom._, 64; _Comm. sur Hésiode_, 44. _Hymnes
+homér._, 29.
+
+[14] Horace, _Sat._ II, 6, 66. Ovide, _Fast_., II, 631. Pétrone, 60.
+
+[15] Porphyre, _De Abstin. _, II, p. 106; Plutarq., _De frigido_.
+
+[16] _Hymnes hom._, 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, _Cratyle,_ 18.
+_Hesychius,_ _hestias_. Diodore, VI, 2. Aristophane, _Oiseaux,_ 865.
+
+[17] Pausanias, V, 14.
+
+[18] Cicéron, _De nat. Deor._, II, 27. Ovide, _Fast._, VI, 304.
+
+[19] Ovide, _Fast._, VI, 291.
+
+[20] Hésiode, _Opéra_, 731. Plutarque, _Comm. sur Hés._, frag. 43.
+
+[21] Tibulle, II, 2. Horace, _Odes_, IV, 11. Ovide, _Trist._, III, 13; V,
+5. Les Grecs donnaient à leurs dieux domestiques ou héros l'épithète de
+_ephestioi_ ou _hestioeuchoi_.
+
+[22] Plaute, _Aulul._, II, 7, 16: _In foco nostro Lari._ Columèle, XI, 1,
+19: _Larem focumque familiarem_. Cicéron, _Pro domo_, 41; _Pro Quintio_,
+27, 28.
+
+[23] Servius, _in Aen._, III, 134.
+
+[24] Virgile, IX, 259; V, 744.
+
+[25] Euripide, _Oreste_, 1140-1142.
+
+[26] Servius, _in Aen._, V, 84; VI, 152. Voy. Platon, _Minos_, p. 315.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+LA RELIGION DOMESTIQUE.
+
+
+Il ne faut pas se représenter cette antique religion comme celles qui ont
+été fondées plus tard dans l'humanité plus avancée. Depuis un assez grand
+nombre de siècles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse
+qu'à deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique;
+l'autre est qu'elle s'adresse à tous les hommes et soit accessible à tous,
+sans repousser systématiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette
+religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions.
+Non seulement elle n'offrait pas à l'adoration des hommes un dieu unique;
+mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes.
+Ils ne se présentaient pas comme étant les dieux du genre humain. Ils ne
+ressemblaient même, pas à Brahma qui était au moins le dieu de toute une
+grande caste, ni à Zeus Panhellénien qui était celui de toute une nation.
+Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait être adoré que par
+une famille. La religion était purement domestique.
+
+Il faut éclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela
+la relation très-étroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la
+constitution de la famille grecque et romaine.
+
+Le culte des morts ne ressemblait en aucune manière à celui que les
+chrétiens ont pour les saints. Une des premières règles de ce culte était
+qu'il ne pouvait être rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui
+appartenaient par le sang. Les funérailles ne pouvaient être
+religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas
+funèbre qui se renouvelait ensuite à des époques déterminées, la famille
+seule avait le droit d'y assister, et tout étranger en était sévèrement
+exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main
+des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La présence d'un
+homme qui n'était pas de la famille troublait le repos des mânes. Aussi la
+loi interdisait-elle à l'étranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du
+pied, même par mégarde, une sépulture, était un acte impie, pour lequel il
+fallait apaiser le mort et se purifier soi-même. Le mot par lequel les
+anciens désignaient le culte des morts est significatif; les Grecs
+disaient _patriazein_, les Latins disaient _parentare_. C'est que la
+prière et l'offrande n'étaient adressées par chacun qu'à ses pères. Le
+culte des morts était uniquement le culte des ancêtres. [3] Lucien, tout
+en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand
+il dit: « Le mort qui n'a pas laissé de fils ne reçoit pas d'offrandes, et
+il est exposé à une faim perpétuelle. » [4]
+
+Dans l'Inde comme en Grèce, l'offrande ne pouvait être faite à un mort que
+par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi
+athénienne, défendait d'admettre un étranger, fût-ce un ami, au repas
+funèbre. Il était si nécessaire que ces repas fussent offerts par les
+descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les
+mânes, dans leur séjour, prononçaient souvent ce voeu: « Puisse-t-il
+naître successivement de notre lignée des fils qui nous offrent dans toute
+la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre
+clarifié. » [5]
+
+Il suivait de là qu'en Grèce et à Rome, comme dans l'Inde, le fils avait
+le devoir de faire les libations et les sacrifices aux mânes de son père
+et de tous ses aïeux. Manquer à ce devoir était l'impiété la plus grave
+qu'on pût commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait déchoir
+les morts et anéantissait leur bonheur. Cette négligence n'était pas moins
+qu'un véritable parricide multiplié autant de fois qu'il y avait
+d'ancêtres dans la famille.
+
+Si, au contraire, les sacrifices étaient toujours accomplis suivant les
+rites, si les aliments étaient portés sur le tombeau aux jours fixés,
+alors l'ancêtre devenait un dieu protecteur. Hostile à tous ceux qui ne
+descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de
+maladie s'ils approchaient, pour les siens il était bon et secourable.
+
+Il y avait un échange perpétuel de bons offices entre les vivants et les
+morts de chaque famille. L'ancêtre recevait de ses descendants la série
+des repas funèbres, c'est-à-dire les seules jouissances qu'il pût avoir
+dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancêtre l'aide et la
+force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer
+du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s'établissait entre
+toutes les générations d'une même famille et en faisait un corps
+éternellement inséparable.
+
+Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l'un après
+l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la
+maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en
+entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs
+pères, et chaque fois leur adressassent une invocation ». [6] Ainsi
+l'ancêtre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours présent,
+il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui
+immortel, lui heureux, lui divin, il s'intéressait à ce qu'il avait laissé
+de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la
+faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon
+l'expression antique, ne s'était pas encore acquitté de l'existence,
+celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis; c'étaient ses pères.
+Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse; dans le
+chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien,
+après une faute son pardon.
+
+Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd'hui à comprendre que
+l'homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l'homme un dieu nous
+semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile
+de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eût été à eux
+d'imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idée
+de la création; dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que
+le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur
+paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce
+sentiment ait été bien naturel et bien puissant, car il apparaît, comme
+principe d'une religion à l'origine de presque toutes les sociétés
+humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Gètes et
+les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau-
+Monde. [7]
+
+Le feu sacré, qui était associé si étroitement au culte des morts, avait
+aussi pour caractère essentiel d'appartenir en propre à chaque famille. Il
+représentait les ancêtres; [8] il était la providence d'une famille, et
+n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui était une
+autre providence. Chaque foyer protégeait les siens et repoussait
+l'étranger.
+
+Toute cette religion était renfermée dans l'enceinte de chaque maison. Le
+culte n'en était pas public. Toutes les cérémonies, au contraire, en
+étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille seule,
+elles étaient cachées à l'étranger. [9] Le foyer n'était jamais placé ni
+hors de la maison ni même près de la porte extérieure, où on l'aurait trop
+bien vu. Les Grecs le plaçaient toujours dans une enceinte [10] qui le
+protégeait contre le contact et même le regard des profanes. Les Romains
+le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares,
+Mânes, on les appelait les dieux cachés ou les dieux de l'intérieur. [11]
+Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une
+cérémonie fût aperçue par un étranger, elle était troublée, souillée,
+funestée par ce seul regard.
+
+Pour cette religion domestique, il n'y avait ni règles uniformes, ni
+rituel commun. Chaque famille avait l'indépendance la plus complète. Nulle
+puissance extérieure n'avait le droit de régler son culte ou sa croyance.
+Il n'y avait pas d'autre prêtre que le père; comme prêtre, il ne
+connaissait aucune hiérarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athènes
+pouvait bien s'assurer que le père de famille accomplissait tous ses rites
+religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre
+modification. _Suo quisque ritu sacrificia faciat_, telle était la règle
+absolue. [13] Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres,
+ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes. [14] Le
+père, seul interprète et seul pontife de sa religion, avait seul le
+pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'à son fils. Les
+rites, les termes de la prière, les chants, qui faisaient partie
+essentielle de cette religion domestique, étaient un patrimoine, une
+propriété sacrée, que la famille ne partageait avec personne et qu'il
+était même interdit de révéler aux étrangers. Il en était ainsi dans
+l'Inde: « Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que
+je tiens de ma famille et que mon père m'a transmis. » [15]
+
+Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison,
+chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protégeait qu'une famille et
+n'était dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer
+qu'une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par
+l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait été
+enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans
+l'esprit humain; son berceau a été la famille; chaque famille s'est fait
+ses dieux.
+
+Cette religion ne pouvait se propager que par la génération. Le père, en
+donnant la vie à son fils, lui donnait en même temps sa croyance, son
+culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funèbre, de
+prononcer les formules de prière. La génération établissait un lien
+mystérieux entre l'enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la
+famille. Ces dieux étaient sa famille même, [Grec: theoi engeneis];
+c'était son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en
+naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme
+aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinisé lui-même, il devait être
+compté à son tour parmi ces dieux de la famille.
+
+Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne
+se propageait que de mâle en mâle. Cela tenait sans nul doute à l'idée que
+les hommes se faisaient de la génération [17]. La croyance des âges
+primitifs, telle qu'on la trouve dans les Védas et qu'on en voit des
+vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir
+reproducteur résidait exclusivement dans le père. Le père seul possédait
+le principe mystérieux de l'être et transmettait l'étincelle de vie. Il
+est résulté de cette vieille opinion qu'il fut de règle que le culte
+domestique passât toujours de mâle en mâle, que la femme n'y participât
+que par l'intermédiaire de son père ou de son mari, et enfin qu'après la
+mort la femme n'eût pas la même part que l'homme au culte et aux
+cérémonies du repas funèbre. Il en est résulté encore d'autres
+conséquences très-graves dans le droit privé et dans la constitution de la
+famille; nous les verrons plus loin.
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _De legib._, II, 26. Varron, _L. L._, VI, 13: _Ferunt epulas
+ad sepulcrum quibus jus ibi parentare._ Gaius, II, 5, 6: _Si modo mortui
+funits ad nos pertineat._ Plutarque, _Solon_.
+
+[2] _Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum_. Cicéron,
+_De legib._, II, 26. Plutarque, _Solon_, 21. Démosthènes, _in Timocr_.
+Isée, I.
+
+[3] Du moins à l'origine; car ensuite les cités ont eu leurs héros
+topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.
+
+[4] Lucien, _De luctu_.
+
+[5] _Lois de Manou_, III, 138; III, 274.
+
+[6] Euripide, _Hélène_, 1163-1168.
+
+[7] Chez les Étrusques et les Romains il était d'usage que chaque famille
+religieuse gardât les images de ses ancêtres rangées autour de l'atrium.
+Ces images étaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?
+
+[8] [Grec: Hestia patroa], _focus patrius_. De même dans les Védas Agui
+est encore invoque quelquefois comme dieu domestique.
+
+[9] Isée, VIII, 17, 18.
+
+[10] Cette enceinte était appelée _herchos_.
+
+[11] [Grec: Theoi mychioi], _dii Pénates_.
+
+[12] Cicéron, _De arusp. resp._, 17.
+
+[13] Varron, _De ling. lat._, VII, 88.
+
+[14] Hésiode, _Opera_, 753. Macrobe, _Sat._, I, 10. Cic., _De legib._, II,
+11.
+
+[15] _Rig-Véda_, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent
+souvent les rites particuliers à chaque famille: VIII, 3; IX, 7.
+
+[16] Sophocle, _Antig._, 199; _Ibid._, 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi]
+dans Aristophane, _Guêpes_, 388; Eschyle, _Pers._, 404; Sophocle,
+_Électre_, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, _Lois_, V, p. 729; _Di
+Generis_, Ovide, _Fast._, II.
+
+[17] Les Védas appellent le feu sacré la cause de la postérité masculine.
+Voy. le _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 139.
+
+
+
+
+LIVRE II.
+
+LA FAMILLE.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.
+
+
+Si nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes
+générations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour
+de cet autel la famille assemblée. Elle se réunit chaque matin pour
+adresser au foyer ses premières prières, chaque soir pour l'invoquer une
+dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès de
+lui pour le repas qu'elle se partage pieusement après la prière et la
+libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes
+que ses pères lui ont légués.
+
+Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau.
+C'est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs
+générations d'ancêtres; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés
+dans cette seconde existence, et continuent à former une famille
+indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la
+famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison
+du tombeau. A certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa
+religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils
+leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent
+les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d'une victime.
+En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection; ils les
+appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la
+maison prospère, les coeurs vertueux.
+
+Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la génération. Ce
+qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le
+frère, c'est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complètement
+d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des
+lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.
+
+Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le
+droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il
+peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le père peut
+chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession,
+c'est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des
+idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction
+flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection
+naturelle. [2]
+
+Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la
+naissance ni l'affection n'étaient le fondement de la famille romaine, ont
+cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou
+maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale.
+Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formée, à moins que ce ne
+soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les
+enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force à
+l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorité
+paternelle ou maritale, loin d'avoir été une cause première, a été elle-
+même un effet; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle.
+Elle n'est donc pas le principe qui a constitué la famille.
+
+Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus
+puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est
+la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un
+corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une
+association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi
+verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptée qu'autant
+que la cérémonie sacrée du mariage l'aura initiée au culte; que le fils
+n'y comptera plus, s'il a renoncé au culte ou s'il a été émancipé; que
+l'adopté y sera, au contraire, un véritable fils, parce que, s'il n'a pas
+le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte;
+que le légataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura
+pas la succession; qu'enfin la parenté et le droit à l'héritage seront
+réglés, non d'après la naissance, mais d'après les droits de participation
+au culte tels que la religion les a établis. Ce n'est sans doute pas la
+religion qui a créé la famille, mais c'est elle assurément qui lui a donné
+ses règles, et de là est venu que la famille antique a eu une constitution
+si différente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels
+avaient été seuls à la fonder.
+
+L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une
+famille; on disait _epistion_, mot qui signifie littéralement _ce qui est
+auprès d'un foyer_. Une famille était un groupe de personnes auxquelles la
+religion permettait d'invoquer le même foyer et d'offrir le repas funèbre
+aux mêmes ancêtres.
+
+
+NOTES
+
+[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il
+n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont
+obscurcies. Les mots _taphos patroos, taphos ton progonon_ reviennent sans
+cesse chez les Grecs, comme chez les Latins _tumulus patrius_ ou _avitus,
+sepulcrum gentis_. Voy. Démosthènes, _in Eubul._, 28; _in Macart._, 79.
+Lycurgue, _in Leocr._, 25. Cicéron, _De offic._, I, 17. _De legib._, II,
+22: _mortuum extra gentem inferri fas negant_. Ovide, _Trist_., IV, 3, 45.
+Velleius, II, 119. Suétone, _Néron_, 50; _Tibère_, 1. Digeste, XI, 5;
+XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait
+nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On
+raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les
+Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières
+contenant leur nom et celui de leur père, afin qu'en cas de mort le corps
+pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau
+paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, _Sept._, 889 (914), [Grec: taphon
+patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage;
+quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à
+telle famille et a droit à l'héritage, ils ne manquent guère de dire que
+le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille.
+
+[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous
+verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LE MARIAGE.
+
+
+La première institution que la religion domestique ait établie, fut
+vraisemblablement le mariage.
+
+Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se
+transmettait de mâle en mâle, n'appartenait pourtant pas exclusivement à
+l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes
+religieux de son père; mariée, à ceux de son mari.
+
+On pressent par cela seul le caractère essentiel de l'union conjugale chez
+les anciens. Deux familles vivent à côté l'une de l'autre; mais elles ont
+des dieux différents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part,
+depuis son enfance, à la religion de son père; elle invoque son foyer;
+elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de
+guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de
+ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la
+famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre
+chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le
+foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l'époux. Il
+s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer
+d'autres prières. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se
+mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connaît pas. Qu'elle n'espère
+pas rester fidèle à l'un en honorant l'autre; car dans cette religion
+c'est un principe immuable qu'une même personne ne peut pas invoquer deux
+foyers ni deux séries d'ancêtres. « A partir du mariage, dit un ancien, la
+femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères;
+elle sacrifie au foyer du mari. » [1]
+
+Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave
+pour l'époux. Car cette religion veut que l'on soit né près du foyer pour
+qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire près de
+son foyer une étrangère; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de
+son culte; il lui révélera les rites et les formules qui sont le
+patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus précieux que cet héritage;
+ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses pères, c'est ce qui
+le protège dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur,
+la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire,
+comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme
+à la partager avec lui.
+
+Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de
+quelle importance était pour eux l'union conjugale, et combien
+l'intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que
+par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu'elle
+allait suivre désormais? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la
+naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination
+ou d'adoption?
+
+Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands
+effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le
+mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui
+vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux
+usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de
+désigner le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le
+désignait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie cérémonie
+sacrée; [3] comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la
+cérémonie sacrée par excellence.
+
+Or la religion qui faisait le mariage n'était pas celle de Jupiter, de
+Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La cérémonie n'avait pas lieu dans
+un temple; elle était accomplie dans la maison, et c'était le dieu
+domestique qui y présidait. A la vérité, quand la religion des dieux du
+ciel devint prépondérante, on ne put s'empêcher de les invoquer aussi dans
+les prières du mariage; on prit même l'habitude de se rendre préalablement
+dans des temples et d'offrir à ces dieux des sacrifices, que l'on appelait
+les préludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de
+la cérémonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique.
+
+Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de
+trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, [Grec:
+egguaesis]; le troisième au foyer du mari, [Grec: telos]; le second était
+le passage de l'un à l'autre, [Grec: pompae]. [5]
+
+1° Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré
+ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il
+déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au
+jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage.
+Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l'heure, adorer le foyer
+de l'époux, si son père ne l'avait pas préalablement détachée du foyer
+paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être
+dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première.
+
+2° La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c'est
+le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener
+la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les
+Grecs d'un caractère sacerdotal et qu'ils appelaient hérauts. La jeune
+fille est ordinairement placée sur un char; elle a le visage couvert d'un
+voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent
+l'occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte.
+Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les
+actes religieux. On la précède en portant un flambeau; c'est le flambeau
+nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne
+religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet
+hymne l'_hyménée_, et l'importance de ce chant sacré était si grande que
+l'on donnait son nom à la cérémonie tout entière.
+
+La jeune fille n'entre pas d'elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut
+que son mari l'enlève, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris
+et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la défendre. Pourquoi ce
+rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu
+probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va
+s'accomplir dans cette maison, c'est une cérémonie religieuse. Ne veut-on
+pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n'y
+a par elle-même aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa
+volonté, et qu'il faut que le maître du lieu et du dieu l'y introduise par
+un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, après une lutte simulée,
+l'époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en
+ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.
+
+Ce qui précède n'est que l'apprêt et le prélude de la cérémonie. L'acte
+sacré va commencer dans la maison.
+
+3° On approche du foyer, l'épouse est mise en présence de la divinité
+domestique. Elle est arrosée d'eau lustrale; elle touche le feu sacré. Des
+prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain.
+
+Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une
+prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux
+en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux
+domestiques.
+
+Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait
+comme lui trois actes, _traditio, deductio in domum, confarreatio_. [6]
+
+1° La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachée
+à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermédiaire du
+père de famille, il n'y a que l'autorité du père qui puisse l'en détacher.
+La _tradition_ est donc une formalité indispensable.
+
+2° La jeune fille est conduite à la maison de l'époux. Comme en Grèce,
+elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède
+le cortège. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles
+de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s'accommodant aux
+variations des croyances ou à celles du langage; mais le refrain
+sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré: c'était le mot
+_Talassie_, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas
+mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui
+était probablement le reste sacré et inviolable d'une antique formule.
+
+Le cortège s'arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune
+fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'emblème de la divinité domestique;
+l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes
+religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en
+Grèce, simuler l'enlèvement. L'époux doit la soulever dans ses bras, et la
+porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.
+
+3° L'épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où
+tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés, autour
+du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent
+la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de
+fleur de farine (_panis farreus_).
+
+Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et
+sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l'union sainte de
+l'époux et de l'épouse. [7] Dès lors ils sont associés dans le même culte.
+La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes
+fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les
+jurisconsultes nous ont conservée: _Nuptiae sunt divini juris et humani
+communicatio_. Et cette autre: _Uxor socia humanae rei atque divinae_. [8]
+C'est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette
+femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont
+introduite dans la maison.
+
+La femme ainsi mariée a encore le culte des morts; mais ce n'est plus à
+ses propres ancêtres qu'elle porte le repas funèbre; elle n'a plus ce
+droit. Le mariage l'a détachée complètement de la famille de son père, et
+a brisé tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux
+ancêtres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille;
+ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde
+naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, _filiae loco_, disent
+les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux
+religions domestiques; la femme est tout entière dans la famille et la
+religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le
+droit de succession.
+
+L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo-
+européenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre.
+Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose
+qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux
+époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La
+cérémonie des noces était d'ailleurs si solennelle et produisait de si
+graves effets qu'on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l'aient
+crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une
+telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.
+
+On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût
+presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le
+mariage par _coemptio_ ou par _usus_. Mais la dissolution du mariage
+religieux était fort difficile. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée
+était nécessaire; car la religion seule pouvait délier ce que la religion
+avait uni. L'effet de la _confarreatio_ ne pouvait être détruit que par la
+_diffarreatio_. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour
+la dernière fois devant le foyer commun; un prêtre et des témoins étaient
+présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de
+fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le
+repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d'un
+caractère étrange, sévère, haineux, effrayant, [10] une sorte de
+malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari.
+Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant,
+toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était
+dissous.
+
+
+NOTES
+
+[1] Étienne de Byzance, [Grec: patra].
+
+[2] [Grec: thyein gamon], _sacrum nuptiale_.
+
+[3] Pollux, III, 3, 38.
+
+[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38.
+
+[5] Homère, _Il._, XVIII, 391. Hésiode, _Scutum_, v. 275. Hérodote, VI,
+129, 130. Plutarque, _Thésée_, 10; _Lycurg._, passim; _Solon_, 20;
+_Aristide_, 20; _Quest. gr._, 27. Démosthènes, _in Stephanum_, II. Isée,
+III, 39. Euripide, _Hélène_, 722-725; _Phén._, 345. Harpocration, v.
+[Grec:
+Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. -- Même usage chez les Macédoniens. Quinte-
+Curce, VIII, 16.
+
+[6] Varron, _L. L._, V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, _Fast._, II,
+558. Plutarque, _Quest. rom._, 1 et 29; _Romul._, 15. Pline, _H. N._,
+XVIII, 3. Tacite, _Ann._, IV, 16; XI, 27. Juvénal, _Sat._, X., 329-336.
+Gaius, _Inst._, 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v.
+_Rapi_. Macrobe, _Sat._, I, 15. Servius, _ad. Aen._, IV, 168. -- Mêmes
+usages chez les Étrusques, Varron, _De re rust._, II, 4. -- Mêmes usages
+chez les anciens Hindous, _Lois de Manou_, III, 27-30, 172; V, 152; VIII,
+227; IX, 194. _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
+
+[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent
+usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous
+suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien;
+car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à
+mesure qu'elles s'affaiblissaient.
+
+[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse,
+II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Étienne de Byz., [Grec:
+patra].
+
+[9] Festus, v. _Diffarreatio_. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On
+lit dans une inscription: _Sacerdos confarreationum et diffarreationum_.
+Orelli, n° 2648.
+
+[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, _Quest. rom._, 50.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE; CÉLIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE
+STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE.
+
+
+Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû, ont
+constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de ses règles.
+
+On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux
+et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le
+repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il y avait déchéance
+pour le mort, qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car
+lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie
+future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments;
+elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite
+qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants
+avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la
+série des repas funèbres qui devaient assurer à ses mânes le repos et le
+bonheur.
+
+Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les
+anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dût se
+perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne
+s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre
+sujet d'inquiétude que celui-là. Leur unique pensée, comme leur unique
+intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter
+les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts
+répétaient sans cesse: « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des
+fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » L'Hindou disait
+encore: « L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de
+cette famille; les ancêtres privés de l'offrande des gâteaux tombent au
+séjour des malheureux. » [1]
+
+Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. S'ils
+ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances
+aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient,
+du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions.
+A Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce
+qu'aucune famille ne vînt à s'éteindre. [2] De même la loi romaine était
+attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un
+discours d'un orateur athénien: « Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il
+doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa
+famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre
+le culte qui est dû aux morts. » [4] Chacun avait donc un intérêt puissant
+à laisser un fils après soi, convaincu qu'il y allait de son immortalité
+heureuse. C'était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne
+devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou
+appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour
+l'accomplissement du devoir ».
+
+Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la
+famille antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle
+ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il
+faut se représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont
+pas encore altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux,
+précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa
+piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion
+disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses
+morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt
+de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.
+
+En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété
+grave et un malheur; une impiété, parce que le célibataire mettait en
+péril le bonheur des mânes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne
+devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas
+connaître « ce qui réjouit les mânes ». C'était à la fois pour lui et pour
+ses ancêtres une sorte de damnation.
+
+On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances religieuses durent
+longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que,
+dès qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une
+chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les
+vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les
+jeunes gens à se marier. [5] Le traité des lois de Cicéron, traité qui
+reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes
+lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat. [6] A Sparte, la
+législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui
+ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le
+célibat cessa d'être défendu par les lois, il le fut encore par les
+moeurs. Il paraît enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de
+villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit. [8] Cela
+était conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait
+à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que
+la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard; on l'avait
+introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte; il ne devait pas
+quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui.
+
+Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer
+la religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le
+bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et
+les Latins _spurius_, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion
+assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas à lui seul
+la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils né d'une
+femme qui n'avait pas été associée au culte de l'époux par la cérémonie du
+mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte. [9] Il n'avait pas
+le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour
+lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit
+à l'héritage.
+
+Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son
+objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et
+qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie.
+L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en
+unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un
+troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la
+formule sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage: _Ducere
+uxorem liberûm quaerendorum causa_, disaient les Romains; _paidonep' aroto
+gnaesion_, disaient les Grecs. [10]
+
+Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il
+semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce
+dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens; il est même possible
+qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que
+« la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans ». [11] Que le devoir
+fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant
+Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs
+femmes parce qu'elles étaient stériles. [12] Pour ce qui est de Rome, on
+connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier
+que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu-
+Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce,
+parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec
+tendresse et n'avait qu'à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son
+amour à la religion du serment, parce qu'il avait juré (dans la formule du
+mariage) qu'il la prenait pour épouse afin d'avoir des enfants. » [13]
+
+La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre; toute
+affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue.
+Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins
+que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait
+se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme.
+L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari, et
+continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous;
+nous les retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte. [14]
+Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant
+tous les autres!
+
+A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage
+de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche
+parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt. [15]
+
+La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet
+la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où
+elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et
+appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se
+continuait, comme le culte, que par les mâles: fait capital, dont on verra
+plus loin les conséquences.
+
+C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire; c'était lui
+que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les
+vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de
+ses ancêtres et s'assure à lui-même l'immortalité. » Ce fils n'était pas
+moins précieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les
+sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la
+religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le
+sauveur du foyer paternel. [16]
+
+L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux.
+Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de
+maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait
+prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La
+naissance ne formait que le lien physique; la déclaration du père
+constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également
+obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde.
+
+Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une
+sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le
+neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le
+douzième. [17] Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des
+témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au
+dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui
+faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré. [18] Cette cérémonie
+avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui
+ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par
+le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A
+partir de ce moment l'enfant était admis dans cette sorte de société
+sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la
+religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières;
+il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un
+ancêtre honoré.
+
+
+NOTES
+
+[1] Bhagavad-Gita, I, 40.
+
+[2] Isée, VII, 30-32.
+
+[3] Cicéron, _De legib._, II, 19.
+
+[4] Isée, VII, 30.
+
+[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22.
+
+[6] Cicéron, _De legib._, III, 2.
+
+[7] Plutarque, _Lycurg.; Apophth. des Lacédémoniens_.
+
+[8] Pollux, III, 48.
+
+[9] Isée, VII. Démosthènes, _in Macart._
+
+[10] Ménandre, _fr._ 185, _éd. Didot._ Alciphron, I, 16. Eschyle,
+_Agam._,1166, _éd. Hermann_.
+
+[11] _Lois de Manou_, IX, 81.
+
+[12] Hérodote, V, 39; VI, 61.
+
+[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.
+
+[14] Xénophon, _Gouv. des Lacéd._ Plutarque, _Solon_, 20. _Lois de Manou_,
+IX, 121.
+
+[15] _Lois de Manou_, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux,
+_Deutéronome_, 25.
+
+[16] Eschyle, _Choéph._, 264 (262).
+
+[17] Aristophane, _Oiseaux_, 922. Démosthènes, _in Boeot._, p. 1016.
+Macrobe, _Sat._, I, 17. _Lois de Manou_, II, 30.
+
+[18] Platon, _Thééthète_. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec:
+Amphidomia].
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+DE L'ADOPTION ET DE L'ÉMANCIPATION.
+
+
+Le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit
+d'adoption chez les anciens. La même religion qui obligeait l'homme à se
+marier, qui prononçait le divorce en cas de stérilité, qui, en cas
+d'impuissance ou de mort prématurée, substituait au mari un parent,
+offrait encore à la famille une dernière ressource pour échapper au
+malheur si redouté de l'extinction; cette ressource était le droit
+d'adopter.
+
+« Celui à qui la nature n'a pas donné de fils, peut en adopter un, pour
+que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux
+législateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur
+athénien dans un procès où l'on contestait à un fils adoptif la légitimité
+de son adoption. Le défendeur nous montre d'abord pour quel motif on
+adoptait un fils: « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants;
+il tenait à laisser après lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire
+dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui
+arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à
+lui-même, mais à celui qui l'a adopté; Ménéclès est mort, mais c'est
+encore l'intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si vous annulez mon
+adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après
+lui, qu'en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que
+nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu'enfin il sera sans culte. »
+[2]
+
+Adopter un fils, c'était donc veiller à la perpétuité de la religion
+domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres,
+au repos des mânes des ancêtres. L'adoption n'ayant sa raison d'être que
+dans la nécessité de prévenir l'extinction d'un culte, il suivait de là
+qu'elle n'était permise qu'à celui qui n'avait pas de fils. La loi des
+Hindous est formelle à cet égard. [3] Celle d'Athènes ne l'est pas moins;
+tout le plaidoyer de Démosthènes contre Léocharès en est la preuve. [4]
+Aucun texte précis ne prouve qu'il en fût de même dans l'ancien droit
+romain, et nous savons qu'au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir
+des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il paraît pourtant que
+ce point n'était pas admis en droit au temps de Cicéron; car dans un de
+ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: « Quel est le droit qui régit
+l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'âge à ne plus avoir
+d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherché à en avoir? Adopter, c'est
+demander à la religion et à la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la
+nature. » [5] Cicéron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce
+que l'homme qui l'a adopté a déjà un fils, et il s'écrie que cette
+adoption est contraire au droit religieux.
+
+Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier à son culte,
+« l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses pénates ».
+[6] Aussi l'adoption s'opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît
+avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là
+le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux,
+objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père
+adoptif. On disait de lui _in sacra transiit_, il est passé au culte de sa
+nouvelle famille. [7]
+
+Par cela même il renonçait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en
+effet, que d'après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas
+sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d'ancêtres. Admis dans une
+nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n'avait
+plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naître et ne pouvait plus
+offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance
+était brisé; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si
+complètement étranger à son ancienne famille que, s'il venait à mourir,
+son père naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funérailles et
+de conduire son convoi. Le fils adopté ne pouvait plus rentrer dans son
+ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un
+fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait
+que, la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en
+sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9]
+
+A l'adoption correspondait comme corrélatif l'émancipation. Pour qu'un
+fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu'il
+eût pu sortir de l'ancienne, c'est-à-dire qu'il eût été affranchi de sa
+religion. [10] Le principal effet de l'émancipation était le renoncement
+au culte de la famille où l'on était né. Les Romains désignaient cet acte
+par le nom bien significatif de _sacrorum detestatio_. [11]
+
+
+NOTES
+
+[1] _Lois de Manou_, IX, 10.
+
+[2] Isée, II, 10-46.
+
+[3] _Lois de Manou_, IX, 168, 174. _Dattaca-Sandrica_, tr. Orianne, p.
+260.
+
+[4] Voy. aussi Isée, II, 11-14.
+
+[5] Cicéron, _Pro domo_, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.
+
+[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isée, VII. _Venire in sacra_, Cicéron, _Pro
+domo_, 13; _in penates adsciscere_, Tacite, _Hist._, I, 15.
+
+[7] Valère-Maxime, VII, 7.
+
+[8] _Amissis sacris paternis_, Cicéron, _ibid_.
+
+[9] Isée, VI, 44; X, 11. Démosthènes, _contre Léocharès_, Antiphon,
+_Frag._, 15. Comparez les _Lois de Manou_, IX, 142.
+
+[10] _Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se
+abdicaret ab ea in qua natus fuerat._ Servius. _ad Aen._, II, 156.
+
+[11] Aulu-Gelle, XV, 27.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.
+
+
+Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux domestiques.
+[1] Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre
+qu'ils pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même
+tombeau. C'était, en effet, la religion domestique qui constituait la
+parenté. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les
+mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre.
+
+Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au
+foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne
+s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de
+cette règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par les femmes.
+Dans l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni
+l'être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas
+d'ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers; le fils
+n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du père. [2]
+Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mère elle-même, le jour où
+les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une
+manière absolue à sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le
+repas funèbre aux ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur
+fille, et elle ne l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce
+qu'elle n'était plus censée descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien
+religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. A plus forte
+raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille.
+
+Le principe de la parenté n'était pas la naissance; c'était le culte. Cela
+se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de famille, deux fois par
+mois, offre le repas funèbre; il présente un gâteau aux mânes de son père,
+un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père
+paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère, ni
+au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la
+même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième
+ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère; c'est une
+simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funèbre;
+et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que l'on compte la
+parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas
+funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en
+trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents.
+Ils se disent _samanodacas_ si l'ancêtre commun est de ceux à qui l'on
+n'offre que la libation d'eau, _sapindas_ s'il est de ceux à qui le gâteau
+est présenté. [3] A compter d'après nos usages, la parenté des _sapindas_
+irait jusqu'au septième degré, et celle des _samanodacas_ jusqu'au
+quatorzième. Dans l'un et l'autre cas la parenté se reconnaît à ce qu'on
+fait l'offrande à un même ancêtre; et l'on voit que dans ce système la
+parenté par les femmes ne peut pas être admise.
+
+Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les
+jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème
+devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la
+religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de
+mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens
+que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant
+toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs.
+[4] La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y
+avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre
+chose que la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine.
+
+Pour rendre cette vérité plus claire., traçons le tableau d'une famille
+romaine.
+
+ L. Cornélius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ.
+ |
+ ----------------------------------------------------
+ | |
+ Publius Scipio Cn. Scipio
+ | |
+ --------------------------- |
+ | | |
+Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica
+ | | |
+ | --------------------- |
+ | | | |
+Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie, P. Scip. Nasica
+ | | ép. de Sempr. Gracchus |
+ | | | |
+ | | | |
+Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip. Serapio.
+
+Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l'an 140 avant
+Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous
+parents entre eux? Ils le seraient d'après nos idées, modernes; ils ne
+l'étaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils
+avaient le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient les
+offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui
+reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre; en
+remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius
+Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans
+la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus
+et Scipion Émilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les
+appellerait _sapindas_.
+
+D'autre part, Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornélius
+Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont
+donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait _samanodacas_.
+Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont
+agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième
+l'est avec eux au huitième.
+
+Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos
+coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien,
+n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe, en
+effet, pour Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions;
+ni lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la
+religion. Il n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius; c'est, à eux
+qu'il offre le repas funèbre; en remontant la série de ses ascendants, il
+ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne
+sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette
+parenté, il faut le lien du culte.
+
+On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères
+consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on
+ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe
+immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la
+naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le
+fils que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son
+père. L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte,
+devenait l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est
+vrai que c'était la religion qui fixait la parenté.
+
+Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome,
+où la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure
+que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut,
+et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains
+appelèrent _cognatio_ cette sorte de parenté qui était absolument
+indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les
+jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à Justinien, on voit les deux systèmes
+de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au
+temps des Douze Tables, la seule parenté d'agnation était connue, et seule
+elle conférait des droits à l'héritage. On verra plus loin qu'il en a été
+de même chez les Grecs.
+
+
+NOTES
+
+[1] Platon, _Lois_, V, p. 729.
+
+[2] _Patris, non matris familiam sequitur_. Digeste, liv. 50, tit. 16, §
+196.
+
+[3] _Lois de Manou_, V, 60; _Mitakchara_, tr. Orianne, p. 213.
+
+[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2;
+III, 5.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.
+
+
+Voici une institution des anciens dont il ne faut
+pas nous faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les
+anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus
+ceux des générations présentes; il en est résulté que les lois par
+lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres.
+
+On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez
+elles la propriété privée; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et
+péniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile problème, à l'origine des
+sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un
+tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire: Cette
+terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares
+conçoivent le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le
+comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la
+terre n'appartenait à personne; chaque année la tribu assignait à chacun
+de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l'année suivante.
+Le Germain était propriétaire de la moisson; il ne l'était pas de la
+terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et
+chez, quelques peuples slaves.
+
+Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité
+la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne
+trouve pas une époque où la terre ait été commune; [1] et l'on ne voit non
+plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité
+chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les
+races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui accordent
+au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa récolte,
+c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens
+étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus
+grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'était
+donc pas maître du blé qu'il avait récolté; mais en même temps, par une
+contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La
+terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la
+conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée
+à celle qui paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson
+d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi.
+
+Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et
+solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes: la religion
+domestique, la famille, le droit de propriété; trois choses qui ont eu
+entre elles, à l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir
+été inséparables.
+
+L'idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille
+avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que
+par elle, ne protégeaient qu'elle; ils étaient sa propriété.
+
+Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un
+rapport mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de
+la vie sédentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit être posé sur le
+sol; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la
+famille veut avoir une demeure fixe; matériellement, il est difficile de
+transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est
+plus difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité
+le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir.
+Quand on pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera
+toujours à cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour,
+non pas même pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette
+famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le
+sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il
+la fait sienne; elle est sa propriété.
+
+Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupée
+autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même. L'idée de
+domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer
+l'est au sol; une relation étroite s'établit donc entre le sol et la
+famille. Là doit être sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas à
+quitter, à moins qu'une nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le
+foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient;
+elle est sa propriété, propriété non d'un homme seulement, mais d'une
+famille dont les différents membres doivent venir l'un après l'autre
+naître et mourir là.
+
+Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités
+distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si
+vrai que le mariage même entre deux familles n'établit pas d'alliance
+entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé nettement
+de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'étranger en approche au
+moment où les cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il ait vue
+sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux cachés, [Grec:
+muchioi], ou les dieux intérieurs, _Penates_. Pour que cette règle
+religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, à une certaine
+distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formée par une
+haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle
+soit, elle marque la limite qui sépare le domaine d'un foyer du domaine
+d'un autre foyer. Cette enceinte est réputée sacrée. [3] Il y a impiété à
+la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi
+donne-t-on à ce dieu l'épithète de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte
+tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain,
+la marque la plus irrécusable du droit de propriété.
+
+Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacrée
+que les Grecs appellent _herchos_ et les Latins _herctum_, c'est l'enclos
+assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit
+champ qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons
+aux âges suivants: la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie,
+et elle a bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées; elles ne sont
+pourtant pas contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de
+moindres proportions; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à
+un fossé, à un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de
+largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la
+mitoyenneté est une chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être
+commun à deux maisons; car alors l'enceinte sacrée des dieux domestiques
+aurait disparu. A Rome, la loi fixe à deux pieds et demi la largeur de
+l'espace libre qui doit toujours séparer deux maisons, et cet espace est
+consacré au « dieu de l'enceinte ». [5]
+
+Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté
+n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère n'y a jamais été
+connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des institutions auxquelles
+la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune
+époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du
+village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille,
+ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur
+le sol, son domicile isolé, sa propriété.
+
+Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à bâtir des
+maisons. [6] En effet, l'homme qui était fixé par sa religion à une place
+qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever
+en cet endroit une construction solide. La tente convient à l'Arabe, le
+chariot au Tartare; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut
+une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la
+maison de pierre. On n'a pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais
+pour la famille dont les générations devaient se succéder dans la même
+demeure.
+
+La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée. Chez les Grecs on
+partageait en deux le carré que formait cette enceinte; la première partie
+était la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers
+le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et
+près de l'entrée de la maison. A Rome la disposition était différente,
+mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de
+l'enceinte, mais les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés,
+de manière à l'enfermer au milieu d'une petite cour.
+
+On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction: les murs
+se sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le défendre, et l'on peut
+dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une
+maison.
+
+Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire; c'est sa
+divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par
+la présence perpétuelle des dieux; elle est le temple qui les garde.
+« Qu'y a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure de chaque homme?
+Là est l'autel; là brille le feu sacré; là sont les choses saintes et la
+religion. » [7] A pénétrer dans cette maison avec des intentions
+malveillantes il y avait sacrilège. Le domicile était inviolable. Suivant
+une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et écartait
+l'ennemi. [8]
+
+Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les
+mêmes idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans
+la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancêtres,
+et d'autre part la principale cérémonie de ce culte, c'est-à-dire le repas
+funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les ancêtres
+reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun où ses membres
+devaient venir s'endormir l'un après l'autre. Pour ce tombeau la règle
+était la même que pour le foyer. Il n'était pas plus permis d'unir deux
+familles dans une même sépulture qu'il ne l'était d'unir deux foyers
+domestiques en une seule maison. C'était une égale impiété d'enterrer un
+mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps
+d'un étranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la
+mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement
+toute apparence de communauté, De même que les maisons ne devaient pas
+être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux
+avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante.
+
+Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela! Les
+morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu'elle
+a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils
+vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut
+penser à se mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les
+déposséder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut
+jamais être détruit ni déplacé, [11] les lois les plus sévères le
+défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient
+un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s'est
+approprié cette terre en y plaçant ses morts; elle s'est implantée là pour
+toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement: Cette
+terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est inséparable de lui
+et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où reposent les morts
+est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une
+famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire
+de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ
+pour aller accomplir les cérémonies de son culte. [12]
+
+L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou
+sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette
+habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par
+plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes
+que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son
+champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait
+la sépulture des anciens propriétaires. [13] Pour l'Italie, cette même
+coutume nous est attestée par une loi des Douze Tables, par les textes de
+deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: « Il y avait
+anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la
+limite du champ, les autres vers le milieu. » [14]
+
+D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit facilement
+étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce
+tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle
+le laboureur italien priait les mânes de veiller sur son champ, de faire
+bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi
+ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur
+droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille
+était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union
+indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété.
+
+Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le
+droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham:
+« Je suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te
+donner ce pays », et à Moïse: « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai
+juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi
+Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l'homme sa
+propriété sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue
+chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n'est
+pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu'elle
+n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son
+droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les
+mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi
+celle qui constitua chez eux la propriété.
+
+Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la
+religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait
+d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture; la vie en commun a
+donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au
+sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété,
+le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront
+abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture
+permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a été, en
+quelque sorte, imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres.
+Ainsi l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles
+problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation,
+il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la
+conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute
+civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui-
+même meilleur.
+
+Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété,
+ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités
+domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait être entouré,
+comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le séparât
+nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un
+mur de pierre; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui
+devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet
+espace était sacré: la loi romaine le déclarait imprescriptible; [17] il
+appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année,
+le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne;
+il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des
+sacrifices. [18] Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la
+bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison; il
+avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son
+champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les
+prières, était la limite inviolable du domaine.
+
+Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses
+pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des _termes_. On
+peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient
+par la manière dont la piété des hommes les posait en terre.
+« Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient: ils
+commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le
+bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils
+offraient un sacrifice; la victime immolée, ils en faisaient couler le
+sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumés (allumés
+probablement au feu sacré du foyer), des grains, des gâteaux, des fruits,
+un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'était consumé dans la fosse,
+sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de
+bois. » [19] On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de
+faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour
+lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte
+sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé
+en terre, c'était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée
+dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la
+famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu
+distinct.
+
+L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel
+dans la race indo-européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute
+antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une
+grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie.
+[20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le
+trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes
+sacrées qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22]
+
+Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au
+monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute
+éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende:
+Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir
+un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille
+tradition montre combien la propriété était sacrée; car le Terme immobile
+ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable.
+
+Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le
+voisin n'osait pas en approcher de trop près; « car alors, comme dit
+Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait:
+Arrête, ceci est mon champ, voilà le tien. » [23] Pour empiéter sur le
+champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne: or, cette
+borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère;
+la vieille loi romaine disait: « Que l'homme et les boeufs qui auront
+touché le Terme, soient dévoués »; [24] cela signifiait que l'homme et les
+boeufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de
+la religion, s'exprimait ainsi: « Celui qui aura touché ou déplacé la
+borne, sera condamné par les dieux; sa maison disparaîtra, sa race
+s'éteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grêle, la rouille, les
+feux de la canicule détruiront ses moissons; les membres du coupable se
+couvriront d'ulcères et tomberont de consomption .» [25]
+
+Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet; il
+ne nous en est resté que trois mots qui signifient: « Ne dépasse pas la
+borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il
+dit: « Notre première loi doit être celle-ci: Que personne ne touche à la
+borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester
+immobile.... Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare
+l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa
+place. » [26]
+
+De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il
+résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme
+à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle.
+
+On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et
+établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il
+ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres
+principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique
+qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La
+maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni
+les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traité des lois, ne
+prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de
+vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à
+croire que dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est
+assez connu qu'à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de
+terre. [27] La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et
+de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, législateur du neuvième siècle,
+prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable.
+[29] Or, cette prescription ne pouvait être observée que s'il était
+interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Selon,
+postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne
+défendait plus à l'homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le
+vendeur d'une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen. [30]
+Enfin Aristote nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de
+villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres. [31]
+
+De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le
+droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la
+religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonté de
+l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où
+vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un
+culte, n'est pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce
+n'est pas l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette
+terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt; elle
+appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait
+corps avec cette famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de
+l'autre, c'est altérer un culte et offenser une religion. Chez les
+Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable.
+[32]
+
+Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze
+Tables; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était
+permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de
+Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était
+inaliénable comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette
+vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été
+apportés peu à peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le
+caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite
+de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères, mais à la
+condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le
+nouveau partage serait fait par un prêtre: [33] la religion seule pouvait
+partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a
+permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des
+formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu
+qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait _libripens_ et avec la formalité
+sainte qu'on appelait _mancipation_. Quelque chose d'analogue se voit en
+Grèce: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours
+accompagnée d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriété
+avait besoin d'être autorisée par la religion.
+
+Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de
+sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui.
+L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les
+anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de
+l'arrêt d'exil, [35] c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre
+de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité.
+L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit
+ancien des cités. [36] La loi des Douze Tables ne ménage assurément pas le
+débiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au
+profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre,
+car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre
+l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété; le
+débiteur est mis dans les mains de son créancier; sa terre le suit en
+quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des
+forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre; mais il
+ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est
+au-dessus de tout et inviolable. [37]
+
+
+NOTES
+
+[1] Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait
+d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Numa. Cette erreur
+vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (_Numa_,
+16), de Cicéron (_République_, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois
+auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais
+ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu'à l'égard
+des terres conquises par son prédécesseur, _agri quos bello Romulus
+ceperat_. Quant au sol romain lui-même, _ager Romanus_, il était propriété
+privée depuis l'origine de la ville.
+
+[2] [Grec: Hestia, hestaemi] _stare_. Voy. Plutarque, _De primo frigido_,
+21; Macrobe, I, 23; Ovide, _Fast_., VI, 299.
+
+[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, _Trachin._, 606.
+
+[4] A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus
+jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu
+nouveau prit pour lui l'épithète de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas
+moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur da l'enceinte était le dieu
+domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les
+[Grec: theoi hercheioi] sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort,
+d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un
+passage d'Euripide (_Troy_., 17) et un de Virgile (_En._, II, 514); ces
+trois passages se rapportent au même fait et montrent que le [Grec: Zeus
+hercheios] n'est autre que le foyer domestique.
+
+[5] Festus, v. _Ambitus_. Varron, _L. L._, V, 22. Servius, _ad Aen._, II,
+469.
+
+[6] Diodore, V, 68.
+
+[7] Cicéron, _Pro domo_, 41.
+
+[8] Ovide, _Fast._, V, 141.
+
+[9] Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le
+repas
+funèbre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, _Troyennes_, 381.
+
+[10] Cicéron, _De legib._, II, 22; II, 26. Gaius, _Instit_., II, 6.
+_Digeste_, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client,
+comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et
+étaient enterrés dans le tombeau commun. La règle qui prescrivait que
+chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une
+exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles
+publiques.
+
+[11] Lycurgue, _contre Léocrate_, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût
+déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, _Lettres_, X, 73.
+
+[12] Cicéron, _De legib._, II, 24. _Digeste_, liv. XVIII, tit. 1, 6.
+
+[13] _Loi de Solon_, citée par Gaius au _Digeste_, liv. X, tit. 1, 13.
+_Démosthènes, _contre Calliclès_. Plutarque, _Aristide_, 1.
+
+[14] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. _Fragm. terminalia_, édit.
+Goez, p. 147. Pomponius, _au Digeste_, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, _au
+Digeste_, VIII, 1, 14.
+
+[15] Même tradition chez les Étrusques: « _Quum Jupiter terram Etruriae
+sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. »
+Auctores rei agrariae_, au fragment qui a pour titre: _Idem Vegoiae
+Arrunti_, édit. Goez.
+
+[16] _Lares agri custodes_, Tibulle, I, 1, 23. _Religio Larum posita in
+fundi villaeque conspectu_. Cicéron, _De legib_., II, 11.
+
+[17] Cicéron, _De legib._, I, 21.
+
+[18] Caton, _De re rust_., 141. _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 808.
+Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, _Fast_., II, 639. Strabon, V, 3.
+
+[19] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 5.
+
+[20] _Lois de Manou_, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, _Législat.
+hindoue_, p. 159.
+
+[21] Varron, _L. L._, V, 74.
+
+[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, _Lois_, VIII, p. 842.
+
+[23] Ovide, _Fast._, II, 677.
+
+[24] Festus, v° _Terminus_.
+
+[25] _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 258.
+
+[26] Platon, _Lois_, VIII, p. 842.
+
+[27] Plutarque, _Lycurgue, Agis_. Aristote, _Polit._, II, 6, 10 (II, 7).
+
+[28] Aristote, _Polit._, II, 4, 4 (II, 5).
+
+[29] Id., _ibid._, II, 3, 7.
+
+[30] Eschine, _contre Timarque_. Diogène Laërce, I, 55.
+
+[31] Aristote, _Polit_., VII, 2.
+
+[32] _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu
+quand le brahmanisme devint dominant.
+
+[33] Ce prêtre était appelé _agrimensor_. Voy. _Scriptores rei agrariae_.
+
+[34] Stobée, 42.
+
+[35] Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités.
+
+[36] Une loi des Éléens défendait de mettre hypothèque sur la terre,
+Aristote, _Polit._, VII, 2. L'hypothèque était inconnue dans l'ancien
+droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypothèque dans le droit athénien avant
+Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque.
+
+[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le débiteur
+insolvable, nous lisons: _Si volet suo vivito_; donc le débiteur, devenu
+presque esclave, conserve encore quelque chose à lui; sa propriété, s'il
+en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous
+les noms de _mancipation avec fiducie_ et de _pignus_ étaient, avant
+l'action Servienne, des moyens détournés pour assurer au créancier le
+payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour
+dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude
+corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du
+débiteur. Cela n'était pas facile; mais la distinction que l'on faisait
+entre la _propriété_ et la _possession_, offrit une ressource. Le
+créancier obtint du préteur le droit de faire vendre, non pas la
+propriété, _dominium_, mais les biens du débiteur, _bona_. Alors
+seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la
+jouissance de sa propriété.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+LE DROIT DE SUCCESSION.
+
+
+_1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens._
+
+Le droit de propriété ayant été établi pour l'accomplissement d'un culte
+héréditaire, il n'était pas possible que ce droit fût éteint après la
+courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne
+doit pas s'éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion domestique
+se continuant, le droit de propriété doit se continuer avec elle.
+
+Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois
+des anciens, le culte d'une famille et la propriété de cette famille.
+Aussi était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le
+droit romain, qu'on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le
+culte sans la propriété. « La religion prescrit, dit Cicéron, que les
+biens et le culte de chaque famille soient inséparables, et que le soin
+des sacrifices soit toujours dévolu à celui à qui revient l'héritage. »
+[1] A Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession:
+« Réfléchissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi,
+doit hériter des biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son
+tombeau. » [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est
+inséparable de la succession? Il en est de même dans l'Inde: « La personne
+qui hérite, quelle qu'elle soit, est chargée de faire les offrandes sur le
+tombeau. » [3]
+
+De ce principe sont venues toutes les règles du droit de succession chez
+les anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous
+l'avons vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l'est aussi. Comme
+le fils est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi
+des biens. Par là, la règle d'hérédité est trouvée; elle n'est pas le
+résultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle dérive de
+leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur
+leurs âmes. Ce qui fait que le fils hérite, ce n'est pas la volonté
+personnelle du père. Le père n'a pas besoin de faire un testament; le fils
+hérite de son plein droit, _ipso jure heres exsistit_, dit le
+jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire, _heres necessarius_. [4]
+Il n'a ni à accepter ni à refuser l'héritage. La continuation de la
+propriété, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un
+droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe,
+quelle qu'elle puisse être, même avec ses charges et ses dettes. Le
+bénéfice d'inventaire et le bénéfice d'abstention ne sont pas admis pour
+le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le
+droit romain.
+
+La langue juridique de Rome appelle le fils _heres suus_, comme si l'on
+disait _heres sui ipsius_. Il n'hérite, en effet, que de lui-même. Entre
+le père et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il
+y a simplement continuation, _morte parentis continuatur dominium_. Déjà
+du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison,
+_vivo quoque patre dominus existimatur_. [5]
+
+Pour se faire une idée vraie de l'hérédité chez les anciens, il ne faut
+pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La
+fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est
+attachée. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, à mesure que la
+famille déroule ses générations, arrive à son heure marquée pour continuer
+le culte et prendre soin du domaine.
+
+
+_2° Le fils hérite, non la fille._
+
+C'est ici que les lois anciennes, à première vue, semblent bizarres et
+injustes. On éprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain
+que la fille n'hérite pas du père, si elle est mariée, et dans le droit
+grec qu'elle n'hérite en aucun cas. Ce qui concerne les collatéraux
+paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la nature et de la
+justice. C'est que toutes ces lois découlent, suivant une logique très-
+rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observées plus
+haut.
+
+La règle pour le culte est qu'il se transmet de mâle en mâle; la règle
+pour l'héritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte à
+continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant
+elle renonce au culte du père pour adopter celui de l'époux. Elle n'a donc
+aucun titre à l'héritage; s'il arrivait qu'un père laissât ses biens à sa
+fille, la propriété serait séparée du culte, ce qui n'est pas admissible.
+La fille ne pourrait même pas remplir le premier devoir de l'héritier, qui
+est de continuer la série des repas funèbres, puisque c'est aux ancêtres
+de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc
+d'hériter de son père.
+
+Tel est l'antique principe; il s'impose également aux législateurs des
+Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les
+mêmes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont
+tiré leurs lois des mêmes croyances.
+
+« Après la mort du père, dit le code de Manou, que les frères se partagent
+entre eux le patrimoine »; et le législateur ajoute qu'il recommande aux
+frères de doter leurs soeurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n'ont
+par elles-mêmes aucun droit à la succession paternelle.
+
+Il en est de même à Athènes. Démosthènes, dans ses plaidoyers, a souvent
+l'occasion de montrer que les filles n'héritent pas. [6] Il est lui-même
+un exemple de l'application de cette règle; car il avait une soeur, et
+nous savons par ses propres écrits qu'il a été l'unique héritier du
+patrimoine; son père en avait réservé seulement la septième partie pour
+doter sa fille.
+
+Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient
+les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes
+formels et précis; mais elles ont laissé des traces profondes dans le
+droit des époques postérieures. Les Institutes de Justinien excluent
+encore la fille du nombre des héritiers naturels, si elle n'est plus sous
+la puissance du père; or elle n'y est plus dès qu'elle est mariée suivant
+les rites religieux. [7] Il résulte déjà de ce texte que, si la fille,
+avant d'être mariée, pouvait partager l'héritage avec son frère, elle ne
+le pouvait certainement pas dès que le mariage l'avait attachée à une
+autre religion et à une autre famille. Et s'il en était encore ainsi au
+temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le
+principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la fille non mariée
+encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas hériter du
+patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors
+tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que l'héritage passât
+toujours aux mâles. [8] C'est sans doute en souvenir de cette règle que la
+femme, en droit civil, ne peut jamais être instituée héritière. Plus nous
+remontons de l'époque de Justinien vers les époques anciennes, plus nous
+nous rapprochons de la règle qui interdit aux femmes d'hériter. Au temps
+de Cicéron, si un père laisse un fils et une fille, il ne peut léguer à sa
+fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne
+peut encore avoir que la moitié. Encore faut-il noter que pour que cette
+fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine, il faut que le père ait
+fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9]
+Enfin un siècle et demi avant Cicéron, Caton, voulant faire revivre les
+anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui défend: 1° d'instituer
+héritière une femme, fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée; 2° de
+léguer à des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne
+fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer
+qu'elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle ne
+s'était appuyée sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle
+rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu'elle ne stipule rien à
+l'égard de l'hérédité _ab intestat_, probablement parce que, sous ce
+rapport, l'ancien droit était encore en vigueur et qu'il n'y avait rien à
+réparer sur ce point. A Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la
+fille de l'héritage, et ce n'était là que la conséquence naturelle et
+inévitable des principes que la religion avait posés.
+
+Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour
+concilier la prescription religieuse qui défendait à la fille d'hériter,
+avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle pût jouir de la fortune du
+père. La loi décida que la fille épouserait l'héritier.
+
+La législation athénienne poussait ce principe jusqu'à ses dernières
+conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le fils héritait
+seul et devait doter sa soeur; si sa soeur était d'une autre mère que lui,
+il devait à son choix l'épouser ou la doter. [11] Si le défunt ne laissait
+qu'une fille, il avait pour héritier son plus proche parent; mais ce
+parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille, devait
+pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait
+déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l'héritier de son
+père. L'héritier pouvait être déjà marié lui-même; il devait divorcer pour
+épouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour
+s'être conformé à la religion, a méconnu la nature.
+
+La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver
+les intérêts d'une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce
+point-ci le droit hindou et le droit athénien se rencontraient
+merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: « Celui qui n'a pas
+d'enfant mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne
+le sien et qui accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre. » Pour
+cela, le père doit prévenir l'époux auquel il donne sa fille, en
+prononçant cette formule: « Je te donne, parée de bijoux, cette fille qui
+n'a pas de frère; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes
+obsèques. » [13] L'usage était le même à Athènes; le père pouvait faire
+continuer sa descendance par sa fille, en la donnant à un mari avec cette
+condition spéciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage était réputé
+fils du père de la femme; il suivait son culte, assistait à ses actes
+religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit
+hindou cet enfant héritait de son grand-père comme s'il eût été son fils;
+il en était exactement de même à Athènes. Lorsqu'un père avait marié sa
+fille unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n'était ni
+sa fille ni son gendre, c'était le _fils de la fille_. [15] Dès que celui-
+ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du patrimoine de son
+grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent encore vivants.
+[16]
+
+Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle
+que nous indiquions plus haut. La fille n'était pas apte à hériter. Mais
+par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille
+unique était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille
+pouvait se continuer. Elle n'héritait pas; mais le culte et l'héritage se
+transmettaient par elle.
+
+
+_3° De la succession collatérale._
+
+Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel était l'héritier de ses
+biens, on n'avait qu'à chercher quel devait être le continuateur de son
+culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en
+mâle. La descendance en ligne masculine établissait seule entre deux
+hommes le rapport religieux qui permettait à l'un de continuer le culte de
+l'autre. Ce qu'on appelait la parenté n'était pas autre chose, comme nous
+l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On était parent
+parce qu'on avait un même culte, un même foyer originaire, les mêmes
+ancêtres. Mais on n'était pas parent pour être sorti du même sein
+maternel; la religion n'admettait pas de parenté par les femmes. Les
+enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frère n'avaient entre eux
+aucun lien et n'appartenaient ni à la même religion domestique ni à la
+même famille.
+
+Ces principes réglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu
+son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de
+son fils héritait, mais non pas le fils de sa fille. A défaut de
+descendants, il avait pour héritier son frère, non pas sa soeur, le fils
+de son frère, non pas le fils de sa soeur. A défaut de frères et de
+neveux, il fallait remonter dans la série des ascendants du défunt,
+toujours dans la ligne masculine, jusqu'à ce qu'on trouvât une branche qui
+se fût détachée de la famille par un mâle; puis on redescendait dans cette
+branche de mâle en mâle, jusqu'à ce qu'on trouvât un homme vivant; c'était
+l'héritier.
+
+Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs,
+chez les Romains. Dans l'Inde « l'héritage appartient au plus proche
+sapinda; à défaut de sapinda, au samanodaca ». [17] Or, nous avons vu que
+la parenté qu'exprimaient ces deux mots était la parenté religieuse ou
+parenté par les mâles, et correspondait à l'agnation romaine.
+
+Voici maintenant la loi d'Athènes: « Si un homme est mort sans enfant,
+l'héritier est le frère du défunt, pourvu qu'il soit frère consanguin; à
+défaut de lui, le fils du frère; _car la succession passe toujours aux
+mâles et aux descendants des mâles_. » [18] On citait encore cette vieille
+loi au temps de Démosthènes, bien qu'elle eût été déjà modifiée et qu'on
+eût commencé d'admettre à cette époque la parenté par les femmes.
+
+Les Douze Tables décidaient de même que si un homme mourait sans _héritier
+sien_, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu
+qu'on n'était jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain
+spécifiait encore que le neveu héritait du _patruus_, c'est-à-dire du
+frère de son père, et n'héritait pas de l'_avunculus_, frère de sa mère.
+[19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des
+Scipions, on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son
+héritage ne devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui,
+d'après nos idées modernes, serait son cousin germain, mais à Scipion
+Asiaticus qui était réellement son parent le plus proche.
+
+Au temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles
+lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive
+le droit des Douze Tables « qui accordait toujours la préférence à la
+postérité masculine et excluait de l'héritage ceux qui n'étaient liés au
+défunt que par les femmes ». [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne
+tenait pas compte de la nature; mais droit singulièrement logique, car
+partant du principe que l'héritage était lié au culte, il écartait de
+l'héritage ceux que la religion n'autorisait pas à continuer le culte.
+
+
+_4° Effets de l'émancipation et de l'adoption_.
+
+Nous avons vu précédemment que l'émancipation et l'adoption produisaient
+pour l'homme un changement de culte. La première le détachait du culte
+paternel, la seconde l'initiait à la religion d'une autre famille. Ici
+encore le droit ancien se conformait aux règles religieuses. Le fils qui
+avait été exclu du culte paternel par l'émancipation, était écarté aussi
+de l'héritage. Au contraire, l'étranger qui avait été associé au culte
+d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et
+héritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus
+de compte du lien religieux que du lien de naissance.
+
+Comme il était contraire à la religion qu'un même homme eût deux cultes
+domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le
+fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n'héritait-il pas de
+sa famille naturelle. Le droit athénien était très-explicite sur cet
+objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des
+hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de
+celle où ils sont nés. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopté ne peut
+hériter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en
+renonçant à la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'à
+deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille;
+l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été
+adopté, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans
+cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et
+la possession des biens; le père alors peut retourner à sa famille de
+naissance et hériter d'elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus
+hériter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont
+pas parents. [21]
+
+On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il
+établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux
+héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes
+domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main.
+
+
+_5° Le testament n'était pas connu à l'origine_.
+
+Le droit de tester, c'est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort
+pour les faire passer à d'autres qu'à l'héritier naturel, était en
+opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du
+droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente
+au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament?
+D'ailleurs la propriété n'appartenait pas à l'individu, mais à la famille;
+car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le
+culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au
+vivant, non d'après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de
+règles supérieures que la religion avait établies.
+
+L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien,
+jusqu'à Solon, l'interdisait d'une manière absolue, et Solon lui-même ne
+l'a permis qu'à ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a
+été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n'a été autorisé que
+postérieurement à la guerre du Péloponèse. [23] On a conservé le souvenir
+d'un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes. [24] Il est
+certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas
+reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des époques
+anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle
+la religion l'avait attachée.
+
+Platon, dans son Traité des lois, qui n'est en grande partie qu'un
+commentaire sur les lois athéniennes, explique très-clairement la pensée
+des anciens législateurs. Il suppose qu'un homme, à son lit de mort,
+réclame la faculté de faire un testament et qu'il s'écrie: « O dieux,
+n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je
+l'entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins
+à celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? » Mais le
+législateur répond à cet homme: « Toi qui ne peux te promettre plus d'un
+jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décidé de
+telles affaires? Tu n'es le maître ni de tes biens ni de toi-même; toi et
+tes biens, tout cela appartient à ta famille, c'est-à-dire à tes ancêtres
+et à ta postérité. » [25]
+
+L'ancien droit de Rome est pour nous très-obscur; il l'était déjà pour
+Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les
+Douze Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et
+dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le
+testament; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop
+court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de
+connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière; en
+accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et
+quelles conditions il pouvait y mettre. [26]
+
+Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou
+qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un
+temps où il n'était pas connu; car elle appelait le fils _héritier sien et
+nécessaire_. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais
+qui n'était plus d'accord avec la législation de leur temps, venait sans
+nul doute d'une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité
+ni refuser l'héritage. Le père n'avait donc pas la libre disposition de sa
+fortune. A défaut de fils et si le défunt n'avait que des collatéraux, le
+testament n'était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il
+y fallait de grandes formalités. D'abord le secret n'était pas accordé au
+testateur de son vivant; l'homme qui déshéritait sa famille et violait la
+loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand
+jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait à un
+tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonté du testateur
+reçût l'approbation de l'autorité souveraine, c'est-à-dire du peuple
+assemblé par curies sous la présidence du pontife. [27] Ne croyons pas que
+ce ne fût là qu'une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles.
+Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité
+romaine; et il serait puéril de dire que l'on convoquait un peuple, sous
+la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à
+la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela
+était même, si l'on y réfléchit, tout à fait nécessaire; il y avait, en
+effet, une loi générale qui réglait l'ordre de la succession d'une manière
+rigoureuse; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il
+fallait une autre loi. Cette loi d'exception était le testament. La
+faculté de tester n'était donc pas pleinement reconnue à l'homme, et ne
+pouvait pas l'être tant que cette société restait sous l'empire de la
+vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l'homme vivant
+n'était que le représentant pour quelques années d'un être constant et
+immortel, qui était la famille. Il n'avait qu'en dépôt le culte et la
+propriété; son droit sur eux cessait avec sa vie.
+
+
+_6° Le droit d'aînesse._
+
+Il faut nous reporter au delà des temps dont l'histoire a conservé le
+souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions
+domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont
+préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument
+écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques
+traces dans le droit des époques suivantes.
+
+Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner
+longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future
+des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas
+s'expliquer. C'est le droit d'aînesse.
+
+La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le
+cadet: « L'aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour
+l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de
+l'amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait le
+privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du
+culte domestique; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui
+prononçait les formules de prière; « car le droit de prononcer les prières
+appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier ». L'aîné
+était donc l'héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef
+religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit:
+l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le
+dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code:
+« L'aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères
+vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de leur père. Le
+fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir.
+» [28]
+
+Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit
+hindou; il n'est donc pas étonnant d'y trouver aussi, à l'origine, le
+droit d'aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes
+grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles
+institutions; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet
+n'avait aucune part. [29] Il en était de même dans beaucoup d'anciennes
+législations qu'Aristote avait étudiées; il nous apprend, en effet, que
+celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des lots
+de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre
+frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des
+familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu'autant que le droit
+d'aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération. [30]
+
+Chez les Athéniens, il ne faut pas s'attendre à trouver cette vieille
+institution encore en vigueur au temps de Démosthènes; mais il subsistait
+encore à cette époque ce qu'on appelait le privilège de l'aîné. [31] Il
+consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage
+matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue
+religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la
+famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthènes, allait allumer un
+foyer nouveau, l'aîné, seul véritablement héritier, restait en possession
+du foyer paternel et du tombeau des ancêtres; seul aussi il gardait le nom
+de la famille. [32] C'étaient les vestiges d'un temps où il avait eu seul
+le patrimoine.
+
+On peut remarquer que l'iniquité du droit d'aînesse, outre qu'elle ne
+frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute-puissante,
+était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était
+adopté dans une famille et il en héritait; tantôt il épousait une fille
+unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille
+éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés
+en colonie.
+
+Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au
+droit d'aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu'il ait été inconnu
+dans l'antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s'en
+effacer. Ce qui permet de croire qu'au delà des temps à nous connus il
+avait été en vigueur, c'est que l'existence de la _gens_ romaine et sabine
+ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver
+à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille
+Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la
+famille Fabia, si le droit d'aînesse n'en eût maintenu l'unité pendant une
+longue suite de générations et ne l'eût accrue de siècle en siècle en
+l'empêchant de se démembrer? Ce vieux droit d'aînesse se prouve par ses
+conséquences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33]
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _De legib._, II, 19, 20. Festus, v° _Everriator_.
+
+[2] Isée, VI, 51. Platon appelle l'héritier [Grec: diadochos theon],
+_Lois_, V, 740.
+
+[3] _Lois de Manou_, IX, 186.
+
+[4] _Digeste_, liv. XXXVIII, tit. 16, 14.
+
+[5] _Institutes_, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2.
+
+[6] Démosthènes, _in Boeotumin Mantith._, 10.
+
+[7] _Institutes_, II, 9, 2.
+
+[8] _Institutes_, III, 4, 46; III, 2, 3.
+
+[9] Cicéron, _De rep._, III, 7.
+
+[10] Cicéron, _in Verr._, I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité
+de Dieu, III, 21.
+
+[11] Démosthènes, _in Eubul._, 21. Plutarque, _Thémist._, 32. Isée, X, 4.
+Corn. Népos, _Cimon_. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'épouser
+un frère utérin, ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère
+consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père.
+
+[12] Isée, III, 64; X, 5. Démosthènes, _in Eubul._, 41. La fille unique
+était appelée [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit à tort par
+héritière; il signifie _qui est à côté de l'héritage_, qui _passe avec
+l'héritage_, que l'on _prend avec lui_. En fait, la fille n'était jamais
+héritière.
+
+[13] _Lois de Manou_, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.
+
+[14] Isée, VII.
+
+[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de
+[Grec: thugatridous.]
+
+[16] Isée, VIII, 31; X, 12. Démosthènes, _in Steph._, II, 20.
+
+[17] _Lois de Manou_, IX, 186, 187.
+
+[18] Démosthènes, _in Macart.; in Leoch._ Isée, VII, 20.
+
+[19] _Institutes_, III, 2, 4.
+
+[20] _Ibid._, III, 3.
+
+[21] Isée, X. Démosthène, _passim_. Gaius, III, 2. _Institutes_, III, l,
+2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces règles furent modifiées dans le
+droit prétorien.
+
+[22] Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[23] Id., _Agis_, 5.
+
+[24] Aristote, _Polit_., II, 3, 4.
+
+[25] Platon, _Lois_, XI.
+
+[26] _Uti legassit, ita jus esto_. Si nous n'avions de la loi de Solon que
+les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le
+testament était permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajouté
+[Grec: an me paides osi].
+
+[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament
+_calatis comitiis_ fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué; il
+n'était déjà plus connu au temps de Cicéron (_De orat._, I, 53).
+
+[28] _Lois de Manou_, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été
+modifiée à mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Déjà dans le
+code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la
+succession.
+
+[29] _Fragments des histor. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 211.
+
+[30] Aristote, _Polit._, II, 9; II, 3.
+
+[31] [Grec: Presbeia], Démosthènes, _Pro Phorm._, 34.
+
+[32] Démosthènes, _in Boeot. de nomine_.
+
+[33] La vieille langue latine en a conservé d'ailleurs un vestige qui si
+faible qu'il soit, mérite pourtant d'être signalé. On appelait _sors_ un
+lot de terre, domaine d'une famille; _sors patrimonium significat_, dit
+Festus; le mot _consortes_ se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux
+qu'un lot de terre et vivaient sur le même domaine; or la vieille langue
+désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez
+éloigné: témoignage d'un temps où le patrimoine et la famille étaient
+indivisibles. (Festus, v° _Sors_. Cicéron, _in Verrem_, II, 3, 23. Tite-
+Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrèce, III, 772; VI, 1280.)
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+L'AUTORITÉ DANS LA FAMILLE.
+
+
+_1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens._
+
+La famille n'a pas reçu ses lois de la cité. Si c'était la cité qui eût
+établi le droit privé, il est probable qu'elle l'eût fait tout différent
+de ce que nous l'avons vu. Elle eût réglé d'après d'autres principes le
+droit de propriété et le droit de succession; car il n'était pas de son
+intérêt que la terre fût inaliénable et le patrimoine indivisible. La loi
+qui permet au père de vendre et même de tuer son fils, loi que nous
+trouvons en Grèce comme à Rome, n'a pas été imaginée par la cité. La cité
+aurait plutôt dit au père: « La vie de ta femme et de ton enfant ne
+t'appartient pas plus que leur liberté; je les protégerai, même contre
+toi; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont failli; je
+serai leur seul juge. » Si la cité ne parle pas ainsi, c'est apparemment
+qu'elle ne le peut pas. Le droit privé existait avant elle. Lorsqu'elle a
+commencé à écrire ses lois, elle a trouvé ce droit déjà établi, vivant,
+enraciné dans les moeurs, fort de l'adhésion universelle. Elle l'a
+accepté, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a osé le modifier qu'à
+la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un législateur; il s'est,
+au contraire, imposé au législateur. C'est dans la famille qu'il a pris
+naissance. Il est sorti spontanément et tout formé des antiques principes
+qui la constituaient. Il a découlé des croyances religieuses qui étaient
+universellement admises dans l'âge primitif de ces peuples et qui
+exerçaient l'empire sur les intelligences et sur les volontés.
+
+Une famille se compose d'un père, d'une mère, d'enfants, d'esclaves. Ce
+groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc
+appartiendra l'autorité première? Au père? Non. Il y a dans chaque maison
+quelque chose qui est au-dessus du père lui-même; c'est la religion
+domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maître, [Grec:
+_estia despoina_], que les Latins nomment _Lar familiaris_. Cette divinité
+intérieure, ou, ce qui revient au même, la croyance qui est dans l'âme
+humaine, voilà l'autorité la moins discutable. C'est elle qui va fixer les
+rangs dans la famille.
+
+Le père est le premier près du foyer; il l'allume et l'entretient; il en
+est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute
+fonction; il égorge la victime; sa bouche prononce la formule de prière
+qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille
+et le culte se perpétuent par lui; il représente à lui seul toute la série
+des ancêtres et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur lui
+repose le culte domestique; il peut presque dire comme le Hindou: C'est
+moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin que les
+descendants invoqueront.
+
+La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé. -- La femme, à la
+vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maîtresse
+du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance; elle y a été
+seulement initiée par le mariage; elle a appris de son mari la prière
+qu'elle prononce. Elle ne représente pas les ancêtres, puisqu'elle ne
+descend pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-même un ancêtre; mise au
+tombeau, elle n'y recevra pas un culte spécial. Dans la mort comme dans la
+vie, elle ne compte que comme un membre de son époux.
+
+Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui dérivent de ces
+croyances religieuses, s'accordent à considérer la femme comme toujours
+mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer à elle; elle n'est jamais chef
+de culte. A Rome, elle reçoit le titre de _mater familias_, mais elle le
+perd si son mari meurt. [1] N'ayant jamais un foyer qui lui appartienne,
+elle n'a rien de ce qui donne l'autorité dans la maison. Jamais elle ne
+commande; elle n'est même jamais libre ni maîtresse d'elle-même. Elle est
+toujours près du foyer d'un autre, répétant la prière d'un autre; pour
+tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les
+actes de la vie civile un tuteur.
+
+La loi de Manou dit: « La femme, pendant son enfance, dépend de son père;
+pendant sa jeunesse, de son mari; son mari mort, de ses fils; si elle n'a
+pas de fils, des proches parents de son mari; car une femme ne doit jamais
+se gouverner à sa guise. » [2] Les lois grecques et romaines disent la
+même chose. Fille, elle est soumise à son père; le père mort, à ses
+frères; mariée, elle est sous la tutelle du mari; le mari mort, elle ne
+retourne pas dans sa propre famille, car elle a renoncé à elle pour
+toujours par le mariage sacré; [3] la veuve reste soumise à la tutelle des
+agnats de son mari, c'est-à-dire de ses propres fils, s'il y en a, ou à
+défaut de fils, des plus proches parents. [4] Son mari a une telle
+autorité sur elle, qu'il peut, avant de mourir, lui désigner un tuteur et
+même lui choisir un second mari. [5]
+
+Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une
+très-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservée; c'est le
+mot _manus_. Il n'est pas aisé d'en découvrir le sens primitif. Les
+commentateurs en font l'expression de la force matérielle, comme si la
+femme était placée sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence
+qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne résultait
+nullement de la force plus grande du premier. Elle dérivait, comme tout le
+droit privé, des croyances religieuses qui plaçaient l'homme au-dessus de
+la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas été mariée
+suivant les rites sacrés, et qui, par conséquent, n'avait pas été associée
+au culte, n'était pas soumise à la puissance maritale. [6] C'était le
+mariage qui faisait la subordination et en même temps la dignité de la
+femme. Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a
+constitué la famille.
+
+Passons à l'enfant. Ici la nature parle d'elle-même assez haut; elle veut
+que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maître. La religion est
+d'accord avec la nature; elle dit que le père sera le chef du culte et que
+le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature
+n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'années; la
+religion exige davantage. La nature fait au fils une majorité: la religion
+ne lui en accorde pas. D'après les antiques principes, le foyer est
+indivisible et la propriété l'est comme lui; les frères ne se séparent pas
+à la mort de leur père; à plus forte raison ne peuvent-ils pas se détacher
+de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent
+liés au foyer du père et, par conséquent, soumis à son autorité; tant
+qu'il vit, ils sont mineurs.
+
+On conçoit que cette règle n'ait pu durer qu'autant que la vieille
+religion domestique était en pleine vigueur. Cette sujétion sans fin du
+fils au père disparut de bonne heure à Athènes. Elle subsista plus
+longtemps à Sparte, où le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la
+vieille règle fut scrupuleusement conservée: le fils ne put jamais
+entretenir un foyer particulier du vivant du père; même marié, même ayant
+des enfants, il fut toujours en puissance. [7]
+
+Du reste, il en était de la puissance paternelle comme de la puissance
+maritale; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique.
+Le fils né du concubinat n'était pas placé sous l'autorité du père. Entre
+le père et lui il n'existait pas de communauté religieuse; il n'y avait
+donc rien qui conférât à l'un l'autorité et qui commandât à l'autre
+l'obéissance. La paternité ne donnait, par elle seule, aucun droit au
+père.
+
+Grâce à la religion domestique, la famille était un petit corps organisé,
+une petite société qui avait son chef et son gouvernement. Rien, dans
+notre société moderne, ne peut nous donner une idée de cette puissance
+paternelle. Dans cette antiquité, le père n'est pas seulement l'homme fort
+qui protège et qui a aussi le pouvoir de se faire obéir; il est le prêtre,
+il est l'héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des
+descendants, le dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules
+secrètes de la prière. Toute la religion réside en lui.
+
+Le nom même dont on l'appelle, _pater_, porte en lui-même de curieux
+enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en sanscrit; d'où
+l'on peut déjà conclure que ce mot date d'un temps où les Hellènes, les
+Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale.
+Quel en était le sens et quelle idée présentait-il alors à l'esprit des
+hommes? on peut le savoir, car il a gardé sa signification première dans
+les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue
+juridique. Lorsque les anciens, en invoquant Jupiter, l'appelaient _pater
+hominum Deorumque_, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fût le père des
+dieux et des hommes; car ils ne l'ont jamais considéré comme tel et ils
+ont cru, au contraire, que le genre humain existait avant lui. Le même
+titre de _pater_ était donné à Neptune, à Apollon, à Bacchus, à Vulcain, à
+Pluton, que les hommes assurément ne considéraient pas comme leurs pères;
+ainsi le titre de _mater_ s'appliquait à Minerve, à Diane, à Vesta, qui
+étaient réputées trois déesses vierges. De même dans la langue juridique
+le titre de _pater_ ou _pater familias_ pouvait être donné à un homme qui
+n'avait pas d'enfants, qui n'était pas marié, qui n'était même pas en âge
+de contracter le mariage. L'idée de paternité ne s'attachait donc pas à ce
+mot. La vieille langue en avait un autre qui désignait proprement le père,
+et qui, aussi ancien que _pater_, se trouve, comme lui, dans les langues
+des Grecs, des Romains et des Hindous (_gánitar_, [Grec: genneter],
+_genitor_). Le mot _pater_ avait un autre sens. Dans la langue religieuse
+on l'appliquait aux dieux; dans la langue du droit, à tout homme qui avait
+un culte et un domaine. Les poëtes nous montrent qu'on l'employait à
+l'égard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le client le
+donnaient à leur maître. Il était synonyme des mots _rex_, [Grec: anax,
+basileus]. Il contenait en lui, non pas l'idée de paternité, mais celle de
+puissance, d'autorité, de dignité majestueuse.
+
+Qu'un tel mot se soit appliqué au père de famille jusqu'à pouvoir devenir
+peu à peu son nom le plus ordinaire, voilà assurément un fait bien
+significatif et qui paraîtra grave à quiconque veut connaître les antiques
+institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idée de la
+puissance que le père a exercée longtemps dans la famille et du sentiment
+de vénération qui s'attachait à lui comme à un pontife et à un souverain.
+
+
+_2° Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle._
+
+Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette puissance
+illimitée dont la religion l'avait d'abord revêtu. Les droits très-
+nombreux et très-divers qu'elles lui ont conférés peuvent être rangés en
+trois catégories, suivant qu'on considère le père de famille comme chef
+religieux, comme maître de la propriété ou comme juge.
+
+I. Le père est le chef suprême de la religion domestique; il règle toutes
+les cérémonies du culte comme il l'entend ou plutôt comme il a vu faire à
+son père. Personne dans la famille ne conteste sa suprématie sacerdotale.
+La cité elle-même et ses pontifes ne peuvent rien changer à son culte.
+Comme prêtre du foyer, il ne reconnaît aucun supérieur.
+
+A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpétuité
+du culte et, par conséquent, de celle de la famille. Tout ce qui touche à
+cette perpétuité, qui est son premier soin et son premier devoir, dépend
+de lui seul. De là dérive toute une série de droits:
+
+Droit de reconnaître l'enfant à sa naissance ou de le repousser. Ce droit
+est attribué au père par les lois grecques [8] aussi bien que par les lois
+romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction avec les
+principes sur lesquels la famille est fondée. La filiation, même
+incontestée, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacré de la famille;
+il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant que
+l'enfant n'est pas associé à la religion domestique, il n'est rien pour le
+père.
+
+Droit de répudier la femme, soit en cas de stérilité, parce qu'il ne faut
+pas que la famille s'éteigne, soit en cas d'adultère, parce que la famille
+et la descendance doivent être pures de toute altération.
+
+Droit de marier sa fille, c'est-à-dire de céder à un autre la puissance
+qu'il a sur elle. Droit de marier son fils; le mariage du fils intéresse
+la perpétuité de la famille.
+
+Droit d'émanciper, c'est-à-dire d'exclure un fils de la famille et du
+culte. Droit d'adopter, c'est-à-dire d'introduire un étranger près du
+foyer domestique.
+
+Droit de désigner en mourant un tuteur à sa femme, et à ses enfants.
+
+Il faut remarquer que tous ces droits étaient attribués au père seul, à
+l'exclusion de tous les autres, membres de la famille. La femme n'avait
+pas le droit de divorcer, du moins dans les époques anciennes. Même quand
+elle était veuve, elle ne pouvait ni émanciper ni adopter. Elle n'était
+jamais tutrice, même de ses enfants. En cas de divorce, les enfants
+restaient avec le père; même les filles. Elle n'avait jamais ses enfants
+en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'était
+pas, demandé. [9]
+
+II. On a vu plus haut que la propriété n'avait pas été conçue, à
+l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La
+fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent
+implicitement tous les anciens législateurs, aux ancêtres et aux
+descendants. Cette propriété, par sa nature même, ne se partageait pas. Il
+ne pouvait y avoir dans chaque famille qu'un propriétaire qui était la
+famille même, et qu'un usufruitier qui était le père. Ce principe explique
+plusieurs dispositions de l'ancien droit.
+
+La propriété ne pouvant pas se partager et reposant tout entière sur la
+tête du père, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le
+régime dotal et même la communauté de biens étaient alors inconnus. La dot
+de la femme appartenait sans réserve au mari, qui exerçait sur les biens
+dotaux non-seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un
+propriétaire. Tout ce que la femme pouvait acquérir durant le mariage,
+tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait même pas sa dot en
+devenant veuve. [10]
+
+Le fils était dans les mêmes conditions que la femme: il ne possédait
+rien. Aucune donation faite par lui n'était valable, par la raison qu'il
+n'avait rien à lui. Il ne pouvait rien acquérir; les fruits de son
+travail, les bénéfices de son commerce étaient pour son père. Si un
+testament était fait en sa faveur par un étranger, c'était son père et non
+pas lui qui recevait le legs. Par là s'explique le texte du droit romain
+qui interdit tout contrat de vente entre le père et le fils. Si le père
+eût vendu au fils, il se fût vendu à lui-même, puisque le fils n'acquérait
+que pour le père. [11]
+
+On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athènes
+que le père pouvait vendre son fils. [12] C'est que le père pouvait
+disposer de toute la propriété qui était dans la famille, et que le fils
+lui-même pouvait être envisagé comme une propriété, puisque ses bras et
+son travail étaient une source de revenu. Le père pouvait donc à son choix
+garder pour lui cet instrument de travail ou le céder à un autre. Le
+céder, c'était ce qu'on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons
+du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce
+contrat de vente et sur les réserves qui pouvaient y être contenues. Il
+paraît certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de
+l'acheteur. Ce n'était pas sa liberté qu'on vendait, mais seulement son
+travail. Même dans cet état, le fils restait encore soumis à la puissance
+paternelle, ce qui prouve qu'il n'était pas considéré comme sorti de la
+famille. On peut croire que cette vente n'avait d'autre effet que
+d'aliéner pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de
+louage. Plus tard elle ne fut usitée que comme un moyen détourné d'arriver
+à l'émancipation du fils.
+
+III. Plutarque nous apprend qu'à Rome les femmes ne pouvaient pas paraître
+en justice, même comme témoins. [13] On lit dans le jurisconsulte Gaius:
+« Il faut savoir qu'on ne peut rien céder en justice aux personnes qui
+sont en puissance, c'est-à-dire à la femme, au fils, à l'esclave. Car de
+ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec
+raison qu'elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si
+votre fils, soumis à votre puissance, a commis un délit, l'action en
+justice est donnée contre vous. Le délit commis par un fils contre son
+père ne donne lieu à aucune action en justice. » [14] De tout cela il
+résulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient être ni demandeurs
+ni défendeurs, ni accusateurs, ni accusés, ni témoins. De toute la
+famille, il n'y avait que le père qui pût paraître devant le tribunal de
+la cité; la justice publique n'existait que pour lui. Aussi était-il
+responsable des délits commis par les siens.
+
+Si la justice, pour le fils et la femme, n'était pas dans la cité, c'est
+qu'elle était dans la maison. Leur juge était le chef de famille, siégeant
+comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou paternelle, au
+nom de la famille et sous les yeux des divinités domestiques. [15]
+
+Tite-Live raconte que le Sénat, voulant extirper de Rome les Bacchanales,
+décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le décret
+fut aisément exécuté à l'égard des citoyens. Mais à l'égard des femmes,
+qui n'étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se présentait:
+les femmes n'étaient pas justiciables de l'État; la famille seule avait le
+droit de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa aux
+maris et aux pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence de
+mort.
+
+Ce droit de justice que le chef de famille exerçait dans sa maison, était
+complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le
+magistrat dans la cité; aucune autorité n'avait le droit de modifier ses
+arrêts. « Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme; son pouvoir
+n'a pas de limite; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute,
+il la punit; si elle a bu du vin, il la condamne; si elle a eu commerce
+avec un autre homme, il la tue. »
+
+Le droit était le même à l'égard des enfants. Valère-Maxime cite un
+certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicité, et tout le monde
+connaît ce père qui mit à mort son fils, complice de Catilina.
+
+Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait
+s'en faire une idée fausse que de croire que le père eût le droit absolu
+de tuer sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S'il les frappait de
+mort, ce n'était qu'en vertu de son droit de justice. Comme le père de
+famille était seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils ne
+pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il était dans l'intérieur de sa
+famille l'unique magistrat.
+
+Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorité paternelle n'était pas une
+puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du droit du
+plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au fond
+des âmes, et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par
+exemple, le père avait le droit d'exclure le fils de sa famille; mais il
+savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'éteindre
+et les mânes de ses ancêtres de tomber dans l'éternel oubli. Il avait le
+droit d'adopter l'étranger; mais la religion lui défendait de le faire
+s'il avait un fils. Il était propriétaire unique des biens; mais il
+n'avait pas, du moins à l'origine, le droit de les aliéner. Il pouvait
+répudier sa femme; mais pour le faire il fallait qu'il osât briser le lien
+religieux que le mariage avait établi. Ainsi la religion imposait au père
+autant d'obligations qu'elle lui conférait de droits.
+
+Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans
+les esprits ont suffi, sans qu'on eût besoin du droit de la force ou de
+l'autorité d'un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui
+donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans
+tous ses détails le droit privé.
+
+
+NOTES
+
+[1] Festus, v° _Mater familiae_.
+
+[2] _Lois de Manou_, V, 147, 148.
+
+[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Démosthènes, _in Eubulid._,
+41.
+
+[4] Démosthènes, _in Steph._, II; _in Aphob._ Plutarque, _Thémist._, 32.
+Denys d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2.
+Macrobe, I, 3.
+
+[5] Démosthènes, _in Aphobum; pro Phormione_.
+
+[6] Cicéron, _Topic._, 14. Tacite, _Ann._, IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6.
+On verra plus loin qu'à une certaine époque et pour des raisons que nous
+aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a
+fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré.
+
+[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle: _Jus proprium est civium
+romanorum_, il faut entendre qu'au temps de Gaius le _droit romain_ ne
+reconnaît cette puissance que chez le _citoyen romain_; cela ne veut pas
+dire qu'elle n'eût pas existé antérieurement ailleurs et qu'elle n'eût pas
+été reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que
+nous dirons de la situation légale des sujets sous la domination de Rome.
+
+[8] Hérodote, I, 59. Plutarque, _Alcib._, 29; _Agésilas_, 3.
+
+[9] Démosthènes, _in Eubul._, 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8.
+_Institutes_, I, 9. _Digeste_, liv. I, tit. i, 11.
+
+[10] Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées
+par le droit prétorien.
+
+[11] Cicéron, _De legib._, II, 20. Gaius, II, 87. _Digeste_, liv. XVIII,
+tit. 1, 2.
+
+[12] Plutarque, _Solon_, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I,
+132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v° _Deminutus_.
+
+[13] Plutarque, _Publicola_, 8.
+
+[14] Gaius, II, 96; IV, 77, 78.
+
+[15] Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les moeurs; le
+père consulta la famille entière et l'érigea en un tribunal qu'il
+présidait. Tacite, XIII, 32. _Digeste_, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon,
+_Lois_, IX.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE.
+
+
+L'histoire n'étudie pas seulement les faits matériels et les institutions;
+son véritable objet d'étude est l'âme humaine; elle doit aspirer à
+connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de
+la vie du genre humain.
+
+Nous avons montré, au début de ce livre, d'antiques croyances que l'homme
+s'était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite
+comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le
+droit privé. Il reste à chercher quelle a été l'action de ces croyances
+sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette
+vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le coeur de l'homme,
+on peut croire du moins qu'elle s'est associée à eux pour les fortifier,
+pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et
+leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour
+les fausser.
+
+La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique; la morale
+l'était aussi. La religion ne disait pas à l'homme, en lui montrant un
+autre homme: Voilà ton frère. Elle lui disait: Voilà un étranger; il ne
+peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas
+approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne
+peut pas s'unir à toi par une prière commune; tes dieux repoussent son
+adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi.
+
+Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinité en faveur
+des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe
+grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de
+l'homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à
+l'égoïste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'éloignes de
+tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi,
+tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l'indice d'un temps
+où, toute religion étant autour du foyer, l'horizon de la morale et de
+l'affection ne dépassait pas non plus le cercle étroit de la famille.
+
+Il est naturel que l'idée morale ait eu son commencement et ses progrès
+comme l'idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette
+race, était bien petit; peu à peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi
+la morale, fort étroite d'abord et fort incomplète, s'est insensiblement
+élargie jusqu'à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le
+devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille,
+et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les
+devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme.
+
+Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l'époque de sa
+pleine vigueur. L'homme voit, tout près de lui la divinité. Elle est
+présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être
+fragile se trouve sous les yeux d'un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se
+sent jamais seul. A côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des
+protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour
+punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des
+divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de
+veiller sur tout ce qui se passe dans l'intérieur des maisons. » -- « Les
+Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils
+nourrissent notre corps et règlent notre âme. » [2]
+
+On aimait à donner au foyer l'épithète de chaste et l'on croyait qu'il
+commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement
+impur ne devait être commis à sa vue.
+
+Les premières idées de faute, de châtiment, d'expiation semblent être
+venues de là. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son
+propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n'y
+a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de
+repas sacré. Le dieu est si sévère qu'il n'admet aucune excuse; il ne
+distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main
+tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés. [3] Pour que
+l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu,
+il faut au moins qu'il se purifie par une cérémonie expiatoire. [4] Cette
+religion connaît la miséricorde; elle a des rites pour effacer les
+souillures de l'âme; si étroite et si grossière qu'elle soit, elle sait
+consoler l'homme de ses fautes mêmes.
+
+Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à
+l'homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le
+mariage obligatoire; le célibat est un crime aux yeux d'une religion qui
+fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des
+devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en présence
+des divinités domestiques; c'est l'union religieuse, sacrée, indissoluble
+de l'époux et de l'épouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser
+de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel,
+comme il l'a été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique
+religion le lui défend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils
+qui vient à naître d'une telle union, est considéré comme un bâtard,
+c'est-à-dire comme un être qui n'a pas place au foyer; il n'a droit
+d'accomplir aucun acte sacré; il ne peut pas prier. [5]
+
+Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. A ses
+yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l'adultère. Car la
+première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils; or
+l'adultère trouble l'ordre de la naissance. Une autre règle est que le
+tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de
+l'adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les
+principes de la religion sont violés; le culte est souillé, le foyer
+devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a
+plus: par l'adultère la série des descendants est brisée; la famille, même
+à l'insu des hommes vivants, est éteinte, et il n'y a plus de bonheur
+divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il: « Le fils de l'adultère
+anéantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressées aux
+mânes. » [6]
+
+Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de
+repousser l'enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si
+rigoureuses, si inexorables pour l'adultère. A Athènes il est permis au
+mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne à
+mort. Cette religion était si sévère que l'homme n'avait pas même le droit
+de pardonner complètement et qu'il était au moins forcé de répudier sa
+femme. [7]
+
+Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et
+sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse
+qui dit à l'homme et à la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de
+cette union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les
+conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est
+venu le caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens
+et la pureté que la famille a conservée longtemps.
+
+Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit à
+l'épouse qu'elle doit obéir, au mari qu'il doit commander. Elle leur
+apprend à tous les deux à se respecter l'un l'autre. La femme a des
+droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de
+veiller à ce qu'il ne s'éteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce.
+Là où elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant.
+C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir « un foyer privé d'épouse
+». [9] Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le
+sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10]
+
+On peut croire que c'est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère
+de famille a dû la vénération dont on n'a jamais cessé de l'entourer dans
+la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille
+le même titre que son mari: les Latins disent _pater familias_ et _mater
+familias_, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les
+Hindous _grihapati, grihapatni_. De là vient aussi cette formule que la
+femme prononçait dans le mariage romain: _Ubi tu Caius, ego Caia_, formule
+qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas égale autorité, il y a au
+moins dignité égale.
+
+Quant au fils, nous l'avons vu soumis à l'autorité d'un père qui peut le
+vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le
+culte; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses; sa
+présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n'a
+pas de fils est forcé d'en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin
+que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la
+religion établit entre le père et le fils! On croit à une seconde vie dans
+le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement
+offerts. Ainsi le père est convaincu, que sa destinée après cette vie
+dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son
+côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu'il aura à
+l'invoquer.
+
+On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et
+d'affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus
+domestiques le nom de piété: l'obéissance du fils envers le père, l'amour
+qu'il portait à sa mère, c'était de la piété, _pietas erga parentes_;
+l'attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c'était
+encore de la piété, _pietas erga liberos_. Tout était divin dans la
+famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout
+cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un même mot.
+
+Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l'amour de la maison parmi
+les vertus; c'en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et
+puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes,
+ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l'on
+offre tous les trésors et l'immortalité même, et qui ne veut que revoir la
+flamme de son foyer. Avançons jusqu'à Cicéron; ce n'est plus un poëte,
+c'est un homme d'État qui parle: « Ici est ma religion, ici est ma race,
+ici les traces de mes pères; je ne sais quel charme se trouve ici qui
+pénètre mon coeur et mes sens. » [12] Il faut nous placer par la pensée au
+milieu des plus antiques générations, pour comprendre combien ces
+sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et
+puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la
+quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons,
+ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la
+religion n'est pas là; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le
+trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens; c'était dans
+l'intérieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinité,
+leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait
+leurs prières et exauçait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se
+sentait plus de dieu; le dieu du voisin était un dieu hostile. L'homme
+aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son église. [13]
+
+Ainsi ces croyances des premiers âges n'ont pas été étrangères au
+développement moral de cette partie de l'humanité. Ces dieux prescrivaient
+la pureté et défendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle
+n'est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces
+dieux appartenaient en commun à tous les membres d'une même famille; la
+famille s'est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres
+ont appris à s'aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux
+vivaient dans l'intérieur de chaque maison; l'homme a aimé sa maison, sa
+demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants
+comme un sanctuaire.
+
+L'antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité; mais elle
+enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a
+été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont
+apparu, claire, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle
+restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce
+caractère étroit de la morale primitive; car la société civile, fondée
+plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et
+plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par là.
+[14]
+
+
+NOTES
+
+[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., édit. Dubner, V, 167.
+
+[2] Plutarque, _Quest. rom._, 51. Macrobe, _Sat._, III, 4.
+
+[3] Hérodote, I, 35. Virgile, _Én._, II, 719. Plutarque, _Thésée_, 12.
+
+[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, _Choeph._, 96.
+
+[5] Isée, VII. Démosthènes, _in Macari._
+
+[6] _Lois de Manou_, III, 175.
+
+[7] Démosthènes, _in Neoer_., 89. Il est vrai que, si cette morale
+primitive condamnait l'adultère, elle ne réprouvait pas l'inceste; la
+religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage étaient au
+rebours des nôtres: il était louable d'épouser sa soeur (Démosthènes, _in
+Neoer_., 22; Cornélius Nepos, _prooemium_; id., _Vie de Cimon_; Minucius
+Felix, _in Octavio_), mais il était défendu, en principe, d'épouser une
+femme d'une autre ville.
+
+[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. _Lois de Manou_, III, 62; V,
+151.
+
+[9] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._.
+
+[10] Plutarque, _Quest. rom._, 50.
+
+[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22.
+
+[12] Cicéron, _De legib._, II, 1. _Pro domo_, 41.
+
+[13] De là la sainteté du domicile, que les anciens réputèrent toujours
+inviolable. Démosthènes, _in Androt._, 52; _in Evergum_, 60. _Digeste, de
+in jus voc._, II, 4.
+
+[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essayé, dans ce chapitre, de
+saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et
+les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiée
+ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Déjà dans l'_Odyssée_ nous
+trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce
+livre le montrera.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+LA GENS À ROME ET EN GRÈCE.
+
+
+On trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains grecs les
+traces d'une antique institution qui paraît avoir été en grande vigueur
+dans le premier âge des sociétés grecque et italienne, mais qui, s'étant
+affaiblie peu à peu, n'a laissé que des vestiges à peine perceptibles dans
+la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les
+Latins appelaient _gens_ et les Grecs [Grec: genos].
+
+On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la _gens_. Il ne
+sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulté du
+problème.
+
+La _gens_, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la
+constitution était tout aristocratique; c'est grâce à son organisation
+intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athènes
+perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti populaire
+prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette
+vieille institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est
+probable qu'il ne nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais
+elle était singulièrement vivace et enracinée dans les moeurs; on ne put
+pas la faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier:
+on lui enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa
+subsister que ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau
+régime. Ainsi à Rome les plébéiens imaginèrent de former des _gentes_ à
+l'imitation des patriciens; à Athènes on essaya de bouleverser les [Grec:
+genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les _dèmes_ que
+l'on établit à leur ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand
+nous parlerons des révolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici
+que cette altération profonde que la démocratie a introduite dans le
+régime de la _gens_ est de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître
+la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui
+nous sont parvenus sur elle datent de l'époque où elle avait été ainsi
+transformée. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les révolutions en
+avaient laissé subsister.
+
+Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait
+péri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution
+de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une
+idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait dans
+les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c'est-à-
+dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais il songerait
+qu'une grande révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon droit
+que cette institution, comme toutes les autres, a dû être transformée;
+cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui
+que l'ombre ou l'image affaiblie et altérée d'une autre noblesse
+incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les
+faibles débris de l'antique monument, quelques expressions demeurées dans
+la langue, quelques termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de
+stériles regrets, il devinerait peut-être quelque chose du régime féodal
+et se ferait des institutions du moyen âge une idée qui ne serait pas trop
+éloignée de la vérité. La difficulté serait grande assurément; elle n'est
+pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaître la _gens_ antique;
+car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps
+où elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.
+
+Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous
+disent de la _gens_, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où
+elle était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous
+essayerons d'entrevoir le véritable régime de la _gens_ antique.
+
+
+_1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la_ gens.
+
+Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on
+rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius
+Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une même _gens_, la
+_gens_ Claudia.
+
+Démosthènes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept témoins qui
+certifient qu'ils font partie du même [Grec: genos], celui des Brytides.
+Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes
+citées comme membres du même [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans
+six dèmes différents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait
+pas exactement au dème et n'était pas, comme lui, une simple division
+administrative. [1]
+
+Voilà donc un premier fait avéré; il y avait des _gentes_ à Rome et à
+Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d'autres
+villes de la Grèce et de l'Italie et en conclure que, suivant toute
+vraisemblance, cette institution a été universelle chez ces anciens
+peuples.
+
+Chaque _gens_ avait un culte spécial. En Grèce on reconnaissait les
+membres d'une même _gens_ « à ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en
+commun depuis une époque fort reculée ». [2] Plutarque mentionne le lieu
+des sacrifices de la _gens_ des Lycomèdes, et Eschine parle de l'autel de
+la _gens_ des Butades. [3]
+
+A Rome aussi, chaque _gens_ avait des actes religieux à accomplir; le
+jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion particulière. [4]
+Le Capitole est bloqué par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les
+lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets
+sacrés; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa _gens_ qui est situé
+sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui
+qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal; assurément la
+république a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armée; il la laisse
+pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour
+anniversaire du sacrifice de sa _gens_ est arrivé et qu'il faut qu'il
+coure à Rome pour accomplir l'acte sacré. [5]
+
+Ce culte devait être perpétué de génération en génération; et c'était un
+devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un ennemi
+personnel de Cicéron, Claudius, a quitté sa _gens_ pour entrer dans une
+famille plébéienne; Cicéron lui dit: « Pourquoi exposes-tu la religion de
+la _gens_ Claudia à s'éteindre par ta faute? »
+
+Les dieux de la _gens_, _Dii gentiles_, ne protégeaient qu'elle et ne
+voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis
+aux cérémonies religieuses. On croyait que, si un étranger avait une part
+de la victime ou même s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de
+la _gens_ en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup
+d'une impiété grave.
+
+De même que chaque _gens_ avait son culte et ses fêtes religieuses, elle
+avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Démosthènes:
+« Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses
+pères, dans ce tombeau qui est commun à tous ceux de sa _gens_. » La suite
+du plaidoyer montre qu'aucun étranger ne pouvait être enseveli dans ce
+tombeau. Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau où la
+_gens_ des Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque
+année un sacrifice funèbre; « ce lieu de sépulture est un champ assez
+vaste qui est entouré d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. » [6]
+
+Il en était de même chez les Romains. Velléius parle du tombeau de la
+_gens_ Quintilia, et Suétone nous apprend que la _gens_ Claudia avait le
+sien sur la pente du mont Capitolin.
+
+L'ancien droit de Rome considère les membres d'une _gens_ comme aptes à
+hériter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, à défaut de
+fils et d'agnats, le _gentilis_ est héritier naturel. Dans cette
+législation, le _gentilis_ est donc plus proche que le cognat, c'est-à-
+dire plus proche que le parent par les femmes.
+
+Rien n'est plus étroitement lié que les membres d'une _gens_. Unis dans la
+célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s'aident mutuellement dans
+tous les besoins de la vie. La _gens_ entière répond de la dette d'un de
+ses membres; elle rachète le prisonnier, elle paye l'amende du condamné.
+Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les
+dépenses qu'entraîne toute magistrature. [7]
+
+L'accusé se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa
+_gens_; cela marque la solidarité que la loi établit entre l'homme et le
+corps dont il fait partie. C'est un acte contraire à la religion que de
+plaider contre un homme de sa _gens_ ou même de porter témoignage contre
+lui. Un Claudius, personnage considérable, était l'ennemi personnel
+d'Appius Claudius le décemvir; quand celui-ci fut cité en justice et
+menacé de mort, Claudius se présenta pour le défendre et implora le peuple
+en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette démarche,
+« ce n'était pas par affection, mais par devoir ».
+
+Si un membre de la _gens_ n'avait pas le droit d'en appeler un autre
+devant la justice de la cité, c'est qu'il y avait une justice dans la
+_gens_ elle-même. Chacune avait, en effet, son chef, qui était à la fois
+son juge, son prêtre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque
+la famille sabine des Claudius vint s'établir à Rome, les trois mille
+personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus tard,
+quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous
+voyons que cette _gens_ a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et
+qui la conduit à l'ennemi. [9]
+
+En Grèce aussi, chaque _gens_ avait son chef; les inscriptions en font
+foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez généralement le
+titre d'archonte. [10] Enfin à Rome comme en Grèce, la _gens_ avait ses
+assemblées; elle portait des décrets, auxquels ses membres devaient obéir,
+et que la cité elle-même respectait. [11]
+
+Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur
+aux époques où la _gens_ était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce
+sont là les restes de cette antique institution.
+
+
+_2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la_
+gens _romaine_.
+
+Sur cet objet, qui est livré depuis longtemps aux disputes des érudits,
+plusieurs systèmes ont été proposés. Les uns disent: La _gens_ n'est pas
+autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot _gens_ désigne
+une sorte de parenté factice. Suivant d'autres, la _gens_ n'est que
+l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et
+d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications
+ne répond à toute la série de faits, de lois, d'usages, que nous venons
+d'énumérer.
+
+Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut ainsi: la _gens_
+est une association politique de plusieurs familles qui étaient à
+l'origine étrangères les unes aux autres; à défaut de lien du sang, la
+cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté
+religieuse.
+
+Mais une première objection se présente. Si la _gens_ n'est qu'une
+association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit à
+hériter les uns des autres? Pourquoi le _gentilis_ est-il préféré au
+cognat? Nous avons vu plus haut les règles de l'hérédité, et nous avons
+dit quelle relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre
+le droit d'hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi
+ancienne se fût écartée de ce principe au point d'accorder la succession
+aux _gentiles_, si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des
+étrangers?
+
+Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la _gens_, c'est
+qu'elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on
+cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque
+toujours un ancêtre divinisé, et que l'autel où elle porte le sacrifice
+est un tombeau. A Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos, auteur de
+leur race; les Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès,
+les Busélides Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops. [13]
+A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme
+chef de leur race le héros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius
+un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14]
+
+Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces
+généalogies ont été imaginées après coup; mais il faut bien avouer que
+cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait été un usage
+constant chez les véritables _gentes_ de reconnaître un ancêtre commun et
+de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité.
+
+D'ailleurs la supercherie n'était pas aussi aisée à commettre qu'il nous
+le semble. Ce culte n'était pas une vaine formalité de parade. Une des
+règles les plus rigoureuses de la religion était qu'on ne devait honorer
+comme ancêtres que ceux dont on descendait véritablement; offrir ce culte
+à un étranger était une impiété grave. Si donc la _gens_ adorait en commun
+un ancêtre, c'est qu'elle croyait sincèrement descendre de lui. Simuler un
+tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c'eût été porter le
+mensonge dans ce qu'on avait de plus sacré, et se jouer de la religion.
+Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille
+religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte
+au temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que
+plusieurs familles, s'associant dans une même fourberie, se soient dit:
+Nous allons feindre d'avoir un même ancêtre; nous lui érigerons un
+tombeau, nous lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants
+l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensée ne devait pas
+se présenter aux esprits, ou elle était écartée comme une pensée coupable.
+
+Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de
+demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent
+donner. Une institution est quelquefois expliquée par le mot qui la
+désigne. Or, le mot _gens_ est exactement le même que le mot _genus_, au
+point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifféremment
+_gens Fabia_ et _genus Fabium_; tous les deux correspondent au verbe
+_gignere_ et au substantif _genitor_, absolument comme [Grec: genos]
+correspond à [Grec: gennan] et à [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en
+eux l'idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d'un
+[Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie _nourris du
+même lait_. Que l'on compare à tous ces mots ceux que nous avons
+l'habitude de traduire par famille, le latin _familia_, le grec [Grec:
+oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de génération ou de
+parenté. La signification vraie de _familia_ est propriété; il désigne le
+champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze
+Tables disent, en parlant de l'héritier, _familiam nancitor_, qu'il prenne
+la succession. Quant à [Grec: oikos], il est clair qu'il ne présente à
+l'esprit aucune autre idée que celle de propriété ou de domicile. Voilà
+cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or,
+est-il admissible que des termes dont le sens intrinsèque est celui de
+domicile ou de propriété, aient pu être employés souvent pour désigner une
+famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation,
+naissance, paternité, n'aient jamais désigné qu'une association
+artificielle? Assurément cela ne serait pas conforme à la logique si
+droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs
+et les Romains attachaient aux mots _gens_ et [Grec: genos] l'idée d'une
+origine commune. Cette idée a pu s'effacer quand la gens s'est altérée,
+mais le mot est resté pour en porter témoignage.
+
+Le système qui présente la _gens_ comme une association factice, a donc
+contre lui, 1° la vieille législation qui donne aux _gentiles_ un droit
+d'hérédité, 2° les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de
+culte que là où il y a communauté de naissance; 3° les termes de la langue
+qui attestent dans la _gens_ une origine commune. Ce système a encore ce
+défaut qu'il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par
+une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut
+pas admettre comme vrai.
+
+
+_3° La_ gens _est la famille ayant encore son organisation primitive et
+son unité._
+
+Tout nous présente la _gens_ comme unie par un lien de naissance.
+Consultons encore le langage: les noms des _gentes_, en Grèce aussi bien
+qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée dans les deux langues pour
+les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butadès fils
+de Butès.
+
+Ceux qui croient voir dans la _gens_ une association artificielle, partent
+d'une donnée qui est fausse. Ils supposent qu'une _gens_ comptait toujours
+plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers
+l'exemple de la _gens_ Cornélia qui renfermait en effet des Scipions, des
+Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fût
+toujours ainsi. La _gens_ Marcia paraît n'avoir jamais eu qu'une seule
+lignée; on n'en voit qu'une aussi dans la _gens_ Lucrétia, et dans la
+_gens_ Quintilia pendant longtemps. Il serait assurément fort difficile de
+dire quelles sont les familles qui ont formé la _gens_ Fabia; car tous les
+Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement à la même
+souche; tous portent d'abord le même surnom de Vibulanus; ils le changent
+tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui
+de Maximus ou de Dorso.
+
+On sait qu'il était d'usage à Rome que tout patricien portât trois noms.
+On s'appelait, par exemple, Publius Cornélius Scipio. Il n'est pas inutile
+de rechercher lequel de ces trois mots était considère comme le nom
+véritable. Publius n'était qu'un _nom mis en avant, praenomen_; Scipio
+était un _nom ajouté, agnomen_. Le vrai nom était Cornélius; or, ce nom
+était en même temps celui de la _gens_ entière. N'aurions-nous que ce seul
+renseignement sur la _gens_ antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il
+y a eu des Cornélius avant qu'il y eût des Scipions, et non pas, comme on
+le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associée à d'autres pour
+former la _gens_ Cornélia.
+
+Nous voyons, en effet, par l'histoire que la _gens_ Cornélia fut longtemps
+indivise et que tous ses membres portaient également le surnom de
+Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur
+Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus
+tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite
+par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'à l'époque des guerres
+des Samnites, les Céthégus que dans la seconde guerre punique. Il en est
+de même de la _gens_ Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une
+seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis,
+signe de leur origine. On les suit pendant sept générations sans
+distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est
+seulement à la huitième génération, c'est-à-dire au temps de la première
+guerre punique, que l'on voit trois branches se séparer et adopter trois
+surnoms qui leur deviennent héréditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui
+se continuent pendant deux siècles, les Claudius Centho qui ne tardent
+guère à s'éteindre, et les Claudius Nero qui se perpétuent jusqu'au temps
+de l'Empire.
+
+Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une association de
+familles, mais qu'elle était la famille elle-même. Elle pouvait
+indifféremment ne comprendre qu'une seule lignée ou produire des branches
+nombreuses; ce n'était toujours qu'une famille.
+
+Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens
+antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux
+vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On reconnaîtra
+même que la gens est dérivée tout naturellement de la religion domestique
+et du droit privé des anciens âges. Que prescrit, en effet, cette religion
+primitive? Que l'ancêtre, c'est-à-dire l'homme qui le premier a été
+enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu, et
+que ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose,
+lui offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau
+toujours honoré d'un culte, voilà le centre autour duquel toutes les
+générations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la
+famille, quelque nombreuses qu'elles puissent être, restent groupées en un
+seul faisceau. Que dit encore le droit privé de ces vieux âges? En
+observant ce qu'était l'autorité dans la famille ancienne, nous avons vu
+que les fils ne se séparaient pas du père; en étudiant les règles de la
+transmission du patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit
+d'aînesse, les frères cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer,
+tombeau, patrimoine, tout cela à l'origine était indivisible. La famille
+l'était par conséquent. Le temps ne la démembrait pas. Cette famille
+indivisible, qui se développait à travers les âges, perpétuant de siècle
+en siècle son culte et son nom, c'était véritablement la gens antique. La
+gens était la famille, mais la famille ayant conservé l'unité que sa
+religion lui commandait, et ayant atteint tout le développement que
+l'ancien droit privé lui permettait d'atteindre. [15]
+
+Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la
+_gens_, devient clair. L'étroite solidarité que nous remarquions tout à
+l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents
+par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une
+fiction; il leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille,
+ils ont une sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze
+Tables les déclare aptes à hériter les une des autres. Pour la même raison
+encore, ils portent un même nom. Comme ils avaient tous, à l'origine, un
+même patrimoine indivis, ce fut un usage et même une nécessité que la
+_gens_ entière répondît de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payât
+la rançon du prisonnier ou l'amende du condamné. Toutes ces règles
+s'étaient établies d'elles-mêmes lorsque la _gens_ avait encore son unité;
+quand elle se démembra, elles ne purent pas disparaître complètement. De
+l'unité antique et sainte de cette famille il resta des marques
+persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres
+épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la législation qui leur
+reconnaissait des droits d'hérédité, dans les moeurs qui leur enjoignaient
+de s'entr'aider. [16]
+
+
+_4° La famille_ (gens) _a été d'abord la seule forme de société._
+
+Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux
+qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était données, le droit
+d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son développement
+d'âge en âge jusqu'à former la _gens_, sa justice, son sacerdoce, son
+gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une
+époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir
+supérieur, et où la cité n'existait pas encore.
+
+Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient
+qu'à une famille et n'exerçaient leur providence que dans l'enceinte d'une
+maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être
+propagée, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles:
+il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre
+naissance dans les esprits des hommes qu'à une époque où les grandes
+sociétés n'étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s'est
+contenté d'une conception si étroite du divin, c'est que l'association
+humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l'homme ne croyait
+qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n'existait que des
+familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et
+même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées.
+L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris
+l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent
+alors en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus
+contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque
+famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction
+n'avait pas existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient
+établies dans les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former
+une religion, elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or,
+le seul état social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la
+famille vit indépendante et isolée.
+
+C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps.
+Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux
+Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit privé l'attestent pour
+ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains.
+
+Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec
+celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si
+l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers
+peuples, on s'aperçoit que la famille était constituée d'après les mêmes
+principes dans la Grèce et dans l'Inde; ces principes étaient d'ailleurs,
+comme nous l'avons constaté plus haut, d'une nature si singulière, qu'il
+n'est pas à supposer que cette ressemblance fût l'effet du hasard; enfin,
+non-seulement ces institutions offrent une évidente analogie, mais encore
+les mots qui les désignent sont souvent les mêmes dans les différentes
+langues que cette race a parlées depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut
+tirer de là une double conclusion: l'une est que la naissance des
+institutions domestiques dans cette race est antérieure à l'époque où ses
+différentes branches se sont séparées; l'autre est qu'au contraire la
+naissance des institutions politiques est postérieure à cette séparation.
+Les premières ont été fixées dès le temps où la race vivait encore dans
+son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formées peu à
+peu dans les diverses contrées où ses migrations l'ont conduite.
+
+On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes
+n'ont connu aucune autre forme de société que la famille. C'est alors que
+s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître dans une
+société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle
+au développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit privé,
+qui plus tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une société un
+peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de société
+dans lequel il est né.
+
+Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont
+le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances
+et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses
+dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est
+secret. Dans la mort même ou dans l'existence qui la suit, les familles ne
+se mêlent pas: chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d'où
+l'étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa
+part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion; ses
+dieux Termes gardent l'enceinte, et ses mânes veillent sur elle.
+L'isolement de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne
+peuvent pas confiner l'un à l'autre et doivent laisser entre eux une bande
+de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a
+son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute
+ne sont pas écrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur
+de chaque homme. Elle a sa justice intérieure au-dessus de laquelle il
+n'en est aucune autre à laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a
+rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la
+famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un état
+organisé, une société qui se suffit.
+
+Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux proportions de
+la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et
+s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre société, elle s'étend, elle
+se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes
+restent groupées autour d'une branche aînée, près du foyer unique et du
+tombeau commun.
+
+Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille
+antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a
+du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal,
+serviteurs ou esclaves c'est tout un. On conçoit, en effet, que le
+principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du
+serviteur, ne peut guère s'accorder avec un état social où la famille vit
+isolée. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la
+famille un étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur
+devienne un membre et une partie intégrante, de cette famille. C'est à
+quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte
+domestique.
+
+Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes,
+nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait
+approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique;
+on lui versait sur la tête de l'eau lustrale et il partageait avec la
+famille quelques gâteaux et quelques fruits. [17] Cette cérémonie avait de
+l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait
+sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un
+membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait-
+il aux prières et partageait-il les fêtes. [18] Le foyer le protégeait; la
+religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'à son maître. [19]
+C'est pour cela que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la
+sépulture de la famille.
+
+Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de
+prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le
+retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le
+temps qui suivait la mort.
+
+Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en
+homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme
+il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer
+d'elle. Sous le nom d'_affranchi_ ou sous celui de _client_, il continuait
+à reconnaître l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des
+obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maître,
+et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir.
+
+Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de
+petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient
+l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de
+cette nature pouvait être l'oeuvre d'un homme. La clientèle est plus
+vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien
+que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont établie et
+réglée; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu à
+peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du droit
+domestique, et elle a existé dans les familles avant qu'il y eût des
+cités.
+
+Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d'après les
+clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut
+longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque
+chose qui faisait sa dignité: c'est qu'il avait part au culte et qu'il
+était associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les
+mêmes fêtes, les mêmes _sacra_ que son patron. A Rome, en signe de cette
+communauté religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était
+considéré comme un membre par l'adoption. De là un lien étroit et une
+réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Écoutez la vieille
+loi romaine: « Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit,
+_sacer esto_, qu'il meure. » Le patron doit protéger le client par tous
+les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme
+prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard,
+quand la justice de la cité appellera le client, le patron devra le
+défendre; il devra même lui révéler les formules mystérieuses de la loi
+qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en justice contre un
+cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera à
+considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs
+envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lié seulement par
+les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part à la religion de la
+famille. Le client, au contraire, a la communauté du culte; il a, tout
+inférieur qu'il est, la véritable parenté, qui consiste, suivant
+l'expression de Platon, à adorer les mêmes dieux domestiques.
+
+La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut
+rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se détacher d'elle.
+La clientèle est même héréditaire.
+
+On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa
+branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients,
+pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa
+religion qui en maintenait l'unité, grâce à son droit privé qui la rendait
+indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs,
+arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef
+héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la
+race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de
+siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de
+rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis
+par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun
+son gouvernement intérieur, chacun ses dieux.
+
+
+NOTES
+
+[1] Démosthènes, _in Neoer._, 71. Voy. Plutarque, _Thémist._, 1. Eschine,
+_De falsa legat._, 147. Boeckh, _Corp. inscr._, 385. Ross, _Demi Attici_,
+24. La _gens_ chez les Grecs est souvent appelée [Grec: patra]: Pindare,
+_passim_.
+
+[2] Hésychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec:
+orgeones].
+
+[3] Plutarque, _Thémist._, I. Eschine, _De falsa legat._, 147.
+
+[4] Cicéron, _De arusp. resp._, 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus,
+_Propudi_.
+
+[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94.
+Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.
+
+[6] Démosthènes, _in Macart._, 79; _in Eubul._, 28.
+
+[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, _Annib._, 28.
+
+[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7.
+
+[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5.
+
+[10] Boeckh, _Corp. inscr._, 397, 399. Ross, _Demi Attici_, 24.
+
+[11] Tite-Live, VI, 20. Suétone, _Tibère_, 1. Ross, _Demi Attici_, 24.
+
+[12] Deux passages de Cicéron, _Tuscul._, 1, 16, et _Topiques_, 6, ont
+singulièrement embrouillé la question. Cicéron paraît avoir ignoré, comme
+presque tous ses contemporains, ce que c'était que la _gens_ antique.
+
+[13] Démosthènes, _in Macart._, 79. Pausanias, I, 37. _Inscription des
+Amynandrides_, citée par Ross, p. 24.
+
+[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia.
+
+[15] Nous n'avons pas à revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv.
+II, ch. v) de l'_agnation_. On a pu voir que l'_agnation_ et la
+_gentilité_ découlaient des mêmes principes et étaient une parenté dé même
+nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'héritage aux
+_gentiles_ à défaut d'_agnati_ a embarrasse les jurisconsultes et a fait
+penser qu'il pouvait y avoir une différence essentielle entre ces deux
+sortes de parenté. Mais cette différence essentielle ne se voit par aucun
+texte. On était _agnatus_ comme on était _gentilis_, par la descendance
+masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une
+différence de degré, qui se marqua surtout à partir de l'époque où les
+branches d'une même _gens_ se divisèrent. L'_agnatus_ fut membre de la
+branche, le _gentilis_ de la _gens_. Il s'établit alors la même
+distinction entre les termes de _gentilis_ et d'_agnatus_ qu'entre les
+mots _gens_ et _familia_. _Familiam dicimus omnium agnatorum_, dit Ulpien
+au _Digeste_, liv. L, tit. 16, § 195. Quand on était agnat à l'égard d'un
+homme, on était à plus forte raison son _gentilis_; mais on pouvait être
+_gentilis_ sans être agnat. La loi des Douze Tables donnait l'héritage, à
+défaut d'agnats, à ceux qui n'étaient que _gentilis_ à l'égard du défunt,
+c'est-à-dire qui n'étaient de sa _gens_ sans être de sa branche ou de sa
+_familia_.
+
+[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquité et se
+rattache visiblement à cette vieille religion. L'unité de naissance et de
+culte se marqua par l'unité de nom. Chaque _gens_ se transmit de
+génération en génération le nom de l'ancêtre et le perpétua avec le même
+soin qu'elle perpétuait son culte. Ce que les Romains appelaient
+proprement _nomen_ était ce nom de l'ancêtre que tous les descendants et
+tous les membres de la _gens_ devaient porter. Un jour vint où chaque
+branche, en se rendant indépendante à certains égards, marqua son
+individualité en adoptant un surnom (_cognomen_). Comme d'ailleurs chaque
+personne dut être distinguée par une dénomination particulière, chacun eut
+son _agnomen_, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom était celui de la
+_gens_; c'était celui-là que l'on portait officiellement; c'était celui-là
+qui était sacré; c'était celui-là qui, remontant au premier ancêtre connu,
+devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. -- Il en
+était de même en Grèce; Romains et Hellènes se ressemblent encore en ce
+point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait à une famille ancienne et
+régulièrement constituée, avait trois noms comme le patricien de Rome.
+L'un de ces noms lui était particulier; un autre était celui de son père,
+et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des
+deux équivalait au _cognomen_ héréditaire qui désignait à Rome une branche
+de la _gens_. Enfin le troisième nom était celui de la _gens_ tout
+entière. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et à la
+génération suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades
+formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une _gens_. Il en était
+ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On
+peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'éloge de ses héros sans
+rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, était
+ordinairement terminé en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une
+forme d'adjectif, de même que le nom de la _gens_, chez les Romains, était
+invariablement terminé en _ius_. Ce n'en était pas moins le vrai nom; dans
+le langage journalier on pouvait désigner l'homme par son surnom
+individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la
+religion, il fallait donner à l'homme sa dénomination complète et surtout
+ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la
+démocratie substitua le nom du dème à celui du [Grec: genos].) -- Il est
+digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche
+chez les anciens que dans les sociétés chrétiennes. Au moyen âge, jusqu'au
+douzième siècle, le vrai nom était le nom de baptême ou nom individuel, et
+les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou
+comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette
+différence se rattache, si l'on y prend garde, à la différence des deux
+religions. Pour la vieille religion domestique, la famille était le vrai
+corps, le véritable être vivant, dont l'individu n'était qu'un membre
+inséparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le
+premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait à
+l'individu une vie propre, une liberté complète, une indépendance toute
+personnelle, et ne répugnait nullement à l'isoler de la famille; aussi le
+nom de baptême fut-il le premier et longtemps le seul nom.
+
+[17] Démosthènes, _in Stephanum_, I, 74. Aristophane, _Plutus_, 768. Ces
+deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent
+pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails.
+
+[18] _Ferias in famulis habento_. Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12.
+
+[19] _Quum dominus tum famulis religio Larum_. Cicéron, _De legib._, II,
+11. Comp. Eschyle, _Agamemnon_, 1035-1038. L'esclave pouvait même
+accomplir l'acte religieux au nom de son maître. Caton, _De re rust_, 83.
+
+[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1.
+
+
+
+
+LIVRE III.
+
+LA CITÉ.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU.
+
+
+Nous n'avons présenté jusqu'ici et nous ne pouvons présenter encore aucune
+date. Dans l'histoire de ces sociétés antiques, les époques sont plus
+facilement marquées par la succession des idées et des institutions que
+par celle des années.
+
+L'étude des anciennes règles du droit privé nous a fait entrevoir, par
+delà les temps qu'on appelle historiques, une période de siècles pendant
+lesquels la famille fut la seule forme de société. Cette famille pouvait
+alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'êtres humains.
+Mais dans ces limites l'association humaine était encore trop étroite:
+trop étroite pour les besoins matériels, car il était difficile que cette
+famille se suffît en présence de toutes les chances de la vie; trop
+étroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu
+combien dans ce petit monde l'intelligence du divin était insuffisante et
+la morale incomplète.
+
+La petitesse de cette société primitive répondait bien à la petitesse de
+l'idée qu'on s'était faite de la divinité. Chaque famille avait ses dieux,
+et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinités domestiques. Mais
+il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de
+ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup
+de siècles pour arriver à se représenter Dieu comme un être unique,
+incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de
+cet idéal en agrandissant d'âge en âge sa conception et en reculant peu à
+peu l'horizon dont la ligne sépare pour lui l'Être divin des choses de la
+terre.
+
+L'idée religieuse et la société humaine allaient donc grandir en même
+temps.
+
+La religion domestique défendait à deux familles de se mêler et de se
+fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs familles, sans rien
+sacrifier de leur religion particulière, s'unissent du moins pour la
+célébration d'un autre culte qui leur fût commun. C'est ce qui arriva. Un
+certain nombre de familles formèrent un groupe, que la langue grecque
+appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre
+les familles d'un même groupe un lien de naissance? Il est impossible de
+l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette association nouvelle ne se fit
+pas sans un certain élargissement de l'idée religieuse. Au moment même où
+elles s'unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs
+divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait
+sur le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu
+sacré et instituèrent un culte.
+
+Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût son autel et son dieu
+protecteur. L'acte religieux y était de même nature que dans la famille.
+Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture
+avait été préparée sur l'autel lui-même et était par conséquent sacrée; on
+la mangeait en récitant quelques prières; la divinité était présente et
+recevait sa part d'aliments et de breuvage.
+
+Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à Rome; Cicéron les
+mentionne, Ovide les décrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore
+conservé toutes leurs formes antiques. « J'ai vu dans ces demeures
+sacrées, dit un historien de cette époque, le repas dressé devant le dieu;
+les tables étaient de bois, suivant l'usage des ancêtres, et la vaisselle
+était de terre. Les aliments étaient des pains, des gâteaux de fleur de
+farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne
+tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai
+admiré les hommes de nos jours qui restent si fidèles aux rites et aux
+coutumes de leurs pères. » [3] A Athènes ces repas avaient lieu pendant la
+fête qu'on appelait Apaturies. [4]
+
+Il y a des usages qui ont duré jusqu'aux derniers temps de l'histoire
+grecque et qui jettent quelque lumière sur la nature de la phratrie
+antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Démosthènes, pour faire partie
+d'une phratrie, il fallait être né d'un mariage légitime dans une des
+familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle
+de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était
+présenté à la phratrie par son père, qui jurait qu'il était son fils.
+L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une
+victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres étaient
+présents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en
+avaient le droit s'ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils
+devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si
+après la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la
+victime, le jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de
+l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens
+croyaient que toute nourriture préparée sur un autel et partagée entre
+plusieurs personnes établissait entre elles un lien indissoluble et une
+union sainte qui ne cessait qu'avec la vie.
+
+Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la
+principale fonction était de présider aux sacrifices. [6] Peut-être ses
+attributions avaient-elles été, à l'origine, plus étendues. La phratrie
+avait ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets. En
+elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un
+sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'était une petite société qui
+était modelée exactement sur la famille.
+
+L'association continua naturellement à grandir, et d'après le même mode.
+Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et formèrent une tribu.
+
+Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un
+autel et une divinité protectrice.
+
+Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que celui de la
+phratrie ou celui de la famille. C'était un homme divinisé, un _héros_. De
+lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le _héros
+éponyme_. Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la
+cérémonie religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part.
+[7]
+
+La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et portait des décrets,
+auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et
+un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, _tribunus_,
+[Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la
+tribu, on voit qu'elle avait été constituée, à l'origine, pour être une
+société indépendante, et comme s'il n'y eût eu aucun pouvoir social au-
+dessus d'elle.
+
+
+NOTES
+
+[1] Homère, _Iliade, II, 362. Démosthènes, _in Macart._ Isée, III, 37; VI,
+10; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, _Isthm._, VII, 18, et Scholiaste.
+Phratrie et curie étaient deux termes que l'on traduisait l'un par
+l'autre:
+Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, _fr._ 14.
+
+[2] Cicéron, _De orat._, 1, 7. Ovide, _Fast._, VI, 305. Denys, II, 65.
+
+[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'étaient
+introduits. Les repas de la curie n'étaient plus qu'une vaine formalité,
+bonne pour les prêtres. Les membres de la curie s'en dispensaient
+volontiers, et l'usage s'était introduit de remplacer le repas commun par
+une distribution de vivres et d'argent: Plaute, _Aululaire_, V, 69 et 137.
+
+[4] Aristophane, _Acharn._, 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, [Grec:
+Apatouria].
+
+[5] Démosthènes, _in Eubul._; _in Macart._ Isée, VIII, 18.
+
+[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosthènes, _in Eubul._, 23.
+
+[7] Démosthènes, _in Theocrinem_. Eschine, III, 27. Isée, VII, 36.
+Pausanias, I, 38. Schal., _in Demosth._, 702. -- Il y a dans l'histoire
+des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les
+tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières; les secondes leur
+sont bien postérieures. L'existence des tribus est un fait universel en
+Grèce. _Iliade_, II, 362, 668; _Odyssée_, XIX, 177. Hérodote, IV, 161.
+
+[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, _Frag._ cité par Photius, vº [Grec:
+Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, _Corp. inscr._, 82, 85, 108.
+L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome
+a laissé peu de traces. Ces tribus étaient des corps trop considérables
+pour que la cité ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur ôter
+l'indépendance. Les plébéiens, d'ailleurs, ont travaillé à les faire
+disparaître.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES
+
+
+_1° Les dieux de la nature physique._
+
+Avant de passer de la formation des tribus à la naissance des cités, il
+faut mentionner un élément important de la vie intellectuelle de ces
+antiques populations.
+
+Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de ces peuples,
+nous avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres et pour
+principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitué la famille et
+établi les premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses
+branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont été
+Zeus, Héra, Athéné, Junon, celle de l'Olympe hellénique et du Capitole
+romain.
+
+De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans l'âme humaine;
+la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la
+force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspiré à l'homme
+la première idée du Divin, la vue de cette immensité qui l'entoure et qui
+l'écrase traça à son sentiment religieux un autre cours.
+
+L'homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature; les
+habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle
+et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces
+grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s'effrayait de la nuit, et quand
+il voyait revenir « la sainte clarté des cieux », il éprouvait de la
+reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature; il attendait le
+nuage bienfaisant d'où dépendait sa récolte; il redoutait l'orage qui
+pouvait détruire le travail et l'espoir de toute une année. Il sentait à
+tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il
+éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d'amour et de terreur
+pour cette puissante nature.
+
+Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d'un Dieu
+unique régissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idée de l'univers.
+Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un
+même corps; la pensée ne lui venait pas qu'ils pussent être gouvernés par
+un même Être. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde extérieur,
+l'homme se le figura comme une sorte de république confuse où des forces
+rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures
+d'après lui-même et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi
+dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l'arbre, dans le
+nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes
+semblables à la sienne; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix
+des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire,
+il avoua sa dépendance; il les pria et les adora; il en fit des dieux.
+
+Ainsi, dans cette race, l'idée religieuse se présenta sous deux formes
+très-différentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe
+invisible, à l'intelligence, à ce qu'il entrevoyait de l'âme, à ce qu'il
+sentait de sacré en lui. D'autre part il appliqua son idée du divin aux
+objets extérieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents
+physiques qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie.
+
+Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l'on voit
+durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se
+firent pas la guerre; elles vécurent même en assez bonne intelligence et
+se partagèrent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais.
+Elles eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent
+contradictoires, des cérémonies et des pratiques absolument différentes.
+Le culte des dieux de l'Olympe et celui des héros et des mânes n'eurent
+jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la
+première en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que
+l'une, celle des morts, ayant été fixée à une époque très-lointaine, resta
+toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effaçaient
+peu à peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et
+se développa librement à travers les âges, modifiant peu à peu ses
+légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorité sur
+l'homme.
+
+
+_2° Rapport de cette religion avec le développement de la société
+humaine._
+
+On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature
+sont fort antiques; ils le sont peut-être autant que le culte des
+ancêtres; mais comme elle répondait à des conceptions plus générales et
+plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une
+doctrine précise. [1] Il est bien avéré qu'elle ne se produisit pas dans
+le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un
+homme. On ne voit à l'origine de cette religion ni un prophète ni un corps
+de prêtres. Elle naquit dans les différentes intelligences par un effet de
+leur force naturelle. Chacune se la fit à sa façon. Entre tous ces dieux,
+issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idées se
+formaient en l'homme suivant un mode à peu près uniforme; mais il y eut
+aussi une très-grande variété, parce que chaque esprit était l'auteur de
+ses dieux. Il résulta de là que cette religion fut longtemps confuse et
+que ses dieux furent innombrables.
+
+Pourtant les éléments que l'on pouvait diviniser n'étaient pas très-
+nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour à
+tour bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances
+dont on pût faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers
+de dieux naquirent. C'est que le même agent physique, aperçu sous des
+aspects divers, reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple,
+fut appelé ici Héraclès (le glorieux), là Phoebos (l'éclatant), ailleurs
+Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Être élevé
+(Hypérion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, à la longue, les
+groupes d'hommes qui avaient donné ces noms divers à l'astre brillant, ne
+reconnurent pas qu'ils avaient le même dieu.
+
+En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre très-restreint de divinités;
+mais les dieux de l'un n'étaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient,
+à la vérité, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner séparément
+à leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient à
+la langue usuelle et n'étaient que des adjectifs qui désignaient l'Être
+divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous
+ce même nom les différents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il
+n'y eût qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters différents; il y
+avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient
+fort peu. Chacune de ces conceptions s'étant formée par le travail libre
+de chaque esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il arriva que ces
+dieux furent longtemps indépendants les uns des autres, et que chacun
+d'eux eut sa légende particulière et son culte. [2]
+
+Comme la première apparition de ces croyances est d'une époque où les
+hommes vivaient encore dans l'état de famille, ces dieux nouveaux eurent
+d'abord, comme les démons, les héros et les lares, le caractère de
+divinités domestiques. Chaque famille s'était fait ses dieux, et chacune
+les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas
+partager les bonnes grâces avec des étrangers. C'est là une pensée qui
+apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas; et il n'y a pas de doute
+qu'elle n'ait été aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a
+laissé des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille
+avait, en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l'associait
+à son foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour
+lui à sa formule de prière. C'est pour cela que l'on rencontre souvent
+chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siègent
+près de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes pères. [3]
+« Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au nom du Jupiter qui siège près de
+ton foyer. » Médée la magicienne dit dans Euripide: « Je jure par Hécate,
+ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon
+foyer. » Lorsque Virgile décrit ce qu'il y a de plus vieux dans la
+religion de Rome, il montre Hercule associé au foyer d'Évandre et adoré
+par lui comme divinité domestique.
+
+De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unité ne
+put jamais s'établir. De là ces luttes de dieux dont le polythéisme est
+plein et qui représentent des luttes de familles, de cantons ou de villes.
+De là enfin cette foule innombrable de dieux et de déesses, dont nous ne
+connaissons assurément que la moindre partie: car beaucoup ont péri, sans
+laisser même le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les
+adoraient se sont éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un
+culte ont été détruites.
+
+Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des
+familles qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur
+patrimoine. On sait même que beaucoup d'entre eux ne se dégagèrent jamais
+de cette sorte de lien domestique. La Déméter d'Eleusis resta la divinité
+particulière de la famille des Eumolpides; l'Athéné de l'acropole
+d'Athènes appartenait à la famille des Butades. Les Potitii de Rome
+avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence
+que le culte de Vénus fut longtemps renfermé dans la famille des Jules et
+que cette déesse n'eut pas de culte public dans Rome.
+
+Il arriva à la longue que, la divinité d'une famille ayant acquis un grand
+prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en
+proportion de la prospérité de cette famille, toute une cité voulut
+l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce
+qui eut lieu pour la Déméter des Eumolpides, l'Athéné des Butades,
+l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit à partager ainsi
+son dieu, elle se réserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la
+dignité de prêtre, pour chaque dieu, fut longtemps héréditaire et ne put
+pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps où le
+dieu lui-même était la propriété de cette famille, ne protégeait qu'elle
+et ne voulait être servi que par elle.
+
+Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord à
+l'unisson de l'état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque
+famille et resta longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se
+prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l'association
+humaine. En effet les ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux
+qui, par leur essence même, ne pouvaient être adorés que par un très-petit
+nombre d'hommes et qui établissaient à perpétuité d'infranchissables
+lignes de démarcation entre les familles. La religion des dieux de la
+nature était un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait à ce
+que chacun de ces cultes se propageât; il n'était pas dans la nature
+intime de ces dieux de n'être adorés que par une famille et de repousser
+l'étranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement à
+s'apercevoir que le Jupiter d'une famille était, au fond, le même être ou
+la même conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient
+jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de deux foyers.
+
+Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne
+se bornait pas à enseigner à l'homme les devoirs de famille. Jupiter était
+le dieu de l'hospitalité; c'est de sa part que venaient les étrangers, les
+suppliants, « les vénérables indigents », ceux qu'il fallait traiter
+« comme des frères ». Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et
+se montraient aux mortels. C'était bien quelquefois pour assister à leurs
+luttes et prendre part à leurs combats; souvent aussi c'était pour leur
+prescrire la concorde et leur apprendre à s'aider les uns les autres.
+
+A mesure que cette seconde religion alla se développant, la société dut
+grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord,
+prit ensuite une extension très-grande. A l'origine, elle s'était comme
+abritée sous la protection de sa soeur aînée, auprès du foyer domestique.
+Là le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une étroite _cella_, en
+regard et à côté de l'autel vénéré, afin qu'un peu du respect que les
+hommes avaient pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu,
+prenant plus d'autorité sur l'âme, renonça à cette sorte de tutelle; il
+quitta le foyer domestique; il eut une demeure à lui et des sacrifices qui
+lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter)
+fut d'ailleurs bâtie à l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme
+auparavant, une _cella_ vis-à-vis d'un foyer; mais la _cella_ s'élargit,
+s'embellit, devint un temple. Le foyer resta à l'entrée de la maison du
+dieu, mais il parut bien petit à côté d'elle. Lui qui avait été d'abord le
+principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'être le dieu et
+descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut
+chargé de brûler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la
+prière de l'homme à la divinité majestueuse dont la statue résidait dans
+le temple.
+
+Lorsqu'on voit ces temples s'élever et ouvrir leurs portes devant la foule
+des adorateurs, on peut être assuré que l'association humaine a grandi.
+
+
+NOTES
+
+[1] Est-il nécessaire de rappeler toutes les traditions grecques et
+italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et
+relativement récente? La Grèce et l'Italie avaient conservé le souvenir
+d'un temps où les sociétés humaines existaient déjà et où cette religion
+n'était pas encore formée. Ovide, _Fast._, II, 289; Virgile, _Géorg._, I,
+126. Eschyle, _Euménides_, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez
+les Hindous les _Pitris_ ont été antérieurs aux _Dévas_.
+
+[2] Le même nom cache souvent des divinités fort différentes: Poséidon
+Hippios, Poséidon Phytalmios, Poséidon Érechthée, Poséidon Aegéen,
+Poséidon Héliconien étaient des dieux divers qui n'avaient ni les mêmes
+attributs, ni les mêmes adorateurs.
+
+[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide,
+_Hécube_, 345; _Médée_, 395. Sophocle, _Ajax_, 492. Virgile, VIII, 643.
+Hérodote, I, 44.
+
+[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69.
+
+[5] Hérodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, _Isthm_., VII, 18. Xénophon,
+_Hell._, VI, 8. Platon, _Lois_, p. 759; _Banquet_, p. 40. Cicéron, _De
+divin._, I, 41. Tacite, _Ann._, II, 54. Plutarque, _Thésée_, 23. Strabon,
+IX, 421; XIV, 634. Callimaque, _Hymne à Apoll._, 84. Pausanias, I, 37; VI,
+17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V° _Eunidai_. Boeckh, _Corp.
+inscript._, 1340.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LA CITÉ SE FORME.
+
+
+La tribu, comme la famille et la phratrie, était
+constituée pour être un corps indépendant, puisqu'elle
+avait un culte spécial dont l'étranger était
+exclu. Une fois formée, aucune famille nouvelle ne
+pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient
+pas davantage se fondre en une seule; leur religion
+s'y opposait. Mais de même que plusieurs phratries
+s'étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent
+s'associer entre elles, à la condition que le culte de
+chacune d'elles fût respecté. Le jour où cette alliance
+se fit, la cité exista.
+
+Il importe peu de chercher la cause qui détermina
+plusieurs tribus voisines à s'unir. Tantôt l'union fut
+volontaire, tantôt elle fut imposée par la force supérieure
+d'une tribu ou par la volonté puissante d'un
+homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la
+nouvelle association fut encore un culte. Les tribus
+qui se groupèrent pour former une cité ne manquèrent
+jamais d'allumer un feu sacré et de se donner
+une religion commune.
+
+Ainsi la société humaine, dans cette race, n'a pas
+grandi à la façon d'un cercle qui s'élargirait peu à
+peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire,
+de petits groupes qui, constitués longtemps
+à l'avance, se sont agrégés les uns aux autres. Plusieurs
+familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries
+la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille,
+phratrie, tribu, cité, sont d'ailleurs des sociétés
+exactement semblables entre elles et qui sont nées
+l'une de l'autre par une série de fédérations.
+
+Il faut même remarquer qu'à mesure que ces différents
+groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun
+d'eux ne perdait pourtant ni son individualité, ni son
+indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent
+unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituée
+comme à l'époque de son isolement; rien
+n'était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce,
+ni son droit de propriété, ni sa justice intérieure.
+Des curies s'associaient ensuite; mais chacune
+gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son
+chef. De la tribu on passa à la cité; mais les tribus
+ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles
+continua à former un corps, à peu près comme si la
+cité n'existait pas. En religion il subsista une multitude
+de petits cultes au-dessus desquels s'établit un
+culte commun; en politique, une foule de petits
+gouvernements continuèrent à fonctionner, et au-dessus
+d'eux un gouvernement commun s'éleva.
+
+La cité était une confédération. C'est pour cela
+qu'elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles,
+de respecter l'indépendance religieuse et civile
+des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut
+pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulières
+de chacun de ces petits corps. Elle n'avait
+rien à voir dans l'intérieur d'une famille; elle n'était
+pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au père
+le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son
+client. C'est pour cette raison que le droit privé, qui
+avait été fixé à l'époque de l'isolement des familles,
+a pu subsister dans les cités et n'a été modifié que
+fort tard.
+
+Ce mode d'enfantement des cités anciennes est
+attesté par des usages qui ont duré fort longtemps.
+Si nous regardons l'armée de la cité, dans les premiers
+temps, nous la trouvons distribuée en tribus,
+en curies, en familles, [1] « de telle sorte, dit un ancien,
+que le guerrier ait pour voisin dans le combat
+celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation
+et le sacrifice au même autel ». Si nous regardons le
+peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome,
+il vote par curies et par _gentes_. [2] Si nous regardons
+le culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux
+pour chaque tribu; à Athènes, l'archonte fait le sacrifice
+au nom de la cité entière, mais il est assisté
+pour la cérémonie religieuse d'autant de ministres
+qu'il y a de tribus.
+
+Ainsi la cité n'est pas un assemblage d'individus:
+c'est une confédération de plusieurs groupes qui
+étaient constitués avant elle et qu'elle laisse subsister.
+On voit dans les orateurs attiques que chaque
+Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés distinctes;
+il est membre d'une famille, d'une phratrie,
+d'une tribu et d'une cité. Il n'entre pas en même
+temps et le même jour dans toutes les quatre, comme
+le Français qui, du moment de sa naissance, appartient
+à la fois à une famille, à une commune, à un
+département et à une patrie. La phratrie et la tribu
+ne sont pas des divisions administratives. L'homme
+entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés, et il monte, en
+quelque sorte, de l'une à l'autre.
+L'enfant est d'abord admis dans la famille par la cérémonie
+religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance.
+Quelques années après, il entre dans la phratrie
+par une nouvelle cérémonie que nous avons
+décrite plus haut. Enfin, à l'âge de seize ou de dix-huit
+ans, il se présente pour être admis dans la cité.
+Ce jour-là, en présence d'un autel et devant les
+chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment
+par lequel il s'engage, entre autres choses, à
+respecter toujours la religion de la cité. A partir de
+ce jour-là, il est initié au culte public et devient citoyen. [3]
+Que l'on observe ce jeune Athénien s'élevant
+d'échelon en échelon, de culte en culte, et l'on
+aura l'image des degrés par lesquels l'association
+humaine a passé. La marche que ce jeune homme
+est astreint à suivre est celle que la société a d'abord
+suivie.
+
+Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il nous
+est resté sur les antiquités d'Athènes assez de traditions
+et de souvenirs pour que nous puissions voir
+avec quelque netteté comment s'est formée la cité
+athénienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique
+était divisée par familles. [4] Quelques-unes de ces familles
+de l'époque primitive, comme les Eumolpides,
+les Cécropides, les Céphyréens, les Phytalides, les
+Lakiades, se sont perpétuées jusque dans les âges
+suivants. Alors la cité athénienne n'existait pas; mais
+chaque famille, entourée de ses branches cadettes
+et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans
+une indépendance absolue. Chacune avait sa religion
+propre: les Eumolpides, fixés à Eleusis, adoraient
+Déméter; les Cécropides, qui habitaient le rocher
+où fut plus tard Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et
+Athéné. Tout à côté, sur la
+petite colline où fut l'Aréopage, le dieu protecteur
+était Arès; à Marathon c'était un Hercule, à Prasies
+un Apollon, un autre Apollon à Phlyes, les Dioscures
+à Céphale et ainsi de tous les autres cantons. [5]
+
+Chaque famille, comme elle avait son dieu et son
+autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita
+l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques
+traditions qui s'étaient perpétuées avec le culte; or
+ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait
+eu son roi avant le temps où Cécrops régnait à Athènes.
+N'était-ce pas le souvenir d'une époque lointaine
+où ces grandes familles patriarcales, semblables
+aux clans celtiques, avaient chacune son chef
+héréditaire, qui était à la fois prêtre et juge? Une
+centaine de petites sociétés vivaient donc isolées
+dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux
+ni lien politique, ayant chacune son territoire,
+se faisant souvent la guerre, étant enfin à tel
+point séparées les unes des autres que le mariage
+entre elles n'était pas toujours réputé permis. [6]
+
+Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent.
+Insensiblement elles s'unirent en petits groupes,
+par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons
+dans les traditions que les quatre bourgs de la
+plaine de Marathon s'associèrent pour adorer ensemble
+Apollon Delphinien; les hommes du Pirée,
+de Phalère et de deux cantons voisins s'unirent de
+leur côté, et bâtirent en commun un temple à Hercule. [7]
+A la longue cette centaine de petits États se
+réduisit à douze confédérations. Ce changement,
+par lequel la population de l'Attique passa de l'état
+de famille patriarcale à une société un peu plus
+étendue, était attribué par les traditions aux efforts
+de Cécrops; il faut seulement entendre par là qu'il
+ne fut achevé qu'à l'époque où l'on plaçait le règne
+de ce personnage, c'est-à-dire vers le seizième siècle
+avant notre ère. On voit d'ailleurs que ce Cécrops
+ne régnait que sur l'une des douze associations,
+celle qui fut plus tard Athènes, les onze autres
+étaient pleinement indépendantes; chacune avait son
+dieu protecteur, son autel, son feu sacré, son chef. [8]
+
+Plusieurs générations se passèrent pendant les-quelles
+le groupe des Cécropides acquit insensiblement
+plus d'importance. De cette période il est resté
+le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent
+contre les Eumolpides d'Éleusis, et dont le résultat
+fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve
+de conserver le sacerdoce héréditaire de leur divinité. [9]
+On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et
+d'autres conquêtes, dont le souvenir ne s'est pas
+conservé. Le rocher des Cécropides, où s'était peu
+à peu développé le culte d'Athéné, et qui avait fini
+par adopter le nom de sa divinité principale, acquit
+la suprématie sur les onze autres États. Alors parut
+Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions
+s'accordent à dire qu'il réunit les douze groupes
+en une cité. Il réussit, en effet, à faire adopter dans
+toute l'Attique le culte d'Athéné Polias, en sorte
+que tout le pays célébra dès lors en commun le sacrifice
+des Panathénées. Avant lui, chaque bourgade
+avait son feu sacré et son prytanée; il voulut que le
+prytanée d'Athènes fût le centre religieux de toute
+l'Attique. [10] Dès lors l'unité athénienne fut fondée;
+religieusement, chaque canton conserva son ancien
+culte, mais tous adoptèrent un culte commun; politiquement,
+chacun conserva ses chefs, ses juges,
+son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y
+eut le gouvernement central
+de la cité. [11]
+
+De ces souvenirs et de ces traditions si précises
+qu'Athènes conservait religieusement, il nous semble
+qu'il ressort deux vérités également manifestes;
+l'une est que la cité a été une confédération de
+groupes constitués avant elle; l'autre est que la société
+ne s'est développée qu'autant que la religion
+s'élargissait. On ne saurait dire si c'est le progrès
+religieux qui a amené le progrès social; ce qui est
+certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux
+en même temps et avec un remarquable accord.
+
+Il faut bien penser à l'excessive difficulté qu'il y
+avait pour les populations primitives à fonder des
+sociétés régulières. Le lien social n'est pas facile à
+établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si
+libres, si inconstants. Pour leur donner des règles
+communes, pour instituer le commandement et faire
+accepter l'obéissance, pour faire céder la passion à
+la raison, et la raison individuelle, à la raison publique,
+il faut assurément quelque chose de plus fort
+que la force matérielle, de plus respectable que l'intérêt,
+de plus sûr qu'une théorie philosophique, de
+plus immuable qu'une convention, quelque chose
+qui soit également au fond de tous les coeurs et qui
+y siège avec empire.
+
+Cette chose-là, c'est une croyance. Il n'est rien
+de plus puissant sur l'âme. Une croyance est l'oeuvre
+de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de
+la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais
+nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la
+croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et
+elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle
+ne nous quitte pas; elle nous parle à tout moment.
+Si elle nous dit d'obéir, nous obéissons; si elle nous
+trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme
+peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à
+sa pensée.
+
+Or, une antique croyance commandait à l'homme
+d'honorer l'ancêtre; le culte de l'ancêtre a groupé la
+famille autour d'un autel. De là la première religion,
+les premières prières, la première idée du devoir et
+la première morale; de là aussi la propriété établie,
+l'ordre de la succession fixé; de là enfin tout le droit
+privé et toutes les règles de l'organisation domestique.
+Puis la croyance grandit, et l'association en
+même temps. A mesure que les hommes sentent
+qu'il y a pour eux des divinités communes, ils s'unissent
+en groupes plus étendus. Les mêmes règles,
+trouvées et établies dans la famille, s'appliquent
+successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité.
+
+Embrassons du regard le chemin que les hommes
+ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolée et
+l'homme ne connaît que les dieux domestiques,
+[Grec: theoi patrooi], _dii gentiles_. Au-dessus de la famille se
+forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], _Juno
+curialis_. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu,
+[Grec: theos phylios]. On arrive enfin à la cité, et l'on conçoit
+un dieu dont la providence embrasse cette cité entière,
+[Grec: theos polieus], _penates publici_. Hiérarchie de
+croyances, hiérarchie d'association. L'idée religieuse
+a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur
+de la société.
+
+Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques
+racontaient que les dieux avaient révélé aux
+hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire
+il y a une vérité. Les lois sociales ont été
+l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et
+si bienfaisants n'étaient pas autre chose que les
+croyances des hommes.
+
+Tel a été le mode d'enfantement de l'État chez
+les anciens; cette étude était nécessaire pour nous
+rendre compte tout à l'heure de la nature et des
+institutions de la cité. Mais il faut faire ici une réserve.
+Si les premières cités se sont formées par la
+confédération de petites sociétés constituées antérieurement,
+ce n'est pas à dire que toutes les cités à
+nous connues aient été formées de la même manière.
+L'organisation municipale une fois trouvée, il n'était
+pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on
+recommençât la même route longue et difficile. Il
+put même arriver assez souvent que l'on suivît l'ordre
+inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville déjà
+constituée, en alla fonder une autre, il n'emmena
+d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses
+concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres
+hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient
+même appartenir à des races diverses. Mais ce chef
+ne manqua jamais de constituer le nouvel État à
+l'image de celui qu'il venait de quitter. En conséquence,
+il partagea son peuple en tribus et en phratries.
+Chacune de ces petites associations eut un
+autel, des sacrifices, des fêtes; chacune imagina
+même un ancien héros qu'elle honora d'un culte, et
+duquel elle vint à la longue à se croire issue.
+
+Souvent encore il arriva que les hommes d'un
+certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit
+que l'organisation sociale n'eût pas réussi à s'établir,
+comme en Arcadie, soit qu'elle eût été corrompue
+et dissoute par des révolutions trop brusques, comme
+à Cyrène et à Thurii. Si un législateur entreprenait
+de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait
+jamais de commencer par les répartir en tribus et
+en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type
+de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres
+il instituait un héros éponyme, il établissait des sacrifices,
+il inaugurait des traditions. C'était toujours
+par là que l'on commençait, si l'on voulait fonder
+une société régulière. [12] Ainsi fait Platon lui-même
+lorsqu'il imagine une cité modèle.
+
+
+NOTES
+
+[1] Homère, _Iliade_, II, 362. Varron, _De ling. lat._, V, 89. Isée, II,
+42.
+
+[2] Aulu-Gelle, XV, 27.
+
+[3] Démosthènes, _in Eubul._ Isée, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., _in
+Demosth._, p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, _De republ._
+
+[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thésée, 24; _ibid._, 13.
+
+[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18.
+
+[6] Plutarque, _Thésée_, 18.
+
+[7] Id., _ibid._, 14. Pollux, VI, 105. Étienne de Byzance, [Grec:
+echelidai].
+
+[8] Philochore cité par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.
+
+[9] Pausanias, I, 38.
+
+[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, _Thésée_, 24. Pausanias, I, 26; VIII,
+2.
+
+[11] Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées
+locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire,
+il est certain qu'il n'y réussit pas; car longtemps après lui nous
+trouvons
+encore les cultes locaux, les assemblées, les _rois de tribus_. Boeckh,
+_Corp, inscr._, 82, 85. Démosthènes, _in Theocrinem_. Pollux, VIII, III.
+-- Nous laissons de côté la légende d'Ion, à laquelle plusieurs historiens
+modernes nous semblent avoir donné trop d'importance en la présentant
+comme
+le symptôme d'une invasion étrangère dans l'Attique. Cette invasion n'est
+indiquée par aucune tradition. Si l'Attique eût été conquise par ces
+Ioniens du Péloponèse, il n'est pas probable que les Athéniens eussent
+conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d'Érechthéides, et
+qu'ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d'Ioniens
+(Hérodote, I, 143). A ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui
+ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore
+répondre que la plupart des grandes familles d'Athènes remontent à une
+époque bien antérieure à celle où l'on place l'arrivée d'Ion dans
+l'Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour
+la plupart? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race
+hellénique; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l'Attique
+s'appelait _Ionia_ et _Ias_. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du
+héros légendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment
+antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui
+d'Hellènes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et
+de présenter cette classe d'hommes comme une population conquérante qui
+eût
+opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur
+aucun témoignage ancien.
+
+[12] Hérodote, IV, 161. Cf. Platon, _Lois_, V, 738; VI, 771.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+LA VILLE.
+
+
+Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité
+était l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la
+ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le sanctuaire de
+cette association.
+
+Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée que nous donnent
+celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit quelques maisons,
+c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroît, c'est
+une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fossé et
+d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas à la
+longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des
+constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entière en un
+jour.
+
+Mais il fallait que la cité fût constituée d'abord, et c'était l'oeuvre la
+plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles,
+les phratries et les tribus étaient convenues de s'unir et d'avoir un même
+culte, aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte
+commun. Aussi la fondation d'une ville était-elle toujours un acte
+religieux.
+
+Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même, en dépit de la
+vogue d'incrédulité qui s'attache à cette ancienne histoire. On a bien
+souvent répété que Romulus était un chef d'aventuriers, qu'il s'était fait
+un peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces
+hommes ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes pour y
+enfermer leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les faits
+d'une tout autre façon; et il nous semble que, si l'on veut connaître
+l'antiquité, la première règle doit être de s'appuyer sur les témoignages
+qui nous viennent d'elle. Ces écrivains parlent à la vérité d'un asile,
+c'est-à-dire d'un enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se
+présentèrent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de
+villes lui avaient donné. Mais cet asile n'était pas la ville; il ne fut
+même ouvert qu'après que la ville avait été fondée et complètement bâtie.
+C'était un appendice ajouté à Rome; ce n'était pas Rome. Il ne faisait
+même pas partie de la ville de Romulus; car il était situé au pied du mont
+Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe
+de bien distinguer le double élément de la population romaine. Dans
+l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les
+hommes venus d'Albe, c'est-à-dire les hommes déjà organisés en société,
+distribués en _gentes_ et en curies, ayant des cultes domestiques et des
+lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes
+se bâtissent au hasard et sans règles; sur le Palatin s'élève une ville
+religieuse et sainte.
+
+Sur la manière dont cette ville fut fondée, l'antiquité abonde en
+renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait
+chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans
+les _Fastes_ d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulsé
+les vieilles annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout
+nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius
+Flaccus que Festus nous a en partie conservé, tous les deux fort instruits
+des antiquités romaines, amis de la vérité, nullement crédules, et
+connaissant assez bien les règles de la critique historique. Tous ces
+écrivains nous ont transmis le souvenir de la cérémonie religieuse qui
+avait marqué la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de
+rejeter un tel nombre de témoignages.
+
+Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous
+étonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces
+faits qui s'éloignent beaucoup des idées modernes, s'accordent
+parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privée
+une religion qui réglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette
+religion les avait constitués en société; qu'y a-t-il d'étonnant après
+cela que la fondation d'une ville ait été aussi un acte sacré et que
+Romulus lui-même ait dû accomplir des rites qui étaient observés partout?
+
+Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville
+nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinée du
+peuple dépend, est toujours laissé à la décision des dieux. Si Romulus eût
+été Grec, il aurait consulté l'oracle de Delphes; Samnite, il eût suivi
+l'animal sacré, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Étrusques,
+initié à la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui révéler leur
+volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui désignent le Palatin.
+
+Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses
+compagnons sont rangés autour de lui; ils allument un feu de broussailles,
+et chacun saute à travers la flamme légère. [2] L'explication de ce rite
+est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur;
+or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en
+sautant à travers la flamme sacrée.
+
+Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au grand acte de la
+fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette
+une motte de terre qu'il a apportée de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de
+ses compagnons, s'approchant à son tour, jette comme lui un peu de terre
+qu'il a apporté du pays d'où il vient. Ce rite est remarquable, et il nous
+révèle chez ces hommes une pensée qu'il importe de signaler. Avant de
+venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes
+voisines. Là était leur foyer: c'est là que leurs pères avaient vécu et
+étaient ensevelis. Or la religion défendait de quitter la terre où le
+foyer avait été fixé et ou les ancêtres divins reposaient. Il avait donc
+fallu, pour se dégager de toute impiété, que chacun de ces hommes usât
+d'une fiction, et qu'il emportât avec lui, sous le symbole d'une motte de
+terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis et auquel leurs
+mânes étaient attachés. L'homme ne pouvait se déplacer qu'en emmenant avec
+lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu'il
+pût dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée: Ceci est
+encore la terre de mes pères, _terra patrum, patria_; ici est ma patrie,
+car ici sont les mânes de ma famille.
+
+La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre, s'appelait _mundus_;
+or ce mot désignait dans l'ancienne langue la région des mânes. [4] De
+cette même place, suivant la tradition, les âmes des morts s'échappaient
+trois fois par an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons-
+nous pas encore dans cette tradition la véritable pensée de ces anciens
+hommes? En déposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne
+patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces
+âmes réunies là devaient recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs
+descendants. Romulus à cette même place posa un autel et y alluma du feu.
+Ce fut le foyer de la cité. [5]
+
+Autour de ce foyer doit s'élever la ville, comme la maison s'élève autour
+du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici
+encore les moindres détails sont fixés par un rituel. Le fondateur doit se
+servir d'un soc de cuivre; sa charrue est traînée par un taureau blanc et
+une vache blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume sacerdotal,
+tient lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant des
+prières. Ses compagnons marchent derrière lui en observant un silence
+religieux, A mesure que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette
+soigneusement à l'intérieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de
+cette terre sacrée ne soit du côté de l'étranger. [6]
+
+Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni étranger ni
+citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est
+un acte d'impiété; la tradition romaine disait que le frère du fondateur
+avait commis ce sacrilège et l'avait payé de sa vie. [7]
+
+Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est
+interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a soulevé et porté
+le soc; ces intervalles s'appellent _portae_; ce sont les portes de la
+ville.
+
+Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s'élèvent ensuite les murailles;
+elles sont sacrées aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, même pour les
+réparer, sans la permission des pontifes. Des deux côtés de cette
+muraille, un espace de quelques pas est donné à la religion; on l'appelle
+_pomoerium_; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y
+élever aucune construction.
+
+Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la cérémonie de la
+fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en
+conserver jusqu'aux écrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette
+cérémonie était rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une fête
+anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été
+célébrée dans toute l'antiquité, d'année en année, et le peuple romain la
+célèbre encore aujourd'hui à la même date qu'autrefois, le 21 avril; tant
+les hommes, à travers leurs incessantes transformations, restent fidèles
+aux vieux usages!
+
+On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient été
+imaginés pour la première fois par Romulus. Il est certain, au contraire,
+que beaucoup de villes avant Rome avaient été fondées de la même manière.
+Varron dit que ces rites étaient communs au Latium et à l'Étrurie. Caton
+l'Ancien qui, pour écrire son livre des _Origines_, avait consulté les
+annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues
+étaient pratiqués par tous les fondateurs de villes. Les Étrusques
+possédaient des livres liturgiques où était consigné le rituel complet de
+ces cérémonies. [11]
+
+Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville
+devait être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils voulaient en
+fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Hérodote signale
+comme un acte d'impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé bâtir
+une ville « sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des
+cérémonies prescrites », et le pieux historien n'est pas surpris qu'une
+ville ainsi construite en dépit des règles n'ait duré que trois ans. [13]
+Thucydide, rappelant le jour où Sparte fut fondée, mentionne les chants
+pieux et les sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les
+Athéniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une
+colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comédie
+d'Aristophane un tableau assez exact de la cérémonie qui était usitée en
+pareil cas. Lorsque le poète représentait la plaisante fondation de la
+ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui étaient
+observées dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la
+scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poëte qui
+chantait des hymnes, et un devin qui récitait des oracles.
+
+Pausanias parcourait la Grèce vers le temps d'Adrien. Arrivé en Messénie,
+il se fit raconter par les prêtres la fondation de la ville de Messène, et
+il nous a transmis leur récit. [15] L'événement n'était pas très-ancien;
+il avait eu lieu au temps d'Épaminondas. Trois siècles auparavant les
+Messéniens avaient été chassés de leur pays, et depuis ce temps-là ils
+avaient vécu dispersés parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant
+avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thébains
+voulaient les ramener dans le Péloponèse, pour attacher un ennemi aux
+flancs de Sparte; mais le plus difficile était de décider les Messéniens.
+Épaminondas, qui avait affaire à des hommes superstitieux, crut devoir
+mettre en circulation un oracle prédisant à ce peuple le retour dans son
+ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attestèrent que les dieux
+nationaux des Messéniens, qui les avaient trahis à l'époque de la
+conquête, leur étaient redevenus favorables. Ce peuple timide se décida
+alors à rentrer dans le Péloponèse à la suite d'une armée thébaine. Mais
+il s'agissait de savoir où la ville serait bâtie, car d'aller réoccuper
+les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient été
+souillées par la conquête. Pour choisir la place où l'on s'établirait, on
+n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car
+la Pythie était alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient
+d'autres moyens de révéler leur volonté; un prêtre messénien eut un songe
+où l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se
+fixer sur le mont Ithôme, et qu'il invitait le peuple à l'y suivre.
+L'emplacement de la ville nouvelle étant ainsi indiqué, il restait encore
+à savoir les rites qui étaient nécessaires pour la fondation; mais les
+Messéniens les avaient oubliés; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter
+ceux des Thébains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment bâtir
+la ville. Un songe vint fort à propos à un autre Messénien: les dieux lui
+ordonnaient de se transporter sur le mont Ithôme, d'y chercher un if qui
+se trouvait auprès d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il
+obéit; il découvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'étain, sur
+lesquelles se trouvait gravé le rituel complet de la cérémonie sacrée. Les
+prêtres en prirent aussitôt copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On
+ne manqua pas de croire que l'urne avait été déposée là par un ancien roi
+des Messéniens avant la conquête du pays.
+
+Dès qu'on fut en possession du rituel, la fondation commença. Les prêtres
+offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la
+Messénie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithôme, les anciens héros, les
+ancêtres connus et vénérés. Tous ces protecteurs du pays l'avaient
+apparemment quitté, suivant les croyances des anciens, le jour où l'ennemi
+s'en était rendu maître; on les conjura d'y revenir. On prononça des
+formules qui devaient avoir pour effet de les déterminer à habiter la
+ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'était là l'important; fixer
+les dieux avec eux était ce que ces hommes avaient le plus à coeur, et
+l'on peut croire que la cérémonie religieuse n'avait pas d'autre but. De
+même que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y
+déposer les mânes de leurs ancêtres, ainsi les contemporains d'Épaminondas
+appelaient à eux leurs héros, leurs ancêtres divins, les dieux du pays.
+Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol
+qu'ils allaient eux-mêmes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils
+allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: « Venez avec nous, ô Êtres
+divins, et habitez en commun avec nous cette ville. » Une première journée
+fut employée à ces sacrifices et à ces prières. Le lendemain on traça
+l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux.
+
+On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y
+avait aucune ville, si antique qu'elle pût être, qui ne prétendît savoir
+le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne
+pouvait pas perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui avait marqué sa
+naissance; car chaque année elle en célébrait l'anniversaire par un
+sacrifice. Athènes, aussi bien que Rome, fêtait son jour natal.
+
+Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants s'établissaient dans
+une ville déjà bâtie. Ils n'avaient pas de maisons à construire, car rien
+ne s'opposait à ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient
+à accomplir la cérémonie de la fondation, c'est-à-dire à poser leur propre
+foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est
+pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Hérodote que les Doriens
+fondèrent Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples
+eussent trouvé ces villes toutes bâties et déjà fort anciennes.
+
+Ces usages nous disent clairement ce que c'était qu'une ville dans la
+pensée des anciens. Entourée d'une enceinte sacrée, et s'étendant autour
+d'un autel, elle était le domicile religieux qui recevait les dieux et les
+hommes de la cité. Tite-Live disait de Rome: « Il n'y a pas une place dans
+cette ville qui ne soit imprégnée de religion et qui ne soit occupée par
+quelque divinité... Les dieux l'habitent. » Ce que Tite-Live disait de
+Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait
+été fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte des dieux
+protecteurs qui s'étaient comme implantés dans son sol et ne devaient plus
+le quitter. Toute ville était un sanctuaire; toute ville pouvait être
+appelée sainte. [16]
+
+Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville, le peuple ne
+devait pas non plus quitter l'endroit où ses dieux étaient fixés. Il y
+avait à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat entre les
+dieux et les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que Rome,
+dévastée par les Gaulois, n'était plus qu'un monceau de ruines, qu'à cinq
+lieues de là il existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien
+située et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la
+conquête; qu'il fallait donc laisser là Rome détruite et se transporter à
+Veii. Mais le pieux Camille leur répondit: « Notre ville a été fondée
+religieusement; les dieux mêmes en ont marqué la place et s'y sont établis
+avec nos pères. Toute ruinée qu'elle est, elle est encore la demeure de
+nos dieux nationaux. » Les Romains restèrent à Rome.
+
+Quelque chose de sacré et de divin s'attachait naturellement à ces villes
+que les dieux avaient élevées [17] et qu'ils continuaient à remplir de
+leur présence. On sait que les traditions romaines promettaient à Rome
+l'éternité. Chaque ville avait des traditions semblables. On bâtissait
+toutes les villes pour être éternelles.
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _De divin._, I, 17. Plutarque, _Camille_, 32. Pline, XIV, 2;
+XVIII, 12.
+
+[2] Denys, I, 88.
+
+[3] Plutarque, _Romulus_, 11. Dion Cassius, _Fragm._, 12. Ovide, _Fast._,
+IV, 821. Festus, v° _Quadrata_.
+
+[4] Festus, V° _Mundus_. Servius, _ad Aen._, III, 134. Plutarque,
+_Romulus_, 11.
+
+[5] Ovide, _ibid._ Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois
+villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le
+foyer commun ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les
+trois collines.
+
+[6] Plutarque, _Romulus_, 11. Ovide, _ibid._ Varron, _De ling. lat._, V,
+143. Festus, v° _Primigenius_; v° _Urvat._ Virgile, V, 755.
+
+[7] Voy. Plutarque, _Quest. rom._, 27.
+
+[8] Caton, dans Servius, V, 755.
+
+[9] Cicéron, _De nat. deor._, III, 40. _Digeste_, 8, 8. Gaius, II, 8.
+
+[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14.
+
+[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, _L. L._, V, 143. Festus, V°
+_Rituales._
+
+[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athénée, VIII, 62.
+
+[13] Hérodote, V, 42.
+
+[14] Thucydide, V, 16; III, 24.
+
+[15] Pausanias, IV, 27.
+
+[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, _Chev._, 1319),
+[Grec: Lakedaimoni diae] (Théognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit
+Théognis en parlant de Mégare.
+
+[17] _Neptunia Troja_, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Théognis, 755
+(Welcker).
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+LE CULTE DU FONDATEUR; LA LÉGENDE D'ÉNÉE.
+
+
+Le fondateur était l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel
+une ville ne pouvait pas être. C'était lui qui posait le foyer où devait
+brûler éternellement le feu sacré; c'était lui qui par ses prières et ses
+rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville
+nouvelle.
+
+On conçoit le respect qui devait s'attacher à cet homme sacré. De son
+vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le père de la
+cité; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui
+se succédaient; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour
+la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du
+foyer qu'il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la
+ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient
+renouvelés chaque année sur son tombeau. [1]
+
+Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu'il avait un temple et des
+prêtres. Les sénateurs purent bien l'égorger, mais non pas le priver du
+culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même
+celui qui l'avait fondée. Cécrops et Thésée que l'on regardait comme ayant
+été successivement fondateurs d'Athènes, y avaient des temples. Abdère
+faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à
+Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon.
+Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la
+Chersonèse de Thrace; cette colonie lui institua un culte après sa mort,
+« suivant l'usage ordinaire ». Hiéron de Syracuse, ayant fondé la ville
+d'Aetna, y jouit dans la suite « du culte des fondateurs ». [2]
+
+Il n'y avait rien qui fût plus à coeur à une ville que le souvenir de sa
+fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère,
+chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et
+les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient
+pas sortir de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils
+étaient rappelés chaque, année dans les cérémonies sacrées.
+
+On a conservé le souvenir d'un grand nombre de poëmes grecs qui avaient
+pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chanté celle de
+Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de
+Milet; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le
+même sujet des poëmes ou des histoires. Peut-être n'y avait-il pas une
+seule ville qui ne possédât son poëme ou au moins son hymne sur l'acte
+sacré qui lui avait donné naissance.
+
+Parmi tous ces anciens poëmes, qui avaient pour objet la fondation sainte
+d'une ville, il en est un qui n'a pas péri, parce que si son sujet le
+rendait cher à une cité, ses beautés l'ont rendu précieux pour tous les
+peuples et tous les siècles. On sait qu'Énée avait fondé Lavinium, d'où
+étaient issus les Albains et les Romains, et qu'il était par conséquent
+regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s'était établi sur lui un
+ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve déjà consignés dans
+les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile
+s'empara de ce sujet, et écrivit le poëme national de la cité romaine.
+
+C'est l'arrivée d'Énée, ou plutôt c'est le transport des dieux de Troie en
+Italie qui est le sujet de l'_Enéide_. Le poëte chante cet homme qui
+traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le
+Latium,
+
+ dum conderet urbem
+ Inferretque Deos Latio.
+
+Il ne faut pas juger l'_Enéide_ avec nos idées modernes. On se plaint
+souvent de ne pas trouver dans Énée l'audace, l'élan, la passion. On se
+fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s'étonne de
+voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux,
+invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il
+s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes
+les mers, et verser des larmes à la vue d'un danger. On ne manque guère
+non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tenté de dire
+avec la malheureuse reine:
+
+ Nullis ille movetur
+ Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.
+
+C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un héros de roman. Le
+poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l'homme
+sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la
+cité,
+
+ Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Pénates
+ Classe veho mecum.
+
+Sa qualité dominante doit être la piété, et l'épithète que le poëte lui
+applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa
+vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non
+un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des
+passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond
+de son coeur,
+
+ Multa gemens multoque animum labefactus amore,
+ Jussa tamen Divum insequitur.
+
+Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand prêtre, que le
+peuple « vénérait à l'égal d'un dieu », et que Jupiter préférait à Hector.
+Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la
+nuit qui a consommé la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe.
+« Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle
+ville. » Et en même temps il lui a remis les choses saintes, les
+statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'éteindre. Ce
+songe n'est pas un ornement placé là par la fantaisie du poëte. Il est, au
+contraire, le fondement sur lequel repose le poëme tout entier; car c'est
+par lui qu'Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité et que sa
+mission sainte lui a été révélée.
+
+La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne; grâce à Énée, le
+foyer n'est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les
+dieux fuient avec Énée; ils parcourent les mers et cherchent une contrée
+où il leur soit donné de s'arrêter,
+
+ Considere Teucros
+ Errantesque Deos agitataque numina Trojae.
+
+Énée cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux
+paternels,
+
+ Dis sedem exiguam patriis.
+
+Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera
+liée pour toujours, ne dépend pas des hommes; il appartient aux dieux.
+Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui-
+même sa route et son but; il se laisse diriger par la divinité:
+
+ Italiam non sponte sequor.
+
+Il voudrait s'arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec
+Didon; _fata obstant_. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son
+amour, vient toujours se placer l'arrêt des dieux, la parole révélée,
+_fata_.
+
+Il ne faut pas s'y tromper: le vrai héros du poëme n'est pas Énée; ce sont
+les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome.
+Le sujet de l'_Enéide_, c'est la lutte des dieux romains contre une
+divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter,
+
+ Tantae mons erat romanam condere gentem!
+
+Peu s'en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme
+ne les enchaîne. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marqué,
+
+ Fata viam inveniunt.
+
+Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l'intérêt des Romains. Dans ce
+poëme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs
+institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité
+romaine n'existerait pas. [3]
+
+
+NOTES
+
+[1] Pindare, _Pyth._, V, 129; _Olymp._, VII, 145. Cicéron, _De nat.
+deor._, III, 19. Catulle, VII, 6.
+
+[2] Hérodote, I, 168; VI, 38. Pindare, _Pyth._, IV. Thucydide, V, 11.
+Strabon, XIV, 1. Plutarque, _Quest. gr._, 20. Pausanias, I, 34; III, 1.
+Diodore, XI, 78.
+
+[3] Nous n'avons pas à examiner ici si la légende d'Énée répond à un fait
+réel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les
+anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se
+faisaient du _penatiger_, et pour nous c'est là l'important. Ajoutons que
+plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en
+Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient
+un culte.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LES DIEUX DE LA CITÉ.
+
+
+Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien
+de toute société, c'était un culte. De même qu'un autel domestique tenait
+groupés autour de lui les membres d'une famille, de même la cité était la
+réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux protecteurs et qui
+accomplissaient l'acte religieux au même autel.
+
+Cet autel de la cité était renfermé dans l'enceinte d'un bâtiment que les
+Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient temple de Vesta.
+[1]
+
+Il n'y avait rien de plus sacré dans une ville que cet autel, sur lequel
+le feu sacré était toujours entretenu. Il est vrai que cette grande
+vénération s'affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que l'imagination
+grecque se laissa entraîner du côté des plus beaux temples, des plus
+riches légendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit
+jamais à Rome. Les Romains ne cessèrent pas d'être convaincus que le
+destin de la cité était attaché à ce foyer qui représentait leurs dieux.
+Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur
+sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait
+abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait
+le feu s'éteindre ou souillait le culte en manquant à son devoir de
+chasteté, la ville qui se croyait alors menacée de perdre ses dieux, se
+vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive.
+
+Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un incendie des
+maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son
+avenir en péril. Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de
+rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitôt ses
+accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors à
+Rome. Ce n'était pas qu'il eût aucune preuve contre eux, mais il faisait
+ce raisonnement: « Un incendie a menacé notre foyer; cet incendie qui
+devait briser notre grandeur et arrêter nos destinées, n'a pu être allumé
+que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus
+acharnés que les habitants de Capoue, cette ville qui est présentement
+l'alliée d'Annibal et qui aspire à être à notre place la capitale de
+l'Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui ont voulu détruire notre temple
+de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce garant de notre grandeur
+future. » [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idées religieuses,
+croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sûr
+de la vaincre que de détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des
+anciens; le foyer public était le sanctuaire de la cité; c'était ce qui
+l'avait fait naître et ce qui la conservait.
+
+De même que le culte du foyer domestique était secret et que la famille
+seule avait droit d'y prendre part, de même le culte du foyer public était
+caché aux étrangers. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait assister au
+sacrifice. Le seul regard de l'étranger souillait l'acte religieux. [3]
+
+Chaque cité avait des dieux qui n'appartenaient qu'à elle. Ces dieux
+étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des
+familles. On les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros; [4] sous
+tous ces noms, c'étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car
+nous avons vu que, dans la race indo-européenne, l'homme avait eu d'abord
+le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces
+Génies ou ces Héros étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple.
+[5] Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son
+territoire, et comme, d'après les croyances que nous avons montrées plus
+haut, l'âme ne quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins
+étaient attachés au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de
+leurs tombeaux ils veillaient sur la cité; ils protégeaient le pays, et
+ils en étaient en quelque sorte les chefs et les maîtres. Cette expression
+de chefs du pays, appliquée aux morts, se trouve dans un oracle adressé
+par la Pythie à Solon: « Honore d'un culte les chefs du pays, les morts
+qui habitent sous terre. » [6] Ces opinions venaient de la très-grande
+puissance que les antiques générations avaient attribuée à l'âme humaine
+après la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service à la cité,
+depuis celui qui l'avait fondée jusqu'à celui qui lui avait donné une
+victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu pour cette cité. Il
+n'était même pas nécessaire d'avoir été un grand homme ou un bienfaiteur;
+il suffisait d'avoir frappé vivement l'imagination de ses contemporains et
+de s'être rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un héros,
+c'est-à-dire, un mort puissant dont la protection fût à désirer et la
+colère à craindre. Les Thébains continuèrent pendant dix siècles à offrir
+des sacrifices à Étéocle et à Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient
+un culte à un Perse qui était mort chez eux pendant l'expédition de
+Xerxès. Hippolyte était vénéré comme dieu à Trézène. Pyrrhus, fils
+d'Achille, était un dieu à Delphes, uniquement parce qu'il y était mort et
+y était enterré. Crotone rendait un culte à un héros par le seul motif
+qu'il avait été de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athènes
+adorait comme un de ses protecteurs Eurysthée, qui était pourtant un
+Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il
+fait paraître sur la scène Eurysthée, près de mourir et lui fait dire aux
+Athéniens: « Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et
+dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hôte protecteur. »
+[8] Toute la tragédie d'_Édipe à Colone_ repose sur ces croyances: Athènes
+et Thèbes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir
+un dieu.
+
+C'était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu
+marquants. [9] Mantinée parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thèbes
+de ceux de Géryon, Messène de ceux d'Aristomène. [10] Pour se procurer ces
+reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote raconte par
+quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d'Oreste. [11]
+Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l'âme du héros,
+donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu'Athènes eut
+acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer
+des ossements de Thésée qui avait été enterré dans l'île de Scyros, et de
+leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux
+protecteurs.
+
+Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d'une autre
+espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la
+nature avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces créations de
+l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de divinités
+domestiques ou locales. On ne conçut pas d'abord ces dieux comme veillant
+sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en
+propre à une famille ou à une cité.
+
+Ainsi il était d'usage que chaque cité, sans compter ses héros, eût encore
+un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu'elle avait associée à
+ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en Grèce et en
+Italie une foule de divinités _poliades_. Chaque ville avait ses dieux qui
+l'habitaient. [12]
+
+Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés; c'est par hasard qu'on
+a conservé le souvenir du dieu Satrapès, qui appartenait à la ville
+d'Élis, de la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Aegium, de
+Britomartis en Crète, de Hyblaea à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra,
+Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils
+étaient souvent appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux
+villes donnaient à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure
+qu'elles adoraient le même dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y
+en avait une à Sparte; c'étaient deux déesses. Un grand nombre de cités
+avaient un Jupiter pour divinité poliade. C'étaient autant de Jupiters
+qu'il y avait de villes. Dans la légende de la guerre de Troie on voit une
+Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre
+Pallas qui reçoit un culte et qui protége ses adorateurs. [13] Dira-t-on
+que c'était la même divinité qui figurait dans les deux armées? Non
+certes; car les anciens n'attribuaient pas à leurs dieux le don
+d'ubiquité. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Héra
+poliade; ce n'était pas la même déesse, car elle était représentée dans
+les deux villes avec des attributs bien différents. II y avait à Rome une
+Junon; à cinq lieues de là, la ville de Veii en avait une autre; c'était
+si peu la même divinité, que nous voyons le dictateur Camille, assiégeant
+Veii, s'adresser à la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la
+ville étrusque et de passer dans son camp. Maître de la ville, il prend la
+statue, bien persuadé qu'il prend en même temps une déesse, et il la
+transporte dévotement à Rome. Rome eut dès lors deux Junons protectrices.
+Même histoire, quelques années après, pour un Jupiter, qu'un autre
+dictateur apporta de Préneste, alors que Rome en avait déjà trois ou
+quatre chez elle. [14]
+
+La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu'elle
+protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu'elle fût adorée par eux.
+La plupart du temps un temple n'était accessible qu'aux citoyens. Les
+Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Héra d'Argos.
+Pour pénétrer dans celui de l'Athéné d'Athènes, il fallait être Athénien.
+[15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas
+entrer dans le temple d'une troisième Junon qu'il y avait dans la petite
+ville de Lanuvium. [16]
+
+Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu
+comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs
+innombrables dieux avait son petit domaine; à l'un une famille, à l'autre
+une tribu, à celui-ci une cité: c'était là le monde qui suffisait à la
+providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques
+philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Eleusis ont pu le faire
+entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a
+jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme
+une force qui le protégeait personnellement, et chaque homme ou chaque
+groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les
+descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints
+avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu; chacun d'eux veut
+avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence spéciale.
+A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant
+celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'à côté; il n'est pas rare
+de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour
+les mérites de leurs deux madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui,
+et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines
+classes. C'était la règle chez les anciens.
+
+Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait d'aucune autorité
+étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n'y avait nul lien, nulle
+communication, nul échange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait
+d'une ville à une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes,
+d'autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux
+d'une ville ne ressemblaient pas à ceux d'une autre. Chaque cité avait son
+recueil de prières et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eût
+cru compromettre sa religion et sa destinée si elle l'eût laissé voir aux
+étrangers. Ainsi, la religion était toute locale, toute civile, à prendre
+ce mot dans le sens ancien, c'est-à-dire spéciale à chaque cité. [17]
+
+En général, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait
+et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragédie
+d'Eschyle, un étranger dit aux Argiennes: « Je ne crains pas les dieux de
+votre pays, et je ne leur dois rien. » [18]
+
+Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le
+danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait à
+eux d'une défaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de
+défenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'à renverser leurs
+autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19]
+
+Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont
+ils recevaient un culte, et cela était bien naturel; ces dieux étaient
+avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville.
+S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hécatombes, il
+fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cité. [20] Voyez dans
+Virgile comme Junon « fait effort et travaille » pour que sa Carthage
+obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de
+Virgile, avait à coeur la grandeur de sa cité. Ces dieux avaient mêmes
+intérêts que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils
+marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage
+qui dit, à l'approche d'une bataille: « Les dieux qui combattent avec nous
+valent bien ceux qui sont du côté de nos ennemis. » [21] Jamais les
+Éginètes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de
+leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes
+leurs expéditions les Tyndarides. [22] Dans la mêlée, les dieux et les
+citoyens se soutenaient réciproquement, et quand on était vainqueur, c'est
+que tous avaient fait leur devoir.
+
+Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec
+elle. [23] Si une ville était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs.
+
+Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient incertaines et
+variaient. Beaucoup étaient persuadés qu'une ville ne pouvait jamais être
+prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsque Énée voit les Grecs maîtres
+de Troie, il s'écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant
+leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thébaines
+exprime la même croyance lorsque, à l'approche de l'ennemi, il conjure les
+dieux de ne pas quitter la ville. [24]
+
+En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire
+sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule
+qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservée: « Toi,
+ô très-grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je
+t'adore, je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce peuple, de
+quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux, de venir
+à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux
+sacrés te soient plus agréables et plus chers; prends-nous sous ta garde.
+Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. » [25] Or les
+anciens étaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces
+et puissantes, que si on les prononçait exactement et sans y changer un
+seul mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le
+dieu, ainsi appelé, passait donc à l'ennemi, et la ville était prise.
+
+On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages analogues. Encore au
+temps de Thucydide, lorsqu'on assiégeait une ville, on ne manquait pas
+d'adresser une invocation à ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fût
+prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu,
+les Grecs préféraient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît
+la légende d'Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. A une autre époque,
+les Éginètes, voulant faire la guerre à Épidaure, commencèrent par enlever
+deux statues protectrices de cette ville, et les transportèrent chez eux.
+[27]
+
+Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes;
+mais l'entreprise était hasardeuse, car Égine avait un héros protecteur
+d'une grande puissance et d'une singulière fidélité; c'était Éacus. Les
+Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à trente années
+l'exécution de leur dessein; en même temps ils élevèrent dans leur pays
+une chapelle à ce même Éacus, et lui vouèrent un culte. Ils étaient
+persuadés que si ce culte était continué sans interruption durant trente
+ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il
+leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si
+longtemps de grasses victimes, sans devenir l'obligé de ceux qui les lui
+offraient. Éacus serait donc à la fin forcé d'abandonner les intérêts des
+Éginètes, et de donner la victoire aux Athéniens. [28]
+
+Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athènes fût
+maîtresse de la petite île de Salamine, qui appartenait alors aux
+Mégariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui répondit: « Si tu veux
+conquérir l'île, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des héros qui la
+protègent et qui l'habitent. » Solon obéit; au nom d'Athènes il offrit des
+sacrifices aux deux principaux héros salaminiens. Ces héros ne résistèrent
+pas aux dons qu'on leur faisait; ils passèrent du côté d'Athènes, et
+l'île, privée de protecteurs, fut conquise. [29]
+
+En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à s'emparer des
+divinités de la ville, les assiégés, de leur côté, les retenaient de leur
+mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaînes pour l'empêcher
+de déserter. D'autres fois on le cachait à tous les regards pour que
+l'ennemi ne pût pas le trouver, Ou bien encore on opposait à la formule
+par laquelle l'ennemi essayait de débaucher le dieu, une autre formule qui
+avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imaginé un moyen qui
+leur semblait plus sûr: ils tenaient secret le nom du principal et du plus
+puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis
+ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de
+leur côté et que leur ville ne serait jamais prise.
+
+On voit par là quelle singulière idée les anciens se faisaient des dieux.
+Ils furent très-longtemps sans concevoir la Divinité comme une puissance
+suprême. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cité sa
+religion nationale. Une ville était comme une petite Église complète, qui
+avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien
+grossières; mais elles ont été celles du peuple le plus spirituel de ces
+temps-là, et elles ont exercé sur ce peuple et sur le peuple romain une si
+forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs
+institutions et de leur histoire est venue de là.
+
+
+NOTES
+
+[1] Le prytanée contenait le foyer commun de la cité: Denys
+d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, _Ném._, XI.
+Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute ville
+grecque: Hérodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, _G.
+de Mithr._, 23; _G. puniq._, 84. Diodore, XX, 101. Cicéron, _De signis_,
+53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athénée, I, 58; X,
+24. Boeckh, _Corp. inscr._, 1193. -- A Rome, le temple de Vesta n'était
+pas autre chose qu'un foyer: Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12. Ovide,
+_Fast._, VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31.
+
+[2] Tite-Live, XXVI, 27.
+
+[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, _G. civ._, I, 54.
+
+[4] Ovide, _Fast_., II, 616.
+
+[5] Plutarque, _Aristide_, 11.
+
+[6] Plutarque, _Solon_, 9.
+
+[7] Pausanias, IX, 18. Hérodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X,
+23. Pindare, _Ném._, 65 et suiv. Hérodote, V, 47.
+
+[8] Euripide, _Héracl._, 1032.
+
+[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, _Trin_., II, 2, 14.
+
+[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9.
+
+[11] Hérodote, I, 68.
+
+[12] Hérodote, V, 82. Sophocle, _Phil_., 134. Thucydide, II, 71. Euripide,
+_Électre_, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, _Oiseaux_,
+828; _Chev._, 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.
+
+[13] Homère, _Iliade_, VI, 88.
+
+[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29.
+
+[15] Hérodote, VI, 81; V, 72.
+
+[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquête. Tite-Live, VIII, 14.
+
+[17] Il n'existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de
+confédérations; nous en parlerons ailleurs.
+
+[18] Eschyle, _Suppl._, 858.
+
+[19] Suétone, _Calig._, 5; Sénèque, _De vita beata_, 36.
+
+[20] Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Théognis, 759.
+
+[21] Euripide, _Héracl._, 347.
+
+[22] Hérodote, V, 65; V, 80.
+
+[23] Virgile, _En._, I, 68.
+
+[24] Eschyle, _Sept chefs_, 202.
+
+[25] Macrobe, III, 9.
+
+[26] Thucydide, II, 74.
+
+[27] Hérodote, V, 83.
+
+[28] Hérodote, V, 89.
+
+[29] Plutarque, _Solon_, 9.
+
+[30] Macrobe, III.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+LA RELIGION DE LA CITÉ.
+
+
+_1° Les repas publics._
+
+On a vu plus haut que la principale cérémonie du culte domestique était un
+repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture préparée sur un
+autel, telle fut, suivant toute apparence, la première forme que l'homme
+ait donnée à l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la
+divinité fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui
+donnait sa part.
+
+La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette
+nature; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en
+l'honneur des divinités protectrices. L'usage de ces repas publics était
+universel en Grèce; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur
+accomplissement. [1]
+
+L'Odyssée nous donne la description d'un de ces repas sacrés; neuf longues
+tables sont dressées pour le peuple de Pylos; à chacune d'elles cinq cents
+citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l'honneur
+des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et
+finit par des libations et des prières. [2] L'antique usage des repas en
+commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions athéniennes; on
+racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à Athènes au
+moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait l'acte
+sacré. [3]
+
+Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait
+ordinairement une idée qui n'est pas conforme à la vérité. On se figure
+les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie
+privée n'eût pas été connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des
+textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur
+maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux
+fois par mois, sans compter les jours de fête. C'étaient des actes
+religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos
+et dans toute la Grèce. [5]
+
+Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne
+pouvaient guère avoir lieu qu'aux fêtes solennelles, la religion
+prescrivait qu'il y eût chaque jour un repas sacré. A cet effet, quelques
+hommes choisis par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans
+l'enceinte du prytanée, en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les
+Grecs étaient convaincus que, si ce repas venait à être omis un seul jour,
+l'État était menacé de perdre la faveur de ses dieux.
+
+A Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas
+commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s'acquitter
+de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient à la table sacrée, étaient
+revêtus momentanément d'un caractère sacerdotal; on les appelait
+_parasites_; ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par
+être un titre sacré. [6] Au temps de Démosthènes, les parasites avaient
+disparu; mais les prytanes étaient encore astreints à manger ensemble au
+Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles affectées, aux
+repas communs. [7]
+
+A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien
+une cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête;
+c'était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs
+chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. « Plus on
+est paré de fleurs, disait-on, et plus on est sûr de plaire aux dieux;
+mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se détournent de toi. »
+[8] – « Une couronne, disait-on encore, est la messagère d'heureux augure
+que la prière envoie devant elle vers les dieux. » [9] Les convives, pour
+la même raison, étaient vêtus de robes blanches; le blanc était la couleur
+sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10]
+
+Le repas commençait invariablement par une prière et des libations; on
+chantait des hymnes. La nature des mets et l'espèce de vin qu'on devait
+servir étaient réglées par le rituel dé chaque cité. S'écarter en quoi que
+ce fût de l'usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou
+altérer le rhythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité
+entière eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'à
+fixer la nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson
+des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il
+fallait que le pain fût placé dans des corbeilles de cuivre; dans telle
+autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme même des
+pains était immuablement fixée. [11] Ces règles de la vieille religion ne
+cessèrent jamais d'être observées, et les repas sacrés gardèrent toujours
+leur simplicité primitive. Croyances, moeurs, état social, tout changea;
+ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours très-
+scrupuleux observateurs de leur religion nationale.
+
+Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait à la
+religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immédiatement
+après commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec
+leur goût. C'était assez l'usage à Sparte. [12]
+
+La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu'en Grèce.
+Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait
+Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigné le souvenir, par
+deux fois, dans son Énéide; le vieux Latinus reçoit les envoyés d'Énée,
+non pas dans sa demeure, mais dans un temple « consacré par la religion
+des ancêtres; là ont lieu les festins sacrés après l'immolation des
+victimes; là tous les chefs de famille s'asseyent ensemble à de longues
+tables ». Plus loin, quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve
+célébrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont
+couronnés de fleurs; tous, assis à la même table, chantent un hymne à la
+louange du dieu de la cité.
+
+Cet usage se perpétua à Rome. Il y eut toujours une salle où les
+représentants des curies mangèrent en commun. Le sénat, à certains jours,
+faisait un repas sacré au Capitole. [14] Aux fêtes solennelles, des tables
+étaient dressées dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A
+l'origine, les pontifes présidaient à ces repas; plus tard on délégua ce
+soin à des prêtres spéciaux que l'on appela _epulones_.
+
+Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait
+les membres d'une cité. L'association humaine était une religion; son
+symbole était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces
+petites sociétés primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de
+famille, à une même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une
+couronne; tous font ensemble la libation, récitent une même prière,
+chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même
+autel; au milieu d'eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs
+partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'intérêt, ni
+une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement
+accomplie en présence des dieux de la cité.
+
+
+_2° Les fêtes et le calendrier._
+
+De tout temps et dans toutes les sociétés, l'homme a voulu honorer ses
+dieux par des fêtes; il a établi qu'il y aurait des jours pendant lesquels
+le sentiment religieux régnerait seul dans son âme, sans être distrait par
+les pensées et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journées qu'il a
+à vivre, il a fait la part des dieux.
+
+Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des
+anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux
+nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année
+par une nouvelle cérémonie religieuse; on appelait cette fête le jour
+natal; tous les citoyens devaient la célébrer.
+
+Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de
+l'enceinte de la ville, _amburbalia_, celle des limites du territoire,
+_ambarvalia_. Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession,
+vêtus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour
+de la ville ou du territoire en chantant des prières; en tête marchaient
+les prêtres, conduisant des victimes, qu'on immolait à la fin de la
+cérémonie. [15]
+
+Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité,
+chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices,
+réclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien
+d'autres, jusqu'à la nourrice de Romulus et à la mère d'Évandre. Athènes
+avait, de même, la fête de Cécrops, celle d'Érechthée, celle de Thésée; et
+elle célébrait chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et
+Eurysthée, et Androgée, et une foule d'autres.
+
+Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des
+semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en
+Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur était accompagné de
+sacrifices, et on exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. A
+Rome, les prêtres fixaient, chaque année, le jour où devaient commencer
+les vendanges, et le jour où l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout était
+réglé par la religion. C'était la religion qui ordonnait de tailler la
+vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiété à offrir aux dieux
+une libation avec le vin d'une vigne non taillée. [16]
+
+Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu'elle avait
+adoptées comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A
+mesure que le culte d'une divinité nouvelle s'introduisait dans la cité,
+il fallait trouver dans l'année un jour à lui consacrer. Ce qui
+caractérisait ces fêtes religieuses, c'était l'interdiction du travail,
+l'obligation d'être joyeux, le chant et les jeux en public. La religion
+athénienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-là de vous faire tort les
+uns aux autres. [17]
+
+Le calendrier n'était pas autre chose que la succession des fêtes
+religieuses. Aussi était-il établi par les prêtres. A Rome on fut
+longtemps sans le mettre en écrit; le premier jour du mois, le pontife,
+après avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles
+fêtes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait
+_calatio_, d'où vient le nom de calendes qu'on donnait à ce jour-là.
+
+Le calendrier n'était réglé ni sur le cours de la lune, ni sur le cours
+apparent du soleil; il n'était réglé que par les lois de la religion, lois
+mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion
+prescrivait de raccourcir l'année, et quelquefois de l'allonger. On peut
+se faire une idée des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les
+Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six.
+[18]
+
+On conçoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien à
+celui d'une autre, puisque la religion n'était pas la même entre elles, et
+que les fêtes comme les dieux différaient. L'année n'avait pas la même
+durée d'une ville à l'autre. Les mois ne portaient pas le même nom;
+Athènes les nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que
+Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois était tiré
+ordinairement de la principale fête qu'il contenait; or, les fêtes
+n'étaient pas les mêmes. Les cités ne s'accordaient pas pour faire
+commencer l'année à la même époque, ni pour compter la série de leurs
+années à partir d'une même date. En Grèce, la fête d'Olympie devint à la
+longue une date commune, mais qui n'empêcha pas chaque cité d'avoir son
+année particulière. En Italie, chaque ville comptait les années à partir
+du jour de sa fondation.
+
+
+_3° Le cens._
+
+Parmi les cérémonies les plus importantes de la religion de la cité, il y
+en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans
+à Athènes; [19] on ne l'accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les
+rites qui y étaient observés et le nom même qu'elle portait, indiquent que
+cette cérémonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par
+les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquée était
+une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la pureté des
+intentions étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans
+la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours
+craindre d'avoir commis quelque négligence, quelque omission ou quelque
+erreur, et l'on n'était jamais sûr de n'être pas sous le coup de la colère
+ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur
+de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui était chargé de
+l'accomplir (c'était à Rome le censeur; avant le censeur c'était le
+consul; avant le consul, le roi), commençait par s'assurer, à l'aide des
+auspices, que les dieux agréeraient la cérémonie. Puis il convoquait le
+peuple par l'intermédiaire d'un héraut, qui se servait à cet effet d'une
+formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se réunissaient
+hors des murs; là, tous étant en silence, le magistrat faisait trois fois
+le tour de l'assemblée, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un
+porc, un taureau (_suovetaurile_); la réunion de ces trois animaux
+constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice
+expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession; quand
+le troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de
+prière, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute
+souillure était effacée, toute négligence dans le culte réparée, et la
+cité était en paix avec ses dieux.
+
+Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses
+étaient nécessaires: l'une était qu'aucun étranger ne se glissât parmi les
+citoyens, ce qui eût troublé et funesté la cérémonie; l'autre était que
+tous les citoyens y fussent présents, sans quoi la cité aurait pu garder
+quelque souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût
+précédée d'un dénombrement des citoyens. A Rome et à Athènes on les
+comptait avec un soin très-scrupuleux; il est probable que leur nombre
+était prononcé par le magistrat dans la formule de prière, comme il était
+ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur rédigeait de la
+cérémonie.
+
+La perte du droit de cité était la punition de l'homme qui ne s'était pas
+fait inscrire. Cette sévérité s'explique. L'homme qui n'avait pas pris
+part à l'acte religieux, qui n'avait pas été purifié, pour qui la prière
+n'avait pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre
+de la cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie,
+il n'était plus citoyen. [21]
+
+On peut juger de l'importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant
+du magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice,
+rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les
+chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la
+place de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde
+étant rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacré. Or,
+il résultait de là qu'à partir de ce jour jusqu'à la lustration suivante,
+chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait
+assigné dans la cérémonie. Il était sénateur s'il avait compté ce jour-là
+parmi les sénateurs; chevalier, s'il avait figuré parmi les chevaliers.
+Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle
+il avait été ce jour-là; et même, si le magistrat avait refusé de
+l'admettre dans la cérémonie, il n'était plus citoyen. Ainsi, la place que
+chacun avait occupée dans l'acte religieux et où les dieux l'avaient vu,
+était celle qu'il gardait dans la cité pendant quatre ans. L'immense
+pouvoir des censeurs est venu de là.
+
+A cette cérémonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs
+enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, étaient, en
+quelque façon, purifiés en la personne du chef de famille. C'est pour cela
+qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'énumération des
+personnes et des choses qui dépendaient de lui.
+
+La lustration était accomplie au temps d'Auguste avec la même exactitude
+et les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la
+regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'État y voyaient
+au moins une excellente mesure d'administration.
+
+
+_4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à l'armée; le
+triomphe._
+
+Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fît
+intervenir les dieux. Comme on était sous l'empire de cette idée qu'ils
+étaient tour à tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme
+n'osait jamais agir sans être sûr qu'ils lui fussent favorables.
+
+Le peuple ne se réunissait en assemblée qu'aux jours où la religion le lui
+permettait. On se souvenait que la cité avait éprouvé un désastre un
+certain jour; c'était, sans nul doute, que ce jour-là les dieux avaient
+été ou absents ou irrités; sans doute encore ils devaient l'être chaque
+année à pareille époque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce
+jour était à tout jamais néfaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait
+pas, la vie publique était suspendue.
+
+A Rome, avant d'entrer en séance, il fallait que les augures assurassent
+que les dieux étaient propices. L'assemblée commençait par une prière que
+l'augure prononçait et que le consul répétait après lui. Il en était de
+même chez les Athéniens: l'assemblée commençait toujours par un acte
+religieux. Des prêtres offraient un sacrifice; puis on traçait un grand
+cercle en répandant à terre de l'eau lustrale, et c'était dans ce cercle
+sacré que les citoyens se réunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prît
+la parole, une prière était prononcée devant le peuple silencieux. On
+consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque
+signe d'un caractère funeste, l'assemblée se séparait aussitôt. [23]
+
+La tribune était un lieu sacré, et l'orateur n'y montait qu'avec une
+couronne sur la tête. [24]
+
+Le lieu de réunion du sénat de Rome était toujours un temple. Si une
+séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions
+prises eussent été entachées de nullité; car les dieux n'y eussent pas été
+présents. Avant toute délibération, le président offrait un sacrifice et
+prononçait une prière. Il y avait dans la salle un autel où chaque
+sénateur, en entrant, répandait une libation en invoquant les dieux. [25]
+
+Le sénat d'Athènes n'était guère différent. La salle renfermait aussi un
+autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au début de chaque
+séance. Tout sénateur en entrant s'approchait de l'autel et prononçait une
+prière. Tant que durait la séance, chaque sénateur portait une couronne
+sur la tête comme dans les cérémonies religieuses. [26]
+
+On ne rendait la justice dans la cité, à Rome comme à Athènes, qu'aux
+jours que la religion indiquait comme favorables. A Athènes, la séance du
+tribunal avait lieu près d'un autel et commençait par un sacrifice. [27]
+Au temps d'Homère, les juges s'assemblaient « dans un cercle sacré ».
+
+Festus dit que dans les rituels des Étrusques se trouvait l'indication de
+la manière dont on devait fonder une ville, consacrer un temple,
+distribuer les curies et les tribus en assemblée, ranger une armée en
+bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les rituels, parce que
+toutes ces choses touchaient à la religion.
+
+Dans la guerre la religion était pour le moins aussi puissante que dans la
+paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des collèges de prêtres
+appelés féciaux qui présidaient, comme les hérauts chez les Grecs, à
+toutes les cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations
+internationales. Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête,
+déclarait la guerre en prononçant une formule sacramentelle. En même
+temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait
+solennellement le temple de la divinité la plus ancienne et la plus
+vénérée de l'Italie. Avant de partir pour une expédition, l'armée étant
+rassemblée, le général prononçait des prières et offrait un sacrifice. Il
+en était exactement de même à Athènes et à Sparte. [29]
+
+L'armée en campagne présentait l'image de la cité; sa religion la suivait.
+Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinités. Toute armée
+grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait
+nuit et jour le feu sacré. [30] Une armée romaine était accompagnée
+d'augures et de pullaires; toute armée grecque avait un devin.
+
+Regardons une armée romaine au moment où elle se dispose au combat. Le
+consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses
+entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un aruspice les examine,
+et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la
+bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus
+heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le
+fond de l'art militaire chez les Romains était de n'être jamais obligé de
+combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C'est pour cela
+qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle.
+
+Regardons maintenant une armée grecque, et prenons pour exemple la
+bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en ligne, chacun à son
+poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tête, et les joueurs de
+flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arrière des
+rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes
+favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre
+victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie
+perse approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de
+Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs
+pieds, sans même se mettre en défense contre les coups de l'ennemi. Ils
+attendent le signal des dieux. Enfin les victimes présentent les signes
+favorables; alors les Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l'épée
+à la main, combattent et sont vainqueurs.
+
+Après chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est là l'origine du
+triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'était pas moins usité
+chez les Grecs. Cette coutume était la conséquence de l'opinion qui
+attribuait la victoire aux dieux de la cité. Avant la bataille, l'armée
+leur avait adressé une prière analogue à celle qu'on lit dans Eschyle: « A
+vous, dieux qui habitez et possédez notre territoire, si nos armes sont
+heureuses et si notre ville est sauvée, je vous promets d'arroser vos
+autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'étaler dans
+vos temples saints les trophées conquis par la lance. » [31] En vertu de
+cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armée rentrait dans la
+ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue
+procession et en chantant un hymne sacré, [Grec: thriambos]. [32]
+
+A Rome la cérémonie était à peu près la même. L'armée se rendait en
+procession au principal temple de la ville; les prêtres marchaient en tête
+du cortège, conduisant des victimes. Arrivé au temple, le général immolait
+les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une
+couronne, comme il convenait dans une cérémonie sacrée, et ils chantaient
+un hymne comme en Grèce. Il vint, à la vérité, un temps où les soldats ne
+se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus,
+par des chansons de caserne ou des railleries contre leur général. Mais
+ils conservèrent du moins l'usage de répéter de temps en temps le refrain,
+_Io triumphe_. [33] C'était même ce refrain qui donnait à la cérémonie son
+nom.
+
+Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans
+tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l'homme.
+L'âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les
+assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l'empire de cette
+religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l'homme, disposait
+de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle
+gouvernait l'être humain avec une autorité si absolue qu'il ne restait
+rien qui fût en dehors d'elle.
+
+Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire
+que cette religion des anciens était une imposture et pour ainsi dire une
+comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que
+pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute
+religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d'utilité
+publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les
+Romains assujettissaient la religion à l'État; c'est le contraire qui est
+vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en être
+convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits
+qui ont été si communs dans d'autres sociétés entre l'Église et l'État.
+Mais cela tient uniquement à ce qu'à Rome, comme à Sparte et à Athènes,
+l'État était asservi à la religion; ou plutôt, l'État et la religion
+étaient si complètement confondus ensemble qu'il était impossible non
+seulement d'avoir l'idée d'un conflit entre eux, mais même de les
+distinguer l'un de l'autre.
+
+
+NOTES
+
+[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athénée, V, 2.
+
+[2] Homère, _Odyssée_, III.
+
+[3] Athénée, X, 49.
+
+[4] Athénée, IV, 17; IV, 21. Hérodote, VI, 57. Plutarque, _Cléomène_, 43.
+
+[5] Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, _Gouv. d'Ath._, 2;
+le Scholiaste d'Aristophane, _Nuées_, 393; pour la Crète et la Thessalie,
+par des auteurs que cite Athénée, IV, 22; pour Argos, par une inscription,
+Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, _Ném._, XI; Théognis,
+269; Pausanias, V, 15; Athénée, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI,
+66.
+
+[6] Plutarque, _Solon_, 24. Athénée, VI, 26.
+
+[7] Démosthènes, _Pro corona_, 53. Aristote, _Politique_, VII, 1, 19.
+Pollux, VIII, 155.
+
+[8] Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16.
+
+[9] Athénée, XV, 19.
+
+[10] Platon, _Lois_, XII, 956. Cicéron, _De legib._, II, 18. Virgile, V,
+70, 774; VII, 135; VIII, 274. De même chez les Hindous, dans les actes
+religieux, il fallait porter une couronne et être vêtu de blanc.
+
+[11] Athénée, I, 58; IV, 32; XI, 66.
+
+[12] Athénée, IV, 19; IV, 20.
+
+[13] Aristote, _Politique_, IV, 9, 3.
+
+[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59.
+
+[15] Tibulle, II, 1. Festus, v° _Amburbiales_.
+
+[16] Varron, VI, 16. Virgile, _Géorg._, I, 340-350. Pline, XVIII. Festus,
+v° _Vinalia_. Plutarque, _Quest. rom._, 40; _Numa_, 14.
+
+[17] Loi de Solon, citée par Démosthènes, _in Timocrat_.
+
+[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27.
+
+[19] Diogène Laërce, _Vie de Socrate_, 23. Harpocration, [Grec:
+Pharmachos]. De même on purifiait chaque année le foyer domestique:
+Eschyle, _Choéph._, 966.
+
+[20] Varron, _L. L._, VI, 86. Valère-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44;
+III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, _ad Eclog._, X, 55; _ad
+Aen._, VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on
+peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans
+toutes les villes aussi bien qu'à Rome. Ce qui l'a fait attribuer à
+Servius, c'est précisément qu'il l'a modifiée, comme nous le verrons plus
+tard.
+
+[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration;
+aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15.
+
+[22] Aristophane, _Acharn._, 44. Eschine, _in Timarch._, 1, 21; _in
+Ctesiph._, 176, et Scholiaste. Dinarque, _in Aristog._, 14.
+
+[23] Aristophane, _Acharn._, 171.
+
+[24] Aristophane, _Thesmoph._, 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos
+haen tois legousi stephanousthai proton.]
+
+[25] Varron cité par Aulu-Gelle, XIV, 7. Cicéron, _ad Famil._, X, 12.
+Suétone, _Aug._, 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153.
+
+[26] Andocide, _De myst._, 44; _De red._, 15. Antiphon, _Pro chor._, 45.
+Lycurgue, _in Leocr._, 122. Démosthènes, _in Midiam_, 114. Diodore, XIV,
+4.
+
+[27] Aristophane, _Guêpes_, 860-865. Homère, _Iliade_, XVIII, 504.
+
+[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14.
+
+[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, _Hellen._, VI, 5.
+
+[30] Hérodote, VIII, 6. Plutarque, _Agésilas_, 6; _Publicola_, 17.
+Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14. Denys, IX, 6. Stobée, 42. Julius
+Obsequens, 12, 116.
+
+[31] Eschyle, _Sept chefs_, 252-260. Euripide, _Phénic._, 573.
+
+[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe].
+
+[33] Varron, _L. L._, VI, 64. Pline, _H. N._, VII, 56. Macrobe, I, 19.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+LES RITUELS ET LES ANNALES.
+
+
+Le caractère et la vertu de la religion des anciens n'était pas d'élever
+l'intelligence humaine à la conception de l'absolu, d'ouvrir à l'avide
+esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût entrevoir Dieu.
+Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites
+pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il
+n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne
+signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un
+corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères
+qui sont en nous et autour de nous; ce même mot, chez les anciens,
+signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était
+peu de chose; c'étaient les pratiques qui étaient l'important; c'étaient
+elles qui étaient obligatoires et qui _liaient_ l'homme (_ligare,
+religio_). La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait
+l'homme esclave. L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle.
+Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en
+face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte
+matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et
+plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis.
+
+Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux,
+irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec
+l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux.
+Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent
+pas. Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il
+craignait incessamment d'être trahi par eux. Encourir la haine de ces
+êtres invisibles était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie
+à les apaiser, _paces deorum quaerere_, dit le poète. Mais le moyen de les
+contenter? Le moyen surtout d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les
+avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules.
+Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu'on
+avait demandé, c'était sans doute qu'elle avait été entendue du dieu,
+qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait été puissante, plus
+puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui résister. On conserva donc
+les termes mystérieux et sacrés de cette prière. Après le père, le fils
+les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les mit en écrit. Chaque famille, du
+moins chaque famille religieuse, eut un livre où étaient contenues les
+formules dont les ancêtres s'étaient servis et auxquelles les dieux
+avaient cédé. [1] C'était une arme que l'homme employait contre
+l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une
+syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait être chantée.
+Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés
+libres.
+
+Mais la formule n'était pas assez: il y avait encore des actes extérieurs
+dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du
+sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En
+s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée; à un autre, la
+tête découverte; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé
+sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y
+avait des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les
+avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature
+de la victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme
+même du couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir
+les chairs, tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de
+chaque famille ou de chaque cité. En vain le coeur le plus fervent
+offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables
+rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre
+manquement faisait d'un acte sacré un acte impie. L'altération la plus
+légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait
+les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela
+qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux
+anciens rites; [2] c'est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses
+consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un
+sacrifice.
+
+Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres
+qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait
+se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété
+consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance
+changeât: elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre
+mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de
+l'imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que
+les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas
+modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était
+conservé.
+
+L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les
+Romains, chez les Étrusques. [3.] Quelquefois le rituel était écrit sur
+des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athènes gravait ses rites
+sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent impérissables. Rome avait
+ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des cérémonies,
+et son recueil des _Indigitamenta_. Il n'y avait pas de ville qui n'eût
+aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en
+vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et
+le rhythme restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter
+ces hymnes sans les comprendre.
+
+Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux
+avec un très-grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler
+un rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la cité et livrer
+ses dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux
+citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance.
+
+Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable
+et sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il
+disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la même expression.
+Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c'était dans le passé
+qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur
+religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des
+souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire
+avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour
+nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide; écrite
+ou non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine
+de la naissance des cités. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure
+qu'elle fût, qui ne mît la plus grande attention à conserver le souvenir
+de ce qui s'était passé en elle. Ce n'était pas de la vanité, c'était de
+la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car
+tout dans son histoire se liait à son culte.
+
+L'histoire commençait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le
+nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la
+cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison
+de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les
+prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient
+manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les
+cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un
+mauvais présage; ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles
+épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on les
+avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif
+un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui
+pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient
+l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux
+combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il
+avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela était écrit pour
+l'enseignement et la piété des descendante. Toute cette histoire était la
+preuve matérielle de l'existence des dieux nationaux; car les événements
+qu'elle contenait étaient la forme visible sous laquelle ces dieux
+s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi ces faits il y en avait
+beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels.
+L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et
+tant ce qu'il devait adorer.
+
+Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses
+annales des pontifes; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les
+prêtres étrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est
+resté le souvenir des livres ou annales sacrées d'Athènes, de Sparte, de
+Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grèce,
+au temps d'Adrien, les prêtres de chaque ville lui racontèrent les
+vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient
+apprises dans leurs annales.
+
+Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation,
+parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait en rien la
+cité; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré leurs
+origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la
+cité s'était trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la
+terre. Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa
+religion et son calendrier.
+
+On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort
+bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une oeuvre
+d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains,
+les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est
+sortie alors des mains des prêtres et s'est transformée. Malheureusement,
+ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter les vieilles
+annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les
+croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent
+avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne
+faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et
+il ne nous en est resté qu'un faible souvenir.
+
+Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on
+serait peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous
+racontent de leurs antiquités; tous ces récits, qui nous paraissent si peu
+vraisemblables, parce qu'ils s'écartent de nos habitudes et de notre
+manière de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de
+l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est resté des vieilles
+annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur
+histoire. Chaque ville avait des archives où les faits étaient
+religieusement déposés à mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres
+sacrés chaque page était contemporaine de l'événement qu'elle racontait.
+Il était matériellement impossible d'altérer ces documents, car les
+prêtres en avaient la garde, et la religion était grandement intéressée à
+ce qu'ils restassent inaltérables. Il n'était même pas facile au pontife,
+à mesure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer sciemment des faits
+contraires à la vérité. Car on croyait que tout événement venait des
+dieux, qu'il révélait leur volonté, qu'il donnait lieu pour les
+générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes sacrés;
+tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt partie de
+la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il
+y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de la
+prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais
+le mensonge volontaire ne se conçoit pas; car il eût été impie; il eût
+violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc
+croire que dans ces vieux livres, si tout n'était pas vrai, du moins il
+n'y avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c'est, pour l'historien qui
+cherche à percer l'obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de
+confiance, que de savoir que, s'il a affaire à des erreurs, il n'a pas
+affaire à l'imposture. Ces erreurs mêmes, ayant encore l'avantage d'être
+contemporaines des vieux âges qu'il étudie, peuvent lui révéler, sinon le
+détail des événements, du moins les croyances sincères des hommes.
+
+Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes; ni Hérodote ni Tite-
+Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent
+qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des
+fragments à la connaissance des historiens.
+
+Il y avait d'ailleurs, à côté des annales, documents écrits et
+authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une
+cité: non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres,
+mais tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de
+l'imagination, et qu'on n'était pas libre de modifier; car elle faisait
+partie du culte, et elle se composait de récits et de chants qui se
+répétaient d'année en année dans les fêtes de la religion. Ces hymnes
+sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpétuellement
+la tradition.
+
+Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eût l'exactitude des
+annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l'amour de
+la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales, et se
+trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient
+et qui lisaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où
+les vieux récits étaient chantés.
+
+Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées; Rome finit
+par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent
+connues; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de
+raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces
+monuments authentiques. Il se forma une école d'érudits, depuis Varron et
+Verrius Flaccus, jusqu'à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur
+toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'étaient
+glissées dans la tradition, et que les historiens de l'époque précédente
+avaient répétées; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et
+que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge de la critique historique
+commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui
+remontait aux sources, et étudiait les annales, n'y ait rien trouvé qui
+lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les Hérodote
+et les Tite-Live avaient construit.
+
+
+NOTES
+
+[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Cicéron, _Brutus_, 16. Aulu-Gelle, XIII,
+19.
+
+[2] Démosthènes, _in Neoeram_, 116, 117.
+
+[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, _contre Colotès_, 17. Pollux, VIII, 128.
+Pline, _H. N._, XIII, 21. Valère-Maxime, I, i, 3. Varron, _L. L._, VI, 16.
+Censorinus, 17. Festus, v° _Rituales_.
+
+[4] Plutarque, _Thésée_, 16. Tacite, _Ann._, IV, 43. Élien, _H. V._, II,
+39.
+
+[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, _De divin._, II, 41; I, 33;
+II, 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, _Claude_, 42. Macrobe, I, 12; V, 19.
+Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4.
+
+[6] Plutarque, _contre Colotès_, 17; _Solon_, 11; _Morales_, p. 869.
+Athénée, XI, 49. Tacite, _Annales_, IV, 43.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+GOUVERNEMENT DE LA CITÉ. LE ROI.
+
+
+_1° Autorité religieuse du roi._
+
+Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance, délibérant sur le
+gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois,
+combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouvèrent
+et que les gouvernements s'établirent. Les institutions politiques de la
+cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu'elle; chaque membre
+de la cité les portait en lui-même; car elles étaient en germe dans les
+croyances et la religion de chaque homme.
+
+La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême. Elle
+n'admettait pas que l'autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer
+domestique avait un grand-prêtre, qui était le père de famille; le foyer
+de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de même
+son chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La
+religion de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême.
+
+Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui
+donnait d'autres titres; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée,
+les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils
+l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous
+devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient
+le foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas
+religieux.
+
+Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grèce
+étaient des prêtres. On lit dans Aristote: « Le soin des sacrifices
+publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à des
+prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer, et
+que l'on appelle, ici rois, là prytanes, ailleurs archontes. » [1] Ainsi
+parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cités
+grecques. Ce passage si précis prouve d'abord que les trois mots roi,
+prytane, archonte, ont été longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un
+ancien historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de
+Lacédémone, l'intitula: _Archontes et prytanes des Lacédémoniens_. [2] Il
+prouve encore que le personnage que l'on appelait indifféremment de l'un
+de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre
+de la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité
+et de sa puissance.
+
+Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par
+les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaüs s'adressent au
+roi d'Argos en ces termes: « Tu es le prytane suprême, et c'est toi qui
+veilles sur le foyer de ce pays. » [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de
+sa mère, dit à Ménélas: « Il est juste que, fils d'Agamemnon, je règne
+dans Argos »; et Ménélas lui répond: « As-tu donc en mesure, toi
+meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu
+en mesure d'égorger les victimes? » [4] La principale fonction d'un roi
+était donc d'accomplir les cérémonies religieuses. Un ancien roi de
+Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par un meurtre,
+il n'était plus en état d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus être
+prêtre, il ne pouvait plus être roi.
+
+Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies
+sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l'Attique
+faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la
+religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les
+chefs de la religion lacédémonienne. [6] Les lucumons étrusques étaient à
+la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7]
+
+Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente
+toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit
+dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites
+religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart
+des fonctions sacerdotales; mais il prévit que ses successeurs, ayant
+souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin
+des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand
+ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'était
+qu'une sorte d'émanation de la royauté primitive.
+
+Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le
+nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un
+siége de pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche était assis un
+augure, la tête couverte de bandelettes sacrées, et tenant à la main le
+bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une
+prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de
+marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès
+qu'un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l'assentiment des
+dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live décrit
+cette cérémonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu
+pour tous les rois, et après les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle
+était pratiquée encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison
+d'être: comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de
+ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on
+avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi était accepté par les
+dieux.
+
+Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte
+étaient élus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait
+intervenir dans l'élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de
+vieux usages, qui ont duré jusqu'à la fin de l'histoire de Sparte, que la
+cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf
+ans; tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la
+divinité. « Tous les neuf ans, dit Plutarque, les éphores choisissent une
+nuit très-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux
+fixés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d'un côté du ciel à
+l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute
+envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royauté jusqu'à ce qu'un
+oracle venu de Delphes les relève de leur déchéance. » [9]
+
+
+_2° Autorité politique du roi._
+
+De même que dans la famille l'autorité était inhérente au sacerdoce, et
+que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge
+et maître, de même, le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef
+politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui conféra la
+dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a
+rien qui doive surprendre. On la trouve à l'origine de presque toutes les
+sociétés, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion
+qui puisse obtenir d'eux l'obéissance, soit que notre nature éprouve le
+besoin de ne se soumettre jamais à d'autre empire qu'à celui d'une idée
+morale.
+
+Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses.
+L'homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux, et par conséquent
+de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C'était ce prêtre qui
+veillait sur le feu sacré; c'était, comme dit Pindare, son culte de chaque
+jour qui sauvait chaque jour la cité. [10] C'était lui qui connaissait les
+formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas; au moment du
+combat, c'était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l'armée
+la protection des dieux. Il était bien naturel qu'un homme armé d'une
+telle puissance fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion
+se mêlait au gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta
+nécessairement que le prêtre fut en même temps magistrat, juge et chef
+militaire. « Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois
+attributions: ils font les sacrifices, ils commandent à la guerre, et ils
+rendent la justice. » Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les mêmes termes
+au sujet des rois de Rome.
+
+Les règles constitutives de cette monarchie furent très-simples, et il ne
+fut pas nécessaire de les chercher longtemps; elles découlèrent des règles
+mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer sacré en fut
+naturellement le premier prêtre. L'hérédité était la règle constante, à
+l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fût celui d'une
+famille ou qu'il fût celui d'une cité, la religion prescrivait que le soin
+de l'entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut donc
+héréditaire, et le pouvoir avec lui. [12]
+
+Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grèce prouve d'une
+manière frappante que la royauté appartint, à l'origine, à l'homme qui
+avait posé le foyer de la cité. On sait que la population des colonies
+ioniennes ne se composait pas d'Athéniens, mais qu'elle était un mélange
+de Pélasges, d'Éoliens, d'Abantes, de Cadméens. Pourtant les foyers des
+cités nouvelles furent tous posés par des membres de la famille religieuse
+de Codrus. Il en résulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des
+hommes de leur race, les Pélasges un Pélasge, les Abantes un Abante, les
+Éoliens un Éolien, donnèrent tous la royauté, dans leurs douze villes, aux
+Codrides. [13] Assurément ces personnages n'avaient pas acquis leur
+autorité par la force, car ils étaient presque les seuls Athéniens qu'il y
+eût dans cette nombreuse agglomération. Mais comme ils avaient posé les
+foyers, c'était à eux qu'il appartenait de les entretenir. La royauté leur
+fut donc déférée sans conteste, et resta héréditaire dans leur famille.
+Battos avait fondé Cyrène en Afrique: les Battiades y furent longtemps en
+possession de la dignité royale. Protis avait fondé Marseille: les
+Protiades, de père en fils, y exercèrent le sacerdoce et y jouirent de
+grands privilèges.
+
+Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces
+anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut
+roi fut un soldat heureux. L'autorité découla du culte du foyer. La
+religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille
+dans la maison. La croyance, l'indiscutable et impérieuse croyance, disait
+que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes
+et le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme? Un roi
+était un être sacré; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en
+lui, non pas tout à fait un dieu, mais du moins « l 'homme le plus
+puissant pour conjurer la colère des dieux », [14] l'homme sans le secours
+duquel nulle prière n'était efficace, nul sacrifice n'était accepté.
+
+Cette royauté demi-religieuse et demi-politique s'établit dans toutes les
+villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans
+résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l'origine des
+peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible
+enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu,
+après la chute de l'empire romain, pour retrouver les règles d'une société
+régulière. L'Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se
+disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser
+quelquefois à toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni
+dans l'ancienne Grèce ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence
+pas par des conflits; les révolutions n'ont paru qu'à la fin. Chez ces
+populations, la société s'est formée lentement, longuement, par degrés, en
+passant de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans
+secousses et sans luttes. La royauté s'est établie tout naturellement,
+dans la famille d'abord, dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée
+par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une nécessité qui était
+manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible,
+honorée, obéie. Les rois n'avaient pas besoin de la force matérielle; ils
+n'avaient ni armée ni finances; mais soutenue par des croyances qui
+étaient puissantes sur l'âme, leur autorité était sainte et inviolable.
+
+Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royauté dans
+toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le
+coeur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s'attache d'ordinaire aux
+grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu'elle était, le
+respect et l'affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit
+même en Grèce une chose qui n'est pas très-commune dans l'histoire, c'est
+que dans les villes où la famille royale ne s'éteignit pas, non-seulement
+elle ne fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l'avaient dépouillée
+du pouvoir, continuèrent à l'honorer. A Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la
+famille royale, privée de sa puissance, resta entourée du respect des
+peuples et garda même le titre et les insignes de la royauté. [15]
+
+Les peuples établirent le régime républicain; mais le nom de roi, loin de
+devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l'habitude de dire que ce
+mot était odieux et méprisé: singulière erreur! les Romains l'appliquaient
+aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n'osèrent jamais prendre
+ce titre, ce n'était pas qu'il fût odieux, c'était plutôt qu'il était
+sacré. [16] En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les
+villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se
+faire appeler rois et se contentèrent d'être appelés tyrans. Ce qui
+faisait la différence de ces deux noms, ce n'était pas le plus ou le moins
+de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas
+roi un bon prince et tyran un mauvais. C'était la religion qui les
+distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les
+fonctions de prêtres et avaient tenu leur autorité du foyer; les tyrans de
+l'époque postérieure n'étaient que des chefs politiques et ne devaient
+leur pouvoir qu'à la force ou à l'élection.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Polit._, VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65.
+
+[2] Suidas, v° [Grec: Chadon].
+
+[3] Eschyle, _Suppliantes_, 361 (357).
+
+[4] Euripide, _Oreste_, 1605.
+
+[5] Nicolas de Damas, dans les _Fragm. des. hist. grecs_, t. III, p. 394.
+
+[6] Démosthènes, _contre Néère_. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 13.
+
+[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4.
+
+[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80.
+
+[9] Plutarque, _Agis_, 11.
+
+[10] Pindare, _Ném._, XI, 5.
+
+[11] Aristote, _Politique_, III, 9.
+
+[12] Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin
+qu'il vint un temps où l'hérédité cessa d'être la règle, et nous dirons
+pourquoi, à Rome, la royauté ne fut pas héréditaire.
+
+[13] Hérodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon.
+
+[14] Sophocle, _Oedipe roi_, 34.
+
+[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athénée, XIII, 576.
+
+[16] _Sanctitas regum_, Suétone, _Jules César_, 6. Tite-Live, III, 39.
+Cicéron, _Républ._, I, 33.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+LE MAGISTRAT.
+
+
+La confusion de l'autorité politique et du sacerdoce dans le même
+personnage n'a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le
+régime républicain, n'a pas séparé des fonctions dont le mélange
+paraissait fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société
+humaine. Le magistrat qui remplaça le roi fut comme lui un prêtre en même
+temps qu'un chef politique.
+
+Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi. [1] Ailleurs
+le nom de prytane, [2] qui lui fut conservé, indiqua sa principale
+fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prévalut. A Thèbes, par
+exemple, le premier magistrat fut appelé de ce nom; mais ce que Plutarque
+dit de cette magistrature montre qu'elle différait peu d'un sacerdoce. Cet
+archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3]
+comme il convenait à un prêtre; la religion lui défendait de laisser
+croître ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne,
+prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville
+de Platée avait aussi un archonte, et la religion de cette cité ordonnait
+que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fût vêtu de blanc, [4]
+c'est-à-dire de la couleur sacrée.
+
+Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à
+l'acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la
+divinité poliade. [5] C'était aussi l'usage que dans l'exercice de leurs
+fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tête. [6] Or il est
+certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée
+l'emblème de la puissance, n'était alors qu'un emblème religieux, un signe
+extérieur qui accompagnait la prière et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf
+archontes, celui qu'on appelait Roi était surtout le chef de la religion;
+mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à remplir,
+quelque sacrifice à offrir aux dieux. [8]
+
+Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats;
+ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie littéralement ceux qui
+sont à accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idée
+qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces
+personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le
+salut de la cité.
+
+A Rome le premier acte du consul était d'accomplir un sacrifice au forum.
+Des victimes étaient amenées sur la place publique; quand le pontife les
+avait déclarées dignes d'être offertes, le consul les immolait de sa main,
+pendant qu'un héraut commandait à la foule le silence religieux et qu'un
+joueur de flûte faisait entendre l'air sacré. [10] Peu de jours après, le
+consul se rendait à Lavinium, d'où les pénates romains étaient issus, et
+il offrait encore un sacrifice.
+
+Quand on examine avec un peu d'attention le caractère du magistrat chez
+les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'État des
+sociétés modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa
+personne. Il représente la cité, qui est une association religieuse au
+moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites,
+la prière, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus
+qu'un homme; il est l'intermédiaire entre l'homme et la divinité. A sa
+fortune est attachée la fortune publique; il est comme le génie tutélaire
+de la cité. La mort d'un consul funeste la république. [11] Quand le
+consul Claudius Néron quitte son armée pour voler au secours de son
+collègue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de
+cette armée; c'est que, privée de son chef, l'armée est en même temps
+privée de la protection céleste; avec le consul sont partis les auspices,
+c'est-à-dire la religion et les dieux.
+
+Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des
+membres successivement détachés du consulat, réunirent comme lui des
+attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, à
+certains jours, le censeur, une couronne sur la tête, offrir un sacrifice
+au nom de la cité et frapper de sa main la victime. Les préteurs, les
+édiles curules présidaient à des fêtes religieuses. [12] Il n'y avait pas
+de magistrat qui n'eût à accomplir quelque acte sacré; car dans la pensée
+des anciens toute autorité devait être religieuse par quelque côté. Les
+tribuns de la plèbe étaient les seuls qui n'eussent à accomplir aucun
+sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous
+verrons plus loin que leur autorité était d'une nature tout à fait
+exceptionnelle.
+
+Le caractère sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout
+dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas
+que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la
+cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût
+désigné par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que
+le fils succédât au père dans tout sacerdoce; la naissance semblait
+révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent
+supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour
+suppléer à la naissance, un mode d'élection que les dieux n'eussent pas à
+désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas
+de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une
+idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d'accusation contre la
+démocratie athénienne; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la
+pensée des anciens. Pour eux le sort n'était pas le hasard; le sort était
+la révélation de la volonté divine. De même qu'on y avait recours dans les
+temples pour surprendre les secrets d'en haut, de même la cité y recourait
+pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux
+désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette
+opinion était celle de Platon lui-même qui disait: « L'homme que le sort a
+désigné, nous disons qu'il est cher à la divinité et nous trouvons juste
+qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses
+sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables,
+nous nous en remettons au sort. » La cité croyait ainsi recevoir ses
+magistrats des dieux. [13]
+
+Au fond les choses se passaient de même à Rome. La désignation du consul
+ne devait pas appartenir aux hommes. La volonté ou le caprice du peuple
+n'était pas ce qui pouvait créer légitimement un magistrat. Voici donc
+comment le consul était choisi. Un magistrat en charge, c'est-à-dire un
+homme déjà en possession du caractère sacré et des auspices, indiquait
+parmi les jours fastes celui où le consul devait être nommé. Pendant la
+nuit qui précédait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixés au
+ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en même temps qu'il
+prononçait mentalement le nom de quelques candidats à la magistrature.
+[14] Si les présages étaient favorables, c'est que les dieux agréaient ces
+candidats. Le lendemain, le peuple se réunissait au champ de Mars; le même
+personnage qui avait consulté les dieux, présidait l'assemblée. Il disait
+à haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les
+auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un
+pour lequel les auspices n'eussent pas été favorables, il omettait son
+nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui étaient prononcés par
+le président. [16] Si le président ne nommait que deux candidats, le
+peuple votait pour eux nécessairement; s'il en nommait trois, le peuple
+choisissait entre eux. Jamais l'assemblée n'avait le droit de porter ses
+suffrages sur d'autres hommes que ceux que le président avait désignés;
+car pour ceux-là seulement les auspices avaient été favorables et
+l'assentiment des dieux était assuré.
+
+Ce mode d'élection, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers
+siècles de la république, explique quelques traits de l'histoire romaine
+dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le
+peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que
+pourtant il ne le peut pas; c'est que le président n'a pas pris les
+auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montrés
+favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls
+deux hommes qu'il déteste; [17] c'est que le président n'a prononcé que
+deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas
+par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans
+qu'il soit possible d'en écrire d'autres que ceux qui ont été désignés. Le
+peuple à qui l'on présente des candidats qui lui sont odieux, peut bien
+marquer sa colère en se retirant sans voter; il reste toujours dans
+l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote.
+
+On voit par là quelle était la puissance du président des comices, et l'on
+ne s'étonne plus de l'expression consacrée, _creat consules_, qui
+s'appliquait, non au peuple, mais au président des comices. C'était de
+lui, en effet, plutôt que du peuple, qu'on pouvait dire: Il crée les
+consuls; car c'était lui qui découvrait la volonté des dieux. S'il ne
+faisait pas les consuls, c'était au moins par lui que les dieux les
+faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'à ratifier
+l'élection, tout au plus jusqu'à choisir entre trois ou quatre noms, si
+les auspices s'étaient montrés également favorables à trois ou quatre
+candidats.
+
+Il est hors de doute que cette manière de procéder fut fort avantageuse à
+l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout
+cela qu'une ruse imaginée par elle. Une telle ruse ne se conçoit pas dans
+les siècles où l'on croyait à cette religion. Politiquement, elle était
+inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la
+majorité dans les suffrages. Elle aurait même pu tourner contre eux en
+investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication
+qu'on puisse donner de ces usages, ou plutôt de ces rites de l'élection,
+c'est que tout le monde croyait très sincèrement que le choix du magistrat
+n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer
+de la religion et de la fortune de la cité devait être révélé par la voix
+divine.
+
+La règle première pour l'élection d'un magistrat était celle que donne
+Cicéron: « Qu'il soit nommé suivant les rites. » Si, plusieurs mois après,
+on venait dire au Sénat que quelque rite avait été négligé ou mal
+accompli, le Sénat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obéissaient.
+Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il
+est permis de croire que le Sénat fut bien aise de se débarrasser d'un
+consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on
+ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux.
+
+Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient désigné l'archonte
+ou le consul, il y avait une sorte d'épreuve par laquelle on examinait le
+mérite du nouvel élu. Mais cela même va nous montrer ce que la cité
+souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne
+cherchait pas l'homme le plus courageux à la guerre, le plus habile ou le
+plus juste dans la paix, mais le plus aimé des dieux. En effet, le sénat
+athénien demandait au nouvel élu s'il avait quelque défaut corporel, s'il
+possédait un dieu domestique, si sa famille avait toujours été fidèle à
+son culte, si lui-même avait toujours rempli ses devoirs envers les morts.
+[18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un défaut corporel, signe de la
+malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun
+sacerdoce, et, par conséquent, d'exercer aucune magistrature; c'est que
+celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au
+culte national, et n'était pas apte à faire les sacrifices au nom de la
+cité; c'est que si la famille n'avait pas été toujours fidèle à son culte,
+c'est-à-dire si l'un des ancêtres avait commis un de ces actes qui
+blessaient la religion, le foyer était à jamais souillé, et les
+descendants détestés des dieux; c'est, enfin, que si lui-même avait
+négligé le tombeau de ses morts, il était exposé à leurs redoutables
+colères et était poursuivi par des ennemis invisibles. La cité aurait été
+bien téméraire de confier sa fortune à un tel homme. Voilà les principales
+questions que l'on adressait à celui qui allait être magistrat. Il
+semblait qu'on ne se préoccupât ni de son caractère ni de son
+intelligence. On tenait surtout à s'assurer qu'il était apte à remplir les
+fonctions sacerdotales, et que la religion de la cité ne serait pas
+compromise dans ses mains.
+
+Cette sorte d'examen était aussi en usage à Rome. Il est vrai que nous
+n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait
+répondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen était fait
+par les pontifes. [19]
+
+
+NOTES
+
+[1] A Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, _Corp. inscr._,
+1052.
+
+[2] Pindare, _Néméennes_, XI.
+
+[3] Plutarque, _Quest. rom._, 40.
+
+[4] Id., _Aristide_, 21.
+
+[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, _Fragm._ 21 (coll. Didot).
+
+[6] Démosthènes, _in Midiam_, 38. Eschine, _in Timarch._, 19.
+
+[7] Plutarque, _Nicias_, 3; _Phocion_, 37. Cicéron, _in Verr._, IV, 50.
+
+[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.
+
+[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Hérodote, I, 135;
+III, 18; Eschyle, _Pers._, 204; _Agam._, 1202; Euripide, _Trach._, 238.
+
+[10] Cicéron, _De lege agr._, II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3.
+
+[11] Tite-Live, XXVII, 40.
+
+[12] Varron, _L. L_., VI, 54. Athénée, XIV, 79.
+
+[13] Platon, _Lois_, III, 690; VI, 759. Comp. Démétrius de Phalore,
+_Fragm._, 4. Il est surprenant que les historiens modernes représentent le
+tirage au sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était,
+au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque,
+_Périclès_, 9), et il paraît aussi ancien que l'archontat lui-même. Ce
+n'était pas non plus un procédé démocratique; nous savons, en effet,
+qu'encore au temps de Lysias et de Démosthènes les noms de tous les
+citoyens n'étaient pas mis dans l'urne (Lysias, _or, de invalido_, c. 13;
+_in Andocidem_, c. 4); à plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou
+les Pentacosiomédimnes pouvaient être archontes. Les textes de Platon
+montrent clairement quelle idée les anciens se faisaient du tirage au
+sort; la pensée qui le fit instituer pour des magistrats-prêtres comme les
+archontes, ou pour des sénateurs chargés de fonctions sacrées comme les
+prytanes, fut une pensée religieuse et non pas une pensée égalitaire. Il
+est digne de remarque que, lorsque la démocratie prit le dessus, elle
+garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne
+laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonça pour le choix des
+stratéges qui eurent alors la véritable autorité. De sorte qu'il y avait
+tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'âge
+aristocratique, et élection pour celles qui dataient de l'âge
+démocratique.
+
+[14] Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, _Marcellus_, 5.
+
+[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velléius, II, 92. Valère-Maxime, III, 8, 3.
+
+[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49.
+
+[17] Tite-Live, II, 42; II, 43.
+
+[18] Platon, _Lois_, VI. Xénophon, _Mém._, II. Pollux, VIII, 85, 86, 95.
+
+[19] Denys, II, 78.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+LA LOI.
+
+
+Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut
+d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cités étaient un
+ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, en même temps
+que de dispositions législatives. Les règles du droit de propriété et du
+droit de succession y étaient éparses au milieu des règles des sacrifices,
+de la sépulture et du culte des morts.
+
+Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois
+royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie
+civile. L'une d'elles interdisait à la femme coupable d'approcher des
+autels; une autre défendait de servir certains mets dans les repas sacrés,
+une troisième disait quelle cérémonie religieuse un général vainqueur
+devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique
+plus récent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites
+religieux de la sépulture. L'oeuvre de Solon était à la fois un code, une
+constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes
+y étaient réglés, ainsi que les rites des noces et le culte des morts.
+
+Cicéron, dans son traité des Lois, trace le plan d'une législation qui
+n'est pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son
+code, il imite les anciens législateurs. Or, voici les premières lois
+qu'il écrit: « Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; --
+que l'on entretienne les temples des pères et la demeure des Lares
+domestiques; -- que les prêtres n'emploient dans les repas sacrés que les
+mets prescrits; -- que l'on rende aux dieux Mânes le culte qui leur est
+dû. » Assurément le philosophe romain se préoccupait peu de cette vieille
+religion des Lares et des Mânes; mais il traçait un code à l'image des
+codes anciens, et il se croyait tenu d'y insérer les règles du culte.
+
+A Rome, c'était une vérité reconnue qu'on ne pouvait pas être un bon
+pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, réciproquement, que l'on
+ne pouvait pas connaître le droit si l'on ne savait pas la religion. Les
+pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait
+presque aucun acte de la vie qui n'eût quelque rapport avec la religion,
+il en résultait que presque tout était soumis aux décisions de ces
+prêtres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges compétents dans un nombre
+infini de procès. Toutes les contestations relatives au mariage, au
+divorce, aux droits civils et religieux des enfants, étaient portées à
+leur tribunal. Ils étaient juges de l'inceste comme du célibat. Comme
+l'adoption touchait à la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec
+l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'était rompre l'ordre que
+la religion avait établi pour la succession des biens et la transmission
+du culte; aussi le testament devait-il, à l'origine, être autorisé par le
+pontife. Comme les limites de toute propriété étaient marquées par la
+religion, dès que deux voisins étaient en litige, ils devaient plaider
+devant le pontife ou devant des prêtres qu'on appelait frères arvales.
+Voilà pourquoi les mêmes hommes étaient pontifes et jurisconsultes; droit
+et religion ne faisaient qu'un. [1]
+
+A Athènes, l'archonte et le roi avaient a peu près les mêmes attributions
+judiciaires que le pontife romain. [2]
+
+Le mode de génération des lois anciennes apparaît clairement. Ce n'est pas
+un homme qui les a inventées. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre
+en écrit les lois de leurs cités; ils ne les ont pas faites. Si nous
+entendons par législateur un homme qui crée un code par la puissance de
+son génie et qui l'impose aux autres hommes, ce législateur n'exista
+jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes
+du peuple. La pensée que le nombre des suffrages pouvait faire une loi,
+n'apparut que fort tard dans les cités, et seulement après que deux
+révolutions les avaient transformées. Jusque-là les lois se présentent
+comme quelque chose d'antique, d'immuable, de vénérable. Aussi vieilles
+que la cité, c'est le fondateur qui les a _posées_, en même temps qu'il
+_posait_ le foyer, _moresque viris et moenia ponit_. Il les a instituées
+en même temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas
+dire qu'il les ait imaginées lui-même. Quel en est donc le véritable
+auteur? Quand nous avons parlé plus haut de l'organisation de la famille
+et des lois grecques ou romaines qui réglaient la propriété, la
+succession, le testament, l'adoption, nous avons observé combien ces lois
+correspondaient exactement aux croyances des anciennes générations. Si
+l'on met ces lois en présence de l'équité naturelle, on les trouve souvent
+en contradiction avec elle, et il paraît assez évident que ce n'est pas
+dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est
+allé les chercher. Mais que l'on mette ces mêmes lois en regard du culte
+des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de
+cette religion primitive, et l'on reconnaîtra qu'elles sont avec tout cela
+dans un accord parfait.
+
+L'homme n'a pas eu à étudier sa conscience et à dire: Ceci est juste; ceci
+ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est né le droit antique. Mais l'homme
+croyait que le foyer sacré, en vertu de la loi religieuse, passait du père
+au fils; il en est résulté que la maison a été un bien héréditaire.
+L'homme qui avait enseveli son père dans son champ, croyait que l'esprit
+du mort prenait à jamais possession de ce champ et réclamait de sa
+postérité un culte perpétuel; il en est résulté que le champ, domaine du
+mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriété inaliénable d'une
+famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et
+la loi a dit avec la religion: Le fils hérite, la fille n'hérite pas; le
+neveu par les mâles hérite, non pas le neveu par les femmes. Voilà comment
+la loi s'est faite; elle s'est présentée d'elle-même et sans qu'on eût à
+la chercher. Elle était la conséquence directe et nécessaire de la
+croyance; elle était la religion même s'appliquant aux relations des
+hommes entre eux.
+
+Les anciens disaient que leurs lois leur étaient venues des dieux. Les
+Crétois attribuaient les leurs, non à Minos, mais à Jupiter; les
+Lacédémoniens croyaient que leur législateur n'était pas Lycurgue, mais
+Apollon. Les Romains disaient que Numa avait écrit sous la dictée d'une
+des divinités les plus puissantes de l'Italie ancienne, la déesse Égérie.
+Les Étrusques avaient reçu leurs lois du dieu Tagès. Il y a du vrai dans
+toutes ces traditions. Le véritable législateur chez les anciens, ce ne
+fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi.
+
+Les lois restèrent longtemps une chose sacrée. Même à l'époque où l'on
+admit que la volonté d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient
+faire une loi, encore fallait-il que la religion fût consultée et qu'elle
+fût an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimité des
+suffrages fût suffisante pour qu'il y eût une loi; il fallait encore que
+la décision du peuple fût approuvée par les pontifes et que les augures
+attestassent que les dieux étaient favorables à la loi proposée. [3] Un
+jour que les tribuns plébéiens voulaient faire adopter une loi par une
+assemblée des tribus, un patricien leur dit: « Quel droit avez-vous de
+faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez
+pas les auspices, vous qui dans vos assemblées n'accomplissez pas d'actes
+religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses
+sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [4]
+
+On conçoit d'après cela le respect et l'attachement que les anciens ont
+eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre
+humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand
+Platon dit qu'obéir aux lois c'est obéir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer
+la pensée grecque lorsque, dans le _Criton_, il montre Socrate donnant sa
+vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait écrit sur
+le rocher des Thermopyles: « Passant, va dire à Sparte que nous sommes
+morts ici pour obéir à ses lois. » La loi chez les anciens fut toujours
+sainte; au temps de la royauté elle était la reine des rois; au temps des
+républiques elle fut la reine des peuples. Lui désobéir était un
+sacrilège.
+
+En principe, la loi était immuable, puisqu'elle était divine. Il est à
+remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de
+nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction
+qu'il y eût entre elles. Le code de Dracon n'a pas été aboli par celui de
+Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre où la loi
+était gravée était inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se
+croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a été la cause
+principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien.
+Des lois opposées et de différentes époques s'y trouvaient réunies; et
+toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isée deux
+hommes se disputer un héritage; chacun d'eux allègue une loi en sa faveur;
+les deux lois sont absolument contraires et également sacrées. C'est ainsi
+que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui établit le droit d'aînesse,
+et en écrit une autre à côté qui prescrit le partage égal entre les
+frères.
+
+La loi antique n'a jamais de considérants. Pourquoi en aurait-elle? Elle
+n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont
+faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre
+d'autorité; les hommes lui obéissent parce qu'ils ont foi en elle.
+
+Pendant de longues générations, les lois n'étaient pas écrites; elles se
+transmettaient de père en fils, avec la croyance et la formule de prière.
+Elles étaient une tradition sacrée qui se perpétuait autour du foyer de la
+famille ou du foyer de la cité.
+
+Le jour où l'on a commencé à les mettre en écrit, c'est dans les livres
+sacrés qu'on les a consignées, dans les rituels, au milieu des prières et
+des cérémonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il
+ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacrés de cette ville. [6] Denys
+d'Halicarnasse, qui avait consulté les documents originaux, dit qu'avant
+l'époque des Décemvirs tout ce qu'il y avait à Rome de lois écrites se
+trouvait dans les livres des prêtres. [7] Plus tard la loi est sortie des
+rituels; on l'a écrite à part; mais l'usage a continué de la déposer dans
+un temple, et les prêtres en ont conservé la garde.
+
+Écrites ou non, ces lois étaient toujours formulées en arrêts très-brefs,
+que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moïse ou
+aux slocas du livre de Manou. Il y a même grande apparence que les paroles
+de la loi étaient rhythmées. [8] Aristote dit qu'avant le temps où les
+lois furent écrites, on les chantait. [9] Il en est resté des souvenirs
+dans la langue; les Romains appelaient les lois _carmina_, des vers; les
+Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10]
+
+Ces vieux vers étaient des textes invariables. Y changer une lettre, y
+déplacer un mot, en altérer le rhythme, c'eût été détruire la loi elle-
+même, en détruisant la forme sacrée sous laquelle elle s'était révélée aux
+hommes. La loi était comme la prière, qui n'était agréable à la divinité
+qu'à la condition d'être récitée exactement, et qui devenait impie si un
+seul mot y était changé. Dans le droit primitif, l'extérieur, la lettre
+est tout; il n'y a pas à chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne
+vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa
+formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrées qui la composent.
+
+Chez les anciens et surtout à Rome, l'idée du droit était inséparable de
+l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une
+obligation à contracter; l'un devait dire: _Dari spondes?_ et l'autre
+devait répondre: _Spondeo_. Si ces mots-là n'étaient pas prononcés, il n'y
+avait pas de contrat. En vain le créancier venait-il réclamer le payement
+de la dette, le débiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans
+ce droit antique, ce n'était pas la conscience ni le sentiment du juste,
+c'était la formule sacrée. Cette formule prononcée entre deux hommes
+établissait entre eux un lien de droit. Où la formule n'était pas, le
+droit n'était pas.
+
+Les formes bizarres de l'ancienne procédure romaine ne nous surprendront
+pas, si nous songeons que le droit antique était une religion, la loi un
+texte sacré, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec
+la loi, _agit lege_. Par l'énoncé de la loi il saisit l'adversaire. Mais
+qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaître les
+termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi
+n'existe plus et ne peut pas le défendre. Gaius raconte l'histoire d'un
+homme dont un voisin avait coupé les vignes; le fait était constant; il
+prononça la loi. Mais la loi disait arbres, il prononça vignes; il perdit
+son procès.
+
+L'énoncé de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement
+de signes extérieurs, qui étaient comme les rites de cette cérémonie
+religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procédure en justice.
+C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau
+de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher
+de la main, _mancipatio_; que, si l'on se disputait une propriété, il y
+avait combat fictif, _manuum consertio_. De là les formes de
+l'affranchissement, celles de l'émancipation, celles de l'action en
+justice, et toute la pantomime de la procédure.
+
+Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractère
+mystérieux de toute cette religion des cités. Les formules de la loi
+étaient tenues secrètes comme celles du culte. Elle était cachée à
+l'étranger, cachée même au plébéien. Ce n'est pas parce que les patriciens
+avaient calculé qu'ils puiseraient une grande force dans la possession
+exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature,
+parut longtemps un mystère auquel on ne pouvait être initié qu'après
+l'avoir été préalablement au culte national et au culte domestique.
+
+L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des
+principaux caractères de ce droit. La religion était purement civile,
+c'est-à-dire spéciale à chaque cité; il n'en pouvait découler aussi qu'un
+droit _civil_. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez
+les anciens. Quand ils disaient que le droit était civil, _jus civile_,
+[Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cité
+avait son code, comme de nos jours chaque État a le sien. Ils voulaient
+dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une
+même cité. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour être soumis à ses
+lois et être protégé par elles; il fallait en être citoyen. La loi
+n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour
+l'étranger. Nous verrons plus loin que l'étranger, domicilié dans une
+ville, ne pouvait ni y être propriétaire, ni y hériter, ni tester, ni
+faire un contrat d'aucune sorte, ni paraître devant les tribunaux
+ordinaires des citoyens. A Athènes, s'il se trouvait créancier d'un
+citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa
+dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui.
+
+Ces dispositions de l'ancien droit étaient d'une logique parfaite. Le
+droit n'était pas né de l'idée de la justice, mais de la religion, et il
+n'était pas conçu en dehors d'elle. Pour qu'il y eût un rapport de droit
+entre deux hommes, il fallait qu'il y eût déjà entre eux un rapport
+religieux, c'est-à-dire qu'ils eussent le culte d'un même foyer et les
+mêmes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communauté religieuse
+n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit pût
+exister. Or ni l'esclave ni l'étranger n'avaient part à la religion de la
+cité. Un étranger et un citoyen pouvaient vivre côte à côte pendant de
+longues années, sans qu'on conçût la possibilité d'établir un lien de
+droit entre eux. Le droit n'était qu'une des faces de la religion. Pas de
+religion commune, pas de loi commune.
+
+
+NOTES
+
+[1] De là est venue cette vieille définition que les jurisconsultes ont
+conservée jusqu'à Justinien: _Jurisprudentia est rerum divinarum atque
+humanarum notitia._ Cf. Cicéron, _De legib._, II, 9; II, 19; _De arusp.
+resp._, 7. Denys, II, 73. Tacite, _Ann._, I, 10; _Hist._, I, 15. Dion
+Cassius, XLVIII, 44. Pline, _Hist. nat._, XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV,
+27.
+
+[2] Pollux, VIII, 90.
+
+[3] Denys, IX, 41; IX, 49.
+
+[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31.
+
+[5] Andocide, I, 82, 83. Démosthènes, _in Everg._, 71.
+
+[6] Varron, _L. L._, VI, 16.
+
+[7] Denys, X, I.
+
+[8] Élien, _H. V._, II, 39.
+
+[9] Aristote, _Probl._, XIX, 28.
+
+[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme,
+chant; voy. Plutarque, _De musica_, p. 1133; Pindare, _Pyth._, XII, 41;
+_fragm._ 190 (édit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, _Chev._, 9: [Grec:
+Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi].
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+LE CITOYEN ET L'ÉTRANGER.
+
+
+On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte de la cité, et
+c'était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et
+politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. Nous avons
+parlé plus haut des repas publics, qui étaient la principale cérémonie du
+culte national. Or à Sparte celui qui n'y assistait pas, même sans que ce
+fût par sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens. [1] A
+Athènes, celui qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux,
+perdait le droit de cité. [2] A Rome, il fallait avoir été présent à la
+cérémonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3]
+L'homme qui n'y avait pas assisté, c'est-à-dire qui n'avait pas eu part à
+la prière commune et au sacrifice, n'était plus citoyen jusqu'au lustre
+suivant.
+
+Si l'on veut donner la définition exacte du citoyen, il faut dire que
+c'est l'homme qui a la religion de la cité. [4] L'étranger, au contraire,
+est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité ne
+protègent pas et qui n'a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux
+nationaux ne veulent recevoir de prières et d'offrandes que du citoyen;
+ils repoussent l'étranger; l'entrée de leurs temples lui est interdite et
+sa présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage de cet
+antique sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux rites
+du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir
+la tête voilée, « parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacrés, dans
+l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un
+étranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient
+troublés ». [5] Un objet sacré, qui tombait momentanément aux mains d'un
+étranger, devenait aussitôt profane; il ne pouvait recouvrer son caractère
+religieux que par une cérémonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'était emparé
+d'une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il fallait avant
+toute chose que les temples fussent purifiés et tous les foyers éteints et
+renouvelés; le regard de l'étranger les avait souillés. [7]
+
+C'est ainsi que la religion établissait entre le citoyen et l'étranger une
+distinction profonde et ineffaçable. Cette même religion, tant qu'elle fut
+puissante sur les âmes, défendit de communiquer aux étrangers le droit de
+cité. Au temps d'Hérodote, Sparte ne l'avait encore accordé à personne,
+excepté à un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de
+l'oracle. Athènes l'accordait quelquefois; mais avec quelles précautions!
+Il fallait d'abord que le peuple réuni votât au scrutin secret l'admission
+de l'étranger; ce n'était rien encore; il fallait que, neuf jours après,
+une seconde assemblée votât dans le même sens, et qu'il y eût au moins six
+mille suffrages favorables: chiffre qui paraîtra énorme si l'on songe
+qu'il était fort rare qu'une assemblée athénienne réunît ce nombre de
+citoyens. Il fallait ensuite un vote du Sénat qui confirmât la décision de
+cette double assemblée. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait
+opposer une sorte de veto et attaquer le décret comme contraire aux
+vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le législateur
+eût entouré d'autant de difficultés et de précautions que celui qui allait
+conférer à un étranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup
+qu'il y eût autant de formalités à remplir pour déclarer la guerre ou pour
+faire une loi nouvelle. D'où vient qu'on opposait tant d'obstacles à
+l'étranger qui voulait être citoyen? Assurément on ne craignait pas que
+dans les assemblées politiques son vote fît pencher la balance.
+Démosthènes nous dit le vrai motif et la vraie pensée des Athéniens:
+« C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur pureté. » Exclure
+l'étranger c'est « veiller sur les cérémonies saintes ». Admettre un
+étranger parmi les citoyens c'est « lui donner part à la religion et aux
+sacrifice ». [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas
+entièrement libre, et il était saisi d'un scrupule religieux; car il
+savait que les dieux nationaux étaient portés à repousser l'étranger et
+que les sacrifices seraient peut-être altérés par la présence du nouveau
+venu. Le don du droit de cité à un étranger était une véritable violation
+des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la
+cité, à l'origine, en était si avare. Encore faut-il noter que l'homme si
+péniblement admis comme citoyen ne pouvait être ni archonte ni prêtre. La
+cité lui permettait bien d'assister à son culte; mais quant à y présider,
+c'eût été trop.
+
+Nul ne pouvait devenir citoyen à Athènes, s'il était citoyen dans une
+autre ville. [9] Car il y avait une impossibilité religieuse à être à la
+fois membre de deux cités, comme nous avons vu qu'il y en avait une à être
+membre de deux familles. On ne pouvait pas être de deux religions à la
+fois.
+
+La participation au culte entraînait avec elle la possession des droits.
+Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui précédait l'assemblée,
+il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de
+la cité, il pouvait être prytane et archonte. Ayant la religion de la
+cité, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la
+procédure.
+
+L'étranger, au contraire, n'ayant aucune part à la religion n'avait aucun
+droit. S'il entrait dans l'enceinte sacrée que le prêtre avait tracée pour
+l'assemblée, il était puni de mort. Les lois de la cité n'existaient pas
+pour lui. S'il avait commis un délit, il était traité comme l'esclave et
+puni sans forme de procès, la cité ne lui devant aucune justice. [10]
+Lorsqu'on est arrivé à sentir le besoin d'avoir une justice pour
+l'étranger, il a fallu établir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour
+juger l'étranger, le préteur a dû se faire étranger lui-même (_praetor
+peregrinus_). A Athènes le juge des étrangers a été le polémarque, c'est-
+à-dire le magistrat qui était chargé des soins de la guerre et de toutes
+les relations avec l'ennemi. [11]
+
+Ni à Rome ni à Athènes l'étranger ne pouvait être propriétaire. [12] Il ne
+pouvait pas se marier; du moins son mariage n'était pas reconnu, et ses
+enfants étaient réputés bâtards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat
+avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune
+valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La
+loi romaine lui défendait d'hériter d'un citoyen, et même à un citoyen
+d'hériter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que,
+si un étranger obtenait le droit de cité romaine sans que son fils, né
+avant cette époque, eût la même faveur, le fils devenait à l'égard du père
+un étranger et ne pouvait pas hériter de lui. [16] La distinction entre
+citoyen et étranger était plus forte que le lien de nature entre père et
+fils. Il semblerait à première vue qu'on eût pris à tâche d'établir un
+système de vexation contre l'étranger. Il n'en était rien. Athènes et Rome
+lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protégeaient, par des
+raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur
+intérêt même ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion
+avait établies. Cette religion ne permettait pas que l'étranger devînt
+propriétaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol
+religieux de la cité. Elle ne permettait ni à l'étranger d'hériter du
+citoyen ni au citoyen d'hériter de l'étranger, parce que toute
+transmission de biens entraînait la transmission d'un culte, et qu'il
+était aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'étranger qu'à
+l'étranger celui du citoyen.
+
+On pouvait accueillir l'étranger, veiller sur lui, l'estimer même, s'il
+était riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part à la religion
+et au droit. L'esclave, à certaine égards, était mieux traité que lui; car
+l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, était
+rattaché à la cité par l'intermédiaire de son maître; les dieux le
+protégeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de
+l'esclave était sacré, mais que celui de l'étranger ne l'était pas. [17]
+
+Pour que l'étranger fût compté pour quelque chose aux yeux de la loi, pour
+qu'il pût faire le commerce, contracter, jouir en sûreté de son bien, pour
+que la justice de la cité pût le défendre efficacement, il fallait qu'il
+se fît le client d'un citoyen. Rome et Athènes voulaient que tout étranger
+adoptât un patron. [18] En se mettant dans la clientèle et sous la
+dépendance d'un citoyen, l'étranger était rattaché par cet intermédiaire à
+la cité. Il participait alors à quelques-uns des bénéfices du droit civil
+et la protection des lois lui était acquise.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, II, 6, 21 (II, 7).
+
+[2] Boeckh, _Corp. inscr._, 3641 b.
+
+[3] Velléius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne;
+encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin
+qu'inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés
+comme présents.
+
+[4] Démosthènes, _in Neoeram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec
+[Grec: suntelein], c'est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec:
+meteinai leron chai osion].
+
+[5] Virgile, _En._, III, 406. Festus, v° _Exesto: Lictor in quibusdam
+sacris clamitabat, hostis exesto_. On sait que _hostis_ se disait de
+l'étranger (Macrobe, I, 17); _hostilis facies_, dans Virgile, signifie le
+visage d'un étranger.
+
+[6] _Digeste_, liv. XI, tit. 6, 36.
+
+[7] Plutarque, _Aristide_, 20. Tite-Live, V, 50.
+
+[8] Démosthènes, _in Neoeram_, 89, 91, 92, 113, 114.
+
+[9] Plutarque, _Solon_, 24. Cicéron, _Pro Coecina_, 34.
+
+[10] Aristote, _Politique_, III, 4, 3. Platon, _Lois_, VI.
+
+[11] Démosthènes, _in Neaeram_, 49. Lysias, in _Pancleonem_.
+
+[12] Gaius, _fr._ 234.
+
+[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, _Ois._, 1652.
+
+[14] Ulpien, XIX,4. Démosthènes, _Pro Phorm.; in Eubul_.
+
+[15] Cicéron, _Pro Archia_, 5. Gaius, II, 110.
+
+[16] Pausanias, VIII, 48.
+
+[17] _Digeste_, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4.
+
+[18] Harpocration, [Grec: prostates].
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+LE PATRIOTISME. L'EXIL.
+
+
+Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des pères, _terra
+patria_. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa religion
+domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les
+ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie
+était l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande
+patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte
+sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la
+patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était
+véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. État,
+Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les
+modernes; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités
+locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur
+l'âme.
+
+On s'explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui
+était pour eux la vertu suprême et auquel toutes les autres vertus
+venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se
+confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son
+droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque
+impossible que l'intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public.
+Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous
+élève. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve.
+
+Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il
+quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrées du
+territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social
+d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de
+la vie régulière et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en
+dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses
+devoirs. Il ne peut être homme que là.
+
+La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme
+on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. « Il faut se donner
+à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. » Il faut l'aimer
+glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses
+bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle
+sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham
+aimait son Dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir
+mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un
+homme ou par point d'honneur; mais à la patrie il doit sa vie. Car si la
+patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat
+véritablement pour ses autels, pour ses foyers, _pro aris et focis_; car
+si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers
+éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé.
+L'amour de la patrie, c'est la piété des anciens.
+
+Il fallait que la possession de la patrie fût bien précieuse; car les
+anciens n'imaginaient guère de châtiment plus cruel que d'en priver
+l'homme. La punition ordinaire des grands crimes était l'exil.
+
+L'exil était proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'était,
+suivant la formule également usitée chez les Grecs et chez les Romains,
+lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu
+sacré du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices.
+L'exil mettait donc un homme hors de la religion. « Qu'il fuie, disait la
+sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui
+parle ni ne le reçoive; que nul né l'admette aux prières ni aux
+sacrifices; que nul ne lui présente l'eau lustrale. » [2] Toute maison
+était souillée par sa présence. L'homme qui l'accueillait devenait impur à
+son contact. « Celui qui aura mangé ou bu avec lui ou qui l'aura touché,
+disait la loi, devra se purifier. » Sous le coup de cette excommunication,
+l'exilé ne pouvait prendre part à aucune cérémonie religieuse; il n'avait
+plus de culte, plus de repas sacrés, plus de prières; il était déshérité
+de sa part de religion.
+
+Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'était pas partout. S'ils
+avaient quelque vague idée d'une divinité de l'univers, ce n'était pas
+celle-là qu'ils considéraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient.
+Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison, son
+canton, sa ville. L'exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait
+aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le
+consoler et le protéger; il ne sentait plus de providence qui veillât sur
+lui; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les
+besoins de son âme était éloigné de lui.
+
+Or la religion était la source d'où découlaient les droits civils et
+politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la
+patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son
+culte domestique et il devait éteindre son foyer. [3]
+
+Il n'avait plus de droit de propriété; sa terre et tous ses biens, comme
+s'il était mort, passaient à ses enfants, à moins qu'ils ne fussent
+confisqués, au profit des dieux ou de l'État. [4] N'ayant plus de culte,
+il n'avait plus de famille; il cessait d'être époux et père. Ses fils
+n'étaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'était plus sa femme, [6] et
+elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Voyez Régulus,
+prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile à un exilé; si le Sénat
+lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exilé n'est plus
+sénateur; si sa femme et ses enfants courent à lui, il repousse leurs
+embrassements, car pour l'exilé il n'y a plus d'enfants, plus d'épouse:
+
+ Fertur pudicae conjugis osculum
+ Parvosque natos, _ut capitis minor_,
+ A se removisse. [7]
+
+« L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. »
+Mort, il n'a pas le droit d'être enseveli dans le tombeau de sa famille;
+car il est un étranger. [8]
+
+Il n'est pas surprenant que les républiques anciennes aient presque
+toujours permis au coupable d'échapper à la mort par la fuite. L'exil ne
+semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains
+l'appelaient une peine capitale.
+
+
+NOTES
+
+[1] Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, _Pro
+domo_, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.
+
+[2] Sophocle, _Oedipe roi_, 239. Platon, _Lois_, IX, 881.
+
+[3] Ovide, _Tristes_, I, 3, 43.
+
+[4] Pindare, _Pyth._, IV, 517. Platon, _Lois_, IX, 877. Diodore, XIII, 49.
+Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.
+
+[5] _Institutes_ de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128.
+
+[6] Denys, VIII, 41.
+
+[7] Horace, _Odes_, III.
+
+[8] Thucydide, I, 138.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+DE L'ESPRIT MUNICIPAL.
+
+
+Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions
+et surtout des anciennes croyances a pu
+nous donner une idée de la distinction profonde qu'il
+y avait toujours entre deux cités. Si voisines qu'elles
+fussent, elles formaient toujours deux sociétés complètement
+séparées. Entre elles il y avait bien plus
+que la distance qui sépare aujourd'hui deux villes,
+bien plus que la frontière qui divise deux États; les
+dieux n'étaient pas les mêmes, ni les cérémonies,
+ni les prières. Le culte d'une cité était interdit à
+l'homme de la cité voisine. On croyait que les dieux
+d'une ville repoussaient les hommages et les prières
+de quiconque n'était pas leur concitoyen.
+
+Il est vrai que ces vieilles croyances se sont à la
+longue modifiées et adoucies; mais elles avaient été
+dans leur pleine vigueur à l'époque où les sociétés
+s'étaient formées, et ces sociétés en ont toujours
+gardé l'empreinte.
+
+On conçoit aisément deux choses: d'abord, que
+cette religion propre à chaque ville a dû constituer
+la cité d'une manière très-forte et presque inébranlable;
+il est, en effet, merveilleux combien cette organisation
+sociale, malgré ses défauts et toutes ses
+chances de ruine, a duré longtemps; ensuite, que
+cette religion a dû avoir pour effet, pendant de longs
+siècles, de rendre impossible l'établissement d'une
+autre forme sociale que la cité.
+
+Chaque cité, par l'exigence de sa religion même,
+devait être absolument indépendante. Il fallait que
+chacune eût son code particulier, puisque chacune
+avait sa religion et que c'était de la religion que la
+loi découlait. Chacune devait avoir sa justice souveraine,
+et il ne pouvait y avoir aucune justice supérieure
+à celle de la cité. Chacune avait ses fêtes
+religieuses et son calendrier; les mois et l'année ne
+pouvaient pas être les mêmes dans deux villes, puisque
+la série des actes religieux était différente. Chacune
+avait sa monnaie particulière, qui, à l'origine,
+était ordinairement marquée de son emblème religieux.
+Chacune avait ses poids et ses mesures. On
+n'admettait pas qu'il pût y avoir rien de commun
+entre deux cités. La ligne de démarcation était si
+profonde qu'on imaginait à peine que le mariage fût
+permis entre habitants de deux villes différentes.
+Une telle union parut toujours étrange et fut longtemps
+réputée illégitime. La législation de Rome et
+celle d'Athènes répugnent visiblement à l'admettre.
+Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage
+étaient confondus parmi les bâtards et privés
+des droits de citoyen. Pour que le mariage fût légitime
+entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y
+eût entre elles une convention particulière (_jus connubii_,
+[Grec: epilamia]).
+
+Chaque cité avait autour de son territoire une
+ligne de bornes sacrées. C'était l'horizon de sa religion
+nationale et de ses dieux. Au delà de ces bornes
+d'autres dieux régnaient et l'on pratiquait un autre
+culte.
+
+Le caractère le plus saillant de l'histoire de la
+Grèce et de celle de l'Italie, avant la conquête romaine,
+c'est le morcellement poussé à l'excès et
+l'esprit d'isolement de chaque cité. La Grèce n'a jamais
+réussi à former un seul État; ni les villes latines,
+ni les villes étrusques, ni les tribus samnites
+n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribué
+l'incurable division des Grecs à la nature de
+leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y
+croisent, établissent entre les hommes des lignes de
+démarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes
+entre Thèbes et Platée, entre Argos et Sparte,
+entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre
+les villes du Latium ni entre les douze cités de
+l'Étrurie. La nature physique a sans nul doute quelque
+action sur l'histoire des peuples; mais les croyances
+de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre
+deux cités voisines il y avait quelque chose de
+plus infranchissable qu'une montagne; c'était la série
+des bornes sacrées, c'était la différence des cultes
+et la haine des dieux nationaux pour l'étranger.
+
+Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu établir
+ni même concevoir aucune autre organisation sociale
+que la cité. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les
+Romains même pendant fort longtemps n'ont eu la
+pensée que plusieurs villes pussent s'unir et vivre à
+titre égal sous un même gouvernement. Entre deux
+cités il pouvait bien y avoir alliance, association momentanée
+en vue d'un profit à faire ou d'un danger
+à repousser; mais il n'y avait jamais union complète.
+Car la religion faisait de chaque ville un corps
+qui ne pouvait s'agréger à aucun autre. L'isolement
+était la loi de la cité.
+
+Avec les croyances et les usages religieux que
+nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles
+pu se confondre dans un même État? On ne
+comprenait l'association humaine et elle ne paraissait
+régulière qu'autant qu'elle était fondée sur la religion. Le symbole de
+cette association devait être
+un repas sacré fait en commun. Quelques milliers
+de citoyens pouvaient bien, à la rigueur, se réunir
+autour d'un même prytanée, réciter la même prière
+et se partager les mets sacrés. Mais essayez donc,
+avec ces usages, de faire un seul État de la Grèce
+entière! Comment fera-t-on les repas publics et toutes
+les cérémonies saintes auxquelles tout citoyen
+est tenu d'assister? Où sera le prytanée? Comment
+fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront
+les limites inviolables qui ont marqué à
+l'origine le territoire de la cité et qui l'ont séparé
+pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous
+les cultes locaux, les divinités poliades, les héros qui
+habitent chaque canton? Athènes a sur ses terres le
+héros Oedipe, ennemi de Thèbes; comment réunir
+Athènes et Thèbes dans un même culte et dans un
+même gouvernement?
+
+Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne
+s'affaiblirent que très-tard dans l'esprit du vulgaire),
+il n'était plus temps d'établir une nouvelle forme d'État.
+La division était consacrée par l'habitude, par
+l'intérêt, par la haine invétérée, par le souvenir des
+vieilles luttes. Il n'y avait plus à revenir sur le
+passé.
+
+Chaque ville tenait fort à son autonomie; elle appelait
+ainsi un ensemble qui comprenait son culte,
+son droit, son gouvernement, toute son indépendance
+religieuse et politique.
+
+Il était plus facile à une cité d'en assujettir une
+autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire
+de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves;
+elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du
+vainqueur. Confondre deux cités en un seul État,
+unir la population vaincue à la population victorieuse
+et les associer sous un même gouvernement,
+c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, à
+une seule exception près dont nous parlerons plus
+tard. Si Sparte conquiert la Messénie, ce n'est pas
+pour faire des Spartiates et des Messéniens un seul
+peuple; elle expulse toute la race des vaincus et
+prend leurs terres. Athènes en use de même à l'égard
+de Salamine, d'Égine, de Mélos.
+
+Faire entrer les vaincus dans la cité des vainqueurs
+était une pensée qui ne pouvait venir à l'esprit
+de personne. La cité possédait des dieux, des
+hymnes, des fêtes, des lois, qui étaient son patrimoine
+précieux; elle se gardait bien d'en donner
+part à des vaincus. Elle n'en avait même pas le
+droit; Athènes pouvait-elle admettre que l'habitant
+d'Égine entrât dans le temple d'Athéné poliade?
+qu'il adressât un culte à Thésée? qu'il prît part aux
+repas sacrés? qu'il entretînt, comme prytane, le
+foyer public? La religion le défendait. Donc la population
+vaincue de l'île d'Égine ne pouvait pas former
+un même État avec la population d'Athènes.
+N'ayant pas les mêmes dieux, les Éginètes et les
+Athéniens ne pouvaient pas avoir les mêmes lois, ni
+les mêmes magistrats.
+
+Mais Athènes ne pouvait-elle pas du moins, en
+laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses
+murs des magistrats pour la gouverner? Il était absolument
+contraire aux principes des anciens qu'une
+cité fût gouvernée par un homme qui n'en fût pas
+citoyen. En effet le magistrat devait être un chef religieux
+et sa fonction principale était d'accomplir le
+sacrifice au nom de la cité. L'étranger, qui n'avait
+pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas
+être magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse,
+il n'avait aux yeux des hommes aucune autorité régulière.
+Sparte essaya de mettre dans les villes ses
+harmostes; mais ces hommes n'étaient pas magistrats,
+ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les
+assemblées. N'ayant aucune relation régulière avec
+le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir
+longtemps.
+
+Il résultait de là que tout vainqueur était dans
+l'alternative, ou de détruire la cité vaincue et d'en
+occuper le territoire, ou de lui laisser toute son indépendance.
+Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la
+cité cessait d'être, ou elle était un État souverain.
+Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement;
+elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors
+elle n'existait plus.
+
+Cette indépendance absolue de la cité ancienne
+n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles
+elle était fondée eurent complètement disparu.
+Après que les idées eurent été transformées et que
+plusieurs révolutions eurent passé sur ces sociétés
+antiques, alors on put arriver à concevoir et à établir
+un État plus grand régi par d'autres règles. Mais il
+fallut pour cela que les hommes découvrissent d'autres
+principes et un autre lien social que ceux des
+vieux âges.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+RELATIONS ENTRE LES CITÉS; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX.
+
+
+La religion qui exerçait un si grand empire sur la vie intérieure de la
+cité, intervenait avec la même autorité dans toutes les relations que les
+cités avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment
+les hommes de ces vieux âges se faisaient la guerre, comment ils
+concluaient la paix, comment ils formaient des alliances.
+
+Deux cités étaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les
+mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n'étaient pas seulement les
+hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu'on
+ne croie pas que ce soit là une simple fiction poétique. Il y a eu chez
+les anciens une croyance très-arrêtée et très-vivace en vertu de laquelle
+chaque armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu'ils
+combattaient dans la mêlée; les soldats les défendaient et ils défendaient
+les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi
+contre les dieux de l'autre cité; ces dieux étrangers, il était permis de
+les détester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire
+prisonniers.
+
+La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux
+petites armées en présence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son
+autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés; chacune a ses oracles
+qui lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent
+la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense
+et dit comme ce Grec dans Euripide: « Les dieux qui combattent avec nous
+sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. » Chaque armée
+prononce contre l'armée ennemie une imprécation dans le genre de celle
+dont Macrobe nous a conservé la formule: « O dieux, répandez l'effroi, la
+terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite
+leurs champs et leur ville, soient par vous privés de la lumière du
+soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs têtes et leurs personnes
+y vous soient dévoués. » Cela dit, on se bat des deux côtés avec cet
+acharnement sauvage que donne la pensée qu'on a des dieux pour soi et
+qu'on combat contre des dieux étrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la
+guerre est implacable; la religion préside à la lutte et excite les
+combattants. Il ne peut y avoir aucune règle supérieure qui tempère le
+désir de tuer; il est permis d'égorger les prisonniers, d'achever les
+blessés.
+
+Même en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idée d'un devoir, quel
+qu'il soit, vis-à-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour
+l'étranger; à plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la
+guerre. On n'a pas à distinguer à son égard le juste et l'injuste. Mucius
+Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il était beau d'assassiner un
+ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompé le roi de
+Macédoine. Paul-Émile vendit comme esclaves cent mille Épirotes qui
+s'étaient remis volontairement dans ses mains.
+
+Le Lacédémonien Phébidas, en pleine paix, s'était emparé de la citadelle
+des Thébains. On interrogeait Agésilas sur la justice de cette action:
+« Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car dès qu'une action
+est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Voilà le droit des gens
+des cités anciennes. Un autre roi de Sparte, Cléomène, disait que tout le
+mal qu'on pouvait faire aux ennemis était toujours juste aux yeux des
+dieux et des hommes.
+
+Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi
+divine ni humaine n'arrêtait sa vengeance ou sa cupidité. Le jour où
+Athènes décréta que tous les Mityléniens, sans distinction de sexe ni
+d'âge, seraient exterminés, elle ne croyait pas dépasser son droit; quand,
+le lendemain, elle revint sur son décret et se contenta de mettre à mort
+mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et
+indulgente. Après la prise de Platée, les hommes furent égorgés, les
+femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir violé le
+droit.
+
+On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait à la
+population tout entière, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la
+faisait pas seulement aux êtres humains; on la faisait aux champs et aux
+moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres; la récolte de
+l'ennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par
+conséquent brûlée. On exterminait les bestiaux; on détruisait même les
+semis qui auraient pu produire l'année suivante. Une guerre pouvait faire
+disparaître d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et
+transformer une contrée fertile en un désert. C'est en vertu de ce droit
+de la guerre que Rome a étendu la solitude autour d'elle; du territoire où
+les Volsques avaient vingt-trois cités, elle a fait les marais pontins;
+les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put
+longtemps reconnaître les lieux où les armées romaines avaient passé,
+moins aux vestiges de leurs camps, qu'à la solitude qui régnait aux
+environs.
+
+Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de
+supprimer leur cité, c'est-à-dire de briser leur association religieuse et
+politique. Alors les cultes cessaient et les dieux étaient oubliée. La
+religion de la cité étant abattue, la religion de chaque famille
+disparaissait en même temps. Les foyers s'éteignaient. Avec le culte
+tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriété, tout ce qui
+s'étayait sur la religion. [1] Écoutons le vaincu à qui l'on fait grâce de
+la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: « Je donne ma personne,
+ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes
+objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les
+donne au peuple romain. » [2] A partir de ce moment, les dieux, les
+temples, les maisons, les terres, les personnes étaient au vainqueur. Nous
+dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome.
+
+Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement
+de l'un des deux partis, un traité de paix pouvait la terminer. Mais pour
+cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnée; il fallait
+un acte religieux. Tout traité était marqué par l'immolation d'une
+victime. Signer un traité est une expression toute moderne; les Latins
+disaient frapper un chevreau, _icere haedus ou foedus_; le nom de la
+victime qui était le plus ordinairement employée à cet effet est resté
+dans la langue usuelle pour désigner l'acte tout entier. [3] Les Grecs
+s'exprimaient d'une manière analogue, ils disaient faire la libation,
+[Grec: spendesthai]. C'étaient toujours des prêtres qui, se conformant au
+rituel, [4] accomplissaient la cérémonie du traité. On les appelait
+féciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs.
+
+Cette cérémonie religieuse donnait seule aux conventions internationales
+un caractère sacré et inviolable. Tout le monde connaît l'histoire des
+fourches caudines. Une armée entière, par l'organe de ses consuls, de ses
+questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention
+avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolée. Aussi le
+Sénat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur.
+En l'annulant, il ne vint à l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien,
+que l'on commettait un acte de mauvaise foi.
+
+C'était une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait
+d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot
+d'un certain Grec dont la cité adorait le héros Alabandos; il s'adressait
+à un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: « Alabandos, disait-il,
+est un dieu et Hercule n'en est pas un. » [5] Avec de telles idées, il
+était nécessaire que dans un traité de paix chaque cité prît ses propres
+dieux à témoin de ses serments. « Nous avons fait un traité et versé les
+libations, disent les Platéens aux Spartiates, nous avons attesté, vous
+les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On
+cherchait bien, à invoquer, s'il était possible, des divinités qui fussent
+communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles à
+tous, le soleil qui éclaire tout, la terre nourricière. Mais les dieux de
+chaque cité et ses héros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il
+fallait que les contractants les prissent à témoin, si l'on voulait qu'ils
+fussent véritablement liés par la religion.
+
+De même que pendant la guerre les dieux s'étaient mêlés aux combattants,
+ils devaient aussi être compris dans le traité. On stipulait donc qu'il y
+aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes.
+Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les
+deux peuples s'autorisaient mutuellement à assister à leurs fêtes sacrées.
+[7] Quelquefois ils s'ouvraient réciproquement leurs temples et faisaient
+un échange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la
+ville de Lanuvium protégerait dorénavant les Romains, qui auraient le
+droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des
+deux parties contractantes s'engageait à offrir un culte aux divinités de
+l'autre. Ainsi les Éléens, ayant conclu un traité avec les Étoliens,
+offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux héros de leurs alliés. [9]
+Il était fréquent qu'à la suite d'une alliance on représentât par des
+statues ou des médailles les divinités des deux villes se donnant la main.
+C'est ainsi qu'on a des médailles où nous voyons unis l'Apollon de Milet
+et le Génie de Smyrne, la Pallas des Sidéens et l'Artémis de Perge,
+l'Apollon d'Hiérapolis et l'Artémis d'Éphèse. Virgile, parlant d'une
+alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Pénates des deux
+peuples unis et associés.
+
+Ces coutumes bizarres répondaient parfaitement à l'idée que les anciens se
+faisaient des dieux. Comme chaque cité avait les siens, il semblait
+naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traités. La
+guerre ou la paix entre deux villes était la guerre ou la paix entre deux
+religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fondé sur ce
+principe. Quand les dieux étaient ennemis, il y avait guerre sans merci et
+sans règle; dès qu'ils étaient amis, les hommes étaient liés entre eux et
+avaient le sentiment de devoirs réciproques. Si l'on pouvait supposer que
+les divinités poliades de deux cités eussent quelque motif pour être
+alliées, c'était assez pour que les deux cités le fussent. La première
+ville avec laquelle Borne contracta amitié fut Caeré en Étrurie, et Tite-
+Live en dit la raison: dans le désastre de l'invasion gauloise, les dieux
+romains avaient trouvé un asile à Caeré; ils avaient habité cette ville,
+ils y avaient été adorés; un lien sacré d'hospitalité s'était ainsi formé
+entre les dieux romains et la cité étrusque; [10] dès lors la religion ne
+permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles étaient alliées
+pour toujours. [11]
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _in Verr._, II, 3, 6. Siculus Flaccus, _passim_. Thucydide,
+III, 50 et 68.
+
+[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, _Amphitr._, 100-105.
+
+[3] Festus, vis _Foedum et Foedus_.
+
+[4] En Grèce, ils portaient une couronne. Xénophon, _Hell._, IV, 7, 3.
+
+[5] Cicéron, _De nat. deor._, III, 19.
+
+[6] Thucydide, II.
+
+[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thésée, 25, 33.
+
+[8] Tite-Live, VIII, 14.
+
+[9] Pausanias, V, 15.
+
+[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13.
+
+[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confédérations ou
+amphictyonies qui étaient nombreuses dans l'ancienne Grèce et en Italie.
+Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles étaient des
+associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas
+d'amphictyonie qui n'eût un culte commun et un sanctuaire. Celle des
+Béotiens offrait un culte à Athéné Itonia, celle des Achéens à Déméter
+Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie était Poséidon Héliconien, comme
+celui de la pentapole dorienne était Apollon Triopique. La confédération
+des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'île de Délos, les villes
+de l'Argolide à Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles était une
+association de même nature. Toutes les réunions avaient lieu dans des
+temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cités
+confédérées envoyait pour y prendre part quelques citoyens revêtus
+momentanément d'un caractère sacerdotal, et qu'on appelait théores. Une
+victime était immolée en l'honneur du dieu de l'association, et les
+chairs, cuites sur l'autel, étaient partagées entre les représentants des
+cités. Le repas commun, avec les chants, les prières et les jeux sacrés
+qui l'accompagnaient, formait le lien de la confédération. Les mêmes
+usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les féries
+latines où elles partageaient les chairs d'une victime. Il en était de
+même des villes étrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes
+amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien
+religieux. Les cités confédérées conservaient une indépendance entière.
+Elles pouvaient même se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles
+observassent une trêve pendant la durée de la fête fédérale.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+LE ROMAIN; L'ATHÉNIEN.
+
+
+Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et qui les gouverna
+longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son caractère. Par
+ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une
+certaine manière de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne
+purent de longtemps se défaire. Elle montrait à l'homme des dieux partout,
+dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle écrasait
+l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui
+laissait aucune liberté dans ses actes.
+
+Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa
+maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte
+et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil
+sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des
+dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancêtres sont des êtres divins.
+
+Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journée
+appartient à sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses
+pénates, ses ancêtres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur
+adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec
+ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la
+toge, le mariage et les anniversaires de tous ces événements sont les
+actes solennels de son culte.
+
+Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un
+objet sacré; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappé de la
+foudre, ou c'est un tombeau; tantôt il faut qu'il se recueille et prononce
+une prière, tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le visage pour
+éviter la vue d'un objet funeste.
+
+Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie,
+plusieurs fois par an dans sa _gens_ ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces
+dieux, il doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome plus de
+dieux que de citoyens.
+
+Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et
+en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il figure dans une
+procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flûte sacrée.
+Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées les statues
+des divinités. Une autre fois c'est un _lectisternium_; une table est
+dressée dans une rue et chargée de mets; sur des lits sont couchées les
+statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur
+la tête et une branche de laurier à la main. [2]
+
+Il a une fête pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille
+de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix
+sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le
+succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les
+morts, parce qu'il a peur d'eux.
+
+Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît pas quelque
+oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie.
+Forme-t-il quelque désir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il
+dépose aux pieds de la statue d'un dieu.
+
+A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve
+toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des
+oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un
+boeuf qui a parlé, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille
+que lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux.
+
+Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les
+cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il
+couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il
+sait des formules pour éviter la maladie, et d'autres pour la guérir; mais
+il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une
+certaine façon. [3]
+
+Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n'ont pas donné les signes
+favorables. Il quitte l'assemblée du peuple s'il a entendu le cri d'une
+souris. Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s'il a aperçu un mauvais
+présage ou si une parole funeste a frappé son oreille. Il est brave au
+combat, mais à condition que les auspices lui assurent la victoire.
+
+Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme à
+l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent dans la
+superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et
+riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul,
+agriculteur, commerçant; mais partout et toujours il est prêtre et sa
+pensée est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de
+l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des
+dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain:
+
+ Dis te minorem quod geris, imperas.
+
+On a dit que c'était une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer
+qu'un sénat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se
+soit entendu avec une telle unanimité pour tromper le peuple ignorant? et
+cela pendant des siècles, sans que parmi tant de rivalités, de luttes, de
+haines personnelles, une seule voix se soit jamais élevée pour dire: Ceci
+est un mensonge. Si un patricien eût trahi les secrets de sa secte, si,
+s'adressant aux plébéiens qui supportaient impatiemment le joug de cette
+religion, il les eût tout à coup débarrassés et affranchis de ces auspices
+et de ces sacerdoces, cet homme eût acquis immédiatement un tel crédit
+qu'il fût devenu le maître de l'État. Croit-on que, si les patriciens
+n'eussent pas cru à la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation
+n'aurait pas été assez forte pour déterminer au moins un d'entre eux à
+révéler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on
+suppose qu'une religion puisse s'établir par convention et se soutenir par
+imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion
+gênait les patriciens eux-mêmes, combien de fois elle embarrassa le Sénat
+et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait
+été inventée pour la commodité des hommes d'État. C'est bien tard, c'est
+seulement au temps des Scipions que l'on a commencé de croire que la
+religion était utile au gouvernement; mais déjà la religion était morte
+dans les âmes.
+
+Prenons un Romain des premiers siècles; choisissons un des plus grands
+guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus
+de dix batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le représenter autant
+comme un prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la _gens_ Furia;
+son surnom est un mot qui désigne une fonction sacerdotale. Enfant, on lui
+a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui
+détourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux
+cérémonies du culte; il a passé sa jeunesse à s'instruire des rites de la
+religion. Il est vrai qu'une guerre a éclaté et que le prêtre s'est fait
+soldat; on l'a vu, blessé à la cuisse dans un combat de cavalerie,
+arracher le fer de la blessure et continuer à combattre. Après plusieurs
+campagnes, il a été élevé aux magistratures; comme tribun consulaire, il a
+fait les sacrifices publics, il a jugé, il a commandé l'armée. Un jour
+vient où l'on songe à lui pour la dictature. Ce jour-là, le magistrat en
+charge, après s'être recueilli pendant une nuit claire, a consulté les
+dieux; sa pensée était attachée à Camille dont il prononçait tout bas le
+nom, et ses yeux étaient fixés au ciel où ils cherchaient les présages.
+Les dieux n'en ont envoyé que de bons; c'est que Camille leur est
+agréable; il est nommé dictateur.
+
+Le voilà chef d'armée; il sort de la ville, non sans avoir consulté les
+auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup
+d'officiers, presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des
+aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer.
+
+On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiège sans
+succès depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque, c'est-à-dire presque
+une ville sainte; c'est de piété plus que de courage qu'il faut lutter. Si
+depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Étrusques
+connaissent mieux les rites qui sont agréables aux dieux et les formules
+magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses livres
+Sibyllins et y a cherché la volonté des dieux. Elle s'est aperçue que ses
+féries latines avaient été souillées par quelque vice de forme et elle a
+renouvelé le sacrifice. Pourtant les Étrusques ont encore la supériorité;
+il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un prêtre étrusque et savoir par
+lui le secret des dieux. Un prêtre véien est pris et mené au Sénat: « Pour
+que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac
+albain, en se gardant bien d'en faire écouler l'eau dans la mer. » Rome
+obéit, on creuse une infinité de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se
+perd dans la campagne.
+
+C'est à ce moment que Camille est élu dictateur. Il se rend à l'armée près
+de Veii. Il est sûr du succès; car tous les oracles ont été révélés, tous
+les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a
+promis aux dieux protecteurs des fêtes et des sacrifices. Pour vaincre, il
+ne néglige pas les moyens humains; il augmente l'armée, raffermit la
+discipline, fait creuser une galerie souterraine pour pénétrer dans la
+citadelle. Le jour de l'attaque est arrivé; Camille sort de sa tente; il
+prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures
+l'entourent; revêtu du _paludamentum_, il invoque les dieux: « Sous ta
+conduite, ô Apollon, et par ta volonté qui m'inspire, je marche pour
+prendre et détruire la ville de Veii; à toi je promets et je voue la
+dixième partie du butin. » Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour
+soi; l'ennemi a aussi une divinité puissante qui le protège. Camille
+l'évoque par cette formule: « Junon Reine, qui pour le présent habites à
+Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville;
+que notre ville devienne la tienne. » Puis, les sacrifices accomplis, les
+prières dites, les formules récitées, quand les Romains sont sûrs que les
+dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne défend plus l'ennemi, l'assaut est
+donné et la ville est prise.
+
+Tel est Camille. Un général romain est un homme qui sait admirablement
+combattre, qui sait surtout l'art de se faire obéir, mais qui croit
+fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et
+qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce
+n'est pas même la discipline, c'est l'énoncé de quelques formules
+exactement dites suivant les rites. Ces formules adressées aux dieux les
+déterminent et les contraignent presque toujours à lui donner la victoire.
+Pour un tel général la récompense suprême est que le Sénat lui permette
+d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacré qui
+est attelé de quatre chevaux blancs; il est vêtu de la robe sacrée dont on
+revêt les dieux aux jours de fête; sa tête est couronnée, sa main droite
+tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont
+exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4]
+Sous cette majesté presque divine il se montre à ses concitoyens, et il va
+rendre hommage à la majesté vraie du plus grand des dieux romains. Il
+gravit la pente du Capitole, et arrivé devant le temple de Jupiter, il
+immole des victimes.
+
+La peur des dieux n'était pas un sentiment propre au Romain; elle régnait
+aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitués à l'origine
+par la religion, nourris et élevés par elle, conservèrent très-longtemps
+la marque de leur éducation première. On connaît les scrupules du
+Spartiate, qui ne commence jamais une expédition avant que la lune soit
+dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit
+combattre et qui renonce aux entreprises les mieux conçues et les plus
+nécessaires parce qu'un mauvais présage l'effraye. L'Athénien n'est pas
+moins scrupuleux. Une armée athénienne n'entre jamais en campagne avant le
+septième jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand
+soin de redorer la statue de Pallas.
+
+Xénophon assure que les Athéniens ont plus de fêtes religieuses qu'aucun
+autre peuple grec. [5] « Que de victimes offertes aux dieux, dit
+Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions
+sacrées! A tout moment de l'année on voit des festins religieux et des
+victimes couronnées. » La ville d'Athènes et son territoire sont couverts
+de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cité, pour le
+culte des tribus et des dèmes, pour le culte des familles. Chaque maison
+est elle-même un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacré.
+
+L'Athénien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur,
+a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les
+vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la dévotion
+la plus fervente, c'est la religion des ancêtres et des héros. Il a le
+culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige à leur offrir
+chaque année les prémices de sa récolte; une autre lui défend de prononcer
+un seul mot qui puisse provoquer leur colère. Tout ce qui touche à
+l'antiquité est sacré pour un Athénien. Il a de vieux recueils où sont
+consignés ses rites et jamais il ne s'en écarte; si un prêtre introduisait
+dans le culte la plus légère innovation, il serait puni de mort. Les rites
+les plus bizarres sont observés de siècle en siècle. Un jour de l'année,
+l'Athénien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que
+l'amante de Thésée est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et
+les mouvements d'une femme en travail. Il célèbre une autre fête annuelle
+qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de
+Thésée dans l'Attique; on couronne le caducée d'un héraut, parce que le
+héraut de Thésée a couronné son caducée; on pousse un certain cri que l'on
+suppose que le héraut a poussé, et il se fait une procession où chacun
+porte le costume qui était en usage au temps de Thésée. Il y a un autre
+jour où l'Athénien ne manque pas de faire bouillir des légumes dans une
+marmite d'une certaine espèce; c'est un rite dont l'origine se perd dans
+une antiquité lointaine, dont on ne connaît plus le sens, mais qu'on
+renouvelle pieusement chaque année. [7]
+
+L'Athénien, comme le Romain, a des jours néfastes; ces jours-là, on ne se
+marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblée,
+on ne rend pas la justice. Le dix-huitième et le dix-neuvième jour de
+chaque mois sont employés à des purifications. Le jour des Plyntéries,
+jour néfaste entre tous, on voile la statue de la grande divinité poliade.
+Au contraire, le jour des Panathénées, le voile de la déesse est porté en
+grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'âge ni de
+rang, doivent lui faire cortège. L'Athénien fait des sacrifices pour les
+récoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau
+temps; il en fait pour guérir les maladies et chasser la famine ou la
+peste. [8]
+
+Athènes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres
+Sibyllins, et elle nourrit au Prytanée des hommes qui lui annoncent
+l'avenir. Dans ses rues on rencontre à chaque pas des devins, des prêtres,
+des interprètes des songes. L'Athénien croit aux présages; un éternument
+ou un tintement des oreilles l'arrête dans une entreprise. Il ne
+s'embarque jamais sans avoir interrogé les auspices. Avant de se marier il
+ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblée du peuple se
+sépare dès que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe
+funeste. Si un sacrifice a été troublé par l'annonce d'une mauvaise
+nouvelle, il faut le recommencer. [9.]
+
+L'Athénien ne commence guère une phrase sans invoquer d'abord la bonne
+fortune. Il met ce mot invariablement à la tête de tous ses décrets. A la
+tribune, l'orateur débute volontiers par une invocation aux dieux et aux
+héros qui habitent le pays. On mène le peuple en lui débitant des oracles.
+Les orateurs, pour faire prévaloir leur avis, répètent à tout moment: La
+Déesse ainsi l'ordonne. [10]
+
+Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au
+sanctuaire de Délos une _théorie_, c'est-à-dire des victimes et un choeur
+pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu à Athènes,
+il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dédiant une statue à
+Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est _hestiateur_ et fait
+les frais du repas sacré de sa tribu; il est chorége et entretient un
+choeur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un
+sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le
+quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur
+ses intérêts particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre
+Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur à Athènes, il s'aperçoit que deux
+de ses soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi;
+il est saisi d'un scrupule religieux; il arrête sa flotte, et envoie un
+héraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux
+cadavres. Quelque temps après, le peuple athénien délibère sur
+l'expédition de Sicile. Nicias monte à la tribune et déclare que ses
+prêtres et son devin annoncent des présages qui s'opposent à l'expédition.
+Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui débitent des oracles en
+sens contraire. Le peuple est indécis. Surviennent des hommes qui arrivent
+d'Égypte; ils ont consulté le dieu d'Ammon, qui commence à être déjà fort
+en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Athéniens prendront tous
+les Syracusains. Le peuple se décide aussitôt pour la guerre. [11]
+
+Nicias, bien malgré lui, commande l'expédition. Avant de partir, il
+accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmène avec lui, comme fait
+tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de
+hérauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un emblème qui
+représente quelque dieu.
+
+Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annoncé par assez de
+prodiges? Des corbeaux ont endommagé une statue de Pallas; un homme s'est
+mutilé sur un autel; et le départ a lieu pendant les jours néfastes des
+Plyntéries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale à lui et
+à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on
+toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal
+d'un combat, lui que l'on connaît pour être si brave soldat et si habile
+général.
+
+On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes cruelles il faut se
+décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte pour le retour; la
+mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de lune. Il consulte
+son devin; le devin répond que le présage est contraire et qu'il faut
+attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit; il passe tout ce temps dans
+l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des dieux.
+Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa flotte.
+Il ne reste plus qu'à faire retraite par terre, chose impossible; ni lui
+ni aucun de ses soldats n'échappe aux Syracusains.
+
+Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre? Ils savaient le
+courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent
+pas non plus à le blâmer d'avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne
+trouvèrent qu'une chose à lui reprocher, c'était d'avoir emmené un devin
+ignorant. Car le devin s'était trompé sur le présage de l'éclipse de lune;
+il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune
+qui cache sa lumière est un présage favorable. [12]
+
+
+NOTES
+
+[1] Saint Augustin, _Cité de Dieu_, VI, T. Tertullien, _Ad nat._, II, 15.
+
+[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37.
+
+[3] Caton, _De re rust._, 160. Varron, _De re rust._, I, 2; I, 37. Pline,
+_H. N._, VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvénal, X, 55. Aulu-
+Gelle, IV, 5.
+
+[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, _G. puniq._, 59.
+Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.
+
+[5] Xénophon, _Gouv. d'Ath._, III, 2.
+
+[6] Aristophane, _Nuées_.
+
+[7] Plutarque, _Thésée_, 20, 22, 23.
+
+[8] Platon, _Lois_, VII, p. 800. Philochore, _Fragm._ Euripide, _Suppl._,
+80.
+
+[9] Aristophane, _Paix_, 1084; _Oiseaux_, 596, 718. _Schol. ad Aves_, 721.
+Thucydide, II, 8
+
+[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, _Chevaliers_, 903, 999, 1171, 1179.
+
+[11] Plutarque, _Nicias_. Thucydide, VI.
+
+[12] Plutarque, _Nicias_, 23.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+DE L'OMNIPOTENCE DE L'ÉTAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTÉ
+INDIVIDUELLE.
+
+
+La cité avait été fondée sur une religion et constituée comme une Église.
+De là sa force; de là aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle
+exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels principes,
+la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était soumis en
+toutes choses et sans nulle réserve à la cité; il lui appartenait tout
+entier. La religion qui avait enfanté l'État, et l'État qui entretenait la
+religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux
+puissances associées et confondues formaient une puissance presque
+surhumaine à laquelle l'âme et le corps étaient également asservis.
+
+Il n'y avait rien dans l'homme qui fût indépendant. Son corps appartenait
+à l'État et était voué à sa défense; à Rome, le service militaire était dû
+jusqu'à cinquante ans, à Athènes jusqu'à soixante, à Sparte toujours. Sa
+fortune était toujours à la disposition de l'État; si la cité avait besoin
+d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux
+créanciers de lui abandonner leurs créances, aux possesseurs d'oliviers de
+lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquée. [1]
+
+La vie privée n'échappait pas à cette omnipotence de l'État. La loi
+athénienne, au nom de la religion, défendait à l'homme de rester
+célibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait
+pas, mais même celui qui se mariait tard. L'État pouvait prescrire à
+Athènes le travail, à Sparte l'oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque
+dans les plus petites choses; à Locres, la loi défendait aux hommes de
+boire du vin pur; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait aux
+femmes. [3] Il était ordinaire que le costume fût fixé invariablement par
+les lois de chaque cité; la législation de Sparte réglait la coiffure des
+femmes, et celle d'Athènes leur interdisait d'emporter en voyage plus de
+trois robes. [4] A Rhodes et à Byzance, la loi défendait de se raser la
+barbe. [5]
+
+L'État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes
+ou contrefaits. En conséquence il ordonnait au père à qui naissait un tel
+enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes
+de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes; nous
+savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs
+législations idéales.
+
+Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau
+admiraient fort. Sparte venait d'éprouver une défaite à Leuctres et
+beaucoup de ses citoyens avaient péri. A cette nouvelle, les parents des
+morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait
+que son fils avait échappé au désastre et qu'elle allait le revoir,
+montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne
+reverrait plus son fils, témoignait de la joie et parcourait les temples
+en remerciant les dieux. Quelle était donc la puissance de l'État, qui
+ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui était obéi!
+
+L'État n'admettait pas qu'un homme fût indifférent à ses intérêts; le
+philosophe, l'homme d'étude n'avait pas le droit de vivre à part. C'était
+une obligation qu'il votât dans l'assemblée et qu'il fût magistrat à son
+tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne
+ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec
+l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer à l'écart
+des factions et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l'exil
+avec confiscation des biens.
+
+Il s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez les Grecs. Il
+n'y avait rien, au contraire, où l'État tînt davantage à être maître. A
+Sparte, le père n'avait aucun droit sur l'éducation de son enfant. La loi
+paraît avoir été moins rigoureuse à Athènes; encore la cité faisait-elle
+en sorte que l'éducation fût commune sous des maîtres choisis par elle.
+Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d'Athènes
+se rendant à leur école; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent
+en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces
+enfants semblent déjà comprendre que c'est un devoir civique qu'ils
+remplissent. [6] L'État voulait diriger seul l'éducation, et Platon dit le
+motif de cette exigence: [7] « Les parents ne doivent pas être libres
+d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maîtres que la cité
+a choisis; car les enfants sont moins à leurs parents qu'à la cité. »
+L'État considérait le corps et l'âme de chaque citoyen comme lui
+appartenant; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à
+en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le
+corps de l'homme était une arme pour la cité, et qu'il fallait que cette
+arme fût aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait
+aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrées, parce que
+cette connaissance était nécessaire à la bonne exécution des sacrifices et
+des fêtes de la cité. [8]
+
+On reconnaissait à l'État le droit d'empêcher qu'il y eût un enseignement
+libre à côté du sien. Athènes fit un jour une loi qui défendait
+d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une
+autre qui interdisait spécialement d'enseigner la philosophie. [9]
+
+L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se
+soumettre à la religion de la cité. On pouvait haïr ou mépriser les dieux
+de la cité voisine; quant aux divinités d'un caractère général et
+universel, comme Jupiter Céleste ou Cybèle ou Junon, on était libre d'y
+croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisât de
+douter d'Athéné Poliade ou d'Érechthée ou de Cécrops. Il y aurait eu là
+une grande impiété qui eût porté atteinte à la religion et à l'État en
+même temps, et que l'État eût sévèrement punie. Socrate fut mis à mort
+pour ce crime. La liberté de penser à l'égard de la religion de la cité
+était absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer à
+toutes les règles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre
+part au repas sacré. La législation athénienne prononçait une peine contre
+ceux qui s'abstenaient de célébrer religieusement une fête nationale. [10]
+
+Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la
+liberté d'éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine
+comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et
+presque divine qu'on appelait la patrie ou l'État. L'État n'avait pas
+seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l'égard
+des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fût coupable et par cela seul
+que son intérêt était en jeu. Aristide assurément n'avait commis aucun
+crime et n'en était même pas soupçonné; mais la cité avait le droit de le
+chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par
+ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le
+voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'était pas
+particulière à Athènes; on la trouve à Argos, à Mégare, à Syracuse, et
+nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cités grecques. [11]
+Or l'ostracisme n'était pas un châtiment; c'était une précaution que la
+cité prenait contre un citoyen qu'elle soupçonnait de pouvoir la gêner un
+jour. A Athènes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner
+pour incivisme, c'est-à-dire pour défaut d'affection envers l'État. La vie
+de l'homme n'était garantie par rien dès qu'il s'agissait de l'intérêt de
+la cité. Rome fit une loi par laquelle il était permis de tuer tout homme
+qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut
+de l'État est la loi suprême, a été formulée par l'antiquité. [13] On
+pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant
+l'intérêt de la patrie.
+
+C'est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que
+d'avoir cru que dans les cités anciennes l'homme jouissait de la liberté.
+Il n'en avait pas même l'idée. Il ne croyait pas qu'il pût exister de
+droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. Nous verrons bientôt que le
+gouvernement a plusieurs fois changé de forme; mais la nature de l'État
+est restée à peu près la même, et son omnipotence n'a guère été diminuée.
+Le gouvernement s'appela tour à tour monarchie, aristocratie, démocratie;
+mais aucune de ces révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la
+liberté individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des
+magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu'on appelait la liberté;
+mais l'homme n'en était pas moins asservi à l'État. Les anciens, et
+surtout les Grecs, s'exagérèrent toujours l'importance et les droits de la
+société; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la
+société avait revêtu à l'origine.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Économ._, II.
+
+[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, _Lysandre_, 30.
+
+[3] Athénée, X, 33. Élien, _H. V_., II, 37.
+
+[4] _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 129, 211.
+Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[5] Athénée, XIII. Plutarque, _Cléomène_, 9. – « _Les Romains ne croyaient
+pas qu'on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d'avoir des
+enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de
+suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement
+préalable._ » Plutarque, _Caton l'Ancien_, 23.
+
+[6] Aristophane, _Nuées_, 960-965.
+
+[7] Platon, _Lois_ VII.
+
+[8] Aristophane, _Nuées_, 966-968.
+
+[9] Xenophon, _Mémor._, I, 2. Diogène Laërce, _Théophr._ Ces deux lois ne
+durèrent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence
+on reconnaissait à l'État en matière d'instruction.
+
+[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, _Schol. in Demosth., in Midiam_.
+
+[11] Aristote, _Pol_, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, _Cheval._,
+851.
+
+[12] Plutarque, _Publicola_, 12.
+
+[13] Cicéron, _De legibus_, III, 3.
+
+
+
+
+LIVRE IV.
+
+LES RÉVOLUTIONS.
+
+
+
+
+Assurément on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitué que
+cette famille des anciens âges qui contenait en elle ses dieux, son culte,
+son prêtre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cité qui avait
+aussi en elle-même sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce
+indépendant, qui commandait à l'âme autant qu'au corps de l'homme, et qui,
+infiniment plus puissante que l'État d'aujourd'hui, réunissait en elle la
+double autorité que nous voyons partagée de nos jours entre l'État et
+l'Église. Si une société a été constituée pour durer, c'était bien celle-
+là. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa série de
+révolutions.
+
+Nous ne pouvons pas dire d'une manière générale à quelle époque ces
+révolutions ont commencé. On conçoit, en effet, que cette époque n'ait pas
+été la même pour les différentes cités de la Grèce et de l'Italie. Ce qui
+est certain, c'est que, dès le septième siècle avant notre ère, cette
+organisation sociale était discutée et attaquée presque partout. A partir
+de ce temps-là, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un mélange
+plus ou moins habile de résistance et de concessions. Elle se débattit
+ainsi plusieurs siècles, au milieu de luttes perpétuelles, et enfin elle
+disparut.
+
+Les causes qui l'ont fait périr peuvent se réduire à deux. L'une est le
+changement qui s'est opéré à la longue dans les idées par suite du
+développement naturel de l'esprit humain, et qui, en effaçant les antiques
+croyances, a fait crouler en même temps l'édifice social que ces croyances
+avaient élevé et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une
+classe d'hommes qui se trouvait placée en dehors de cette organisation de
+la cité, qui en souffrait, qui avait intérêt à la détruire et qui lui fit
+la guerre sans relâche.
+
+Lors donc que les croyances sur lesquelles ce régime social était fondé se
+sont affaiblies, et que les intérêts de la majorité des hommes ont été en
+désaccord avec ce régime, il a dû tomber. Aucune cité n'a échappé à cette
+loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athènes, pas plus Rome que la
+Grèce. De même que nous avons vu que les hommes de la Grèce et ceux de
+l'Italie avaient eu à l'origine les mêmes croyances, et que la même série
+d'institutions s'était déployée chez eux, nous allons voir maintenant que
+toutes ces cités ont passé par les mêmes révolutions.
+
+Il faut étudier pourquoi et comment les hommes se sont éloignés par degrés
+de cette antique organisation, non pas pour déchoir, mais pour s'avancer,
+au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une
+apparence de désordre et quelquefois de décadence, chacun de leurs
+changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+PATRICIENS ET CLIENTS.
+
+
+Jusqu'ici nous n'avons pas parlé des classes inférieures et nous n'avions
+pas à en parler. Car il s'agissait de décrire l'organisme primitif de la
+cité, et les classes inférieures ne comptaient absolument pour rien dans
+cet organisme. La cité s'était constituée comme si ces classes n'eussent
+pas existé. Nous pouvions donc attendre pour les étudier que nous fussions
+arrivé à l'époque des révolutions.
+
+La cité antique, comme toute société humaine, présentait des rangs, des
+distinctions, des inégalités. On connaît à Athènes la distinction
+originaire entre les Eupatrides et les Thètes; à Sparte on trouve la
+classe des Égaux et celle des Inférieurs, en Eubée celle des chevaliers et
+celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les
+patriciens et les plébéiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cités
+sabines, latines et étrusques. On peut même remarquer que plus haut on
+remonte dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction
+apparaît profonde et les rangs fortement marqués: preuve certaine que
+l'inégalité ne s'est pas formée à la longue, mais qu'elle a existé dès
+l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités.
+
+Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des
+classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idées ou
+de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inférieures
+vont réclamer et au nom de quels principes les classes supérieures
+défendront leur empire.
+
+On a vu plus haut que la cité était née de la confédération des familles
+et des tribus. Or, avant le jour où la cité se forma, la famille contenait
+déjà en elle-même cette distinction de classes. En effet la famille ne se
+démembrait pas; elle était indivisible comme la religion primitive du
+foyer. Le fils aîné, succédant seul au père, prenait en main le sacerdoce,
+la propriété, l'autorité, et ses frères étaient à son égard ce qu'ils
+avaient été à l'égard du père. De génération en génération, d'aîné en
+aîné, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il présidait au
+sacrifice, disait la prière, jugeait, gouvernait. A lui seul, à l'origine,
+appartenait le titre de _pater_; car ce mot qui désignait la puissance et
+non pas la paternité, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille.
+Ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi.
+
+Voilà donc dans la constitution intime de la famille un premier principe
+d'inégalité. L'aîné est privilégié pour le culte, pour la succession, pour
+le commandement. Après plusieurs générations il se forme naturellement,
+dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par
+la religion et par la coutume, dans un état d'infériorité vis-à-vis de la
+branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité.
+
+Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont
+attachés héréditairement à elle, et sur lesquels le _pater_ ou _patron_
+exerce la triple autorité de maître, de magistrat et de prêtre. On les
+appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui
+de thètes sont les plus connus.
+
+Voilà encore une classe inférieure. Le client est au-dessous, non-
+seulement du chef suprême de la famille, mais encore des branches
+cadettes. Entre elles et lui il y a cette différence que le membre d'une
+branche cadette, en remontant la série de ses ancêtres, arrive toujours à
+un _pater_, c'est-à-dire à un chef de famille, à un de ces aïeux divins
+que la famille invoque dans ses prières. Comme il descend d'un _pater_, on
+l'appelle en latin _patricius_. Le fils d'un client, au contraire, si haut
+qu'il remonte dans sa généalogie, n'arrive jamais qu'à un client ou à un
+esclave. Il n'a pas de _pater_ parmi ses aïeux. De là pour lui un état
+d'infériorité dont rien ne peut le faire sortir.
+
+La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui
+concerne les intérêts matériels. La propriété de la famille appartient
+tout entière au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les
+branches cadettes et même avec les clients. Mais tandis que la branche
+cadette a au moins un droit éventuel sur la propriété, dans le cas où la
+branche aînée viendrait à s'éteindre, le client ne peut jamais devenir
+propriétaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en dépôt; s'il meurt,
+elle fait retour au patron; le droit romain des époques postérieures a
+conservé un vestige de cette ancienne règle dans ce qu'on appelait _jus
+applicationis_. L'argent même du client n'est pas à lui; le patron en est
+le vrai propriétaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est
+en vertu de cette règle antique que le droit romain dit que le client doit
+doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit
+fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures.
+
+La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant
+d'un _pater_ peut seul accomplir les cérémonies du culte de la famille. Le
+client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas
+lui-même. Entre lui et la divinité domestique il y a toujours un
+intermédiaire. Il ne peut pas même remplacer la famille absente. Que cette
+famille vienne à s'éteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils
+se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas
+de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancêtres. C'est une
+religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriété.
+
+Rappelons-nous que, d'après les idées des anciennes générations, le droit
+d'avoir un dieu et de prier était héréditaire. La tradition sainte, les
+rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui
+déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le
+sang. Il était donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques
+familles, la partie libre et ingénue qui descendait réellement de
+l'ancêtre premier, fût seule en possession du caractère sacerdotal. Les
+patriciens ou eupatrides avaient le privilège d'être prêtres et d'avoir
+une religion qui leur appartînt en propre.
+
+Ainsi, avant même qu'on fût sorti de l'état de famille, il existait déjà
+une distinction de classes; la vieille religion domestique avait établi
+des rangs.
+
+Lorsque ensuite la cité se forma, rien ne fut changé à la constitution
+intérieure de la famille. Nous avons même montré que la cité, à l'origine,
+ne fut pas une association d'individus, mais une confédération de tribus,
+de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de
+ces corps resta ce qu'il était auparavant. Les chefs de ces petits groupes
+s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maître absolu dans la
+petite société dont il était déjà le chef. C'est pour cela que le droit
+romain laissa si longtemps au _pater_ l'autorité absolue sur la famille,
+la toute-puissance et le droit de justice à l'égard des clients. La
+distinction des classes, née dans la famille, se continua donc dans la
+cité.
+
+La cité, dans son premier âge, ne fut que la réunion des chefs de famille.
+On a de nombreux témoignages d'un temps où il n'y avait qu'eux qui pussent
+être citoyens. Cette règle s'est conservée à Sparte, où les cadets
+n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans
+une ancienne loi d'Athènes qui disait que pour être citoyen il fallait
+posséder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans
+beaucoup de villes, il était de règle que le fils ne fût pas citoyen du
+vivant du père, et que, le père mort, le fils aîné seul jouît des droits
+politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cité ni les branches
+cadettes ni, à plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il
+que les vrais citoyens étaient alors en fort petit nombre.
+
+L'assemblée qui délibérait sur les intérêts généraux de la cité n'était
+aussi composée, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des
+_patres_. Il est permis de ne pas croire Cicéron quand il dit que Romulus
+appela _pères_ les sénateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils
+avaient pour le peuple. Les membres du Sénat portaient naturellement ce
+titre parce qu'ils étaient les chefs des _gentes_. En même temps que ces
+hommes réunis représentaient la cité, chacun d'eux restait maître absolu
+dans sa _gens_, qui était comme son petit royaume. On voit aussi dès les
+commencements de Rome une autre assemblée plus nombreuse, celle des
+curies; mais elle diffère assez peu de celle des _patres_. Ce sont encore
+eux qui forment l'élément principal de cette assemblée; seulement, chaque
+_pater_ s'y montre entouré de sa famille; ses parents, ses clients même
+lui font cortège et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs
+dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le
+chef consulte ses parents et même ses clients, mais il est clair que c'est
+lui qui vote. La loi défend d'ailleurs au client d'être d'un autre avis
+que son patron. Si les clients sont rattachés à la cité, ce n'est que par
+l'intermédiaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte
+public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblée,
+mais c'est à la suite de leurs patrons.
+
+Il ne faut pas se représenter la cité de ces anciens âges comme une
+agglomération d'hommes vivant pêle-mêle dans l'enceinte des mêmes
+murailles. La ville n'est guère, dans les premiers temps, un lieu
+d'habitation; elle est le sanctuaire où sont les dieux de la communauté;
+elle est la forteresse qui les défend et que leur présence sanctifie; elle
+est le centre de l'association, la résidence du roi et des prêtres, le
+lieu où se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant
+plusieurs générations encore, les hommes continuent à vivre hors de la
+ville, en familles isolées qui se partagent la campagne. Chacune de ces
+familles occupe son canton, où elle a son sanctuaire domestique et où elle
+forme, sous l'autorité de son _pater_, un groupe indivisible. Puis, à
+certains jours, s'il s'agit des intérêts de la cité ou des obligations du
+culte commun, les chefs de ces familles se rendent à la ville et
+s'assemblent autour du roi, soit pour délibérer, soit pour assister au
+sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa
+famille et de ses serviteurs (_sua manus_), ils se groupent par phratries
+ou par curies et ils forment l'armée de la cité sous les ordres du roi.
+
+
+NOTES
+
+[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios].
+
+[2] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2-3.
+
+[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientèle s'est formée plus
+tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siècles de Rome.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LES PLÉBÉIENS.
+
+
+Il faut maintenant signaler un autre élément de population qui était au-
+dessous des clients eux-mêmes, et qui, infime à l'origine, acquit
+insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale.
+Cette classe, qui devint plus nombreuse à Rome que dans aucune autre cité,
+y était appelée la plèbe. Il faut voir l'origine et le caractère de cette
+classe pour comprendre le rôle qu'elle a joué dans l'histoire de la cité
+et de la famille chez les anciens.
+
+Les plébéiens n'étaient pas les clients; les historiens de l'antiquité ne
+confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part:
+« La plèbe ne voulut pas prendre part à l'élection des consuls; les
+consuls furent donc élus par les patriciens et leurs clients. » Et
+ailleurs: « La plèbe se plaignit que les patriciens eussent trop
+d'influence dans les comices grâce aux suffrages de leurs clients. » [1]
+On lit dans Denys d'Halicarnasse: « La plèbe sortit de Rome et se retira
+sur le mont Sacré: les patriciens restèrent seuls clans la ville avec
+leurs clients. » Et plus loin: « La plèbe mécontente refusa de s'enrôler,
+les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. »
+[2] Cette plèbe, bien séparée des clients, ne faisait pas partie, du moins
+dans les premiers siècles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une
+vieille formule de prière, qui se répétait encore au temps des guerres
+puniques, on demandait aux dieux d'être propices « au peuple et à la
+plèbe. » [3] La plèbe n'était donc pas comprise dans le peuple, du moins à
+l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plèbe
+était en dehors.
+
+Ce qui fait le caractère essentiel de la plèbe, c'est qu'elle est
+étrangère à l'organisation religieuse de là cité, et même à celle de la
+famille. On reconnaît à cela le plébéien et on le distingue du client. Le
+client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une
+famille, d'une _gens_. Le plébéien, à l'origine, n'a pas de culte et ne
+connaît pas la famille sainte.
+
+Ce que nous avons vu plus haut de l'état social et religieux des anciens
+âges nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne
+se propageait pas; née dans une famille, elle y restait comme enfermée; il
+fallait que chaque famille se fît sa croyance, ses dieux, son culte. Mais
+nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si éloignés de nous, un
+grand nombre de familles où l'esprit n'eut pas la puissance de créer des
+dieux, d'arrêter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et
+le rhythme de la prière. Ces familles se trouvèrent naturellement dans un
+état d'infériorité vis-à-vis de celles qui avaient une religion, et ne
+purent pas s'unir en société avec elles; elles n'entrèrent ni dans les
+curies ni dans la cité. Même dans la suite il arriva que des familles qui
+avaient un culte, le perdirent, soit par négligence et oubli des rites,
+soit après une de ces fautes qui interdisaient à l'homme d'approcher de
+son foyer et de continuer son culte. Il a dû arriver aussi que des
+clients, coupables ou mal traités, aient quitté la famille et renoncé à sa
+religion; le fils qui était né d'un mariage sans rites, était réputé
+bâtard, comme celui qui naissait de l'adultère, et la religion de la
+famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et
+mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer,
+c'est-à-dire dans la plèbe.
+
+On trouve cette classe à côté de presque toutes les cités anciennes, mais
+séparée par une ligne de démarcation. A l'origine, une ville grecque est
+double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'élève
+ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a été bâtie avec des rites
+religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de
+la colline on trouve une agglomération de maisons, qui ont été bâties sans
+cérémonies religieuses, sans enceinte sacrée; c'est le domicile de la
+plèbe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte.
+
+A Rome la différence entre les deux populations est frappante. La ville
+des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant
+les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l'asile,
+espèce d'enclos qui est situé sur la pente du mont Capitolin et où Romulus
+a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans
+sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plébéiens vinrent à Rome, comme ils
+étaient étrangers à la religion de la cité, on les établit sur l'Aventin,
+c'est-à-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse.
+
+Un mot caractérise ces plébéiens: ils sont sans foyer; ils ne possèdent
+pas, du moins à l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur
+reprochent toujours de ne pas avoir d'ancêtres, ce qui veut dire
+assurément qu'ils n'ont pas le culte des ancêtres et ne possèdent pas un
+tombeau de famille où ils puissent porter le repas funèbre. Ils n'ont pas
+de père, _pater_, c'est-à-dire qu'ils remonteraient en vain la série de
+leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille
+religieuse. Ils n'ont pas de famille, _gentem non habent_, c'est-à-dire
+qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant à celle que forme et
+constitue la religion, ils ne l'ont pas.
+
+Le mariage sacré n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les
+rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer établit leur est
+interdite. Aussi le patricien qui ne connaît pas d'autre union régulière
+que celle qui lie l'époux à l'épouse en présence de la divinité
+domestique, peut-il dire en parlant des plébéiens: _Connubia promiscua
+habent more ferarum._
+
+Pas de famille pour eux, pas d'autorité paternelle. Ils peuvent avoir sur
+leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorité sainte
+dont la religion revêt le père, ils ne l'ont pas.
+
+Pour eux le droit de propriété n'existe pas. Car toute propriété doit être
+établie et consacrée par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes,
+c'est-à-dire par tous les éléments du culte domestique. Si le plébéien
+possède une terre, cette terre n'a pas le caractère sacré; elle est
+profane et ne connaît pas le bornage. Mais peut-il même posséder une terre
+dans les premiers temps? On sait qu'à Rome nul ne peut exercer le droit de
+propriété s'il n'est citoyen, or le plébéien, dans le premier âge de Rome,
+n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut être propriétaire
+que parle droit des Quirites; or le plébéien n'est pas compté d'abord
+parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'_ager romanus_ a été partagé
+entre les tribus, les curies et les _gentes_; or le plébéien, qui
+n'appartient à aucun de ces groupes, n'est certainement pas entré dans le
+partage. Ces plébéiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait
+que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire
+sienne. On sait qu'ils habitèrent longtemps l'Aventin et y bâtirent des
+maisons; mais ce ne fut qu'après trois siècles et beaucoup de luttes
+qu'ils obtinrent enfin la propriété de ce terrain.
+
+Pour les plébéiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est
+l'arrêt de la religion, et la procédure est un ensemble de rites. Le
+client a le bénéfice du droit de la cité par l'intermédiaire du patron;
+pour le plébéien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit
+formellement que le sixième roi de Rome fit le premier quelques lois pour
+la plèbe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps.
+[4] Il paraît même que ces lois furent ensuite retirées à la plèbe, ou
+que, n'étant pas fondées sur la religion, les patriciens refusèrent d'en
+tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on créa des
+tribuns, il fallut faire une loi spéciale pour protéger leur vie et leur
+liberté, et que cette loi était conçue ainsi: « Que nul ne s'avise de
+frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un homme de la plèbe. » [5]
+Il semble donc que l'on eût le droit de frapper ou de tuer un plébéien, ou
+du moins ce méfait commis envers un homme qui était hors la loi, n'était
+pas puni.
+
+Pour les plébéiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas
+d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut être magistrat. Il n'y a d'autre
+assemblée à Rome, durant deux siècles, que celle des curies; or les curies
+ne comprennent pas les plébéiens. La plèbe n'entre même pas dans la
+composition de l'armée, tant que celle-ci est distribuée par curies.
+
+Mais ce qui sépare le plus manifestement le plébéien du patricien, c'est
+que le plébéien n'a pas la religion de la cité. Il est impossible qu'il
+soit revêtu d'un sacerdoce. On peut même croire que la prière, dans les
+premiers siècles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui
+être révélés. C'est comme dans l'Inde où « le coudra doit ignorer toujours
+les formules sacrées ». Il est étranger, et par conséquent sa seule
+présence souille le sacrifice. Il est repoussé des dieux. Il y a entre le
+patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux
+hommes. La plèbe est une population méprisée et abjecte, hors de la
+religion, hors de la loi, hors de la société, hors de la famille. Le
+patricien ne peut comparer cette existence qu'à celle de la bête, _more
+ferarum_. Le contact du plébéien est impur. Les décemvirs, dans leurs dix
+premières tables, avaient oublié d'interdire le mariage entre les deux
+ordres; c'est que ces premiers décemvirs étaient tous patriciens et qu'il
+ne vint à l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fût possible.
+
+On voit combien de classes, dans l'âge primitif des cités, étaient
+superposées l'une à l'autre. En tête était l'aristocratie des chefs de
+famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait _patres_, que les
+clients appelaient _reges_, que l'Odyssée nomme [Grec: basileis] ou [Grec:
+anachtes]. Au-dessous étaient les branches cadettes des familles; au-
+dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plèbe.
+
+C'est de la religion que cette distinction des classes était venue. Car au
+temps où les ancêtres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient
+encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: « L'aîné fera
+la prière. » De là était venue la prééminence de l'aîné en toutes choses;
+la branche aînée dans chaque famille avait été la branche sacerdotale et
+maîtresse. La religion comptait néanmoins pour beaucoup les branches
+cadettes, qui étaient comme une réserve pour remplacer un jour la branche
+aînée éteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose
+le client, même l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux.
+Mais le plébéien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait
+absolument pour rien. Les rangs avaient été ainsi fixés.
+
+Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et établit, n'est
+immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'était
+cette inégalité trop grande. Beaucoup d'hommes avaient intérêt à détruire
+une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait.
+
+
+NOTES
+
+[1] Tite-Live, II, 64; II, 56.
+
+[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27.
+
+[3] Tite-Live, XXIX, 27: _Ut ea mihi populo plebique romanae bene
+verruncent._ -- Cicéron, _pro Murena_, I: _Ut ea res mihi magistratuique
+meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat_. -- Macrobe
+(_Saturn._, I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait:
+_Praetor qui jus populo plebique dabit_. -- Que les écrivains anciens
+n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le
+_populus_ et la _plebs_, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on
+songe que cette distinction n'existait plus au temps où ils écrivaient. A
+l'époque de Cicéron, il y avait plusieurs siècles que la _plebs_ faisait
+légalement partie du _populus_. Mais les vieilles formules, que citent
+Tite-Live, Cicéron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps où
+les deux populations ne se confondaient pas encore.
+
+[4] Denys, IV, 43.
+
+[5] Denys, VI, 89.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+PREMIÈRE RÉVOLUTION.
+
+
+_1° L'autorité politique est enlevée aux rois._
+
+Nous avons dit qu'à l'origine le roi avait été le chef religieux de la
+cité, le grand prêtre du foyer public, et qu'à cette autorité sacerdotale
+il avait joint l'autorité politique, parce qu'il avait paru naturel que
+l'homme qui représentait la religion de la cité fût en même temps le
+président de l'assemblée, le juge, le chef de l'armée. En vertu de ce
+principe il était arrivé que tout ce qu'il y avait de puissance dans
+l'État avait été réuni dans les mains du roi.
+
+Mais les chefs des familles, les _patres_, et au-dessus d'eux les chefs
+des phratries et des tribus formaient à côté de ce roi une aristocratie
+très-forte. Le roi n'était pas seul roi; chaque _pater_ l'était comme lui
+dans sa _gens_; c'était même à Rome un antique usage d'appeler chacun de
+ces puissants patrons du nom de roi; à Athènes, chaque phratrie et chaque
+tribu avait son chef, et à côté du roi de la cité il y avait les rois des
+tribus, [Grec: phylobasileis]. C'était une hiérarchie de chefs ayant tous,
+dans un domaine plus ou moins étendu, les mêmes attributions et la même
+inviolabilité. Le roi de la cité n'exerçait pas son pouvoir sur la
+population entière; l'intérieur des familles et toute la clientèle
+échappaient à son action. Comme le roi féodal, qui n'avait pour sujets que
+quelques puissants vassaux, ce roi de la cité ancienne ne commandait
+qu'aux chefs des tribus et des _gentes_, dont chacun individuellement
+pouvait être aussi puissant que lui, et qui réunis l'étaient beaucoup
+plus. On peut bien croire qu'il ne lui était pas facile de se faire obéir.
+Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il était le
+chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de
+soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les
+gouvernés ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas
+d'accord sur la mesure d'obéissance qui était due. Les rois voulaient être
+puissants et les _pères_ ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte
+s'engagea donc, dans toutes les cités, entre l'aristocratie et les rois.
+
+Partout l'issue de la lutte fut la même; la royauté fut vaincue. Mais il
+ne faut pas perdre de vue que cette royauté primitive était sacrée. Le roi
+était l'homme qui disait la prière, qui faisait le sacrifice, qui avait
+enfin par droit héréditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la
+protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer à se passer de roi; il
+en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cité.
+Aussi voyons-nous dans toutes les cités dont l'histoire nous est connue,
+que l'on ne toucha pas d'abord à l'autorité sacerdotale du roi et que l'on
+se contenta de lui ôter l'autorité politique. Celle-ci n'était qu'une
+sorte d'appendice que les rois avaient ajouté à leur sacerdoce; elle
+n'était pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi
+sans que la religion fût mise en péril.
+
+La royauté fut donc conservée; mais, dépouillée de sa puissance, elle ne
+fut plus qu'un sacerdoce. « Dans les temps très-anciens, dit Aristote, les
+rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite
+les uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, aux autres il fut enlevé de
+force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. »
+Plutarque dit la même chose: « Comme les rois se montraient orgueilleux et
+durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevèrent le pouvoir
+et ne leur laissèrent que le soin de la religion. » [1] Hérodote parle de
+la ville de Cyrène et dit: « On laissa à Battos, descendant des rois, le
+soin du culte et la possession des terres sacrées et on lui retira toute
+la puissance dont ses pères avaient joui. »
+
+Cette royauté ainsi réduite aux fonctions sacerdotales continua, la
+plupart du temps, à être héréditaire dans la famille sacrée qui avait
+jadis posé le foyer et commencé le culte national. Au temps de l'empire
+romain, c'est-à-dire sept ou huit siècles après cette révolution, il y
+avait encore à Éphèse, à Marseille, à Thespies, des familles qui
+conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royauté et avaient
+encore la présidence des cérémonies religieuses. [2]
+
+Dans les autres villes les familles sacrées s'étaient éteintes, et la
+royauté était devenue élective et ordinairement annuelle.
+
+
+_2° Histoire de cette révolution à Sparte._
+
+Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la révolution dont nous parlons
+ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cités.
+
+Il paraît que les premiers rois doriens régnèrent en maîtres absolus. Mais
+dès la troisième génération la querelle s'engagea entre les rois et
+l'aristocratie. Il y eut pendant deux siècles une série de luttes qui
+firent de Sparte une des cités les plus agitées de la Grèce; on sait qu'un
+de ces rois, le père de Lycurgue, périt frappé dans une guerre civile. [3]
+
+Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien
+commence par ces mots: « On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet à
+controverse. » Il paraît du moins certain que Lycurgue parut au milieu des
+discordes, « dans un temps où le gouvernement flottait dans une agitation
+perpétuelle ». Ce qui ressort le plus clairement de tous les
+renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa réforme porta
+à la royauté un coup dont elle ne se releva jamais. « Sous Charilaos, dit
+Aristote, la monarchie fit place à une aristocratie. » [4] Or ce Charilaos
+était roi lorsque Lycurgue fit sa réforme. On sait d'ailleurs par
+Plutarque que Lycurgue ne fut chargé des fonctions de législateur qu'au
+milieu d'une émeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un
+asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maître de supprimer la
+royauté; il s'en garda bien, jugeant la royauté nécessaire et la famille
+régnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent désormais
+soumis au Sénat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent
+plus que les présidents de cette assemblée et les exécuteurs de ses
+décisions. Un siècle après, la royauté fut encore affaiblie et ce pouvoir
+exécutif lui fut ôté; on le confia à des magistrats annuels qui furent
+appelés éphores.
+
+Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux éphores, de
+celles qu'on laissa aux rois. Les éphores rendaient la justice en matière
+civile, tandis que le Sénat jugeait les affaires criminelles. Les éphores,
+sur l'avis du Sénat, déclaraient la guerre ou réglaient les clauses des
+traités de paix. En temps de guerre, deux éphores accompagnaient le roi,
+le surveillaient; c'étaient eux qui fixaient le plan de campagne et
+commandaient toutes les opérations. [5] Que restait-il donc aux rois, si
+on leur ôtait la justice, les relations extérieures, les opérations
+militaires? Il leur restait le sacerdoce. Hérodote décrit leurs
+prérogatives: « Si la cité fait un sacrifice, ils ont la première place au
+repas sacré; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils
+font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur
+appartient. On leur donne à chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils
+immolent à Apollon. » [6] « Les rois, dit Xénophon, accomplissent les
+sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. » S'ils ne
+jugent ni en matière civile ni en matière criminelle, on leur réserve du
+moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En
+cas de guerre, un des deux rois marche toujours à la tête des troupes,
+faisant chaque jour les sacrifices et consultant les présages. En présence
+de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables,
+il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entouré de devins
+qui lui indiquent la volonté des dieux, et de joueurs de flûte qui font
+entendre les hymnes sacrés. Les Spartiates disent que c'est le roi qui
+commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices;
+mais ce sont les éphores et les polémarques qui règlent tous les
+mouvements de l'armée. [7]
+
+Il est donc vrai de dire que la royauté de Sparte n'est qu'un sacerdoce
+héréditaire. La même révolution qui a supprimé la puissance politique du
+roi dans toutes les cités, l'a supprimée aussi à Sparte. La puissance
+appartient réellement au Sénat qui dirige et aux éphores qui exécutent.
+Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obéissent aux
+éphores. Aussi Hérodote peut-il dire que Sparte ne connaît pas le régime
+monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une
+aristocratie. [8]
+
+
+_3° Même révolution à Athènes._
+
+On a vu plus haut quel avait été l'état primitif de la population de
+l'Attique. Un certain nombre de familles, indépendantes et sans lien entre
+elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite société
+que gouvernait un chef héréditaire. Puis ces familles se groupèrent et de
+leur association naquit la cité athénienne. On attribuait à Thésée d'avoir
+achevé la grande oeuvre de l'unité de l'Attique. Mais les traditions
+ajoutaient et nous croyons sans peine que Thésée avait dû briser beaucoup
+de résistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle
+des clients, des pauvres, qui étaient répartis dans les bourgades et les
+[Grec: genae]. Ces hommes se réjouirent plutôt d'un changement qui donnait
+un chef à leurs chefs et assurait à eux-mêmes un recours et une
+protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des
+familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les
+[Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit héréditaire
+l'autorité suprême dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils
+défendirent de leur mieux leur indépendance; perdue, ils la regrettèrent.
+
+Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorité.
+Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec:
+genos]. Thésée ne put pas détruire une autorité que la religion avait
+établie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les
+traditions qui sont relatives à cette époque, on voit que ces puissants
+eupatrides ne consentirent à s'associer pour former une cité qu'en
+stipulant que le gouvernement serait réellement fédératif et que chacun
+d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi suprême; mais dès que les
+intérêts communs étaient en jeu, l'assemblée des chefs devait être
+convoquée et rien d'important ne pouvait être fait qu'avec l'assentiment
+de cette sorte de sénat.
+
+Ces traditions, dans le langage des générations suivantes, s'exprimaient à
+peu près ainsi: Thésée a changé le gouvernement d'Athènes et de
+monarchique il l'a rendu républicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate,
+Démosthènes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongère il y a un fonds
+vrai. Thésée a bien, comme dit la tradition, « remis l'autorité souveraine
+entre les mains du peuple ». Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que
+la tradition a conservé, n'avait pas au temps de Thésée une application
+aussi étendue que celle qu'il a eue au temps de Démosthènes. Ce peuple ou
+corps politique n'était certainement alors que l'aristocratie, c'est-à-
+dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae].
+
+Thésée, en instituant cette assemblée, n'était pas volontairement
+novateur. La formation de la grande unité athénienne changeait, malgré
+lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont
+l'autorité restait intacte dans les familles, étaient réunis en une même
+cité, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait
+avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cécrops devint roi de toute
+l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait été roi
+absolu, il ne fut plus que le chef d'un État fédératif, c'est-à-dire le
+premier entre des égaux.
+
+Un conflit ne pouvait guère tarder à éclater entre cette aristocratie et
+la royauté. « Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que
+chacun d'eux avait exercée jusque-là dans son bourg. » Il paraît que ces
+guerriers prêtres mirent la religion en avant et prétendirent que
+l'autorité des cultes locaux était amoindrie. S'il est vrai, comme le dit
+Thucydide, que Thésée essaya de détruire les prytanées des bourgs, il
+n'est pas étonnant que le sentiment religieux se soit soulevé contre lui.
+On ne peut pas dire combien de luttes il eut à soutenir, combien de
+soulèvements il dut réprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est
+certain, c'est qu'il fut à la fin vaincu, qu'il fut chassé d'Athènes et
+qu'il mourut en exil.
+
+Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimèrent pas la royauté,
+mais ils firent un roi de leur choix, Ménesthée. Après lui la famille de
+Thésée ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois générations. Puis
+elle fut remplacée par une autre famille, celle des Mélanthides. Toute
+cette époque a dû être très troublée; mais le souvenir des guerres civiles
+ne nous a pas été nettement conservé.
+
+La mort de Codrus coïncide avec la victoire définitive des eupatrides. Ils
+ne supprimèrent pas encore la royauté; car leur religion le leur
+défendait; mais ils lui ôtèrent sa puissance politique. Le voyageur
+Pausanias qui était fort postérieur à ces événements, mais qui consultait
+avec soin les traditions, dit que la royauté perdit alors une grande
+partie de ses attributions et « devint dépendante »; ce qui signifie sans
+doute qu'elle fut dès lors subordonnée au Sénat des eupatrides. Les
+historiens modernes appellent cette période de l'histoire d'Athènes
+l'archontat, et ils ne manquent guère de dire que la royauté fut alors
+abolie. Cela n'est pas entièrement vrai. Les descendants de Codrus se
+succédèrent de père en fils pendant treize générations. Ils avaient le
+titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi
+celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres étaient
+exactement synonymes. Athènes, pendant cette longue période, avait donc
+encore des rois héréditaires; mais elle leur avait enlevé leur puissance
+et ne leur avait laissé que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on
+avait fait à Sparte.
+
+Au bout de trois siècles, les eupatrides trouvèrent cette royauté
+religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent.
+On décida que le même homme ne serait plus revêtu de cette haute dignité
+sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que
+l'ancienne famille royale était seule apte à remplir les fonctions
+d'archonte. [10]
+
+Quarante ans environ se passèrent ainsi. Mais un jour la famille royale se
+souilla d'un crime. On allégua qu'elle ne pouvait plus remplir les
+fonctions sacerdotales; [11] on décida qu'à l'avenir les archontes
+seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignité serait accessible à
+tous les eupatrides. Quarante ans encore après, pour affaiblir cette
+royauté ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et
+en même temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-là
+l'archonte était en même temps roi; désormais ces deux titres furent
+séparés. Un magistrat nommé archonte et un autre magistrat nommé roi se
+partagèrent les attributions de l'ancienne royauté religieuse. La charge
+de veiller à la perpétuité des familles, d'autoriser ou d'interdire
+l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matière de propriété
+immobilière, toutes choses où la religion se trouvait intéressée, fut
+dévolue à l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et
+celle de juger en matière d'impiété furent réservées au roi. Ainsi le
+titre de roi, titre sacré qui était nécessaire à la religion, se perpétua
+dans la cité avec les sacrifices et le culte national. Le roi et
+l'archonte joints au polémarque et aux six thesmothètes, qui existaient
+peut-être depuis longtemps, complétèrent le nombre de neuf magistrats
+annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du
+premier d'entre eux.
+
+La révolution qui enleva à la royauté sa puissance politique, s'opéra sous
+des formes diverses, dans toutes les cités. A Argos, dès la seconde
+génération des rois doriens, la royauté fut affaiblie au point « qu'on ne
+laissa aux descendants de Téménos que le nom de roi sans aucune puissance
+»; d'ailleurs cette royauté resta héréditaire pendant plusieurs siècles.
+[12] A Cyrène les descendants de Battos réunirent d'abord dans leurs mains
+le sacerdoce et la puissance; mais à partir de la quatrième génération on
+ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royauté s'était
+d'abord transmise héréditairement dans la famille des Bacchides; la
+révolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir
+de cette famille, dont les membres la possédèrent à tour de rôle pendant
+un siècle.
+
+
+_4° Même révolution à Rome._
+
+La royauté fut d'abord à Rome ce qu'elle était en Grèce. Le roi était le
+grand prêtre de la cité; il était en même temps le juge suprême; en temps
+de guerre, il commandait les citoyens armés. A côté de lui étaient les
+chefs de famille, _patres_, qui formaient un Sénat. Il n'y avait qu'un
+roi, parce que la religion prescrivait l'unité dans le sacerdoce et
+l'unité dans le gouvernement. Mais il était entendu que ce roi devait sur
+toute affaire importante consulter les chefs des familles confédérées.
+[14] Les historiens mentionnent, dès cette époque, une assemblée du
+peuple. Mais il faut se demander quel pouvait être alors le sens du mot
+peuple (_populus_), c'est-à-dire quel était le corps politique au temps
+des premiers rois. Tous les témoignages s'accordent à montrer que ce
+peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies étaient la réunion
+des _gentes_; chaque _gens_ s'y rendait en corps et n'avait qu'un
+suffrage. Les clients étaient là, rangés autour du _pater_, consultés
+peut-être, donnant peut-être leur avis, contribuant à composer le vote
+unique que la _gens_ prononçait, mais ne pouvant pas être d'une autre
+opinion que le _pater_. Cette assemblée des curies n'était donc pas autre
+chose que la cité patricienne réunie en face du roi.
+
+On voit par là que Rome se trouvait dans les mêmes conditions que les
+autres cités. Le roi était en présence d'un corps aristocratique très
+fortement constitué et qui puisait sa force dans la religion. Les mêmes
+conflits que nous avons vus en Grèce se retrouvent donc à Rome.
+
+L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le
+premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorité du Sénat.
+Il se fait aimer des classes inférieures; mais les _Pères_ lui sont
+hostiles. Il périt assassiné dans une réunion du Sénat.
+
+L'aristocratie songe aussitôt à abolir la royauté, et les _Pères_ exercent
+à tour de rôle les fonctions de roi. Il est vrai que les classes
+inférieures s'agitent; elles ne veulent pas être gouvernées par les chefs
+des _gentes_; elles exigent le rétablissement de la royauté. [15] Mais les
+patriciens se consolent en décidant qu'elle sera désormais élective et ils
+fixent avec une merveilleuse habileté les formes de l'élection: le Sénat
+devra choisir le candidat; l'assemblée patricienne des curies confirmera
+ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel élu plaît aux
+dieux.
+
+Numa fut élu d'après ces règles. Il se montra fort religieux, plus prêtre
+que guerrier, très scrupuleux observateur de tous les rites du culte et,
+par conséquent, fort attaché à la constitution religieuse des familles et
+de la cité. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut
+paisiblement dans son lit.
+
+Il semble que sous Numa la royauté ait été réduite aux fonctions
+sacerdotales, comme il était arrivé dans les cités grecques. Il est au
+moins certain que l'autorité religieuse du roi était tout à fait distincte
+de son autorité politique et que l'une n'entraînait pas nécessairement
+l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double élection. En
+vertu de la première, le roi n'était qu'un chef religieux; si à cette
+dignité il voulait joindre la puissance politique, _imperium_, il avait
+besoin que la cité la lui conférât par un décret spécial. Ce point ressort
+clairement de ce que Cicéron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le
+sacerdoce et la puissance étaient distincts; ils pouvaient être placés
+dans les mêmes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double
+élection.
+
+Le troisième roi les réunit certainement en sa personne. Il eut le
+sacerdoce et le commandement; il fut même plus guerrier que prêtre; il
+dédaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de
+l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'étrangers, en
+dépit du principe religieux qui les exclut; il ose même habiter au milieu
+d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer à des plébéiens
+quelques terres dont le revenu avait été affecté jusque-là aux frais des
+sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir négligé les rites, et même,
+chose plus grave, de les avoir modifiés et altérés. Aussi meurt-il comme
+Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils
+avec lui.
+
+Ce coup rend l'autorité au Sénat, qui nomme un roi de son choix. Ancus
+observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et
+passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit.
+
+Le cinquième roi est Tarquin, qui a obtenu la royauté malgré le Sénat et
+par l'appui des classes inférieures. Il est peu religieux, fort incrédule;
+il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des
+augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il crée des patriciens;
+il altère autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cité.
+Tarquin est assassiné.
+
+Le sixième roi s'est emparé de la royauté par surprise; il semble même que
+le Sénat ne l'ait jamais reconnu comme roi légitime. Il flatte les classes
+inférieures, leur distribue des terres, méconnaissant le principe du droit
+de propriété; il leur donne même des droits politiques. Servius est égorgé
+sur les marches du Sénat.
+
+La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractère d'une
+lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la
+plèbe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organisé ils
+opposaient les classes inférieures si nombreuses à Rome. L'aristocratie se
+trouva alors dans un double danger, dont le pire n'était pas d'avoir à
+plier devant la royauté. Elle voyait se lever derrière elle les classes
+qu'elle méprisait. Elle voyait se dresser la plèbe, la classe sans
+religion et sans foyer. Elle se voyait peut-être attaquée par ses clients,
+dans l'intérieur même de la famille, dont la constitution, le droit, la
+religion se trouvaient discutés et mis en péril. Les rois étaient donc
+pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient à
+bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cité.
+
+A Servius succède le second Tarquin; il trompe l'espoir des sénateurs qui
+l'ont élu; il veut être maître, _de rege dominus exstitit_. Il fait autant
+de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes têtes; il règne sans
+consulter les Pères, fait la guerre et la paix sans leur demander leur
+approbation. Le patriciat semble décidément vaincu.
+
+Enfin une occasion se présente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement
+lui, mais l'armée, c'est-à-dire ce qui le soutient. La ville est
+momentanément entre les mains du patriciat. Le préfet de la ville, c'est-
+à-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien,
+Lucrétius. Le chef de la cavalerie, c'est-à-dire celui qui a l'autorité
+militaire après le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes
+préparent l'insurrection. Ils ont pour associés d'autres patriciens, un
+Valérius, un Tarquin Collatin. Le lieu de réunion n'est pas Rome, c'est la
+petite ville de Collatie, qui appartient en propre à l'un des conjurés.
+Là, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette
+femme s'est tuée elle-même, se punissant du crime d'un fils du roi. Le
+peuple de Collatie se soulève; on se porte à Rome; on y renouvelle la même
+scène. Les esprits sont troublés, les partisans du roi déconcertés; et
+d'ailleurs, dans ce moment même, le pouvoir légal dans Rome appartient à
+Junius et à Lucrétius.
+
+Les conjurés se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Sénat. Le
+Sénat prononce que Tarquin est déchu et la royauté abolie. Mais le décret
+du Sénat doit être confirmé par la cité. Lucrétius, à titre de préfet de
+la ville, a le droit de convoquer l'assemblée. Les curies se réunissent;
+elles pensent comme les conjurés; elles prononcent la déposition de
+Tarquin et la création de deux consuls.
+
+Ce point principal décidé, on laisse le soin de nommer les consuls à
+l'assemblée par centuries. Mais cette assemblée où quelques plébéiens
+votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait
+dans le Sénat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblée
+romaine est présidée par un magistrat qui désigne l'objet du vote, et nul
+ne peut mettre en délibération un autre objet. Il y a plus: nul autre que
+le président, à cette époque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi?
+les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une
+élection? le président présente des candidats, et nul ne peut voter que
+pour les candidats présentés. Dans le cas actuel, le président désigné par
+le Sénat est Lucrétius, l'un des conjurés. Il indique comme unique sujet
+de vote l'élection de deux consuls. Il présente deux noms aux suffrages
+des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont
+nécessairement élus. Puis le Sénat ratifie l'élection, et enfin les
+augures la confirment au nom des dieux.
+
+Cette révolution ne plut pas à tout le monde dans Rome. Beaucoup de
+plébéiens rejoignirent le roi et s'attachèrent à sa fortune. En revanche,
+un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une _gens_ nombreuse,
+le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme à ses
+vues qu'il vint s'établir à Rome.
+
+Du reste, la royauté politique fut seule supprimée; la royauté religieuse
+était sainte et devait durer. Aussi se hâta-t-on de nommer un roi, mais
+qui ne fut roi que pour les sacrifices, _rex sacrorum_. On prit toutes les
+précautions imaginables pour que ce roi-prêtre n'abusât jamais du grand
+prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorité.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, III, 9, 8. Plutarque, _Quest. rom._, 63.
+
+[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29.
+
+[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, _Lycurgue_, 2.
+
+[4] Aristote, _Politique_, VIII, 10, 3 (V, 10). Héraclide de Pont, dans
+les _Fragments des historiens grecs_, coll. Didot, t. II, p. 11.
+Plutarque, _Lycurgue_, 4.
+
+[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14
+(13); _Helléniques_, VI, 4. Plutarque, _Agésilas_, 10, 17, 23, 28;
+_Lysandre_, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des
+opérations militaires qu'il fallu une décision toute spéciale du Sénat
+pour confier le commandement de l'armée à Agésilas, lequel réunit ainsi,
+par exception, les attributions de roi et celles de général: Plutarque,
+_Agésilas_, 6; _Lysandre_, 23. Il en avait été de même autrefois pour le
+roi Pausanias: Thucydide, I, 128.
+
+[6] Hérodote, VI, 56, 57.
+
+[7] Xénophon, _Gouv. de Lacédémone_.
+
+[8] Hérodote, V, 92. Aristote, _Politique_, VIII, 10 (V,10).
+
+[9] Voy. Les _Marbres de Paros_ et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2,
+1; Platon, _Ménéxène_, p. 238c; Élien, _H. V._, V, 13
+
+[10] Pausanias, IV, 8.
+
+[11] Héraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, _Fragm._, 51.
+
+[12] Pausanias, II, 19.
+
+[13] Hérodote, IV, 161. Diodore, VIII.
+
+[14] Cicéron, _De Republ._, II, 8.
+
+[15] Tite-Live, I. Cicéron, _De Republ._, II.
+
+[16] La famille Junia était patricienne. Denys, IV, 68.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITÉS.
+
+
+La même révolution, sous des formes légèrement variées, s'était accomplie
+à Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin dont l'histoire
+nous est connue. Partout elle avait été l'oeuvre de l'aristocratie,
+partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique en laissant
+subsister la royauté religieuse. A partir de cette époque et pendant une
+période dont la durée fut fort inégale pour les différentes villes, le
+gouvernement de la cité appartint à l'aristocratie.
+
+Cette aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la
+fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des
+familles. La source d'où elle dérivait, c'étaient ces mêmes règles que
+nous avons observées plus haut dans le culte domestique et dans le droit
+privé, c'est-à-dire la loi d'hérédité du foyer, le privilège de l'aîné, le
+droit de dire la prière attaché à la naissance. La religion héréditaire
+était le titre de cette aristocratie à la domination absolue. Elle lui
+donnait des droits qui paraissaient sacrés. D'après les vieilles
+croyances, celui-là seul pouvait être propriétaire du sol, qui avait un
+culte domestique; celui-là seul était membre de la cité, qui avait en lui
+le caractère religieux qui faisait le citoyen; celui-là seul pouvait être
+prêtre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-là seul pouvait
+être magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui
+n'avait pas de culte héréditaire devait être le client d'un autre homme,
+ou s'il ne s'y résignait pas, il devait rester en dehors de toute société.
+Pendant de longues générations, il ne vint pas à l'esprit des hommes que
+cette inégalité fût injuste. On n'eut pas la pensée de constituer la
+société humaine d'après d'autres règles.
+
+A Athènes, depuis la mort de Codrus jusqu'à Solon, toute autorité fut aux
+mains des eupatrides. Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls
+ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'étaient pas
+écrites et dont ils se transmettaient de père en fils les formules
+sacrées.
+
+Ces familles gardaient autant qu'il leur était possible les anciennes
+formes du régime patriarcal. Elles ne vivaient pas réunies dans la ville.
+Elles continuaient à vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune
+sur son vaste domaine, entourée de ses nombreux serviteurs, gouvernée par
+son chef eupatride et pratiquant dans une indépendance absolue son culte
+héréditaire. [1] La cité athénienne ne fut pendant quatre siècles que la
+confédération de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient à
+certains jours pour la célébration du culte central ou pour la poursuite
+des intérêts communs.
+
+On a souvent remarqué combien l'histoire est muette sur cette longue
+période de l'existence d'Athènes et en général de l'existence des cités
+grecques. On s'est étonné qu'ayant gardé le souvenir de beaucoup
+d'événements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistré presque
+aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il
+se produisit alors très-peu d'actes qui eussent un intérêt général. Le
+retour au régime patriarcal avait suspendu presque partout la vie
+nationale. Les hommes vivaient séparés et avaient peu d'intérêts communs.
+L'horizon de chacun était le petit groupe et la petite bourgade où il
+vivait à titre d'eupatride ou à titre de serviteur.
+
+A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine,
+entourée de ses clients. On venait à la ville pour les fêtes du culte
+public ou pour les assemblées. Pendant les années qui suivirent
+l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre
+que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la
+cité; c'était dans la caste sacrée qu'il fallait choisir exclusivement les
+vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls
+patriciens pouvaient être consuls; seuls ils composaient le Sénat. Si l'on
+ne supprima pas l'assemblée par centuries, où les plébéiens avaient accès,
+on regarda du moins l'assemblée par curies comme la seule qui fût légitime
+et sainte. Les centuries avaient en apparence l'élection des consuls; mais
+nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les
+patriciens leur présentaient, et d'ailleurs leurs décisions étaient
+soumises à la triple ratification du Sénat, des curies et des augures. Les
+seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la
+loi.
+
+Ce régime politique n'a duré à Rome qu'un petit nombre d'années. En Grèce,
+au contraire, il y eut un long âge où l'aristocratie fut maîtresse.
+L'Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social, dans la
+partie occidentale de la Grèce. Nous y voyons, en effet, un régime
+patriarcal fort analogue à celui que nous avons remarqué dans l'Attique.
+Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux
+serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple;
+une même table réunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appelés
+d'un nom qui devint dans d'autres sociétés un titre pompeux, [Grec:
+anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Athéniens de l'époque primitive
+appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de
+Rome gardèrent l'usage d'appeler _rex_ le chef de la _gens_. Ces chefs de
+famille ont un caractère sacré; le poëte les appelle les rois divins.
+Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces
+rois. Parmi eux il y a, à la vérité, un roi suprême; mais il n'a guère
+d'importance et ne paraît pas avoir d'autre prérogative que celle de
+présider le conseil des chefs. Il semble même à certains signes qu'il soit
+soumis à l'élection, et l'on voit bien que Télémaque ne sera le chef
+suprême de l'île qu'autant que les autres chefs, ses égaux, voudront bien
+l'élire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne paraît pas avoir d'autres
+sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tué
+quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et
+soutiennent une lutte que le poëte ne songe pas à trouver blâmable. Chez
+les Phéaciens, Alcinoos a l'autorité suprême; mais nous le voyons se
+rendre dans la réunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas
+lui qui a convoqué le conseil, mais que c'est le conseil qui a mandé le
+roi. Le poëte décrit une assemblée de la cité phéacienne; il s'en faut de
+beaucoup que ce soit une réunion de la multitude; les chefs seuls,
+individuellement convoqués par un héraut, comme à Rome pour les _comitia
+calata_, se sont réunis; ils sont assis sur des sièges de pierre; le roi
+prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de
+sceptres.
+
+Dans la ville d'Hésiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe
+d'hommes que le poëte appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui
+rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de
+chefs chez les Cadméens; à Thèbes, il vante la race sacrée des Spartes, à
+laquelle Épaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guère
+lire Pindare sans être frappé de l'esprit aristocratique qui règne encore
+dans la société grecque au temps des guerres médiques; et l'on devine par
+là combien cette aristocratie fut puissante un siècle ou deux plus tôt.
+Car ce que le poëte vante le plus dans ses héros, c'est leur famille, et
+nous devons supposer que cette sorte d'éloge avait alors un grand prix et
+que la naissance semblait encore le bien suprême. Pindare nous montre les
+grandes familles qui brillaient alors dans chaque cité; dans la seule cité
+d'Égine il nomme les Midylides, les Théandrides, les Euxénides, les
+Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille
+sacerdotale des Jamides, à Agrigente celle des Emménides, et ainsi dans
+toutes les villes dont il a occasion de parler.
+
+A Épidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui
+avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres;
+tout le reste « était en dehors de la cité ». [2] Les vrais citoyens
+étaient moins nombreux encore à Héraclée, où les cadets des grandes
+familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de
+même à Cnide, à Istros, à Marseille. A Théra, tout le pouvoir était aux
+mains de quelques familles qui étaient réputées sacrées. Il en était ainsi
+à Apollonie. [4] A Érythres il existait une classe aristocratique que l'on
+nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubée la classe maîtresse
+s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer à ce sujet que chez les
+anciens, comme au moyen âge, c'était un privilège de combattre à cheval.
+
+La monarchie n'existait déjà plus à Corinthe lorsqu'une colonie en partit
+pour fonder Syracuse. Aussi la cité nouvelle ne connut-elle pas la royauté
+et fut-elle gouvernée tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette
+classe les Géomores, c'est-à-dire les propriétaires. Elle se composait des
+familles qui, le jour de la fondation, s'étaient distribué avec tous les
+rites ordinaires les parts sacrées du territoire. Cette aristocratie resta
+pendant plusieurs générations maîtresse absolue du gouvernement, et elle
+conserva son titre de _propriétaires_, ce qui semble indiquer que les
+classes inférieures n'avaient pas le droit de propriété sur le sol. Une
+aristocratie semblable fut longtemps maîtresse à Milet et à Samos. [6]
+
+
+NOTES
+
+[1] Thucydide, II, 15-16.
+
+[2] Plutarque, _Quest. gr._, 1.
+
+[3] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2.
+
+[4] Aristote, _Politique_, III, 9, 8; VI, 3, 8.
+
+[5] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 10.
+
+[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Hérodote, VII, 155.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+DEUXIÈME RÉVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE
+DROIT D'AÎNESSE DISPARAÎT; LA GENS SE DÉMEMBRE.
+
+
+La révolution qui avait renversé la royauté, avait modifié la forme
+extérieure du gouvernement plutôt qu'elle n'avait changé la constitution
+de la société. Elle n'avait pas été l'oeuvre des classes inférieures, qui
+avaient intérêt à détruire les vieilles institutions, mais de
+l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas été faite
+pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la
+conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'élever les basses
+classes et d'affaiblir les _gentes_, et c'était pour cela qu'on avait
+renversé les rois. L'aristocratie n'avait opéré une révolution politique
+que pour empêcher une révolution sociale. Elle avait pris en mains le
+pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour défendre contre des
+attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte
+domestique, son autorité paternelle, le régime de la _gens_ et enfin le
+droit privé que la religion primitive avait établi.
+
+Ce grand et général effort de l'aristocratie répondait donc à un danger.
+Or il paraît qu'en dépit de ses efforts et de sa victoire même, le danger
+subsista. Les vieilles institutions commençaient à chanceler et de graves
+changements allaient s'introduire dans la constitution intime des
+familles.
+
+Le vieux régime de la _gens_, fondé par la religion domestique, n'avait
+pas été détruit le jour où les hommes étaient passés au régime de la cité.
+On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immédiatement, les
+chefs tenant à conserver leur autorité, les inférieurs n'ayant pas tout de
+suite la pensée de s'affranchir. On avait donc concilié le régime de la
+_gens_ avec celui de la cité. Mais c'étaient, au fond, deux régimes
+opposés, que l'on ne devait pas espérer d'allier pour toujours et qui
+devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et
+nombreuse, était trop forte et trop indépendante pour que le pouvoir
+social n'éprouvât pas la tentation et même le besoin de l'affaiblir. Ou la
+cité ne devait pas durer, ou elle devait à la longue briser la famille.
+
+L'ancienne _gens_ avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine
+indivisible, se conçoit bien tant que dure l'état d'isolement et qu'il
+n'existe pas d'autre société qu'elle. Mais dès que les hommes sont réunis
+en cité, le pouvoir de l'ancien chef est forcément amoindri; car en même
+temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communauté; comme
+tel, des intérêts généraux l'obligent à des sacrifices, et des lois
+générales lui commandent l'obéissance. A ses propres yeux et surtout aux
+yeux de ses inférieurs, sa dignité est diminuée. Puis, dans cette
+communauté, si aristocratiquement qu'elle soit constituée, les inférieurs
+comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'à cause de leur
+nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux
+comices entourée d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorité
+dans les délibérations communes que la famille peu nombreuse et qui compte
+peu de bras et peu de soldats. Or ces inférieurs ne tardent guère à sentir
+l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierté et
+le désir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez à cela les rivalités
+des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement à
+s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de
+la cité, que pour les obtenir ils cherchent à se rendre populaires, et que
+pour les gérer ils négligent ou oublient leur petite souveraineté locale.
+Ces causes produisirent peu à peu une sorte de relâchement dans la
+constitution de la _gens_; ceux qui avaient intérêt à maintenir cette
+constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient intérêt à la modifier
+devenaient plus hardis et plus forts.
+
+La force d'individualité qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit
+insensiblement. Le droit d'aînesse, qui était la condition de son unité,
+disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre à ce qu'aucun écrivain de
+l'antiquité nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est
+probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en
+une année. Il s'est fait à la longue, d'abord dans une famille, puis dans
+une autre, et peu à peu dans toutes. Il s'est achevé sans qu'on s'en fût
+pour ainsi dire aperçu.
+
+On peut bien croire aussi que les hommes ne passèrent pas d'un seul bond
+de l'indivisibilité du patrimoine au partage égal entre les frères. Il y
+eut vraisemblablement entre ces deux régimes une transition. Les choses se
+passèrent peut-être en Grèce et en Italie comme dans l'ancienne société
+hindoue, où la loi religieuse, après avoir prescrit l'indivisibilité du
+patrimoine, laissa le père libre d'en donner quelque portion à ses fils
+cadets, puis, après avoir exigé que l'aîné eût au moins une part double,
+permit que le partage fût fait également, et finit même par le
+recommander.
+
+Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication précise. Un seul point
+est certain, c'est que le droit d'aînesse a existé à une époque ancienne
+et qu'ensuite il a disparu.
+
+Ce changement ne s'est pas accompli en même temps ni de la même manière
+dans toutes les cités. Dans quelques-unes, la législation le maintint
+assez longtemps. A Thèbes et à Corinthe il était encore en vigueur au
+huitième siècle. A Athènes la législation de Solon marquait encore une
+certaine préférence à l'égard de l'aîné. A Sparte le droit d'aînesse a
+subsisté jusqu'au triomphe de la démocratie. Il y a des villes où il n'a
+disparu qu'à la suite d'une insurrection. A Héraclée, à Cnide, à Istros, à
+Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour détruire à la fois
+l'autorité paternelle et le privilège de l'aîné. [1] A partir de ce
+moment, telle cité grecque qui n'avait compté jusque-là qu'une centaine
+d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'à cinq ou
+six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens
+et l'accès des magistratures et du Sénat leur fut ouvert.
+
+Il n'est pas possible de dire à quelle époque le privilège de l'aîné a
+disparu à Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte
+contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour
+désorganiser ainsi les _gentes_. Au début de la république, nous voyons
+cent nouveaux membres entrer dans le Sénat; Tite-Live croit qu'ils
+sortaient de la plèbe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si
+dure du patriciat ait commencé par une concession de cette nature. Ces
+nouveaux sénateurs durent être tirés des familles patriciennes. Ils
+n'eurent pas le même titre que les anciens membres du Sénat; on appelait
+ceux-ci _patres_ (chefs de famille); ceux-là furent appelés _conscripti_
+(choisis [3]). Cette différence de dénomination ne permet-elle pas de
+croire que les cent nouveaux sénateurs, qui n'étaient pas chefs de
+famille, appartenaient à des branches cadettes des _gentes_ patriciennes?
+On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et
+énergique, n'apporta son concours à l'entreprise de Brutus et des pères
+qu'à la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques.
+Elle acquit ainsi, à la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la
+même classe conquit par les armes à Héraclée, à Cnide et à Marseille.
+
+Le droit d'aînesse disparut donc partout: révolution considérable qui
+commença à transformer la société. La _gens_ italienne et le _genos_
+hellénique perdirent leur unité primitive. Les différentes branches se
+séparèrent; chacune d'elles eut désormais sa part de propriété, son
+domicile, ses intérêts à part, son indépendance. _Singuli singulas
+familias incipiunt habere_, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue
+latine une vieille expression qui paraît dater de cette époque: _familiam
+ducere_, disait-on de celui qui se détachait de la _gens_ et allait faire
+souche à part, comme on disait _ducere coloniam_ de celui qui quittait la
+métropole et allait au loin fonder une colonie. Le frère qui s'était ainsi
+séparé du frère aîné, avait désormais son foyer propre, qu'il avait sans
+doute allumé au foyer commun de la _gens_, comme la colonie allumait le
+sien au prytanée de la métropole. La _gens_ ne conserva plus qu'une sorte
+d'autorité religieuse à l'égard des différentes familles qui s'étaient
+détachées d'elle. Son culte eut la suprématie sur leurs cultes. Il ne leur
+fut pas permis d'oublier qu'elles étaient issues de cette _gens_; elles
+continuèrent à porter son nom; à des jours fixés, elles se réunirent
+autour du foyer commun, pour vénérer l'antique ancêtre ou la divinité
+protectrice. Elles continuèrent même à avoir un chef religieux et il est
+probable que l'aîné conserva son privilège pour le sacerdoce, qui resta
+longtemps héréditaire. A cela près, elles furent indépendantes.
+
+Ce démembrement de la _gens_ eut de graves conséquences. L'antique famille
+sacerdotale, qui avait formé un groupe si bien uni, si fortement
+constitué, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette révolution
+prépara et rendit plus faciles d'autres changements.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2, édit. B. Saint-Hilaire.
+
+[2] Il se contredit d'ailleurs: « _Ex primoribus ordinis equestris », dit-
+il. Or les _primores_ de l'ordre équestre, c'est-à-dire les chevaliers des
+six premières centuries, étaient des patriciens. Voy. Belot, _Hist. des
+chevaliers romains_, liv. 1er, ch. 2.
+
+[3] Festus. V° _Conscripti, Allecti_. Plutarque, _Quest. rom._, 58. On
+distingua pendant plusieurs siècles les _patres_ des _conscripti_.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT.
+
+
+_1° Ce que c'était d'abord que la clientèle et comment elle s'est
+transformée._
+
+Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui
+a très certainement modifié la constitution de la famille et de la société
+elle-même. La famille antique comprenait, sous l'autorité d'un chef
+unique, deux classes de rang inégal: d'une part, les branches cadettes,
+c'est-à-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les
+serviteurs ou clients, inférieurs par la naissance, mais rapprochés du
+chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous
+venons de voir la première sortir de son état d'infériorité; la seconde
+aspire aussi de bonne heure à s'affranchir. Elle y réussit à la longue; la
+clientèle se transforme et finit par disparaître.
+
+Immense changement que les écrivains anciens ne nous racontent pas. C'est
+ainsi que, dans le moyen âge, les chroniqueurs ne nous disent pas comment
+la population des campagnes s'est peu à peu transformée. Il y a eu dans
+l'existence des sociétés humaines un assez grand nombre de révolutions
+dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les écrivains ne
+les ont pas remarquées, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une
+manière insensible, sans luttes visibles; révolutions profondes et cachées
+qui remuaient le fond de la société humaine sans qu'il en parût rien à la
+surface, et qui restaient inaperçues des générations mêmes qui y
+travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps après
+qu'elles sont achevées, lorsqu'en comparant deux époques de la vie d'un
+peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu'il devient
+évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une grande révolution s'est
+accomplie.
+
+Si l'on s'en rapportait au tableau, que les écrivains nous tracent de la
+clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l'âge
+d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en
+justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit à
+l'éducation de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui
+soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paye sas dettes,
+qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rançon? Mais il n'y a pas tant
+de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection désintéressée
+et le dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une
+autre idée de la clientèle et du patronage.
+
+Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne
+peut pas se séparer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attaché
+de père en fils à une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez
+pour croire que sa condition ne devait pas être très-douce. Ajoutons que
+le client n'est pas propriétaire du sol; la terre appartient au patron,
+qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cité, a
+seul qualité pour être propriétaire. Si le client cultive le sol, c'est au
+nom et au profit du maître. Il n'a même pas la propriété des objets
+mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en est que le patron
+peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rançon.
+Ainsi rien n'est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance,
+à lui et à ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On
+ne peut pas dire qu'il soit précisément esclave; mais il a un maître
+auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute chose.
+Toute sa vie il est client, et ses fils le sont après lui.
+
+Il y a quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du
+moyen âge. A la vérité, le principe qui les condamne à l'obéissance n'est
+pas le même. Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui
+s'exerce sur la terre et sur l'homme à la fois; pour le client, ce
+principe est la religion domestique à laquelle il est attaché sous
+l'autorité du patron qui en est le prêtre. D'ailleurs pour le client et
+pour le serf la subordination est la même; l'un est lié à son patron comme
+l'autre l'est à son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la _gens_
+que le serf la glèbe. Le client, comme le serf, reste soumis à un maître
+de père en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est
+interdit de se marier hors de la _gens_, comme il l'est au serf de se
+marier hors du village. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne peut pas contracter
+mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que
+le client cultive et l'argent qu'il possède, comme le seigneur peut le
+faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage
+revient de droit au patron, de même que la succession du serf appartient
+au seigneur.
+
+Le patron n'est pas seulement un maître; il est un juge; il peut condamner
+à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous
+cette autorité à la fois matérielle et morale qui le prend par son corps
+et par son âme. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au
+patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y
+a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protège; il n'est pas
+citoyen par lui-même; s'il veut paraître devant le tribunal de la cité, il
+faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi?
+Il n'en connaît pas les formules sacrées; les connaîtrait-il, la première
+loi pour lui est de ne jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans
+le patron nulle justice; contre le patron nul recours.
+
+Le client n'existe pas seulement à Rome; on le trouve chez les Sabins et
+les Étrusques, faisant partie de la _manus_ de chaque chef. Il a existé
+dans l'ancienne _gens_ hellénique aussi bien que dans la _gens_ italienne.
+Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cités doriennes, où le
+régime de la _gens_ a disparu de bonne heure et où les vaincus sont
+attachés, non à la famille d'un maître, mais à un lot de terre. Nous le
+trouvons à Athènes et dans les cités ioniennes et éoliennes sous le nom de
+_thète_ ou de _pélate_. Tant que dure le régime aristocratique, ce _thète_
+ne fait pas partie de la cité; enfermé dans une famille dont il ne peut
+sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le même caractère
+et la même autorité que le patron romain.
+
+On peut bien présumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le
+patron et le client. On se figure sans peine ce qu'était l'existence dans
+cette famille où l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit,
+où l'obéissance sans réserve et sans espoir était tout à côté de
+l'omnipotence sans frein, où le meilleur maître avait ses emportements et
+ses caprices, où le serviteur le plus résigné avait ses rancunes, ses
+gémissements et ses colères. Ulysse est un bon maître: voyez quelle
+affection paternelle il porte à Eumée et à Philaetios. Mais il fait mettre
+à mort un serviteur qui l'a insulté sans le reconnaître, et des servantes
+qui sont tombées dans le mal auquel son absence même les a exposées. De la
+mort des prétendants il est responsable vis-à-vis de la cité; mais de la
+mort des serviteurs personne ne lui demande compte.
+
+Dans l'état d'isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle
+avait pu se former et se maintenir. La religion domestique était alors
+toute-puissante sur l'âme. L'homme qui en était le prêtre par droit
+héréditaire, apparaissait aux classes inférieures comme un être sacré.
+Plus qu'un homme, il était l'intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa
+bouche sortait la prière puissante, la formule irrésistible qui attirait
+la faveur ou la colère de la divinité. Devant une telle force il fallait
+s'incliner; l'obéissance était commandée par la foi et la religion.
+D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il
+ne voyait pas d'autre horizon que cette famille à laquelle tout
+l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance
+assurée; en elle seule, s'il avait un maître, il avait aussi un
+protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût
+approcher, et des dieux qu'il lui fût permis d'invoquer. Quitter cette
+famille, c'était se placer en dehors de toute organisation sociale et de
+tout droit; c'était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier.
+
+Mais la cité étant fondée, les clients des différentes familles pouvaient
+se voir, se parler, se communiquer leurs désirs ou leurs rancunes,
+comparer les différents maîtres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur
+regard commençait à s'étendre au delà de l'enceinte de la famille. Ils
+voyaient qu'en dehors d'elle il existait une société, des règles, des
+lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'était
+donc plus pour eux un malheur sans remède. La tentation devenait chaque
+jour plus forte; la clientèle semblait un fardeau de plus en plus lourd,
+et l'on cessait de croire que l'autorité du maître fût légitime et sainte.
+Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent désir d'être libres.
+Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cité le souvenir d'une
+insurrection générale de cette classe. S'il y eut des luttes à main armée,
+elles furent renfermées et cachées dans l'enceinte de chaque famille.
+C'est là qu'il y eut, pendant plus d'une génération, d'un côté
+d'énergiques efforts pour l'indépendance, de l'autre une répression
+implacable. Il se déroula, dans chaque maison, une longue et dramatique
+histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire
+seulement, c'est que les efforts de la classe inférieure ne furent pas
+sans résultats. Une nécessité invincible obligea peu à peu les maîtres à
+céder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorité cesse de
+paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de
+le paraître aux maîtres; mais cela vient à la longue, et alors le maître,
+qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y
+renoncer. Ajoutez que cette classe inférieure était utile, que ses bras,
+en cultivant la terre, faisaient la richesse du maître, et en portant les
+armes, faisaient sa force au milieu des rivalités des familles, qu'il
+était donc sage de la satisfaire et que l'intérêt s'unissait à l'humanité
+pour conseiller des concessions.
+
+Il paraît certain que la condition des clients s'améliora peu à peu. A
+l'origine ils vivaient dans la maison du maître, cultivant ensemble le
+domaine commun. Plus tard on assigna à chacun d'eux un lot de terre
+particulier. Le client dut se trouver déjà plus heureux. Sans doute il
+travaillait encore au profit du maître; la terre n'était pas à lui,
+c'était plutôt lui qui était à elle. N'importe; il la cultivait de longues
+années de suite et il l'aimait. Il s'établissait entre elle et lui, non
+pas ce lien que la religion de la propriété avait créé entre elle et le
+maître, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance même
+peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses
+fruits.
+
+Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais
+pour lui-même. Sous la condition d'une redevance, qui peut-être fut
+d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte.
+Ses sueurs trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois
+plus libre et plus fière. « Les chefs de famille, dit un ancien,
+assignaient des portions de terre à leurs inférieurs, comme s'ils eussent
+été leurs propres enfants. » [1] On lit de même dans l'Odyssée: « Un
+maître bienveillant donne à son serviteur une maison et une terre »; et
+Eumée ajoute: « une épouse désirée », parce que le client ne peut pas
+encore se marier sans la volonté du maître, et que c'est le maître qui lui
+choisit sa compagne.
+
+Mais ce champ où s'écoulait désormais sa vie, où étaient tout son labeur
+et toute sa jouissance, n'était pas encore sa propriété. Car ce client
+n'avait pas en lui le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait
+devenir la propriété d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait à
+porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maître avait
+autrefois posé. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni à la
+famille du maître par un lien sacré, ne pourrait jamais appartenir en
+propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait
+le _villicus_, client du patron, renfermaient un foyer, un _Lar
+familiaris_; mais ce foyer n'était pas au cultivateur; c'était le foyer du
+maître. [2] Cela établissait à la fois le droit de propriété du patron et
+la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fût du patron,
+suivait encore son culte.
+
+Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas être propriétaire et
+aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire disparaître de ce champ,
+qui semblait bien à lui par le droit du travail, la borne sacrée qui en
+faisait à jamais la propriété de l'ancien maître.
+
+On voit clairement qu'en Grèce les clients arrivèrent à leur but; par
+quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts
+pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s'est-il opéré dans
+l'antiquité la même série de changements sociaux que l'Europe a vus se
+produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de
+la glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs
+abonnés, et qu'enfin ils se transformèrent à la longue en paysans
+propriétaires.
+
+
+_2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon._
+
+Cette sorte de révolution est marquée nettement dans l'histoire d'Athènes.
+Le renversement de la royauté avait eu pour effet de raviver le régime du
+[Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune
+avait recommencé à former un petit État qui avait pour chef un eupatride
+et pour sujets la foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé
+lourdement sur la population athénienne; car elle en conserva un mauvais
+souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'époque précédente lui
+parut avoir été une sorte d'âge d'or; il regretta les rois; il en vint à
+s'imaginer que sous la monarchie il avait été heureux et libre, qu'il
+avait joui alors de l'égalité, et que c'était seulement à partir de la
+chute des rois que l'inégalité et la souffrance avaient commencé. Il y
+avait là une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition
+populaire plaçait le commencement de l'inégalité là où le peuple avait
+commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette sorte de servage,
+qui était aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait
+dater de l'époque où les hommes en avaient pour la première fois senti le
+poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est
+pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la
+clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur
+tort; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les
+acceptaient sans gémir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes.
+Les eupatrides de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs
+que n'avaient été leurs ancêtres; ils furent pourtant détestés davantage.
+
+Il paraît que, même sous la domination de cette aristocratie, la condition
+de la classe inférieure s'améliora. Car c'est alors que l'on voit
+clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la
+seule condition de payer une redevance qui était fixée au sixième de la
+récolte. Ces hommes étaient ainsi presque émancipés; ayant un chez soi et
+n'étant plus sous les yeux du maître, ils respiraient plus à l'aise et
+travaillaient à leur profit.
+
+Mais telle est la nature humaine que ces hommes, à mesure que leur sort
+s'améliorait, sentaient plus amèrement ce qu'il leur restait d'inégalité.
+N'être pas citoyens et n'avoir aucune part à l'administration de la cité
+les touchait sans doute médiocrement; mais ne pas pouvoir devenir
+propriétaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait
+bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur
+condition présente, manquait de stabilité. Car s'ils étaient vraiment
+possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette
+possession ni l'indépendance qui en résultait. On voit dans Plutarque que
+l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance
+annuelle n'était pas payée ou pour toute autre cause, ces hommes
+retombaient dans une sorte d'esclavage.
+
+De graves questions furent donc agitées dans l'Attique pendant une suite
+de quatre ou cinq générations. Il n'était guère possible que les hommes de
+la classe inférieure restassent dans cette position instable et
+irrégulière vers laquelle un progrès insensible les avait conduits; et
+alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient
+retomber dans les liens de la dure clientèle, ou décidément affranchis par
+un progrès nouveau ils devaient monter au rang de propriétaires du sol et
+d'hommes libres.
+
+On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur,
+ancien client, de résistance de la part du propriétaire, ancien patron. Ce
+ne fut pas une guerre civile; aussi les annales athéniennes n'ont-elles
+conservé le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans
+chaque bourgade, dans chaque maison, de père en fils.
+
+Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du
+sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine où l'eupatride avait
+son principal domaine et où il était toujours présent, son autorité se
+maintint à peu près intacte sur le petit groupe de serviteurs qui étaient
+toujours sous ses yeux; aussi les _pédiéens_ se montrèrent-ils
+généralement fidèles à l'ancien régime. Mais ceux qui labouraient
+péniblement le flanc de la montagne, les _diacriens_, plus loin du maître,
+plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux,
+renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une
+ferme volonté de s'affranchir. C'étaient surtout ces hommes-là qui
+s'indignaient de voir sur leur champ « la borne sacrée » du maître, et de
+sentir « leur terre esclave ». [3] Quant aux habitants des cantons voisins
+de la mer, aux _paraliens_, la propriété du sol les tentait moins; ils
+avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs
+étaient devenus riches, et avec la richesse ils étaient à peu près libres.
+Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et
+n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils
+n'avaient pas non plus la lâche résignation des pédiéens; ils demandaient
+plus de stabilité dans leur condition et des droits mieux assurés.
+
+C'est Solon qui donna satisfaction à ces voeux dans la mesure du possible.
+Il y a une partie de l'oeuvre de ce législateur que les anciens ne nous
+font connaître que très-imparfaitement, mais qui paraît en avoir été la
+partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique
+étaient encore réduits à la possession précaire du sol et pouvaient même
+retomber dans la servitude personnelle. Après lui, cette nombreuse classe
+d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriété est accessible à tous;
+il n'y a plus de servitude pour l'Athénien; les familles de la classe
+inférieure sont à jamais affranchies de l'autorité des familles
+eupatrides. Il y a là un grand changement dont l'auteur ne peut être que
+Solon.
+
+Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon
+n'aurait fait qu'adoucir la législation sur les dettes en ôtant au
+créancier le droit d'asservir le débiteur. Mais il faut regarder de près à
+ce qu'un écrivain qui est si postérieur à cette époque, nous dit de ces
+dettes qui troublèrent la cité athénienne comme toutes les cités de la
+Grèce et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eût avant Solon
+une telle circulation d'argent qu'il dût y avoir beaucoup de prêteurs et
+d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-là d'après ceux qui ont suivi. Il
+y avait alors fort peu de commerce; l'échange des créances était inconnu
+et les emprunts devaient être assez rares. Sur quel gage l'homme qui
+n'était propriétaire de rien, aurait-il emprunté? Ce n'est guère l'usage,
+dans aucune société, de prêter aux pauvres. On dit à la vérité, sur la foi
+des traducteurs de Plutarque plutôt que de Plutarque lui-même, que
+l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fût sa
+propriété, il n'aurait pas pu l'engager; car le système des hypothèques
+n'était pas encore connu en ce temps-là et était en contradiction avec la
+nature du droit de propriété. Dans ces débiteurs dont Plutarque nous
+parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance
+annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maîtres; dans la servitude où
+ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientèle qui les ressaisit.
+
+Solon supprima peut-être la redevance, ou, plus probablement, en réduisit
+le chiffre à un taux tel que le rachat en devînt facile; il ajouta qu'à
+l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en
+servitude.
+
+Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol,
+ne pouvaient pas en devenir propriétaires: car sur leur champ se dressait
+toujours la borne sacrée et inviolable de l'ancien patron. Pour
+l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette
+borne disparût. Solon la renversa: nous trouvons le témoignage de cette
+grande réforme dans quelques vers de Solon lui-même: « C'était une oeuvre
+inespérée, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste
+la déesse Mère, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arraché les
+bornes, la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En
+faisant cela, Solon avait accompli une révolution considérable. Il avait
+mis de côté l'ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme
+immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arraché
+la terre à la religion pour la donner au travail. Il avait supprimé, avec
+l'autorité de l'eupatride sur le sol, son autorité sur l'homme, et il
+pouvait dire dans ses vers: « Ceux qui sur cette terre subissaient la
+cruelle servitude et tremblaient devant un maître, je les ai faits
+libres. »
+
+Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de
+Solon appelèrent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les
+générations suivantes qui, une fois habituées à la liberté, ne voulaient
+ou ne pouvaient pas croire que leurs pères eussent été serfs, expliquèrent
+ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a
+une énergie qui nous révèle une plus grande révolution. Ajoutons-y cette
+phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le récit de l'oeuvre de Solon, dit
+simplement: « Il fit cesser l'esclavage du peuple. » [4]
+
+
+_3° Transformation de la clientèle à Rome_.
+
+Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue
+période de l'existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n'en dit rien,
+parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de près le changement des
+institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents
+analogues où avaient puisé les anciens historiens que Tite-Live
+compulsait, ne devaient pas donner le récit de ces luttes domestiques.
+
+Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, à l'origine de Rome, des
+clients; il nous est même resté des témoignages très précis de la
+dépendance où leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siècles après,
+nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe
+encore, non la clientèle. Car il n'y a rien de plus différent des clients
+de l'époque primitive que ces plébéiens du temps de Cicéron qui se
+disaient clients d'un riche pour avoir droit à la sportule.
+
+Il y a quelqu'un qui ressemble mieux à l'ancien client, c'est l'affranchi.
+[5] Pas plus à la fin de la république qu'aux premiers temps de Rome,
+l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immédiatement homme libre
+et citoyen. Il reste soumis au maître. Autrefois on l'appelait client,
+maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est changé. Quant au
+maître, son nom même ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est
+encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client,
+reste attaché à la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien
+client. Il dépend de son patron; il lui doit non-seulement de la
+reconnaissance, mais un véritable service, dont le maître seul fixe la
+mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait
+sur son client; il peut le remettre en esclavage pour délit d'ingratitude.
+[6] L'affranchi rappelle donc tout à fait l'ancien client. Entre eux il
+n'y a qu'une différence: on était client autrefois de père en fils;
+maintenant la condition d'affranchi cesse à la seconde ou au moins à la
+troisième génération. La clientèle n'a donc pas disparu; elle saisit
+encore l'homme au moment où la servitude le quitte; seulement, elle n'est
+plus héréditaire. Cela seul est déjà un changement considérable; il est
+impossible de dire à quelle époque il s'est opéré.
+
+On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportés
+au sort du client, et par quels degrés il est arrivé au droit de
+propriété. A l'origine le chef de la _gens_ lui assigne un lot de terre à
+cultiver. [7] Il ne tarde guère à devenir possesseur viager de ce lot,
+moyennant qu'il contribue à toutes les dépenses qui incombent à son ancien
+maître. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent à payer
+la rançon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires,
+prouvent du moins qu'au temps où cette loi fut écrite il était déjà
+possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progrès de plus: il
+obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot à son fils; il est
+vrai qu'à défaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un
+progrès nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de
+faire un testament. Ici la coutume hésite et varie; tantôt le patron
+reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur est respectée
+tout entière; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8]
+Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire propriétaire, a du moins
+une jouissance aussi étendue qu'il est possible.
+
+Sans doute ce n'est pas encore là l'affranchissement complet. Mais aucun
+document ne nous permet de fixer l'époque où les clients se sont
+définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de
+Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les
+premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a
+grande apparence qu'ils l'étaient déjà au temps du roi Servius; peut-être
+même votaient-ils dans les comices curiates dès l'origine de Rome. Mais on
+ne peut pas conclure de là qu'ils fussent dès lors tout à fait affranchis;
+car il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner
+à leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela
+consenti à leur donner des droits civils.
+
+Il ne paraît pas que la révolution qui affranchit les clients à Rome, se
+soit achevée d'un seul coup comme à Athènes. Elle s'accomplit fort
+lentement et d'une manière presque imperceptible, sans qu'aucune loi
+formelle l'ait jamais consacrée. Les liens de la clientèle se relâchèrent
+peu à peu et le client s'éloigna insensiblement du patron.
+
+Le roi Servius fit une grande réforme à l'avantage des clients: il changea
+l'organisation de l'armée. Avant lui, l'armée marchait divisée en tribus,
+en curies, en _gentes_; c'était la division patricienne: chaque chef de
+_gens_ était à la tête de ses clients. Servius partagea l'armée en
+centuries, chacun eut son rang d'après sa richesse. Il en résulta que le
+client ne marcha plus à côté de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour
+chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'indépendance.
+
+Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices.
+Auparavant l'assemblée se partageait en curies et en _gentes_, et le
+client, s'il votait, votait sous l'oeil du maître. Mais la division par
+centuries étant établie pour les comices comme pour l'armée, le client ne
+se trouva plus dans le même cadre que son patron. Il est vrai que la
+vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment vérifier
+son vote?
+
+C'était beaucoup que de séparer le client du patron dans les moments les
+plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote.
+L'autorité du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut
+de jour en jour plus contesté. Dès que le client eut goûté à
+l'indépendance, il la voulut tout entière. Il aspira à se détacher de la
+_gens_ et à entrer dans la plèbe, où l'on était libre. Que d'occasions se
+présentaient! Sous les rois, il était sûr d'être aidé par eux, car ils ne
+demandaient pas mieux que d'affaiblir les _gentes_. Sous la république, il
+trouvait la protection de la plèbe elle-même et des tribuns. Beaucoup de
+clients s'affranchirent ainsi et la _gens_ ne put pas les ressaisir. En
+472 avant J.-C., le nombre des clients était encore assez considérable,
+puisque la plèbe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices
+centuriates, ils fissent pencher la balance du côté des patriciens. [9]
+Vers la même époque, la plèbe ayant refusé de s'enrôler, les patriciens
+purent former une armée avec leurs clients. [10] Il paraît pourtant que
+ces clients n'étaient plus assez nombreux pour cultiver à eux seuls les
+terres des patriciens, et que ceux-ci étaient obligés d'emprunter des bras
+à la plèbe. [11] Il est vraisemblable que la création du tribunat, en
+assurant aux clients échappés des protecteurs contre leurs anciens
+patrons, et en rendant la situation des plébéiens plus enviable et plus
+sûre, hâta ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y
+avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire à la plèbe: « Autant
+vous avez été de clients autour de chaque patron, autant vous serez
+maintenant contre un seul ennemi. » [12] Dès lors nous ne voyons plus dans
+l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes héréditairement
+attachés à la _gens_. La clientèle primitive fait place à une clientèle
+d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraîne plus
+les mêmes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes
+des patriciens, des clients, des plébéiens. Il n'en reste plus que deux,
+et les clients se sont fondus dans la plèbe. Les Marcellus paraissent être
+une branche ainsi détachée de la _gens_ Claudia. Leur nom était Claudius;
+mais puisqu'ils n'étaient pas patriciens, ils n'avaient dû faire partie de
+la _gens_ qu'à titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des
+moyens qui nous sont inconnus, ils s'élevèrent d'abord aux dignités de la
+plèbe, plus tard à celles de la cité. Pendant plusieurs siècles, la _gens_
+Claudia parut avoir oublié ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant,
+au temps de Cicéron, [13] elle s'en souvint inopinément. Un affranchi ou
+client des Marcellus était mort et laissait un héritage qui, suivant la
+loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens prétendirent
+que les Marcellus, en clients qu'ils étaient, ne pouvaient pas avoir eux-
+mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur
+héritage, dans les mains du chef de la _gens_ patricienne, seul capable
+d'exercer les droits de patronage. Ce procès étonna fort le public et
+embarrassa les jurisconsultes; Cicéron même trouva la question fort
+obscure. Elle ne l'aurait pas été quatre siècles plus tôt, et les Claudius
+auraient gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel
+ils fondaient leur réclamation était si antique qu'on l'avait oublié et
+que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne
+clientèle n'existait plus.
+
+
+NOTES
+
+[1] Festus, v° _Patres_.
+
+[2] Caton, _De re rust._, 143. Columelle, XI, 1, 19.
+
+[3] Solon, édition Bach, p. 104, 105.
+
+[4] Aristote, _Gouv. d'Ath., Fragm._, coll. Didot, t. II, p. 107.
+
+[5] L'affranchi devenait un client. L'identité entre ces deux termes est
+marquée par un passage de Denys, IV, 23.
+
+[6] _Digeste_, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valère Maxime,
+V, 1, 4. Suétone, _Claude_, 25. Dion Cassius, LV. La législation était la
+même à Athènes; voy. Lysias et Hypéride dans Harpocration, v° [Grec:
+Apostasion]. Démosthènes, _in Aristogitonem_ et Suidas. V° [Grec:
+Anagchaion].
+
+[7] Festus, v° _Patres_.
+
+[8] _Institutes_ de Justinien, III, 7.
+
+[9] Tite-Live, II, 56.
+
+[10] Denys, VII, 19; X, 27.
+
+[11] _Inculti per secessionem plebis agri_, Tite-Live, II, 34.
+
+[12] Tite-Live, VI, 18.
+
+[13] Cicéron, _De oratore_, I, 39.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+TROISIÈME RÉVOLUTION: LA PLÈBE ENTRE DANS LA CITÉ.
+
+
+_1° Histoire générale de cette révolution._
+
+Les changements qui s'étaient opérés à la longue dans la constitution de
+la famille, en amenèrent d'autres dans la constitution de la cité.
+L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le
+droit d'aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur;
+les clients s'étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus
+grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n'étaient
+plus répartis dans les _gentes_; vivant en dehors d'elles, ils formèrent
+entre eux un corps. Par là, la cité changea d'aspect; au lieu qu'elle
+avait été précédemment un assemblage faiblement lié d'autant de petits
+États qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les
+membres patriciens des _gentes_, de l'autre entre les hommes de rang
+inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés
+ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'époque précédente, une lutte
+obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte.
+Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cité
+fût maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restât dans les
+mains des familles sacrées. L'autre voulait briser les vieilles barrières
+qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société
+politique.
+
+Dans la première partie de la lutte, l'avantage était à l'aristocratie de
+naissance. A la vérité, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force
+matérielle était tombée; mais il lui restait le prestige de sa religion,
+son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions,
+son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se
+défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n'avait pour lui
+que son grand nombre. Il était gêné par une habitude de respect dont il ne
+lui était pas facile de se défaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs;
+tout principe d'organisation lui manquait. Il était, à l'origine, une
+multitude sans lien plutôt qu'un corps bien constitué et vigoureux. Si
+nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouvé d'autre principe
+d'association que la religion héréditaire des familles, et qu'ils
+n'avaient pas l'idée d'une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous
+comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de
+la religion, n'ait pas pu former d'abord une société régulière, et qu'il
+lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d'une
+discipline et les règles d'un gouvernement.
+
+Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre
+moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie.
+
+Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des
+anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et
+les encouragea à augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le
+rétablissement de la royauté après Romulus; elle fit nommer Hostilius;
+elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin
+le Superbe.
+
+Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l'aristocratie devint
+maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie; il aspira à
+la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle,
+il réussit généralement à se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler
+rois, parce que ce titre impliquait l'idée de fonctions religieuses et ne
+pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela
+tyrans. [1]
+
+Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'était pas
+emprunté à la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux
+dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononçait pas dans les
+prières. Il désignait, en effet, quelque chose de très nouveau parmi les
+hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la
+religion n'avait pas établi. L'apparition de ce mot dans la langue grecque
+marque l'apparition d'un principe que les générations précédentes
+n'avaient pas connu, l'obéissance de l'homme à l'homme. Jusque-là, il n'y
+avait eu d'autres chefs d'État que ceux qui étaient les chefs de la
+religion; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice
+et invoquaient les dieux pour elle; en leur obéissant, on n'obéissait qu'à
+la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'à la divinité.
+L'obéissance à un homme, l'autorité donnée à cet homme par d'autres
+hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait été
+inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les
+classes inférieures rejetèrent le joug de l'aristocratie et cherchèrent un
+gouvernement nouveau.
+
+Citons quelques exemples. À Corinthe, « le peuple supportait avec peine la
+domination des Bacchides; Cypsélus, témoin de la haine qu'on leur portait
+et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à
+l'affranchissement », s'offrit à être ce chef; le peuple l'accepta, le fit
+tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un
+certain Thrasybule; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous
+trouvons des tyrans à Argos, à Epidaure, à Mégare au sixième siècle;
+Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs
+d'Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A
+Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et
+chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se
+gouverner, et au bout d'une année elle dut se donner un tyran. [2]
+
+Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même
+politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des
+conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute réponse, coupa les épis
+de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était
+d'abattre les hautes têtes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur
+le peuple.
+
+La plèbe romaine forma d'abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle
+essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur
+Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat
+adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas
+être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la
+plèbe.
+
+Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à
+relever la monarchie, ce n'était pas par un véritable attachement à ce
+régime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne détestait l'aristocratie. La
+monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais
+ce gouvernement, qui n'était issu que du droit de la force et ne reposait
+sur aucune tradition sacrée, n'eut de racines dans le coeur des
+populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui
+laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité; mais
+lorsque quelques années s'étaient écoulées et que le souvenir de la dure
+oligarchie s'était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement
+n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'acceptèrent que comme une
+ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un
+régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même.
+
+La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui
+s'accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l'avenir d'une
+classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre
+ère, la Grèce et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse.
+La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l'homme; les goûts se
+portaient vers le beau et vers le luxe: même les arts naissaient; alors
+l'industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu
+une richesse mobilière; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or
+l'apparition de l'argent était une grande révolution. L'argent n'était pas
+soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre; il était, suivant
+l'expression du jurisconsulte, _res nec mancipi_; il pouvait passer de
+main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au
+plébéien. La religion, qui avait marqué le sol de son empreinte, ne
+pouvait rien sur l'argent.
+
+Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation
+que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs,
+des chefs d'industrie, des commerçants; bientôt il y eut des riches parmi
+eux. Singulière nouveauté! Auparavant les chefs des _gentes_ pouvaient
+seuls être propriétaires, et voici d'anciens clients ou des plébéiens qui
+sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait
+l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cités,
+notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique
+tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les
+rangs sont bien près d'être renversés.
+
+Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des
+distinctions et des rangs s'établirent, comme il en faut dans toute
+société humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent
+peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'était
+pas un mal; le peuple cessa d'être une masse confuse et commença à
+ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner
+des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le
+premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne
+eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse
+acquise par le travail, c'est-à-dire le sentiment de la valeur
+personnelle, l'amour d'une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui, en
+souhaitant les améliorations, redoute les aventures. La plèbe se laissa
+guider par cette élite qu'elle fut fière d'avoir en elle. Elle renonça à
+avoir des tyrans dès qu'elle sentit qu'elle possédait dans son sein les
+éléments d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque
+temps, comme nous le verrons tout à l'heure, un principe d'organisation
+sociale.
+
+Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la
+classe inférieure à grandir; c'est celui qui s'opéra dans l'art militaire.
+Dans les premiers siècles de l'histoire des cités, la force des armées
+était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait
+sur un char ou à cheval; le fantassin, peu utile au combat, était peu
+estimé. Aussi l'ancienne aristocratie s'était-elle réservé partout le
+droit de combattre à cheval; [3] même dans quelques villes les nobles se
+donnaient le titre de chevaliers. Les _celeres_ de Romulus, les chevaliers
+romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens
+la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu à peu l'infanterie prit
+quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la
+naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce
+point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car
+elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les légionnaires,
+les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et
+les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de
+l'extension, surtout en Grèce, qu'il y eut des batailles sur mer et que le
+destin d'une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-à-dire
+des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société
+l'est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime
+influence. L'état social et politique d'une nation est toujours en rapport
+avec la nature et la composition de ses armées.
+
+Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces
+hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux
+qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de
+l'adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la
+religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt
+à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu'avec le sang. Ils
+travaillèrent à avoir aussi un culte.
+
+Il est impossible d'entrer ici dans le détail des efforts qu'ils firent,
+des moyens qu'ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se
+présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le
+secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les
+résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu'elle eût
+osé l'allumer elle-même, soit qu'elle se fût procuré ailleurs le feu
+sacré; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice,
+son sacerdoce, à l'image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien,
+sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité; à Rome,
+ceux qui n'avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique,
+offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe
+supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure,
+celle-ci se faisait des temples pour elle; à Rome elle en avait un sur
+l'Aventin, qui était consacré à Diana; elle avait le temple de la pudeur
+plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle,
+envahirent la Grèce et l'Italie, furent accueillis avec empressement par
+la plèbe; c'étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient
+acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se
+faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus
+patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier,
+pour que la multitude eût l'occasion de faire des sacrifices; de même les
+Pisistratides dressèrent des _hermès_ dans les rues et sur les places
+d'Athènes. [5] Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe,
+autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et
+ses fêtes. Elle put prier; c'était beaucoup dans une société où la
+religion faisait la dignité de l'homme.
+
+Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand
+il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout
+ce qui donne à l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand
+enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque
+chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale
+et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps.
+
+L'entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui,
+du septième au cinquième siècle, a rempli l'histoire de la Grèce et de
+l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas
+partout de la même manière ni par les mêmes moyens.
+
+Ici, le peuple, dès qu'il s'est senti fort, s'est insurgé; les armes à la
+main, il a force les portes de la ville où il lui était interdit
+d'habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a
+occupé leurs maisons, ou il s'est contenté de décréter l'égalité des
+droits. C'est ce qu'on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet.
+
+Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à
+main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers
+progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé
+alors un législateur et la constitution a été changée. C'est ce qu'on vit
+à Athènes.
+
+Ailleurs, la classe inférieure, sans secousse et sans bouleversement,
+arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la
+cité, d'abord très restreint, s'accrut une première fois par l'admission
+de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus
+tard, on éleva jusqu'à mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin
+peu à peu à la démocratie. [6]
+
+Dans quelques villes, l'admission de la plèbe parmi les citoyens fut
+l'oeuvre des rois; il en fut ainsi à Rome. Dans d'autres, elle fut
+l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu à Corinthe, à
+Sicyone, à Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut
+ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de
+citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos,
+l'aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu'en
+affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'énumérer
+toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s'est
+accomplie. Le résultat a été partout le même: la classe inférieure a
+pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique.
+
+Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et
+de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux
+sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des _bons_, [Grec: agathoi];
+c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes
+grecques. Il appelle l'autre la classe des _mauvais_, [Grec: kakoi]; c'est
+encore de ce nom qu'il était d'usage de désigner la classe inférieure.
+Cette classe, le poëte nous décrit sa condition ancienne: « elle ne
+connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois »; c'est assez dire
+qu'elle n'avait pas le droit de cité. Il n'était même pas permis à ces
+hommes d'approcher de la ville; « ils vivaient en dehors comme des bêtes
+sauvages ». Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas
+le droit de se marier dans les familles des _bons_.
+
+Mais que tout cela est changé! les rangs ont été bouleversés, « les
+mauvais ont été mis au-dessus des bons ». La justice est troublée; les
+antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveauté étrange les ont
+remplacées. La richesse est devenue l'unique objet des désirs des hommes,
+parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble épouse la fille du
+riche plébéien et « le mariage confond les races ».
+
+Théognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essayé de
+résister au cours des choses. Condamné à l'exil, dépouillé de ses biens,
+il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il
+n'espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa
+cause; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. À
+ses yeux, la révolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils
+de l'aristocratie, il lui semble que cette révolution n'a pour elle ni la
+justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte à la religion. « Les dieux,
+dit-il, ont quitté la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a
+disparu; on n'a plus souci des Immortels. »
+
+Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gémit ainsi, c'est
+par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a reçu des anciens « la
+tradition sainte », et qu'il doit la perpétuer. Mais en vain: la tradition
+même va se flétrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse;
+bientôt on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plébéiennes,
+« ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table »; ils adopteront
+bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui
+reste à l'aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître.
+
+En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les
+grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et
+la mémoire des ancêtres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui
+s'amusèrent à compter leurs aïeux; mais on riait de ces hommes. On garda
+l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race;
+mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé.
+Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d'Athènes
+n'existaient plus que dans leurs tombeaux.
+
+Ainsi la cité ancienne s'était transformée par degrés. A l'origine, elle
+était l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le
+nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent
+l'égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette
+foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l'association
+religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l'enceinte sacrée
+de la ville, renversa les barrières qu'on lui opposait et pénétra dans la
+cité, où aussitôt elle fut maîtresse.
+
+
+_2° Histoire de cette révolution à Athènes._
+
+Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes
+pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l'histoire est muette;
+on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes
+inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime.
+
+L'an 598, le mécontentement que l'on voyait général, et les signes
+certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l'ambition
+d'un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste
+et à se faire tyran populaire. L'énergie des archontes fit avorter
+l'entreprise; mais l'agitation continua après lui. En vain les eupatrides
+mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent
+que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain
+ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux
+autels à la Violence et à l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinités
+dont l'influence maligne avait troublé les esprits. [7] Tout cela ne
+servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit
+venir de Crête le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu'on disait fils
+d'une déesse; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires; on
+espérait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion
+et fortifier, par conséquent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'émut
+pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son âme; il
+persista à réclamer des réformes.
+
+Pendant seize années encore, l'opposition farouche des pauvres de la
+montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude
+guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les
+trois partis s'entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces
+querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare
+fortune d'appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux
+commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le
+montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste; par
+son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par
+son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il
+appartient à la nouvelle Athènes.
+
+Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la
+vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée
+sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans
+l'état social en entraînait un autre dans l'ordre politique. Il fallait
+que les classes inférieures eussent désormais, suivant l'expression de
+Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce
+bouclier, c'étaient des droits politiques.
+
+Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement
+connue; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie
+de l'assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls
+eupatrides; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de
+l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes
+les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces,
+direction de la société, il fallait que l'eupatride partageât tout cela
+avec l'homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il
+n'était tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore
+des classes, mais elles n'étaient plus distinguées que par la richesse.
+Dès lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus
+rien, à moins qu'il ne fût riche; il valut par sa richesse et non pas par
+sa naissance. Désormais le poëte put dire: « Dans la pauvreté l'homme
+noble n'est plus rien »; et le peuple applaudit au théâtre cette boutade
+du comique: « De quelle naissance est cet homme? -- Riche, ce sont là
+aujourd'hui les nobles. » [8]
+
+Le régime qui s'était ainsi fondé, avait deux sortes d'ennemis: les
+eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui
+souffraient encore de l'inégalité.
+
+A peine Solon avait-il achevé son oeuvre, que l'agitation recommença.
+« Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches.
+» Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des
+eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore être
+archontes et sénateurs, beaucoup s'imaginaient que la révolution n'avait
+pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines; or le
+peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de
+gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siècles que le
+règne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cités grecques,
+il voulut un tyran.
+
+Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition
+personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha.
+Un jour il parut dans l'assemblée, et prétendant qu'on l'avait blessé, il
+demanda qu'on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes
+allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais « la populace était
+prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les
+riches s'enfuirent en désordre ». Ainsi l'un des premiers actes de
+l'assemblée populaire récemment instituée fut d'aider un homme à se rendre
+maître de la patrie.
+
+Il ne paraît pas d'ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune
+entrave au développement des destinées d'Athènes. Il eut, au contraire,
+pour principal effet d'assurer et de garantir contre une réaction la
+grande réforme sociale et politique qui venait de s'opérer. Les eupatrides
+ne s'en relevèrent jamais.
+
+Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté; deux fois
+la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il
+reprit le pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut
+l'intervention d'une armée Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la
+domination de cette famille.
+
+L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des
+Pisistratides pour ressaisir ses privilèges. Non-seulement elle n'y
+réussit pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été
+porté. Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d'une famille que
+cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois
+générations, trouva le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu'il lui
+restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique,
+avait laissé subsister toute la vieille organisation religieuse de la
+société athénienne. La population restait partagée en deux ou trois cents
+_gentes_, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes
+il y avait encore, comme dans l'époque précédente, un culte héréditaire,
+un prêtre qui était un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre.
+Tout cela était le reste d'un passé qui avait peine à disparaître; par là,
+les traditions, les usages, les règles, les distinctions qu'il y avait eu
+dans l'ancien état social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis
+par la religion, et ils maintenaient à leur tour la religion, c'est-à-dire
+la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres
+deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possédaient
+héréditairement le sacerdoce et l'autorité, de l'autre les hommes d'une
+condition inférieure, qui n'étaient plus serviteurs ni clients, mais qui
+étaient encore retenus sous l'autorité de l'eupatride par la religion. En
+vain la loi de Solon disait que tous les Athéniens étaient libres. La
+vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblée où il avait
+librement voté, et lui disait: Tu es lié à un eupatride par le culte; tu
+lui dois respect, déférence, soumission; comme membre d'une cité, Solon
+t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obéis à un eupatride;
+comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la
+famille même, dans la _gens_ où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux
+pas sortir, tu retrouves encore l'autorité d'un eupatride. A quoi servait-
+il que la loi politique eût fait de cet homme un citoyen, si la religion
+et les moeurs persistaient à en faire un client? Il est vrai que depuis
+plusieurs générations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces
+cadres, soit qu'ils fussent venus de pays étrangers, soit qu'ils se
+fussent échappés de la _gens_ et de la tribu pour être libres. Mais ces
+hommes souffraient d'une autre manière, ils se trouvaient dans un état
+d'infériorité morale vis-à-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie
+s'attachait à leur indépendance.
+
+Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à
+opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l'accomplit en
+supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant
+par dix tribus qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes.
+
+Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et
+aux _gentes_. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un
+prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies religieuses, des
+assemblées pour délibérer sur les intérêts communs. [9] Mais les groupes
+nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous
+les hommes libres d'Athènes, même ceux qui n'avaient pas fait partie des
+anciennes tribus et des _gentes_, furent répartis dans les cadres formés
+par Clisthènes: [10] grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en
+manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse
+ceux qui auparavant étaient exclus de toute association. En second lieu,
+les hommes furent distribués dans les tribus et dans les dèmes, non plus
+d'après leur naissance, comme autrefois, mais d'après leur domicile. La
+naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent égaux et l'on n'y
+connut plus de privilèges. Le culte, pour la célébration duquel la
+nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n'était plus le culte héréditaire
+d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un
+eupatride. Ce n'était plus un ancien eupatride que la tribu ou le dème
+vénérait comme ancêtre divin; les tribus eurent de nouveaux héros éponymes
+choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé bon
+souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux
+protecteurs _Zeus gardien de l'enceinte_ et _Apollon paternel_. Dès lors
+il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le
+dème comme il l'avait été dans la _gens_; il n'y en avait non plus aucune
+pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes,
+la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque membre put
+l'exercer à son tour. Cette réforme fut ce qui acheva de renverser
+l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de
+caste religieuse; plus de privilèges de naissance, ni en religion ni en
+politique. La société athénienne était entièrement transformée. [11]
+
+ Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus
+nouvelles, où tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n'est pas un
+fait particulier à l'histoire d'Athènes. Le même changement a été opéré à
+Cyrène, à Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup
+d'autres cités grecques. [12] De tous les moyens propres à affaiblir
+l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que
+celui-là. « Si l'on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit
+Clisthènes chez les Athéniens: on établira de nouvelles tribus et de
+nouvelles phratries; aux sacrifices héréditaires des familles on
+substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis; on confondra
+autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de
+briser toutes les associations antérieures. » [13]
+
+Lorsque cette réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire
+que l'ancien moule de la société est brisé et qu'il se forme un nouveau
+corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion
+héréditaire avait établis et qu'elle déclarait immuables, marque la fin du
+régime religieux de la cité.
+
+
+_3° Histoire de cette révolution à Rome._
+
+La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de
+la ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une
+guerre perpétuelle, et la guerre exigeait qu'elle eût une population
+nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les
+étrangers, sans avoir égard à leur origine. Les guerres se succédaient
+sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le résultat le plus
+ordinaire de chaque victoire était qu'on enlevait à la ville vaincue sa
+population pour la transférer à Rome. Que devenaient ces hommes ainsi
+amenés avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales
+et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant à la
+foule, une partie entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une
+partie était reléguée dans la plèbe.
+
+D'autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe.
+Beaucoup d'étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation
+rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l'Étrurie, du
+Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client
+qui réussissait à s'échapper de la _gens_, devenait un plébéien. Le
+patricien qui se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui
+entraînaient la déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard
+était repoussé par la religion des familles pures, et relégué dans la
+plèbe.
+
+Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était
+engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La
+royauté et la plèbe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les mêmes
+ennemis. L'ambition des rois était de se dégager des vieux principes de
+gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la
+plèbe était de briser les vieilles barrières qui l'excluaient de
+l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'établit; les
+rois protégèrent la plèbe, et la plèbe soutint les rois.
+
+Les traditions et les témoignages de l'antiquité placent sous le règne de
+Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens
+conservèrent pour ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique.
+Sa première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est
+vrai, sur l'_ager romanus_, mais sur les territoires pris à l'ennemi; ce n
+était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de
+propriété sur le sol à des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver
+que le sol d'autrui. [14]
+
+Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plèbe,
+qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois étaient relatives pour la
+plupart aux obligations que le plébéien pouvait contracter avec le
+patricien. C'était un commencement de droit commun entre les deux ordres,
+et pour la plèbe, un commencement d'égalité. [15]
+
+Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire
+les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients
+étaient répartis d'après la naissance, il forma quatre tribus nouvelles où
+la population tout entière était distribuée d'après le domicile. Nous
+avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets; ils
+furent les mêmes à Rome. La plèbe, qui n'entrait pas dans les anciennes
+tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque-
+là flottante, espèce de population nomade qui n'avait aucun lien avec la
+cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation régulière. La
+formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés, marque
+véritablement l'entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un foyer
+et des sacrifices; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour
+de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de
+divinités à ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra
+les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (_compitalia,
+paganalia_), comme le patricien célébrait les sacrifices de sa _gens_ et
+de sa curie. Le plébéien eut une religion.
+
+En même temps un grand changement fut opéré dans la cérémonie sacrée de la
+lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l'exclusion de ceux
+que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous
+ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l'acte
+sacré. Pour la première fois, tous les hommes, sans distinction de
+patriciens, de clients, de plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de
+cette assemblée mêlée, en poussant devant lui les victimes et en chantant
+l'hymne solennel. La cérémonie achevée, tous se trouvèrent également
+citoyens.
+
+Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d'hommes, la caste
+sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On
+ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion
+héréditaire avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui
+avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux
+grandes catégories: dans l'une étaient ceux qui possédaient quelque chose,
+dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La première se divisa elle-même en
+cinq classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le
+chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par là un principe tout
+nouveau dans la société romaine: la richesse marqua désormais des rangs,
+comme avait fait la religion.
+
+Servius appliqua cette division de la population romaine au service
+militaire. Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n'était pas dans
+les rangs de la légion. Mais comme Servius avait fait d'eux des
+propriétaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des légionnaires.
+Dorénavant l'armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies;
+tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose,
+en firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus.
+Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l'armure de
+chaque soldat et son poste de bataille; l'armée était divisée par classes,
+exactement comme la population, d'après la richesse. La première classe,
+qui avait l'armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins
+le bouclier, le casque et l'épée, formèrent les trois premières lignes de
+la légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent
+les corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en
+compagnies, que l'on appelait centuries. La première en comprenait, dit-
+on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie
+était à part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation;
+tandis que jusque-là les jeunes patriciens composaient seuls les centuries
+de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plébéiens, choisis parmi
+les plus riches, à combattre à cheval, et il en forma douze centuries
+nouvelles.
+
+Or on ne pouvait guère toucher à l'armée sans toucher en même temps à la
+constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans
+l'Etat s'était accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs;
+chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette
+organisation militaire était permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il
+est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs,
+la loi leur défendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais
+ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de
+Mars, où chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or
+il arriva, 25 ans après Servius Tullius, qu'on eut la pensée de convoquer
+l'armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L'armée s'étant
+réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à sa
+tête et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit
+voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens
+votèrent d'abord, après elles les centuries d'infanterie de première
+classe, et les autres à la suite. Ainsi se trouva établie au bout de peu
+de temps l'assemblée centuriate, où quiconque était soldat avait droit de
+suffrage, et où l'on ne distinguait presque plus le plébéien du patricien.
+[18]
+
+Toutes ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine.
+Le patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son
+sénat. Mais les plébéiens acquéraient l'habitude de l'indépendance, la
+richesse, les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le
+patriciat, mais elle grandissait à côté de lui.
+
+Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger
+Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut
+vaincue.
+
+Les patriciens s'efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu'elle
+avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux
+plébéiens les terres que Servius leur avait données; et l'on peut
+remarquer que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi fut qu'ils
+étaient plébéiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux
+principe qui voulait que la religion héréditaire fondât seule le droit de
+propriété, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans
+ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol.
+
+Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées.
+Si le système des classes et l'assemblée centuriate ne furent pas abolis,
+c'est d'abord parce que l'état de guerre ne permettait pas de désorganiser
+l'armée, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de
+formalités telles que le patriciat fût toujours le maître des élections.
+On n'osa pas enlever aux plébéiens le titre de citoyens; on les laissa
+figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant à
+la plèbe de faire partie de la cité, ne partagea avec elle ni les droits
+politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plèbe resta dans la
+cité; de fait, elle en fut exclue.
+
+N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas
+qu'ils aient froidement conçu le dessein d'opprimer et d'écraser la plèbe.
+Le patricien qui descendait d'une famille sacrée et se sentait l'héritier
+d'un culte, ne comprenait pas d'autre régime social que celui dont
+l'antique religion avait tracé les règles. A ses yeux, l'élément
+constitutif de toute société était la _gens_, avec son culte, son chef
+héréditaire, sa clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre
+chose que la réunion des chefs des _gentes_. Il n'entrait pas dans son
+esprit qu'il pût y avoir un autre système politique que celui qui reposait
+sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les
+sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicté
+les saintes formules. Il ne fallait même pas lui objecter que les
+plébéiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des
+sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eût répondu que ce culte
+n'avait pas le caractère essentiel de la véritable religion, qu'il n'était
+pas héréditaire, que ces foyers n'étaient pas des feux antiques, et que
+ces dieux Lares n'étaient pas de vrais ancêtres. Il eût ajouté que les
+plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le
+droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient violé tous les
+principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient
+retranché le principe essentiel qui était l'hérédité, qu'enfin leur
+simulacre de religion était absolument l'opposé de la religion.
+
+Dès que le patricien s'obstinait à penser que la religion héréditaire
+devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu'il ne voyait pas de
+gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir
+social pût s'exercer régulièrement sur cette classe d'hommes. La loi
+sainte ne pouvait pas leur être appliquée; la justice était un terrain
+sacré qui leur était interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient
+pris sur eux de régir la plèbe, et ils l'avaient fait d'après certaines
+règles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le
+besoin ou l'intérêt public avait fait trouver. Mais par la révolution, qui
+avait chassé les rois, la religion avait repris l'empire, et il était
+arrivé forcément que toute la classe plébéienne avait été rejetée en
+dehors des lois sociales.
+
+Le patriciat s'était fait alors un gouvernement conforme à ses propres
+principes; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il
+n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas
+non plus le moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi
+au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait
+pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cité, le
+_populus_, c'est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui
+étaient restés, s'élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d'elle
+vivait la multitude plébéienne qui n'était pas un peuple et ne formait pas
+un corps. Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l'ordre
+matériel dans cette population confuse; les plébéiens obéissaient;
+faibles, généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps
+patricien.
+
+Le problème dont la solution devait décider de l'avenir de Rome était
+celui-ci: comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière?
+
+Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne
+voyait qu'un moyen de résoudre ce problème, et c'était de faire entrer la
+plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des _gentes_. Il paraît
+qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita
+Rome à cette époque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la
+question plus grave de la clientèle et du servage. La plèbe romaine,
+dépouillée de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens
+calculèrent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber
+dans leurs liens. L'homme de la plèbe emprunta. En empruntant il se
+donnait au créancier, se vendait à lui. C'était si bien une vente que cela
+se faisait _per aes et libram_, c'est-à-dire avec la formalité solennelle
+que l'on employait d'ordinaire pour conférer à un homme le droit de
+propriété sur un objet. [20] Il est vrai que le plébéien prenait ses
+sûretés contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il
+stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de
+l'échéance et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même
+en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'était pas
+éteinte, le plébéien perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la
+discrétion du créancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son
+client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire
+acte d'inhumanité; l'idéal de la société étant à ses yeux le régime de la
+_gens_, il ne voyait rien de plus légitime et de plus beau que d'y ramener
+les hommes par quelque moyen que ce fût. Si son plan avait réussi, la
+plèbe eût en peu de temps disparu et la cité romaine n'eût été que
+l'association des _gentes_ patriciennes se partageant la foule des
+clients.
+
+Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il
+se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l'y
+faire tomber. La clientèle était pour lui l'équivalent de l'esclavage; la
+maison du patricien était à ses yeux une prison (_ergastulum_). Maintes
+fois le plébéien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses
+semblables et ameuta la plèbe, s'écriant qu'il était homme libre et
+montrant en témoignage les blessures qu'il avait reçues dans les combats
+pour la défense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'à irriter
+la plèbe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son énergie à sortir de
+cet état précaire où la chute du gouvernement royal l'avait placée. Elle
+voulut avoir des lois et des droits.
+
+Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d'abord souhaité d'entrer en
+partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils,
+comme les patriciens eux-mêmes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun
+entre les deux ordres. Nul ne songeait à l'égalité civile et politique.
+Que la plèbe pût s'élever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus
+dans l'esprit du plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc
+de réclamer l'égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir
+préféré d'abord une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas
+de remède à leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur
+infériorité, c'était de s'éloigner de Rome.
+
+L'historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce
+langage; « Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu'ils
+en jouissent à leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons là ni
+foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville étrangère;
+aucune religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous
+est bonne; là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie. » [21]
+Et ils allèrent s'établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de
+l'_ager romanus_.
+
+En présence d'un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus
+ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était
+loin de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome
+avec les clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa
+grandeur future, mais le patriciat y serait le maître. On n'aurait plus à
+s'occuper de cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement
+ne pouvaient pas s'appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On
+aurait dû peut-être la chasser en même temps que les rois; puisqu'elle
+prenait d'elle-même le parti de s'éloigner, on devait la laisser faire et
+se réjouir.
+
+Mais d'autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la
+grandeur romaine, s'affligeaient du départ de la plèbe, Rome perdait la
+moitié de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des
+Sabins, des Étrusques, tous ennemis? La plèbe avait du bon; que ne savait-
+on la faire servir aux intérêts de la cité? Ces sénateurs souhaitaient
+donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être
+pas toutes les conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras
+qui faisaient la force des légions.
+
+D'autre part, la plèbe s'aperçut, au bout de peu de mois, qu'elle ne
+pouvait pas vivre sur le mont Sacré. Elle se procurait bien ce qui était
+matériellement nécessaire à l'existence. Mais tout ce qui fait une société
+organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder là une ville, car elle
+n'avait pas de prêtre qui sût accomplir la cérémonie religieuse de la
+fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait
+pas de prytanée régulièrement allumé où un magistrat eût l'occasion de
+sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales,
+puisque les seules lois dont l'homme eût alors l'idée dérivaient de la
+religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les éléments
+d'une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante, elle
+n'était pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une société plus
+régulière qu'à Rome, et qu'ainsi le problème dont la solution lui
+importait si fort n'était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de
+s'éloigner de Rome; ce n'était pas dans l'isolement du mont Sacré qu'elle
+pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait.
+
+Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n'ayant presque rien de
+commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se
+rapprochèrent et conclurent un traité d'alliance. Ce traité paraît avoir
+été fait dans les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre
+deux peuples différents; plèbe et patriciat n'étaient, en effet, ni un
+même peuple ni une même cité. Par ce traité, le patriciat n'accorda pas
+que la plèbe fît partie de la cité religieuse et politique, il ne semble
+même pas que la plèbe l'ait demandé. On convint seulement qu'à l'avenir la
+plèbe, constituée en une société à peu près régulière, aurait des chefs
+tirés de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plèbe,
+institution toute nouvelle et qui ne ressemble à rien de ce que les cités
+avaient connu auparavant.
+
+Le pouvoir des tribuns n'était pas de même nature que l'autorité du
+magistrat; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun
+n'accomplissait aucune cérémonie religieuse; il était élu sans auspices,
+et l'assentiment des dieux n'était pas nécessaire pour le créer. [22] Il
+n'avait ni siège curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni
+aucun de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la
+vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi
+les magistrats romains.
+
+Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir? Il
+est nécessaire ici d'écarter de notre esprit toutes les idées et toutes
+les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible,
+au milieu des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n'avaient
+compris l'autorité que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils
+voulurent établir un pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui
+ne fussent pas des prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour.
+Pour cela, le jour où l'on créa les premiers tribuns, on accomplit une
+cérémonie religieuse d'un caractère particulier. [23] Les historiens n'en
+décrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de
+rendre ces premiers tribuns _sacrosaints_. Or ce mot signifiait que le
+corps du tribun serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la
+religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber
+l'homme en état de souillure. [24] De là venait que, si quelque dévot de
+Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se
+faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, « comme si
+son corps eût été souillé par cette seule rencontre. » [25] Ce caractère,
+sacrosaint restait attaché au tribun pendant toute la durée de ses
+fonctions; puis en créant son successeur, il lui transmettait ce
+caractère, exactement comme le consul, en créant d'autres consuls, leur
+passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacrés. Plus tard,
+le tribunal ayant été interrompu pendant deux ans, il fallut, pour établir
+de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie religieuse qui avait été
+accomplie sur le mont Sacré.
+
+On ne connaît pas assez complètement les idées des anciens pour dire si ce
+caractère sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des
+patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malédiction et
+d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance.
+Ce qui est certain, c'est que, de toute manière, le tribun se trouvait
+tout à fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans
+une impiété grave.
+
+Une loi confirma et garantit cette inviolabilité; elle prononça que « nul
+ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ». Elle ajouta
+que « celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait
+impur, que ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et
+qu'on pourrait le tuer impunément ». Elle se terminait par cette formule,
+dont le vague aida puissamment aux progrès futurs du tribunal: « Ni
+magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire à rencontre d'un
+tribun. » Tous les citoyens prononcèrent un serment par lequel ils
+s'engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur eux la
+colère des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se
+rendrait coupable d'attentat sur un tribun « serait entaché de la plus
+grande souillure ». [26]
+
+Ce privilège d'inviolabilité s'étendait aussi loin, que le corps du tribun
+pouvait étendre son action directe. Un plébéien, était-il maltraité par un
+consul qui le condamnait à la prison, ou par un créancier qui mettait la
+main sur lui, le tribun se montrait, se plaçait entre eux (_intercessio_)
+et arrêtait la main patricienne. Qui eût osé « faire quelque chose à
+l'encontre d'un tribun », ou s'exposer à être touché par lui?
+
+Mais le tribun n'exerçait cette singulière puissance que là où il était
+présent. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plébéiens. Il n'avait
+aucune action sur ce qui se passait hors de la portée de sa main, de son
+regard, de sa parole. [27]
+
+Les patriciens n'avaient pas donné à la plèbe des droits; ils avaient
+seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables.
+Toutefois c'était assez pour qu'il y eût quelque sécurité pour tous. Le
+tribun était une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile.
+
+Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe; et s'emparèrent
+du droit de juger. A la vérité ils n'avaient pas le droit de citer devant
+eux, même un plébéien; mais ils pouvaient appréhender au corps. [28] Une
+fois sous leur main, l'homme obéissait. Il suffisait même de se trouver
+dans le rayon où leur parole se faisait entendre; cette parole était
+irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul.
+
+Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorité politique. N'étant pas
+magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il
+n'avait aucune proposition à faire dans le Sénat; on ne pensait même pas,
+à l'origine, qu'il y pût paraître. Il n'avait rien de commun avec la
+véritable cité, c'est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui
+reconnaissait aucune autorité. Il n'était pas tribun du peuple, il était
+tribun de la plèbe.
+
+Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et
+la plèbe: l'une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un
+sénat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans
+ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges.
+
+Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis,
+et quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à
+convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat; ils
+s'asseyent d'abord à la porte de la salle, plus tard dans l'intérieur.
+Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et
+les condamnent. C'était la suite de cette inviolabilité qui s'attachait à
+leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat
+s'était désarmé le jour où il avait prononcé avec les rites solennels que
+quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera
+rien à l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plèbe, la
+plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblée, que la
+présence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si
+le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il
+saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien ne
+résistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de
+force, si ce n'était un autre tribun.
+
+Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses
+assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à
+celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était
+distribuée en tribus; c'était le domicile qui réglait la place de chacun,
+ce n'était ni la religion, ni la richesse. L'assemblée ne commençait pas
+par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas
+les présages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer
+les hommes à se séparer. C'étaient vraiment les comices de la plèbe, et
+ils n'avaient rien des vieilles règles ni de la religion du patriciat.
+
+Il est vrai que ces assemblées ne s'occupaient pas d'abord des intérêts
+généraux de la cité: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient
+pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne
+nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il
+y eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour
+les patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n'obéissait aux
+sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux
+peuples dans Rome.
+
+Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs,
+n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être
+consul de la cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien
+n'entrait pas dans l'assemblée par curies, ni le patricien dans
+l'assemblée par tribus. [29]
+
+C'étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n'ayant pas pour
+ainsi dire d'idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion
+et des lois, le plébéien répondait qu'il ne connaissait pas cette religion
+héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la
+sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se
+renvoyaient l'un à l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux était
+juste d'après ses propres principes, injuste d'après les principes et les
+croyances de l'autre. L'assemblée des curies et la réunion des _patres_
+semblaient au plébéien des privilèges odieux. Dans l'assemblée des tribus
+le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat
+était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique; le tribunal
+était aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire
+à tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui
+n'était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat
+dérangeait l'ordre sacré de la cité; il était ce qu'est une hérésie dans
+une religion; le culte public en était flétri. « Les dieux nous seront
+contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère
+qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. »
+L'histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus
+entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le
+patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique; la
+plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population
+romaine devenait de jour en jour plus manifeste.
+
+Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux
+peuples, c'était la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de
+soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que
+pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d'ailleurs veillé à
+ce que l'inviolabilité des tribuns ne s'étendît pas hors de Rome, et pour
+cela on avait décidé qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A
+l'armée, la plèbe était donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir;
+en présence de l'ennemi, Rome redevenait une.
+
+Puis, grâce à l'habitude prise après l'expulsion des rois de réunir
+l'armée pour la consulter sur les intérêts publics ou sur le choix des
+magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait à coté
+des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices
+par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent
+insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le
+conflit qui était engagé entre l'assemblée par curies et l'assemblée par
+tribus, il paraissait naturel que l'assemblée centuriate devînt une sorte
+de terrain neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence.
+
+Le plébéien n'était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une
+famille qui était originaire d'une autre ville, qui y avait été riche et
+considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui
+enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d'ordinaire
+l'accompagne. Quelquefois aussi le plébéien avait pu s'enrichir par son
+travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la
+population en classes d'après la fortune, quelques plébéiens étaient
+entrés dans la première. Le patriciat n'avait pas osé ou n'avait pas pu
+abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plébéiens qui
+combattaient à côté des patriciens dans les premiers rangs de la légion et
+qui votaient avec eux dans les premières centuries.
+
+Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire
+aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome
+tombait, et beaucoup à gagner si elle s'élevait, fut un intermédiaire
+naturel entre les deux ordres ennemis.
+
+Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir
+s'établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la
+création du tribunal, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu'il y
+en eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait
+à conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie
+pauvre, qui n'était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre
+aucune réclamation; elle laissait aux plus aisés leur privilège, et
+n'exigeait pas qu'on choisît aussi chez elle des tribuns.
+
+Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que
+prenait la richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus
+heureux que les eupatrides d'Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour
+où la direction de la société appartint à la richesse, les patriciens ne
+négligèrent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni même l'industrie.
+Augmenter leur fortune fut toujours leur grande préoccupation. Le travail,
+la frugalité, la bonne spéculation furent toujours leurs vertus.
+D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquête agrandissait
+leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un très-grand mal à ce que la
+puissance s'attachât à la richesse.
+
+Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu'ils ne
+pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche
+plébéien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'intérêt ou
+d'amitié s'établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d'idées.
+Le plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les voeux et les
+droits de la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il
+arrivait insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine
+de sa supériorité; il n'était plus aussi sûr de son droit. Or quand une
+aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n'a
+plus le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les
+prérogatives du patricien n'étaient plus un article de foi pour lui-même,
+on peut dire que le patriciat était à moitié vaincu.
+
+La classe riche paraît avoir exercé une action d'un autre genre sur la
+plèbe, dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme
+elle avait intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux
+ordres. Elle était d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la séparation
+absolue des deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l'enchaînant pour
+toujours à la classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une
+voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforça donc d'imprimer
+aux idées et aux voeux de la plèbe une autre direction. Au lieu de
+persister à former un ordre séparé, au lieu de se donner péniblement des
+lois particulières, que l'autre ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de
+travailler lentement par ses plébiscites à faire des espèces de lois à son
+usage et à élaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle
+lui inspira l'ambition de pénétrer dans la cité patricienne et d'entrer en
+partage des lois, des institutions, des dignités du patricien. Les désirs
+de la plèbe tendirent alors à l'union des deux ordres, sous la condition
+de l'égalité.
+
+La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code.
+Il y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables
+et saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les
+prêtres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne
+s'appliquaient qu'aux membres de la cité religieuse. Le plébéien n'avait
+pas le droit de les connaître, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non
+plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour
+les _gentes_, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour
+d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriété à celui qui
+n'avait pas de _sacra_; elles n'accordaient pas l'action en justice à
+celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractère exclusivement
+religieux de la loi que la plèbe voulut faire disparaître. Elle demanda,
+non pas seulement que les lois fussent mises en écrit et rendues
+publiques, mais qu'il y eût des lois qui fussent également applicables aux
+patriciens et à elle.
+
+Il paraît que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent rédigées
+par des plébéiens. Les patriciens répondirent qu'apparemment les tribuns
+ignoraient ce que c'était qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas
+exprimé cette prétention. « Il est de toute impossibilité, disaient-ils,
+que les plébéiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous
+qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec
+toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [31]
+Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les
+vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de
+leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des
+spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige
+était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois. Entre les
+deux ordres, dont chacun s'étonnait de l'insistance de l'autre, la
+république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un
+compromis: « Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les
+plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres.
+» Par là ils croyaient concéder beaucoup; c'était peu à l'égard des
+principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu'il
+ne s'opposait nullement à la rédaction d'un code, mais que ce code ne
+pouvait être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen
+de concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le
+patriciat invoquait: on décida que les législateurs seraient tous
+patriciens, mais que leur code, avant d'être promulgué et mis en vigueur,
+serait exposé aux yeux du public et soumis à l'approbation préalable de
+toutes les classes.
+
+Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des décemvirs. Il importe
+seulement de remarquer dès à présent que l'oeuvre des législateurs,
+préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens,
+fut ensuite acceptée par les comices centuriates, c'est-à-dire par
+l'assemblée où les deux ordres étaient confondus. Il y avait en cela une
+innovation grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s'appliqua
+désormais à toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code,
+un seul mot qui implique une inégalité entre le plébéien et le patricien
+soit pour le droit de propriété, soit pour les contrats et les
+obligations, soit pour la procédure. A partir de ce moment, le plébéien
+comparut devant le même tribunal que le patricien, agit comme lui, fut
+jugé d'après la même loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de
+révolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les
+sentiments de l'homme envers l'homme, l'idée de la dignité personnelle, le
+principe du droit, tout fut changé dans Rome.
+
+Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et
+parmi eux, il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu'on eut proclamé avec
+tant d'énergie que le droit d'écrire les lois n'appartenait qu'à la classe
+patricienne, le progrès des idées était si rapide qu'au bout d'une année
+on admettait des plébéiens parmi les législateurs.
+
+Les moeurs tendaient à l'égalité. On était sur une pente où l'on ne
+pouvait plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour
+défendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion
+et les moeurs ne suffisaient plus à l'interdire. Mais à peine avait-on eu
+le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une réprobation
+universelle. Quelques patriciens persistèrent bien à alléguer la religion:
+« Notre sang va être souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en
+sera flétri; nul ne saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices
+il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines
+et humaines. » Les plébéiens n'entendaient rien à ces arguments, qui ne
+leur paraissaient que des subtilités sans valeur. Discuter des articles de
+foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les
+tribuns répliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: « S'il est vrai
+que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle
+ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant
+de ne pas vous allier aux familles plébéiennes. » La loi fut retirée.
+Aussitôt les mariages devinrent fréquents entre les deux ordres. Les
+riches plébéiens furent à tel point recherchés que, pour ne parler que des
+Licinius, on les vit s'allier à trois _gentes_ patriciennes, aux Fabius,
+aux Cornélius, aux Manlius. [33] On put reconnaître alors que la loi avait
+été un moment la seule barrière qui séparât les deux ordres. Désormais, le
+sang patricien et le sang plébéien se mêlèrent.
+
+Dès que l'égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile
+était fait, et il semblait naturel que l'égalité existât de même en
+politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était
+interdit, et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours.
+
+Il y avait pourtant une raison très-forte. Le consulat n'était pas
+seulement un commandement; c'était un sacerdoce. Pour être consul, il ne
+suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de
+probité; il fallait surtout être capable d'accomplir les cérémonies du
+culte public. Il était nécessaire que les rites fussent bien observés et
+que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le
+caractère sacré qui permettait de prononcer les prières et d'appeler la
+protection divine sur la cité. Le plébéien n'avait rien de commun avec le
+culte; la religion s'opposait donc à ce qu'il fût consul, _nefas plebeium
+consulem fieri._
+
+On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des
+plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d'être consuls.
+Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour
+faire comprendre cela à la plèbe; on lui dit quelle importance la religion
+avait dans la cité, que c'était elle qui avait fondé la ville, elle qui
+présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées
+délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta
+que cette religion était, suivant la règle antique (_more majorum_), le
+patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et
+pratiqués que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le
+sacrifice du plébéien. Proposer de créer des consuls plébéiens, c'était
+vouloir supprimer la religion de la cité; désormais le culte serait
+souillé et la cité ne serait plus en paix avec ses dieux. [34]
+
+Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter
+les plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et
+sa puissance. Dès qu'il vit que le consulat était en danger d'être obtenu
+par la plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes
+le plus d'importance celle qui consistait à faire la lustration des
+citoyens: ainsi furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui
+semblait trop difficile de résister aux voeux des plébéiens, il remplaça
+le consulat par le tribunat militaire. La plèbe montra d'ailleurs une
+grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son désir fût
+réalisé. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur à obtenir ces
+hautes magistratures qu'elle n'en avait mis à conquérir le tribunat et un
+code.
+
+Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie
+plébéienne qui avait de l'ambition. Voici une légende de cette époque:
+« Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses
+deux filles, l'une à un patricien qui devint tribun militaire, l'autre à
+Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un
+jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire à
+sa maison, frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet
+usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui
+apprirent combien un mariage plébéien l'avait fait déchoir, en la plaçant
+dans une maison où les dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer.
+Son père devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un
+jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il
+s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillèrent au même
+dessein. » Cette légende nous apprend deux choses: l'une, que
+l'aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les patriciens, prenait
+leur ambition et aspirait à leurs dignités; l'autre, qu'il se trouvait des
+patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle
+aristocratie, qui s'était unie à eux par les liens les plus étroits.
+
+Il paraît que Licinius et Sextius, qui s'était joint à lui, ne comptaient
+pas que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d'être
+consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle
+qui avait pour objet d'établir qu'un des consuls serait forcément choisi
+dans la plèbe, était précédée de deux autres, dont l'une diminuait les
+dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est évident que les
+deux premières devaient servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur
+de la troisième. Il y eut un moment où la plèbe fut trop clairvoyante:
+elle prit dans les propositions de Licinius ce qui était pour elle, c'est-
+à-dire la réduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de
+côté le consulat. Mais Licinius répliqua que les trois lois étaient
+inséparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La
+constitution romaine autorisait ce procédé. On pense bien que la plèbe
+aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la
+plèbe voulût faire des lois; il fallait encore à cette époque que le Sénat
+convoquât les grands comices et qu'ensuite il confirmât le décret. [35] Il
+s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un événement que Tite-Live
+laisse trop dans l'ombre; [36] il paraît que la plèbe prit les armes et
+que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu
+donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait à
+l'avance tous les décrets que le peuple porterait cette année-là. Rien
+n'empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce
+moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne tarda
+guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe de
+pourpre et fut précédé des faisceaux; il rendit la justice, il fut
+sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions.
+
+Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on pût les enlever aux
+patriciens. Car c'était dans la vieille religion un dogme inébranlable que
+le droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se
+transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession
+des dieux, était héréditaire. De même qu'un culte domestique était un
+patrimoine auquel nul étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité
+appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient formé la cité
+primitive. Assurément dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu
+à l'esprit de personne qu'un plébéien pût être pontife.
+
+Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la
+règle d'hérédité, s'était fait une religion à son usage. Elle s'était
+donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu.
+Le patricien n'avait eu d'abord que du mépris pour cette parodie de sa
+religion. Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le
+plébéien était arrivé à croire qu'il était, même au point de vue du culte
+et à l'égard des dieux, l'égal du patricien.
+
+Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir
+que le caractère sacerdotal et le droit d'adorer la divinité étaient
+héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette
+vieille règle de l'hérédité; elle prétendait que tout homme était apte à
+prononcer la prière, et que, pourvu qu'on fût citoyen, on avait le droit
+d'accomplir les cérémonies du culte de la cité; elle arrivait à cette
+conséquence qu'un plébéien pouvait être pontife.
+
+Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la
+politique, il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi
+ardemment convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues: le prêtre
+était un magistrat; le pontife était un juge, l'augure pouvait dissoudre
+les assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s'apercevoir que sans
+les sacerdoces elle n'avait réellement ni l'égalité civile ni l'égalité
+politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux
+ordres, comme elle avait réclamé le partage du consulat.
+
+Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse; car
+depuis soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les
+sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de
+l'ennemi, il remplissait les saintes formalités du triomphe. Par les
+magistratures, la plèbe s'était déjà emparée d'une partie des sacerdoces;
+il n'était pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'hérédité
+religieuse était ébranlée chez les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns
+d'entre eux invoquèrent en vain les vieilles règles et dirent: « Le culte
+va être altéré, souillé par des mains indignes; vous vous attaquez aux
+dieux mêmes; prenez garde que leur colère ne se fasse sentir à notre
+ville. » Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur
+la plèbe, ni même que la majorité du patriciat s'en soit émue. Les moeurs
+nouvelles donnaient gain de cause au principe plébéien. Il fut donc décidé
+que la moitié des pontifes et des augures seraient désormais choisis parmi
+la plèbe. [37]
+
+Ce fut là la dernière conquête de l'ordre inférieur; il n'avait plus rien
+à désirer. Le patriciat perdait jusqu'à sa supériorité religieuse. Rien ne
+le distinguait plus de la plèbe; le patriciat n'était plus qu'un nom ou un
+souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes
+les cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique
+religion héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi
+des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le
+plébéien avait lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la
+république et sous les rois, et il l'avait vaincue.
+
+
+NOTES
+
+[1] Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires,
+lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92.
+
+[2] Nicolas de Damas, _Fragm._. Aristote, _Politique_, V, 9. Thucydide, I,
+126. Diodore, IV, 5.
+
+[3] Aristote, _Politique_, VI, 3, 2.
+
+[4] Varron, _L. L._, VI, 13.
+
+[5] Denys, IV, 5. Platon, _Hipparque_.
+
+[6] Héraclide de Pont, dans les _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot,
+t. II, p. 217.
+
+[7] Diogène Laërce, I, 110. Cicéron, _De leg._ II, 11. Athénée, p. 602.
+
+[8] Euripide, _Phéniciennes_. Alexis, dans Athénée, IV, 49.
+
+[9] Eschine, _in Ctesiph._, 30. Démosthènes, _in Eubul_. Pollux, VIII, 19,
+95, 107.
+
+[10] Aristote, _Politique_, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine,
+édit. Didot, p. 511.
+
+[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimés;
+ils subsistèrent, au contraire, jusqu'à la fin de l'histoire grecque; mais
+ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en
+politique.
+
+[12] Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V,
+9.
+
+[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3).
+
+[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Déjà les rois précédents avaient
+partagé les terres prises à l'ennemi; mais il n'est pas sûr qu'ils aient
+admis la plèbe au partage.
+
+[15] Denys, IV, 13; IV, 43.
+
+[16] Denys, IV, 26.
+
+[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en
+a en réalité que cinq: Cicéron, _De republ._, II, 22; Aulu-Gelle, X, 28.
+Les chevaliers d'une part, de l'autre les prolétaires, étaient en dehors
+des classes. -- Notons d'ailleurs que le mot _classis_ n'avait pas, dans
+l'ancienne langue, un sens analogue à celui de nôtre mot classe; il
+signifiait corps de troupe. Cela marque que la division établie par
+Servius fut plutôt militaire que politique.
+
+[18] Il nous paraît incontestable que les commices par centuries n'étaient
+pas autre chose que la réunion de l'armée romaine. Ce qui le prouve, c'est
+1° que cette assemblée est souvent appelée _l'armée_ par les écrivains
+latins; _urbanus exercitus_, Varron, VI, 93; _quum comitiorum causa
+exercitus eductus esset_, Tite-Live, XXXIX, 15, _miles ad suffragia
+vocatur et comitia centuriata dicuntur_, Ampélius, 48; 2° que ces comices
+étaient convoqués exactement comme l'armée, quand elle entrait en
+campagne, c'est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux
+étendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie,
+l'autre vert foncé pour la cavalerie; 3° que ces comices se tenaient
+toujours au champ de Mars, parce que l'armée ne pouvait pas se réunir dans
+l'intérieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4° que chacun s'y rendait
+en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5° que l'on y était distribué par
+centuries, l'infanterie d'un côté, la cavalerie de l'autre; 6° que chaque
+centurie avait à sa tête son centurion et son enseigne, [Grec: osper en
+polémo], Denys, VII, 59; 7° que les sexagénaires, ne faisant pas partie de
+l'armée, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices;
+Macrobe, I, 5; Festus, v° _Depontani_. Ajoutons que dans l'ancienne langue
+le mot _classis_ signifiait corps de troupe et que le mot _centuria_
+désignait une compagnie militaire. -- Les prolétaires ne paraissaient pas
+d'abord dans cette assemblée; pourtant comme il était d'usage qu'ils
+formassent dans l'armée une centurie employée aux travaux, ils purent
+aussi former une centurie dans ces comices.
+
+[19] Cassius Hémina, dans Nonius, liv. II, v° _Plevitas_.
+
+[20] Varron, _L. L._, VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l,
+Festus, v° _Nexum_.
+
+[21] Denys, VI, 45; VI, 79.
+
+[22] Denys, X. Plutarque, _Quest. rom._, 84.
+
+[23] Tite-Live, III, 55.
+
+[24] C'est le sens propre du mot _sacer_: Plaute, _Bacch._, IV, 6, 13;
+Catulle, XIV, 12; Festus, _v° Sacer_; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live,
+l'épithète de _sacrosanctus_ ne serait pas d'abord appliquée au tribun,
+mais à l'homme qui portait atteinte à la personne du tribun.
+
+[25] Plutarque, _Quest. Rom._, 81.
+
+[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42.
+
+[27] _Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque
+de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes
+fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur._ Aulu-Gelle, XIII, 12.
+
+[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90.
+
+[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v° _Scita plebis_. Il est
+bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens étaient
+inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des
+assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans cérémonie religieuse,
+et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur légale.
+
+[30] Denys, X, I.
+
+[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4.
+
+[32] Julius Obsequens, 16.
+
+[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39.
+
+[34] Tite-Live, VI, 41.
+
+[35] Tite-Live, IV, 49.
+
+[36] Tite-Live, 48.
+
+[37] Les dignités de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de
+vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent
+laissées sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste
+sacrée, mais qui ne fut plus une caste dominante.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVÉ; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE
+SOLON.
+
+
+Il n'est pas dans la nature du droit d'être absolu et immuable; il se
+modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque société a son
+droit, qui se forme et se développe avec elle, qui change comme elle, et
+qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et
+de ses croyances.
+
+Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une religion d'autant
+plus puissante sur leur âme qu'elle était plus grossière; cette religion
+leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs institutions
+politiques. Mais voici que la société s'est transformée. Le régime
+patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s'est dissous à
+la longue dans le régime de la cité. Insensiblement la _gens_ s'est
+démembrée, le cadet s'est détaché de l'aîné, le serviteur du chef; la
+classe inférieure a grandi; elle s'est armée; elle a fini par vaincre
+l'aristocratie et conquérir l'égalité. Ce changement dans l'état social
+devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les
+patriciens étaient attachés à la vieille religion des familles et par
+conséquent au vieux droit, autant la classe inférieure avait de haine pour
+cette religion héréditaire qui avait fait longtemps son infériorité, et
+pour ce droit antique qui l'avait opprimée. Non-seulement elle le
+détestait, elle ne le comprenait même pas. Comme elle n'avait pas les
+croyances sur lesquelles il était fondé, ce droit lui paraissait n'avoir
+pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et dès lors il devenait
+impossible qu'il restât debout.
+
+Si l'on se place à l'époque où la plèbe a grandi et est entrée dans le
+corps politique, et que l'on compare le droit de cette époque au droit
+primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et
+le plus saillant est que le droit a été rendu public et est connu de tous.
+Ce n'est plus ce chant sacré et mystérieux que l'on se disait d'âge en âge
+avec un pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les hommes
+des familles religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti des
+rituels et des livres des prêtres; il a perdu son religieux mystère; c'est
+une langue que chacun peut lire et peut parler.
+
+Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature
+de la loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la période
+précédente. Auparavant la loi était un arrêt de la religion; elle passait
+pour une révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin fondateur,
+aux rois sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux, au
+contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le législateur parle; les
+décemvirs de Rome ont reçu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple
+qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le législateur ne
+représente donc plus la tradition religieuse, mais la volonté populaire.
+La loi a dorénavant pour principe l'intérêt des hommes, et pour fondement
+l'assentiment du plus grand nombre.
+
+De là deux conséquences. D'abord, la loi ne se présente plus comme une
+formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se
+reconnaît sujette au changement. Les Douze Tables le disent: « Ce que les
+suffrages du peuple ont ordonné en dernier lieu, c'est la loi. » [1] De
+tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait
+plus d'importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la
+révolution qui s'opéra alors dans le droit. La loi n'est plus une
+tradition sainte, _mos_; elle est un simple texte, _lex_, et comme c'est
+la volonté des hommes qui l'a faite, cette même volonté peut la changer.
+
+L'autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant était une partie
+de la religion et était, par conséquent, le patrimoine des familles
+sacrées, fut dorénavant la propriété commune de tous les citoyens. Le
+plébéien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de
+Rome, plus tenace ou plus rusé que l'eupatride d'Athènes, essaya-t-il de
+cacher à la foule les formes de la procédure; ces formes mêmes ne
+tardèrent pas à être divulguées.
+
+Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait plus contenir les
+mêmes prescriptions que dans l'époque précédente. Tant que la religion
+avait eu l'empire sur lui, il avait réglé les relations des hommes entre
+eux d'après les principes de cette religion. Mais la classe inférieure,
+qui apportait dans la cité d'autres principes, ne comprenait rien ni aux
+vieilles règles du droit de propriété, ni à l'ancien droit de succession,
+ni à l'autorité absolue du père, ni à la parenté d'agnation. Elle voulait
+que tout cela disparût.
+
+A la vérité, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un
+seul coup. S'il est quelquefois possible à l'homme de changer brusquement
+ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit
+privé qu'avec lenteur et par degrés. C'est ce que prouve l'histoire du
+droit romain comme celle du droit athénien.
+
+Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont été écrites au
+milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont
+faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour son
+usage. Cette législation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle
+n'est pas encore le droit prétorien; elle est une transition entre les
+deux.
+
+Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'éloigne pas encore du
+droit antique:
+
+Elle maintient la puissance du père; elle le laisse juger son fils, le
+condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le fils n'est jamais
+majeur.
+
+Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les règles anciennes;
+l'héritage passe aux agnats, et à défaut d'agnats aux _gentiles_. Quant
+aux cognats, c'est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les
+connaît pas encore; ils n'héritent pas entre eux; la mère ne succède pas
+au fils, ni le fils à la mère. [2]
+
+Elle conserve à l'émancipation et à l'adoption le caractère et les effets
+que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils émancipé n'a
+plus part au culte de la famille, et il suit de là qu'il n'a plus droit à
+la succession.
+
+Voici maintenant les points sur lesquels cette législation s'écarte du
+droit primitif:
+
+Elle admet formellement que le patrimoine peut être partagé entre les
+frères, puisqu'elle accorde l'_actio familiae erciscundae_. [3]
+
+Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de trois fois de la
+personne de son fils, et qu'après trois ventes le fils sera libre. [4]
+C'est ici la première atteinte que le droit romain ait portée à l'autorité
+paternelle.
+
+Un autre changement plus grave fut celui qui donna à l'homme le pouvoir de
+tester. Auparavant, le fils était héritier _sien et nécessaire_; à défaut
+de fils, le plus proche agnat héritait; à défaut d'agnats, les biens
+retournaient à la _gens_, en souvenir du temps où la _gens_ encore
+indivise était l'unique propriétaire du domaine qu'on avait partagé
+depuis. Les Douze Tables laissent de côté ces principes vieillis; elles
+considèrent la propriété comme appartenant non plus à la _gens_, mais à
+l'individu; elles reconnaissent donc à l'homme le droit de disposer de ses
+biens par testament.
+
+Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fût tout à fait
+inconnu. L'homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors de la
+_gens_, mais à la condition de faire agréer son choix par l'assemblée des
+curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonté de la cité entière qui pût
+faire déroger à l'ordre que la religion avait jadis établi. Le droit
+nouveau débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une
+forme plus facile, celle d'une vente simulée. L'homme feindra de vendre sa
+fortune à celui qu'il aura choisi pour légataire; en réalité il aura fait
+un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaître devant l'assemblée
+du peuple.
+
+Cette forme de testament avait le grand avantage d'être permise au
+plébéien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu
+jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Désormais il put user du procédé de
+la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable
+dans cette période de l'histoire de la législation romaine, c'est que par
+l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put étendre son
+action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes règles et
+les anciennes formalités n'avaient pu et ne pouvaient encore
+convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait
+de nouvelles règles et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux
+plébéiens.
+
+C'est pour la même raison et en conséquence du même besoin que des
+innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait
+au mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne pratiquaient pas
+le mariage sacré, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale
+reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (_mutuus
+consensus_) et sur l'affection qu'elles s'étaient promise (_affectio
+maritalis_). Nulle formalité civile ni religieuse n'était accomplie. Ce
+mariage plébéien finit par prévaloir, à la longue, dans les moeurs et dans
+le droit; mais à l'origine, les lois de la cité patricienne ne lui
+reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves conséquences; comme
+la puissance maritale et paternelle ne découlait, aux yeux du patricien,
+que de la cérémonie religieuse qui avait initié la femme au culte de
+l'époux, il résultait que le plébéien n'avait pas cette puissance. La loi
+ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit privé n'existait pas pour
+lui. C'était une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une
+formalité qui fût à l'usage du plébéien et qui, pour les relations
+civiles, produisît les mêmes effets que le mariage sacré. On eut recours,
+comme pour le testament, à une vente fictive. La femme fut achetée par le
+mari (_coemptio_); dès lors elle fut reconnue en droit comme faisant
+partie de sa propriété (_familia_) elle fut _dans sa main_; et eut rang de
+fille à son égard, absolument comme si la formalité religieuse avait été
+accomplie. [6]
+
+Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus ancien que les
+Douze Tables. Il est du moins certain, que la législation nouvelle le
+reconnut comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit privé,
+qui était analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en
+différât beaucoup pour les principes.
+
+A la _coemptio_ correspond l'_usus_; ce sont deux formes d'un même acte.
+Tout objet peut être acquis indifféremment de deux manières, par achat ou
+par _usage_; il en est de même de la propriété fictive de la femme.
+L'_usage_ ici, c'est la cohabitation d'une année; elle établit entre les
+époux les mêmes liens de droit que l'achat et que la cérémonie religieuse.
+Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation
+eût été précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui
+s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la _coemptio_
+ni l'_usus_ ne créaient l'union morale entre les époux; ils ne venaient
+qu'après le mariage et n'établissaient qu'un lien de droit. Ce n'étaient
+pas, comme on l'a trop souvent répété, des modes de mariage; c'étaient
+seulement des moyens d'acquérir la puissance maritale et paternelle. [7]
+
+Mais la puissance maritale des temps antiques avait des conséquences qui,
+à l'époque de l'histoire où nous sommes arrivés, commençaient à paraître
+excessives. Nous avons vu que la femme était soumise sans réserve au mari,
+et que le droit de celui-ci allait jusqu'à pouvoir l'aliéner et la vendre.
+[8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des
+effets que le bon sens du plébéien avait peine à comprendre; ainsi la
+femme placée _dans la main_ de son mari était séparée d'une manière
+absolue de sa famille paternelle, n'en héritait pas, et ne conservait avec
+elle aucun lien ni aucune parenté aux yeux de la loi. Cela était bon dans
+le droit primitif, quand la religion défendait que la même personne fît
+partie de deux _gentes_, sacrifiât à deux foyers, et fût héritière dans
+deux maisons. Mais la puissance maritale n'était plus conçue avec cette
+rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir
+échapper à ces dures conséquences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en
+établissant que la cohabitation d'une année mettrait la femme en
+puissance, fut-elle forcée de laisser aux époux la liberté de ne pas
+contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque année la
+cohabitation, ne fût-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez
+pour que la puissance maritale ne s'établisse pas. Dès lors la femme
+conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en hériter.
+
+Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs détails, on voit
+que le code des Douze Tables s'écarte déjà beaucoup du droit primitif. La
+législation romaine se transforme comme le gouvernement et l'état social.
+Peu à peu et presque à chaque génération il se produira quelque changement
+nouveau. A mesure que les classes inférieures feront un progrès dans
+l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les
+règles du droit. C'est d'abord le mariage qui va être permis entre
+patriciens et plébéiens. C'est ensuite la loi Papiria qui défendra au
+débiteur d'engager sa personne au créancier. C'est la procédure qui va se
+simplifier, au grand profit des plébéiens, par l'abolition des _actions de
+la loi_. Enfin le préteur, continuant à marcher dans la voie que les Douze
+Tables ont ouverte, tracera à côté du droit ancien un droit absolument
+nouveau, que la religion n'aura pas dicté et qui se rapprochera de plus en
+plus du droit de la nature.
+
+Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien. On sait que deux
+codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de trente années,
+le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a été écrit au
+plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides
+n'étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la
+classe inférieure l'emportait. Aussi les différences sont-elles grandes
+entre les deux codes.
+
+Dracon était un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et
+« était instruit dans le droit religieux ». Il ne paraît pas avoir fait
+autre chose que de mettre en écrit les vieilles coutumes, sans y rien
+changer. Sa première loi est celle-ci: « On devra honorer les dieux et les
+héros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'écarter des
+rites suivis par les ancêtres. » On a conservé le souvenir de ses lois sur
+le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit écarté du temple, et
+lui défendent de toucher à l'eau lustrale et aux vases des cérémonies. [9]
+
+Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes. Elles étaient, en
+effet, dictées par une religion implacable, qui voyait dans toute faute
+une offense à la divinité, et dans toute offense à la divinité un crime
+irrémissible. Le vol était puni de mort, parce que le vol était un
+attentat à la religion de la propriété.
+
+Un curieux article qui nous a été conservé de cette législation [10]
+montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de
+poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa
+_gens_. Nous voyons là combien la _gens_ était encore puissante à cette
+époque, puisqu'elle ne permettait pas à la cité d'intervenir d'office dans
+ses affaires, fût-ce pour la venger. L'homme appartenait encore à la
+famille plus qu'à la cité.
+
+Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation, nous voyons quelle
+ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la dureté et la
+raideur de la vieille loi non écrite. On peut croire qu'elle établissait
+une démarcation bien profonde entre les classes; car la classe inférieure
+l'a toujours détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une
+législation nouvelle.
+
+Le code de Solon est tout différent; on voit qu'il correspond à une grande
+révolution sociale. La première chose qu'on y remarque, c'est que les lois
+sont les mêmes pour tous. Elles n'établissent pas de distinction entre
+l'eupatride, le simple homme libre, et le thète. Ces mots ne se trouvent
+même dans aucun des articles qui nous ont été conservés. Solon se vante
+dans ses vers d'avoir écrit les mêmes lois pour les grands et pour les
+petits.
+
+Comme les Douze Tables, le code de Solon s'écarte en beaucoup de points du
+droit antique; sur d'autres points il lui reste fidèle. Ce n'est pas à
+dire que les décemvirs romains aient copié les lois d'Athènes; mais les
+deux législations, oeuvres de la même époque, conséquences de la même
+révolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette
+ressemblance n'est-elle guère que dans l'esprit des deux législations; la
+comparaison de leurs articles présente des différences nombreuses. Il y a
+des points sur lesquels le code de Solon reste plus près du droit primitif
+que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en éloigne
+davantage.
+
+Le droit très-antique avait prescrit que le fils aîné fût seul héritier.
+La loi de Solon s'en écarte et dît en termes formels: « Les frères se
+partageront le patrimoine. » Mais le législateur ne s'éloigne pas encore
+du droit primitif jusqu'à donner à la soeur une part dans la succession:
+« Le partage, dit-il, se fera entre les fils. » [11]
+
+Il y a plus: si un père ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut
+pas être héritière; c'est toujours le plus proche agnat qui a la
+succession. En cela Solon se conforme à l'ancien droit; du moins il
+réussit à donner à la fille la jouissance du patrimoine, en forçant
+l'héritier à l'épouser. [12]
+
+La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux droit; Solon
+l'admet dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de la parenté
+par les mâles. Voici sa loi: [13] « Si un père ne laisse qu'une fille, le
+plus proche agnat hérite en épousant la fille. S'il ne laisse pas
+d'enfant, son frère hérite, non pas sa soeur; son frère germain ou
+consanguin, non pas son frère utérin. A défaut de frères ou de fils de
+frères, la succession passe à la soeur. S'il n'y a ni frères, ni soeurs,
+ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle
+héritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle
+(c'est-à-dire parmi les agnats), la succession est déférée aux collatéraux
+de la branche maternelle (c'est-à-dire aux cognats). » Ainsi les femmes
+commencent à avoir des droits à la succession, mais inférieurs à ceux des
+hommes; la loi énonce formellement ce principe: « Les mâles et les
+descendants par les mâles excluent les femmes et les descendante des
+femmes. » Du moins cette sorte de parenté est reconnue et se fait sa place
+dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence à parler
+presque aussi haut que la vieille religion.
+
+Solon introduisit encore dans la législation athénienne quelque chose de
+très-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient nécessairement
+au plus proche agnat, ou à défaut d'agnats aux _gennètes_ (_gentiles_);
+cela venait de ce que les biens n'étaient pas considérés comme appartenant
+à l'individu, mais à la famille. Mais au temps de Solon on commençait à
+concevoir autrement le droit de propriété; la dissolution de l'ancien
+[Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu.
+Le législateur permit donc à l'homme de disposer de sa fortune et de
+choisir son légataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec:
+genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas
+le droit de la famille naturelle; le fils resta héritier nécessaire; si le
+mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu'à
+la condition que cet héritier épouserait la fille; sans enfants, l'homme
+était libre de tester à sa fantaisie. [14] Cette dernière règle était
+absolument nouvelle dans le droit athénien, et nous pouvons voir par elle
+combien on se faisait alors de nouvelles idées sur la famille.
+
+La religion primitive avait donné au père une autorité souveraine dans la
+maison. Le droit antique d'Athènes allait jusqu'à lui permettre de vendre
+ou de mettre à mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs
+nouvelles, posa des limites à cette puissance; [16] on sait avec certitude
+qu'il défendit au père de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la
+même défense protégeait le fils. L'autorité paternelle allait
+s'affaiblissant, à mesure que l'antique religion perdait son empire: ce
+qui avait lieu plus tôt à Athènes qu'à Rome. Aussi le droit athénien ne se
+contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: « Après triple vente le
+fils sera libre. » Il permit au fils arrivé à un certain âge d'échapper au
+pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arrivèrent insensiblement à
+établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous connaissons une
+loi d'Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu vieux ou
+infirme; une telle loi indique nécessairement que le fils peut posséder,
+et par conséquent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette
+loi n'existait pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien et
+restait toujours en puissance.
+
+Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique,
+quand elle lui défendait de faire un testament, parce que la femme n'était
+jamais réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais
+elle s'écartait de ce droit antique quand elle permettait à la femme de
+reprendre sa dot. [17]
+
+Il y avait encore d'autres nouveautés dans ce code. A l'opposé de Dracon,
+qui n'avait accordé le droit de poursuivre un crime en justice qu'à la
+famille de la victime, Solon l'accorda à tout citoyen. [18] Encore une
+règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait.
+
+Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour
+un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les
+moeurs, les institutions s'étant modifiées, les lois qui auparavant
+avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu
+elles étaient effacées.
+
+
+NOTES
+
+[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34.
+
+[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Cicéron, _De invent._, II,
+50.
+
+[3] Gaius, III, 19.
+
+[4] _Digeste_, liv. X, tit. 2, 1.
+
+[5] Il y avait bien le testament _in procinctu_; mais nous ne sommes pas
+bien renseignés sur cette sorte de testament; peut-être était-il au
+testament _calatis comitiis_ ce que l'assemblée par centuries était à
+l'assemblée par curies.
+
+[6] Gaius, I, 114.
+
+[7] Gaius, I, 111: _quae anno continuo_ NUPTA _perseverabat_. La
+_coemptio_ était si peu un mode de mariage que la femme pouvait la
+contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur.
+
+[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps
+de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put être réelle à
+l'origine. Il n'en était pas d'ailleurs du mariage par simple _consensus_
+comme du mariage sacré, qui établissait entre les époux un lien
+indissoluble.
+
+[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Démosthènes, _in Lept._, 158. Porphyre, _De
+abstinentia_, IX.
+
+[10] Démosthènes, _in Everg._, 71; _in Macart._, 57.
+
+[11] Isée, VI, 25.
+
+[12] Isée, III, 42.
+
+[13] Isée, VII, 19; XI, 1, 11.
+
+[14] Isée, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[15] Plutarque, _Solon_, 13.
+
+[16] Plutarque, _Solon_, 23.
+
+[17] Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias].
+Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Démosthènes, _in Evergum; in Boeotum
+de dote; in Neoeram_, 51, 52.
+
+[18] Plutarque, _Solon_, 18.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTÉRÊT PUBLIC ET LE SUFFRAGE.
+
+
+La révolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et éleva
+la classe inférieure au niveau des anciens chefs des _gentes_, marqua le
+commencement d'une période nouvelle dans l'histoire des cités. Une sorte
+de renouvellement social s'accomplit. Ce n'était pas seulement une classe
+d'hommes qui remplaçait une autre classe au pouvoir. C'étaient les vieux
+principes qui étaient mis de côté, et des règles nouvelles qui allaient
+gouverner les sociétés humaines.
+
+Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures qu'elle avait eues
+dans l'époque précédente. Le régime républicain subsista; les magistrats
+gardèrent presque partout leurs anciens noms; Athènes eut encore ses
+archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux cérémonies
+de la religion publique; les repas du prytanée, les sacrifices au
+commencement de l'assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut
+conservé. Il est assez ordinaire à l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles
+institutions, de vouloir en garder au moins les dehors.
+
+Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le droit, ni les
+croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle période ce qu'ils
+avaient été dans la précédente. L'ancien régime disparut, entraînant avec
+lui les règles rigoureuses qu'il avait établies en toutes choses; un
+régime nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face.
+
+La religion avait été pendant de longs siècles l'unique principe de
+gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût capable de la
+remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les mettant autant
+que possible à l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur
+lequel le gouvernement des cités se fonda désormais, fut l'intérêt public.
+
+Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans
+l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la règle supérieure
+d'où dérivait l'ordre social, n'était pas l'intérêt, c'était la religion.
+Le devoir d'accomplir les rites du culte avait été le lien social. De
+cette nécessité religieuse avait découlé, pour les uns le droit de
+commander, pour les autres l'obligation d'obéir; de là étaient venues les
+règles de la justice et de la procédure, celles des délibérations
+publiques, celles de la guerre. Les cités ne s'étaient pas demandé si les
+institutions qu'elles se donnaient, étaient utiles; ces institutions
+s'étaient fondées, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'intérêt ni
+la convenance n'avaient contribué à les établir; et si la classe
+sacerdotale avait combattu pour les défendre, ce n'était pas au nom de
+l'intérêt public, mais au nom de la tradition religieuse.
+
+Mais dans la période où nous entrons maintenant, la tradition n'a plus
+d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe régulateur duquel
+toutes les institutions doivent tirer désormais leur force, le seul qui
+soit au-dessus des volontés individuelles et qui puisse les obliger à se
+soumettre, c'est l'intérêt public. Ce que les Latins appellent _res
+publica_, les Grecs [Grec: to choinon], voilà ce qui remplace la vieille
+religion. C'est là ce qui décide désormais des institutions et des lois,
+et c'est à cela que se rapportent tous les actes importants des cités.
+Dans les délibérations des sénats ou des assemblées populaires, que l'on
+discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de
+droit privé ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que
+la religion prescrit, mais ce que réclame l'intérêt général.
+
+On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien le régime
+nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donné à sa patrie la
+constitution la meilleure: « Non pas, répondit-il; mais celle qui lui
+convient le mieux. » Or, c'était quelque chose de très-nouveau que de ne
+plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un mérite relatif.
+Les anciennes constitutions, fondées sur les règles du culte, s'étaient
+proclamées infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et
+l'inflexibilité de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'à
+l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins,
+aux moeurs, aux intérêts des hommes de chaque époque. Il ne s'agissait
+plus de vérité absolue; les règles du gouvernement devaient être désormais
+flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que
+ses lois fussent observées pendant cent ans.
+
+Les prescriptions de l'intérêt public ne sont pas aussi absolues, aussi
+claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut
+toujours les discuter; elles ne s'aperçoivent pas tout d'abord. Le mode
+qui parut le plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l'intérêt
+public réclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce
+procédé fut jugé nécessaire et fut presque journellement employé. Dans
+l'époque précédente, les auspices avaient fait à peu près tous les frais
+des délibérations; l'opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était
+toute-puissante; on votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que
+pour faire connaître l'opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes
+choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour être sûr de connaître
+l'intérêt de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il
+fut la source des institutions, la règle du droit; il décida de l'utile et
+même du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus même des lois;
+il fut le souverain dans la cité.
+
+Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut
+plus l'accomplissement régulier des cérémonies religieuses; il fut surtout
+constitué pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignité et la
+puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan, passa au
+premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des
+hommes devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou bien que des
+magistratures nouvelles furent créées, ou tout au moins que les anciennes
+prirent un caractère nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple
+d'Athènes et par celui de Rome.
+
+A Athènes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient
+été surtout des prêtres; le soin de juger, d'administrer, de faire la
+guerre, se réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient être
+joint au sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux procédés
+religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait
+une répugnance extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté des
+archontes elle établit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs
+fonctions répondaient mieux aux besoins de l'époque. Ce furent les
+_stratéges_. Le mot signifie chef de l'armée; mais leur autorité n'était
+pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres
+cités, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police
+de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la
+religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les stratéges avaient le
+pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorité, telle que les
+vieux âges l'avaient conçue; les stratéges avaient celle que les nouveaux
+besoins avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que les
+archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les stratéges en
+eurent toute la réalité. Ces nouveaux magistrats n'étaient plus des
+prêtres; à peine faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables
+en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer
+de la religion. Ces stratéges purent être choisis en dehors de la classe
+des eupatrides. Dans l'épreuve qu'on leur faisait subir avant de les
+nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait à
+l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils étaient d'une
+famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de
+citoyens et qu'ils eussent une propriété dans l'Attique. [1] Les archontes
+étaient désignés par le sort, c'est-à-dire par la voix des dieux; il en
+fut autrement des stratéges. Comme le gouvernement devenait plus difficile
+et plus compliqué, que la piété n'était plus la qualité principale, et
+qu'il fallait l'habileté, la prudence, le courage, l'art de commander, on
+ne croyait plus que la voix du sort fût suffisante pour faire un bon
+magistrat. La cité ne voulait plus être liée par la prétendue volonté des
+dieux, et elle tenait à avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte,
+qui était un prêtre, fût désigné par les dieux, cela était naturel; mais
+le stratége, qui avait dans ses mains les intérêts matériels de la cité,
+devait être élu par les hommes.
+
+Si l'on observe de près les institutions de Rome, on reconnaît que des
+changements du même genre s'y opérèrent. D'une part, les tribuns de la
+plèbe augmentèrent à tel point leur importance que la direction de la
+république, au moins en ce qui concernait les affaires intérieures, finit
+par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractère
+sacerdotal, ressemblent assez aux stratéges. D'autre part, le consulat
+lui-même ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de
+sacerdotal en lui s'effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des
+Romains pour les traditions et les formes du passé exigea que le consul
+continuât à accomplir les cérémonies religieuses instituées par les
+ancêtres. Mais on comprend bien que le jour où les plébéiens furent
+consuls, ces cérémonies n'étaient plus que de vaines formalités. Le
+consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un
+commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inaperçue; elle
+n'en fut pas moins complète. Le consulat n'était certainement plus au
+temps des Scipion ce qu'il avait été au temps de Publicola. Le tribunat
+militaire, que le Sénat institua en 443, et sur lequel les anciens nous
+donnent trop peu de renseignements, fut peut-être la transition entre le
+consulat de la première époque et celui de la seconde.
+
+On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la manière de
+nommer les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des
+centuries dans l'élection du magistrat n'était, nous l'avons vu, qu'une
+pure formalité. Dans le vrai, le consul de chaque année était _créé_ par
+le consul de l'année précédente, qui lui transmettait les auspices, après
+avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les
+deux ou trois candidats que présentait le consul en charge; il n'y avait
+pas de débat. Le peuple pouvait détester un candidat; il n'en était pas
+moins forcé de voter pour lui. A l'époque où nous sommes maintenant,
+l'élection est tout autre, quoique les formes en soient encore les mêmes.
+Il y a bien encore, comme par le passé, une cérémonie religieuse et un
+vote; mais c'est la cérémonie religieuse qui est pour la forme, et c'est
+le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se faire présenter par
+le consul qui préside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du
+moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de déclarer que les
+auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les centuries
+nomment qui elles veulent. L'élection n'appartient plus aux dieux, elle
+est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus
+consultés qu'à la condition d'être impartiaux entre tous les candidats. Ce
+sont les hommes qui choisissent.
+
+
+NOTES
+
+[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot).
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ÉTABLISSEMENT
+DE LA DÉMOCRATIE; QUATRIÈME RÉVOLUTION.
+
+
+Le régime qui succéda à la domination de l'aristocratie religieuse ne fut
+pas tout d'abord la démocratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athènes et
+de Rome, que la révolution qui s'était accomplie, n'avait pas été l'oeuvre
+des plus basses classes. Il y eut, à la vérité, quelques villes où ces
+classes s'insurgèrent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de
+durable; les longs désordres où tombèrent Syracuse, Milet, Samos, en sont
+la preuve. Le régime nouveau ne s'établit avec quelque solidité que là où
+il se trouva tout de suite une classe supérieure pour prendre en mains,
+pour quelque temps, le pouvoir et l'autorité morale qui échappaient aux
+eupatrides ou aux patriciens.
+
+Quelle pouvait être cette aristocratie nouvelle? La religion héréditaire
+étant écartée, il n'y avait plus d'autre élément de distinction sociale
+que la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer des rangs, les
+esprits n'admettant pas tout de suite que l'égalité dût être absolue.
+
+Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondée
+sur la religion héréditaire, qu'en établissant une division nouvelle qui
+fut fondée sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et
+leur donna des droits inégaux; il fallut être riche pour parvenir aux
+hautes magistratures; il fallut être au moins d'une des deux classes
+moyennes pour avoir accès au Sénat et aux tribunaux. [1]
+
+Il en fut de même à Rome. Nous avons déjà vu que Servius ne détruisit la
+puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il créa
+douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plébéiens; ce
+fut l'origine de l'ordre équestre, qui fut dorénavant l'ordre riche de
+Rome. Les plébéiens qui n'avaient pas le cens fixé pour être chevalier,
+furent répartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les
+prolétaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits
+politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sûr du
+moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution républicaine conserva
+ces distinctions établies par un roi, et la plèbe ne se montra pas d'abord
+très-désireuse de mettre l'égalité entre ses membres.
+
+Ce qui se voit si clairement à Athènes et à Rome, se retrouve dans presque
+toutes les autres cités. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne
+furent donnés d'abord qu'à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une
+sorte d'ordre équestre; plus tard, ceux qui venaient après eux par le
+chiffre de la fortune, obtinrent les mêmes droits, et cette dernière
+mesure n'éleva qu'à mille le nombre des citoyens. A Rhégium, le
+gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cité. A
+Thurii, il fallait un cens très-élève pour faire partie du corps
+politique. Nous voyons clairement dans les poésies de Théognis qu'à
+Mégare, après la chute des nobles, ce fut la richesse qui régna. A Thèbes,
+pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait être ni artisan ni
+marchand. [3]
+
+Ainsi les droits politiques qui, dans l'époque précédente, étaient
+inhérents à la naissance, furent, pendant quelque temps, inhérents à la
+fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cités,
+non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature même de l'esprit
+humain, qui, en sortant d'un régime de profonde inégalité, n'arrivait pas
+tout de suite à l'égalité complète.
+
+Il est à remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa supériorité
+uniquement sur sa richesse. Partout elle eut à coeur d'être la classe
+militaire. Elle se chargea de défendre les cités en même temps que de les
+gouverner. Elle se réserva les meilleures armes et la plus forte part de
+périls dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle
+remplaçait. Dans toutes les cités, les plus riches formèrent la cavalerie,
+la classe aisée composa le corps des hoplites ou des légionnaires. Les
+pauvres furent exclus de l'armée; tout au plus les employa-t-on comme
+vélites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4]
+L'organisation de l'armée répondait ainsi avec une exactitude parfaite à
+l'organisation politique de la cité. Les dangers étaient proportionnés aux
+privilèges, et la force matérielle se trouvait dans les mêmes mains que la
+richesse. [5]
+
+Il y eut ainsi dans presque toutes les cités dont l'histoire nous est
+connue, une période pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la
+classe aisée fut en possession du gouvernement. Ce régime politique eut
+ses mérites, comme tout régime peut avoir les siens, quand il est conforme
+aux moeurs de l'époque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La
+noblesse sacerdotale de l'époque précédente avait assurément rendu de
+grands services; car c'était elle qui, pour la première fois, avait établi
+des lois et fondé des gouvernements réguliers. Elle avait fait vivre avec
+calme et dignité, pendant plusieurs siècles, les sociétés humaines.
+L'aristocratie de richesse eut un autre mérite: elle imprima à la société
+et à l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes
+ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau régime donnait le plus
+de valeur politique à l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus
+habile; il était donc favorable au développement de l'industrie et du
+commerce; il l'était aussi au progrès intellectuel; car l'acquisition de
+cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le
+mérite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de
+l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a
+donc pas à être surpris que sous ce régime la Grèce et Rome aient élargi
+les limites de leur culture intellectuelle et poussé plus avant leur
+civilisation.
+
+La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne
+noblesse héréditaire l'avait gardé. Ses titres à la domination n'étaient
+pas de même valeur. Elle n'avait pas ce caractère sacré dont l'ancien
+eupatride était revêtu; elle ne régnait pas en vertu des croyances et par
+la volonté des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eût prise sur la
+conscience et qui forçât l'homme à se soumettre. L'homme ne s'incline
+guère que devant ce qu'il croit être le droit ou ce que ses opinions lui
+montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps
+devant la supériorité religieuse de l'eupatride qui disait la prière et
+possédait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la
+richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est
+l'envie. L'inégalité politique qui résultait de la différence des
+fortunes, parut bientôt une iniquité, et les hommes travaillèrent à la
+faire disparaître.
+
+D'ailleurs, la série des révolutions, une fois commencée, ne devait pas
+s'arrêter. Les vieux principes étaient renversés, et l'on n'avait plus de
+traditions ni de règles fixes. Il y avait un sentiment général de
+l'instabilité des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'était plus
+capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc
+attaquée comme l'avait été l'ancienne; les pauvres voulurent être citoyens
+et firent effort pour entrer à leur tour dans le corps politique.
+
+Il est impossible d'entrer dans le détail de cette nouvelle lutte.
+L'histoire des cités, à mesure qu'elle s'éloigne de l'origine, se
+diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la même série de
+révolutions; mais ces révolutions s'y présentent sous des formes très-
+variées. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes où le
+principal élément de la richesse était la possession du sol, la classe
+riche fut plus longtemps respectée et plus longtemps maîtresse; et qu'au
+contraire dans les cités, comme Athènes, où il y avait peu de fortunes
+territoriales et où l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le
+commerce, l'instabilité des fortunes éveilla plus tôt les convoitises ou
+les espérances des classes inférieures, et l'aristocratie fut plus tôt
+attaquée.
+
+Les riches de Rome résistèrent beaucoup mieux que ceux de la Grèce; cela
+tient à des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire
+grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle
+se défendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les
+eupatrides, opposer à ses adversaires le grand et puissant argument de la
+tradition et de la piété. Elle ne pouvait pas appeler à son secours les
+ancêtres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres
+croyances; elle n'avait pas foi dans la légitimité de ses privilèges.
+
+Elle avait bien la force des armes; mais cette supériorité même finit par
+lui manquer. Les constitutions que les États se donnent, dureraient sans
+doute plus longtemps si chaque État pouvait demeurer dans l'isolement, ou
+si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre dérange les
+rouages des constitutions et hâte les changements. Or, entre ces cités de
+la Grèce et de l'Italie l'état de guerre était presque perpétuel. C'était
+sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement,
+puisque c'était elle qui occupait le premier rang dans les batailles.
+Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, décimée et
+affaiblie, hors d'état par conséquent de tenir tête au parti populaire. A
+Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de
+ses membres dans une guerre contre les Japyges, la démocratie s'établit
+aussitôt dans la cité. Le même fait s'était produit à Argos, une trentaine
+d'années auparavant: à la suite d'une guerre malheureuse contre les
+Spartiates, le nombre des vrais citoyens était devenu si faible, qu'il
+avait fallu donner le droit de cité à une foule de _périèques_. [6] C'est
+pour n'avoir pas à tomber dans cette extrémité que Sparte était si
+ménagère du sang des vrais Spartiates. Quant à Rome, ses guerres
+continuelles expliquent en grande partie ses révolutions. La guerre a
+détruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste
+comptait sous les rois, il en restait à peine un tiers après la conquête
+du Samnium. La guerre a moissonné ensuite la plèbe primitive, cette plèbe
+riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les
+légions.
+
+Un des effets de la guerre était que les cités étaient presque toujours
+réduites à donner des armes aux classes inférieures. C'est pour cela qu'à
+Athènes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les
+combats sur mer ont donné à la classe pauvre l'importance que les
+constitutions lui refusaient. Les thètes, élevés au rang de rameurs, de
+matelots et même de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se
+sont sentis nécessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la
+démocratie athénienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans
+Thucydide sa lenteur et sa répugnance à entrer en campagne. Elle s'est
+laissée entraîner malgré elle dans la guerre du Péloponèse; mais combien
+elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte était forcée
+d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses néodamodes, ses mothaces, ses
+laconiens et même ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en
+donnant des armes à ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de
+révolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armée, ou subir la loi de
+ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les
+plébéiens calomniaient le Sénat de Rome, quand ils lui reprochaient de
+chercher toujours de nouvelles guerres. Le Sénat était bien trop habile.
+Il savait ce que ces guerres lui coûtaient de concessions et d'échecs au
+forum. Mais il ne pouvait pas les éviter.
+
+Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que
+l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes
+inférieures. Par là il est arrivé bientôt que les constitutions se sont
+trouvées en désaccord avec l'état social et qu'il a fallu les modifier.
+D'ailleurs on doit reconnaître que tout privilège était nécessairement en
+contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'intérêt
+public n'était pas un principe qui fût de nature à autoriser et à
+maintenir longtemps l'inégalité. Il conduisait inévitablement les sociétés
+à la démocratie.
+
+Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tôt ou un peu plus
+tard, donner à tous les hommes libres des droits politiques. Dès que la
+plèbe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y
+admettre les prolétaires, et ne put pas y faire passer la division en
+classes. La plupart des cités virent ainsi se former des assemblées
+vraiment populaires, et le suffrage universel fut établi.
+
+Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus
+grande que celle qu'il peut avoir dans les États modernes. Par lui le
+dernier des citoyens mettait la main à toutes les affaires, nommait les
+magistrats, faisait les lois, rendait la justice, décidait de la guerre ou
+de la paix et rédigeait les traités d'alliance. Il suffisait donc de cette
+extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fût vraiment
+démocratique.
+
+Il faut faire une dernière remarque. On aurait peut-être évité l'avènement
+de la démocratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec:
+oligarchia isonomos], c'est-à-dire le gouvernement pour quelques-uns et la
+liberté pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idée nette de la
+liberté; les droits individuels manquèrent toujours chez eux de garanties.
+Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zèle
+pour le gouvernement démocratique, que sous la domination de l'oligarchie
+le peuple était en butte à beaucoup de vexations, de condamnations
+arbitraires, d'exécutions violentes. Nous lisons dans cet historien
+« qu'il fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un
+refuge et les riches un frein ». Les Grecs n'ont jamais su concilier
+l'égalité civile avec l'inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas
+lésé dans ses intérêts personnels, il leur a paru nécessaire qu'il eût un
+droit de suffrage, qu'il fût juge dans les tribunaux, et qu'il pût être
+magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'État
+était une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre
+lui, nous comprendrons quel immense intérêt il y avait pour chaque homme,
+même pour le plus humble, à avoir des droits politiques, c'est-à-dire à
+faire partie du gouvernement. Le souverain collectif étant si omnipotent,
+l'homme ne pouvait être quelque chose qu'en étant un membre de ce
+souverain. Sa sécurité et sa dignité tenaient à cela. On voulait posséder
+les droits politiques, non pour avoir la vraie liberté, mais pour avoir au
+moins ce qui pouvait en tenir lieu.
+
+
+NOTES
+
+[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cité par Harpocration,
+aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129.
+
+[2] Tite-Live, I, 43.
+
+[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (édit. Didot).
+
+[4] Lysias, in _Alcib._, I, 8; II, 7. Isée, VII, 89, Xénophon, _Hellen._,
+VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes].
+
+[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est
+manifeste: à Rome, l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que
+l'armée; cela est si vrai que les hommes qui avaient dépassé l'âge du
+service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les
+historiens ne nous disent pas qu'il y eût une loi semblable à Athènes;
+mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend
+(II, 31; II, 13) qu'au début de la guerre, Athènes avait 13,000 hoplites;
+si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les _Guêpes_) porte à
+un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque
+nous dit qu'à la même époque le nombre des citoyens était de 14,000. C'est
+donc que les prolétaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les
+hoplites, n'étaient pas non plus comptés parmi les citoyens. La
+constitution d'Athènes, en 430, n'était donc pas encore tout à fait
+démocratique.
+
+[6] Aristote, _Politique_, VIII, 2, 8 (V, 2).
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+RÈGLES DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE.
+
+
+A mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l'on s'éloignait
+de l'ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il
+y fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus
+délicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement
+d'Athènes.
+
+Athènes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle
+avait conservé tous ceux de l'époque précédente, l'archonte qui donnait
+son nom à l'année et veillait à la perpétuité des cultes domestiques, le
+roi qui accomplissait les sacrifices, le polémarque qui figurait comme
+chef de l'armée et qui jugeait les étrangers, les six thesmothètes qui
+paraissaient rendre la justice et qui en réalité ne faisaient que présider
+des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient
+les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui
+accompagnaient l'archonte et le roi dans les cérémonies, les dix
+athlothètes qui restaient quatre ans en exercice pour préparer la fête de
+Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, étaient réunis en
+permanence pour veiller à l'entretien du foyer public et à la continuation
+des repas sacrés. On voit, par cette liste, qu'Athènes restait fidèle aux
+traditions de l'ancien temps; tant de révolutions n'avaient pas encore
+achevé de détruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les
+vieilles formes de la religion nationale; la démocratie continuait le
+culte institué par les eupatrides.
+
+Venaient ensuite les magistrats spécialement créés pour la démocratie, qui
+n'étaient pas des prêtres, et qui veillaient aux intérêts matériels de la
+cité. C'étaient d'abord les dix stratéges qui s'occupaient des affaires de
+la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui
+avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les
+marchés de la ville et du Pirée; les quinze sitophylaques qui avaient les
+yeux sur la vente du blé; les quinze métronomes qui contrôlaient les poids
+et les mesures; les dix gardes du trésor; les dix receveurs des comptés;
+les onze qui étaient chargés de l'exécution des sentences. Ajoutez que la
+plupart de ces magistratures étaient répétées dans chacune des tribus et
+dans chacun des dèmes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique,
+avait son archonte, son prêtre, son secrétaire, son receveur, son chef
+militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la
+campagne sans rencontrer un magistrat.
+
+Ces fonctions étaient annuelles; il en résultait qu'il n'était presque pas
+un homme qui ne pût espérer d'en exercer quelqu'une à son tour. Les
+magistrats-prêtres étaient choisis par le sort. Les magistrats qui
+n'exerçaient que des fonctions d'ordre public, étaient élus par le peuple.
+Toutefois il y avait une précaution contre les caprices du sort ou ceux du
+suffrage universel: chaque nouvel élu subissait un examen, soit devant le
+Sénat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant
+l'Aréopage, non que l'on demandât des preuves de capacité ou de talent;
+mais on faisait une enquête sur la probité de l'homme et sur sa famille;
+on exigeait aussi que tout magistrat eût un patrimoine en fonds de terre.
+
+Il semblerait que ces magistrats, élue par les suffrages de leurs égaux,
+nommés seulement pour une année, responsables et même révocables, dussent
+avoir peu de prestige et d'autorité. Il suffit pourtant de lire Thucydide
+et Xénophon pour s'assurer qu'ils étaient respectés et obéis. Il y a
+toujours eu dans le caractère des anciens, même des Athéniens, une grande
+facilité à se plier à une discipline. C'était peut-être la conséquence des
+habitudes d'obéissance que le gouvernement sacerdotal leur avait données.
+Ils étaient accoutumés à respecter l'État et tous ceux qui, à des degrés
+divers, le représentaient. Il ne leur venait pas à l'esprit de mépriser un
+magistrat parce qu'il était leur élu; le suffrage était réputé une des
+sources les plus saintes de l'autorité.
+
+Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire
+exécuter les lois, il y avait le Sénat. Ce n'était qu'un corps délibérant,
+une sorte de Conseil d'État; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois,
+n'exerçait aucune souveraineté. On ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il
+fût renouvelé chaque année; car il n'exigeait de ses membres ni une
+intelligence supérieure ni une grande expérience. Il était composé des
+cinquante prytanes de chaque tribu, qui exerçaient à tour de rôle les
+fonctions sacrées et délibéraient toute l'année sur les intérêts religieux
+ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Sénat n'était
+que la réunion des prytanes, c'est-à-dire des prêtres annuels du foyer,
+qu'il était nommé par la voie du sort. Il est juste de dire qu'après que
+le sort avait prononcé, chaque nom subissait une épreuve et était écarté
+s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1]
+
+Au-dessus même du Sénat il y avait l'assemblée du peuple. C'était le vrai
+souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le
+monarque s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses
+erreurs, la démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle
+se soumettait.
+
+L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratéges. Elle se
+tenait dans une enceinte consacrée par la religion; dès le matin, les
+prêtres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en
+appelant la protection des dieux. Le peuple était assis sur des bancs de
+pierre. Sur une sorte d'estrade élevée se tenaient les prytanes et, en
+avant, les proèdres qui présidaient l'assemblée. Un autel se trouvait près
+de la tribune, et la tribune elle-même était réputée une sorte d'autel.
+Quand tout le monde était assis, un prêtre ([Grec: chaerux]) élevait la
+voix: « Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec:
+euphaemia]); priez les dieux et les déesses (et ici il nommait les
+principales divinités du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette
+assemblée pour le plus grand avantage d'Athènes et la félicité des
+citoyens. » Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom répondait: « Nous
+invoquons les dieux pour qu'ils protègent la cité. Puisse l'avis du plus
+sage prévaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils,
+qui prétendrait changer les décrets et les lois, ou qui révélerait nos
+secrets à l'ennemi! » [2]
+
+Ensuite le héraut, sur l'ordre des présidents, disait de quel sujet
+l'assemblée devait s'occuper. Ce qui était présenté au peuple devait avoir
+été déjà discuté et étudié par le Sénat. Le peuple n'avait pas ce qu'on
+appelle en langage moderne l'initiative. Le Sénat lui apportait un projet
+de décret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas à
+délibérer sur autre chose.
+
+Quand le héraut avait donné lecture du projet de décret, la discussion
+était ouverte. Le héraut disait: « Qui veut prendre la parole? » Les
+orateurs montaient à la tribune, par rang d'âge. Tout homme pouvait
+parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais à la condition
+qu'il eût prouvé qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'était pas
+débiteur de l'État, que ses moeurs étaient pures, qu'il était marié en
+légitime mariage, qu'il possédait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il
+avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes
+les expéditions militaires pour lesquelles il avait été commandé, et qu'il
+n'avait jeté son bouclier dans aucun combat. [3]
+
+Ces précautions une fois prises contre l'éloquence, le peuple
+s'abandonnait ensuite à elle tout entier. Les Athéniens, comme dit
+Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à l'action. Ils
+sentaient, au contraire, le besoin d'être éclairés. La politique n'était
+plus, comme dans le régime précédent, une affaire de tradition et de foi.
+Il fallait réfléchir et peser les raisons. La discussion était nécessaire;
+car toute question était plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait
+mettre la vérité en lumière. Le peuple athénien voulait que chaque affaire
+lui fût présentée sous toutes ses faces différentes et qu'on lui montrât
+clairement le pour et le contre. Il tenait fort à ses orateurs; on dit
+qu'il les rétribuait en argent pour chaque discours prononcé à la tribune.
+[4] Il faisait mieux encore: il les écoutait. Car il ne faut pas se
+figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple était
+plutôt le contraire; le poète comique le représente écoutant bouche
+béante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les
+orateurs nous décrivent fréquemment ces réunions populaires; nous ne
+voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Périclès
+ou Cléon, Eschine ou Démosthènes, le peuple est attentif; qu'on le flatte
+ou qu'on le gourmande, il écoute. Il laisse exprimer les opinions les plus
+opposées, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris
+ni de huées. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de
+son discours.
+
+A Sparte l'éloquence n'est guère connue. C'est que les principes du
+gouvernement ne sont pas les mêmes. L'aristocratie gouverne encore, et
+elle a des traditions fixes qui la dispensent de débattre longuement le
+pour et le contre de chaque sujet. A Athènes le peuple veut être instruit;
+il ne se décide qu'après un débat contradictoire; il n'agit qu'autant
+qu'il est convaincu ou qu'il croit l'être. Pour mettre en branle le
+suffrage universel, il faut la parole; l'éloquence est le ressort du
+gouvernement démocratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure
+le titre de _démagogues_, c'est-à-dire de conducteurs de la cité; ce sont
+eux, en effet, qui la font agir et qui déterminent toutes ses résolutions.
+
+On avait prévu le cas où un orateur ferait une proposition contraire aux
+lois existantes. Athènes avait des magistrats spéciaux, qu'elle appelait
+les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblée,
+assis sur des sièges élevés, et semblaient représenter la loi, qui est au-
+dessus du peuple même. S'ils voyaient qu'une loi était attaquée, ils
+arrêtaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la
+dissolution immédiate de l'assemblée. Le peuple se séparait, sans avoir le
+droit d'aller aux suffrage. [6]
+
+Il y avait une loi, peu applicable à la vérité, qui punissait tout orateur
+convaincu d'avoir donné un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une
+autre qui interdisait l'accès de la tribune à tout orateur qui avait
+conseillé trois fois des résolutions contraires aux lois existantes. [7]
+
+Athènes savait très-bien que la démocratie ne peut se soutenir que par le
+respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait être
+utile d'apporter dans la législation, appartenait spécialement aux
+thesmothètes. Leurs propositions étaient présentées au Sénat, qui avait le
+droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas
+d'approbation, le Sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du
+projet des thesmothètes. Mais le peuple ne devait rien résoudre
+immédiatement; il renvoyait la discussion à un autre jour, et en attendant
+il désignait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission spéciale de
+défendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvénients de
+l'innovation proposée. Au jour fixé, le peuple se réunissait de nouveau,
+et écoutait d'abord les orateurs chargés de la défense des lois anciennes,
+puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple
+ne se prononçait pas encore. Il se contentait de nommer une commission,
+fort nombreuse, mais composée exclusivement d'hommes qui eussent exercé
+les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire,
+entendait de nouveau les orateurs, discutait et délibérait. Si elle
+rejetait la loi proposée, son jugement était sans appel. Si elle
+l'approuvait, elle réunissait encore le peuple, qui, pour cette troisième
+fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la
+proposition une loi. [8]
+
+Malgré tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste
+ou funeste fût adoptée. Mais la loi nouvelle portait à jamais le nom de
+son auteur, qui pouvait plus tard être poursuivi en justice et puni. Le
+peuple, en vrai souverain, était réputé impeccable; mais chaque orateur
+restait toujours responsable du conseil qu'il avait donné. [9]
+
+Telles étaient les règles auxquelles la démocratie obéissait. Il ne
+faudrait pas conclure de là qu'elle ne commît jamais de fautes. Quelle que
+soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a
+des jours où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la
+passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les
+vices de la nature humaine. Plus les règles sont minutieuses, plus elles
+accusent que la direction de la société est difficile et pleine de périls.
+La démocratie ne pouvait durer qu'à force de prudence.
+
+On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des
+hommes. C'était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la
+vie d'un Athénien. Un jour il est appelé à l'assemblée de son dème et il a
+à délibérer sur les intérêts religieux ou politiques de cette petite
+association. Un autre jour il est convoqué à l'assemblée de sa tribu; il
+s'agit de régler une fête religieuse, ou d'examiner des dépenses, ou de
+faire des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par
+mois régulièrement il faut qu'il assiste à l'assemblée générale du peuple;
+il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la séance est longue; il n'y va pas
+seulement pour voter; venu dès le matin, il faut qu'il reste jusqu'à une
+heure avancée du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant
+qu'il a été présent dès l'ouverture de la séance et qu'il a entendu tous
+les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus sérieuses; tantôt
+il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-à-dire ceux
+à qui son intérêt et sa vie vont être confiés pour un an; tantôt c'est un
+impôt à établir ou une loi à changer; tantôt c'est sur la guerre qu'il a à
+voter, sachant bien qu'il aura à donner son sang ou celui d'un fils. Les
+intérêts individuels sont unis inséparablement à l'intérêt de l'État.
+L'homme ne peut être ni indifférent ni léger. S'il se trompe, il sait
+qu'il en portera bientôt la peine, et que dans chaque vote il engage sa
+fortune et sa vie. Le jour où la malheureuse expédition de Sicile fut
+décidée, il n'était pas un citoyen qui ne sût qu'un des siens en ferait
+partie et qui ne dût appliquer toute l'attention de son esprit à mettre en
+balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle
+présentait de dangers. Il importait grandement de réfléchir et de
+s'éclairer. Car un échec de la patrie était pour chaque citoyen une
+diminution de sa dignité personnelle, de sa sécurité et de sa richesse.
+
+Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il
+devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux
+en moyenne, [10] il était héliaste, et il passait toute cette année-là
+dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les
+lois. Il n'y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux fois dans sa
+vie à faire partie du Sénat; alors, pendant une année, il siégeait chaque
+jour du matin au soir, recevant les dépositions des magistrats, leur
+faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs étrangers,
+rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant toutes
+les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les
+décrets. Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège,
+astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c'était une
+lourde charge que d'être citoyen d'un État démocratique, qu'il y avait là
+de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de
+temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote
+disait-il très-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour
+vivre, ne pouvait pas être citoyen. Telles étaient les exigences de la
+démocratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se
+devait tout entier à l'État. Il lui donnait son sang dans la guerre, son
+temps pendant la paix. Il n'était pas libre de laisser de côté les
+affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'étaient
+plutôt les siennes qu'il devait négliger pour travailler au profit de la
+cité. Les hommes passaient leur vie à se gouverner. La démocratie ne
+pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses
+citoyens. Pour peu que le zèle se ralentît, elle devait périr ou se
+corrompre.
+
+
+NOTES
+
+[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55.
+
+[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Démosthènes, _in Aristocr._,
+97. Aristophane, _Acharn._, 43, 44 et Scholiaste, _Thesmoph._, 295-310.
+
+[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71.
+
+[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, _Guêpes_, 711 (639);
+voy. le Scholiaste.
+
+[5] Aristophane, _Chevaliers_, 1119.
+
+[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, _Fragm._, coll. Didot, p. 407.
+
+[7] Athénée, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, _Hist. du droit
+public d'Athènes_, chap. II.
+
+[8] Eschine, _in Ctesiph._, 38. Démosthènes, _in Timocr.; in Leptin_.
+Andocide, I, 83.
+
+[9] Thucydide, III, 43. Démosthènes, _in. Timocratem._
+
+[10] Il y avait 5,000 héliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on
+retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient être écartés par
+la [Grec: dokimasia].
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+RICHES ET PAUVRES; LA DÉMOCRATIE PÉRIT; LES TYRANS POPULAIRES.
+
+
+Lorsque la série des révolutions eut amené l'égalité entre les hommes et
+qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits,
+les hommes se firent la guerre pour des intérêts. Cette période nouvelle
+de l'histoire des cités ne commença pas pour toutes en même temps. Dans
+les unes elle suivit de très près l'établissement de la démocratie; dans
+les autres elle ne parut qu'après plusieurs générations qui avaient su se
+gouverner avec calme. Mais toutes les cités, tôt ou tard, sont tombées
+dans ces déplorables luttes.
+
+A mesure que l'on s'était éloigné de l'ancien régime, il s'était formé une
+classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'une
+_gens_ et avait son maître, la misère était presque inconnue. L'homme
+était nourri par son chef; celui à qui il donnait son obéissance, lui
+devait en retour de subvenir à tous ses besoins. Mais les révolutions, qui
+avaient dissous le [Grec: genos], avaient aussi changé les conditions de
+la vie humaine. Le jour où l'homme s'était affranchi des liens de la
+clientèle, il avait vu se dresser devant lui les nécessités et les
+difficultés de l'existence. La vie était devenue plus indépendante, mais
+aussi plus laborieuse et sujette à plus d'accidents. Chacun avait eu
+désormais le soin de son bien-être, chacun sa jouissance et sa tâche. L'un
+s'était enrichi par son activité ou sa bonne fortune, l'autre était resté
+pauvre. L'inégalité de richesse est inévitable dans toute société qui ne
+veut pas rester dans l'état patriarcal ou dans l'état de tribu.
+
+La démocratie ne supprima pas la misère: elle la rendit, au contraire,
+plus sensible. L'égalité des droits politiques fit ressortir encore
+davantage l'inégalité des conditions.
+
+Comme il n'y avait aucune autorité qui s'élevât au-dessus des riches et
+des pauvres à la fois, et qui pût les contraindre à rester en paix, il eût
+été à souhaiter que les principes économiques et les conditions du travail
+fussent tels que les deux classes fussent forcées de vivre en bonne
+intelligence. Il eût fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de
+l'autre, que le riche ne pût s'enrichir qu'en demandant au pauvre son
+travail, et que le pauvre trouvât les moyens de vivre en donnant son
+travail au riche. Alors l'inégalité des fortunes eût stimulé l'activité et
+l'intelligence de l'homme; elle n'eût pas enfanté la corruption et la
+guerre civile.
+
+Mais beaucoup de cités manquaient absolument d'industrie et de commerce;
+elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse
+publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans dépouiller
+personne. Là où il y avait du commerce, presque tous les bénéfices en
+étaient pour les riches, par suite du prix exagéré de l'argent. S'il y
+avait de l'industrie, les travailleurs étaient des esclaves. On sait quel
+le riche d'Athènes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de
+tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Même les professions
+libérales étaient à peu près fermées au citoyen. Le médecin était souvent
+un esclave qui guérissait les malades au profit de son maître. Les commis
+de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas
+fonctionnaires de l'État, étaient des esclaves. L'esclavage était un fléau
+dont la société libre souffrait elle-même. Le citoyen trouvait peu
+d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientôt
+paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il méprisait le
+travail. Ainsi les habitudes économiques, les dispositions morales, les
+préjugés, tout se réunissait pour empêcher le pauvre de sortir de sa
+misère et de vivre honnêtement. La richesse et la pauvreté n'étaient pas
+constituées de manière à pouvoir vivre en paix.
+
+Le pauvre avait l'égalité des droits. Mais assurément ses souffrances
+journalières lui faisaient penser que l'égalité des fortunes eût été bien
+préférable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'égalité
+qu'il avait, pouvait lui servir à acquérir celle qu'il n'avait pas, et
+que, maître des suffrages, il pouvait devenir maître de la richesse.
+
+Il commença par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer
+pour assister à l'assemblée, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cité
+n'était pas assez riche pour subvenir à de telles dépenses, le pauvre
+avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de
+voter étaient fréquentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait
+régulièrement et au grand jour; à Athènes, on se cachait mieux. A Rome, où
+le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme témoin; à
+Athènes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misère et le
+jetait dans la dégradation.
+
+Ces expédients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus énergiques.
+Il organisa une guerre en règle contre la richesse. Cette guerre fut
+d'abord déguisée sous des formes légales; on chargea les riches de toutes
+les dépenses publiques, on les accabla d'impôts, on leur fit construire
+des trirèmes, on voulut qu'ils donnassent des fêtes au peuple. Puis on
+multiplia les amendes dans les jugements; on prononça la confiscation des
+biens pour les fautes les plus légères. Peut-on dire combien d'hommes
+furent condamnés à l'exil par la seule raison qu'ils étaient riches? La
+fortune de l'exilé allait au trésor public, d'où elle s'écoulait ensuite,
+sous forme de triobole, pour être partagée entre les pauvres. Mais tout
+cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait
+toujours. Les pauvres en vinrent alors à user de leur droit de suffrage
+pour décréter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse
+et un bouleversement général.
+
+Dans les époques précédentes on avait respecté le droit de propriété,
+parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque
+patrimoine avait été attaché à un culte et avait été réputé inséparable
+des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pensé qu'on eût le droit
+de dépouiller un homme de son champ. Mais à l'époque où les révolutions
+nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnées et la religion
+de la propriété a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacré et
+inviolable. Elle ne paraît plus un don des dieux, mais un don du hasard.
+On a le désir de s'en emparer, en dépouillant celui qui la possède; et ce
+désir, qui autrefois eût paru une impiété, commence à paraître légitime.
+On ne voit plus le principe supérieur qui consacre le droit de propriété;
+chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit.
+
+Nous avons déjà dit que la cité, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir
+sans limites, que la liberté était inconnue, et que le droit individuel
+n'était rien vis-à-vis de la volonté de l'État. Il résultait de là que la
+majorité des suffrages pouvait décréter la confiscation des biens des
+riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illégalité ni injustice.
+Ce que l'État avait prononcé, était le droit. Cette absence de liberté
+individuelle a été une cause de malheurs et de désordres pour la Grèce.
+Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins
+souffert.
+
+Plutarque raconte qu'à Mégare, après une insurrection, on décréta que les
+dettes seraient abolies, et que les créanciers, outre la perte du capital,
+seraient tenus de rembourser les intérêts déjà payés. [1]
+
+« A Mégare, comme dans d'autres villes, dit Aristote, [2] le parti
+populaire, s'étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la
+confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans
+cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arrêter. Il fallut faire
+chaque jour quelque nouvelle victime; et à la fin le nombre de riches
+qu'on dépouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formèrent une
+armée. »
+
+En 412, « le peuple de Samos fit périr deux cents de ses adversaires, en
+exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons ».
+[3]
+
+A Syracuse, le peuple fut à peine délivré du tyran Denys que dès la
+première assemblée il décréta le partage des terres. [4]
+
+Dans cette période de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons
+une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans
+l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent
+la conserver ou la reprendre. « Dans toute guerre civile, dit un historien
+grec, il s'agit de déplacer les fortunes. » [5] Tout démagogue faisait
+comme ce Molpagoras de Cios, [6] qui livrait à la multitude ceux qui
+possédaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et
+distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messène, dès que le parti
+populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres.
+
+Les classes élevées n'ont jamais eu chez les anciens assez d'intelligence
+ni assez d'habileté pour tourner les pauvres vers le travail et les aider
+à sortir honorablement de la misère et de la corruption. Quelques hommes
+de coeur l'ont essayé; ils n'y ont pas réussi. Il résultait de là que les
+cités flottaient toujours entre deux révolutions, l'une qui dépouillait
+les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela
+dura depuis la guerre du Péloponèse jusqu'à la conquête de la Grèce par
+les Romains.
+
+Dans chaque cité, le riche et le pauvre étaient deux ennemis qui vivaient
+à côté l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa
+richesse convoitée. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui
+les unît. Le pauvre ne pouvait acquérir la richesse qu'en dépouillant le
+riche. Le riche ne pouvait défendre son bien que par une extrême habileté
+ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'était dans chaque
+ville une double conspiration: les pauvres conspiraient par cupidité, les
+riches par peur. Aristote dit que les riches prononçaient entre eux ce
+serment: « Je jure d'être toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire
+tout le mal que je pourrai. » [7]
+
+Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de
+cruautés et de crimes. Les haines effaçaient dans le coeur tout sentiment
+d'humanité. « Il y eut à Milet une guerre entre les riches et les pauvres.
+Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcèrent les riches à s'enfuir de la
+ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les égorger, ils prirent
+leurs enfants, les rassemblèrent dans des granges et les firent broyer
+sous les pieds des boeufs. Les riches rentrèrent ensuite dans la ville et
+redevinrent les maîtres. Ils prirent, à leur tour, les enfants des
+pauvres, les enduisirent de poix et les brûlèrent tout vifs. » [8]
+
+Que devenait alors la démocratie? Elle n'était pas précisément responsable
+de ces excès et de ces crimes; mais elle en était atteinte la première. Il
+n'y avait plus de règles; or, la démocratie ne peut vivre qu'au milieu des
+règles les plus strictes et les mieux observées. On ne voyait plus de
+vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exerçait
+plus l'autorité au profit de la paix et de la loi, mais au profit des
+intérêts et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni
+titres légitimes ni caractère sacré; l'obéissance n'avait plus rien de
+volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche.
+La cité n'était plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une
+partie était maîtresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il
+était aristocratique quand les riches étaient au pouvoir, démocratique
+quand c'étaient les pauvres. En réalité, la vraie démocratie n'existait
+plus.
+
+À partir du jour où les besoins et les intérêts matériels avaient fait
+irruption en elle, elle s'était altérée et corrompue. La démocratie, avec
+les riches au pouvoir, était devenue une oligarchie violente; la
+démocratie des pauvres était devenue la tyrannie. Du cinquième au deuxième
+siècle avant notre ère, nous voyons dans toutes les cités de la Grèce et
+de l'Italie, Rome encore exceptée, que les formes républicaines sont mises
+en péril et qu'elles sont devenues odieuses à un parti. Or, on peut
+distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les détruire, et qui sont
+ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus éclairés et plus
+fiers, restent fidèles au régime républicain, pendant que les pauvres,
+pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers
+pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, après plusieurs guerres
+civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti
+contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'après de longues
+alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte était toujours
+à recommencer, elle imagina d'établir un régime monarchique qui fût
+conforme à ses intérêts, et qui, en comprimant à jamais le parti
+contraire, lui assurât pour l'avenir les bénéfices de sa victoire. Elle
+créa ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changèrent de
+nom: on ne fut plus aristocrate ou démocrate; on combattit pour la
+liberté, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'étaient
+encore la richesse et la pauvreté qui se faisaient la guerre. Liberté
+signifiait le gouvernement où les riches avaient le dessus et défendaient
+leur fortune; tyrannie indiquait exactement le contraire.
+
+C'est un fait général et presque sans exception dans l'histoire de la
+Grèce et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont
+pour ennemi le parti aristocratique. « Le tyran, dit Aristote, n'a pour
+mission que de protéger le peuple contre les riches; il a toujours
+commencé par être un démagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de
+combattre l'aristocratie. » -- « Le moyen d'arriver à la tyrannie, dit-il
+encore, c'est de gagner la confiance de la foule; or, on gagne sa
+confiance en se déclarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate à
+Athènes, Théagène à Mégare, Denys à Syracuse. » [9]
+
+Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Mégare, Théagène surprend
+dans la campagne les troupeaux des riches et les égorge. A Cumes,
+Aristodème abolit les dettes, et enlève les terres aux riches pour les
+donner aux pauvres. Ainsi font Nicoclès à Sicyone, Aristomaque à Argos.
+Tous ces tyrans nous sont représentés par les écrivains comme très-cruels;
+il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature; mais ils
+l'étaient par la nécessité pressante où ils se trouvaient de donner des
+terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au
+pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et
+qu'ils entretenaient ses passions.
+
+Le tyran de ces cités grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne
+peut nous donner une idée. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets,
+sans intermédiaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il
+n'est pas dans cette position élevée et indépendante où est le souverain
+d'un grand État. Il a toutes les petites passions de l'homme privé: il
+n'est pas insensible aux profits d'une confiscation; il est accessible à
+la colère et au désir de la vengeance personnelle; il a peur; il sait
+qu'il a des ennemis tout près de lui et que l'opinion publique approuve
+l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappé. On devine ce que peut
+être le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables
+exceptions, les tyrans qui se sont élevés dans toutes les villes grecques
+au quatrième et au troisième siècle, n'ont régné qu'en flattant ce qu'il y
+avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui
+était supérieur par la naissance, la richesse ou le mérite. Leur pouvoir
+était illimité; les Grecs purent reconnaître combien le gouvernement
+républicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits
+individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donné
+un tel pouvoir à l'État, que le jour où un tyran prenait en mains cette
+omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et
+qu'il était légalement le maître de leur vie et de leur fortune.
+
+
+NOTES
+
+[1] Plutarque, _Quest. grecq._, 18.
+
+[2] Aristote, _Politique_, VIII, 4 (V, 4).
+
+[3] Thucydide, VIII, 21.
+
+[4] Plutarque, _Dion_, 37, 48.
+
+[5] Polybe, XV, 21.
+
+[6] Polybe, VII, 10.
+
+[7] Aristote, _Politique_, VIII, 7, 10 (V, 7). Plutarque, _Lysandre_, 19.
+
+[8] Héraclide de Pont, dans Athénée, XII, 26. -- Il est assez d'usage
+d'accuser la démocratie athénienne d'avoir donné à la Grèce l'exemple de
+ces excès et de ces bouleversements. Athènes est, au contraire, la seule
+cité grecque à nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre
+atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage
+avait compris, dès le jour où la série des révolutions avait commencé, que
+l'on marchait vers un terme où il n'y aurait que le travail qui put sauver
+la société. Elle l'avait donc encouragé et rendu honorable. Solon avait
+prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail fût privé des droits
+politiques. Périclès avait voulu qu'aucun esclave ne mît la main à la
+construction des grands monuments qu'il élevait, et il avait réservé tout
+ce travail aux hommes libres. La propriété était d'ailleurs tellement
+divisée qu'un recensement, qui fut fait à la fin du cinquième siècle,
+montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10,000 propriétaires.
+Aussi Athènes, vivant sous un régime économique un peu meilleur que celui
+des autres cités, fut-elle moins violemment agitée que le reste de la
+Grèce; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et
+n'aboutirent pas aux mêmes désordres.
+
+[9] Aristote, _Politique_, V, 8; VIII, 4, 5; V, 4.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+RÉVOLUTIONS DE SPARTE.
+
+
+Il ne faut pas croire que Sparte ait vécu dix siècles sans voir de
+révolutions. Thucydide nous dit, au contraire, « qu'elle fut travaillée
+par les dissensions plus qu'aucune autre cité grecque ». [1] L'histoire de
+ces querelles intérieures nous est, à la vérité, peu connue; mais cela
+vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour règle et pour
+habitude de s'entourer du plus profond mystère. [2] La plupart des luttes
+qui l'agitèrent, ont été cachées et mises en oubli; nous en savons du
+moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte diffère
+sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traversé la
+même série de révolutions.
+
+Les Doriens étaient déjà formés en corps, de peuple lorsqu'ils envahirent
+le Péloponèse. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays? Était-ce
+l'invasion d'un peuple étranger, était-ce une révolution intérieure? on
+l'ignore. Ce qui paraît certain, c'est qu'à ce moment de l'existence du
+peuple dorien, l'ancien régime de la _gens_ avait déjà disparu. On ne
+distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille; on ne
+trouve plus de traces du régime patriarcal, plus de vestiges de noblesse
+religieuse ni de clientèle héréditaire; on ne voit que des guerriers égaux
+sous un roi. Il est donc probable qu'une première révolution sociale
+s'était déjà accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui
+conduisit ce peuple jusqu'à Sparte. Si l'on compare la société dorienne du
+neuvième siècle avec la société ionienne de la même époque, on s'aperçoit
+que la première était beaucoup plus avancée que l'autre dans la série des
+changements. La race ionienne est entrée plus tard dans la route des
+révolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite.
+
+Si les Doriens, à leur arrivée à Sparte, n'avaient plus le régime de la
+_gens_, ils n'avaient pas pu s'en détacher encore si complètement qu'ils
+n'en eussent gardé quelques institutions, par exemple le droit d'aînesse
+et l'inaliénabilité du patrimoine. Ces institutions ne tardèrent pas à
+rétablir dans la société Spartiate une aristocratie.
+
+Toutes les traditions nous montrent qu'à l'époque où parut Lycurgue, il y
+avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles étaient en lutte. La
+royauté avait une tendance naturelle à prendre parti pour la classe
+inférieure. Lycurgue, qui n'était pas roi, se fit le chef de
+l'aristocratie, et du même coup il affaiblit la royauté et mit le peuple
+sous le joug. [3]
+
+Les déclamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la
+sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inaltérable dont on y
+jouissait, sur l'égalité, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire
+illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut-
+être celle où l'aristocratie a régné le plus durement et où l'on a le
+moins connu l'égalité. Il ne faut pas parler du partage des terres; si ce
+partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sûr qu'il n'a pas été
+maintenu. Car au temps d'Aristote, « les uns possédaient des domaines
+immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien; on comptait à peine
+dans toute la Laconie un millier de propriétaires ». [4]
+
+Laissons de côté les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la
+société Spartiate: nous y trouvons une hiérarchie de classes superposées
+l'une à l'autre. Ce sont d'abord les Néodamodes, qui paraissent être
+d'anciens esclaves affranchis; [5] puis les Épeunactes, qui avaient été
+admis à combler les vides faits par la guerre parmi les Spartiates; [6] à
+un rang un peu supérieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables à
+des clients domestiques, vivaient avec le maître, lui faisaient cortège,
+partageaient ses occupations, ses travaux, ses fêtes, et combattaient à
+côté de lui. [7] Venait ensuite la classe des bâtards, qui descendaient
+des vrais Spartiates, mais que la religion et la loi éloignaient d'eux;
+[8] puis, encore une classe, qu'on appelait les inférieurs, [Grec:
+hypomeiones], [9] et qui étaient probablement les cadets déshérités des
+familles. Enfin au-dessus de tout cela s'élevait la classe aristocratique,
+composée des hommes qu'on appelait les _Égaux_, [Grec: homoioi]. Ces
+hommes étaient, en effet, égaux entre eux, mais fort supérieurs à tout le
+reste. Le nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu; nous
+savons seulement qu'il était très-restreint. Un jour, un de leurs ennemis
+les compta sur la place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au
+milieu d'une foule de 4,000 individus. [10] Ces égaux avaient seuls part
+au gouvernement de la cité. « Être hors de cette classe, dit Xénophon,
+c'est être hors du corps politique. » [11] Démosthènes dit que l'homme qui
+entre dans la classe des Égaux, devient par cela seul « un des maîtres du
+gouvernement ». [12] « On les appelle _Égaux_, dit-il encore, parce que
+l'égalité doit régner entre les membres d'une oligarchie. »
+
+Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement précis. Il
+paraît qu'il se recrutait par voie d'élection; mais le droit d'élire
+appartenait au corps lui-même, et non pas au peuple. Y être admis était ce
+qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte _le prix de la vertu_.
+Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de mérite,
+d'âge, pour composer cette _vertu_. On voit bien que la naissance ne
+suffisait pas, puisqu'il y avait une élection; on peut croire que c'était
+plutôt la richesse qui déterminait les choix, dans une ville « qui avait
+au plus haut degré l'amour de l'argent, et où tout était permis aux
+riches. » [13]
+
+Quoi qu'il en soit, ces Égaux avaient seuls les droits du citoyen; seuls
+ils composaient l'assemblée; ils formaient seuls ce qu'on appelait à
+Sparte _le peuple_. De cette classe sortaient par voie d'élection les
+sénateurs, à qui la constitution donnait une bien grande autorité, puisque
+Démosthènes dit que le jour où un homme entre au Sénat, il devient un
+despote pour la foule. [14] Ce Sénat, dont les rois étaient de simples
+membres, gouvernait l'État suivant le procédé habituel des corps
+aristocratiques; des magistrats annuels dont l'élection lui appartenait
+indirectement exerçaient en son nom une autorité absolue. Sparte avait
+ainsi un régime républicain; elle avait même tous les dehors de la
+démocratie, des rois-prêtres, des magistrats annuels, un Sénat délibérant,
+une assemblée du peuple. Mais ce peuple n'était que la réunion de deux ou
+trois centaines d'hommes.
+
+Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'établissement des éphores, le
+gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composée de quelques riches,
+faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et même
+sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son énergie, par son
+habileté, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois morales,
+elle sut garder le pouvoir pendant cinq siècles. Mais elle suscita de
+cruelles haines et eut à réprimer, un grand nombre d'insurrections.
+
+Nous n'avons pas à parler des complots des Hilotes. Tous ceux des
+Spartiates ne nous sont pas connus; le gouvernement était trop habile pour
+ne pas chercher à en étouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant
+quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui
+fondèrent Tarente étaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le
+gouvernement. Une indiscrétion du poète Tyrtée fit connaître à la Grèce
+que pendant les guerres de Messénie un parti avait conspiré pour obtenir
+le partage des terres.
+
+Ce qui sauvait Sparte, c'était la division extrême qu'elle savait mettre
+entre les classes inférieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les
+Laconiens; les Mothaces méprisaient les Néodamodes. Nulle coalition
+n'était possible, et l'aristocratie, grâce à son éducation militaire et à
+l'étroite union de ses membres, était toujours assez forte pour tenir tête
+à chacune des classes ennemies.
+
+Les rois essayèrent ce qu'aucune classe ne pouvait réaliser. Tous ceux
+d'entre eux qui aspirèrent à sortir de l'état d'infériorité où
+l'aristocratie les tenait, cherchèrent un appui chez les hommes de
+condition inférieure. Pendant la guerre médique, Pausanias forma le projet
+de relever à la fois la royauté et les basses classes, en renversant
+l'oligarchie. Les Spartiates le firent périr, l'accusant d'avoir noué des
+relations avec le roi de Perse; son vrai crime était plutôt d'avoir eu la
+pensée d'affranchir les Hilotes. [15] On peut compter dans l'histoire
+combien sont nombreux les rois qui furent exilés par les éphores; la cause
+de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit: « Les rois de
+Sparte, pour tenir tête aux éphores et au Sénat, se faisaient
+démagogues. » [16]
+
+En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique.
+Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas à la classe des Égaux, était le
+chef des conjurés. Quand il voulait affilier un homme au complot, il le
+menait sur la place publique, et lui faisait compter les citoyens; en y
+comprenant les rois, les éphores, les sénateurs, on arrivait au chiffre
+d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors: « Ces gens-là sont nos
+ennemis; tous les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre
+de plus de quatre mille, sont nos alliés. » Il ajoutait: « Quand tu
+rencontres dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un
+maître; tous les autres hommes sont des amis. » Hilotes, Laconiens,
+Néodamodes, [Grec: hypomeiones], tous étaient associés, cette fois, et
+étaient les complices de Cinadon; « car tous, dit l'historien, avaient une
+telle haine pour leurs maîtres qu'il n'y en avait pas un seul parmi eux
+qui n'avouât qu'il lui serait agréable de les dévorer tout crus. » Mais le
+gouvernement de Sparte était admirablement servi: il n'y avait pas pour
+lui de secret. Les éphores prétendirent que les entrailles des victimes
+leur avaient révélé le complot. On ne laissa pas aux conjurés le temps
+d'agir: on mit la main sur eux, et on les fit périr secrètement.
+L'oligarchie fut encore une fois sauvée. [17]
+
+A la faveur de ce gouvernement, l'inégalité alla grandissant toujours. La
+guerre du Péloponèse et les expéditions en Asie avaient fait affluer
+l'argent à Sparte; mais il s'y était répandu d'une manière fort inégale,
+et n'avait enrichi que ceux qui étaient déjà riches. En même temps, la
+petite propriété disparut. Le nombre des propriétaires, qui était encore
+de mille au temps d'Aristote, était réduit à cent, un siècle après lui.
+[18] Le sol était tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait
+ni industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les
+riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une
+part étaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le très-grand
+nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous présente, dans la vie
+d'Agis et dans celle de Cléomène, un tableau de la société Spartiate; on y
+voit un amour effréné de la richesse, tout mis au-dessous d'elle; chez
+quelques-uns le luxe, la mollesse, le désir d'augmenter sans fin leur
+fortune; hors de là, rien qu'une tourbe misérable, indigente, sans droits
+politiques, sans aucune valeur dans la cité, envieuse, haineuse, et qu'un
+tel état social condamnait à désirer une révolution.
+
+Quand l'oligarchie eut ainsi poussé les choses aux dernières limites du
+possible, il fallut bien que la révolution s'accomplît, et que la
+démocratie, arrêtée et contenue si longtemps, brisât à la fin ses digues.
+On devine bien aussi qu'après une si longue compression la démocratie ne
+devait pas s'arrêter à des réformes politiques, mais qu'elle devait
+arriver du premier coup aux réformes sociales.
+
+Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'étaient plus, en y
+comprenant toutes les classes diverses, que sept cents), et l'affaissement
+des caractères, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal
+des changements ne vint pas des classes inférieures. Il vint d'un roi.
+Agis essaya d'accomplir cette inévitable révolution par des moyens légaux:
+ce qui augmenta pour lui les difficultés de l'entreprise. Il présenta au
+Sénat, c'est-à-dire aux riches eux-mêmes, deux projets de loi pour
+l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'être
+trop surpris que le Sénat n'ait pas rejeté ces propositions; Agis avait
+peut-être pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptées. Mais, les lois
+une fois votées, restait à les mettre à exécution; or ces réformes sont
+toujours tellement difficiles à accomplir que les plus hardis y échouent.
+Agis, arrêté court par la résistance des éphores, fut contraint de sortir
+de la légalité: il déposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre
+autorité; puis il arma ses partisans et établit, durant une année, un
+régime de terreur. Pendant ce temps-là il put appliquer la loi sur les
+dettes et faire brûler tous les titres de créance sur la place publique.
+Mais il n'eut pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis
+hésita sur ce point et s'il fut effrayé de son oeuvre, ou si l'oligarchie
+répandit contre lui d'habiles accusations; toujours est-il que le peuple
+se détacha de lui et le laissa tomber. Les éphores l'égorgèrent, et le
+gouvernement aristocratique fut rétabli.
+
+Cléomène reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de
+scrupules. Il commença par massacrer les éphores, supprima hardiment cette
+magistrature, qui était odieuse aux rois et au parti populaire, et
+proscrivit les riches. Après ce coup d'État, il opéra la révolution,
+décréta le partage des terres, et donna le droit de cité à quatre mille
+Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cléomène n'avouaient
+qu'ils faisaient une révolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom
+du vieux législateur Lycurgue, prétendaient ramener Sparte aux antiques
+coutumes. Assurément la constitution de Cléomène en était fort éloignée.
+Le roi était véritablement un maître absolu; aucune autorité ne lui
+faisait contre-poids; il régnait à la façon des tyrans qu'il y avait alors
+dans la plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait
+d'avoir obtenu des terres, paraissait se soucier fort peu des libertés
+politiques. Cette situation ne dura pas longtemps. Cléomène voulut étendre
+le régime démocratique à tout le Péloponèse, où Aratus, précisément à
+cette époque, travaillait à établir un régime de liberté et de sage
+aristocratie. Dans toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de
+Cléomène, espérant obtenir, comme à Sparte, une abolition des dettes et un
+partage des terres. C'est cette insurrection imprévue des basses classes
+qui obligea Aratus à changer tous ses plans; il crut pouvoir compter sur
+la Macédoine, dont le roi Antigone Doson avait alors pour politique de
+combattre partout les tyrans et le parti populaire, et il l'introduisit
+dans le Péloponèse. Antigone et les Achéens vainquirent Cléomène à
+Sellasie. La démocratie spartiate fut encore une fois abattue, et les
+Macédoniens rétablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant Jésus-
+Christ).
+
+Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles;
+une année, trois éphores qui étaient favorables au parti populaire,
+massacrèrent leurs deux collègues: l'année suivante, les cinq éphores
+appartenaient au parti oligarchique; le peuple prit les armes et les
+égorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois; le peuple voulut en
+avoir; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce
+qui ne s'était jamais vu à Sparte. Ce roi nommé Lycurgue fut deux fois
+renversé du trône, une première fois par le peuple, parce qu'il refusait
+de partager les terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on
+le soupçonnait de vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit;
+mais après lui on voit à Sparte un tyran, Machanidas; preuve certaine que
+le parti populaire avait pris le dessus.
+
+Philopémen qui, à la tête de la ligue achéenne, faisait partout la guerre
+aux tyrans démocrates, vainquit et tua Machanidas. La démocratie Spartiate
+adopta aussitôt un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cité à
+tous les hommes libres, élevant les Laconiens eux-mêmes au rang des
+Spartiates; il alla jusqu'à affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des
+tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les
+riches; « il proscrivit ou fit périr ceux que leur richesse élevait au-
+dessus des autres ».
+
+Cette nouvelle Sparte démocratique ne manqua pas de grandeur; Nabis mit
+dans la Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il
+assujettit à Sparte la Messénie, une partie de l'Arcadie, l'Élide. Il
+s'empara d'Argos. Il forma une marine, ce qui était bien éloigné des
+anciennes traditions de l'aristocratie spartiate; avec sa flotte il domina
+sur toutes les îles qui entourent le Péloponèse, et étendit son influence
+jusque sur la Crète. Partout il soulevait la démocratie; maître d'Argos,
+son premier soin fut de confisquer les biens des riches, d'abolir les
+dettes, et de partager les terres. On peut voir dans Polybe combien la
+ligue achéenne avait de haine pour ce tyran démocrate. Elle détermina
+Flamininus à lui faire la guerre au nom de Rome. Dix mille Laconiens, sans
+compter les mercenaires, prirent les armes pour défendre Nabis. Après un
+échec, il voulait faire la paix; le peuple s'y refusa; tant la cause du
+tyran était celle de la démocratie! Flamininus vainqueur lui enleva une
+partie de ses forces, mais le laissa régner en Laconie, soit que
+l'impossibilité de rétablir l'ancien gouvernement fût trop évidente, soit
+qu'il fût conforme à l'intérêt de Rome que quelques tyrans fissent contre-
+poids à la ligue achéenne. Nabis fut assassiné plus tard par un Éolien;
+mais sa mort ne rétablit pas l'oligarchie; les changements qu'il avait
+accomplis dans l'état social, furent maintenus après lui, et Rome elle-
+même se refusa à remettre Sparte dans son ancienne situation.
+
+
+NOTES
+
+[1] Thucydide, I, 18.
+
+[2] Thucydide, V, 68.
+
+[3] Voy. plus haut, p. 284.
+
+[4] Aristote, _Politique_, II, 6, 10 et 11.
+
+[5] Myron de Priène, dans Athénée, VI.
+
+[6] Théopompe, dans Athénée, VI.
+
+[7] Athénée, VI, 102. Plutarque, _Cléomène_, 8. Élien, XII, 43.
+
+[8] Aristote, _Politique_, VIII, 6 (V, 6). Xénophon, _Helléniques_, V, 3,
+9.
+
+[9] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 6.
+
+[10] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 5.
+
+[11] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10.
+
+[12] Démosthènes, _in Leptin._, 107.
+
+[13] [Grec: Ha philochraematia Spartan eloi]: c'était déjà un proverbe en
+Grèce au temps d'Aristote. Zénobius. II, 24. Aristote, _Politique_, VIII,
+6, 7 (V, 6).
+
+[14] Démosthènes, _in Leptin._, 107. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10.
+
+[15] Aristote, _Politique_, VIII, 1 (V, 1). Thucydide I, 13, 2.
+
+[16] Aristote, _Politique_, II, 6, 14.
+
+[17] Xénophon, _Helléniques_, III, 3.
+
+[18] Plutarque, _Agis_, 5.
+
+
+
+
+LIVRE V.
+
+LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+NOUVELLES CROYANCES; LA PHILOSOPHIE CHANGE LES RÈGLES DE LA POLITIQUE.
+
+
+On a vu dans ce qui précède comment le régime municipal s'était constitué
+chez les anciens. Une religion très-antique avait fondé d'abord la
+famille, puis la cité; elle avait établi d'abord le droit domestique et le
+gouvernement de la _gens_, ensuite les lois civiles et le gouvernement
+municipal. L'État était étroitement lié à la religion; il venait d'elle et
+se confondait avec elle. C'est pour cela que, dans la cité primitive,
+toutes les institutions politiques avaient été des institutions
+religieuses, les fêtes des cérémonies du culte, les lois des formules
+sacrées, les rois et les magistrats des prêtres. C'est pour cela encore
+que la liberté individuelle avait été inconnue, et que l'homme n'avait pas
+pu soustraire sa conscience elle-même à l'omnipotence de la cité. C'est
+pour cela enfin que l'État était resté borné aux limites d'une ville, et
+n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux lui avaient
+tracée à l'origine. Chaque cité avait non-seulement son indépendance
+politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le droit, le
+gouvernement, tout était municipal. La cité était la seule force vive;
+rien au-dessus, rien au-dessous; ni unité nationale ni liberté
+individuelle.
+
+Il nous reste à dire comment ce régime a disparu, c'est-à-dire comment, le
+principe de l'association humaine étant changé, le gouvernement, la
+religion, le droit ont dépouillé ce caractère municipal qu'ils avaient eu
+dans l'antiquité.
+
+La ruine du régime politique que la Grèce et l'Italie avaient créé, peut
+se rapporter à deux causes principales. L'une appartient à l'ordre des
+faits moraux et intellectuels, l'autre à l'ordre des faits matériels; la
+première est la transformation des croyances, la seconde est la conquête
+romaine. Ces deux grands faits sont du même temps; ils se sont développés
+et accomplis ensemble pendant la série de six siècles qui précède notre
+ère.
+
+La religion primitive, dont les symboles étaient la pierre immobile du
+foyer et le tombeau des ancêtres, religion qui avait constitué la famille
+antique et organisé ensuite la cité, s'altéra avec le temps et vieillit.
+L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On
+commença a avoir l'idée de la nature immatérielle; la notion de l'âme
+humaine se précisa, et presque en même temps celle d'une intelligence
+divine surgit dans les esprits.
+
+Que dut-on penser alors des divinités du premier âge, de ces morts qui
+vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient été des hommes,
+de ces ancêtres sacrés qu'il fallait continuer à nourrir d'aliments? Une
+telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'étaient plus au
+niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces préjugés, si grossiers
+qu'ils fussent, ne furent pas aisément arrachés de l'esprit du vulgaire:
+ils y régnèrent longtemps encore; mais dès le cinquième siècle avant notre
+ère, les hommes qui réfléchissaient s'étaient affranchis de ces erreurs.
+Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient à l'anéantissement,
+les autres à une seconde existence toute spirituelle dans un monde des
+âmes; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vécût dans la
+tombe, se nourrissant d'offrandes. On commençait aussi à se faire une idée
+trop haute du divin pour qu'on pût persister à croire que les morts
+fussent des dieux. On se figurait, au contraire, l'âme humaine allant
+chercher dans les champs Élysées sa récompense ou allant payer la peine de
+ses fautes; et par un notable progrès, on ne divinisait plus parmi les
+hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au-
+dessus de l'humanité.
+
+L'idée de la divinité se transformait peu à peu, par l'effet naturel de la
+puissance plus grande de l'esprit. Cette idée, que l'homme avait d'abord
+appliquée à la force invisible qu'il sentait en lui-même, il la transporta
+aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature,
+en attendant qu'il s'élevât jusqu'à la conception d'un être qui fût en
+dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Héros
+perdirent l'adoration de tout ce qui pensait.
+
+Quant au foyer, qui ne paraît avoir eu de sens qu'autant qu'il se
+rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua à
+avoir dans la maison un foyer domestique, à le saluer, à l'adorer, à lui
+offrir la libation; mais ce n'était plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune
+foi ne vivifiait plus.
+
+Le foyer des villes ou prytanée fut entraîné insensiblement dans le
+discrédit où tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il
+signifiait; on avait oublié que le feu toujours vivant du prytanée
+représentait la vie invisible des ancêtres, des fondateurs, des Héros
+nationaux. On continuait à entretenir ce feu, à faire les repas publics, à
+chanter les vieux hymnes: vaines cérémonies, dont on n'osait pas se
+débarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens.
+
+Même les divinités de la nature, qu'on avait associées aux foyers,
+changèrent de caractère. Après avoir commencé par être des divinités
+domestiques, après être devenues des divinités de cité, elles se
+transformèrent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les êtres
+différents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'être
+qu'un seul et même être; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut
+embarrassé de la multitude des divinités, et il sentit le besoin d'en
+réduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun à
+une famille ou à une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain
+et veillaient sur l'univers. Les poëtes allaient de ville en ville et
+enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cité, des chants
+nouveaux où il n'était parlé ni des dieux Lares ni des divinités poliades,
+et où se disaient les légendes des grands dieux de la terre et du ciel; et
+le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour
+cette poésie nouvelle, qui n'était pas fille de la religion, mais de l'art
+et de l'imagination libre. En même temps, quelques grands sanctuaires,
+comme ceux de Delphes et de Délos, attiraient les hommes et leur faisaient
+oublier les cultes locaux. Les Mystères et la doctrine qu'ils contenaient,
+les habituaient à dédaigner la religion vide et insignifiante de la cité.
+
+Ainsi une révolution intellectuelle s'opéra lentement et obscurément. Les
+prêtres mêmes ne lui opposaient pas de résistance; car dès que les
+sacrifices continuaient à être accomplis aux jours marqués, il leur
+semblait que l'ancienne religion était sauve; les idées pouvaient changer
+et la foi périr, pourvu que les rites ne reçussent aucune atteinte. Il
+arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiées, les croyances
+se transformèrent, et que la religion domestique et municipale perdit tout
+empire sur les âmes.
+
+Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la
+vieille politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes
+sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement.
+Pythagore, ayant la conception vague de l'Être suprême, dédaigna les
+cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetât les vieux modes de
+gouvernement et essayât de fonder une société nouvelle.
+
+Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et
+sur tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna
+aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du
+prytanée, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen; il
+fuyait les assemblées et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine
+portait atteinte à la cité; les Athéniens le frappèrent d'une sentence de
+mort.
+
+Les Sophiates vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux
+grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles
+erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au
+passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les
+préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois
+qui régissaient encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en
+ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément
+l'indifférence au juste et à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins
+étroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle,
+et dégagée des formules des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie,
+qui souleva une tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir
+ni religion, ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces
+choses ils n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient
+avoir assez fait quand ils avaient combattu des préjugés. Ils remuaient,
+comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la
+règle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience
+humaine, et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable
+tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne
+suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il
+fallait persuader les hommes et agir sur des volontés libres. A la
+connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et
+de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour
+eux la tradition; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit.
+
+Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus
+croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner
+sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles
+lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la
+bouche d'un sophiste ces belles paroles: « Vous tous qui êtes ici, je vous
+regarde comme parents entre vous. La nature, à défaut de la loi, vous a
+faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence à la
+nature en bien des occasions. » Opposer ainsi la nature à la loi et à la
+coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique ancienne. En
+vain les Athéniens chassèrent Protagonas et brûlèrent ses écrits; le coup
+était porté le résultat de l'enseignement des Sophistes avait été immense.
+L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité des dieux
+nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et
+sur la place publique.
+
+Socrate, tout an réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de
+douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de
+la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées
+dans la conscience humaine. Il ne différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait
+cette conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver
+l'obligation d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au-
+dessus de la coutume, la justice au dessus de la loi. Il dégageait la
+morale de la religion; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un
+arrêt des anciens dieux; il montra que le principe du devoir est dans
+l'âme de l'homme. En tout cela, qu'il le voulût ou non, il faisait la
+guerre aux cultes de la cité. En vain prenait-il soin d'assister à toutes
+les fêtes et de prendre part aux sacrifices; ses croyances et ses paroles
+démentaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui était le
+contraire de la religion de la cité. On l'accusa avec vérité « de ne pas
+adorer les dieux que l'État adorait ». On le fit périr pour avoir attaqué
+les coutumes et les croyances des ancêtres, ou, comme on disait, pour
+avoir corrompu la génération présente. L'impopularité de Socrate et les
+violentes colères de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux
+habitudes religieuses de cette société athénienne, où il y avait tant de
+prêtres, et où ils étaient si puissants. Mais la révolution que les
+Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait reprise avec plus de
+mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La société grecque
+s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances
+et des vieilles institutions.
+
+Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et
+les règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes,
+Speusippe, Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des
+traités sur la politique. On chercha, on examina; les grands problèmes de
+l'organisation de l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des
+obligations et des droits, se posèrent à tous les esprits.
+
+Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a
+faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des
+vieilles idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique; il est
+étroit; il ne doit contenir que 5,000 membres. Le gouvernement y est
+encore réglé par les anciens principes; la liberté y est inconnue; le but
+que le législateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que
+la sûreté et la grandeur de l'association. La famille même est presque
+étouffée, pour qu'elle ne fasse pas concurrence à la cité; l'État seul est
+propriétaire; seul il est libre; seul il a une volonté; seul il a une
+religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit périr.
+Pourtant au milieu de tout cela, les idées nouvelles se font jour. Platon
+proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la règle de la morale
+et de la politique est en nous-mêmes, que la tradition n'est rien, que
+c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes
+qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine.
+
+Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. « La loi, dit-il, c'est
+la raison. » Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme
+à la coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure
+que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le
+respect des ancêtres: « Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient nés du
+sein de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient,
+suivant toute apparence, à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de
+plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en
+tenir à l'opinion de ces gens-là. » Aristote, comme tous les philosophes,
+méconnaissait absolument l'origine religieuse de la société humaine; il ne
+parle pas des prytanées; il ignore que ces cultes locaux aient été le
+fondement de l'État. « L'État, dit-il, n'est pas autre chose qu'une
+association d'êtres égaux recherchant en commun une existence heureuse et
+facile. » Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des sociétés,
+et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois
+sociales et l'idée de patrie. [1]
+
+L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se
+vantait de n'avoir droit de cité nulle part, et Cratès disait que sa
+patrie à lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques
+ajoutaient cette vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de
+l'univers et que la patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils
+considéraient le patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient
+du nombre des sentiments l'amour de la cité.
+
+Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus
+des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du
+citoyen; Platon avait essayé de travailler pour l'État en le réformant.
+Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de
+l'État un objet d'études scientifiques. Les épicuriens laissèrent de côté
+les affaires publiques. « N'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins
+que quelque puissance supérieure ne vous y contraigne. » Les cyniques ne
+voulaient même pas être citoyens.
+
+Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe
+écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs
+principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici
+en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient
+leurs écrits. « Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé
+de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de
+telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des
+lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des
+concitoyens, comme si nous appartenions tous au même dème et à la même
+cité. » [2] On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de
+Socrate à Zénon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il
+pouvait, les dieux de l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre
+gouvernement que celui d'une cité. Zénon passe par-dessus ces étroites
+limites de l'association humaine. Il dédaigne les divisions que la
+religion des vieux âges a établies. Comme il conçoit le Dieu de l'univers,
+il a aussi l'idée d'un État où entrerait le genre humain tout entier. [3]
+
+Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant
+l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion
+de la cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que
+la personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare
+nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins
+la conscience. Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même,
+trouver en lui le devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de
+s'occuper des affaires publiques; il l'y invite même, mais en
+l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son
+amélioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa
+conscience doit rester indépendante. Grand principe, que la cité antique
+avait toujours méconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des règles
+les plus saintes de la politique.
+
+On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs
+envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à
+d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et
+si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de
+toutes ses vertus; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y
+avait eu d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme
+qu'il a une dignité, non de citoyen, mais d'homme; qu'outre ses devoirs
+envers la loi, il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas
+de vivre ou de mourir pour l'État, mais d'être vertueux et de plaire à la
+divinité. Vertus un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance
+nationale et la liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les
+vertus publiques allèrent dépérissant, mais les vertus personnelles se
+dégagèrent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord à lutter,
+soit contre la corruption générale, soit contre le despotisme. Mais elles
+s'enracinèrent peu à peu dans l'humanité; à la longue elles devinrent une
+puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien
+que les règles de la politique fussent modifiées pour qu'une place libre
+leur fût faite.
+
+Ainsi se transformèrent peu à peu les croyances; la religion municipale,
+fondement de la cité, s'éteignit; le régime municipal, tel que les anciens
+l'avaient conçu, dut tomber avec elle. On se détachait insensiblement de
+ces règles rigoureuses et de ces formes étroites du gouvernement. Des
+idées plus hautes sollicitaient les hommes à former des sociétés plus
+grandes. On était entraîné vers l'unité; ce fut l'aspiration générale des
+deux siècles qui précédèrent notre ère. Il est vrai que les fruits que
+portent ces révolutions de l'intelligence, sont très-lents à mûrir. Mais
+nous allons voir, en étudiant la conquête romaine, que les événements
+marchaient dans le même sens que les idées, qu'ils tendaient comme elles à
+la ruine du vieux régime municipal, et qu'ils préparaient de nouveaux
+modes de gouvernement.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4).
+
+[2] Pseudo-Plutarque, _Fortune d'Alexandre_, 1.
+
+[3] L'idée de la cité universelle est exprimée par Sénèque, _ad Mareiam_,
+4; _De tranquillitate_, 14; par Plutarque, _De exsilio_; par Marc-Aurèle:
+« Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie; comme homme, le monde. »
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LA CONQUÊTE ROMAINE.
+
+
+Il paraît, au premier abord, bien surprenant que parmi les mille cités de
+la Grèce et de l'Italie il s'en soit trouvé une qui ait été capable
+d'assujettir toutes les autres. Ce grand événement est pourtant explicable
+par les causes ordinaires qui déterminent la marche des affaires humaines.
+La sagesse de Rome a consisté, comme toute sagesse, à profiter des
+circonstances favorables qu'elle rencontrait.
+
+On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquête romaine deux périodes.
+L'une concorde avec le temps où le vieil esprit municipal avait encore
+beaucoup de force; c'est alors que Rome eut à surmonter le plus
+d'obstacles. La seconde appartient au temps où l'esprit municipal était
+fort affaibli; la conquête devint alors facile et s'accomplit rapidement.
+
+ _1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome_.
+
+Les origines de Rome et la composition de son peuple sont dignes de
+remarque. Elles expliquent le caractère particulier de sa politique et le
+rôle exceptionnel qui lui fut dévolu, dès le commencement, au milieu des
+autres cités.
+
+La race romaine était étrangement mêlée. Le fond principal était latin et
+originaire d'Albe; mais ces Albains eux-mêmes, suivant des traditions
+qu'aucune critique ne nous autorise à rejeter, se composaient de deux
+populations associées et non confondues: l'une était la race aborigène,
+véritables Latins; l'autre était d'origine étrangère, et on la disait
+venue de Troie, avec Énée, le prêtre-fondateur; elle était peu nombreuse,
+suivant toute apparence, mais elle était considérable par le culte et les
+institutions qu'elle avait apportés avec elle. [1]
+
+Ces Albains, mélange de deux races, fondèrent Rome en un endroit où
+s'élevait déjà une autre ville, Pallantium, fondée par des Grecs. Or, la
+population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du
+culte grec s'y conservèrent. [2] Il y avait aussi, à l'endroit où fut plus
+tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir été fondée par Hercule, et
+dont les familles se perpétuèrent distinctes du reste de la population
+romaine, pendant toute la durée de la république. [3]
+
+Ainsi, à Rome toutes les races s'associent et se mêlent: il y a des
+Latins, des Troyens, des Grecs; il y aura bientôt des Sabins et des
+Étrusques. Voyez les diverses collines: le Palatin est la ville latine,
+après avoir été la ville d'Évandre; le Capitolin, après avoir été la
+demeure des compagnons d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius.
+Le Quirinal reçoit son nom des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus.
+Le Coelius paraît avoir été habité dès l'origine par des Étrusques. [4]
+Rome ne semblait pas une seule ville; elle semblait une confédération de
+plusieurs villes, dont chacune se rattachait par son origine à une autre
+confédération. Elle était le centre où Latins, Étrusques, Sabelliens et
+Grecs se rencontraient.
+
+Son premier roi fut un Latin; le second un Sabin; le cinquième était, dit-
+on, fils d'un Grec; le sixième fut un Étrusque.
+
+Sa langue était un composé des éléments les plus divers; le latin y
+dominait; mais les racines sabelliennes y étaient nombreuses, et on y
+trouvait plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de
+l'Italie centrale. Quant à son nom même, on ne savait pas à quelle langue
+il appartenait. Suivant les uns, Rome était un mot troyen; suivant
+d'autres, un mot grec; il y a des raisons de le croire latin, mais
+quelques anciens le croyaient étrusque.
+
+Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversité
+d'origine. Au temps d'Auguste, il y avait encore une cinquantaine de
+familles qui, en remontant la série de leurs ancêtres, arrivaient à des
+compagnons d'Énée. [5] D'autres se disaient issues des Arcadiens
+d'Évandre, et depuis un temps immémorial, les hommes de ces familles
+portaient sur leur chaussure, comme signe distinctif, un petit croissant
+d'argent. [6] Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on
+appelait les compagnons d'Hercule, et leur descendance était prouvée par
+le culte héréditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius
+étaient venus d'Albe après la conquête de cette ville. Beaucoup de
+familles joignaient à leur nom un surnom qui rappelait leur origine
+étrangère; il y avait ainsi les Sulpicius Camerinus, les Cominius
+Auruncus, les Sicinius Sabinus, les Claudius Regillensis, les Aquillius
+Tuscus. La famille Nautia était troyenne; les Aurélius étaient Sabins; les
+Caecilius venaient de Préneste; les Octaviens étaient originaires de
+Vélitres.
+
+L'effet de ce mélange des populations les plus diverses était que Rome
+avait des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle
+pouvait se dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, étrusque
+avec les Étrusques, et grecque avec les Grecs.
+
+Son culte national était aussi un assemblage de plusieurs cultes,
+infiniment divers, dont chacun la rattachait à l'un de ces peuples. Elle
+avait les cultes grecs d'Évandre et d'Hercule, elle se vantait de posséder
+le palladium troyen. Ses pénates étaient dans la ville latine de Lavinium:
+elle adopta dès l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu
+sabin, Quirinus, s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa à
+Romulus, son fondateur. Elle avait aussi les dieux des Étrusques, et leurs
+fêtes, et leur augurat, et jusqu'à leurs insignes sacerdotaux.
+
+Dans un temps où nul n'avait le droit d'assister aux fêtes religieuses
+d'une nation, s'il n'appartenait à cette nation par la naissance, le
+Romain avait cet avantage incomparable de pouvoir prendre part aux féries
+latines, aux fêtes sabines, aux fêtes étrusques et aux jeux olympiques.
+[7] Or, la religion était un lien puissant. Quand deux villes avaient un
+culte commun, elles se disaient parentes; elles devaient se regarder comme
+alliées, et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquité,
+d'autre union que celle que la religion établissait. Aussi Rome
+conservait-elle avec grand soin tout ce qui pouvait servir de témoignage
+de cette précieuse parenté avec les autres nations. Aux Latins, elle
+présentait ses traditions sur Romulus; aux Sabins, sa légende de Tarpeia
+et de Tatius; elle alléguait aux Grecs les vieux hymnes qu'elle possédait
+en l'honneur de la mère d'Évandre, hymnes qu'elle ne comprenait plus, mais
+qu'elle persistait à chanter. Elle gardait aussi avec la plus grande
+attention le souvenir d'Énée; car, si par Évandre elle pouvait se dire
+parente des Péloponésiens, [8] par Énée elle l'était de plus de trente
+villes [9] répandues en Italie, en Sicile, en Grèce, en Thrace et en Asie
+Mineure, toutes ayant eu Énée pour fondateur ou étant colonies de villes
+fondées par lui, toutes ayant, par conséquent, un culte commun avec Rome.
+On peut voir dans les guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en
+Grèce contre Philippe, quel parti elle tira de cette antique parenté.
+
+La population romaine était donc un mélange de plusieurs races, son culte
+un assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de
+plusieurs foyers. Elle était presque la seule cité que sa religion
+municipale n'isolât pas de toutes les autres. Elle touchait à toute
+l'Italie, à toute la Grèce. Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne
+pût admettre à son foyer.
+
+
+_2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-Christ)._
+
+Pendant les siècles où la religion municipale était partout en vigueur,
+Rome régla sa politique sur elle.
+
+On dit que le premier acte de la nouvelle cité fut d'enlever quelques
+femmes sabines: légende qui paraît bien invraisemblable, si l'on songe à
+la sainteté du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que
+la religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cités
+différentes, à moins que ces deux cités n'eussent un lien d'origine ou un
+culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe,
+d'où ils étaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres
+voisins, les Sabins. Ce que Romulus voulut conquérir tout d'abord, ce
+n'étaient pas quelques femmes, c'était le droit de mariage, c'est-à-dire
+le droit de contracter des relations régulières avec la population sabine.
+Pour cela, il lui fallait établir entre elle et lui un lien religieux; il
+adopta donc le culte du dieu sabin Consus et en célébra la fête. [10] La
+tradition ajoute que pendant cette fête il enleva les femmes; s'il avait
+fait ainsi, les mariages n'auraient pas pu être célébrés suivant les
+rites, puisque le premier acte et le plus nécessaire du mariage était la
+_traditio in manum_, c'est-à-dire le don de la fille par le père; Romulus
+aurait manqué son but. Mais la présence des Sabins et de leurs familles à
+la cérémonie religieuse et leur participation au sacrifice établissaient
+entre les deux peuples un lien tel que le _connubium_ ne pouvait plus être
+refusé. Il n'était pas besoin d'enlèvement; la fête avait pour conséquence
+naturelle le droit de mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les
+textes et les hymnes anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariées
+suivant les rites les plus solennels, ce que confirment Plutarque et
+Cicéron. Il est digne de remarquer que le premier effort des Romains ait
+eu pour résultat de faire tomber les barrières que la religion municipale
+mettait entre eux et un peuple voisin. Il ne nous est pas parvenu de
+légende analogue relativement à l'Étrurie; mais il paraît bien certain que
+Rome avait avec ce pays les mêmes relations qu'avec le Latium et la
+Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par le sang à
+tout ce qui était autour d'elle. Elle tenait à avoir le _connubium_ avec
+toutes les cités, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance
+de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cités, ses
+sujettes, l'eussent entre elles. [11]
+
+Rome entra ensuite dans la longue série de ses guerres. La première fut
+contre les Sabins de Tatius; elle se termina par une alliance religieuse
+et politique entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre à
+Albe; les historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle
+en fût une colonie. C'est précisément parce qu'elle en était une colonie,
+qu'elle jugea nécessaire de la détruire. Toute métropole, en effet,
+exerçait sur ses colonies une suprématie religieuse; or, la religion avait
+alors tant d'empire que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait être
+qu'une cité dépendante, et que ses destinées étaient à jamais arrêtées.
+
+Albe détruite, Rome ne se contenta pas de n'être plus une colonie; elle
+prétendit s'élever au rang de métropole, en héritant des droits et de la
+suprématie religieuse qu'Albe avait exercés jusque-là sur ses trente
+colonies du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la
+présidence du sacrifice des féries latines. C'était le moyen d'acquérir le
+seul genre de supériorité et de domination que l'on conçût en ce temps-là.
+
+Elle éleva chez elle un temple à Diana; elle obligea les Latins à venir y
+faire des sacrifices; elle y attira même les Sabins. [12] Par là elle
+habitua les deux peuples à partager avec elle, sous sa présidence, les
+fêtes, les prières, les chairs sacrées des victimes. Elle les réunit sous
+sa suprématie religieuse.
+
+Rome est la seule cité qui ait su par la guerre augmenter sa population.
+Elle eut une politique inconnue à tout le reste du monde gréco-italien;
+elle s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les
+habitants des villes prises, et des vaincus fit peu à peu des Romains. En
+même temps elle envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette
+manière elle semait Rome partout; car ses colons, tout en formant des
+cités distinctes au point de vue politique, conservaient avec la métropole
+la communauté religieuse; or, c'était assez pour qu'ils fussent contraints
+de subordonner leur politique à la sienne, de lui obéir, et de l'aider
+dans toutes ses guerres.
+
+Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait
+à elle tous les cultes des cités voisines. Elle s'attachait autant à
+conquérir les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veii,
+d'un Jupiter de Préneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de
+Lanuvium, d'une Vénus des Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne
+connaissons pas. [13] « Car c'était l'usage à Rome, dit un ancien, [14] de
+faire entrer chez elle les religions des villes vaincues; tantôt elle les
+répartissait parmi ses _gentes_, et tantôt elle leur donnait place dans sa
+religion nationale. »
+
+Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement d'habile politique,
+de n'avoir pas imposé leurs dieux aux peuples vaincus. Mais cela eût été
+absolument contraire à leurs idées et à celles de tous les anciens. Rome
+conquérait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les siens. Elle
+gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait même à en augmenter le
+nombre. Elle tenait à posséder plus de cultes et plus de dieux tutélaires
+qu'aucune autre cité.
+
+Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux étaient, pour la plupart, pris
+aux vaincus, Rome était par eux en communion religieuse avec tous les
+peuples. Les liens d'origine, la conquête du _connubium_, celle de la
+présidence des féries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle
+prétendait avoir de sacrifier à Olympie et à Delphes, étaient autant de
+moyens par lesquels Rome préparait sa domination. Comme toutes les villes,
+elle avait sa religion municipale, source de son patriotisme; mais elle
+était la seule ville qui fît servir cette religion à son agrandissement.
+Tandis que, par la religion, les autres villes étaient isolées, Rome avait
+l'adresse ou la bonne fortune de l'employer à tout attirer à elle et à
+tout dominer.
+
+
+_3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ)._
+
+Pendant que Rome s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la
+religion et les idées d'alors mettaient à sa disposition, une série de
+changements sociaux et politiques se déroulait dans toutes les cités et
+dans Rome même, transformant à la fois le gouvernement des hommes et leur
+manière de penser. Nous avons retracé plus haut cette révolution; ce qu'il
+importe de remarquer ici, c'est qu'elle coïncide avec le grand
+développement de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits
+en même temps, n'ont pas été sans avoir quelque action l'un sur l'autre.
+Les conquêtes de Rome n'auraient pas été si faciles, si le vieil esprit
+municipal ne s'était pas alors éteint partout; et l'on peut croire aussi
+que le régime municipal ne serait pas tombé si tôt, si la conquête romaine
+ne lui avait pas porté le dernier coup.
+
+Au milieu des changements qui s'étaient produits, dans les institutions,
+dans les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui-
+même avait changé de nature, et c'est une des choses qui contribuèrent le
+plus aux grands progrès de Rome. Nous avons dit plus haut quel était ce
+sentiment dans le premier âge des cités. Il faisait partie de la religion;
+on aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que
+chez elle on trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières,
+des hymnes, et parce que hors d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte.
+Ce patriotisme était de la foi et de la piété. Mais quand la domination
+eut été retirée à la caste sacerdotale, cette sorte de patriotisme
+disparut avec toutes les vieilles croyances. L'amour de la cité ne périt
+pas encore, mais il prit une forme nouvelle.
+
+On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux; on l'aima
+seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la
+sécurité qu'elle accordait à ses membres. Voyez dans l'oraison funèbre que
+Thucydide met dans la bouche de Périclès, quelles sont les raisons qui
+font aimer Athènes: c'est que cette ville « veut que tous soient égaux
+devant la loi »; c'est « qu'elle donne aux hommes la liberté et ouvre à
+tous la voie, des honneurs; c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure
+aux magistrats l'autorité, protége les faibles, donne à tous des
+spectacles et des fêtes qui sont l'éducation de l'âme ». Et l'orateur
+termine en disant: « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts héroïquement
+plutôt que de se laisser ravir cette patrie; voilà pourquoi ceux qui
+survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. » L'homme
+a donc encore des devoirs envers la cité; mais ces devoirs ne découlent
+plus du même principe qu'autrefois. Il donne encore son sang et sa vie,
+mais ce n'est plus pour défendre sa divinité nationale et le foyer de ses
+pères; c'est pour défendre les institutions dont il jouit et les avantages
+que la cité lui procure.
+
+Or, ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les mêmes effets que celui
+des vieux âges. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanée, aux dieux
+protecteurs, au sol sacré, mais seulement aux institutions et aux lois, et
+que d'ailleurs celles-ci, dans l'état d'instabilité où toutes les cités se
+trouvèrent alors, changeaient fréquemment, le patriotisme devint un
+sentiment variable et inconsistant qui dépendit des circonstances et qui
+fut sujet aux mêmes fluctuations que le gouvernement lui-même. On n'aima
+sa patrie qu'autant qu'on aimait le régime politique qui y prévalait
+momentanément; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien
+qui l'attachât à elle.
+
+Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et périt dans les âmes.
+L'opinion de chaque homme lui fut plus sacrée que sa patrie, et le
+triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la
+gloire de sa cité. Chacun en vint à préférer à sa ville natale, s'il n'y
+trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville où il voyait
+ces institutions en vigueur. On commença alors à émigrer plus volontiers;
+on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'être exclu du prytanée et
+d'être privé de l'eau lustrale? On ne pensait plus guère aux dieux
+protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement à se passer de la patrie.
+
+De là à s'armer contre elle, il n'y avait pas très-loin. On s'allia à une
+ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux
+Argiens, l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc
+mieux Sparte qu'Argos; l'autre préférait la démocratie, et il aimait
+Athènes. Ni l'un ni l'autre ne tenait très-fort à l'indépendance de sa
+cité, et ne répugnait beaucoup à se dire le sujet d'une autre ville,
+pourvu que cette ville soutînt sa faction dans Argos. On voit clairement
+dans Thucydide et dans Xénophon que c'est cette disposition des esprits
+qui engendra et fit durer la guerre du Péloponèse. A Platée, les riches
+étaient du parti de Thèbes et de Lacédémone, les démocrates étaient du
+parti d'Athènes. A Corcyre, la faction populaire était pour Athènes,
+l'aristocratie pour Sparte. [15] Athènes avait des alliés dans toutes les
+villes du Péloponèse, et Sparte en avait dans toutes les villes ioniennes.
+Thucydide et Xénophon s'accordent à dire qu'il n'y avait pas une seule
+cité où le peuple ne fût favorable aux Athéniens et l'aristocratie aux
+Spartiates. [16] Cette guerre représente un effort général que font les
+Grecs pour établir partout une même constitution, avec l'hégémonie d'une
+ville; mais les uns veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte,
+les autres la démocratie avec l'appui d'Athènes. Il en fut de même au
+temps de Philippe: le parti aristocratique, dans toutes les villes, appela
+de ses voeux la domination de la Macédoine. Au temps de Philopémen, les
+rôles étaient intervertis, mais les sentiments restaient les mêmes: le
+parti populaire acceptait l'empire de la Macédoine, et tout ce qui était
+pour l'aristocratie s'attachait à la ligue achéenne. Ainsi les voeux et
+les affections des hommes n'avaient plus pour objet la cité. Il y avait
+peu de Grecs qui ne fussent prêts à sacrifier l'indépendance municipale,
+pour avoir la constitution qu'ils préféraient.
+
+Quant aux hommes honnêtes et scrupuleux, les dissensions perpétuelles dont
+ils étaient témoins, leur donnaient le dégoût du régime municipal. Ils ne
+pouvaient pas aimer une forme de société où il fallait se combattre tous
+les jours, où le pauvre et le riche étaient toujours en guerre, où ils
+voyaient alterner sans fin les violences populaires et les vengeances
+aristocratiques. Ils voulaient échapper à un régime qui, après avoir
+produit une véritable grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et
+des haines. On commençait à sentir la nécessité de sortir du système
+municipal et d'arriver à une autre forme de gouvernement que la cité.
+Beaucoup d'hommes songeaient au moins à établir au-dessus des cités une
+sorte de pouvoir souverain qui veillât au maintien de l'ordre et qui
+forçât ces petites sociétés turbulentes à vivre en paix. C'est ainsi que
+Phocion, un bon citoyen, conseillait à ses compatriotes d'accepter
+l'autorité de Philippe, et leur promettait à ce prix la concorde et la
+sécurité.
+
+En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grèce. Les
+villes du Latium, de la Sabine, de l'Étrurie étaient troublées par les
+mêmes révolutions et les mêmes luttes, et l'amour de la cité
+disparaissait. Comme en Grèce, chacun s'attachait volontiers à une ville
+étrangère, pour faire prévaloir ses opinions ou ses intérêts dans la
+sienne.
+
+Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya
+partout l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliée.
+Citons quelques exemples. La _gens_ Claudia quitta la Sabine parce que les
+institutions romaines lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la
+même époque, beaucoup de familles latines émigrèrent à Rome, parce
+qu'elles n'aimaient pas le régime démocratique du Latium et que Rome
+venait de rétablir le règne du patriciat. [17] A Ardée, l'aristocratie et
+la plèbe étant en lutte, la plèbe appela les Volsques à son aide, et
+l'aristocratie livra la ville aux Romains. [18] L'Étrurie était pleine de
+dissensions; Veii avait renversé son gouvernement aristocratique; les
+Romains l'attaquèrent, et les autres villes étrusques, où dominait encore
+l'aristocratie sacerdotale, refusèrent de secourir les Véiens. La légende
+ajoute que dans cette guerre les Romains enlevèrent un aruspice véien et
+se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire; cette
+légende ne signifie-t-elle pas que les prêtres étrusques ouvrirent la
+ville aux Romains?
+
+Plus tard, lorsque Capoue se révolta contre Rome, on remarqua que les
+chevaliers, c'est-à-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part à
+cette insurrection. [19] En 313, les villes d'Ausona, de Sora, de
+Minturne, de Vescia furent livrées aux Romains par le parti
+aristocratique. [20] Lorsqu'on vit les Étrusques se coaliser contre Rome,
+c'est que le gouvernement populaire s'était établi chez eux; une seule
+ville, celle d'Arrétium, refusa d'entrer dans cette coalition; c'est que
+l'aristocratie prévalait encore dans Arrétium. Quand Annibal était en
+Italie, toutes les villes étaient agitées; mais il ne s'agissait pas de
+l'indépendance; dans chaque ville l'aristocratie était pour Rome, et la
+plèbe pour les Carthaginois. [21]
+
+La manière dont Rome était gouvernée peut rendre compte de cette
+préférence constante que l'aristocratie avait pour elle. La série des
+révolutions s'y déroulait comme dans toutes les villes, mais plus
+lentement. En 509, quand les cités latines avaient déjà des tyrans, une
+réaction patricienne avait réussi dans Rome. La démocratie s'éleva
+ensuite, mais à la longue, avec beaucoup de mesure et de tempérament. Le
+gouvernement romain fut donc plus longtemps aristocratique qu'aucun autre,
+et put être longtemps l'espoir du parti aristocratique.
+
+Il est vrai que la démocratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors
+même, les procédés et ce qu'on pourrait appeler les artifices du
+gouvernement restèrent aristocratiques. Dans les comices par centuries les
+voix étaient réparties d'après la richesse. Il n'en était pas tout à fait
+autrement des comices par tribus; en droit, nulle distinction de richesse
+n'y était admise; en fait, la classe pauvre, étant enfermée dans les
+quatre tribus urbaines, n'avait que quatre suffrages à opposer aux trente
+et un de la classe des propriétaires. D'ailleurs, rien n'était plus calme,
+à l'ordinaire, que ces réunions; nul n'y parlait que le président ou celui
+à qui il donnait la parole; on n'y écoutait guère d'orateurs; on y
+discutait peu; tout se réduisait, le plus souvent, à voter par oui ou par
+non, et à compter les votes; cette dernière opération, étant fort
+compliquée, demandait beaucoup de temps et beaucoup de calme. Il faut
+ajouter à cela que le Sénat n'était pas renouvelé tous les ans, comme dans
+les cités démocratiques de la Grèce; il était à vie, et se recrutait à peu
+près lui-même; il était véritablement un corps oligarchique.
+
+Les moeurs étaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les
+sénateurs avaient des places réservées au théâtre. Les riches seuls
+servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armée étaient en grande
+partie réservés aux jeunes gens des grandes familles; Scipion n'avait pas
+seize ans qu'il commandait déjà un escadron.
+
+La domination de la classe riche se soutint à Rome plus longtemps que dans
+aucune autre ville. Cela tient à deux causes. L'une est que l'on fit de
+grandes conquêtes, et que les profits en furent pour la classe qui était
+déjà riche; toutes les terres enlevées aux vaincus furent possédées par
+elle; elle s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les énormes
+bénéfices de la perception des impôts et de l'administration des
+provinces. Ces familles, s'enrichissant ainsi à chaque génération,
+devinrent démesurément opulentes, et chacune d'elles fut une puissance
+vis-à-vis du peuple. L'autre cause était que le Romain, même le plus
+pauvre, avait un respect inné pour la richesse. Alors que la vraie
+clientèle avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitée sous
+la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes; et l'usage s'établit que
+les prolétaires allassent chaque matin saluer les riches.
+
+Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue à Rome
+comme dans toutes les cités. Mais elle ne commença qu'au temps des
+Gracques, c'est-à-dire après que la conquête était presque achevée.
+D'ailleurs, cette lutte n'eut jamais à Rome le caractère de violence
+qu'elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas très
+ardemment la richesse; il aida mollement les Gracques; il se refusa à
+croire que ces réformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna
+au moment décisif. Les lois agraires, si souvent présentées aux riches
+comme une menace, laissèrent toujours le peuple assez indifférent et ne
+l'agitèrent qu'à la surface. On voit bien qu'il ne souhaitait pas très-
+vivement de posséder des terres; d'ailleurs, si on lui offrait le partage
+des terres publiques, c'est-à-dire du domaine de l'État, du moins il
+n'avait pas la pensée de dépouiller les riches de leurs propriétés. Moitié
+par un respect invétéré, et moitié par habitude de ne rien faire, il
+aimait à vivre à côté et comme à l'ombre des riches.
+
+Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus
+considérables des villes sujettes ou des alliés. Tout ce qui était riche
+en Italie, arriva peu à peu à former la classe riche de Rome. Ce corps
+grandit toujours en importance et fut maître de l'État. Il exerça seul les
+magistratures, parce qu'elles coûtaient beaucoup à acheter; et il composa
+seul le Sénat, parce qu'il fallait un cens très-élevé pour être sénateur.
+Ainsi l'on vit se produire ce fait étrange, qu'en dépit des lois qui
+étaient démocratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui
+était tout-puissant, souffrit qu'elle s'élevât au-dessus de lui et ne lui
+fit jamais une véritable opposition.
+
+Rome était donc, au troisième et au second siècle avant notre ère, la
+ville la plus aristocratiquement gouvernée qu'il y eût en Italie et en
+Grèce. Remarquons enfin que, si dans les affaires intérieures le Sénat
+était obligé de ménager la foule, pour ce qui concernait la politique
+extérieure il était maître absolu. C'était lui qui recevait les
+ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces
+et les légions, qui ratifiait les actes des généraux, qui déterminait les
+conditions faites aux vaincus: toutes choses qui, partout ailleurs,
+étaient dans les attributions de l'assemblée populaire. Les étrangers,
+dans leurs relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire an peuple;
+ils n'entendaient parler que du Sénat, et on les entretenait dans cette
+idée que le peuple n'avait aucun pouvoir. C'est là l'opinion qu'un Grec
+exprimait à Flamininus: « Dans votre pays, disait-il, la richesse
+gouverne, et tout le reste lui est soumis. » [22]
+
+Il résulta de là que, dans toutes les cités, l'aristocratie tourna les
+yeux vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaîna
+à sa fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'était pour
+personne une ville étrangère: Sabins, Latins, Étrusques voyaient en elle
+une ville sabine, une ville latine ou une ville étrusque, et les Grecs
+reconnaissaient en elle des Grecs.
+
+Dès que Rome se montra à la Grèce (199 avant Jésus-Christ), l'aristocratie
+se livra à elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eût à choisir
+entre l'indépendance et la sujétion; pour la plupart des hommes, la
+question n'était qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans
+toutes les villes, celui-ci était pour Philippe, pour Antiochus ou pour
+Persée, celle-là pour Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite-Live que
+si, en 198, Argos ouvre ses portes aux Macédoniens, c'est que le peuple y
+domine; que, l'année suivante, c'est le parti des riches qui livre Opunte
+aux Romains; que, chez les Acarnaniens, l'aristocratie fait un traité
+d'alliance avec Rome, mais que, l'année d'après, ce traité est rompu,
+parce que, dans l'intervalle, le peuple a repris l'avantage; que Thèbes
+est dans l'alliance de Philippe tant que le parti populaire y est le plus
+fort, et se rapproche de Rome aussitôt que l'aristocratie y devient
+maîtresse; qu'à Athènes, à Démétriade, à Phocée, la populace est hostile
+aux Romains; que Nabis, le tyran démocrate, leur fait la guerre; que la
+ligue achéenne, tant qu'elle est gouvernée par l'aristocratie, leur est
+favorable; que les hommes comme Philopémen et Polybe souhaitent
+l'indépendance nationale, mais aiment encore mieux la domination romaine
+que la démocratie; que dans la ligue achéenne elle-même il vient un moment
+où le parti populaire surgit à son tour; qu'à partir de ce moment la ligue
+est l'ennemie de Rome; que Diaeos et Critolaos sont à la fois les chefs de
+la faction populaire et les généraux de la ligue contre les Romains; et
+qu'ils combattent bravement à Scarphée et à Leucopetra, moins peut-être
+pour l'indépendance de la Grèce que pour le triomphe de la démocratie.
+
+De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de très-grands
+efforts, obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu à peu.
+L'amour de l'indépendance devenait un sentiment très-rare, et les coeurs
+étaient tout entiers aux intérêts et aux passions des partis.
+Insensiblement on oubliait la cité. Les barrières qui avaient autrefois
+séparé les villes et en avaient fait autant de petits mondes distincts,
+dont l'horizon bornait les voeux et les pensées de chacun, tombaient l'une
+après l'autre. On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute
+la Grèce, que deux groupes d'hommes: d'une part, une classe
+aristocratique; de l'autre, un parti populaire; l'une appelait la
+domination de Rome, l'autre la repoussait. Ce fut l'aristocratie qui
+l'emporta, et Rome acquit l'empire.
+
+
+_4° Rome détruit partout le régime municipal._
+
+Les institutions de la cité antique avaient été affaiblies et comme
+épuisées par une série de révolutions. La domination romaine eut pour
+premier résultat d'achever de les détruire, et d'effacer ce qui en
+subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir en observant dans quelle
+condition les peuples tombèrent à mesure qu'ils furent soumis par Rome.
+
+Il faut d'abord écarter de notre esprit toutes les habitudes de la
+politique moderne, et ne pas nous représenter les peuples entrant l'un
+après l'autre dans l'État romain, comme, de nos jours, des provinces
+conquises sont annexées à un royaume qui, en accueillant ces nouveaux
+membres, recule ses limites. L'État romain, _civitas romana_, ne
+s'agrandissait pas par la conquête; il ne comprenait toujours que les
+familles qui figuraient dans la cérémonie religieuse du cens. Le
+territoire romain, _ager romanus_, ne s'étendait pas davantage; il restait
+enfermé dans les limites immuables que les rois lui avaient tracées et que
+la cérémonie des Ambarvales sanctifiait chaque année. Une seule chose
+s'agrandissait à chaque conquête: c'était la domination de Rome, _imperium
+romanum_.
+
+Tant que dura la république, il ne vint à l'esprit de personne que les
+Romains et les autres peuples pussent former une même nation. Rome pouvait
+bien accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire
+habiter ses murs, et les transformer à la longue en Romains; mais elle ne
+pouvait pas assimiler toute une population étrangère à sa population, tout
+un territoire à son territoire. Cela ne tenait pas à la politique
+particulière de Rome, mais à un principe qui était constant dans
+l'antiquité, principe dont Rome se serait plus volontiers écartée
+qu'aucune autre ville, mais dont elle ne pouvait pas s'affranchir
+entièrement. Lors donc qu'un peuple était assujetti, il n'entrait pas dans
+l'État romain, mais seulement dans la domination romaine. Il ne s'unissait
+pas à Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies à une capitale;
+entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de lien, la
+sujétion ou l'alliance.
+
+Il semblerait d'après cela que les institutions municipales dussent
+subsister chez les vaincus, et que le monde dût être un vaste ensemble de
+cités distinctes entre elles, et ayant à leur tête une cité maîtresse. Il
+n'en était rien. La conquête romaine avait pour effet d'opérer dans
+l'intérieur de chaque ville une véritable transformation.
+
+D'une part étaient les sujets, _dedititii_; c'étaient ceux qui, ayant
+prononcé la formule de _deditio_, avaient livré au peuple romain « leurs
+personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs
+temples, leurs dieux ». Ils avaient donc renoncé, non-seulement à leur
+gouvernement municipal, mais encore à tout ce qui y tenait chez les
+anciens, c'est-à-dire à leur religion et à leur droit privé. A partir de
+ce moment, ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique; ils
+n'avaient plus rien d'une société régulière. Leur ville pouvait rester
+debout, mais leur cité avait péri. S'ils continuaient à vivre ensemble,
+c'était sans avoir ni institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorité
+arbitraire d'un praefectus envoyé par Rome maintenait parmi eux l'ordre
+matériel. [23]
+
+D'autre part étaient les alliés, _faederati_ ou _socii_. Ils étaient moins
+mal traités. Le jour où ils étaient entrés dans la domination romaine, il
+avait été stipulé qu'ils conserveraient leur régime municipal et
+resteraient organisés en cités. Ils continuaient donc à avoir, dans chaque
+ville, une constitution propre, des magistratures, un sénat, un prytanée,
+des lois, des juges. La ville était réputée indépendante et semblait
+n'avoir d'autres relations avec Rome que celles d'une alliée avec son
+alliée. Toutefois, dans les termes du traité qui avait été rédigé au
+moment de la conquête, Rome avait inséré cette formule: _majestatem populi
+romani comiter conservato_. [24] Ces mots établissaient la dépendance de
+la cité alliée à l'égard de la cité maîtresse, et comme ils étaient très-
+vagues, il en résultait que la mesure de cette dépendance était toujours
+au gré du plus fort. Ces villes qu'on appelait libres, recevaient des
+ordres de Rome, obéissaient aux proconsuls, et payaient des impôts aux
+publicains; leurs magistrats rendaient leurs comptes au gouverneur de la
+province, qui recevait aussi les appels de leurs juges. [25] Or, telle
+était la nature du régime municipal chez les anciens qu'il lui fallait une
+indépendance complète ou qu'il cessait d'être. Entre le maintien des
+institutions de la cité et la subordination à un pouvoir étranger, il y
+avait une contradiction, qui n'apparaît peut-être pas clairement aux yeux
+des modernes, mais qui devait frapper tous les hommes de cette époque. La
+liberté municipale et l'empire de Rome étaient inconciliables; la première
+ne pouvait être qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon à
+occuper les hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque année,
+une députation à Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus
+minutieuses étaient réglées dans le Sénat. Elles avaient encore leurs
+magistrats municipaux, archontes et stratéges, librement élus par elles;
+mais l'archonte n'avait plus d'autre attribution que d'inscrire son nom
+sur les registres publics pour marquer l'année, et le stratége, autrefois
+chef de l'armée et de l'État, n'avait plus que le soin de la voirie et
+l'inspection des marchés. [26]
+
+Les institutions municipales périssaient donc aussi bien chez les peuples
+qu'on appelait alliés que chez ceux qu'on appelait sujets; il y avait
+seulement cette différence que les premiers en gardaient encore les formes
+extérieures. A vrai dire, la cité, telle que l'antiquité l'avait conçue,
+ne se voyait plus nulle part, si ce n'était dans les murs de Rome.
+
+D'ailleurs Rome, en détruisant partout le régime de la cité, ne mettait
+rien à la place. Aux peuples à qui elle enlevait leurs institutions, elle
+ne donnait pas les siennes en échange. Elle ne songeait même pas à créer
+des institutions nouvelles qui fussent à leur usage. Elle ne fit jamais
+une constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas établir des
+règles fixes pour les gouverner. L'autorité même qu'elle exerçait sur eux
+n'avait rien de régulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son État,
+de sa cité, elle n'avait sur eux aucune action légale. Ses sujets étaient
+pour elle des étrangers; aussi avait-elle vis-à-vis d'eux ce pouvoir
+irrégulier et illimité que l'ancien droit municipal laissait au citoyen à
+l'égard de l'étranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se régla
+longtemps l'administration romaine, et voici comment elle procédait.
+
+Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la
+_province_ de cet homme, c'est-à-dire sa charge, son soin propre, son
+affaire personnelle; c'était le sens du mot _provincia_. En même temps,
+elle conférait à ce citoyen l'_imperium_; cela signifiait qu'elle se
+dessaisissait en sa faveur, pour un temps déterminé, de la souveraineté
+qu'elle possédait sur le pays. Dès lors, ce citoyen représentait en sa
+personne tous les droits de la république, et, à ce titre, il était un
+maître absolu. Il fixait le chiffre de l'impôt; il exerçait le pouvoir
+militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les
+alliés n'étaient réglés par aucune constitution. Quand il siégeait sur son
+tribunal, il jugeait suivant sa seule volonté; aucune loi ne pouvait
+s'imposer à lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il était Romain, ni la
+loi romaine, puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eût des lois
+entre lui et ses administrés, il fallait qu'il les eût faites lui-même;
+car lui seul pouvait se lier. Aussi l'_imperium_ dont il était revêtu,
+comprenait-il la puissance législative. De là vient que les gouverneurs
+eurent le droit et contractèrent l'habitude de publier, à leur entrée dans
+la province, un code de lois qu'ils appelaient leur Édit, et auquel ils
+s'engageaient moralement à se conformer. Mais comme les gouverneurs
+changeaient tous les ans, ces codes changèrent aussi chaque année, par la
+raison que la loi n'avait sa source que dans la volonté de l'homme
+momentanément revêtu de l'imperium. Ce principe était si rigoureusement
+appliqué que, lorsqu'un jugement avait été prononcé par le gouverneur,
+mais n'avait pas été entièrement exécuté au moment de son départ de la
+province, l'arrivée du successeur annulait de plein droit ce jugement, et
+la procédure était à recommencer. [27]
+
+Telle était l'omnipotence du gouverneur. Il était la loi vivante. Quant à
+invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les
+provinciaux ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui
+voulût leur servir de patron. [28] Car d'eux-mêmes ils n'avaient pas le
+droit d'alléguer la loi de la cité ni de s'adresser à ses tribunaux. Ils
+étaient des étrangers; la langue juridique et officielle les appelait
+_peregrini_; tout ce que la loi disait du _hostis_ continuait à
+s'appliquer à eux.
+
+La situation légale des habitants de l'empire apparaît clairement dans les
+écrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont
+considérés comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les
+lois romaines. Pour eux le droit n'existe donc en aucune façon. Aux yeux
+du jurisconsulte romain, le provincial n'est ni mari, ni père, c'est-à-
+dire que la loi ne lui reconnaît ni la puissance maritale ni l'autorité
+paternelle. La propriété n'existe pas pour lui; il y a même une double
+impossibilité à ce qu'il soit propriétaire: impossibilité à cause de sa
+condition personnelle, parce qu'il n'est pas citoyen romain; impossibilité
+à cause de la condition de sa terre, parce qu'elle n'est pas terre
+romaine, et que la loi n'admet le droit de propriété complète que dans les
+limites de l'_ager romanus_. Aussi les jurisconsultes enseignent-ils que
+le sol provincial n'est jamais propriété privée, et que les hommes ne
+peuvent en avoir que la possession et l'usufruit. [29] Or ce qu'ils
+disent, au second siècle de notre ère, du sol provincial, avait été
+également vrai du sol italien avant le jour où l'Italie avait obtenu le
+droit de cité romaine, comme nous le verrons tout à l'heure.
+
+Il est donc avéré que les peuples, à mesure qu'ils entraient dans l'empire
+romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit
+privé. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la
+sujétion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne
+reconnaissait pas au sujet l'autorité paternelle, encore laissait-on cette
+autorité subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas à un tel homme
+de se dire propriétaire du sol, encore lui en laissait-on la possession;
+il cultivait sa terre, la vendait, la léguait. On ne disait jamais que
+cette terre fût sienne, mais on disait qu'elle était comme sienne, _pro
+suo_. Elle n'était pas sa propriété, _dominium_, mais elle était dans ses
+biens, _in bonis_. [30] Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule
+de détours et d'artifices de langage. Assurément le génie romain, si ses
+traditions municipales l'empêchaient de faire des lois pour les vaincus,
+ne pouvait pourtant pas souffrir que la société tombât en dissolution. En
+principe on les mettait en dehors du droit; en fait ils vivaient comme
+s'ils en avaient un. Mais à cela près, et sauf la tolérance du vainqueur,
+on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes leurs
+lois disparaître. L'empire romain présenta, pendant plusieurs générations,
+ce singulier spectacle: une seule cité restait debout et conservait des
+institutions et un droit; tout le reste, c'est-à-dire plus de cent
+millions d'âmes, ou n'avait plus aucune espèce de lois ou du moins n'en
+avait pas qui fussent reconnues par la cité maîtresse. Le monde alors
+n'était pas précisément un chaos; mais la force, l'arbitraire, la
+convention, à défaut de lois et de principes, soutenaient seuls la
+société.
+
+Tel fut l'effet de la conquête romaine sur les peuples qui en devinrent
+successivement la proie. De la cité, tout tomba: la religion d'abord, puis
+le gouvernement, et enfin le droit privé; toutes les institutions
+municipales, déjà ébranlées depuis longtemps, furent enfin déracinées et
+anéanties. Mais aucune société régulière, aucun système de gouvernement ne
+remplaça tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arrêt
+entre le moment où les hommes virent le régime municipal se dissoudre, et
+celui où ils virent naître un autre mode de société. La nation ne succéda
+pas d'abord à la cité, car l'empire romain ne ressemblait en aucune
+manière à une nation. C'était une multitude confuse, où il n'y avait
+d'ordre vrai qu'en un point central, et où tout le reste n'avait qu'un
+ordre factice et transitoire, et ne l'avait même qu'au prix de
+l'obéissance. Les peuples soumis ne parvinrent à se constituer en un corps
+organisé qu'en conquérant, à leur tour, les droits et les institutions que
+Rome voulait garder pour elle; il leur fallut pour cela entrer dans la
+cité romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer elle aussi,
+afin de faire d'eux et de Rome un même corps. Ce fut une oeuvre longue et
+difficile.
+
+
+_5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité romaine._
+
+On vient de voir combien la condition de sujet de Rome était déplorable,
+et combien le sort du citoyen devait être envié. La vanité n'avait pas
+seule à souffrir; il y allait des intérêts les plus réels et les plus
+chers. Qui n'était pas citoyen romain n'était réputé ni mari ni père; il
+ne pouvait être légalement ni propriétaire ni héritier. Telle était la
+valeur du titre de citoyen romain que sans lui on était en dehors du
+droit, et que par lui on entrait dans la société régulière. Il arriva donc
+que ce titre devint l'objet des plus vifs désirs des hommes. Le Latin,
+l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirèrent à être
+citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque
+chose. Tous, l'un après l'autre, à peu près dans l'ordre où ils étaient
+entrés dans l'empire de Rome, travaillèrent à entrer dans la cite romaine,
+et, après de longs efforts, y réussirent.
+
+Cette lente introduction des peuples dans l'État romain est le dernier
+acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour
+observer ce grand événement dans toutes ses phases successives, il faut le
+voir commencer au quatrième siècle avant notre ère.
+
+Le Latium avait été soumis; des quarante petits peuples qui l'habitaient,
+Rome en avait exterminé la moitié, en avait dépouillé quelques-uns de
+leurs terres, et avait laissé aux autres le titre d'alliés. En 340, ceux-
+ci s'aperçurent que l'alliance était toute à leur détriment, qu'il leur
+fallait obéir en tout, et qu'ils étaient condamnés à prodiguer, chaque
+année, leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se
+coalisèrent; leur chef Annius formula ainsi leurs réclamations dans le
+Sénat de Rome: « Qu'on nous donne l'égalité; ayons mêmes lois; ne formons
+avec vous qu'un seul État, _una civitas_; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on
+nous appelle tous également Romains. » Annius énonçait ainsi dès l'année
+340 le voeu que tous les peuples de l'empire conçurent l'un après l'autre,
+et qui ne devait être complètement réalisé qu'après cinq siècles et demi.
+Alors une telle pensée était bien nouvelle, bien inattendue; les Romains
+la déclarèrent monstrueuse et criminelle; elle était, en effet, contraire
+à la vieille religion et au vieux droit des cités. Le consul Manlius
+répondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fût acceptée, lui,
+consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait siéger dans le
+Sénat; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu à témoin, disant:
+« Tu as entendu, ô Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la
+bouche de cet homme! Pourras-tu tolérer, ô dieu, qu'un étranger vienne
+s'asseoir dans ton temple sacré, comme sénateur, comme consul? » Manlius
+exprimait ainsi le vieux sentiment de répulsion qui séparait le citoyen de
+l'étranger. Il était l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait
+que l'étranger fût détesté des hommes, parce qu'il était maudit des dieux
+de la cité. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fût sénateur, parce
+que le lieu de réunion du Sénat était un temple et que les dieux romains
+ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la présence d'un étranger.
+
+La guerre s'ensuivit; les Latins vaincus firent _dédition_, c'est-à-dire
+livrèrent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs
+terres. Leur position était cruelle. Un consul dit dans le Sénat que, si
+l'on ne voulait pas que Rome fût entourée d'un vaste désert, il fallait
+régler le sort des Latins avec quelque clémence. Tite-Live n'explique pas
+clairement ce qui fut fait; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le
+droit de cité romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le
+droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage; on peut
+noter en outre que ces nouveaux citoyens n'étaient pas comptés dans le
+cens. On voit bien que le Sénat trompait les Latins, en leur appliquant le
+nom de citoyens romains; ce titre déguisait une véritable sujétion,
+puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen
+sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se
+révoltèrent pour qu'on leur retirât ce prétendu droit de cité.
+
+Une centaine d'années se passent, et, sans que Tite-Live nous en
+avertisse, on reconnaît bien que Rome a changé de politique. La condition
+de Latins ayant droit de cité sans suffrage et sans _connubium_, n'existe
+plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutôt elle a fait
+disparaître ce mensonge, et elle s'est décidée à rendre aux différentes
+villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures.
+
+Mais, par un trait de grande habileté, Rome ouvrait une porté qui, si
+étroite qu'elle fût, permettait aux sujets d'entrer dans la cité romaine.
+Elle accordait que tout Latin qui aurait exercé une magistrature dans sa
+ville natale, fût citoyen romain à l'expiration de sa charge. [31] Cette
+fois, le don du droit de cité était complet et sans réserve: suffrages,
+magistratures, cens, mariage, droit privé, tout s'y trouvait. Rome se
+résignait à partager avec l'étranger sa religion, son gouvernement, ses
+lois; seulement, ses faveurs étaient individuelles et s'adressaient, non à
+des villes entières, mais à quelques hommes dans chacune d'elles. Rome
+n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche,
+de plus considéré dans le Latium.
+
+Ce droit de cité devint alors précieux, d'abord parce qu'il était complet,
+ensuite parce qu'il était un privilège. Par lui, on figurait dans les
+comices de la ville la plus puissante de l'Italie; on pouvait être consul
+et commander des légions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions
+plus modestes; grâce à lui on pouvait s'allier par mariage à une famille
+romaine; on pouvait s'établir à Rome et y être propriétaire; on pouvait
+faire le négoce dans Rome, qui devenait déjà l'une des premières places de
+commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains,
+c'est-à-dire prendre part aux énormes bénéfices que procurait la
+perception des impôts ou la spéculation sur les terres de l'_ager
+publicus_. En quelque lieu qu'on habitât, on était protégé très-
+efficacement; on échappait à l'autorité des magistrats municipaux, et on
+était à l'abri des caprices des magistrats romains eux-mêmes. A être
+citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, sécurité.
+
+Les Latins se montrèrent donc empressés à rechercher ce titre et usèrent
+de toutes sortes de moyens pour l'acquérir. Un jour que Rome voulut se
+montrer un peu sévère, elle découvrit que 12,000 d'entre eux l'avaient
+obtenu par fraude.
+
+Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par là sa population
+s'augmentait et que les pertes de la guerre étaient réparées. Mais les
+villes latines souffraient; leurs plus riches habitants devenaient
+citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impôt, dont les plus
+riches étaient exempts à titre de citoyens romains, devenait de plus en
+plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir à Rome était
+chaque, année plus difficile à compléter. Plus était grand le nombre de
+ceux qui obtenaient le droit de cité, plus était dure la condition de ceux
+qui ne l'avaient pas. Il vint un temps où les villes latines demandèrent
+que ce droit de cité cessât d'être un privilège. Les villes italiennes
+qui, soumises depuis deux siècles, étaient à peu près dans la même
+condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches
+habitants les abandonner pour devenir Romains, réclamèrent pour elles ce
+droit de cité. Le sort des sujets ou des alliés était devenu d'autant
+moins supportable à cette époque, que la démocratie romaine agitait alors
+la grande question des lois agraires. Or, le principe de toutes ces lois
+était que ni le sujet ni l'allié ne pouvait être propriétaire du sol, sauf
+un acte formel de la cité, et que la plus grande partie des terres
+italiennes appartenait à la république; un parti demandait donc que ces
+terres, qui étaient occupées presque toutes par des Italiens, fussent
+reprises par l'État et partagées entre les pauvres de Rome. Les Italiens
+étaient donc menacés d'une ruine générale; ils sentaient vivement le
+besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en
+devenant citoyens romains.
+
+La guerre qui s'ensuivit fut appelée la guerre _sociale_; c'étaient les
+alliés de Rome qui prenaient les armes pour ne plus être alliés et devenir
+Romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui
+demandait, et les Italiens reçurent le droit de cité. Assimilés dès lors
+aux Romains, ils purent voter au forum; dans la vie privée, ils furent
+régis par les lois romaines; leur droit sur le sol fut reconnu, et la
+terre italienne, à l'égal de la terre romaine, put être possédée en
+propre. Alors s'établit le _jus italicum_, qui était le droit, non de la
+personne italienne, puisque l'Italien était devenu Romain, mais du sol
+italique, qui fut susceptible de propriété, comme s'il était _ager
+romanus_. [32]
+
+À partir de ce temps-là, l'Italie entière forma un seul État. Il restait
+encore à faire entrer dans l'unité romaine les provinces.
+
+Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grèce.
+A l'Occident étaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquête,
+n'avaient pas connu le véritable régime municipal. Rome s'attacha à créer
+ce régime chez ces peuples, soit qu'elle ne crût pas possible de les
+gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu à peu aux
+populations italiennes, il fallût les faire passer par la même route que
+ces populations avaient suivie. De là vient que les empereurs, qui
+supprimaient toute vie politique à Rome, entretenaient avec soin les
+formes de la liberté municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des
+cités en Gaule; chacune d'elles eut son Sénat, son corps aristocratique,
+ses magistratures électives; chacune eut même son culte local, son
+_Genius_, sa divinité poliade, à l'image de ce qu'il y avait dans
+l'ancienne Grèce et l'ancienne Italie. Or ce régime municipal qu'on
+établissait ainsi, n'empêchait pas les hommes d'arriver à la cité romaine;
+il les y préparait au contraire. Une hiérarchie habilement combinée entre
+ces villes marquait les degrés par lesquels elles devaient s'approcher
+insensiblement de Rome pour s'assimiler enfin à elle. On distinguait: 1°
+les alliés, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien
+de droit avec les citoyens romains; 2° les colonies, qui jouissaient du
+droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques; 3° les
+villes de droit italique, c'est-à-dire celles à qui la faveur de Rome
+avait accordé le droit de propriété complète sur leurs terres, comme si
+ces terres eussent été en Italie; 4° les villes de droit latin, c'est-à-
+dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois établi
+dans le Latium, devenir citoyens romains, après avoir exercé une
+magistrature municipale. Ces distinctions étaient si profondes qu'entre
+personnes de deux catégories différentes il n'y avait ni mariage possible
+ni aucune relation légale. Mais les empereurs eurent soin que les villes
+pussent s'élever, à la longue et d'échelon en échelon, de la condition de
+sujet ou d'allié au droit italique, du droit italique au droit latin.
+Quand une ville en était arrivée là, ses principales familles devenaient
+romaines l'une après l'autre.
+
+La Grèce entra aussi peu à peu dans l'État romain. Chaque ville conserva
+d'abord les formes et les rouages du régime municipal. Au moment de la
+conquête, la Grèce s'était montrée désireuse de garder son autonomie; on
+la lui laissa, et plus longtemps peut-être qu'elle ne l'eût voulu. Au bout
+de peu de générations, elle aspira à se faire romaine; la vanité,
+l'ambition, l'intérêt y travaillèrent.
+
+Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement
+à un maître étranger; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la
+vénération; d'eux-mêmes ils lui vouaient un culte et lui élevaient des
+temples comme à un dieu. Chaque ville oubliait sa divinité poliade et
+adorait à sa place la déesse Rome et le dieu César; les plus belles fêtes
+étaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction
+plus haute que celle de célébrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les
+hommes s'habituaient ainsi à lever les yeux au-dessus de leurs cités; ils
+voyaient dans Rome la cité par excellence, la vraie patrie, le prytanée de
+tous les peuples. La ville où l'on était né paraissait petite; ses
+intérêts n'occupaient plus la pensée; les honneurs qu'elle donnait ne
+satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'était pas
+citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conférait
+plus de droits politiques; mais il offrait de plus solides avantages,
+puisque l'homme qui en était revêtu acquérait en même temps le plein droit
+de propriété, le droit d'héritage, le droit de mariage, l'autorité
+paternelle et tout le droit privé de Rome. Les lois que chacun trouvait
+dans sa ville, étaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient
+qu'une valeur de tolérance; le Romain les méprisait et le Grec lui-même
+les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment
+saintes, il fallait avoir les lois romaines.
+
+On ne voit pas que ni la Grèce entière ni même une ville grecque ait
+formellement demandé ce droit de cité si désiré; mais les hommes
+travaillèrent individuellement à l'acquérir, et Rome s'y prêta d'assez
+bonne grâce. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur; d'autres
+l'achetèrent; on l'accorda à ceux qui donnaient trois enfants à la
+société, ou qui servaient dans certains corps de l'armée; quelquefois il
+suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage
+déterminé, ou d'avoir porté du blé à Rome. Un moyen facile et prompt de
+l'acquérir était de se vendre comme esclave à un citoyen romain; car
+l'affranchissement dans les formes légales conduisait au droit de cité.
+[33]
+
+L'homme qui possédait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie
+civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer à
+l'habiter, mais il y était réputé étranger; il n'était plus soumis aux
+lois de la ville, n'obéissait plus à ses magistrats, n'en supportait plus
+les charges pécuniaires. [34] C'était la conséquence du vieux principe qui
+ne permettait pas qu'un même homme appartînt à deux cités à la fois. [35]
+Il arriva naturellement qu'après quelques générations il y eut dans chaque
+ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'étaient ordinairement
+les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de
+cette ville. Le régime municipal périt ainsi lentement et comme de mort
+naturelle. Il vint un jour où la cité fut un cadre qui ne renferma plus
+rien, où les lois locales ne s'appliquèrent presque plus à personne, où
+les juges municipaux n'eurent plus de justiciables.
+
+Enfin, quand huit ou dix générations eurent soupiré après le droit de cité
+romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut
+un décret impérial qui l'accorda à tous les hommes libres sans
+distinction.
+
+Ce qui est étrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date
+de ce décret ni le nom du prince qui l'a porté. On en fait honneur avec
+quelque vraisemblance à Caracalla, c'est-à-dire à un prince qui n'eut
+jamais de vues bien élevées; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une
+simple mesure fiscale. On ne rencontre guère dans l'histoire de décrets
+plus importants que celui-là: il supprimait la distinction qui existait
+depuis la conquête romaine entre le peuple dominateur et les peuples
+sujets; il faisait même disparaître la distinction beaucoup plus vieille
+que la religion et le droit avaient marquée entre les cités. Cependant les
+historiens de ce temps-là n'en ont pas pris note, et nous ne le
+connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte
+indication de Dion Cassius. [36] Si ce décret n'a pas frappé les
+contemporains et n'a pas été remarqué de ceux qui écrivaient alors
+l'histoire, c'est que le changement dont il était l'expression légale
+était achevé depuis longtemps. L'inégalité entre les citoyens et les
+sujets s'était affaiblie à chaque génération et s'était peu à peu effacée.
+Le décret put passer inaperçu, sous le voile d'une mesure fiscale; il
+proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui était déjà un
+fait accompli.
+
+Le titre de citoyen commença alors à tomber en désuétude, ou, s'il fut
+encore employé, ce fut pour désigner la condition d'homme libre opposée à
+celle d'esclave. A partir de ce temps-là, tout ce qui faisait partie de
+l'empire romain, depuis l'Espagne jusqu'à l'Euphrate, forma véritablement
+un seul peuple et un seul État. La distinction des cités avait disparu;
+celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants
+de cet immense empire étaient également Romains. Le Gaulois abandonna son
+nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain; ainsi fit
+l'Espagnol; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut
+plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un
+seul droit.
+
+On voit combien la cité romaine s'était développée d'âge en âge. A
+l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients; ensuite
+la classe plébéienne y avait pénétré, puis les Latins, puis les Italiens;
+enfin vinrent les provinciaux. La conquête n'avait pas suffi à opérer ce
+grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idées, les
+concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et
+l'empressement des intérêts individuels. Alors toutes les cités
+disparurent peu à peu; et la cité romaine, la dernière debout, se
+transforma elle-même si bien qu'elle devint la réunion d'une douzaine de
+grands peuples sous un maître unique. Ainsi tomba le régime municipal.
+
+Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel système de gouvernement
+ce régime fut remplacé, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus
+avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arrêter au moment
+où les vieilles formes sociales que l'antiquité avait établies furent
+effacées pour jamais.
+
+
+NOTES
+
+[1] L'origine troyenne de Rome était une opinion reçue avant même que Rome
+fût en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prédiction
+qui se rapportait à la seconde guerre punique, donnait au Romain
+l'épithète de _trojugena_. Tite-Live, XXV, 12.
+
+[2] Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, _Fast._, I, 579. Plutarque,
+_Quest. rom._, 56. Strabon, V, p. 230.
+
+[3] Denys, I, 85. Varron, _L. L._, V, 42. Virgile, VIII, 358.
+
+[4] Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que
+l'un était un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisième un nom
+étrusque.
+
+[5] Denys, I, 85.
+
+[6] Plutarque, _Quest. rom._, 76.
+
+[7] Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37.
+
+[8] Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232.
+
+[9] Servius, _ad Aen._, III, 12.
+
+[10] Denys, II, 30.
+
+[11] Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4.
+
+[12] Tite-Live, I, 45. Denys, IV, 48, 49.
+
+[13] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, _Fast._, III, 837, 843.
+Plutarque, _Parallèle des hist. gr. et rom._, 75.
+
+[14] Cincius, cité par Arnobe, _Adv. gentes_, III, 38.
+
+[15] Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76.
+
+[16] Thucydide, III, 47. Xénophon, _Helléniques_, VI, 3.
+
+[17] Denys, VI, 2.
+
+[18] Tite-Live, IV, 9, 10.
+
+[19] Tite-Live, VIII, 11.
+
+[20] Tite-Live, IX, 24, 25; X, 1.
+
+[21] Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3.
+
+[22] Tite-Live, XXXIV, 31.
+
+[23] Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Cicéron, _De
+lege agr._, I, 6; II, 32. Festus, v° _Praefecturae_.
+
+[24] Cicéron, _pro Balbo_, 16.
+
+[25] Tite-Live, XLV, 18. Cicéron, _ad Att_., VI, 1; VI, 2. Appien,
+_Guerres civiles_, I, 102. Tacite, XV, 45.
+
+[26] Philostrate, _Vie des sophistes_, I, 23. Boeckh, _Corp. inscr._,
+passim.
+
+[27] Gaius, IV, 103, 105.
+
+[28] Cicéron, _De orat._, I, 9.
+
+[29] Gaius, II, 7. Cicéron, _pro Flacco_, 32.
+
+[30] Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7.
+
+[31] Appien, _Guerres civiles_, II, 26.
+
+[32] Aussi est-il appelé dès lors, en droit, _res mancipi_. Voy. Ulpien.
+
+[33] Suétone, _Néron_. 24. Pétrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17.
+
+[34] Il devenait un étranger à l'égard de sa famille même, si elle n'avait
+pas comme lui le droit de cité. Il n'héritait pas d'elle. Pline,
+_Panégyrique_, 37.
+
+[35] Cicéron, _pro Balbo_, 28; _pro Archia_, 5; _pro Coecina_, 36.
+Cornélius Nepos, _Atticus_, 9. La Grèce avait depuis longtemps abandonné
+ce principe; mais Rome s'y tenait fidèlement.
+
+[36] « _Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit_. »
+Justinien, _Novelles_, 78, ch. 5. « _In orbe romano qui sunt, ex
+constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt_. » Ulpien,
+au _Digeste_, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que
+Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion
+Cassius dit que Caracalla donna à tous les habitants de l'empire le droit
+de cité pour généraliser l'impôt du dixième sur les affranchissements et
+sur les successions. -- La distinction entre pérégrins, Latins et citoyens
+n'a pas entièrement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le
+Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne
+devinssent pas aussitôt citoyens romains, mais passassent par tous les
+anciens échelons qui séparaient la servitude du droit de cité. On voit
+aussi à certains indices que la distinction entre les terres italiques et
+les terres provinciales subsista encore assez longtemps (_Code_, VII, 25;
+VII, 31; X, 39; _Digeste_, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en
+Phénicie, encore après Caracalla, jouissait par privilège du droit
+italique (_Digeste_, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique
+par l'intérêt des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs
+que le sol provincial payait au fisc.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT.
+
+
+La victoire du christianisme marque la fin de la société antique. Avec la
+religion nouvelle s'achève cette transformation sociale que nous avons vue
+commencer six ou sept siècles avant elle.
+
+Pour savoir combien les principes et les règles essentielles de la
+politique furent alors changés, il suffit de se rappeler que l'ancienne
+société avait été constituée par une vieille religion dont le principal
+dogme était que chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une
+cité, et n'existait que pour elle. C'était le temps des dieux domestiques
+et des divinités poliades. Cette religion avait enfanté le droit; les
+relations entre les hommes, la propriété, l'héritage, la procédure, tout
+s'était trouvé réglé, non par les principes de l'équité naturelle, mais
+par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte.
+C'était elle aussi qui avait établi un gouvernement parmi les hommes:
+celui du père dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cité.
+Tout était venu de la religion, c'est-à-dire de l'opinion que l'homme
+s'était faite de la divinité. Religion, droit, gouvernement s'étaient
+confondus et n'avaient été qu'une même chose sous trois aspects divers.
+
+Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social des anciens, où la
+religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie
+publique; où l'État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le
+magistrat un prêtre, la loi une formule sainte; où le patriotisme était de
+la piété, l'exil une excommunication; où la liberté individuelle était
+inconnue, où l'homme était asservi à l'État par son âme, par son corps,
+par ses biens; où la haine était obligatoire contre l'étranger, où la
+notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arrêtait
+aux limites de la cité; où l'association humaine était nécessairement
+bornée dans une certaine circonférence, autour d'un prytanée, et où l'on
+ne voyait pas la possibilité de fonder des sociétés plus grandes. Tels
+furent les traits caractéristiques des cités grecques et italiennes
+pendant la première période de leur histoire.
+
+Mais peu à peu, nous l'avons vu, la société se modifia. Des changements
+s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même temps que
+dans les croyances. Déjà, dans les cinq siècles qui précèdent le
+christianisme, l'alliance n'était plus aussi intime entre la religion
+d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes
+opprimées, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des
+philosophes, le progrès de la pensée, avaient ébranlé les vieux principes
+de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour
+s'affranchir de l'empire de cette vieille religion, à laquelle l'homme ne
+pouvait plus croire; le droit et la politique, comme la morale, s'étaient
+peu à peu dégagés de ses liens.
+
+Seulement, cette espèce de divorce venait de l'effacement de l'ancienne
+religion; si le droit et la politique commençaient à être quelque peu
+indépendants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances; si la
+société n'était plus gouvernée par la religion, cela tenait surtout à ce
+que la religion n'avait plus de force. Or, il vint un jour où le sentiment
+religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme chrétienne, la
+croyance ressaisit l'empire de l'âme. N'allait-on pas voir alors
+reparaître l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi
+et de la loi?
+
+Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravivé, il
+prit encore une expression plus haute et moins matérielle. Tandis
+qu'autrefois on s'était fait des dieux de l'âme humaine ou des grandes
+forces physiques, on commença à concevoir Dieu comme véritablement
+étranger, par son essence, à la nature humaine d'une part, au monde de
+l'autre. Le Divin fut décidément placé en dehors de la nature visible et
+au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'était fait son dieu,
+et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cités, Dieu apparut
+alors comme un être unique, immense, universel, seul animant les mondes,
+et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu
+qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grèce et de l'Italie,
+n'était guère autre chose qu'un ensemble de pratiques, une série de rites
+que l'on répétait sans y voir aucun sens, une suite de formules que
+souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une
+tradition qui se transmettait d'âge en âge et ne tenait son caractère
+sacré que de son antiquité, au lieu de cela, la religion fut un ensemble
+de dogmes et un grand objet proposé à la foi. Elle ne fut plus extérieure;
+elle siégea surtout dans la pensée de l'homme. Elle ne fut plus matière;
+elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de
+l'adoration: l'homme ne donna plus à Dieu l'aliment et le breuvage; la
+prière ne fut plus une formule d'incantation; elle fut un acte de foi et
+une humble demande. L'âme fut dans une autre relation avec la divinité: la
+crainte des dieux fut remplacée par l'amour de Dieu.
+
+Le christianisme apportait encore d'autres nouveautés. Il n'était la
+religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cité
+ni d'aucune race. Il n'appartenait ni à une caste ni à une corporation.
+Dès son début, il appelait à lui l'humanité entière. Jésus-Christ disait à
+ses disciples: « Allez et instruisez _tous les peuples_. »
+
+Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que les premiers
+disciples eurent un moment d'hésitation; on peut voir dans les Actes des
+apôtres que plusieurs se refusèrent d'abord à propager la nouvelle
+doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces
+disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne
+voulait pas être adoré par des étrangers; comme les Romains et les Grecs
+des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que
+propager le nom et le culte de ce dieu c'était se dessaisir d'un bien
+propre et d'un protecteur spécial, et qu'une telle propagande était à la
+fois contraire au devoir et à l'intérêt. Mais Pierre répliqua à ces
+disciples: « Dieu ne fait pas de différence entre les gentils et nous. »
+Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute occasion et sous
+toute espèce de forme: « Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la
+foi. Dieu n'est-il Dieu que des Juifs? non, certes, il l'est aussi des
+gentils... Les gentils sont appelés au même héritage que les Juifs. »
+
+Il y avait en tout cela quelque chose de très-nouveau. Car partout, dans
+le premier âge de l'humanité, on avait conçu la divinité comme s'attachant
+spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les
+Athéniens à la Pallas athénienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le
+droit de pratiquer un culte avait été un privilège. L'étranger avait été
+repoussé des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des
+Juifs; le Lacédémonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas
+athénienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siècles qui
+précédèrent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait déjà contre
+ces règles étroites. La philosophie avait enseigné maintes fois, depuis
+Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages
+de tous les hommes. La religion d'Éleusis avait admis des initiés de
+toutes les villes. Les cultes de Cybèle, de Sérapis et quelques autres
+avaient accepté indifféremment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs
+avaient commencé à admettre l'étranger dans leur religion, les Grecs et
+les Romains l'avaient admis dans leurs cités. Le christianisme, venant
+après tous ces progrès de la pensée et des institutions, présenta à
+l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu
+qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait
+ni les races, ni les familles, ni les États.
+
+Pour ce Dieu il n'y avait plus d'étrangers. L'étranger ne profanait plus
+le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule présence. Le temple
+fut ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'être
+héréditaire, parce que la religion n'était plus un patrimoine. Le culte ne
+fut plus tenu secret; les rites, les prières, les dogmes ne furent plus
+cachés; au contraire, il y eut désormais un enseignement religieux, qui ne
+se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus
+éloignés, qui alla chercher les plus indifférents. L'esprit de propagande
+remplaça la loi d'exclusion.
+
+Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations entre les
+peuples que pour le gouvernement des États.
+
+Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine; elle ne fit plus
+un devoir au citoyen de détester l'étranger; il fut de son essence, au
+contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'étranger, envers
+l'ennemi, des devoirs de justice et même de bienveillance. Les barrières
+entre les peuples et les races furent ainsi abaissées; le _pomoerium_
+disparut; « Jésus-Christ, dit l'apôtre, a rompu la muraille de séparation
+et d'inimitié. » -- « Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous
+ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni Juif; ni circoncis, ni
+incirconcis; ni barbare, ni Scythe. Tout le genre humain est ordonné dans
+l'unité. » On enseigna même aux peuples qu'ils descendaient tous d'un même
+père commun. Avec l'unité de Dieu, l'unité de la face humaine apparut aux
+esprits; et ce fut dès lors une nécessité de la religion de défendre à
+l'homme de haïr les autres hommes.
+
+Pour ce qui est du gouvernement de l'État, on peut dire que le
+christianisme l'a transformé dans son essence, précisément parce qu'il ne
+s'en est pas occupé. Dans les vieux âges, la religion et l'État ne
+faisaient qu'un; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait
+son peuple; le même code réglait les relations entre les hommes et les
+devoirs envers les dieux de la cité. La religion commandait alors à
+l'État, et lui désignait ses chefs par la voix du sort ou par celle des
+auspices; l'État, à son tour, intervenait dans le domaine de la conscience
+et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cité. Au lieu de
+cela, Jésus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il
+sépare la religion du gouvernement. La religion, n'étant plus terrestre,
+ne se mêle plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jésus-
+Christ ajoute: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à
+Dieu. » C'est la première fois que l'on distingue si nettement Dieu de
+l'État. Car César, à cette époque, était encore le grand pontife, le chef
+et le principal organe de la religion romaine; il était le gardien et
+l'interprète des croyances; il tenait dans ses mains le culte et le dogme.
+Sa personne même était sacrée et divine; car c'était précisément un des
+traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs
+de la royauté antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractère divin
+que l'antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux prêtres-fondateurs.
+Mais voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le paganisme et
+l'empire voulaient renouer; il proclame que la religion n'est plus l'État,
+et qu'obéir à César n'est plus la même chose qu'obéir à Dieu.
+
+Le christianisme achève de renverser les cultes locaux; il éteint les
+prytanées, brise définitivement les divinités poliades. Il fait plus: il
+ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exercé sur la
+société civile. Il professe qu'entre l'État et la religion il n'y a rien
+de commun; il sépare ce que toute l'antiquité avait confondu. On peut
+d'ailleurs remarquer que, pendant trois siècles, la religion nouvelle
+vécut tout à fait en dehors de l'action de l'État; elle sut se passer de
+sa protection et lutter même contre lui. Ces trois siècles établirent un
+abîme entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et
+comme le souvenir de cette glorieuse époque n'a pas pu s'effacer, il s'en
+est suivi que cette distinction est devenue une vérité vulgaire et
+incontestable que les efforts mêmes d'une partie du clergé n'ont pas pu
+déraciner.
+
+Ce principe fut fécond en grands résultats. D'une part, la politique fut
+définitivement affranchie des règles strictes que l'ancienne religion lui
+avait tracées. On put gouverner les hommes sans avoir à se plier à des
+usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans
+conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La
+politique fut plus libre dans ses allures; aucune autre autorité que celle
+de la loi morale ne la gêna plus. D'autre part, si l'État fut plus maître
+en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié
+de l'homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l'homme
+n'appartenait plus à la société que par une partie de lui-même, qu'il
+était engagé à elle par son corps et par ses intérêts matériels, que,
+sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une république,
+il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son âme, il était libre
+et n'était engagé qu'à Dieu.
+
+Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation; il avait rendu l'homme à
+lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce qui n'était que
+l'effort d'énergie d'une secte courageuse, le christianisme fit la règle
+universelle et inébranlable des générations suivantes; de ce qui n'était
+que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanité.
+
+Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur l'omnipotence
+de l'État chez les anciens, si l'on songe à quel point la cité, au nom de
+son caractère sacré et de la religion qui était inhérente à elle, exerçait
+un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la source d'où a
+pu venir la liberté de l'individu. Une fois que l'âme s'est trouvée
+affranchie, le plus difficile était fait, et la liberté est devenue
+possible dans l'ordre social.
+
+Les sentiments et les moeurs se sont alors transformés aussi bien que la
+politique. L'idée qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie.
+Le devoir par excellence n'a plus consisté à donner son temps, ses forces
+et sa vie à l'État. La politique et la guerre n'ont plus été le tout de
+l'homme; toutes les vertus n'ont plus été comprises dans le patriotisme;
+car l'âme n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres
+obligations que celle de vivre et de mourir pour la cité. Le christianisme
+a distingué les vertus privées des vertus publiques. En abaissant celles-
+ci, il a relevé celles-là; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine
+au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen.
+
+Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations anciennes, le
+droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d'elle toutes ses
+règles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs,
+les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres
+sacrés ou dans la tradition religieuse. Aussi chaque religion avait-elle
+fait le droit à son image. Le christianisme est la première religion qui
+n'ait pas prétendu que le droit dépendît d'elle. Il s'occupa des devoirs
+des hommes, non de leurs relations d'intérêts. On ne le vit régler ni le
+droit de propriété, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la
+procédure. Il se plaça en dehors du droit, comme en dehors de toute chose
+purement terrestre. Le droit fut donc indépendant; il put prendre ses
+règles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idée
+du juste qui est en nous. Il put se développer en toute liberté, se
+réformer et s'améliorer sans nul obstacle, suivre les progrès de la
+morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux de chaque génération.
+
+L'heureuse influence de l'idée nouvelle se reconnaît bien dans l'histoire
+du droit romain. Durant les quelques siècles qui précédèrent le triomphe
+du christianisme, le droit romain travaillait déjà à se dégager de la
+religion et à se rapprocher de l'équité et de la nature; mais il ne
+procédait que par des détours et par des subtilités, qui l'énervaient et
+affaiblissaient son autorité morale. L'oeuvre de régénération du droit,
+annoncée par la philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts
+des jurisconsultes romains, ébauchée par les artifices et les ruses du
+préteur, ne put réussir complètement qu'à la faveur de l'indépendance que
+la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, à mesure que le
+christianisme conquérait la société, les codes romains admettre les règles
+nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans
+hésitation. Les pénates domestiques ayant été renversés et les foyers
+éteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et
+avec elle les règles qui en avaient découlé. Le père perdit l'autorité
+absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnée, et ne conserva que
+celle que la nature même lui confère pour les besoins de l'enfant. La
+femme, que le vieux culte plaçait dans une position inférieure au mari,
+devint moralement son égale. Le droit de propriété fut transformé dans son
+essence; les bornes sacrées des champs disparurent; la propriété ne
+découla plus de la religion, mais du travail; l'acquisition en fut rendue
+plus facile, et les formalités du vieux droit furent définitivement
+écartées.
+
+Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa
+constitution et son droit furent transformés; de même que, par cela seul
+que l'État n'avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement
+des hommes furent changées pour toujours.
+
+Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne
+de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle
+s'établit: la société humaine se constitue. Elle se modifie: la société
+traverse une série de révolutions. Elle disparaît: la société change de
+face. Telle a été la loi des temps antiques.
+
+
+
+
+TABLE ANALYTIQUE.
+
+
+ADOPTION.
+ L'adoption a eu pour principe le devoir de perpétuer le culte
+ domestique;
+ -- n'était permise qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants;
+ ses effets religieux et civils.
+
+AFFRANCHIS.
+ Droit que les patrons conservaient sur eux;
+ leur analogie avec les anciens clients.
+
+AGNATION.
+ Quelle sorte de parenté c'était, chez les Romains et chez les Grecs.
+
+AGNI,
+ divinité des vieux âges dans toute la race indo-européenne.
+
+AÎNESSE (Droit d'),
+ établi à l'origine des sociétés anciennes;
+ disparaît peu à peu.
+
+AMBARVALES.
+
+AMPHICTYONIES,
+ assemblées religieuses plus que politiques.
+
+ANCÊTRES (Culte des).
+
+ANNALES.
+ Usage général des annales chez les anciens;
+ elles étaient rédigées par les prêtres et faisaient partie de la
+ religion.
+
+ARCHIVES des villes.
+
+ARCHONTES des [Grec: genae].
+ Archontes des villes;
+ le titre d'archonte était d'abord synonyme de celui de roi;
+ fonctions religieuses des archontes;
+ leur pouvoir judiciaire;
+ comment ils étaient élus;
+ leur autorité est peu à peu réduite;
+ ce qu'ils deviennent sous l'empire romain.
+
+ARISTOCRATIE.
+ Aristocratie héréditaire des patriciens, des Eupatrides, des [Grec:
+ basileis], des Géomores, etc.
+ La distinction des classes est d'abord fondée sur la religion;
+ l'aristocratie de naissance s'appuie sur le sacerdoce héréditaire.
+ Cette aristocratie disparaît plus tard;
+ il se forme une aristocratie de richesse.
+ Aristocratie spartiate.
+
+ARMÉE.
+ Actes religieux qui s'accomplissaient dans les armées grecques et
+ romaines.
+ L'armée était organisée primitivement, comme la cité, en _gentes_
+ et en curies, en [Grec: genae] et en phratries.
+ Changements opérés par Servius Tullius dans la constitution de l'armée;
+ sens du mot _classis_;
+ en Grèce, comme à Rome, la cavalerie était un corps aristocratique.
+ La nature de l'armée change avec la constitution de la cité.
+ L'armée romaine forme une assemblée politique.
+ Pendant le règne de la ploutocratie, en Grèce comme à Rome, les rangs
+ dans l'armée furent fixés d'après la richesse.
+
+ASILE.
+ Ce que c'était.
+
+ASSEMBLÉES du peuple.
+ Elles commençaient par une prière et un acte sacré.
+ Assemblées par curies.
+ Assemblées par centuries, comment on y votait;
+ l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que l'armée.
+ Assemblées par tribus.
+ Assemblées athéniennes.
+ Assemblées Spartiates.
+
+ATHÈNES.
+ Formation de la cité athénienne;
+ oeuvre de Thésée;
+ royauté primitive;
+ aristocratie des Eupatrides;
+ abolition de la royauté politique;
+ domination de l'aristocratie;
+ archontat viager et archontat annuel;
+ l'archonte-roi.
+ Caractère athénien;
+ superstitions athéniennes.
+ Tentative de Cylon;
+ oeuvre législative de Dracon;
+ oeuvre de Solon;
+ Pisistrate;
+ oeuvre de Clisthènes.
+ Domination de l'aristocratie de richesse;
+ progrès des classes inférieures.
+ Les magistratures athéniennes;
+ l'assemblée du peuple;
+ les orateurs;
+ l'armée athénienne;
+ caractère de la démocratie athénienne.
+
+AUSPICES.
+ Mode d'élection des magistrats par les auspices.
+
+CALENDRIER chez les anciens.
+
+CÉLIBAT,
+ interdit par la religion;
+ interdit par les lois.
+
+CENS,
+ recensement, lustration, cérémonie religieuse dans les cités anciennes.
+ Transformation du cens.
+
+CENSEURS.
+ Origine et nature de leur pouvoir;
+ leurs fonctions religieuses.
+
+CHEVALIERS ROMAINS.
+
+CHRISTIANISME,
+ son action sur les idées politiques et sur le gouvernement des sociétés.
+
+CITÉ.
+ La cité se forme par l'association des tribus, des curies, des
+ _gentes_.
+ Exemple de la cité athénienne.
+ Religion propre à chaque cité.
+ Ce que l'on entendait par l'autonomie de la cité.
+ Pourquoi les anciens n'ont pas pu fonder de société plus large que la
+ cité.
+ Puissance absolue de la cité sur le citoyen.
+ Affaiblissement du régime de la cité.
+ La conquête romaine détruit le régime municipal.
+
+CITOYEN.
+ Ce qui distinguait le citoyen du non-citoyen.
+
+CLIENTS.
+ Ce que c'était à l'origine;
+ -- étaient distincts des plébéiens;
+ leur condition;
+ ils figuraient dans les comices par curies;
+ leur analogie avec les serfs du moyen âge;
+ leur affranchissement progressif;
+ ils deviennent peu à peu propriétaires du sol;
+ comment ils le sont devenus à Athènes;
+ comment ils le sont devenus à Rome;
+ disparition de la clientèle primitive;
+ le patriciat essaye en vain de la rétablir.
+ Clientèle des âges postérieurs.
+
+COGNATIO,
+ parenté par les femmes, en Grèce et en Rome;
+ elle pénètre peu à peu dans le droit.
+
+CONDITIONS économiques des sociétés anciennes.
+
+CONFARREATIO,
+ cérémonie religieuse usitée dans le mariage romain et dans le mariage
+ grec.
+
+CONFÉDÉRATIONS.
+
+CONQUÊTE de la Grèce par les Romains.
+
+CONSULAT.
+ Fonctions religieuses des consuls.
+ Quelle idée l'on se faisait primitivement du consul;
+ quelle idée on s'en fit plus tard.
+ Avec quelles formalités religieuses les consuls étaient élus;
+ changements dans le mode d'élection.
+ Consuls plébéiens.
+
+COURONNE,
+ son usage dans les cérémonies religieuses;
+ dans le mariage;
+ dans quel cas les magistrats portaient la couronne.
+
+CROYANCES.
+ Croyances primitives des anciens;
+ leurs rapports avec le droit privé;
+ leurs rapports avec la morale primitive.
+ Intolérance des anciens au sujet des croyances.
+ Changements dans les croyances.
+
+CULTE DES MORTS,
+ chez tous les peuples anciens;
+ relation de ce culte avec le culte du foyer.
+ -- Culte des héros indigètes.
+ Culte du fondateur.
+
+CURIES et phratries.
+
+DÉMAGOGUES.
+ Sens de ce mot.
+
+DÉMOCRATIE.
+ Comment elle s'établit;
+ règles du gouvernement démocratique.
+
+DÉMONS,
+ âmes des morts.
+
+DETESTATIO SACRORUM.
+
+DETTES.
+ Pourquoi le corps de l'homme et non sa terre répondait de sa dette.
+
+DEVINS à Athènes.
+
+DIEUX.
+ Dieux domestiques.
+ Divinités poliades.
+ Les dieux de l'Olympe ont été d'abord des dieux domestiques et des
+ divinités poliades.
+ Idée que les anciens se faisaient des dieux.
+ Alliance des divinités poliades;
+ évocation des dieux;
+ prières et formules qui les contraignaient à agir;
+ peur des dieux.
+ Nouvelles idées sur la divinité.
+ Le christianisme.
+
+DIFFARREATIO.
+
+DIVORCE;
+ était obligatoire dans le cas de stérilité de la femme.
+
+[Grec: DOCHIMASIA],
+ examen que subissaient les magistrats et les sénateurs.
+
+DROIT.
+ Le droit ancien est né dans la famille;
+ il a été en rapport avec les croyances et avec le culte.
+ -- Droit de propriété.
+ Droit de succession.
+ Idée que les anciens se faisaient du droit.
+ Droit civil, _jus civile_.
+ Changements dans le droit privé.
+ Droit des Douze Tables.
+ Lois de Solon.
+ Droit prétorien.
+
+DROIT DE CITÉ.
+ En quoi il consistait;
+ comment il était conféré.
+ Importance du droit de cité.
+ Le droit de cité romaine est peu à peu étendu aux Latins;
+ aux Italiens;
+ aux provinciaux.
+
+DROIT DES GENS.
+
+[Grec: ENGUAESIS],
+ acte du mariage grec correspondant à la _traditio in manum_.
+
+ÉDUCATION.
+ L'État la dirigeait en Grèce.
+
+ÉLECTION.
+ Mode d'élection des rois;
+ -- des consuls;
+ -- des archontes.
+
+ÉMANCIPATION du fils;
+ ses effets en droit civil.
+
+EMPIRE de Rome,
+ _imperium romanum_;
+ condition des peuples qui y étaient sujets.
+
+ÉNÉE (Légende d').
+ Sens de l'Énéide.
+
+ÉPHORES à Sparte.
+
+[Grec: EPIGAMIA],
+ _jus connubii_.
+
+[Grec: EPICHLAEROS].
+
+[Grec: EPISTION].
+
+[Grec: ERCHEIOS ZEUS],
+ divinité domestique.
+
+[Grec: ERCHOS],
+ _herctum_, enceinte sacrée du domicile.
+
+ESCLAVES,
+ comment ils étaient introduits dans la famille et initiés à son culte.
+
+[Grec: HESTIA],
+ _Vesta_, foyer.
+
+ÉTRANGER.
+ L'étranger ne pouvait être ni propriétaire ni héritier;
+ n'était pas protégé par le droit civil;
+ était jugé par le préteur pérégrin ou par l'archonte polémarque.
+ Sentiment de haine pour l'étranger.
+
+EUPATRIDES,
+ analogues aux patriciens;
+ luttent contre les rois;
+ gouvernent la cité;
+ sont attaqués par les classes inférieures.
+
+EXIL,
+ interdiction du culte national et du culte domestique, analogue à
+ l'excommunication.
+
+FAMILIA.
+ Sens de ce mot.
+
+FAMILLE.
+ Sa religion;
+ son indépendance religieuse;
+ ce qui en faisait le lien;
+ avait l'obligation de se perpétuer.
+ -- Noms de famille chez les Romains et les Grecs.
+ -- Changements dans la constitution de la famille.
+ -- Division de la _gens_ en familles.
+
+FÉCIAUX.
+ dans les villes italiennes, [Grec: chaeruches];
+ et spendophores dans les villes grecques.
+
+FEMME.
+ Son rôle dans la religion domestique.
+ Son rôle dans la famille.
+ Le régime dotal fut longtemps inconnu.
+ La femme toujours en tutelle.
+ Elle ne pouvait paraître en justice;
+ n'était pas justiciable de la cité;
+ était jugée, d'abord par son mari, plus tard par un tribunal
+ domestique.
+ Son titre de _mater familias_.
+ La femme obtient peu à peu des droits à l'héritage, et la possession de
+ sa dot.
+ Parenté par les femmes.
+
+FILLE.
+ La fille, d'après les anciennes croyances, était réputée inférieure au
+ fils.
+ Elle n'héritait pas de son père.
+ La fille [Grec: hepichlaeros].
+
+FONDATION des villes,
+ cérémonie religieuse.
+
+FONDATEUR (Culte du).
+
+FOYER.
+ Le foyer était un autel, un objet divin;
+ rites prescrits pour l'entretien du feu sacré;
+ le foyer ne pouvait pas être changé de place;
+ prières qu'on lui adressait;
+ antiquité de ce culte;
+ sa relation avec le culte des morts.
+ Influence que ce culte a exercée sur la morale.
+ -- Foyer public ou prytanée.
+ Foyer transporté dans les armées, et sur les flottes.
+ -- Le culte du foyer perd son crédit.
+
+[Grec: GENOS]
+ grec analogue à la _gens_ romaine;
+ le [Grec: genos] à Athènes;
+ [Grec: genos] des Brytides.
+ Culte intérieur du [Grec: genos];
+ son tombeau commun;
+ son chef.
+ Le [Grec: genos] perd son importance politique.
+
+GENS.
+ Sens de ce mot.
+ La _gens_ était la vraie famille.
+ Culte intérieur de la _gens_;
+ son tombeau commun;
+ solidarité de ses membres.
+ Le chef de la _gens_.
+ Comment la _gens_ s'est démembrée.
+ Les _gentes_ plébéiennes.
+ Transformations successives et disparition du régime de la _gens_.
+
+GENTILES.
+ Lien de culte entre eux;
+ lien de droit;
+ le _gentilis_ était plus proche que le cognat.
+ -- _Dii gentiles_.
+
+GENTILITÉ.
+
+HÉLIASTES à Athènes.
+
+HERES _suus et necessarius_.
+ Sens de ces mots en droit romain.
+
+HÉROS,
+ âmes des morts;
+ étaient les mêmes que les Lares et les Génies;
+ héros éponymes;
+ héros nationaux.
+
+HOSPITALITÉ.
+
+HOSTIS.
+ Sens de ce mot.
+ Pourquoi les idées d'étranger et d'ennemi se sont confondues à
+ l'origine.
+
+HYMÉNÉE,
+ chant sacré.
+
+HYPOTHÈQUE,
+ inconnue dans le droit primitif.
+
+JOURS NÉFASTES chez les Romains et chez les Grecs.
+
+LECTISTERNIUM.
+
+LÉGENDES.
+ Leur importance en histoire;
+ légende d'Énée;
+ légende de l'enlèvement des Sabines.
+
+LÉGISLATEURS.
+ Les anciens législateurs.
+
+LIBERTÉ.
+ Comment les anciens la comprenaient, absence de toute garantie pour la
+ liberté individuelle.
+
+LIVRES liturgiques des anciens.
+ Livres sibyllins à Athènes et à Rome.
+
+LOI.
+ La loi faisait partie de la religion;
+ respect des anciens pour la loi;
+ la loi était réputée sainte;
+ elle venait des dieux.
+ Les lois primitives n'étaient pas écrites;
+ elles étaient rédigées sous forme de vers et chantées.
+ Importance du texte de la loi.
+ La plèbe réclame la rédaction d'un Code de lois;
+ lois des Douze Tables.
+ Changement dans la nature et le principe de la loi.
+ Comment on faisait les lois à Athènes.
+
+LUSTRATIO, cérémonie religieuse.
+
+LYCURGUE.
+ Oeuvre de Lycurgue à Sparte.
+
+MAGISTRATS.
+ Ce qu'étaient les magistrats dans la première époque de l'existence des
+ cités;
+ ce qu'ils furent dans la seconde.
+
+MANCIPATIO.
+
+MANES,
+ étaient les âmes des morts;
+ correspondent aux [Grec: theoi chthonioi] des Grecs.
+
+MANUS,
+ sens de ce mot dans le droit romain.
+ Relation entre la puissance maritale et le culte domestique.
+
+MARIAGE.
+ Le mariage sacré;
+ ses effets religieux;
+ était interdit entre habitants de deux villes.
+ Légende de l'enlèvement des Sabines.
+ Interdit, puis autorisé entre patriciens et plébéiens.
+ Mariage par _mutuus consensus_;
+ _usus_, _coemptio_.
+ Effets de la puissance maritale;
+ manière d'échapper à la puissance maritale.
+
+MORALE primitive.
+
+MUNDUS.
+ Sens spécial de ce mot.
+
+NATAL (Jour) des villes.
+
+[Grec: NOTHOI]
+ Ce que les anciens comprenaient dans la catégorie des [Grec: nothoi].
+
+NOMS de famille en Grèce et à Rome.
+
+ODYSSÉE.
+ La société qui y est dépeinte est une société aristocratique.
+
+ORATEURS.
+ Leur rôle dans la démocratie athénienne.
+
+[Grec: OROI, Theoi orioi], dieux termes.
+
+OSTRACISME dans toutes les villes grecques.
+
+PARASITES.
+ Sens ancien de ce mot.
+
+PARENTÉ.
+ Comment les anciens la comprenaient;
+ se marquait par le culte.
+ Il n'y avait pas de parenté par les femmes.
+
+[Grec: PATRIAZEIN], _parentare_.
+
+PATRICIENS.
+ Origine de la classe des patriciens;
+ leur privilège sacerdotal;
+ leurs privilèges politiques.
+ Leur lutte contre les rois;
+ leur résistance aux efforts de la plèbe.
+
+PATRIE.
+ Sens de ce mot.
+ Ce qu'était primitivement l'amour de la patrie;
+ ce que ce sentiment devint plus tard.
+
+PATRONS.
+
+PATRUUS et _avunculus_.
+ Différence radicale entre la parenté que ces deux mots exprimaient.
+
+PÈRE.
+ Sens originel du mot _pater_.
+ Autorité religieuse du père.
+ Sa puissance dérivait de la religion domestique.
+ Son autorité sur ses enfants.
+ Ce qu'il faut entendre par le droit qu'il avait de vendre son fils;
+ de tuer son fils ou sa femme.
+ Son droit de justice.
+ Il était responsable de tous les délits commis par les siens.
+ La puissance paternelle d'après la loi des Douze Tables;
+ d'après la loi de Solon.
+
+PHRATRIES,
+ analogues aux curies.
+ Culte spécial de la phratrie.
+ Comment le jeune homme était admis dans la phratrie.
+ Les phratries perdent leur importance politique.
+
+PHILOSOPHIE.
+ Son influence sur les transformations de la politique.
+ Pythagore;
+ Anaxagore;
+ les Sophistes;
+ Socrate;
+ Platon;
+ Aristote;
+ politique des Épicuriens et des Stoïciens.
+ Idée de la cité universelle.
+
+PIETAS.
+ Sens complexe de ce mot.
+
+PINDARE,
+ poète de l'aristocratie.
+
+PLÉBÉIENS.
+ Cette classe d'hommes existait dans toutes les cités.
+ Ils étaient distincts des clients.
+ A l'origine, ils n'étaient pas compris dans le populus.
+ Comment la plèbe s'était formée.
+ Les plébéiens n'avaient à l'origine ni religion, ni droits civils, ni
+ droits politiques.
+ Leur lutte contre la classe supérieure.
+ Ils soutiennent les rois.
+ Ils créent des tyrans.
+ Efforts et progrès de la plèbe romaine;
+ sa sécession au mont Sacré;
+ le tribunal de la plèbe.
+ La plèbe entre dans la cité.
+
+PLÉBISCITES.
+
+PONTIFES.
+ Surveillaient les cultes domestiques.
+ Pontifes patriciens;
+ pontifes plébéiens.
+
+PRÉTEURS.
+ Leurs fonctions religieuses.
+
+PROCÉDURE antique.
+
+PROPRIÉTÉ.
+ Droit de propriété chez les anciens;
+ relation entre le droit de propriété et la religion.
+ La propriété était inaliénable;
+ -- indivisible.
+ Ce que devint le droit de propriété aux époques postérieures.
+
+PROVINCIA.
+ Sens de ce mot.
+ Comment Rome administrait les provinces.
+ Les provinciaux n'avaient aucun droit.
+
+PRYTANÉE,
+ analogue au temple de Vesta.
+
+PRYTANES.
+ Les prytanes étaient à la fois des prêtres et des magistrats.
+
+REPAS.
+ Le repas était un acte religieux.
+ Repas funèbres offerts aux morts.
+ Les repas publics étaient des cérémonies religieuses;
+ repas publics à Sparte;
+ à Athènes;
+ en Italie;
+ à Rome.
+
+RELIGION.
+ La religion domestique.
+ Comment les anciens comprenaient la religion.
+ Religion de la cité.
+ La religion romaine n'a pas été établie par calcul.
+ Influence de la religion dans l'élection des magistrats.
+
+RESPUBLICA, [Grec: to choinon].
+
+RÉVOLUTIONS.
+ Caractères essentiels et causes générales des révolutions dans les cités
+ anciennes.
+ Première révolution qui enlève à la royauté sa puissance politique.
+ Révolution dans la constitution de la famille.
+ Révolution dans la cité par les progrès de la plèbe.
+ Révolutions de Rome.
+ Révolutions d'Athènes.
+ Révolutions de Sparte.
+ Disparition de l'ancien régime, et nouveau système de gouvernement.
+ L'aristocratie de richesse.
+ La démocratie.
+ Luttes entre les riches et les pauvres.
+
+RITUELS,
+ dans toutes les cités anciennes.
+
+ROME.
+ Formation de la cité romaine.
+ Cérémonie de la fondation.
+ Nature de l'asile ouvert par Romulus.
+ Le caractère romain;
+ superstitions romaines.
+ Le patriciat.
+ La plèbe.
+ Le sénat.
+ L'assemblée par curies.
+ La royauté.
+ Lutte des rois contre l'aristocratie.
+ Révolution qui supprime la royauté.
+ Domination du patriciat.
+ Efforts et progrès de la plèbe.
+ Le tribunal.
+ Les assemblées par tribus et les plébiscites.
+ La plèbe acquiert l'égalité civile, politique, religieuse.
+ Pourtant, les procédés de gouvernement et les moeurs restent
+ aristocratiques.
+ Formation d'une nouvelle noblesse.
+ Conquêtes des Romains.
+ Relations d'origine et de culte entre Rome et les cités de l'Italie et
+ de la Grèce.
+ Premiers agrandissements.
+ Sa suprématie religieuse sur les cités latines.
+ Rome se fait partout la protectrice de l'aristocratie.
+ _Imperium romanum_.
+ Comment elle traite ses sujets.
+ Elle accorde le droit de cité romaine.
+
+ROYAUTÉ.
+ Ce qu'était la royauté primitive.
+ Les rois prêtres.
+ Avec quelles formes liturgiques ils étaient élus.
+ Leurs attributions judiciaires et militaires.
+ La royauté héréditaire comme le sacerdoce.
+ [Grec: Basileis hieroi].
+ _Sanctitas regum_.
+ Révolution qui supprime partout la royauté.
+ Magistrats annuels appelés rois.
+ _Rex sacrorum_.
+ Le mot roi appliqué, durant l'âge aristocratique, aux chefs des
+ _gentes_.
+
+SACERDOCES.
+ Dans les anciennes cités, les sacerdoces furent longtemps héréditaires.
+ Sacerdoces réservés au patriciat.
+ La plèbe acquiert les sacerdoces.
+
+SACROSANCTUS.
+ Sens de ce mot.
+
+SECONDE VIE.
+ On a cru d'abord qu'elle se passait dans le tombeau.
+
+SÉNAT.
+ Le sénat se réunissait dans un lieu sacré.
+ Il était composé des chefs des _gentes_.
+ Introduction des sénateurs _conscripti_.
+ Le sénat d'Athènes.
+
+SÉPULTURE,
+ ses rites et les croyances qui s'y rattachaient.
+ Pourquoi la privation de sépulture était redoutée des anciens.
+
+SERVIUS TULLIUS.
+ Ses réformes.
+
+SHRADDA,
+ chez les Hindous, analogue au repas funèbre des Grecs et des Romains.
+
+SOEUR (la) subordonnée au frère, pour le culte;
+ pour l'héritage.
+
+SOLON.
+ Son oeuvre.
+
+SPARTE.
+ Ce qu'étaient les repas publics.
+ La royauté à Sparte.
+ Le caractère Spartiate.
+ L'aristocratie gouverne à Sparte.
+ Série des révolutions de Sparte.
+ Les rois démagogues et les tyrans populaires.
+
+STRATÉGES à Athènes;
+ ce qu'ils deviennent sous la domination de Rome.
+
+SUCCESSION.
+ La règle pour le droit de succession était la même que pour la
+ transmission du culte domestique.
+ Pourquoi le fils, seul héritait, non la fille.
+ Succession collatérale.
+ L'héritier collatéral devait épouser la fille du défunt.
+ Droit d'aînesse, privilège de l'aîné.
+ Le droit de succession d'après les Douze Tables;
+ d'après la législation de Solon.
+
+SUJÉTION.
+ La sujétion entraînait la destruction des cultes nationaux.
+
+TERMES,
+ limites inviolables des propriétés.
+ Légende du dieu Terme.
+ Avec quelles cérémonies le terme était posé.
+
+TESTAMENT.
+ Le testament était contraire aux vieilles prescriptions religieuses et
+ fut longtemps inconnu.
+ Il ne fut permis par Solon qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants.
+ Formalités difficiles dont il était entouré dans l'ancien droit romain.
+ Il est autorisé par les Douze Tables.
+
+THÈTES (les) à Athènes.
+
+TIRAGE au sort pour l'élection des magistrats.
+
+TOMBEAUX.
+ Les tombeaux de famille.
+ L'étranger n'avait pas le droit d'en approcher;
+ ni d'y être enterré.
+ Le tombeau était placé, à l'origine, dans le champ de chaque famille.
+ Le tombeau était inaliénable.
+
+TRADITIONS.
+ Quelle valeur on peut accorder aux traditions et aux légendes des
+ anciens.
+
+TRAITÉS.
+ Les traités de paix étaient des actes religieux.
+
+TRIBUNAT de la plèbe.
+ Nature particulière de cette sorte de magistrature.
+
+TRIBUNAT militaire.
+
+TRIBUNE.
+ La tribune était un lieu sacré.
+
+TRIBUS.
+ Les tribus de naissance.
+ Ces tribus sont supprimées par Clisthènes et par d'autres dans toutes
+ les cités grecques.
+ Les tribus de domicile à Athènes;
+ à Rome.
+
+TRIOMPHE,
+ cérémonie religieuse chez les Romains et chez les Grecs.
+
+TYRANS.
+ En quoi ils différaient des rois.
+ Ils étaient les chefs du parti démocratique.
+ Politique habituelle des tyrans.
+
+VESTA n'était autre que le feu du foyer;
+ se confondait avec les Lares.
+ Légende de Vesta.
+ Le temple de Vesta était analogue au prytanée des Grecs.
+ Croyances qui s'y rattachaient.
+
+VILLE.
+ La ville était distincte de la cité.
+ Ce que c'était que la ville dans les idées des anciens.
+ Comment on choisissait l'emplacement de la ville.
+ Rites de la fondation des villes.
+ Les villes étaient réputées saintes.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES.
+
+
+INTRODUCTION. -- De la nécessité d'étudier les plus vieilles croyances des
+anciens pour connaître leurs institutions.
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+ANTIQUES CROYANCES.
+
+CHAP. I. Croyances sur l'âme et sur la mort
+CHAP. II. Le culte des morts
+CHAP. III. Le feu sacré
+CHAP. IV. La religion domestique
+
+
+LIVRE II.
+
+LA FAMILLE.
+
+CHAP. I. La religion a été le principe constitutif de la famille
+ ancienne
+CHAP. II. Le mariage chez les Grecs et chez les Romains.
+CHAP. III. De la continuité de la famille; célibat interdit; divorce en
+ cas de stérilité, inégalité entre le fils et la fille
+CHAP. IV. De l'adoption et de l'émancipation
+CHAP. V. De la parenté; de ce que les Romains appelaient agnation
+CHAP. VI. Le droit de propriété
+CHAP. VII. Le droit de succession
+ 1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens
+ 2° Le fils hérite, non la fille
+ 3° De la succession collatérale
+ 4° Effets de l'adoption et de l'émancipation
+ 5° Le testament n'était pas connu à l'origine
+ 6° Le droit d'aînesse
+CHAP. VIII. L'autorité dans la famille
+ 1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les
+ anciens
+ 2° Énumération des droits qui composaient la puissance
+ paternelle
+CHAP. IX. La morale de la famille
+CHAP. X. La gens à Rome et en Grèce
+ 1° Ce que les documents anciens nous font connaître de la
+ _gens_
+ 2° Examen des opinions qui ont été émises pour expliquer la
+ _gens_ romaine
+ 3° La _gens_ n'était autre chose que la famille ayant
+ encore son organisation primitive et son unité
+ 4° La famille (_gens_) a été d'abord la seule forme de
+ société
+
+
+LIVRE III.
+
+LA CITÉ.
+
+CHAP. I. La phratrie et la curie; la tribu
+CHAP. II. Nouvelles croyances religieuses
+ 1° Les dieux de la nature physique
+ 2° Rapport de cette religion avec le développement de la
+ société humaine
+CHAP. III. La cité se forme
+CHAP. IV. La ville
+CHAP. V. Le culte du fondateur; la légende d'Énée
+CHAP. VI. Les dieux de la cité
+CHAP. VII. La religion de la cité
+ 1° Les repas publics
+ 2° Les fêtes et le calendrier
+ 3° Le cens
+ 4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à
+ l'armée; le triomphe
+CHAP. VIII. Les rituels et les annales
+CHAP. IX. Le gouvernement de la cité. Le roi
+ 1° Autorité religieuse du roi
+ 2° Autorité politique du roi
+CHAP. X. Le magistrat
+CHAP. XI. La loi
+CHAP. XII. Le citoyen et l'étranger
+CHAP. XIII. Le patriotisme; l'exil
+CHAP. XIV. L'esprit municipal
+CHAP. XV. Relations entre les cités; la guerre; la paix; l'alliance des
+ dieux
+CHAP. XVI. Le Romain; l'Athénien
+CHAP. XVII. De l'omnipotence de l'État; les anciens n'ont pas connu la
+ liberté individuelle
+
+
+LIVRE IV.
+
+LES RÉVOLUTIONS.
+
+CHAP I. Patriciens et clients
+CHAP. II. Les plébéiens
+CHAP. III. Première révolution
+ 1° L'autorité politique est enlevée aux rois qui conservent
+ l'autorité religieuse
+ 2° Histoire de cette révolution à Sparte
+ 3° Histoire de cette révolution à Athènes
+ 4° Histoire de cette révolution à Rome
+CHAP. IV. L'aristocratie gouverne les cités
+CHAP. V. Deuxième révolution. Changements dans la constitution de la
+ famille, le droit d'aînesse disparaît; la _gens_ se
+ démembre
+CHAP. VI. Les clients s'affranchissent
+ 1° Ce que c'était que la clientèle, à l'origine, et comment
+ elle s'est transformée
+ 2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon
+ 3° Transformation de la clientèle à Rome
+CHAP. VII. Troisième révolution. La plèbe entre dans la cité
+ 1° Histoire générale de cette révolution
+ 2° Histoire de cette révolution à Athènes
+ 3º Histoire de cette révolution à Rome
+CHAP. VIII. Changements dans le droit privé; le code des Douze Tables; le
+ code de Solon
+CHAP. IX. Nouveau principe de gouvernement; l'intérêt public et le
+ suffrage
+CHAP. X. Une aristocratie de richesse essaye de se constituer;
+ établissement de la démocratie; quatrième révolution
+CHAP. XI Règles du gouvernement démocratique; exemple de la démocratie
+ athénienne
+CHAP. XII. Riches et pauvres; la démocratie périt; les tyrans populaires
+CHAP. XIII. Révolutions de Sparte
+
+
+LIVRE V.
+
+LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT.
+
+CHAP. I. Nouvelles croyances; la philosophie change les principes et
+ les règles de la politique
+CHAP. II. La conquête romaine
+ 1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome
+ 2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-
+ Christ)
+ 3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ)
+ 4° Rome détruit partout le régime municipal
+ 5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité
+ romaine
+CHAP. III. Le christianisme change les conditions du gouvernement
+
+
+TABLE ANALYTIQUE
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La Cité Antique, by Fustel de Coulanges
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITÉ ANTIQUE ***
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+the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
+Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
+www.gutenberg.org
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+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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+mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
+volunteers and employees are scattered throughout numerous
+locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
+Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
+date contact information can be found at the Foundation's web site and
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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+++ b/old/7cite10.txt
@@ -0,0 +1,17213 @@
+The Project Gutenberg EBook of La Cite Antique, by Fustel de Coulanges
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: La Cite Antique
+ Etude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grece et de Rome
+
+Author: Fustel de Coulanges
+
+Release Date: May, 2005 [EBook #8074]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on June 12, 2003]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITE ANTIQUE ***
+
+
+
+
+Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon
+and the Online Distributed Proofreading Team.
+
+
+
+
+LA CITE ANTIQUE
+ETUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRECE ET DE ROME
+
+PAR
+FUSTEL DE COULANGES
+
+
+
+
+INTRODUCTION.
+
+DE LA NECESSITE D'ETUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR
+CONNAITRE LEURS INSTITUTIONS.
+
+
+On se propose de montrer ici d'apres quels principes et par quelles regles
+la societe grecque et la societe romaine se sont gouvernees. On reunit
+dans la meme etude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples,
+qui etaient deux branches d'une meme race, et qui parlaient deux idiomes
+issus d'une meme langue, ont eu aussi les memes institutions et les memes
+principes de gouvernement et ont traverse une serie de revolutions
+semblables.
+
+On s'attachera surtout a faire ressortir les differences radicales et
+essentielles qui distinguent a tout jamais ces peuples anciens des
+societes modernes. Notre systeme d'education, qui nous fait vivre des
+l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue a les comparer
+sans cesse a nous, a juger leur histoire d'apres la notre et a expliquer
+nos revolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous
+ont legue nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque
+peine a les considerer comme des peuples etrangers; c'est presque toujours
+nous que nous voyons en eux. De la sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne
+manquons guere de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les
+regardons a travers les opinions et les faits de notre temps.
+
+Or les erreurs en cette matiere ne sont pas sans danger. L'idee que l'on
+s'est faite de la Grece et de Rome a souvent trouble nos generations. Pour
+avoir mal observe les institutions de la cite ancienne, on a imagine de
+les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberte chez
+les anciens, et pour cela seul la liberte chez les modernes a ete mise en
+peril. Nos quatre-vingts dernieres annees ont montre clairement que l'une
+des grandes difficultes qui s'opposent a la marche de la societe moderne,
+est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquite grecque et
+romaine devant les yeux.
+
+Pour connaitre la verite sur ces peuples anciens, il est sage de les
+etudier sans songer a nous, comme s'ils nous etaient tout a fait
+etrangers, avec le meme desinteressement et l'esprit aussi libre que nous
+etudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie.
+
+Ainsi observees, la Grece et Rome se presentent a nous avec un caractere
+absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble.
+Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer
+par quelles regles ces societes etaient regies, et l'on constatera
+aisement que les memes regles ne peuvent plus regir l'humanite.
+
+D'ou vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne
+sont-elles plus les memes qu'autrefois? Les grands changements qui
+paraissent de temps en temps dans la constitution des societes, ne peuvent
+etre l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit
+doit etre puissante, et cette cause doit resider dans l'homme. Si les lois
+de l'association humaine ne sont plus les memes que dans l'antiquite,
+c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de change. Nous avons en effet
+une partie de notre etre qui se modifie de siecle en siecle; c'est notre
+intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en
+progres, et a cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au
+changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a
+vingt-cinq siecles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il
+se gouvernait.
+
+L'histoire de la Grece et de Rome est un temoignage et un exemple de
+l'etroite relation qu'il y a toujours entre les idees de l'intelligence
+humaine et l'etat social d'un peuple. Regardez les institutions des
+anciens sans penser a leurs croyances, vous les trouvez obscures,
+bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plebeiens, des
+patrons et des clients, des eupatrides et des thetes, et d'ou viennent les
+differences natives et ineffacables que nous trouvons entre ces classes?
+Que signifient ces institutions lacedemoniennes qui nous paraissent si
+contraires a la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de
+l'ancien droit prive: a Corinthe, a Thebes, defense de vendre sa terre; a
+Athenes, a Rome, inegalite dans la succession entre le frere et la soeur?
+Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'_agnation_, par la
+_gens_? Pourquoi ces revolutions dans le droit, et ces revolutions dans la
+politique? Qu'etait-ce que ce patriotisme singulier qui effacait
+quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette
+liberte dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des
+institutions qui s'eloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idee
+aujourd'hui, aient pu s'etablir et regner longtemps? Quel est le principe
+superieur qui leur a donne l'autorite sur l'esprit des hommes?
+
+Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances;
+les faits deviendront aussitot plus clairs, et leur explication se
+presentera d'elle-meme. Si, en remontant aux premiers ages de cette race,
+c'est-a-dire au temps ou elle fonda ses institutions, on observe l'idee
+qu'elle se faisait de l'etre humain, de la vie, de la mort, de la seconde
+existence, du principe divin, on apercoit un rapport intime entre ces
+opinions et les regles antiques du droit prive, entre les rites qui
+deriverent de ces croyances et les institutions politiques.
+
+La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive
+a constitue la famille grecque et romaine, a etabli le mariage et
+l'autorite paternelle, a fixe les rangs de la parente, a consacre le droit
+de propriete et le droit d'heritage. Cette meme religion, apres avoir
+elargi et etendu la famille, a forme une association plus grande, la cite,
+et a regne en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les
+institutions comme tout le droit prive des anciens. C'est d'elle que la
+cite a tenu ses principes, ses regles, ses usages, ses magistratures. Mais
+avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiees ou effacees; le
+droit prive et les institutions politiques se sont modifiees avec elles.
+Alors s'est deroulee la serie des revolutions, et les transformations
+sociales ont suivi regulierement les transformations de l'intelligence.
+
+Il faut donc etudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus
+vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaitre. Car les
+institutions et les croyances que nous trouvons aux belles epoques de la
+Grece et de Rome, ne sont que le developpement de croyances et
+d'institutions anterieures; il en faut chercher les racines bien loin dans
+le passe. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus
+vieilles que Romulus et Homere. C'est dans une epoque plus ancienne, dans
+une antiquite sans date, que les croyances se sont formees et que les
+institutions se sont ou etablies ou preparees.
+
+Mais quel espoir y a-t-il d'arriver a la connaissance de ce passe
+lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siecles
+avant notre ere? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si
+fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les
+Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siecles; nous le savons par les
+hymnes des Vedas, qui sont assurement fort antiques, et par les lois de
+Manou, ou l'on peut distinguer des passages qui sont d'une epoque
+extremement reculee. Mais, ou sont les hymnes des anciens Hellenes? Ils
+avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacres;
+mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'a nous. Quel souvenir peut-
+il nous rester de ces generations qui ne nous ont pas laisse un seul texte
+ecrit?
+
+Heureusement, le passe ne meurt jamais completement pour l'homme. L'homme
+peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est
+a chaque epoque, il est le produit et le resume de toutes les epoques
+anterieures. S'il descend en son ame, il peut retrouver et distinguer ces
+differentes epoques d'apres ce que chacune d'elles a laisse en lui.
+
+Observons les Grecs du temps de Pericles, les Romains du temps de Ciceron;
+ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des
+siecles les plus recules. Le contemporain de Ciceron (je parle surtout de
+l'homme du peuple) a l'imagination pleine de legendes; ces legendes lui
+viennent d'un temps tres-antique et elles portent temoignage de la maniere
+de penser de ce temps-la. Le contemporain de Ciceron se sert d'une langue
+dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les
+pensees des vieux ages, s'est modelee sur elles, et elle en a garde
+l'empreinte qu'elle transmet de siecle en siecle. Le sens intime d'un
+radical peut quelquefois reveler une ancienne opinion ou un ancien usage;
+les idees se sont transformees et les souvenirs se sont evanouis; mais les
+mots sont restes, immuables temoins de croyances qui ont disparu. Le
+contemporain de Ciceron pratique des rites dans les sacrifices, dans les
+funerailles, dans la ceremonie du mariage; ces rites sont plus vieux que
+lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne repondent plus aux croyances
+qu'il a. Mais qu'on regarde de pres les rites qu'il observe ou les
+formules qu'il recite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes
+croyaient quinze ou vingt siecles avant lui.
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+ANTIQUES CROYANCES.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+CROYANCES SUR L'AME ET SUR LA MORT.
+
+
+Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grece et de Rome, on voit
+persister chez le vulgaire un ensemble de pensees et d'usages qui dataient
+assurement d'une epoque tres-eloignee et par lesquels nous pouvons
+apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature,
+sur son ame, sur le mystere de la mort.
+
+Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-europeenne, dont les
+populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que
+cette race ait jamais pense qu'apres cette courte vie tout fut fini pour
+l'homme. Les plus anciennes generations, bien avant qu'il y eut des
+philosophes, ont cru a une seconde existence apres celle-ci. Elles ont
+envisage la mort, non comme une dissolution de l'etre, mais comme un
+simple changement de vie.
+
+Mais en quel lieu et de quelle maniere se passait cette seconde existence?
+Croyait-on que l'esprit immortel, une fois echappe d'un corps, allait en
+animer un autre? Non; la croyance a la metempsycose n'a jamais pu
+s'enraciner dans les esprits des populations greco-italiennes; elle n'est
+pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les
+hymnes des Vedas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit
+montait vers le ciel, vers la region de la lumiere? Pas davantage; la
+pensee que les ames entraient dans une demeure celeste, est d'une epoque
+relativement assez recente en Occident, puisqu'on la voit exprimee pour la
+premiere fois par le poete Phocylide; le sejour celeste ne fut jamais
+regarde que comme la recompense de quelques grands hommes et des
+bienfaiteurs de l'humanite. D'apres les plus vieilles croyances des
+Italiens et des Grecs, ce n'etait pas dans un monde etranger a celui-ci
+que l'ame allait passer sa seconde existence; elle restait tout pres des
+hommes et continuait a vivre sous la terre. [1]
+
+On a meme cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence
+l'ame restait associee au corps. Nee avec lui, la mort ne l'en separait
+pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau.
+
+Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est reste des temoins
+authentiques. Ces temoins sont les rites de la sepulture, qui ont survecu
+de beaucoup a ces croyances primitives, mais qui certainement sont nes
+avec elles et peuvent nous les faire comprendre.
+
+Les rites de la sepulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un
+corps au sepulcre, on croyait en meme temps y mettre quelque chose de
+vivant. Virgile, qui decrit toujours avec tant de precision et de scrupule
+les ceremonies religieuses, termine le recit des funerailles de Polydore
+par ces mots: " Nous enfermons l'ame dans le tombeau. " La meme expression
+se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle repondit
+aux idees que ces ecrivains se faisaient de l'ame, mais c'est que depuis
+un temps immemorial elle s'etait perpetuee dans le langage, attestant
+d'antiques et vulgaires croyances. [2]
+
+C'etait une coutume, a la fin de la ceremonie funebre, d'appeler trois
+fois l'ame du mort par le nom qu'il avait porte. On lui souhaitait de
+vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On
+ajoutait: Que la terre te soit legere. [3] Tant on croyait que l'etre
+allait continuer a vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le
+sentiment du bien-etre et de la souffrance! On ecrivait sur le tombeau que
+l'homme reposait la; expression qui a survecu a ces croyances et qui de
+siecle en siecle est arrivee jusqu'a nous. Nous l'employons encore, bien
+qu'assurement personne aujourd'hui ne pense qu'un etre immortel repose
+dans un tombeau. Mais dans l'antiquite on croyait si fermement qu'un homme
+vivait la, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on
+supposait qu'il avait besoin, des vetements, des vases, des armes. On
+repandait du vin sur sa tombe pour etancher sa soif; on y placait des
+aliments pour apaiser sa faim. On egorgeait des chevaux et des esclaves,
+dans la pensee que ces etres enfermes avec le mort le serviraient dans le
+tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Apres la prise de Troie,
+les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmene sa belle
+captive; mais Achille, qui est sous la terre, reclame sa captive aussi, et
+on lui donne Polyxene. [4]
+
+Un vers de Pindare nous a conserve un curieux vestige de ces pensees des
+anciennes generations. Phryxos avait ete contraint de quitter la Grece et
+avait fui jusqu'en Colchide. Il etait mort dans ce pays; mais tout mort
+qu'il etait, il voulait revenir en Grece. Il apparut donc a Pelias et lui
+prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son ame. Sans doute cette
+ame avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais
+attachee aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la
+Colchide. [5]
+
+De cette croyance primitive deriva la necessite de la sepulture. Pour que
+l'ame fut fixee dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa
+seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachee, fut
+recouvert de terre. L'ame qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de
+demeure. Elle etait errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle
+devait aimer apres les agitations et le travail de cette vie; il lui
+fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantome, sans jamais
+s'arreter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle
+avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientot malfaisante. Elle
+tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs
+moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de
+donner la sepulture a son corps et a elle-meme. De la est venue la
+croyance aux revenants. Toute l'antiquite a ete persuadee que sans la
+sepulture l'ame etait miserable, et que par la sepulture elle devenait a
+jamais heureuse. Ce n'etait pas pour l'etalage de la douleur qu'on
+accomplissait la ceremonie funebre, c'etait pour le repos et le bonheur du
+mort. [6]
+
+Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fut mis en terre. Il
+fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules
+determinees. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une
+ame qui est forcement errante, parce que son corps a ete mis en terre sans
+que les rites aient ete observes. Suetone raconte que le corps de Caligula
+ayant ete mis en terre sans que la ceremonie funebre fut accomplie, il en
+resulta que son ame fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au
+jour ou l'on se decida a deterrer le corps et a lui donner une sepulture
+suivant les regles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on
+attribuait aux rites et aux formules de la ceremonie funebre. Puisque sans
+eux les ames etaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que
+par eux elles etaient fixees et enfermees dans leurs tombeaux. Et de meme
+qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en
+possedaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'evoquer les
+ames et de les faire sortir momentanement du sepulcre.
+
+On peut voir dans les ecrivains anciens combien l'homme etait tourmente
+par la crainte qu'apres sa mort les rites ne fussent pas observes a son
+egard. C'etait une source de poignantes inquietudes. On craignait moins la
+mort que la privation de sepulture. C'est qu'il y allait du repos et du
+bonheur eternel. Nous ne devons pas etre trop surpris de voir les
+Atheniens faire perir des generaux qui, apres une victoire sur mer,
+avaient neglige d'enterrer les morts. Ces generaux, eleves des
+philosophes, distinguaient nettement l'ame du corps, et comme ils ne
+croyaient pas que le sort de l'une fut attache au sort de l'autre, il leur
+semblait qu'il importait assez peu a un cadavre de se decomposer dans la
+terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas brave la tempete pour la vaine
+formalite de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui,
+meme a Athenes, restait attachee aux vieilles croyances, accusa ses
+generaux d'impiete et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauve
+Athenes; mais par leur negligence ils avaient perdu des milliers d'ames.
+Les parents des morts, pensant au long supplice que ces ames allaient
+souffrir, etaient venus au tribunal en vetements de deuil et avaient
+reclame vengeance.
+
+Dans les cites anciennes la loi frappait les grands coupables d'un
+chatiment repute terrible, la privation de sepulture. On punissait ainsi
+l'ame elle-meme, et on lui infligeait un supplice presque eternel.
+
+Il faut observer qu'il s'est etabli chez les anciens une autre opinion sur
+le sejour des morts. Ils se sont figure une region, souterraine aussi,
+mais infiniment plus vaste que le tombeau, ou toutes les ames, loin de
+leur corps, vivaient rassemblees, et ou des peines et des recompenses
+etaient distribuees suivant la conduite que l'homme avait menee pendant la
+vie. Mais les rites de la sepulture, tels que nous venons de les decrire,
+sont manifestement en desaccord avec ces croyances-la: preuve certaine
+qu'a l'epoque ou ces rites s'etablirent, on ne croyait pas encore au
+Tartare et aux champs Elysees. L'opinion premiere de ces antiques
+generations fut que l'etre humain vivait dans le tombeau, que l'ame ne se
+separait pas du corps et qu'elle restait fixee a cette partie du sol ou
+les ossements etaient enterres. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte a
+rendre de sa vie anterieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait a
+attendre ni recompenses ni supplices. Opinion grossiere assurement, mais
+qui est l'enfance de la notion de la vie future.
+
+L'etre qui vivait sous la terre n'etait pas assez degage de l'humanite
+pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi a certains jours de l'annee
+portait-on un repas a chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donne la
+description de cette ceremonie dont l'usage s'etait conserve intact
+jusqu'a leur epoque, quoique les croyances se fussent deja transformees.
+Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes
+et de fleurs, qu'on y placait des gateaux, des fruits, du sel, et qu'on y
+versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8]
+
+On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funebre n'etait
+qu'une sorte de commemoration. La nourriture que la famille apportait,
+etait reellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve,
+c'est que le lait et le vin etaient repandus sur la terre du tombeau;
+qu'un trou etait creuse pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au
+mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en etaient
+brulees pour qu'aucun vivant n'en eut sa part; que l'on prononcait
+certaines formules consacrees pour convier le mort a manger et a boire;
+que, si la famille entiere assistait a ce repas, encore ne touchait-elle
+pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un
+peu de lait, et quelques gateaux dans des vases, et qu'il y avait grande
+impiete a ce qu'un vivant touchat a cette petite provision destinee aux
+besoins du mort. [9]
+
+Ces usages sont attestes de la maniere la plus formelle. " Je verse sur la
+terre du tombeau, dit Iphigenie dans Euripide, le lait, le miel, le vin;
+car c'est avec cela qu'on rejouit les morts. " [10] Chez les Grecs, en
+avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui etait destine a
+l'immolation de la victime et a la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau
+romain avait de meme sa _culina_, espece de cuisine d'un genre particulier
+et uniquement a l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'apres la
+bataille de Platee les guerriers morts ayant ete enterres sur le lieu du
+combat, les Plateens s'etaient engages a leur offrir chaque annee le repas
+funebre. En consequence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande
+procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous
+lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de
+l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments
+avaient ete places sur le tombeau, les Plateens prononcaient une formule
+par laquelle ils appelaient les morts a venir prendre ce repas. Cette
+ceremonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le
+six-centieme anniversaire. [13]
+
+Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages,
+faisait voir combien ils etaient fortement enracines chez le vulgaire.
+" Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous placons sur leur
+tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort a qui
+l'on n'offre rien, est condamne a une faim perpetuelle. " [14]
+
+Voila des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et
+ridicules. Elles ont pourtant exerce l'empire sur l'homme pendant un grand
+nombre de generations. Elles ont gouverne les ames; nous verrons meme
+bientot qu'elles ont regi les societes, et que la plupart des institutions
+domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.
+
+
+NOTES
+
+[1] _Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum_. Ciceron, _Tusc._,
+I, 16. Euripide, _Alceste_, 163; _Hecube_, passim.
+
+[2] Ovide, _Fastes_, V, 451. Pline, _Lettres_, VII, 27. Virgile, _En._,
+III, 67. La description de Virgile se rapporte a l'usage des cenotaphes;
+il etait admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un
+parent, on lui faisait une ceremonie qui reproduisait exactement tous les
+rites de la sepulture, et l'on croyait par la enfermer, a defaut du corps,
+l'ame dans le tombeau. Euripide, _Helene_, 1061, 1240. Scholiast. _ad
+Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214.
+
+[3] _Iliade_, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463.
+Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43;
+_Fast._, IV, 852; _Metam._, X, 62. Juvenal, VII, 207. Martial, I, 89; V,
+35; IV, 30. Servius, _ad Aen._, II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite,
+_Agric._, 46.
+
+[4] Euripide, _Hec._, passim; _Alc._, 618; _Iphig._, 162. _Iliade_, XXIII,
+166. Virgile, _En._, V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, _H. N._, VIII, 40.
+Suetone, _Caesar_, 84; Lucien, _De luctu_, 14.
+
+[5] Pindare, _Pythiq._, IV, 284, edit. Heyne; voir le Scholiaste.
+
+[6] _Odyssee_, XI, 72. Euripide, _Troad._, 1085. Herodote, V, 92. Virgile,
+VI, 371, 379. Horace, _Odes_, I, 23. Ovide, _Fast._, V, 483. Pline,
+_Epist._, VII, 27. Suetone, _Calig._, 59. Servius, _ad Aen._, III, 68.
+
+[7] Plaute, _Mostellaria_.
+
+[8] Virgile, _En._, III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, _Fast._, II, 535-542.
+
+[9] Herodote, II, 40. Euripide, _Hecube_, 536. Pausanias, II, 10. Virgile,
+V, 98. Ovide, _Fast._, II, 566. Lucien, _Charon_.
+
+[10] Eschyle, _Choeph._, 476. Euripide, _Iphigenie_, 162.
+
+[11] Euripide, _Electre_, 513.
+
+[12] Festus, v. _Culina_.
+
+[13] Plutarque, _Aristide_, 21.
+
+[14] Lucien, _De luctu_.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LE CULTE DES MORTS
+
+
+Ces croyances donnerent lieu de tres-bonne heure a des regles de conduite.
+Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on concut que
+c'etait un devoir pour les vivants de satisfaire a ce besoin. Le soin de
+porter aux morts les aliments ne fut pas abandonne au caprice ou aux
+sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'etablit toute
+une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure,
+mais dont les rites ont dure jusqu'au triomphe du christianisme.
+
+Les morts passaient pour des etres sacres. Les anciens leur donnaient les
+epithetes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les
+appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la
+veneration que l'homme peut avoir pour la divinite qu'il aime ou qu'il
+redoute. Dans leur pensee chaque mort etait un dieu. [1]
+
+Cette sorte d'apotheose n'etait pas le privilege des grands hommes; on ne
+faisait pas de distinction entre les morts. Ciceron dit: " Nos ancetres
+ont voulu que les hommes qui avaient quitte cette vie, fussent comptes au
+nombre des dieux. " Il n'etait meme pas necessaire d'avoir ete un homme
+vertueux; le mechant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien;
+seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais
+penchants qu'il avait eus dans la premiere. [2]
+
+Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans
+Eschyle, un fils invoque ainsi son pere mort: " O toi qui es un dieu sous
+la terre. " Euripide dit en parlant d'Alceste: " Pres de son tombeau le
+passant s'arretera et dira: Celle-ci est maintenant une divinite
+bienheureuse. " [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Manes.
+" Rendez aux dieux Manes ce qui leur est du, dit Ciceron; ce sont des
+hommes qui ont quitte la vie; tenez-les pour des etres divins. " [4]
+
+Les tombeaux etaient les temples de ces divinites. Aussi portaient-ils
+l'inscription sacramentelle _Dis Manibus_, et en grec _theois chthoniois_.
+C'etait la que le dieu vivait enseveli, _manesque sepulti_, dit Virgile.
+Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant
+les temples des dieux. [5]
+
+On trouve ce culte des morts chez les Hellenes, chez les Latins, chez les
+Sabins, [6] chez les Etrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de
+l'Inde. Les hymnes du Rig-Veda en font mention. Le livre des lois de Manou
+parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Deja l'on
+voit dans ce livre que l'idee de la metempsycose a passe par-dessus cette
+vieille croyance; deja meme auparavant, la religion de Brahma s'etait
+etablie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la
+metempsycose, la religion des ames des ancetres subsiste encore, vivante
+et indestructible, et elle force le redacteur des Lois de Manou a tenir
+compte d'elle et a admettre encore ses prescriptions dans le livre sacre.
+Ce n'est pas la moindre singularite de ce livre si bizarre, que d'avoir
+conserve les regles relatives a ces antiques croyances, tandis qu'il est
+evidemment redige a une epoque ou des croyances tout opposees avaient pris
+le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les
+croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour
+que les pratiques exterieures et les lois se modifient. Aujourd'hui meme,
+apres tant de siecles et de revolutions, les Hindous continuent a faire
+aux ancetres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y
+a de plus vieux dans la race indo-europeenne, et sont aussi ce qu'il y a
+eu de plus persistant.
+
+Ce culte etait le meme dans l'Inde qu'en Grece et en Italie. Le Hindou
+devait procurer aux manes le repas qu'on appelait _sraddha_. " Que le
+maitre de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des
+fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des manes. " Le Hindou
+croyait qu'au moment ou il offrait ce repas funebre, les manes des
+ancetres venaient s'asseoir pres de lui et prenaient la nourriture qui
+leur etait offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une
+grande jouissance: " Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les
+ancetres de celui qui offre le repas eprouvent une satisfaction
+inalterable. " [7]
+
+Ainsi les Aryas de l'Orient, a l'origine, ont pense comme ceux de
+l'Occident relativement au mystere de la destinee apres la mort. Avant de
+croire a la metempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de
+l'ame et du corps, ils ont cru a l'existence vague et indecise de l'etre
+humain, invisible mais non immateriel, et reclamant des mortels une
+nourriture et des offrandes.
+
+Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des etres divins qui
+jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition a
+leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent regulierement
+portees par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un
+mort, l'ame de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une ame
+errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les manes etaient
+vraiment des dieux, ce n'etait qu'autant que les vivants les honoraient
+d'un culte.
+
+Les Grecs et les Romains avaient exactement les memes croyances. Si l'on
+cessait d'offrir aux morts le repas funebre, aussitot les morts sortaient
+de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gemir dans la nuit
+silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur negligence impie; ils
+cherchaient a les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le
+sol de sterilite. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au
+jour ou les repas funebres etaient retablis. Le sacrifice, l'offrande de
+la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur
+rendaient le repos et les attributs divins. L'homme etait alors en paix
+avec eux. [8]
+
+Si le mort qu'on negligeait etait un etre malfaisant, celui qu'on honorait
+etait un dieu tutelaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture.
+Pour les proteger, il continuait a prendre part aux affaires humaines; il
+y jouait frequemment son role. Tout mort qu'il etait, il savait etre fort
+et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs.
+Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arretait, et l'on disait: " Dieu
+souterrain, sois-moi propice. " [9]
+
+On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par
+cette priere qu'Electre adresse aux manes de son pere: " Prends pitie de
+moi et de mon frere Oreste; fais-le revenir en cette contree; entends ma
+priere, o mon pere; exauce mes voeux en recevant mes libations. " Ces
+dieux puissants ne donnent pas seulement les biens materiels; car Electre
+ajoute: " Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mere et des mains
+plus pures. " [10] Ainsi le Hindou demande aux manes " que dans sa famille
+le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup a
+donner ".
+
+Ces ames humaines divinisees par la mort etaient ce que les Grecs
+appelaient des _demons_ ou des _heros_. [11] Les Latins leur donnaient le
+nom de _Lares, Manes, Genies_. " Nos ancetres ont cru, dit Apulee, que les
+Manes, lorsqu'ils etaient malfaisants, devaient etre appeles larves, et
+ils les appelaient Lares lorsqu'ils etaient bienveillants et propices. "
+[12] On lit ailleurs: " Genie et Lare, c'est le meme etre; ainsi l'ont cru
+nos ancetres. " [13] Et dans Ciceron: " Ceux que les Grecs nomment demons,
+nous les appelons Lares. " [14]
+
+Cette religion des morts parait etre la plus ancienne qu'il y ait eu dans
+cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme
+adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prieres. Il semble
+que le sentiment religieux ait commence par la. C'est peut-etre a la vue
+de la mort que l'homme a eu pour la premiere fois l'idee du surnaturel et
+qu'il a voulu esperer au dela de ce qu'il voyait. La mort fut le premier
+mystere; elle mit l'homme sur la voie des autres mysteres. Elle eleva sa
+pensee du visible a l'invisible, du passager a l'eternel, de l'humain au
+divin.
+
+NOTES
+
+[1] Eschyle, _Choeph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, _Solon_,
+21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80.
+
+[2] Ciceron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cite de Dieu_, IX, 11;
+VIII, 26.
+
+[3] Euripide, _Alceste_, 1003, 1015.
+
+[4] Ciceron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cite de
+Dieu_, VIII, 26.
+
+[5] Virgile, _En._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._,
+14. Euripide, _Troy._, 96; _Electre_, 513. Suetone, _Neron_, 50.
+
+[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74.
+
+[7] _Lois de Manou_, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.
+
+[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie
+par un songe que les manes d'Agamemnon sont irrites contre elle, se hate
+d'envoyer des aliments sur son tombeau.
+
+[9] Euripide, _Alceste_, 1004 (1016). " On croit que si nous n'avons
+aucune attention pour ces morts et si nous negligeons leur culte, ils nous
+font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les
+rendons propices par nos offrandes. " Porphyre, _De abstin._, II, 37. Voy.
+Horace, _Odes_, II, 23; Platon, _Lois_, IX, p. 926, 927.
+
+[10] Eschyle, _Choeph._, 122-135.
+
+[11] Le sens primitif de ce dernier mot parait avoir ete celui d'homme
+mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs,
+l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, _Corp. inscript._, nos
+1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.--Ph. Lebas, _Monum. de Moree_,
+p. 205. Voy. Theognis, edit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au
+mort le nom de _daimou_, Euripide, _Alcest._, 1140 et Schol.; Eschyle,
+_Pers._, 620. Pausanias, VI, 6.
+
+[12] Servius, _ad Aen._, III, 63.
+
+[13] Censorinus, 3.
+
+[14] Ciceron, _Timee_, 11. Denys d'Halic. traduit _Lar familiaris_ par
+[Grec: o chat oichian haeroz] (_Antiq. rom._, IV, 2).
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LE FEU SACRE.
+
+
+La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il
+devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumes. [1]
+C'etait une obligation sacree pour le maitre de chaque maison d'entretenir
+le feu jour et nuit. Malheur a la maison ou il venait a s'eteindre! Chaque
+soir on couvrait les charbons de cendre pour les empecher de se consumer
+entierement; au reveil le premier soin etait de raviver ce feu et de
+l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur
+l'autel que lorsque la famille avait peri tout entiere; foyer eteint,
+famille eteinte, etaient des expressions synonymes chez les anciens. [2]
+
+Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel
+se rapportait a une antique croyance. Les regles et les rites que l'on
+observait a cet egard, montrent que ce n'etait pas la une coutume
+insignifiante. Il n'etait pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte
+de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les especes qui
+pouvaient etre employees a cet usage et celles dont il y avait impiete a
+se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours
+pur; [4] ce qui signifiait, au sens litteral, qu'aucun objet sale ne
+devait etre jete dans ce feu, et au sens figure, qu'aucune action coupable
+ne devait etre commise en sa presence. Il y avait un jour de l'annee, qui
+etait chez les Romains le 1er mars, ou chaque famille devait eteindre son
+feu sacre et en rallumer un autre aussitot. [5] Mais pour se procurer le
+feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer.
+On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper
+avec le fer. Les seuls procedes qui fussent permis, etaient de concentrer
+sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux
+morceaux de bois d'une espece determinee et d'en faire sortir l'etincelle.
+[6] Ces differentes regles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens,
+il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un element
+utile et agreable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brulait
+sur leurs autels.
+
+Ce feu etait quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un
+veritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir
+etre agreable a un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des
+victimes. On reclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui
+adressait de ferventes prieres pour obtenir de lui ces eternels objets des
+desirs humains, sante, richesse, bonheur. Une de ces prieres qui nous a
+ete conservee dans le recueil des hymnes orphiques, est concue ainsi:
+" Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, o foyer; o toi qui es
+eternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, recois
+de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la sante
+qui est si douce. " [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant
+qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses
+dons, un dieu fort qui protegeait la maison et la famille. En presence
+d'un danger on cherchait un refuge aupres de lui. Quand le palais de Priam
+est envahi, Hecube entraine le vieux roi pres du foyer: " Tes armes ne
+sauraient te defendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protegera tous. "
+[8]
+
+Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son epoux. Elle
+s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: " O divinite,
+maitresse de cette maison, c'est la derniere fois que je m'incline devant
+toi, et que je t'adresse mes prieres; car je vais descendre ou sont les
+morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mere; donne a mon fils
+une tendre epouse, a ma fille un noble epoux. Fais qu'ils ne meurent pas
+comme moi avant l'age, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une
+longue existence. " [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait a son foyer
+et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait graces. Le
+soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait echapper
+aux perils. Eschyle nous represente Agamemnon revenant de Troie, heureux,
+couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa
+reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de graces au foyer qui est
+dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une
+priere au foyer; a son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses
+enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11]
+
+Le feu du foyer etait donc la Providence de la famille. Son culte etait
+fort simple. La premiere regle etait qu'il y eut toujours sur l'autel
+quelques charbons ardents; car si le feu s'eteignait, c'etait un dieu qui
+cessait d'etre. A certains moments de la journee, on posait sur le foyer
+des herbes seches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme
+eclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice
+etait d'entretenir et de ranimer ce feu sacre, de nourrir et de developper
+le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le
+bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brulant de
+la Grece, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces
+offrandes, les devorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel
+et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'etait le moment de
+l'invoquer; l'hymne de la priere sortait du coeur de l'homme.
+
+Le repas etait l'acte religieux par excellence. Le dieu y presidait.
+C'etait lui qui avait cuit le pain et prepare les aliments; [12] aussi lui
+devait-on une priere au commencement et a la fin du repas. Avant de
+manger, on deposait sur l'autel les premices de la nourriture; avant de
+boire, on repandait la libation de vin. C'etait la part du dieu. Nul ne
+doutait qu'il ne fut present, qu'il ne mangeat et ne but; et, de fait, ne
+voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fut nourrie des mets
+offerts? Ainsi le repas etait partage entre l'homme et le dieu: c'etait
+une ceremonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble.
+[13] Vieilles croyances, qui a la longue disparurent des esprits, mais qui
+laisserent longtemps apres elles des usages, des rites, des formes de
+langage, dont l'incredule meme ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide,
+Petrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la
+priere. [14]
+
+Ce culte du feu sacre n'appartenait pas exclusivement aux populations de
+la Grece et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans
+la redaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma
+completement etablie et penchant meme vers son declin; mais elles ont
+garde des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du
+foyer, que le culte de Brahma avait releguee au second rang, mais n'avait
+pas pu detruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et
+nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais,
+comme chez les Grecs, ce ne peut etre que le bois de certains arbres
+indiques par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le
+vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentee qu'il appelle _soma_. Le
+repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont decrits
+scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prieres au foyer,
+comme en Grece; on lui offre les premices du repas, le riz, le beurre, le
+miel. Il est dit: " Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle
+recolte avant d'en avoir offert les premices au foyer. Car le feu sacre
+est avide de grain, et quand il n'est pas honore, il devore l'existence du
+brahmane negligent. " Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se
+figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais
+meme de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait force d'assouvir leur
+faim et leur soif, s'il voulait eviter leur colere.
+
+Chez les Hindous cette divinite du feu est souvent appelee _Agni_. Le Rig-
+Veda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressees. Il est dit
+dans l'un d'eux: " O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de
+l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au pere de famille qui
+t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un defenseur prudent
+et un pere; a toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. " Ainsi le
+dieu du foyer est, comme en Grece, une puissance tutelaire. L'homme lui
+demande l'abondance: " Fais que la terre soit toujours liberale pour nous.
+" Il lui demande la sante: " Que je jouisse longtemps de la lumiere, et
+que j'arrive a la vieillesse comme le soleil a son couchant. " Il lui
+demande meme la sagesse: " O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme
+qui s'egarait dans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nous
+avons marche loin de toi, pardonne-nous. " Ce feu du foyer etait, comme en
+Grece, essentiellement pur; il etait severement interdit au brahmane d'y
+jeter rien de sale, et meme de s'y chauffer les pieds. Comme en Grece,
+l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'etre
+purifie de sa souillure.
+
+C'est une grande preuve de l'antiquite de ces croyances et de ces
+pratiques que de les trouver a la fois chez les hommes des bords de ma
+Mediterranee et chez ceux de la presqu'ile indienne. Assurement les Grecs
+n'ont pas emprunte cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs.
+Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient a une meme race;
+leurs ancetres, a une epoque fort reculee, avaient vecu ensemble dans
+l'Asie centrale. C'est la qu'ils avaient concu d'abord ces croyances et
+etabli ces rites. La religion du feu sacre date donc de l'epoque lointaine
+et mysterieuse ou il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous,
+et ou il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'etaient separees les
+unes des autres, elles avaient transporte ce culte avec elles, les unes
+sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Mediterranee. Plus
+tard, parmi ces tribus separees et qui n'avaient plus de relations entre
+elles, les unes ont adore Brahma, les autres Zeus, les autres Janus;
+chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conserve comme un legs
+antique la religion premiere qu'ils avaient concue et pratiquee au berceau
+commun de leur race.
+
+Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-europeens n'en
+demontrait pas suffisamment la haute antiquite, on en trouverait d'autres
+preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les
+sacrifices, meme dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athene,
+c'etait toujours au foyer qu'on adressait la premiere invocation. [15]
+Toute priere a un dieu, quel qu'il fut, devait commencer et finir par une
+priere au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grece
+assemblee etait pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De meme a Rome la
+premiere adoration etait toujours pour Vesta, qui n'etait autre que le
+foyer; [18] Ovide dit de cette divinite qu'elle occupe la premiere place
+dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons
+dans les hymnes du Rig-Veda: " Avant tous les autres dieux il faut
+invoquer Agni. Nous prononcerons son nom venerable avant celui de tous les
+autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par
+notre sacrifice, toujours a toi s'adresse l'holocauste. " Il est donc
+certain qu'a Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le
+feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter
+et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la
+religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer etait de
+beaucoup anterieur a ces dieux-la. Il avait pris, depuis nombre de
+siecles, la premiere place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et
+plus grands n'avaient pas pu l'en deposseder.
+
+Les symboles de cette religion se modifierent suivant les ages. Quand les
+populations de la Grece et de l'Italie prirent l'habitude de se
+representer leurs dieux comme des personnes et de donner a chacun d'eux un
+nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi
+commune que l'intelligence humaine, dans cette periode, imposait a toute
+religion. L'autel du feu sacre fut personnifie; on l'appela [Grec:
+hestia], Vesta; le nom fut le meme en latin et en grec, et ne fut pas
+d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive
+designait un autel. Par un procede assez ordinaire, du nom commun on avait
+fait un nom propre. Une legende se forma peu a peu. On se figura cette
+divinite sous les traits d'une femme, parce que le mot qui designait
+l'autel etait du genre feminin. On alla meme jusqu'a representer cette
+deesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la
+croyance primitive d'apres laquelle cette divinite etait simplement le feu
+de l'autel; et Ovide lui-meme etait force de convenir que Vesta n'etait
+pas autre chose qu'une " flamme vivante ". [19]
+
+Si nous rapprochons ce culte du feu sacre du culte des morts, dont nous
+parlions tout a l'heure, une relation etroite nous apparait entre eux.
+
+Remarquons d'abord que ce feu qui etait entretenu sur le foyer n'est pas,
+dans la pensee des hommes, le feu de la nature materielle. Ce qu'on voit
+en lui, ce n'est pas l'element purement physique qui echauffe ou qui
+brule, qui transforme les corps, fond les metaux et se fait le puissant
+instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre
+nature. C'est un feu pur, qui ne peut etre produit qu'a l'aide de certains
+rites et n'est entretenu qu'avec certaines especes de bois. C'est un feu
+chaste; l'union des sexes doit etre ecartee loin de sa presence. [20] On
+ne lui demande pas seulement la richesse et la sante; on le prie aussi
+pour en obtenir la purete du coeur, la temperance, la sagesse. " Rends-
+nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages
+et chastes. " Le feu du foyer est donc une sorte d'etre moral. Il est vrai
+qu'il brille, qu'il rechauffe, qu'il cuit l'aliment sacre; mais en meme
+temps il a une pensee, une conscience; il concoit des devoirs et veille a
+ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la
+double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure
+l'abondance, il prepare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a
+des sentiments et des affections, il donne a l'homme la purete, il
+commande le beau et le bien, il nourrit l'ame. On peut dire qu'il
+entretient la vie humaine dans la double serie de ses manifestations. Il
+est a la fois la source de la richesse, de la sante, de la vertu. C'est
+vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a
+ete relegue au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est
+reste ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible a l'homme; il a
+ete son intermediaire aupres des dieux de la nature physique; il s'est
+charge de porter au ciel la priere et l'offrande de l'homme et d'apporter
+a l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe
+du feu sacre la grande Vesta, Vesta fut la deesse vierge; elle ne
+representa dans le monde ni la fecondite ni la puissance; elle fut
+l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathematique, la loi
+imperieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on apercut de bonne heure
+entre les phenomenes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se
+la figura comme une sorte d'ame universelle qui reglait les mouvements
+divers des mondes, comme l'ame humaine mettait la regle parmi nos organes.
+
+Ainsi la pensee des generations primitives se laisse entrevoir. Le
+principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans
+ce petit monde mysterieux qui est l'homme.
+
+Ceci nous ramene au culte des morts. Tous les deux sont de la meme
+antiquite. Ils etaient associes si etroitement que la croyance des anciens
+n'en faisait qu'une religion. Foyer, Demons, Heros, dieux Lares, tout cela
+etait confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columele
+que dans le langage ordinaire on disait indifferemment foyer ou Lare
+domestique, et l'on voit encore par Ciceron que l'on ne distinguait pas le
+foyer des Penates, ni les Penates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans
+Servius: " Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi
+Virgile a-t-il pu mettre indifferemment, tantot foyer pour Penates, tantot
+Penates pour foyer. " [23] Dans un passage fameux de l'Eneide, Hector dit
+a Enee qu'il va lui remettre les Penates troyens, et c'est le feu du foyer
+qu'il lui remet. Dans un autre passage, Enee invoquant ces memes dieux les
+appelle a la fois Penates, Lares et Vesta. [24]
+
+Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou
+Heros, n'etaient autres que les ames des morts auxquelles l'homme
+attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces
+morts sacres etait toujours attache au foyer. En adorant l'un, on ne
+pouvait pas oublier l'autre. Ils etaient associes dans le respect des
+hommes et dans leurs prieres. Les descendants, quand ils parlaient du
+foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancetre: " Quitte cette place,
+dit Oreste a sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pelops pour
+entendre mes paroles. " [25] De meme, Enee, parlant du foyer qu'il
+transporte a travers les mers, le designe par le nom de Lare d'Assaracus,
+comme s'il voyait dans ce foyer l'ame de son ancetre.
+
+Le grammairien Servius, qui etait fort instruit des antiquites grecques et
+romaines (on les etudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de
+Ciceron), dit que c'etait un usage tres-ancien d'ensevelir les morts dans
+les maisons, et il ajoute: " Par suite de cet usage, c'est aussi dans les
+maisons qu'on honore les Lares et les Penates. " [26] Cette phrase etablit
+nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On
+peut donc penser que le foyer domestique n'a ete a l'origine que le
+symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancetre
+reposait, que le feu y etait allume pour l'honorer, et que ce feu semblait
+entretenir la vie en lui ou representait son ame toujours vigilante.
+
+Ce n'est la qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui
+est certain, c'est que les plus anciennes generations, dans la race d'ou
+sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du
+foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature
+physique, mais dans l'homme lui-meme et qui avait pour objet d'adoration
+l'etre invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et
+qui gouverne notre corps.
+
+Cette religion ne fut pas toujours egalement puissante, sur l'ame; elle
+s'affaiblit peu a peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des
+premiers ages de la race aryenne, elle s'enfonca si profondement dans les
+entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne
+suffit pas a la deraciner et qu'il fallut le christianisme.
+
+Nous verrons bientot quelle action puissante cette religion a exercee sur
+les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a ete concue et
+etablie dans cette epoque lointaine ou cette race cherchait ses
+institutions, et elle a determine la voie dans laquelle les peuples ont
+marche depuis.
+
+
+NOTES
+
+[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, _bomoz, eschara,
+hestia_; ce dernier finit par prevaloir dans l'usage et fut le mot dont on
+designa ensuite la deesse Vesta. Les Latins appelaient le meme autel _ara_
+ou _focus_.
+
+[2] _Hymnes homer._, XXIX. _Hymnes orph._, LXXXIV. Hesiode, _Opera_, 732.
+Eschyle, _Agam._, 1056. Euripide, _Hercul. fur._, 503, 599. Thucydide, I,
+136. Aristophane, _Plut._, 795. Caton, _De re rust._, 143. Ciceron, _Pro
+Domo_, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, _Epod._, II, 43. Ovide, _A. A._, I,
+637. Virgile, II, 512.
+
+[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. _Felicis_. Plutarque, _Numa_, 9.
+
+[4] Euripide, _Hercul. fur._, 715. Caton, _De re rust._, 143. Ovide,
+_Fast._, III, 698.
+
+[5] Macrobe, _Saturn._, I, 12.
+
+[6] Ovide, _Fast_., III:, 148. Festus, v. _Felicis_. Julien, _Oraison a la
+louange du soleil_.
+
+[7] _Hymnes orph._, 84. Plante, _Captiv._, II, 2. Tibulle, I, 9, 74.
+Ovide, _A. A._, I, 637. Pline, _H. N._, XVIII, 8.
+
+[8] Virgile, _En._, II, 523. Horace, _Epit._, I, 5. Ovide, _Trist._, IV,
+8, 22.
+
+[9] Euripide, _Alceste_, 162-168.
+
+[10] Eschyle, _Agam._, 1015.
+
+[11] Caton, _De re rust._, 2. Euripide, _Hercul. fur._, 523.
+
+[12] Ovide. _Fast._, VI, 315.
+
+[13] Plutarque, _Quest. rom._, 64; _Comm. sur Hesiode_, 44. _Hymnes
+homer._, 29.
+
+[14] Horace, _Sat._ II, 6, 66. Ovide, _Fast_., II, 631. Petrone, 60.
+
+[15] Porphyre, _De Abstin. _, II, p. 106; Plutarq., _De frigido_.
+
+[16] _Hymnes hom._, 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, _Cratyle,_ 18.
+_Hesychius,_ _hestias_. Diodore, VI, 2. Aristophane, _Oiseaux,_ 865.
+
+[17] Pausanias, V, 14.
+
+[18] Ciceron, _De nat. Deor._, II, 27. Ovide, _Fast._, VI, 304.
+
+[19] Ovide, _Fast._, VI, 291.
+
+[20] Hesiode, _Opera_, 731. Plutarque, _Comm. sur Hes._, frag. 43.
+
+[21] Tibulle, II, 2. Horace, _Odes_, IV, 11. Ovide, _Trist._, III, 13; V,
+5. Les Grecs donnaient a leurs dieux domestiques ou heros l'epithete de
+_ephestioi_ ou _hestioeuchoi_.
+
+[22] Plaute, _Aulul._, II, 7, 16: _In foco nostro Lari._ Columele, XI, 1,
+19: _Larem focumque familiarem_. Ciceron, _Pro domo_, 41; _Pro Quintio_,
+27, 28.
+
+[23] Servius, _in Aen._, III, 134.
+
+[24] Virgile, IX, 259; V, 744.
+
+[25] Euripide, _Oreste_, 1140-1142.
+
+[26] Servius, _in Aen._, V, 84; VI, 152. Voy. Platon, _Minos_, p. 315.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+LA RELIGION DOMESTIQUE.
+
+
+Il ne faut pas se representer cette antique religion comme celles qui ont
+ete fondees plus tard dans l'humanite plus avancee. Depuis un assez grand
+nombre de siecles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse
+qu'a deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique;
+l'autre est qu'elle s'adresse a tous les hommes et soit accessible a tous,
+sans repousser systematiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette
+religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions.
+Non seulement elle n'offrait pas a l'adoration des hommes un dieu unique;
+mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes.
+Ils ne se presentaient pas comme etant les dieux du genre humain. Ils ne
+ressemblaient meme, pas a Brahma qui etait au moins le dieu de toute une
+grande caste, ni a Zeus Panhellenien qui etait celui de toute une nation.
+Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait etre adore que par
+une famille. La religion etait purement domestique.
+
+Il faut eclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela
+la relation tres-etroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la
+constitution de la famille grecque et romaine.
+
+Le culte des morts ne ressemblait en aucune maniere a celui que les
+chretiens ont pour les saints. Une des premieres regles de ce culte etait
+qu'il ne pouvait etre rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui
+appartenaient par le sang. Les funerailles ne pouvaient etre
+religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas
+funebre qui se renouvelait ensuite a des epoques determinees, la famille
+seule avait le droit d'y assister, et tout etranger en etait severement
+exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main
+des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La presence d'un
+homme qui n'etait pas de la famille troublait le repos des manes. Aussi la
+loi interdisait-elle a l'etranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du
+pied, meme par megarde, une sepulture, etait un acte impie, pour lequel il
+fallait apaiser le mort et se purifier soi-meme. Le mot par lequel les
+anciens designaient le culte des morts est significatif; les Grecs
+disaient _patriazein_, les Latins disaient _parentare_. C'est que la
+priere et l'offrande n'etaient adressees par chacun qu'a ses peres. Le
+culte des morts etait uniquement le culte des ancetres. [3] Lucien, tout
+en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand
+il dit: " Le mort qui n'a pas laisse de fils ne recoit pas d'offrandes, et
+il est expose a une faim perpetuelle. " [4]
+
+Dans l'Inde comme en Grece, l'offrande ne pouvait etre faite a un mort que
+par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi
+athenienne, defendait d'admettre un etranger, fut-ce un ami, au repas
+funebre. Il etait si necessaire que ces repas fussent offerts par les
+descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les
+manes, dans leur sejour, prononcaient souvent ce voeu: " Puisse-t-il
+naitre successivement de notre lignee des fils qui nous offrent dans toute
+la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre
+clarifie. " [5]
+
+Il suivait de la qu'en Grece et a Rome, comme dans l'Inde, le fils avait
+le devoir de faire les libations et les sacrifices aux manes de son pere
+et de tous ses aieux. Manquer a ce devoir etait l'impiete la plus grave
+qu'on put commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait dechoir
+les morts et aneantissait leur bonheur. Cette negligence n'etait pas moins
+qu'un veritable parricide multiplie autant de fois qu'il y avait
+d'ancetres dans la famille.
+
+Si, au contraire, les sacrifices etaient toujours accomplis suivant les
+rites, si les aliments etaient portes sur le tombeau aux jours fixes,
+alors l'ancetre devenait un dieu protecteur. Hostile a tous ceux qui ne
+descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de
+maladie s'ils approchaient, pour les siens il etait bon et secourable.
+
+Il y avait un echange perpetuel de bons offices entre les vivants et les
+morts de chaque famille. L'ancetre recevait de ses descendants la serie
+des repas funebres, c'est-a-dire les seules jouissances qu'il put avoir
+dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancetre l'aide et la
+force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer
+du mort, ni le mort du vivant. Par la un lien puissant s'etablissait entre
+toutes les generations d'une meme famille et en faisait un corps
+eternellement inseparable.
+
+Chaque famille avait son tombeau, ou ses morts venaient reposer l'un apres
+l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau etait ordinairement voisin de la
+maison, non loin de la porte, " afin, dit un ancien, que les fils, en
+entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs
+peres, et chaque fois leur adressassent une invocation ". [6] Ainsi
+l'ancetre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours present,
+il continuait a faire partie de la famille et a en etre le pere. Lui
+immortel, lui heureux, lui divin, il s'interessait a ce qu'il avait laisse
+de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la
+faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon
+l'expression antique, ne s'etait pas encore acquitte de l'existence,
+celui-la avait pres de lui ses guides et ses appuis; c'etaient ses peres.
+Au milieu des difficultes, il invoquait leur antique sagesse; dans le
+chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien,
+apres une faute son pardon.
+
+Assurement nous avons beaucoup de peine aujourd'hui a comprendre que
+l'homme put adorer son pere ou son ancetre. Faire de l'homme un dieu nous
+semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile
+de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eut ete a eux
+d'imaginer les notres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idee
+de la creation; des lors le mystere de la generation etait pour eux ce que
+le mystere de la creation peut etre pour nous. Le generateur leur
+paraissait un etre divin, et ils adoraient leur ancetre. Il faut que ce
+sentiment ait ete bien naturel et bien puissant, car il apparait, comme
+principe d'une religion a l'origine de presque toutes les societes
+humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Getes et
+les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau-
+Monde. [7]
+
+Le feu sacre, qui etait associe si etroitement au culte des morts, avait
+aussi pour caractere essentiel d'appartenir en propre a chaque famille. Il
+representait les ancetres; [8] il etait la providence d'une famille, et
+n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui etait une
+autre providence. Chaque foyer protegeait les siens et repoussait
+l'etranger.
+
+Toute cette religion etait renfermee dans l'enceinte de chaque maison. Le
+culte n'en etait pas public. Toutes les ceremonies, au contraire, en
+etaient tenues fort secretes. Accomplies au milieu de la famille seule,
+elles etaient cachees a l'etranger. [9] Le foyer n'etait jamais place ni
+hors de la maison ni meme pres de la porte exterieure, ou on l'aurait trop
+bien vu. Les Grecs le placaient toujours dans une enceinte [10] qui le
+protegeait contre le contact et meme le regard des profanes. Les Romains
+le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares,
+Manes, on les appelait les dieux caches ou les dieux de l'interieur. [11]
+Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une
+ceremonie fut apercue par un etranger, elle etait troublee, souillee,
+funestee par ce seul regard.
+
+Pour cette religion domestique, il n'y avait ni regles uniformes, ni
+rituel commun. Chaque famille avait l'independance la plus complete. Nulle
+puissance exterieure n'avait le droit de regler son culte ou sa croyance.
+Il n'y avait pas d'autre pretre que le pere; comme pretre, il ne
+connaissait aucune hierarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athenes
+pouvait bien s'assurer que le pere de famille accomplissait tous ses rites
+religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre
+modification. _Suo quisque ritu sacrificia faciat_, telle etait la regle
+absolue. [13] Chaque famille avait ses ceremonies qui lui etaient propres,
+ses fetes particulieres, ses formules de priere et ses hymnes. [14] Le
+pere, seul interprete et seul pontife de sa religion, avait seul le
+pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'a son fils. Les
+rites, les termes de la priere, les chants, qui faisaient partie
+essentielle de cette religion domestique, etaient un patrimoine, une
+propriete sacree, que la famille ne partageait avec personne et qu'il
+etait meme interdit de reveler aux etrangers. Il en etait ainsi dans
+l'Inde: " Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que
+je tiens de ma famille et que mon pere m'a transmis. " [15]
+
+Ainsi la religion ne residait pas dans les temples, mais dans la maison,
+chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protegeait qu'une famille et
+n'etait dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer
+qu'une religion de ce caractere ait ete revelee aux hommes par
+l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait ete
+enseignee par une caste de pretres. Elle est nee spontanement dans
+l'esprit humain; son berceau a ete la famille; chaque famille s'est fait
+ses dieux.
+
+Cette religion ne pouvait se propager que par la generation. Le pere, en
+donnant la vie a son fils, lui donnait en meme temps sa croyance, son
+culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funebre, de
+prononcer les formules de priere. La generation etablissait un lien
+mysterieux entre l'enfant qui naissait a la vie et tous les dieux de la
+famille. Ces dieux etaient sa famille meme, [Grec: theoi engeneis];
+c'etait son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en
+naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme
+aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinise lui-meme, il devait etre
+compte a son tour parmi ces dieux de la famille.
+
+Mais il faut remarquer cette particularite que la religion domestique ne
+se propageait que de male en male. Cela tenait sans nul doute a l'idee que
+les hommes se faisaient de la generation [17]. La croyance des ages
+primitifs, telle qu'on la trouve dans les Vedas et qu'on en voit des
+vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir
+reproducteur residait exclusivement dans le pere. Le pere seul possedait
+le principe mysterieux de l'etre et transmettait l'etincelle de vie. Il
+est resulte de cette vieille opinion qu'il fut de regle que le culte
+domestique passat toujours de male en male, que la femme n'y participat
+que par l'intermediaire de son pere ou de son mari, et enfin qu'apres la
+mort la femme n'eut pas la meme part que l'homme au culte et aux
+ceremonies du repas funebre. Il en est resulte encore d'autres
+consequences tres-graves dans le droit prive et dans la constitution de la
+famille; nous les verrons plus loin.
+
+
+NOTES
+
+[1] Ciceron, _De legib._, II, 26. Varron, _L. L._, VI, 13: _Ferunt epulas
+ad sepulcrum quibus jus ibi parentare._ Gaius, II, 5, 6: _Si modo mortui
+funits ad nos pertineat._ Plutarque, _Solon_.
+
+[2] _Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum_. Ciceron,
+_De legib._, II, 26. Plutarque, _Solon_, 21. Demosthenes, _in Timocr_.
+Isee, I.
+
+[3] Du moins a l'origine; car ensuite les cites ont eu leurs heros
+topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.
+
+[4] Lucien, _De luctu_.
+
+[5] _Lois de Manou_, III, 138; III, 274.
+
+[6] Euripide, _Helene_, 1163-1168.
+
+[7] Chez les Etrusques et les Romains il etait d'usage que chaque famille
+religieuse gardat les images de ses ancetres rangees autour de l'atrium.
+Ces images etaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?
+
+[8] [Grec: Hestia patroa], _focus patrius_. De meme dans les Vedas Agui
+est encore invoque quelquefois comme dieu domestique.
+
+[9] Isee, VIII, 17, 18.
+
+[10] Cette enceinte etait appelee _herchos_.
+
+[11] [Grec: Theoi mychioi], _dii Penates_.
+
+[12] Ciceron, _De arusp. resp._, 17.
+
+[13] Varron, _De ling. lat._, VII, 88.
+
+[14] Hesiode, _Opera_, 753. Macrobe, _Sat._, I, 10. Cic., _De legib._, II,
+11.
+
+[15] _Rig-Veda_, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent
+souvent les rites particuliers a chaque famille: VIII, 3; IX, 7.
+
+[16] Sophocle, _Antig._, 199; _Ibid._, 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi]
+dans Aristophane, _Guepes_, 388; Eschyle, _Pers._, 404; Sophocle,
+_Electre_, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, _Lois_, V, p. 729; _Di
+Generis_, Ovide, _Fast._, II.
+
+[17] Les Vedas appellent le feu sacre la cause de la posterite masculine.
+Voy. le _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 139.
+
+
+
+
+LIVRE II.
+
+LA FAMILLE.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+LA RELIGION A ETE LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.
+
+
+Si nous nous transportons par la pensee au milieu de ces anciennes
+generations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour
+de cet autel la famille assemblee. Elle se reunit chaque matin pour
+adresser au foyer ses premieres prieres, chaque soir pour l'invoquer une
+derniere fois. Dans le courant du jour, elle se reunit encore aupres de
+lui pour le repas qu'elle se partage pieusement apres la priere et la
+libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes
+que ses peres lui ont legues.
+
+Hors de la maison, tout pres, dans le champ voisin, il y a un tombeau.
+C'est la seconde demeure de cette famille. La reposent en commun plusieurs
+generations d'ancetres; la mort ne les a pas separes. Ils restent groupes
+dans cette seconde existence, et continuent a former une famille
+indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la
+famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui separe la maison
+du tombeau. A certains jours, qui sont determines pour chacun par sa
+religion domestique, les vivants se reunissent aupres des ancetres. Ils
+leur portent le repas funebre, leur versent le lait et le vin, deposent
+les gateaux et les fruits, ou brulent pour eux les chairs d'une victime.
+En echange de ces offrandes, ils reclament leur protection; ils les
+appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la
+maison prospere, les coeurs vertueux.
+
+Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la generation. Ce
+qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le
+frere, c'est que le fils emancipe ou la fille mariee cesse completement
+d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des
+lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.
+
+Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le
+droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il
+peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le pere peut
+cherir sa fille, mais non pas lui leguer son bien. Les lois de succession,
+c'est-a-dire parmi les lois celles qui temoignent le plus fidelement des
+idees que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction
+flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection
+naturelle. [2]
+
+Les historiens du droit romain ayant fort justement remarque que ni la
+naissance ni l'affection n'etaient le fondement de la famille romaine, ont
+cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou
+maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale.
+Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formee, a moins que ce ne
+soit par la superiorite de force du mari sur la femme, du pere sur les
+enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force a
+l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorite
+paternelle ou maritale, loin d'avoir ete une cause premiere, a ete elle-
+meme un effet; elle est derivee de la religion et a ete etablie par elle.
+Elle n'est donc pas le principe qui a constitue la famille.
+
+Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus
+puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est
+la religion du foyer et des ancetres. Elle fait que la famille forme un
+corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une
+association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi
+verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptee qu'autant
+que la ceremonie sacree du mariage l'aura initiee au culte; que le fils
+n'y comptera plus, s'il a renonce au culte ou s'il a ete emancipe; que
+l'adopte y sera, au contraire, un veritable fils, parce que, s'il n'a pas
+le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communaute du culte;
+que le legataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura
+pas la succession; qu'enfin la parente et le droit a l'heritage seront
+regles, non d'apres la naissance, mais d'apres les droits de participation
+au culte tels que la religion les a etablis. Ce n'est sans doute pas la
+religion qui a cree la famille, mais c'est elle assurement qui lui a donne
+ses regles, et de la est venu que la famille antique a eu une constitution
+si differente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels
+avaient ete seuls a la fonder.
+
+L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour designer une
+famille; on disait _epistion_, mot qui signifie litteralement _ce qui est
+aupres d'un foyer_. Une famille etait un groupe de personnes auxquelles la
+religion permettait d'invoquer le meme foyer et d'offrir le repas funebre
+aux memes ancetres.
+
+
+NOTES
+
+[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il
+n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont
+obscurcies. Les mots _taphos patroos, taphos ton progonon_ reviennent sans
+cesse chez les Grecs, comme chez les Latins _tumulus patrius_ ou _avitus,
+sepulcrum gentis_. Voy. Demosthenes, _in Eubul._, 28; _in Macart._, 79.
+Lycurgue, _in Leocr._, 25. Ciceron, _De offic._, I, 17. _De legib._, II,
+22: _mortuum extra gentem inferri fas negant_. Ovide, _Trist_., IV, 3, 45.
+Velleius, II, 119. Suetone, _Neron_, 50; _Tibere_, 1. Digeste, XI, 5;
+XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait
+necessaire que chacun fut enterre dans le tombeau de sa famille. On
+raconte que les Lacedemoniens, sur le point de combattre contre les
+Messeniens, attacherent a leur bras droit des marques particulieres
+contenant leur nom et celui de leur pere, afin qu'en cas de mort le corps
+put etre reconnu sur le champ de bataille et transporte au tombeau
+paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, _Sept._, 889 (914), [Grec: taphon
+patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent frequemment cet usage;
+quand Isee, Lysias, Demosthenes veulent prouver que tel homme appartient a
+telle famille et a droit a l'heritage, ils ne manquent guere de dire que
+le pere de cet homme est enterre dans le tombeau de cette famille.
+
+[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous
+verrons dans la suite que ces vieilles lois ont ete modifiees.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LE MARIAGE.
+
+
+La premiere institution que la religion domestique ait etablie, fut
+vraisemblablement le mariage.
+
+Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancetres, qui se
+transmettait de male en male, n'appartenait pourtant pas exclusivement a
+l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes
+religieux de son pere; mariee, a ceux de son mari.
+
+On pressent par cela seul le caractere essentiel de l'union conjugale chez
+les anciens. Deux familles vivent a cote l'une de l'autre; mais elles ont
+des dieux differents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part,
+depuis son enfance, a la religion de son pere; elle invoque son foyer;
+elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de
+guirlandes aux jours de fete, lui demande sa protection, le remercie de
+ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la
+famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre
+chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le
+foyer paternel pour aller invoquer desormais le foyer de l'epoux. Il
+s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer
+d'autres prieres. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se
+mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connait pas. Qu'elle n'espere
+pas rester fidele a l'un en honorant l'autre; car dans cette religion
+c'est un principe immuable qu'une meme personne ne peut pas invoquer deux
+foyers ni deux series d'ancetres. " A partir du mariage, dit un ancien, la
+femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses peres;
+elle sacrifie au foyer du mari. " [1]
+
+Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave
+pour l'epoux. Car cette religion veut que l'on soit ne pres du foyer pour
+qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire pres de
+son foyer une etrangere; avec elle il fera les ceremonies mysterieuses de
+son culte; il lui revelera les rites et les formules qui sont le
+patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus precieux que cet heritage;
+ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses peres, c'est ce qui
+le protege dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur,
+la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutelaire,
+comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme
+a la partager avec lui.
+
+Ainsi quand on penetre dans les pensees de ces anciens hommes, on voit de
+quelle importance etait pour eux l'union conjugale, et combien
+l'intervention de la religion y etait necessaire. Ne fallait-il pas que
+par quelque ceremonie sacree la jeune fille fut initiee au culte qu'elle
+allait suivre desormais? Pour devenir pretresse de ce foyer, auquel la
+naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination
+ou d'adoption?
+
+Le mariage etait la ceremonie sainte qui devait produire ces grands
+effets. Il est habituel aux ecrivains latins ou grecs de designer le
+mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui
+vivait au temps des Antonins, mais qui etait fort instruit des vieux
+usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de
+designer le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le
+designait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie ceremonie
+sacree; [3] comme si le mariage avait ete, dans ces temps anciens, la
+ceremonie sacree par excellence.
+
+Or la religion qui faisait le mariage n'etait pas celle de Jupiter, de
+Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La ceremonie n'avait pas lieu dans
+un temple; elle etait accomplie dans la maison, et c'etait le dieu
+domestique qui y presidait. A la verite, quand la religion des dieux du
+ciel devint preponderante, on ne put s'empecher de les invoquer aussi dans
+les prieres du mariage; on prit meme l'habitude de se rendre prealablement
+dans des temples et d'offrir a ces dieux des sacrifices, que l'on appelait
+les preludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de
+la ceremonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique.
+
+Chez les Grecs, la ceremonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de
+trois actes. Le premier se passait devant le foyer du pere, [Grec:
+egguaesis]; le troisieme au foyer du mari, [Grec: telos]; le second etait
+le passage de l'un a l'autre, [Grec: pompae]. [5]
+
+1 Dans la maison paternelle, en presence du pretendant, le pere entoure
+ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice termine, il
+declare, en prononcant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au
+jeune homme. Cette declaration est tout a fait indispensable au mariage.
+Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout a l'heure, adorer le foyer
+de l'epoux, si son pere ne l'avait pas prealablement detachee du foyer
+paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit etre
+degagee de tout lien et de toute attache avec sa religion premiere.
+
+2 La jeune fille est transportee a la maison du mari. Quelquefois c'est
+le mari lui-meme qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener
+la jeune fille appartient a un de ces hommes qui etaient revetus chez les
+Grecs d'un caractere sacerdotal et qu'ils appelaient herauts. La jeune
+fille est ordinairement placee sur un char; elle a le visage couvert d'un
+voile et sur la tete une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent
+l'occasion de le voir, etait en usage dans toutes les ceremonies du culte.
+Sa robe est blanche. Le blanc etait la couleur des vetements dans tous les
+actes religieux. On la precede en portant un flambeau; c'est le flambeau
+nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne
+religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet
+hymne l'_hymenee_, et l'importance de ce chant sacre etait si grande que
+l'on donnait son nom a la ceremonie tout entiere.
+
+La jeune fille n'entre pas d'elle-meme dans sa nouvelle demeure. Il faut
+que son mari l'enleve, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris
+et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la defendre. Pourquoi ce
+rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu
+probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va
+s'accomplir dans cette maison, c'est une ceremonie religieuse. Ne veut-on
+pas plutot marquer fortement que la femme qui va sacrifier a ce foyer, n'y
+a par elle-meme aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa
+volonte, et qu'il faut que le maitre du lieu et du dieu l'y introduise par
+un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, apres une lutte simulee,
+l'epoux la souleve dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en
+ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.
+
+Ce qui precede n'est que l'appret et le prelude de la ceremonie. L'acte
+sacre va commencer dans la maison.
+
+3 On approche du foyer, l'epouse est mise en presence de la divinite
+domestique. Elle est arrosee d'eau lustrale; elle touche le feu sacre. Des
+prieres sont dites. Puis les deux epoux se partagent un gateau ou un pain.
+
+Cette sorte de leger repas qui commence et finit par une libation et une
+priere, ce partage de la nourriture vis-a-vis du foyer, met les deux epoux
+en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux
+domestiques.
+
+Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait
+comme lui trois actes, _traditio, deductio in domum, confarreatio_. [6]
+
+1 La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachee
+a ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermediaire du
+pere de famille, il n'y a que l'autorite du pere qui puisse l'en detacher.
+La _tradition_ est donc une formalite indispensable.
+
+2 La jeune fille est conduite a la maison de l'epoux. Comme en Grece,
+elle est voilee, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial precede
+le cortege. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles
+de cet hymne changerent sans doute avec le temps, s'accommodant aux
+variations des croyances ou a celles du langage; mais le refrain
+sacramentel subsista toujours sans pouvoir etre altere: c'etait le mot
+_Talassie_, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas
+mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui
+etait probablement le reste sacre et inviolable d'une antique formule.
+
+Le cortege s'arrete devant la maison du mari. La, on presente a la jeune
+fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'embleme de la divinite domestique;
+l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert a la famille pour tous les actes
+religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en
+Grece, simuler l'enlevement. L'epoux doit la soulever dans ses bras, et la
+porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.
+
+3 L'epouse est conduite alors devant le foyer, la ou sont les Penates, ou
+tous les dieux domestiques et les images des ancetres sont groupes, autour
+du feu sacre. Les deux epoux, comme en Grece, font un sacrifice, versent
+la libation, prononcent quelques prieres, et mangent ensemble un gateau de
+fleur de farine (_panis farreus_).
+
+Ce gateau mange au milieu de la recitation des prieres, en presence et
+sous les yeux des divinites domestiques, est ce qui fait l'union sainte de
+l'epoux et de l'epouse. [7] Des lors ils sont associes dans le meme culte.
+La femme a les memes dieux, les memes rites, les memes prieres, les memes
+fetes que son mari. De la cette vieille definition du mariage que les
+jurisconsultes nous ont conservee: _Nuptiae sunt divini juris et humani
+communicatio_. Et cette autre: _Uxor socia humanae rei atque divinae_. [8]
+C'est que la femme est entree en partage de la religion du mari, cette
+femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-memes ont
+introduite dans la maison.
+
+La femme ainsi mariee a encore le culte des morts; mais ce n'est plus a
+ses propres ancetres qu'elle porte le repas funebre; elle n'a plus ce
+droit. Le mariage l'a detachee completement de la famille de son pere, et
+a brise tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux
+ancetres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille;
+ils sont devenus ses ancetres. Le mariage lui a fait une seconde
+naissance. Elle est dorenavant la fille de son mari, _filiae loco_, disent
+les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni a deux familles ni a deux
+religions domestiques; la femme est tout entiere dans la famille et la
+religion de son mari. On verra les consequences de cette regle dans le
+droit de succession.
+
+L'institution du mariage sacre doit etre aussi vieille dans la race indo-
+europeenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre.
+Cette religion a appris a l'homme que l'union conjugale est autre chose
+qu'un rapport de sexes et une affection passagere, et elle a uni deux
+epoux par le lien puissant du meme culte et des memes croyances. La
+ceremonie des noces etait d'ailleurs si solennelle et produisait de si
+graves effets qu'on ne doit pas etre surpris que ces hommes ne l'aient
+crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une
+telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.
+
+On concoit meme qu'une telle union fut indissoluble, et que le divorce fut
+presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le
+mariage par _coemptio_ ou par _usus_. Mais la dissolution du mariage
+religieux etait fort difficile. Pour cela, une nouvelle ceremonie sacree
+etait necessaire; car la religion seule pouvait delier ce que la religion
+avait uni. L'effet de la _confarreatio_ ne pouvait etre detruit que par la
+_diffarreatio_. Les deux epoux qui voulaient se separer, paraissaient pour
+la derniere fois devant le foyer commun; un pretre et des temoins etaient
+presents. On presentait aux epoux, comme au jour du mariage, un gateau de
+fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le
+repoussaient. Puis, au lieu de prieres, ils prononcaient des formules d'un
+caractere etrange, severe, haineux, effrayant, [10] une sorte de
+malediction par laquelle la femme renoncait au culte et aux dieux du mari.
+Des lors, le lien religieux etait rompu. La communaute du culte cessant,
+toute autre communaute cessait de plein droit, et le mariage etait
+dissous.
+
+
+NOTES
+
+[1] Etienne de Byzance, [Grec: patra].
+
+[2] [Grec: thyein gamon], _sacrum nuptiale_.
+
+[3] Pollux, III, 3, 38.
+
+[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38.
+
+[5] Homere, _Il._, XVIII, 391. Hesiode, _Scutum_, v. 275. Herodote, VI,
+129, 130. Plutarque, _Thesee_, 10; _Lycurg._, passim; _Solon_, 20;
+_Aristide_, 20; _Quest. gr._, 27. Demosthenes, _in Stephanum_, II. Isee,
+III, 39. Euripide, _Helene_, 722-725; _Phen._, 345. Harpocration, v.
+[Grec:
+Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. -- Meme usage chez les Macedoniens. Quinte-
+Curce, VIII, 16.
+
+[6] Varron, _L. L._, V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, _Fast._, II,
+558. Plutarque, _Quest. rom._, 1 et 29; _Romul._, 15. Pline, _H. N._,
+XVIII, 3. Tacite, _Ann._, IV, 16; XI, 27. Juvenal, _Sat._, X., 329-336.
+Gaius, _Inst._, 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v.
+_Rapi_. Macrobe, _Sat._, I, 15. Servius, _ad. Aen._, IV, 168. -- Memes
+usages chez les Etrusques, Varron, _De re rust._, II, 4. -- Memes usages
+chez les anciens Hindous, _Lois de Manou_, III, 27-30, 172; V, 152; VIII,
+227; IX, 194. _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
+
+[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent
+usitees chez les Romains et ou la religion n'intervenait pas. Qu'il nous
+suffise de dire ici que le mariage sacre nous parait etre le plus ancien;
+car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'a
+mesure qu'elles s'affaiblissaient.
+
+[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse,
+II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Etienne de Byz., [Grec:
+patra].
+
+[9] Festus, v. _Diffarreatio_. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On
+lit dans une inscription: _Sacerdos confarreationum et diffarreationum_.
+Orelli, n 2648.
+
+[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, _Quest. rom._, 50.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+DE LA CONTINUITE DE LA FAMILLE; CELIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE
+STERILITE. INEGALITE ENTRE LE FILS ET LA FILLE.
+
+
+Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur etait du, ont
+constitue la famille ancienne et lui ont donne la plupart de ses regles.
+
+On a vu plus haut que l'homme, apres la mort, etait repute un etre heureux
+et divin, mais a la condition que les vivants lui offrissent toujours le
+repas funebre. Si ces offrandes venaient a cesser, il y avait decheance
+pour le mort, qui tombait au rang de demon malheureux et malfaisant. Car
+lorsque ces anciennes generations avaient commence a se representer la vie
+future, elles n'avaient pas songe a des recompenses et a des chatiments;
+elles avaient cru que le bonheur du mort ne dependait pas de la conduite
+qu'il avait menee pendant sa vie, mais de celle que ses descendants
+avaient a son egard. Aussi chaque pere attendait-il de sa posterite la
+serie des repas funebres qui devaient assurer a ses manes le repos et le
+bonheur.
+
+Cette opinion a ete le principe fondamental du droit domestique chez les
+anciens. Il en a decoule d'abord cette regle que chaque famille dut se
+perpetuer a jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne
+s'eteignit pas. Dans le tombeau ou ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre
+sujet d'inquietude que celui-la. Leur unique pensee, comme leur unique
+interet, etait qu'il y eut toujours un homme de leur sang pour apporter
+les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts
+repetaient sans cesse: " Puisse-t-il naitre toujours dans notre lignee des
+fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. " L'Hindou disait
+encore: " L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de
+cette famille; les ancetres prives de l'offrande des gateaux tombent au
+sejour des malheureux. " [1]
+
+Les hommes de l'Italie et de la Grece ont longtemps pense de meme. S'ils
+ne nous ont pas laisse dans leurs ecrits une expression de leurs croyances
+aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient,
+du moins leurs lois sont encore la pour attester leurs antiques opinions.
+A Athenes la loi chargeait le premier magistrat de la cite de veiller a ce
+qu'aucune famille ne vint a s'eteindre. [2] De meme la loi romaine etait
+attentive a ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un
+discours d'un orateur athenien: " Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il
+doit mourir, ait assez peu de souci de soi-meme pour vouloir laisser sa
+famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre
+le culte qui est du aux morts. " [4] Chacun avait donc un interet puissant
+a laisser un fils apres soi, convaincu qu'il y allait de son immortalite
+heureuse. C'etait meme un devoir envers les ancetres dont le bonheur ne
+devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou
+appellent-elles le fils aine " celui qui est engendre pour
+l'accomplissement du devoir ".
+
+Nous touchons ici a l'un des caracteres les plus remarquables de la
+famille antique. La religion qui l'a formee, exige imperieusement qu'elle
+ne perisse pas. Une famille qui s'eteint, c'est un culte qui meurt. Il
+faut se representer ces familles a l'epoque ou les croyances ne se sont
+pas encore alterees. Chacune d'elles possede une religion et des dieux,
+precieux depot sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa
+piete ait a craindre, est que sa lignee ne s'arrete. Car alors sa religion
+disparaitrait de la terre, son foyer serait eteint, toute la serie de ses
+morts tomberait dans l'oubli et dans l'eternelle misere. Le grand interet
+de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.
+
+En vertu de ces opinions, le celibat devait etre a la fois une impiete
+grave et un malheur; une impiete, parce que le celibataire mettait en
+peril le bonheur des manes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne
+devait recevoir lui-meme aucun culte apres sa mort et ne devait pas
+connaitre " ce qui rejouit les manes ". C'etait a la fois pour lui et pour
+ses ancetres une sorte de damnation.
+
+On peut bien penser qu'a defaut de lois ces croyances religieuses durent
+longtemps suffire pour empecher le celibat. Mais il parait de plus que,
+des qu'il y eut des lois, elles prononcerent que le celibat etait une
+chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulse les
+vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les
+jeunes gens a se marier. [5] Le traite des lois de Ciceron, traite qui
+reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes
+lois de Rome, en contient une qui interdit le celibat. [6] A Sparte, la
+legislation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui
+ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le
+celibat cessa d'etre defendu par les lois, il le fut encore par les
+moeurs. Il parait enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de
+villes grecques, la loi punissait le celibat comme un delit. [8] Cela
+etait conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait
+a la famille. Il etait un membre dans une serie, et il ne fallait pas que
+la serie s'arretat a lui. Il n'etait pas ne par hasard; on l'avait
+introduit dans la vie pour qu'il continuat un culte; il ne devait pas
+quitter la vie sans etre sur que ce culte serait continue apres lui.
+
+Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpetuer
+la religion domestique devait etre le fruit d'un mariage religieux. Le
+batard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et
+les Latins _spurius_, ne pouvait pas remplir le role que la religion
+assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas a lui seul
+la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils ne d'une
+femme qui n'avait pas ete associee au culte de l'epoux par la ceremonie du
+mariage, ne pouvait pas lui-meme avoir part au culte. [9] Il n'avait pas
+le droit d'offrir le repas funebre et la famille ne se perpetuait pas pour
+lui. Nous verrons plus loin que, pour la meme raison, il n'avait pas droit
+a l'heritage.
+
+Le mariage etait donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son
+objet principal n'etait pas l'union de deux etres qui se convenaient et
+qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie.
+L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, etait, en
+unissant deux etres dans le meme culte domestique, d'en faire naitre un
+troisieme qui fut apte a continuer ce culte. On le voit bien par la
+formule sacramentelle qui etait prononcee dans l'acte du mariage: _Ducere
+uxorem liberum quaerendorum causa_, disaient les Romains; _paidonep' aroto
+gnaesion_, disaient les Grecs. [10]
+
+Le mariage n'ayant ete contracte que pour perpetuer la famille, il
+semblait juste qu'il put etre rompu si la femme etait sterile. Le divorce
+dans ce cas a toujours ete un droit chez les anciens; il est meme possible
+qu'il ait ete une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que
+" la femme sterile fut remplacee au bout de huit ans ". [11] Que le devoir
+fut le meme en Grece et a Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant
+Herodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de repudier leurs
+femmes parce qu'elles etaient steriles. [12] Pour ce qui est de Rome, on
+connait assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier
+que les annales romaines aient mentionne. " Carvilius Ruga, dit Aulu-
+Gelle, homme de grande famille, se separa de sa femme par le divorce,
+parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec
+tendresse et n'avait qu'a se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son
+amour a la religion du serment, parce qu'il avait jure (dans la formule du
+mariage) qu'il la prenait pour epouse afin d'avoir des enfants. " [13]
+
+La religion disait que la famille ne devait pas s'eteindre; toute
+affection et tout droit naturel devaient ceder devant cette regle absolue.
+Si un mariage etait sterile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins
+que la famille fut continuee. Alors un frere ou un parent du mari devait
+se substituer a lui, et la femme etait tenue de se livrer a cet homme.
+L'enfant qui naissait de la etait considere comme fils du mari, et
+continuait son culte. Telles etaient les regles chez les anciens Hindous;
+nous les retrouvons dans les lois d'Athenes et dans celles de Sparte. [14]
+Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant
+tous les autres!
+
+A plus forte raison, les legislations anciennes prescrivaient le mariage
+de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche
+parent de son mari. Le fils qui naissait etait repute fils du defunt. [15]
+
+La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet
+la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour ou
+elle se mariait, elle renoncait a la famille et au culte de son pere, et
+appartenait a la famille et a la religion de son mari. La famille ne se
+continuait, comme le culte, que par les males: fait capital, dont on verra
+plus loin les consequences.
+
+C'etait donc le fils qui etait attendu, qui etait necessaire; c'etait lui
+que la famille, les ancetres, le foyer reclamaient. " Par lui, disent les
+vieilles lois des Hindous, un pere acquitte sa dette envers les manes de
+ses ancetres et s'assure a lui-meme l'immortalite. " Ce fils n'etait pas
+moins precieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les
+sacrifices, offrir le repas funebre, et conserver par son culte la
+religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appele le
+sauveur du foyer paternel. [16]
+
+L'entree de ce fils dans la famille etait signalee par un acte religieux.
+Il fallait d'abord qu'il fut agree par le pere. Celui-ci, a titre de
+maitre et de gardien viager du foyer, de representant des ancetres, devait
+prononcer si le nouveau venu etait ou n'etait pas de la famille. La
+naissance ne formait que le lien physique; la declaration du pere
+constituait le lien moral et religieux. Cette formalite etait egalement
+obligatoire a Rome, en Grece et dans l'Inde.
+
+Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une
+sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps apres la naissance, le
+neuvieme jour a Rome, le dixieme en Grece, dans l'Inde le dixieme ou le
+douzieme. [17] Ce jour-la, le pere reunissait la famille, appelait des
+temoins, et faisait un sacrifice a son foyer. L'enfant etait presente au
+dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui
+faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacre. [18] Cette ceremonie
+avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-a-dire de lui
+oter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractee par
+le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A
+partir de ce moment l'enfant etait admis dans cette sorte de societe
+sainte et de petite eglise qu'on appelait la famille. Il en avait la
+religion, il en pratiquait les rites, il etait apte a en dire les prieres;
+il en honorait les ancetres, et plus tard il devait y etre lui-meme un
+ancetre honore.
+
+
+NOTES
+
+[1] Bhagavad-Gita, I, 40.
+
+[2] Isee, VII, 30-32.
+
+[3] Ciceron, _De legib._, II, 19.
+
+[4] Isee, VII, 30.
+
+[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22.
+
+[6] Ciceron, _De legib._, III, 2.
+
+[7] Plutarque, _Lycurg.; Apophth. des Lacedemoniens_.
+
+[8] Pollux, III, 48.
+
+[9] Isee, VII. Demosthenes, _in Macart._
+
+[10] Menandre, _fr._ 185, _ed. Didot._ Alciphron, I, 16. Eschyle,
+_Agam._,1166, _ed. Hermann_.
+
+[11] _Lois de Manou_, IX, 81.
+
+[12] Herodote, V, 39; VI, 61.
+
+[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valere-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.
+
+[14] Xenophon, _Gouv. des Laced._ Plutarque, _Solon_, 20. _Lois de Manou_,
+IX, 121.
+
+[15] _Lois de Manou_, IX, 69, 146. De meme chez les Hebreux,
+_Deuteronome_, 25.
+
+[16] Eschyle, _Choeph._, 264 (262).
+
+[17] Aristophane, _Oiseaux_, 922. Demosthenes, _in Boeot._, p. 1016.
+Macrobe, _Sat._, I, 17. _Lois de Manou_, II, 30.
+
+[18] Platon, _Theethete_. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec:
+Amphidomia].
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+DE L'ADOPTION ET DE L'EMANCIPATION.
+
+
+Le devoir de perpetuer le culte domestique a ete le principe du droit
+d'adoption chez les anciens. La meme religion qui obligeait l'homme a se
+marier, qui prononcait le divorce en cas de sterilite, qui, en cas
+d'impuissance ou de mort prematuree, substituait au mari un parent,
+offrait encore a la famille une derniere ressource pour echapper au
+malheur si redoute de l'extinction; cette ressource etait le droit
+d'adopter.
+
+" Celui a qui la nature n'a pas donne de fils, peut en adopter un, pour
+que les ceremonies funebres ne cessent pas. " Ainsi parle le vieux
+legislateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur
+athenien dans un proces ou l'on contestait a un fils adoptif la legitimite
+de son adoption. Le defendeur nous montre d'abord pour quel motif on
+adoptait un fils: " Menecles, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants;
+il tenait a laisser apres lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire
+dans la suite les ceremonies du culte funebre. " Il montre ensuite ce qui
+arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas a
+lui-meme, mais a celui qui l'a adopte; Menecles est mort, mais c'est
+encore l'interet de Menecles qui est en jeu. " Si vous annulez mon
+adoption, vous ferez que Menecles sera mort sans laisser de fils apres
+lui, qu'en consequence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que
+nul ne lui offrira les repas funebres, et qu'enfin il sera sans culte. "
+[2]
+
+Adopter un fils, c'etait donc veiller a la perpetuite de la religion
+domestique, au salut du foyer, a la continuation des offrandes funebres,
+au repos des manes des ancetres. L'adoption n'ayant sa raison d'etre que
+dans la necessite de prevenir l'extinction d'un culte, il suivait de la
+qu'elle n'etait permise qu'a celui qui n'avait pas de fils. La loi des
+Hindous est formelle a cet egard. [3] Celle d'Athenes ne l'est pas moins;
+tout le plaidoyer de Demosthenes contre Leochares en est la preuve. [4]
+Aucun texte precis ne prouve qu'il en fut de meme dans l'ancien droit
+romain, et nous savons qu'au temps de Gaius un meme homme pouvait avoir
+des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il parait pourtant que
+ce point n'etait pas admis en droit au temps de Ciceron; car dans un de
+ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: " Quel est le droit qui regit
+l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'age a ne plus avoir
+d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherche a en avoir? Adopter, c'est
+demander a la religion et a la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la
+nature. " [5] Ciceron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce
+que l'homme qui l'a adopte a deja un fils, et il s'ecrie que cette
+adoption est contraire au droit religieux.
+
+Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier a son culte,
+" l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses penates ".
+[6] Aussi l'adoption s'operait-elle par une ceremonie sacree qui parait
+avoir ete fort semblable a celle qui marquait la naissance du fils. Par la
+le nouveau venu etait admis au foyer et associe a la religion. Dieux,
+objets sacres, rites, prieres, tout lui devenait commun avec son pere
+adoptif. On disait de lui _in sacra transiit_, il est passe au culte de sa
+nouvelle famille. [7]
+
+Par cela meme il renoncait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en
+effet, que d'apres ces vieilles croyances le meme homme ne pouvait pas
+sacrifier a deux foyers ni honorer deux series d'ancetres. Admis dans une
+nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait etrangere. Il n'avait
+plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naitre et ne pouvait plus
+offrir le repas funebre a ses propres ancetres. Le lien de la naissance
+etait brise; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si
+completement etranger a son ancienne famille que, s'il venait a mourir,
+son pere naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funerailles et
+de conduire son convoi. Le fils adopte ne pouvait plus rentrer dans son
+ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un
+fils, il le laissait a sa place dans la famille adoptante. On considerait
+que, la perpetuite de cette famille etant ainsi assuree, il pouvait en
+sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9]
+
+A l'adoption correspondait comme correlatif l'emancipation. Pour qu'un
+fils put entrer dans une nouvelle famille, il fallait necessairement qu'il
+eut pu sortir de l'ancienne, c'est-a-dire qu'il eut ete affranchi de sa
+religion. [10] Le principal effet de l'emancipation etait le renoncement
+au culte de la famille ou l'on etait ne. Les Romains designaient cet acte
+par le nom bien significatif de _sacrorum detestatio_. [11]
+
+
+NOTES
+
+[1] _Lois de Manou_, IX, 10.
+
+[2] Isee, II, 10-46.
+
+[3] _Lois de Manou_, IX, 168, 174. _Dattaca-Sandrica_, tr. Orianne, p.
+260.
+
+[4] Voy. aussi Isee, II, 11-14.
+
+[5] Ciceron, _Pro domo_, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.
+
+[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isee, VII. _Venire in sacra_, Ciceron, _Pro
+domo_, 13; _in penates adsciscere_, Tacite, _Hist._, I, 15.
+
+[7] Valere-Maxime, VII, 7.
+
+[8] _Amissis sacris paternis_, Ciceron, _ibid_.
+
+[9] Isee, VI, 44; X, 11. Demosthenes, _contre Leochares_, Antiphon,
+_Frag._, 15. Comparez les _Lois de Manou_, IX, 142.
+
+[10] _Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se
+abdicaret ab ea in qua natus fuerat._ Servius. _ad Aen._, II, 156.
+
+[11] Aulu-Gelle, XV, 27.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+DE LA PARENTE. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.
+
+
+Platon dit que la parente est la communaute des memes dieux domestiques.
+[1] Quand Demosthenes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre
+qu'ils pratiquent le meme culte et offrent le repas funebre au meme
+tombeau. C'etait, en effet, la religion domestique qui constituait la
+parente. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les
+memes dieux, le meme foyer, le meme repas funebre.
+
+Or nous avons observe precedemment que le droit de faire les sacrifices au
+foyer ne se transmettait que de male en male et que le culte des morts ne
+s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il resultait de
+cette regle religieuse que l'on ne pouvait pas etre parent par les femmes.
+Dans l'opinion de ces generations anciennes, la femme ne transmettait ni
+l'etre ni le culte. Le fils tenait tout du pere. On ne pouvait pas
+d'ailleurs appartenir a deux familles, invoquer deux foyers; le fils
+n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du pere. [2]
+Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mere elle-meme, le jour ou
+les rites sacres du mariage avaient ete accomplis, avait renonce d'une
+maniere absolue a sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le
+repas funebre aux ancetres de l'epoux, comme si elle etait devenue leur
+fille, et elle ne l'avait plus offert a ses propres ancetres, parce
+qu'elle n'etait plus censee descendre d'eux. Elle n'avait conserve ni lien
+religieux ni lien de droit avec la famille ou elle etait nee. A plus forte
+raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille.
+
+Le principe de la parente n'etait pas la naissance; c'etait le culte. Cela
+se voit clairement dans l'Inde. La, le chef de famille, deux fois par
+mois, offre le repas funebre; il presente un gateau aux manes de son pere,
+un autre a son grand-pere paternel, un troisieme a son arriere-grand-pere
+paternel, jamais a ceux dont il descend par les femmes, ni a sa mere, ni
+au pere de sa mere. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la
+meme ligne, il fait une offrande au quatrieme, au cinquieme, au sixieme
+ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus legere; c'est une
+simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funebre;
+et c'est d'apres l'accomplissement de ces rites que l'on compte la
+parente. Lorsque deux hommes qui accomplissent separement leurs repas
+funebres, peuvent, en remontant chacun la serie de leurs six ancetres, en
+trouver un qui leur soit commun a tous deux, ces deux hommes sont parents.
+Ils se disent _samanodacas_ si l'ancetre commun est de ceux a qui l'on
+n'offre que la libation d'eau, _sapindas_ s'il est de ceux a qui le gateau
+est presente. [3] A compter d'apres nos usages, la parente des _sapindas_
+irait jusqu'au septieme degre, et celle des _samanodacas_ jusqu'au
+quatorzieme. Dans l'un et l'autre cas la parente se reconnait a ce qu'on
+fait l'offrande a un meme ancetre; et l'on voit que dans ce systeme la
+parente par les femmes ne peut pas etre admise.
+
+Il en etait de meme en Occident. On a beaucoup discute sur ce que les
+jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le probleme
+devient facile a resoudre, des que l'on rapproche l'agnation de la
+religion domestique. De meme que la religion ne se transmettait que de
+male en male, de meme il est atteste par tous les jurisconsultes anciens
+que deux hommes ne pouvaient etre agnats entre eux que si, en remontant
+toujours de male en male, ils se trouvaient avoir des ancetres communs.
+[4] La regle pour l'agnation etait donc la meme que pour le culte. Il y
+avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'etait autre
+chose que la parente telle que la religion l'avait etablie a l'origine.
+
+Pour rendre cette verite plus claire., tracons le tableau d'une famille
+romaine.
+
+ L. Cornelius Scipio, mort vers 250 avant Jesus-Christ.
+ |
+ ----------------------------------------------------
+ | |
+ Publius Scipio Cn. Scipio
+ | |
+ --------------------------- |
+ | | |
+Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica
+ | | |
+ | --------------------- |
+ | | | |
+Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornelie, P. Scip. Nasica
+ | | ep. de Sempr. Gracchus |
+ | | | |
+ | | | |
+Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip. Serapio.
+
+Dans ce tableau, la cinquieme generation, qui vivait vers l'an 140 avant
+Jesus-Christ, est representee par quatre personnages. Etaient-ils tous
+parents entre eux? Ils le seraient d'apres nos idees, modernes; ils ne
+l'etaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils
+avaient le meme culte domestique, c'est-a-dire s'ils faisaient les
+offrandes aux memes ancetres. Supposons le troisieme Scipio Asiaticus, qui
+reste seul de sa branche, offrant au jour marque le repas funebre; en
+remontant de male en male, il trouve pour troisieme ancetre Publius
+Scipio. De meme Scipion Emilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans
+la serie de ses ascendants ce meme Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus
+et Scipion Emilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les
+appellerait _sapindas_.
+
+D'autre part, Scipion Serapion a pour quatrieme ancetre L. Cornelius
+Scipio qui est aussi le quatrieme ancetre de Scipion Emilien. Ils sont
+donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait _samanodacas_.
+Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont
+agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixieme degre, le troisieme
+l'est avec eux au huitieme.
+
+Il n'en est pas de meme de Tiberius Gracchus. Cet homme qui, d'apres nos
+coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Emilien,
+n'etait pas meme son parent au degre le plus eloigne. Peu importe, en
+effet, pour Tiberius qu'il soit fils de Cornelie, la fille des Scipions;
+ni lui ni Cornelie elle-meme n'appartiennent a cette famille par la
+religion. Il n'a pas d'autres ancetres que les Sempronius; c'est, a eux
+qu'il offre le repas funebre; en remontant la serie de ses ascendants, il
+ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Emilien et Tiberius Gracchus ne
+sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour etablir cette
+parente, il faut le lien du culte.
+
+On comprend d'apres cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux freres
+consanguins etaient agnats et deux freres uterins ne l'etaient pas. Qu'on
+ne dise meme pas que la descendance par les males etait le principe
+immuable sur lequel etait fondee la parente. Ce n'etait pas a la
+naissance, c'etait au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le
+fils que l'emancipation avait detache du culte, n'etait plus agnat de son
+pere. L'etranger qui avait ete adopte, c'est-a-dire admis au culte,
+devenait l'agnat de l'adoptant et meme de toute sa famille. Tant il est
+vrai que c'etait la religion qui fixait la parente.
+
+Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grece comme pour Rome,
+ou la parente par le culte n'a plus ete la seule qui fut admise. A mesure
+que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut,
+et la parente par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains
+appelerent _cognatio_ cette sorte de parente qui etait absolument
+independante des regles de la religion domestique. Quand on lit les
+jurisconsultes depuis Ciceron jusqu'a Justinien, on voit les deux systemes
+de parente rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au
+temps des Douze Tables, la seule parente d'agnation etait connue, et seule
+elle conferait des droits a l'heritage. On verra plus loin qu'il en a ete
+de meme chez les Grecs.
+
+
+NOTES
+
+[1] Platon, _Lois_, V, p. 729.
+
+[2] _Patris, non matris familiam sequitur_. Digeste, liv. 50, tit. 16, S
+196.
+
+[3] _Lois de Manou_, V, 60; _Mitakchara_, tr. Orianne, p. 213.
+
+[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2;
+III, 5.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LE DROIT DE PROPRIETE.
+
+
+Voici une institution des anciens dont il ne faut
+pas nous faire une idee d'apres ce que nous voyons autour de nous. Les
+anciens ont fonde le droit de propriete sur des principes qui ne sont plus
+ceux des generations presentes; il en est resulte que les lois par
+lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement differentes des notres.
+
+On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivees a etablir chez
+elles la propriete privee; d'autres n'y sont parvenues qu'a la longue et
+peniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile probleme, a l'origine des
+societes, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et etablir un
+tel lien entre son etre et une part de terre qu'il puisse dire: Cette
+terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares
+concoivent le droit de propriete quand il s'agit des troupeaux, et ne le
+comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la
+terre n'appartenait a personne; chaque annee la tribu assignait a chacun
+de ses membres un lot a cultiver, et on changeait de lot l'annee suivante.
+Le Germain etait proprietaire de la moisson; il ne l'etait pas de la
+terre. Il en est encore de meme dans une partie de la race semitique et
+chez, quelques peuples slaves.
+
+Au contraire, les populations de la Grece et de l'Italie, des l'antiquite
+la plus haute, ont toujours connu et pratique la propriete privee. On ne
+trouve pas une epoque ou la terre ait ete commune; [1] et l'on ne voit non
+plus rien qui ressemble a ce partage annuel des champs qui etait usite
+chez les Germains. Il y a meme un fait bien remarquable. Tandis que les
+races qui n'accordent pas a l'individu la propriete du sol, lui accordent
+au moins celle des fruits de son travail, c'est-a-dire de sa recolte,
+c'etait le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens
+etaient astreints a mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus
+grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'etait
+donc pas maitre du ble qu'il avait recolte; mais en meme temps, par une
+contradiction bien singuliere, il avait la propriete absolue du sol. La
+terre etait a lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la
+conception du droit de propriete ait suivi une marche tout a fait opposee
+a celle qui parait naturelle. Elle ne s'est pas appliquee a la moisson
+d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi.
+
+Il y a trois choses que, des l'age le plus ancien, on trouve fondees et
+solidement etablies dans ces societes grecques et italiennes: la religion
+domestique, la famille, le droit de propriete; trois choses qui ont eu
+entre elles, a l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir
+ete inseparables.
+
+L'idee de propriete privee etait dans la religion meme. Chaque famille
+avait son foyer et ses ancetres. Ces dieux ne pouvaient etre adores que
+par elle, ne protegeaient qu'elle; ils etaient sa propriete.
+
+Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens ages voyaient un
+rapport mysterieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de
+la vie sedentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit etre pose sur le
+sol; une fois pose, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la
+famille veut avoir une demeure fixe; materiellement, il est difficile de
+transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est
+plus difficile encore et n'est permis a l'homme que si la dure necessite
+le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir.
+Quand on pose le foyer, c'est avec la pensee et l'esperance qu'il restera
+toujours a cette meme place. Le dieu s'installe la, non pas pour un jour,
+non pas meme pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette
+famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le
+sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il
+la fait sienne; elle est sa propriete.
+
+Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupee
+autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-meme. L'idee de
+domicile vient naturellement. La famille est attachee au foyer, le foyer
+l'est au sol; une relation etroite s'etablit donc entre le sol et la
+famille. La doit etre sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas a
+quitter, a moins qu'une necessite imprevue ne l'y contraigne. Comme le
+foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient;
+elle est sa propriete, propriete non d'un homme seulement, mais d'une
+famille dont les differents membres doivent venir l'un apres l'autre
+naitre et mourir la.
+
+Suivons les idees des anciens. Deux foyers representent des divinites
+distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si
+vrai que le mariage meme entre deux familles n'etablit pas d'alliance
+entre leurs dieux. Le foyer doit etre isole, c'est-a-dire separe nettement
+de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'etranger en approche au
+moment ou les ceremonies du culte s'accomplissent, ni meme qu'il ait vue
+sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux caches, [Grec:
+muchioi], ou les dieux interieurs, _Penates_. Pour que cette regle
+religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, a une certaine
+distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formee par une
+haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle
+soit, elle marque la limite qui separe le domaine d'un foyer du domaine
+d'un autre foyer. Cette enceinte est reputee sacree. [3] Il y a impiete a
+la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi
+donne-t-on a ce dieu l'epithete de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte
+tracee par la religion et protegee par elle est l'embleme le plus certain,
+la marque la plus irrecusable du droit de propriete.
+
+Reportons-nous aux ages primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacree
+que les Grecs appellent _herchos_ et les Latins _herctum_, c'est l'enclos
+assez etendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit
+champ qu'elle cultive. Au milieu s'eleve le foyer protecteur. Descendons
+aux ages suivants: la population est arrivee jusqu'en Grece et en Italie,
+et elle a bati des villes. Les demeures se sont rapprochees; elles ne sont
+pourtant pas contigues. L'enceinte sacree existe encore, mais dans de
+moindres proportions; elle est le plus souvent reduite a un petit mur, a
+un fosse, a un sillon, ou a un simple espace libre de quelques pieds de
+largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la
+mitoyennete est une chose reputee impossible. Le meme mur ne peut pas etre
+commun a deux maisons; car alors l'enceinte sacree des dieux domestiques
+aurait disparu. A Rome, la loi fixe a deux pieds et demi la largeur de
+l'espace libre qui doit toujours separer deux maisons, et cet espace est
+consacre au " dieu de l'enceinte ". [5]
+
+Il est resulte de ces vieilles regles religieuses que la vie en communaute
+n'a jamais pu s'etablir chez les anciens. Le phalanstere n'y a jamais ete
+connu. Pythagore meme n'a pas reussi a etablir des institutions auxquelles
+la religion intime des hommes resistait. On ne trouve non plus, a aucune
+epoque de la vie des anciens, rien qui ressemble a cette promiscuite du
+village qui etait generale en France au douzieme siecle. Chaque famille,
+ayant ses dieux et son culte, a du avoir aussi sa place particuliere sur
+le sol, son domicile isole, sa propriete.
+
+Les Grecs disaient que le foyer avait enseigne a l'homme a batir des
+maisons. [6] En effet, l'homme qui etait fixe par sa religion a une place
+qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a du songer bien vite a elever
+en cet endroit une construction solide. La tente convient a l'Arabe, le
+chariot au Tartare; mais a une famille qui a un foyer domestique, il faut
+une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientot succede la
+maison de pierre. On n'a pas bati seulement pour une vie d'homme, mais
+pour la famille dont les generations devaient se succeder dans la meme
+demeure.
+
+La maison etait toujours placee dans l'enceinte sacree. Chez les Grecs on
+partageait en deux le carre que formait cette enceinte; la premiere partie
+etait la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, place vers
+le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et
+pres de l'entree de la maison. A Rome la disposition etait differente,
+mais le principe etait le meme. Le foyer restait place au milieu de
+l'enceinte, mais les batiments s'elevaient autour de lui des quatre cotes,
+de maniere a l'enfermer au milieu d'une petite cour.
+
+On voit bien la pensee qui a inspire ce systeme de construction: les murs
+se sont eleves autour du foyer pour l'isoler et le defendre, et l'on peut
+dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigne a batir une
+maison.
+
+Dans cette maison la famille est maitresse et proprietaire; c'est sa
+divinite domestique qui lui assure son droit. La maison est consacree par
+la presence perpetuelle des dieux; elle est le temple qui les garde.
+" Qu'y a-t-il de plus sacre, dit Ciceron, que la demeure de chaque homme?
+La est l'autel; la brille le feu sacre; la sont les choses saintes et la
+religion. " [7] A penetrer dans cette maison avec des intentions
+malveillantes il y avait sacrilege. Le domicile etait inviolable. Suivant
+une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et ecartait
+l'ennemi. [8]
+
+Passons a un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les
+memes idees s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans
+la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancetres,
+et d'autre part la principale ceremonie de ce culte, c'est-a-dire le repas
+funebre, devait etre accomplie sur le lieu meme ou les ancetres
+reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun ou ses membres
+devaient venir s'endormir l'un apres l'autre. Pour ce tombeau la regle
+etait la meme que pour le foyer. Il n'etait pas plus permis d'unir deux
+familles dans une meme sepulture qu'il ne l'etait d'unir deux foyers
+domestiques en une seule maison. C'etait une egale impiete d'enterrer un
+mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps
+d'un etranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la
+mort, separait chaque famille de toutes les autres, et ecartait severement
+toute apparence de communaute, De meme que les maisons ne devaient pas
+etre contigues, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux
+avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante.
+
+Combien le caractere de propriete privee est manifeste en tout cela! Les
+morts sont des dieux qui appartiennent en propre a une famille et qu'elle
+a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils
+vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut
+penser a se meler a eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les
+deposseder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut
+jamais etre detruit ni deplace, [11] les lois les plus severes le
+defendent. Voila donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient
+un objet de propriete perpetuelle pour chaque famille. La famille s'est
+approprie cette terre en y placant ses morts; elle s'est implantee la pour
+toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire legitimement: Cette
+terre est a moi. Elle est tellement a lui qu'elle est inseparable de lui
+et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol ou reposent les morts
+est inalienable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une
+famille vend le champ ou est son tombeau, elle reste au moins proprietaire
+de ce tombeau et conserve eternellement le droit de traverser le champ
+pour aller accomplir les ceremonies de son culte. [12]
+
+L'ancien usage etait d'enterrer les morts, non pas dans des cimetieres ou
+sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette
+habitude des temps antiques est attestee par une loi de Solon et par
+plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Demosthenes
+que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son
+champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait
+la sepulture des anciens proprietaires. [13] Pour l'Italie, cette meme
+coutume nous est attestee par une loi des Douze Tables, par les textes de
+deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: " Il y avait
+anciennement deux manieres de placer le tombeau, les uns le mettant a la
+limite du champ, les autres vers le milieu. " [14]
+
+D'apres cet usage on concoit que l'idee de propriete se soit facilement
+etendue du petit tertre ou reposaient les morts au champ qui entourait ce
+tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle
+le laboureur italien priait les manes de veiller sur son champ, de faire
+bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne recolte. Ainsi
+ces ames des morts etendaient leur action tutelaire et avec elle leur
+droit de propriete jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille
+etait maitresse unique dans ce champ. La sepulture avait etabli l'union
+indissoluble de la famille avec la terre, c'est-a-dire la propriete.
+
+Dans la plupart des societes primitives, c'est par la religion que le
+droit de propriete a ete etabli. Dans la Bible, le Seigneur dit a Abraham:
+" Je suis l'Eternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldeens, afin de te
+donner ce pays ", et a Moise: " Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai
+jure de donner a Abraham, et je vous le donnerai en heritage. " Ainsi
+Dieu, proprietaire primitif par droit de creation, delegue a l'homme sa
+propriete sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue
+chez les anciennes populations greco-italiennes. Il est vrai que ce n'est
+pas la religion de Jupiter qui a fonde ce droit, peut-etre parce qu'elle
+n'existait pas encore. Les dieux qui confererent a chaque famille son
+droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les
+manes. La premiere religion qui eut l'empire sur leurs ames fut aussi
+celle qui constitua chez eux la propriete.
+
+Il est assez evident que la propriete privee etait une institution dont la
+religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait
+d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sepulture; la vie en commun a
+donc ete impossible. La meme religion commandait que le foyer fut fixe au
+sol, que le tombeau ne fut ni detruit ni deplace. Supprimez la propriete,
+le foyer sera errant, les familles se meleront, les morts seront
+abandonnes et sans culte. Par le foyer inebranlable et la sepulture
+permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a ete, en
+quelque sorte, imbue et penetree par la religion du foyer et des ancetres.
+Ainsi l'homme des anciens ages fut dispense de resoudre de trop difficiles
+problemes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hesitation,
+il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances a la
+conception du droit de propriete, de ce droit d'ou sort toute
+civilisation, puisque par lui l'homme ameliore la terre et devient lui-
+meme meilleur.
+
+Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriete,
+ce fut la religion. Chaque domaine etait sous les yeux des divinites
+domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait etre entoure,
+comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le separat
+nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'etait pas un
+mur de pierre; c'etait une bande de terre de quelques pieds de large, qui
+devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet
+espace etait sacre: la loi romaine le declarait imprescriptible; [17] il
+appartenait a la religion. A certains jours marques du mois et de l'annee,
+le pere de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne;
+il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des
+sacrifices. [18] Par cette ceremonie il croyait avoir eveille la
+bienveillance de ses dieux a l'egard de son champ et de sa maison; il
+avait surtout marque son droit de propriete en promenant autour de son
+champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les
+prieres, etait la limite inviolable du domaine.
+
+Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme placait quelques grosses
+pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des _termes_. On
+peut juger ce que c'etait que ces bornes et quelles idees s'y attachaient
+par la maniere dont la piete des hommes les posait en terre.
+" Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancetres pratiquaient: ils
+commencaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le
+bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils
+offraient un sacrifice; la victime immolee, ils en faisaient couler le
+sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumes (allumes
+probablement au feu sacre du foyer), des grains, des gateaux, des fruits,
+un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'etait consume dans la fosse,
+sur les cendres encore chaudes, on enfoncait la pierre ou le morceau de
+bois. " [19] On voit clairement que cette ceremonie avait pour objet de
+faire du Terme une sorte de representant sacre du culte domestique. Pour
+lui continuer ce caractere, chaque annee on renouvelait sur lui l'acte
+sacre, en versant des libations et en recitant des prieres. Le Terme pose
+en terre, c'etait donc, en quelque sorte, la religion domestique implantee
+dans le sol, pour marquer que ce sol etait a jamais la propriete de la
+famille. Plus tard, la poesie aidant, le Terme fut considere comme un dieu
+distinct.
+
+L'usage des Termes ou bornes sacrees des champs parait avoir ete universel
+dans la race indo-europeenne. Il existait chez les Hindous dans une haute
+antiquite, et les ceremonies sacrees du bornage avaient chez eux une
+grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a decrites pour l'Italie.
+[20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le
+trouvons encore chez les Etrusques. Les Hellenes avaient aussi des bornes
+sacrees qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22]
+
+Le Terme une fois pose suivant les rites, il n'etait aucune puissance au
+monde qui put le deplacer. Il devait rester au meme endroit de toute
+eternite. Ce principe religieux etait exprime a Rome par une legende:
+Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir
+un temple, n'avait pas pu deposseder le dieu Terme. Cette vieille
+tradition montre combien la propriete etait sacree; car le Terme immobile
+ne signifie pas autre chose que la propriete inviolable.
+
+Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le
+voisin n'osait pas en approcher de trop pres; " car alors, comme dit
+Ovide, le dieu qui se sentait heurte par le soc ou le hoyau, criait:
+Arrete, ceci est mon champ, voila le tien. " [23] Pour empieter sur le
+champ d'une famille, il fallait renverser ou deplacer une borne: or, cette
+borne etait un dieu. Le sacrilege etait horrible et le chatiment severe;
+la vieille loi romaine disait: " Que l'homme et les boeufs qui auront
+touche le Terme, soient devoues "; [24] cela signifiait que l'homme et les
+boeufs seraient immoles en expiation. La loi etrusque, parlant au nom de
+la religion, s'exprimait ainsi: " Celui qui aura touche ou deplace la
+borne, sera condamne par les dieux; sa maison disparaitra, sa race
+s'eteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grele, la rouille, les
+feux de la canicule detruiront ses moissons; les membres du coupable se
+couvriront d'ulceres et tomberont de consomption ." [25]
+
+Nous ne possedons pas le texte de la loi athenienne sur le meme sujet; il
+ne nous en est reste que trois mots qui signifient: " Ne depasse pas la
+borne. " Mais Platon parait completer la pensee du legislateur quand il
+dit: " Notre premiere loi doit etre celle-ci: Que personne ne touche a la
+borne qui separe son champ de celui du voisin, car elle doit rester
+immobile.... Que nul ne s'avise d'ebranler la petite pierre qui separe
+l'amitie de l'inimitie et qu'on s'est engage par serment a laisser a sa
+place. " [26]
+
+De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il
+resulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris a l'homme
+a s'approprier la terre, et qui lui a assure son droit sur elle.
+
+On comprend sans peine que le droit de propriete, ayant ete ainsi concu et
+etabli, ait ete beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il
+ne peut l'etre dans nos societes modernes, ou il est fonde sur d'autres
+principes. La propriete etait tellement inherente a la religion domestique
+qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer a l'une qu'a l'autre. La
+maison et le champ etaient comme incorpores a elle, et elle ne pouvait ni
+les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traite des lois, ne
+pretendait pas avancer une nouveaute quand il defendait au proprietaire de
+vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte a
+croire que dans les anciens temps la propriete etait inalienable. Il est
+assez connu qu'a Sparte il etait formellement defendu de vendre son lot de
+terre. [27] La meme interdiction etait ecrite dans les lois de Locres et
+de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, legislateur du neuvieme siecle,
+prescrivait que le nombre des familles et des proprietes restat immuable.
+[29] Or, cette prescription ne pouvait etre observee que s'il etait
+interdit de vendre les terres et meme de les partager. La loi de Selon,
+posterieure de sept ou huit generations a celle de Phidon de Corinthe, ne
+defendait plus a l'homme de vendre sa propriete, mais elle frappait le
+vendeur d'une peine severe, la perte de tous les droits de citoyen. [30]
+Enfin Aristote nous apprend d'une maniere generale que dans beaucoup de
+villes les anciennes legislations interdisaient la vente des terres. [31]
+
+De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriete sur le
+droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la
+religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonte de
+l'homme unit la terre a lui. D'ailleurs ce champ ou est le tombeau, ou
+vivent les ancetres divins, ou la famille doit a jamais accomplir un
+culte, n'est pas la propriete d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce
+n'est pas l'individu actuellement vivant qui a etabli son droit sur cette
+terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en depot; elle
+appartient a ceux qui sont morts et a ceux qui sont a naitre. Elle fait
+corps avec cette famille et ne peut plus s'en separer. Detacher l'une de
+l'autre, c'est alterer un culte et offenser une religion. Chez les
+Hindous, la propriete, fondee aussi sur le culte, etait aussi inalienable.
+[32]
+
+Nous ne connaissons le droit romain qu'a partir de la loi des Douze
+Tables; il est clair qu'a cette epoque la vente de la propriete etait
+permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de
+Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre etait
+inalienable comme en Grece. S'il ne reste aucun temoignage de cette
+vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont ete
+apportes peu a peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le
+caractere d'inalienabilite, en a affranchi le champ. On a permis ensuite
+de diviser la propriete, s'il y avait plusieurs freres, mais a la
+condition qu'une nouvelle ceremonie religieuse serait accomplie et que le
+nouveau partage serait fait par un pretre: [33] la religion seule pouvait
+partager ce que la religion avait autrefois proclame indivisible. On a
+permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des
+formalites d'un caractere religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu
+qu'en presence d'un pretre qu'on appelait _libripens_ et avec la formalite
+sainte qu'on appelait _mancipation_. Quelque chose d'analogue se voit en
+Grece: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre etait toujours
+accompagnee d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriete
+avait besoin d'etre autorisee par la religion.
+
+Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de
+sa terre, a plus forte raison ne devait-on pas l'en depouiller malgre lui.
+L'expropriation pour cause d'utilite publique etait inconnue chez les
+anciens. La confiscation n'etait pratiquee que comme consequence de
+l'arret d'exil, [35] c'est-a-dire lorsque l'homme depouille de son titre
+de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cite.
+L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit
+ancien des cites. [36] La loi des Douze Tables ne menage assurement pas le
+debiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriete soit confisquee au
+profit du creancier. Le corps de l'homme repond de la dette, non sa terre,
+car la terre est inseparable de la famille. Il est plus facile de mettre
+l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriete; le
+debiteur est mis dans les mains de son creancier; sa terre le suit en
+quelque sorte dans son esclavage. Le maitre qui use a son profit des
+forces physiques de l'homme, jouit de meme des fruits de la terre; mais il
+ne devient pas proprietaire de celle-ci. Tant le droit de propriete est
+au-dessus de tout et inviolable. [37]
+
+
+NOTES
+
+[1] Quelques historiens ont emis l'opinion qu'a Rome la propriete avait
+d'abord ete publique et n'etait devenue privee que sous Numa. Cette erreur
+vient d'une fausse interpretation de trois textes de Plutarque (_Numa_,
+16), de Ciceron (_Republique_, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois
+auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais
+ils indiquent tres clairement qu'il n'eut a faire ce partage qu'a l'egard
+des terres conquises par son predecesseur, _agri quos bello Romulus
+ceperat_. Quant au sol romain lui-meme, _ager Romanus_, il etait propriete
+privee depuis l'origine de la ville.
+
+[2] [Grec: Hestia, hestaemi] _stare_. Voy. Plutarque, _De primo frigido_,
+21; Macrobe, I, 23; Ovide, _Fast_., VI, 299.
+
+[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, _Trachin._, 606.
+
+[4] A l'epoque ou cet ancien culte fut presque efface par la religion plus
+jeune de Zeus, et ou l'on associa Zeus a la divinite du foyer, le dieu
+nouveau prit pour lui l'epithete de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas
+moins vrai qu'a l'origine le vrai protecteur da l'enceinte etait le dieu
+domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les
+[Grec: theoi hercheioi] sont les memes que les Penates. Cela ressort,
+d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un
+passage d'Euripide (_Troy_., 17) et un de Virgile (_En._, II, 514); ces
+trois passages se rapportent au meme fait et montrent que le [Grec: Zeus
+hercheios] n'est autre que le foyer domestique.
+
+[5] Festus, v. _Ambitus_. Varron, _L. L._, V, 22. Servius, _ad Aen._, II,
+469.
+
+[6] Diodore, V, 68.
+
+[7] Ciceron, _Pro domo_, 41.
+
+[8] Ovide, _Fast._, V, 141.
+
+[9] Telle etait du moins la regle antique, puisque l'on croyait que le
+repas
+funebre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, _Troyennes_, 381.
+
+[10] Ciceron, _De legib._, II, 22; II, 26. Gaius, _Instit_., II, 6.
+_Digeste_, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client,
+comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et
+etaient enterres dans le tombeau commun. La regle qui prescrivait que
+chaque homme fut enterre dans le tombeau de la famille souffrait une
+exception dans le cas ou la cite elle-meme accordait les funerailles
+publiques.
+
+[11] Lycurgue, _contre Leocrate_, 25. A Rome, pour qu'une sepulture fut
+deplacee, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, _Lettres_, X, 73.
+
+[12] Ciceron, _De legib._, II, 24. _Digeste_, liv. XVIII, tit. 1, 6.
+
+[13] _Loi de Solon_, citee par Gaius au _Digeste_, liv. X, tit. 1, 13.
+_Demosthenes, _contre Callicles_. Plutarque, _Aristide_, 1.
+
+[14] Siculus Flaccus, edit. Goez, p. 4, 5. Voy. _Fragm. terminalia_, edit.
+Goez, p. 147. Pomponius, _au Digeste_, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, _au
+Digeste_, VIII, 1, 14.
+
+[15] Meme tradition chez les Etrusques: " _Quum Jupiter terram Etruriae
+sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. "
+Auctores rei agrariae_, au fragment qui a pour titre: _Idem Vegoiae
+Arrunti_, edit. Goez.
+
+[16] _Lares agri custodes_, Tibulle, I, 1, 23. _Religio Larum posita in
+fundi villaeque conspectu_. Ciceron, _De legib_., II, 11.
+
+[17] Ciceron, _De legib._, I, 21.
+
+[18] Caton, _De re rust_., 141. _Script. rei agrar._, edit. Goez, p. 808.
+Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, _Fast_., II, 639. Strabon, V, 3.
+
+[19] Siculus Flaccus, edit. Goez, p. 5.
+
+[20] _Lois de Manou_, VIII, 245. Vrihaspati, cite par Sice, _Legislat.
+hindoue_, p. 159.
+
+[21] Varron, _L. L._, V, 74.
+
+[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, _Lois_, VIII, p. 842.
+
+[23] Ovide, _Fast._, II, 677.
+
+[24] Festus, v _Terminus_.
+
+[25] _Script. rei agrar._, edit. Goez, p. 258.
+
+[26] Platon, _Lois_, VIII, p. 842.
+
+[27] Plutarque, _Lycurgue, Agis_. Aristote, _Polit._, II, 6, 10 (II, 7).
+
+[28] Aristote, _Polit._, II, 4, 4 (II, 5).
+
+[29] Id., _ibid._, II, 3, 7.
+
+[30] Eschine, _contre Timarque_. Diogene Laerce, I, 55.
+
+[31] Aristote, _Polit_., VII, 2.
+
+[32] _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 50. Cette regle disparut peu a peu
+quand le brahmanisme devint dominant.
+
+[33] Ce pretre etait appele _agrimensor_. Voy. _Scriptores rei agrariae_.
+
+[34] Stobee, 42.
+
+[35] Cette regle disparut dans l'age democratique des cites.
+
+[36] Une loi des Eleens defendait de mettre hypotheque sur la terre,
+Aristote, _Polit._, VII, 2. L'hypotheque etait inconnue dans l'ancien
+droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypotheque dans le droit athenien avant
+Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque.
+
+[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le debiteur
+insolvable, nous lisons: _Si volet suo vivito_; donc le debiteur, devenu
+presque esclave, conserve encore quelque chose a lui; sa propriete, s'il
+en a, ne lui est pas enlevee. Les arrangements connus en droit romain sous
+les noms de _mancipation avec fiducie_ et de _pignus_ etaient, avant
+l'action Servienne, des moyens detournes pour assurer au creancier le
+payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour
+dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude
+corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du
+debiteur. Cela n'etait pas facile; mais la distinction que l'on faisait
+entre la _propriete_ et la _possession_, offrit une ressource. Le
+creancier obtint du preteur le droit de faire vendre, non pas la
+propriete, _dominium_, mais les biens du debiteur, _bona_. Alors
+seulement, par une expropriation deguisee, le debiteur perdit la
+jouissance de sa propriete.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+LE DROIT DE SUCCESSION.
+
+
+_1 Nature et principe du droit de succession chez les anciens._
+
+Le droit de propriete ayant ete etabli pour l'accomplissement d'un culte
+hereditaire, il n'etait pas possible que ce droit fut eteint apres la
+courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne
+doit pas s'eteindre ni le tombeau etre abandonne. La religion domestique
+se continuant, le droit de propriete doit se continuer avec elle.
+
+Deux choses sont liees etroitement dans les croyances comme dans les lois
+des anciens, le culte d'une famille et la propriete de cette famille.
+Aussi etait-ce une regle sans exception dans le droit grec comme dans le
+droit romain, qu'on ne put pas acquerir la propriete sans le culte ni le
+culte sans la propriete. " La religion prescrit, dit Ciceron, que les
+biens et le culte de chaque famille soient inseparables, et que le soin
+des sacrifices soit toujours devolu a celui a qui revient l'heritage. "
+[1] A Athenes, voici en quels termes un plaideur reclame une succession:
+" Reflechissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi,
+doit heriter des biens de Philoctemon et faire les sacrifices sur son
+tombeau. " [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est
+inseparable de la succession? Il en est de meme dans l'Inde: " La personne
+qui herite, quelle qu'elle soit, est chargee de faire les offrandes sur le
+tombeau. " [3]
+
+De ce principe sont venues toutes les regles du droit de succession chez
+les anciens. La premiere est que, la religion domestique etant, comme nous
+l'avons vu, hereditaire de male en male, la propriete l'est aussi. Comme
+le fils est le continuateur naturel et oblige du culte, il herite aussi
+des biens. Par la, la regle d'heredite est trouvee; elle n'est pas le
+resultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle derive de
+leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur
+leurs ames. Ce qui fait que le fils herite, ce n'est pas la volonte
+personnelle du pere. Le pere n'a pas besoin de faire un testament; le fils
+herite de son plein droit, _ipso jure heres exsistit_, dit le
+jurisconsulte. Il est meme heritier necessaire, _heres necessarius_. [4]
+Il n'a ni a accepter ni a refuser l'heritage. La continuation de la
+propriete, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un
+droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe,
+quelle qu'elle puisse etre, meme avec ses charges et ses dettes. Le
+benefice d'inventaire et le benefice d'abstention ne sont pas admis pour
+le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le
+droit romain.
+
+La langue juridique de Rome appelle le fils _heres suus_, comme si l'on
+disait _heres sui ipsius_. Il n'herite, en effet, que de lui-meme. Entre
+le pere et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriete. Il
+y a simplement continuation, _morte parentis continuatur dominium_. Deja
+du vivant du pere le fils etait coproprietaire du champ et de la maison,
+_vivo quoque patre dominus existimatur_. [5]
+
+Pour se faire une idee vraie de l'heredite chez les anciens, il ne faut
+pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La
+fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est
+attachee. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, a mesure que la
+famille deroule ses generations, arrive a son heure marquee pour continuer
+le culte et prendre soin du domaine.
+
+
+_2 Le fils herite, non la fille._
+
+C'est ici que les lois anciennes, a premiere vue, semblent bizarres et
+injustes. On eprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain
+que la fille n'herite pas du pere, si elle est mariee, et dans le droit
+grec qu'elle n'herite en aucun cas. Ce qui concerne les collateraux
+parait, au premier abord, encore plus eloigne de la nature et de la
+justice. C'est que toutes ces lois decoulent, suivant une logique tres-
+rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observees plus
+haut.
+
+La regle pour le culte est qu'il se transmet de male en male; la regle
+pour l'heritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte a
+continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant
+elle renonce au culte du pere pour adopter celui de l'epoux. Elle n'a donc
+aucun titre a l'heritage; s'il arrivait qu'un pere laissat ses biens a sa
+fille, la propriete serait separee du culte, ce qui n'est pas admissible.
+La fille ne pourrait meme pas remplir le premier devoir de l'heritier, qui
+est de continuer la serie des repas funebres, puisque c'est aux ancetres
+de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui defend donc
+d'heriter de son pere.
+
+Tel est l'antique principe; il s'impose egalement aux legislateurs des
+Hindous, a ceux de la Grece et a ceux de Rome. Les trois peuples ont les
+memes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont
+tire leurs lois des memes croyances.
+
+" Apres la mort du pere, dit le code de Manou, que les freres se partagent
+entre eux le patrimoine "; et le legislateur ajoute qu'il recommande aux
+freres de doter leurs soeurs, ce qui acheve de montrer que celles-ci n'ont
+par elles-memes aucun droit a la succession paternelle.
+
+Il en est de meme a Athenes. Demosthenes, dans ses plaidoyers, a souvent
+l'occasion de montrer que les filles n'heritent pas. [6] Il est lui-meme
+un exemple de l'application de cette regle; car il avait une soeur, et
+nous savons par ses propres ecrits qu'il a ete l'unique heritier du
+patrimoine; son pere en avait reserve seulement la septieme partie pour
+doter sa fille.
+
+Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient
+les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes
+formels et precis; mais elles ont laisse des traces profondes dans le
+droit des epoques posterieures. Les Institutes de Justinien excluent
+encore la fille du nombre des heritiers naturels, si elle n'est plus sous
+la puissance du pere; or elle n'y est plus des qu'elle est mariee suivant
+les rites religieux. [7] Il resulte deja de ce texte que, si la fille,
+avant d'etre mariee, pouvait partager l'heritage avec son frere, elle ne
+le pouvait certainement pas des que le mariage l'avait attachee a une
+autre religion et a une autre famille. Et s'il en etait encore ainsi au
+temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le
+principe etait applique dans toute sa rigueur et que la fille non mariee
+encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas heriter du
+patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors
+tombe en desuetude, mais non oublie, qui prescrivait que l'heritage passat
+toujours aux males. [8] C'est sans doute en souvenir de cette regle que la
+femme, en droit civil, ne peut jamais etre instituee heritiere. Plus nous
+remontons de l'epoque de Justinien vers les epoques anciennes, plus nous
+nous rapprochons de la regle qui interdit aux femmes d'heriter. Au temps
+de Ciceron, si un pere laisse un fils et une fille, il ne peut leguer a sa
+fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne
+peut encore avoir que la moitie. Encore faut-il noter que pour que cette
+fille ait le tiers ou la moitie du patrimoine, il faut que le pere ait
+fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9]
+Enfin un siecle et demi avant Ciceron, Caton, voulant faire revivre les
+anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui defend: 1 d'instituer
+heritiere une femme, fut-ce une fille unique, mariee ou non mariee; 2 de
+leguer a des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne
+fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer
+qu'elle eut ete acceptee par les contemporains des Scipions si elle ne
+s'etait appuyee sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle
+retablit ce que le temps avait altere. Ajoutons qu'elle ne stipule rien a
+l'egard de l'heredite _ab intestat_, probablement parce que, sous ce
+rapport, l'ancien droit etait encore en vigueur et qu'il n'y avait rien a
+reparer sur ce point. A Rome comme en Grece le droit primitif excluait la
+fille de l'heritage, et ce n'etait la que la consequence naturelle et
+inevitable des principes que la religion avait poses.
+
+Il est vrai que les hommes trouverent de bonne heure un detour pour
+concilier la prescription religieuse qui defendait a la fille d'heriter,
+avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle put jouir de la fortune du
+pere. La loi decida que la fille epouserait l'heritier.
+
+La legislation athenienne poussait ce principe jusqu'a ses dernieres
+consequences. Si le defunt laissait un fils et une fille, le fils heritait
+seul et devait doter sa soeur; si sa soeur etait d'une autre mere que lui,
+il devait a son choix l'epouser ou la doter. [11] Si le defunt ne laissait
+qu'une fille, il avait pour heritier son plus proche parent; mais ce
+parent, qui etait bien proche aussi par rapport a la fille, devait
+pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait
+deja mariee, elle devait quitter son mari pour epouser l'heritier de son
+pere. L'heritier pouvait etre deja marie lui-meme; il devait divorcer pour
+epouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour
+s'etre conforme a la religion, a meconnu la nature.
+
+La necessite de satisfaire a la religion, combinee avec le desir de sauver
+les interets d'une fille unique, fit trouver un autre detour. Sur ce
+point-ci le droit hindou et le droit athenien se rencontraient
+merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: " Celui qui n'a pas
+d'enfant male, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne
+le sien et qui accomplisse en son honneur la ceremonie funebre. " Pour
+cela, le pere doit prevenir l'epoux auquel il donne sa fille, en
+prononcant cette formule: " Je te donne, paree de bijoux, cette fille qui
+n'a pas de frere; le fils qui en naitra sera mon fils et celebrera mes
+obseques. " [13] L'usage etait le meme a Athenes; le pere pouvait faire
+continuer sa descendance par sa fille, en la donnant a un mari avec cette
+condition speciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage etait repute
+fils du pere de la femme; il suivait son culte, assistait a ses actes
+religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit
+hindou cet enfant heritait de son grand-pere comme s'il eut ete son fils;
+il en etait exactement de meme a Athenes. Lorsqu'un pere avait marie sa
+fille unique de la facon que nous venons de dire, son heritier n'etait ni
+sa fille ni son gendre, c'etait le _fils de la fille_. [15] Des que celui-
+ci avait atteint sa majorite, il prenait possession du patrimoine de son
+grand-pere maternel, quoique son pere et sa mere fussent encore vivants.
+[16]
+
+Ces singulieres tolerances de la religion et de la loi confirment la regle
+que nous indiquions plus haut. La fille n'etait pas apte a heriter. Mais
+par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille
+unique etait consideree comme un intermediaire par lequel la famille
+pouvait se continuer. Elle n'heritait pas; mais le culte et l'heritage se
+transmettaient par elle.
+
+
+_3 De la succession collaterale._
+
+Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel etait l'heritier de ses
+biens, on n'avait qu'a chercher quel devait etre le continuateur de son
+culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de male en
+male. La descendance en ligne masculine etablissait seule entre deux
+hommes le rapport religieux qui permettait a l'un de continuer le culte de
+l'autre. Ce qu'on appelait la parente n'etait pas autre chose, comme nous
+l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On etait parent
+parce qu'on avait un meme culte, un meme foyer originaire, les memes
+ancetres. Mais on n'etait pas parent pour etre sorti du meme sein
+maternel; la religion n'admettait pas de parente par les femmes. Les
+enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frere n'avaient entre eux
+aucun lien et n'appartenaient ni a la meme religion domestique ni a la
+meme famille.
+
+Ces principes reglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu
+son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils apres lui, le fils de
+son fils heritait, mais non pas le fils de sa fille. A defaut de
+descendants, il avait pour heritier son frere, non pas sa soeur, le fils
+de son frere, non pas le fils de sa soeur. A defaut de freres et de
+neveux, il fallait remonter dans la serie des ascendants du defunt,
+toujours dans la ligne masculine, jusqu'a ce qu'on trouvat une branche qui
+se fut detachee de la famille par un male; puis on redescendait dans cette
+branche de male en male, jusqu'a ce qu'on trouvat un homme vivant; c'etait
+l'heritier.
+
+Ces regles ont ete egalement en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs,
+chez les Romains. Dans l'Inde " l'heritage appartient au plus proche
+sapinda; a defaut de sapinda, au samanodaca ". [17] Or, nous avons vu que
+la parente qu'exprimaient ces deux mots etait la parente religieuse ou
+parente par les males, et correspondait a l'agnation romaine.
+
+Voici maintenant la loi d'Athenes: " Si un homme est mort sans enfant,
+l'heritier est le frere du defunt, pourvu qu'il soit frere consanguin; a
+defaut de lui, le fils du frere; _car la succession passe toujours aux
+males et aux descendants des males_. " [18] On citait encore cette vieille
+loi au temps de Demosthenes, bien qu'elle eut ete deja modifiee et qu'on
+eut commence d'admettre a cette epoque la parente par les femmes.
+
+Les Douze Tables decidaient de meme que si un homme mourait sans _heritier
+sien_, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu
+qu'on n'etait jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain
+specifiait encore que le neveu heritait du _patruus_, c'est-a-dire du
+frere de son pere, et n'heritait pas de l'_avunculus_, frere de sa mere.
+[19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons trace de la famille des
+Scipions, on remarquera que Scipion Emilien etant mort sans enfants, son
+heritage ne devait passer ni a Cornelie sa tante ni a C. Gracchus qui,
+d'apres nos idees modernes, serait son cousin germain, mais a Scipion
+Asiaticus qui etait reellement son parent le plus proche.
+
+Au temps de Justinien, le legislateur ne comprenait plus ces vieilles
+lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive
+le droit des Douze Tables " qui accordait toujours la preference a la
+posterite masculine et excluait de l'heritage ceux qui n'etaient lies au
+defunt que par les femmes ". [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne
+tenait pas compte de la nature; mais droit singulierement logique, car
+partant du principe que l'heritage etait lie au culte, il ecartait de
+l'heritage ceux que la religion n'autorisait pas a continuer le culte.
+
+
+_4 Effets de l'emancipation et de l'adoption_.
+
+Nous avons vu precedemment que l'emancipation et l'adoption produisaient
+pour l'homme un changement de culte. La premiere le detachait du culte
+paternel, la seconde l'initiait a la religion d'une autre famille. Ici
+encore le droit ancien se conformait aux regles religieuses. Le fils qui
+avait ete exclu du culte paternel par l'emancipation, etait ecarte aussi
+de l'heritage. Au contraire, l'etranger qui avait ete associe au culte
+d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et
+heritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus
+de compte du lien religieux que du lien de naissance.
+
+Comme il etait contraire a la religion qu'un meme homme eut deux cultes
+domestiques, il ne pouvait pas non plus heriter de deux familles. Aussi le
+fils adoptif, qui heritait de la famille adoptante, n'heritait-il pas de
+sa famille naturelle. Le droit athenien etait tres-explicite sur cet
+objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des
+hommes qui ont ete adoptes dans une famille et qui veulent heriter de
+celle ou ils sont nes. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopte ne peut
+heriter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en
+renoncant a la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'a
+deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille;
+l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a ete
+adopte, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans
+cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et
+la possession des biens; le pere alors peut retourner a sa famille de
+naissance et heriter d'elle. Mais ce pere et ce fils ne peuvent plus
+heriter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la meme famille, ils ne sont
+pas parents. [21]
+
+On voit bien quelle etait la pensee du vieux legislateur quand il
+etablissait ces regles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux
+heritages fussent reunis sur une meme tete, parce que deux cultes
+domestiques ne pouvaient pas etre servis par la meme main.
+
+
+_5 Le testament n'etait pas connu a l'origine_.
+
+Le droit de tester, c'est-a-dire de disposer de ses biens apres sa mort
+pour les faire passer a d'autres qu'a l'heritier naturel, etait en
+opposition avec les croyances religieuses qui etaient le fondement du
+droit de propriete et du droit de succession. La propriete etant inherente
+au culte, et le culte etant hereditaire, pouvait-on songer au testament?
+D'ailleurs la propriete n'appartenait pas a l'individu, mais a la famille;
+car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le
+culte domestique. Attachee a la famille, elle se transmettait du mort au
+vivant, non d'apres la volonte et le choix du mort, mais en vertu de
+regles superieures que la religion avait etablies.
+
+L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athenien,
+jusqu'a Solon, l'interdisait d'une maniere absolue, et Solon lui-meme ne
+l'a permis qu'a ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a
+ete longtemps interdit ou ignore a Sparte, et n'a ete autorise que
+posterieurement a la guerre du Peloponese. [23] On a conserve le souvenir
+d'un temps ou il en etait de meme a Corinthe et a Thebes. [24] Il est
+certain que la faculte de leguer arbitrairement ses biens ne fut pas
+reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des epoques
+anciennes fut que toute propriete devait rester dans la famille a laquelle
+la religion l'avait attachee.
+
+Platon, dans son Traite des lois, qui n'est en grande partie qu'un
+commentaire sur les lois atheniennes, explique tres-clairement la pensee
+des anciens legislateurs. Il suppose qu'un homme, a son lit de mort,
+reclame la faculte de faire un testament et qu'il s'ecrie: " O dieux,
+n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je
+l'entends et en faveur de qui il me plait, laissant plus a celui-ci, moins
+a celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? " Mais le
+legislateur repond a cet homme: " Toi qui ne peux te promettre plus d'un
+jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien a toi de decide de
+telles affaires? Tu n'es le maitre ni de tes biens ni de toi-meme; toi et
+tes biens, tout cela appartient a ta famille, c'est-a-dire a tes ancetres
+et a ta posterite. " [25]
+
+L'ancien droit de Rome est pour nous tres-obscur; il l'etait deja pour
+Ciceron. Ce que nous en connaissons ne remonte guere plus haut que les
+Douze Tables, qui ne sont assurement pas le droit primitif de Rome, et
+dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques debris. Ce code autorise le
+testament; encore le fragment qui est relatif a cet objet, est-il trop
+court et trop evidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de
+connaitre les vraies dispositions du legislateur en cette matiere; en
+accordant la faculte de tester, nous ne savons pas quelles reserves et
+quelles conditions il pouvait y mettre. [26]
+
+Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou
+qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un
+temps ou il n'etait pas connu; car elle appelait le fils _heritier sien et
+necessaire_. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais
+qui n'etait plus d'accord avec la legislation de leur temps, venait sans
+nul doute d'une epoque lointaine ou le fils ne pouvait ni etre desherite
+ni refuser l'heritage. Le pere n'avait donc pas la libre disposition de sa
+fortune. A defaut de fils et si le defunt n'avait que des collateraux, le
+testament n'etait pas absolument inconnu, mais il etait fort difficile. Il
+y fallait de grandes formalites. D'abord le secret n'etait pas accorde au
+testateur de son vivant; l'homme qui desheritait sa famille et violait la
+loi que la religion avait etablie, devait le faire publiquement, au grand
+jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait a un
+tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonte du testateur
+recut l'approbation de l'autorite souveraine, c'est-a-dire du peuple
+assemble par curies sous la presidence du pontife. [27] Ne croyons pas que
+ce ne fut la qu'une vaine formalite, surtout dans les premiers siecles.
+Ces comices par curies etaient la reunion la plus solennelle de la cite
+romaine; et il serait pueril de dire que l'on convoquait un peuple, sous
+la presidence de son chef religieux, pour assister comme simple temoin a
+la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela
+etait meme, si l'on y reflechit, tout a fait necessaire; il y avait, en
+effet, une loi generale qui reglait l'ordre de la succession d'une maniere
+rigoureuse; pour que cet ordre fut modifie dans un cas particulier, il
+fallait une autre loi. Cette loi d'exception etait le testament. La
+faculte de tester n'etait donc pas pleinement reconnue a l'homme, et ne
+pouvait pas l'etre tant que cette societe restait sous l'empire de la
+vieille religion. Dans les croyances de ces ages anciens, l'homme vivant
+n'etait que le representant pour quelques annees d'un etre constant et
+immortel, qui etait la famille. Il n'avait qu'en depot le culte et la
+propriete; son droit sur eux cessait avec sa vie.
+
+
+_6 Le droit d'ainesse._
+
+Il faut nous reporter au dela des temps dont l'histoire a conserve le
+souvenir, vers ces siecles eloignes pendant lesquels les institutions
+domestiques se sont etablies et les institutions sociales se sont
+preparees. De cette epoque il ne reste et ne peut rester aucun monument
+ecrit. Mais les lois qui regissaient alors les hommes ont laisse quelques
+traces dans le droit des epoques suivantes.
+
+Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a du regner
+longtemps, qui a eu une influence considerable sur la constitution future
+des societes, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas
+s'expliquer. C'est le droit d'ainesse.
+
+La vieille religion etablissait une difference entre le fils aine et le
+cadet: " L'aine, disaient les anciens Aryas, a ete engendre pour
+l'accomplissement du devoir envers les ancetres, les autres sont nes de
+l'amour. " En vertu de cette superiorite originelle, l'aine avait le
+privilege, apres la mort du pere, de presider a toutes les ceremonies du
+culte domestique; c'etait lui qui offrait les repas funebres et qui
+prononcait les formules de priere; " car le droit de prononcer les prieres
+appartient a celui des fils qui est venu au monde le premier ". L'aine
+etait donc l'heritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef
+religieux de la famille. De cette croyance decoulait une regle de droit:
+l'aine seul heritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le
+dernier redacteur des Lois de Manou inserait encore dans son code:
+" L'aine prend possession du patrimoine entier, et les autres freres
+vivent sous son autorite comme s'ils vivaient sous celle de leur pere. Le
+fils aine acquitte la dette envers les ancetres, il doit donc tout avoir.
+" [28]
+
+Le droit grec est issu des memes croyances religieuses que le droit
+hindou; il n'est donc pas etonnant d'y trouver aussi, a l'origine, le
+droit d'ainesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes
+grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidele aux vieilles
+institutions; chez elle le patrimoine etait indivisible et le cadet
+n'avait aucune part. [29] Il en etait de meme dans beaucoup d'anciennes
+legislations qu'Aristote avait etudiees; il nous apprend, en effet, que
+celle de Thebes prescrivait d'une maniere absolue que le nombre des lots
+de terre restat immuable, ce qui excluait certainement le partage entre
+freres. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des
+familles fut invariable, ce qui ne pouvait etre qu'autant que le droit
+d'ainesse empechait les familles de se demembrer a chaque generation. [30]
+
+Chez les Atheniens, il ne faut pas s'attendre a trouver cette vieille
+institution encore en vigueur au temps de Demosthenes; mais il subsistait
+encore a cette epoque ce qu'on appelait le privilege de l'aine. [31] Il
+consistait a garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage
+materiellement considerable, et plus considerable encore au point de vue
+religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la
+famille. Tandis que le cadet, au temps de Demosthenes, allait allumer un
+foyer nouveau, l'aine, seul veritablement heritier, restait en possession
+du foyer paternel et du tombeau des ancetres; seul aussi il gardait le nom
+de la famille. [32] C'etaient les vestiges d'un temps ou il avait eu seul
+le patrimoine.
+
+On peut remarquer que l'iniquite du droit d'ainesse, outre qu'elle ne
+frappait pas les esprits sur lesquels la religion etait toute-puissante,
+etait corrigee par plusieurs coutumes des anciens. Tantot le cadet etait
+adopte dans une famille et il en heritait; tantot il epousait une fille
+unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille
+eteinte. Toutes ces ressources faisant defaut, les cadets etaient envoyes
+en colonie.
+
+Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au
+droit d'ainesse. Mais il ne faut pas conclure de la qu'il ait ete inconnu
+dans l'antique Italie. Il a pu disparaitre et le souvenir meme s'en
+effacer. Ce qui permet de croire qu'au dela des temps a nous connus il
+avait ete en vigueur, c'est que l'existence de la _gens_ romaine et sabine
+ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver
+a contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille
+Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la
+famille Fabia, si le droit d'ainesse n'en eut maintenu l'unite pendant une
+longue suite de generations et ne l'eut accrue de siecle en siecle en
+l'empechant de se demembrer? Ce vieux droit d'ainesse se prouve par ses
+consequences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33]
+
+
+NOTES
+
+[1] Ciceron, _De legib._, II, 19, 20. Festus, v _Everriator_.
+
+[2] Isee, VI, 51. Platon appelle l'heritier [Grec: diadochos theon],
+_Lois_, V, 740.
+
+[3] _Lois de Manou_, IX, 186.
+
+[4] _Digeste_, liv. XXXVIII, tit. 16, 14.
+
+[5] _Institutes_, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2.
+
+[6] Demosthenes, _in Boeotumin Mantith._, 10.
+
+[7] _Institutes_, II, 9, 2.
+
+[8] _Institutes_, III, 4, 46; III, 2, 3.
+
+[9] Ciceron, _De rep._, III, 7.
+
+[10] Ciceron, _in Verr._, I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cite
+de Dieu, III, 21.
+
+[11] Demosthenes, _in Eubul._, 21. Plutarque, _Themist._, 32. Isee, X, 4.
+Corn. Nepos, _Cimon_. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'epouser
+un frere uterin, ni un frere emancipe. On ne pouvait epouser que le frere
+consanguin, parce que celui-la seul etait heritier du pere.
+
+[12] Isee, III, 64; X, 5. Demosthenes, _in Eubul._, 41. La fille unique
+etait appelee [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit a tort par
+heritiere; il signifie _qui est a cote de l'heritage_, qui _passe avec
+l'heritage_, que l'on _prend avec lui_. En fait, la fille n'etait jamais
+heritiere.
+
+[13] _Lois de Manou_, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.
+
+[14] Isee, VII.
+
+[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de
+[Grec: thugatridous.]
+
+[16] Isee, VIII, 31; X, 12. Demosthenes, _in Steph._, II, 20.
+
+[17] _Lois de Manou_, IX, 186, 187.
+
+[18] Demosthenes, _in Macart.; in Leoch._ Isee, VII, 20.
+
+[19] _Institutes_, III, 2, 4.
+
+[20] _Ibid._, III, 3.
+
+[21] Isee, X. Demosthene, _passim_. Gaius, III, 2. _Institutes_, III, l,
+2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces regles furent modifiees dans le
+droit pretorien.
+
+[22] Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[23] Id., _Agis_, 5.
+
+[24] Aristote, _Polit_., II, 3, 4.
+
+[25] Platon, _Lois_, XI.
+
+[26] _Uti legassit, ita jus esto_. Si nous n'avions de la loi de Solon que
+les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le
+testament etait permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajoute
+[Grec: an me paides osi].
+
+[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament
+_calatis comitiis_ fut sans nul doute le plus anciennement pratique; il
+n'etait deja plus connu au temps de Ciceron (_De orat._, I, 53).
+
+[28] _Lois de Manou_, IX, 105-107, 126. Cette ancienne regle a ete
+modifiee a mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Deja dans le
+code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la
+succession.
+
+[29] _Fragments des histor. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 211.
+
+[30] Aristote, _Polit._, II, 9; II, 3.
+
+[31] [Grec: Presbeia], Demosthenes, _Pro Phorm._, 34.
+
+[32] Demosthenes, _in Boeot. de nomine_.
+
+[33] La vieille langue latine en a conserve d'ailleurs un vestige qui si
+faible qu'il soit, merite pourtant d'etre signale. On appelait _sors_ un
+lot de terre, domaine d'une famille; _sors patrimonium significat_, dit
+Festus; le mot _consortes_ se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux
+qu'un lot de terre et vivaient sur le meme domaine; or la vieille langue
+designait par ce mot des freres et meme des parents a un degre assez
+eloigne: temoignage d'un temps ou le patrimoine et la famille etaient
+indivisibles. (Festus, v _Sors_. Ciceron, _in Verrem_, II, 3, 23. Tite-
+Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrece, III, 772; VI, 1280.)
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+L'AUTORITE DANS LA FAMILLE.
+
+
+_1 Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens._
+
+La famille n'a pas recu ses lois de la cite. Si c'etait la cite qui eut
+etabli le droit prive, il est probable qu'elle l'eut fait tout different
+de ce que nous l'avons vu. Elle eut regle d'apres d'autres principes le
+droit de propriete et le droit de succession; car il n'etait pas de son
+interet que la terre fut inalienable et le patrimoine indivisible. La loi
+qui permet au pere de vendre et meme de tuer son fils, loi que nous
+trouvons en Grece comme a Rome, n'a pas ete imaginee par la cite. La cite
+aurait plutot dit au pere: " La vie de ta femme et de ton enfant ne
+t'appartient pas plus que leur liberte; je les protegerai, meme contre
+toi; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont failli; je
+serai leur seul juge. " Si la cite ne parle pas ainsi, c'est apparemment
+qu'elle ne le peut pas. Le droit prive existait avant elle. Lorsqu'elle a
+commence a ecrire ses lois, elle a trouve ce droit deja etabli, vivant,
+enracine dans les moeurs, fort de l'adhesion universelle. Elle l'a
+accepte, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a ose le modifier qu'a
+la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un legislateur; il s'est,
+au contraire, impose au legislateur. C'est dans la famille qu'il a pris
+naissance. Il est sorti spontanement et tout forme des antiques principes
+qui la constituaient. Il a decoule des croyances religieuses qui etaient
+universellement admises dans l'age primitif de ces peuples et qui
+exercaient l'empire sur les intelligences et sur les volontes.
+
+Une famille se compose d'un pere, d'une mere, d'enfants, d'esclaves. Ce
+groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc
+appartiendra l'autorite premiere? Au pere? Non. Il y a dans chaque maison
+quelque chose qui est au-dessus du pere lui-meme; c'est la religion
+domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maitre, [Grec:
+_estia despoina_], que les Latins nomment _Lar familiaris_. Cette divinite
+interieure, ou, ce qui revient au meme, la croyance qui est dans l'ame
+humaine, voila l'autorite la moins discutable. C'est elle qui va fixer les
+rangs dans la famille.
+
+Le pere est le premier pres du foyer; il l'allume et l'entretient; il en
+est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute
+fonction; il egorge la victime; sa bouche prononce la formule de priere
+qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille
+et le culte se perpetuent par lui; il represente a lui seul toute la serie
+des ancetres et de lui doit sortir toute la serie des descendants. Sur lui
+repose le culte domestique; il peut presque dire comme le Hindou: C'est
+moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un etre divin que les
+descendants invoqueront.
+
+La religion ne place pas la femme a un rang aussi eleve. -- La femme, a la
+verite, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maitresse
+du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance; elle y a ete
+seulement initiee par le mariage; elle a appris de son mari la priere
+qu'elle prononce. Elle ne represente pas les ancetres, puisqu'elle ne
+descend pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-meme un ancetre; mise au
+tombeau, elle n'y recevra pas un culte special. Dans la mort comme dans la
+vie, elle ne compte que comme un membre de son epoux.
+
+Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui derivent de ces
+croyances religieuses, s'accordent a considerer la femme comme toujours
+mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer a elle; elle n'est jamais chef
+de culte. A Rome, elle recoit le titre de _mater familias_, mais elle le
+perd si son mari meurt. [1] N'ayant jamais un foyer qui lui appartienne,
+elle n'a rien de ce qui donne l'autorite dans la maison. Jamais elle ne
+commande; elle n'est meme jamais libre ni maitresse d'elle-meme. Elle est
+toujours pres du foyer d'un autre, repetant la priere d'un autre; pour
+tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les
+actes de la vie civile un tuteur.
+
+La loi de Manou dit: " La femme, pendant son enfance, depend de son pere;
+pendant sa jeunesse, de son mari; son mari mort, de ses fils; si elle n'a
+pas de fils, des proches parents de son mari; car une femme ne doit jamais
+se gouverner a sa guise. " [2] Les lois grecques et romaines disent la
+meme chose. Fille, elle est soumise a son pere; le pere mort, a ses
+freres; mariee, elle est sous la tutelle du mari; le mari mort, elle ne
+retourne pas dans sa propre famille, car elle a renonce a elle pour
+toujours par le mariage sacre; [3] la veuve reste soumise a la tutelle des
+agnats de son mari, c'est-a-dire de ses propres fils, s'il y en a, ou a
+defaut de fils, des plus proches parents. [4] Son mari a une telle
+autorite sur elle, qu'il peut, avant de mourir, lui designer un tuteur et
+meme lui choisir un second mari. [5]
+
+Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une
+tres-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservee; c'est le
+mot _manus_. Il n'est pas aise d'en decouvrir le sens primitif. Les
+commentateurs en font l'expression de la force materielle, comme si la
+femme etait placee sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence
+qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne resultait
+nullement de la force plus grande du premier. Elle derivait, comme tout le
+droit prive, des croyances religieuses qui placaient l'homme au-dessus de
+la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas ete mariee
+suivant les rites sacres, et qui, par consequent, n'avait pas ete associee
+au culte, n'etait pas soumise a la puissance maritale. [6] C'etait le
+mariage qui faisait la subordination et en meme temps la dignite de la
+femme. Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a
+constitue la famille.
+
+Passons a l'enfant. Ici la nature parle d'elle-meme assez haut; elle veut
+que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maitre. La religion est
+d'accord avec la nature; elle dit que le pere sera le chef du culte et que
+le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature
+n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'annees; la
+religion exige davantage. La nature fait au fils une majorite: la religion
+ne lui en accorde pas. D'apres les antiques principes, le foyer est
+indivisible et la propriete l'est comme lui; les freres ne se separent pas
+a la mort de leur pere; a plus forte raison ne peuvent-ils pas se detacher
+de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent
+lies au foyer du pere et, par consequent, soumis a son autorite; tant
+qu'il vit, ils sont mineurs.
+
+On concoit que cette regle n'ait pu durer qu'autant que la vieille
+religion domestique etait en pleine vigueur. Cette sujetion sans fin du
+fils au pere disparut de bonne heure a Athenes. Elle subsista plus
+longtemps a Sparte, ou le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la
+vieille regle fut scrupuleusement conservee: le fils ne put jamais
+entretenir un foyer particulier du vivant du pere; meme marie, meme ayant
+des enfants, il fut toujours en puissance. [7]
+
+Du reste, il en etait de la puissance paternelle comme de la puissance
+maritale; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique.
+Le fils ne du concubinat n'etait pas place sous l'autorite du pere. Entre
+le pere et lui il n'existait pas de communaute religieuse; il n'y avait
+donc rien qui conferat a l'un l'autorite et qui commandat a l'autre
+l'obeissance. La paternite ne donnait, par elle seule, aucun droit au
+pere.
+
+Grace a la religion domestique, la famille etait un petit corps organise,
+une petite societe qui avait son chef et son gouvernement. Rien, dans
+notre societe moderne, ne peut nous donner une idee de cette puissance
+paternelle. Dans cette antiquite, le pere n'est pas seulement l'homme fort
+qui protege et qui a aussi le pouvoir de se faire obeir; il est le pretre,
+il est l'heritier du foyer, le continuateur des aieux, la tige des
+descendants, le depositaire des rites mysterieux du culte et des formules
+secretes de la priere. Toute la religion reside en lui.
+
+Le nom meme dont on l'appelle, _pater_, porte en lui-meme de curieux
+enseignements. Le mot est le meme en grec, en latin, en sanscrit; d'ou
+l'on peut deja conclure que ce mot date d'un temps ou les Hellenes, les
+Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale.
+Quel en etait le sens et quelle idee presentait-il alors a l'esprit des
+hommes? on peut le savoir, car il a garde sa signification premiere dans
+les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue
+juridique. Lorsque les anciens, en invoquant Jupiter, l'appelaient _pater
+hominum Deorumque_, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fut le pere des
+dieux et des hommes; car ils ne l'ont jamais considere comme tel et ils
+ont cru, au contraire, que le genre humain existait avant lui. Le meme
+titre de _pater_ etait donne a Neptune, a Apollon, a Bacchus, a Vulcain, a
+Pluton, que les hommes assurement ne consideraient pas comme leurs peres;
+ainsi le titre de _mater_ s'appliquait a Minerve, a Diane, a Vesta, qui
+etaient reputees trois deesses vierges. De meme dans la langue juridique
+le titre de _pater_ ou _pater familias_ pouvait etre donne a un homme qui
+n'avait pas d'enfants, qui n'etait pas marie, qui n'etait meme pas en age
+de contracter le mariage. L'idee de paternite ne s'attachait donc pas a ce
+mot. La vieille langue en avait un autre qui designait proprement le pere,
+et qui, aussi ancien que _pater_, se trouve, comme lui, dans les langues
+des Grecs, des Romains et des Hindous (_ganitar_, [Grec: genneter],
+_genitor_). Le mot _pater_ avait un autre sens. Dans la langue religieuse
+on l'appliquait aux dieux; dans la langue du droit, a tout homme qui avait
+un culte et un domaine. Les poetes nous montrent qu'on l'employait a
+l'egard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le client le
+donnaient a leur maitre. Il etait synonyme des mots _rex_, [Grec: anax,
+basileus]. Il contenait en lui, non pas l'idee de paternite, mais celle de
+puissance, d'autorite, de dignite majestueuse.
+
+Qu'un tel mot se soit applique au pere de famille jusqu'a pouvoir devenir
+peu a peu son nom le plus ordinaire, voila assurement un fait bien
+significatif et qui paraitra grave a quiconque veut connaitre les antiques
+institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idee de la
+puissance que le pere a exercee longtemps dans la famille et du sentiment
+de veneration qui s'attachait a lui comme a un pontife et a un souverain.
+
+
+_2 Enumeration des droits qui composaient la puissance paternelle._
+
+Les lois grecques et romaines ont reconnu au pere cette puissance
+illimitee dont la religion l'avait d'abord revetu. Les droits tres-
+nombreux et tres-divers qu'elles lui ont conferes peuvent etre ranges en
+trois categories, suivant qu'on considere le pere de famille comme chef
+religieux, comme maitre de la propriete ou comme juge.
+
+I. Le pere est le chef supreme de la religion domestique; il regle toutes
+les ceremonies du culte comme il l'entend ou plutot comme il a vu faire a
+son pere. Personne dans la famille ne conteste sa suprematie sacerdotale.
+La cite elle-meme et ses pontifes ne peuvent rien changer a son culte.
+Comme pretre du foyer, il ne reconnait aucun superieur.
+
+A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpetuite
+du culte et, par consequent, de celle de la famille. Tout ce qui touche a
+cette perpetuite, qui est son premier soin et son premier devoir, depend
+de lui seul. De la derive toute une serie de droits:
+
+Droit de reconnaitre l'enfant a sa naissance ou de le repousser. Ce droit
+est attribue au pere par les lois grecques [8] aussi bien que par les lois
+romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction avec les
+principes sur lesquels la famille est fondee. La filiation, meme
+incontestee, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacre de la famille;
+il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant que
+l'enfant n'est pas associe a la religion domestique, il n'est rien pour le
+pere.
+
+Droit de repudier la femme, soit en cas de sterilite, parce qu'il ne faut
+pas que la famille s'eteigne, soit en cas d'adultere, parce que la famille
+et la descendance doivent etre pures de toute alteration.
+
+Droit de marier sa fille, c'est-a-dire de ceder a un autre la puissance
+qu'il a sur elle. Droit de marier son fils; le mariage du fils interesse
+la perpetuite de la famille.
+
+Droit d'emanciper, c'est-a-dire d'exclure un fils de la famille et du
+culte. Droit d'adopter, c'est-a-dire d'introduire un etranger pres du
+foyer domestique.
+
+Droit de designer en mourant un tuteur a sa femme, et a ses enfants.
+
+Il faut remarquer que tous ces droits etaient attribues au pere seul, a
+l'exclusion de tous les autres, membres de la famille. La femme n'avait
+pas le droit de divorcer, du moins dans les epoques anciennes. Meme quand
+elle etait veuve, elle ne pouvait ni emanciper ni adopter. Elle n'etait
+jamais tutrice, meme de ses enfants. En cas de divorce, les enfants
+restaient avec le pere; meme les filles. Elle n'avait jamais ses enfants
+en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'etait
+pas, demande. [9]
+
+II. On a vu plus haut que la propriete n'avait pas ete concue, a
+l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La
+fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent
+implicitement tous les anciens legislateurs, aux ancetres et aux
+descendants. Cette propriete, par sa nature meme, ne se partageait pas. Il
+ne pouvait y avoir dans chaque famille qu'un proprietaire qui etait la
+famille meme, et qu'un usufruitier qui etait le pere. Ce principe explique
+plusieurs dispositions de l'ancien droit.
+
+La propriete ne pouvant pas se partager et reposant tout entiere sur la
+tete du pere, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le
+regime dotal et meme la communaute de biens etaient alors inconnus. La dot
+de la femme appartenait sans reserve au mari, qui exercait sur les biens
+dotaux non-seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un
+proprietaire. Tout ce que la femme pouvait acquerir durant le mariage,
+tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait meme pas sa dot en
+devenant veuve. [10]
+
+Le fils etait dans les memes conditions que la femme: il ne possedait
+rien. Aucune donation faite par lui n'etait valable, par la raison qu'il
+n'avait rien a lui. Il ne pouvait rien acquerir; les fruits de son
+travail, les benefices de son commerce etaient pour son pere. Si un
+testament etait fait en sa faveur par un etranger, c'etait son pere et non
+pas lui qui recevait le legs. Par la s'explique le texte du droit romain
+qui interdit tout contrat de vente entre le pere et le fils. Si le pere
+eut vendu au fils, il se fut vendu a lui-meme, puisque le fils n'acquerait
+que pour le pere. [11]
+
+On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athenes
+que le pere pouvait vendre son fils. [12] C'est que le pere pouvait
+disposer de toute la propriete qui etait dans la famille, et que le fils
+lui-meme pouvait etre envisage comme une propriete, puisque ses bras et
+son travail etaient une source de revenu. Le pere pouvait donc a son choix
+garder pour lui cet instrument de travail ou le ceder a un autre. Le
+ceder, c'etait ce qu'on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons
+du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce
+contrat de vente et sur les reserves qui pouvaient y etre contenues. Il
+parait certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de
+l'acheteur. Ce n'etait pas sa liberte qu'on vendait, mais seulement son
+travail. Meme dans cet etat, le fils restait encore soumis a la puissance
+paternelle, ce qui prouve qu'il n'etait pas considere comme sorti de la
+famille. On peut croire que cette vente n'avait d'autre effet que
+d'aliener pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de
+louage. Plus tard elle ne fut usitee que comme un moyen detourne d'arriver
+a l'emancipation du fils.
+
+III. Plutarque nous apprend qu'a Rome les femmes ne pouvaient pas paraitre
+en justice, meme comme temoins. [13] On lit dans le jurisconsulte Gaius:
+" Il faut savoir qu'on ne peut rien ceder en justice aux personnes qui
+sont en puissance, c'est-a-dire a la femme, au fils, a l'esclave. Car de
+ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec
+raison qu'elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si
+votre fils, soumis a votre puissance, a commis un delit, l'action en
+justice est donnee contre vous. Le delit commis par un fils contre son
+pere ne donne lieu a aucune action en justice. " [14] De tout cela il
+resulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient etre ni demandeurs
+ni defendeurs, ni accusateurs, ni accuses, ni temoins. De toute la
+famille, il n'y avait que le pere qui put paraitre devant le tribunal de
+la cite; la justice publique n'existait que pour lui. Aussi etait-il
+responsable des delits commis par les siens.
+
+Si la justice, pour le fils et la femme, n'etait pas dans la cite, c'est
+qu'elle etait dans la maison. Leur juge etait le chef de famille, siegeant
+comme sur un tribunal, en vertu de son autorite maritale ou paternelle, au
+nom de la famille et sous les yeux des divinites domestiques. [15]
+
+Tite-Live raconte que le Senat, voulant extirper de Rome les Bacchanales,
+decreta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le decret
+fut aisement execute a l'egard des citoyens. Mais a l'egard des femmes,
+qui n'etaient pas les moins coupables, une difficulte grave se presentait:
+les femmes n'etaient pas justiciables de l'Etat; la famille seule avait le
+droit de les juger. Le Senat respecta ce vieux principe et laissa aux
+maris et aux peres la charge de prononcer contre les femmes la sentence de
+mort.
+
+Ce droit de justice que le chef de famille exercait dans sa maison, etait
+complet et sans appel. Il pouvait condamner a mort, comme faisait le
+magistrat dans la cite; aucune autorite n'avait le droit de modifier ses
+arrets. " Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme; son pouvoir
+n'a pas de limite; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute,
+il la punit; si elle a bu du vin, il la condamne; si elle a eu commerce
+avec un autre homme, il la tue. "
+
+Le droit etait le meme a l'egard des enfants. Valere-Maxime cite un
+certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicite, et tout le monde
+connait ce pere qui mit a mort son fils, complice de Catilina.
+
+Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait
+s'en faire une idee fausse que de croire que le pere eut le droit absolu
+de tuer sa femme et ses enfants. Il etait leur juge. S'il les frappait de
+mort, ce n'etait qu'en vertu de son droit de justice. Comme le pere de
+famille etait seul soumis au jugement de la cite, la femme et le fils ne
+pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il etait dans l'interieur de sa
+famille l'unique magistrat.
+
+Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorite paternelle n'etait pas une
+puissance arbitraire, comme le serait celle qui deriverait du droit du
+plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui etaient au fond
+des ames, et elle trouvait ses limites dans ces croyances memes. Par
+exemple, le pere avait le droit d'exclure le fils de sa famille; mais il
+savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'eteindre
+et les manes de ses ancetres de tomber dans l'eternel oubli. Il avait le
+droit d'adopter l'etranger; mais la religion lui defendait de le faire
+s'il avait un fils. Il etait proprietaire unique des biens; mais il
+n'avait pas, du moins a l'origine, le droit de les aliener. Il pouvait
+repudier sa femme; mais pour le faire il fallait qu'il osat briser le lien
+religieux que le mariage avait etabli. Ainsi la religion imposait au pere
+autant d'obligations qu'elle lui conferait de droits.
+
+Telle a ete longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans
+les esprits ont suffi, sans qu'on eut besoin du droit de la force ou de
+l'autorite d'un pouvoir social, pour la constituer regulierement, pour lui
+donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans
+tous ses details le droit prive.
+
+
+NOTES
+
+[1] Festus, v _Mater familiae_.
+
+[2] _Lois de Manou_, V, 147, 148.
+
+[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Demosthenes, _in Eubulid._,
+41.
+
+[4] Demosthenes, _in Steph._, II; _in Aphob._ Plutarque, _Themist._, 32.
+Denys d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2.
+Macrobe, I, 3.
+
+[5] Demosthenes, _in Aphobum; pro Phormione_.
+
+[6] Ciceron, _Topic._, 14. Tacite, _Ann._, IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6.
+On verra plus loin qu'a une certaine epoque et pour des raisons que nous
+aurons a dire, on a imagine des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a
+fait produire les memes effets juridiques que produisait le mariage sacre.
+
+[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle: _Jus proprium est civium
+romanorum_, il faut entendre qu'au temps de Gaius le _droit romain_ ne
+reconnait cette puissance que chez le _citoyen romain_; cela ne veut pas
+dire qu'elle n'eut pas existe anterieurement ailleurs et qu'elle n'eut pas
+ete reconnue par le droit des autres villes. Cela sera eclairci par ce que
+nous dirons de la situation legale des sujets sous la domination de Rome.
+
+[8] Herodote, I, 59. Plutarque, _Alcib._, 29; _Agesilas_, 3.
+
+[9] Demosthenes, _in Eubul._, 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8.
+_Institutes_, I, 9. _Digeste_, liv. I, tit. i, 11.
+
+[10] Gaius, II, 98. Toutes ces regles du droit primitif furent modifiees
+par le droit pretorien.
+
+[11] Ciceron, _De legib._, II, 20. Gaius, II, 87. _Digeste_, liv. XVIII,
+tit. 1, 2.
+
+[12] Plutarque, _Solon_, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I,
+132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v _Deminutus_.
+
+[13] Plutarque, _Publicola_, 8.
+
+[14] Gaius, II, 96; IV, 77, 78.
+
+[15] Il vint un temps ou cette juridiction fut modifiee par les moeurs; le
+pere consulta la famille entiere et l'erigea en un tribunal qu'il
+presidait. Tacite, XIII, 32. _Digeste_, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon,
+_Lois_, IX.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE.
+
+
+L'histoire n'etudie pas seulement les faits materiels et les institutions;
+son veritable objet d'etude est l'ame humaine; elle doit aspirer a
+connaitre ce que cette ame a cru, a pense, a senti aux differents ages de
+la vie du genre humain.
+
+Nous avons montre, au debut de ce livre, d'antiques croyances que l'homme
+s'etait faites sur sa destinee apres la mort. Nous avons dit ensuite
+comment ces croyances avaient engendre les institutions domestiques et le
+droit prive. Il reste a chercher quelle a ete l'action de ces croyances
+sur la morale dans les societes primitives. Sans pretendre que cette
+vieille religion ait cree les sentiments moraux dans le coeur de l'homme,
+on peut croire du moins qu'elle s'est associee a eux pour les fortifier,
+pour leur donner une autorite plus grande, pour assurer leur empire et
+leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour
+les fausser.
+
+La religion de ces premiers ages etait exclusivement domestique; la morale
+l'etait aussi. La religion ne disait pas a l'homme, en lui montrant un
+autre homme: Voila ton frere. Elle lui disait: Voila un etranger; il ne
+peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas
+approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne
+peut pas s'unir a toi par une priere commune; tes dieux repoussent son
+adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi.
+
+Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinite en faveur
+des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe
+grec est reste comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de
+l'homme dans la priere. Au temps de Plutarque on disait encore a
+l'egoiste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'eloignes de
+tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi,
+tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe etait l'indice d'un temps
+ou, toute religion etant autour du foyer, l'horizon de la morale et de
+l'affection ne depassait pas non plus le cercle etroit de la famille.
+
+Il est naturel que l'idee morale ait eu son commencement et ses progres
+comme l'idee religieuse. Le dieu des premieres generations, dans cette
+race, etait bien petit; peu a peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi
+la morale, fort etroite d'abord et fort incomplete, s'est insensiblement
+elargie jusqu'a ce que, de progres en progres, elle arrivat a proclamer le
+devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de depart fut la famille,
+et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les
+devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme.
+
+Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, a l'epoque de sa
+pleine vigueur. L'homme voit, tout pres de lui la divinite. Elle est
+presente, comme la conscience meme, a ses moindres actions. Cet etre
+fragile se trouve sous les yeux d'un temoin qui ne le quitte pas. Il ne se
+sent jamais seul. A cote de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des
+protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour
+punir ses actions coupables. " Les Lares, disent les Romains, sont des
+divinites redoutables qui sont chargees de chatier les humains et de
+veiller sur tout ce qui se passe dans l'interieur des maisons. " -- " Les
+Penates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils
+nourrissent notre corps et reglent notre ame. " [2]
+
+On aimait a donner au foyer l'epithete de chaste et l'on croyait qu'il
+commandait aux hommes la chastete. Aucun acte materiellement ou moralement
+impur ne devait etre commis a sa vue.
+
+Les premieres idees de faute, de chatiment, d'expiation semblent etre
+venues de la. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son
+propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a verse le sang, il n'y
+a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de priere, plus de
+repas sacre. Le dieu est si severe qu'il n'admet aucune excuse; il ne
+distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime premedite. La main
+tachee de sang ne peut plus toucher les objets sacres. [3] Pour que
+l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu,
+il faut au moins qu'il se purifie par une ceremonie expiatoire. [4] Cette
+religion connait la misericorde; elle a des rites pour effacer les
+souillures de l'ame; si etroite et si grossiere qu'elle soit, elle sait
+consoler l'homme de ses fautes memes.
+
+Si elle ignore absolument les devoirs de charite, du moins elle trace a
+l'homme avec une admirable nettete ses devoirs de famille. Elle rend le
+mariage obligatoire; le celibat est un crime aux yeux d'une religion qui
+fait de la continuite de la famille le premier et le plus saint des
+devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en presence
+des divinites domestiques; c'est l'union religieuse, sacree, indissoluble
+de l'epoux et de l'epouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser
+de cote les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel,
+comme il l'a ete a la fin de la societe grecque et romaine. Cette antique
+religion le lui defend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils
+qui vient a naitre d'une telle union, est considere comme un batard,
+c'est-a-dire comme un etre qui n'a pas place au foyer; il n'a droit
+d'accomplir aucun acte sacre; il ne peut pas prier. [5]
+
+Cette meme religion veille avec soin sur la purete de la famille. A ses
+yeux, la plus grave faute qui puisse etre commise est l'adultere. Car la
+premiere regle du culte est que le foyer se transmette du pere au fils; or
+l'adultere trouble l'ordre de la naissance. Une autre regle est que le
+tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de
+l'adultere est un etranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les
+principes de la religion sont violes; le culte est souille, le foyer
+devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiete. Il y a
+plus: par l'adultere la serie des descendants est brisee; la famille, meme
+a l'insu des hommes vivants, est eteinte, et il n'y a plus de bonheur
+divin pour les ancetres. Aussi le Hindou dit-il: " Le fils de l'adultere
+aneantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressees aux
+manes. " [6]
+
+Voila pourquoi les lois de la Grece et de Rome donnent au pere le droit de
+repousser l'enfant qui vient de naitre. Voila aussi pourquoi elles sont si
+rigoureuses, si inexorables pour l'adultere. A Athenes il est permis au
+mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne a
+mort. Cette religion etait si severe que l'homme n'avait pas meme le droit
+de pardonner completement et qu'il etait au moins force de repudier sa
+femme. [7]
+
+Voila donc les premieres lois de la morale domestique trouvees et
+sanctionnees. Voila, outre le sentiment naturel, une religion imperieuse
+qui dit a l'homme et a la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de
+cette union decoulent des devoirs rigoureux dont l'oubli entrainerait les
+consequences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De la est
+venu le caractere serieux et sacre de l'union conjugale chez les anciens
+et la purete que la famille a conservee longtemps.
+
+Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit a
+l'epouse qu'elle doit obeir, au mari qu'il doit commander. Elle leur
+apprend a tous les deux a se respecter l'un l'autre. La femme a des
+droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de
+veiller a ce qu'il ne s'eteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce.
+La ou elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant.
+C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir " un foyer prive d'epouse
+". [9] Chez les Romains, la presence de la femme est si necessaire dans le
+sacrifice, que le pretre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10]
+
+On peut croire que c'est a ce partage du sacerdoce domestique que la mere
+de famille a du la veneration dont on n'a jamais cesse de l'entourer dans
+la societe grecque et romaine. De la vient que la femme a dans la famille
+le meme titre que son mari: les Latins disent _pater familias_ et _mater
+familias_, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les
+Hindous _grihapati, grihapatni_. De la vient aussi cette formule que la
+femme prononcait dans le mariage romain: _Ubi tu Caius, ego Caia_, formule
+qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas egale autorite, il y a au
+moins dignite egale.
+
+Quant au fils, nous l'avons vu soumis a l'autorite d'un pere qui peut le
+vendre et le condamner a mort. Mais ce fils a son role aussi dans le
+culte; il remplit une fonction dans les ceremonies religieuses; sa
+presence, a certains jours, est tellement necessaire que le Romain qui n'a
+pas de fils est force d'en adopter un fictivement pour ces jours-la, afin
+que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la
+religion etablit entre le pere et le fils! On croit a une seconde vie dans
+le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funebres sont regulierement
+offerts. Ainsi le pere est convaincu, que sa destinee apres cette vie
+dependra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son
+cote, est convaincu que son pere mort deviendra un dieu et qu'il aura a
+l'invoquer.
+
+On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et
+d'affection reciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus
+domestiques le nom de piete: l'obeissance du fils envers le pere, l'amour
+qu'il portait a sa mere, c'etait de la piete, _pietas erga parentes_;
+l'attachement du pere pour son enfant, la tendresse de la mere, c'etait
+encore de la piete, _pietas erga liberos_. Tout etait divin dans la
+famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idee religieuse, tout
+cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un meme mot.
+
+Il paraitra peut-etre bien etrange de compter l'amour de la maison parmi
+les vertus; c'en etait une chez les anciens. Ce sentiment etait profond et
+puissant dans leurs ames. Voyez Anchise qui, a la vue de Troie en flammes,
+ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse a qui l'on
+offre tous les tresors et l'immortalite meme, et qui ne veut que revoir la
+flamme de son foyer. Avancons jusqu'a Ciceron; ce n'est plus un poete,
+c'est un homme d'Etat qui parle: " Ici est ma religion, ici est ma race,
+ici les traces de mes peres; je ne sais quel charme se trouve ici qui
+penetre mon coeur et mes sens. " [12] Il faut nous placer par la pensee au
+milieu des plus antiques generations, pour comprendre combien ces
+sentiments, affaiblis deja au temps de Ciceron, avaient ete vifs et
+puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la
+quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons,
+ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la
+religion n'est pas la; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le
+trouvons partout. Il en etait autrement chez les anciens; c'etait dans
+l'interieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinite,
+leur providence, celle qui les protegeait individuellement, qui ecoutait
+leurs prieres et exaucait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se
+sentait plus de dieu; le dieu du voisin etait un dieu hostile. L'homme
+aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son eglise. [13]
+
+Ainsi ces croyances des premiers ages n'ont pas ete etrangeres au
+developpement moral de cette partie de l'humanite. Ces dieux prescrivaient
+la purete et defendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle
+n'est pas nee de cette croyance, a du moins ete fortifiee par elle. Ces
+dieux appartenaient en commun a tous les membres d'une meme famille; la
+famille s'est ainsi trouvee unie par un lien puissant, et tous ses membres
+ont appris a s'aimer et a se respecter les uns les autres. Ces dieux
+vivaient dans l'interieur de chaque maison; l'homme a aime sa maison, sa
+demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aieux et leguait a ses enfants
+comme un sanctuaire.
+
+L'antique morale, reglee par ces croyances, ignorait la charite; mais elle
+enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a
+ete, chez cette race, le commencement de la morale. La les devoirs ont
+apparu, claire, precis, imperieux, mais resserres dans un cercle
+restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce
+caractere etroit de la morale primitive; car la societe civile, fondee
+plus tard sur les memes principes, a revetu le meme caractere, et
+plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par la.
+[14]
+
+
+NOTES
+
+[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., edit. Dubner, V, 167.
+
+[2] Plutarque, _Quest. rom._, 51. Macrobe, _Sat._, III, 4.
+
+[3] Herodote, I, 35. Virgile, _En._, II, 719. Plutarque, _Thesee_, 12.
+
+[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, _Choeph._, 96.
+
+[5] Isee, VII. Demosthenes, _in Macari._
+
+[6] _Lois de Manou_, III, 175.
+
+[7] Demosthenes, _in Neoer_., 89. Il est vrai que, si cette morale
+primitive condamnait l'adultere, elle ne reprouvait pas l'inceste; la
+religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage etaient au
+rebours des notres: il etait louable d'epouser sa soeur (Demosthenes, _in
+Neoer_., 22; Cornelius Nepos, _prooemium_; id., _Vie de Cimon_; Minucius
+Felix, _in Octavio_), mais il etait defendu, en principe, d'epouser une
+femme d'une autre ville.
+
+[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. _Lois de Manou_, III, 62; V,
+151.
+
+[9] Xenophon, _Gouv. de Laced._.
+
+[10] Plutarque, _Quest. rom._, 50.
+
+[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22.
+
+[12] Ciceron, _De legib._, II, 1. _Pro domo_, 41.
+
+[13] De la la saintete du domicile, que les anciens reputerent toujours
+inviolable. Demosthenes, _in Androt._, 52; _in Evergum_, 60. _Digeste, de
+in jus voc._, II, 4.
+
+[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essaye, dans ce chapitre, de
+saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et
+les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiee
+ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Deja dans l'_Odyssee_ nous
+trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce
+livre le montrera.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+LA GENS A ROME ET EN GRECE.
+
+
+On trouve chez les jurisconsultes romains et les ecrivains grecs les
+traces d'une antique institution qui parait avoir ete en grande vigueur
+dans le premier age des societes grecque et italienne, mais qui, s'etant
+affaiblie peu a peu, n'a laisse que des vestiges a peine perceptibles dans
+la derniere partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les
+Latins appelaient _gens_ et les Grecs [Grec: genos].
+
+On a beaucoup discute sur la nature et la constitution de la _gens_. Il ne
+sera peut-etre pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulte du
+probleme.
+
+La _gens_, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la
+constitution etait tout aristocratique; c'est grace a son organisation
+interieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athenes
+perpetuerent longtemps leurs privileges. Lors donc que le parti populaire
+prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette
+vieille institution. S'il avait pu l'aneantir completement, il est
+probable qu'il ne nous serait pas reste d'elle le moindre souvenir. Mais
+elle etait singulierement vivace et enracinee dans les moeurs; on ne put
+pas la faire disparaitre tout a fait. On se contenta donc de la modifier:
+on lui enleva ce qui faisait son caractere essentiel et on ne laissa
+subsister que ses formes exterieures, qui ne genaient en rien le nouveau
+regime. Ainsi a Rome les plebeiens imaginerent de former des _gentes_ a
+l'imitation des patriciens; a Athenes on essaya de bouleverser les [Grec:
+genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les _demes_ que
+l'on etablit a leur ressemblance. Nous aurons a revenir sur ce point quand
+nous parlerons des revolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici
+que cette alteration profonde que la democratie a introduite dans le
+regime de la _gens_ est de nature a derouter ceux qui veulent en connaitre
+la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui
+nous sont parvenus sur elle datent de l'epoque ou elle avait ete ainsi
+transformee. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les revolutions en
+avaient laisse subsister.
+
+Supposons que, dans vingt siecles, toute connaissance du moyen age ait
+peri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui precede la revolution
+de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-la veuille se faire une
+idee des institutions anterieures. Les seuls documents qu'il aurait dans
+les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvieme siecle, c'est-a-
+dire quelque chose de fort different de la feodalite. Mais il songerait
+qu'une grande revolution s'est accomplie, et il en conclurait a bon droit
+que cette institution, comme toutes les autres, a du etre transformee;
+cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui
+que l'ombre ou l'image affaiblie et alteree d'une autre noblesse
+incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les
+faibles debris de l'antique monument, quelques expressions demeurees dans
+la langue, quelques termes echappes a la loi, de vagues souvenirs ou de
+steriles regrets, il devinerait peut-etre quelque chose du regime feodal
+et se ferait des institutions du moyen age une idee qui ne serait pas trop
+eloignee de la verite. La difficulte serait grande assurement; elle n'est
+pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaitre la _gens_ antique;
+car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps
+ou elle n'etait plus que l'ombre d'elle-meme.
+
+Nous commencerons par analyser tout ce que les ecrivains anciens nous
+disent de la _gens_, c'est-a-dire ce qui subsistait d'elle a l'epoque ou
+elle etait deja fort modifiee. Puis, a l'aide de ces restes, nous
+essayerons d'entrevoir le veritable regime de la _gens_ antique.
+
+
+_1 Ce que les ecrivains anciens nous font connaitre de la_ gens.
+
+Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on
+rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius
+Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent a une meme _gens_, la
+_gens_ Claudia.
+
+Demosthenes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept temoins qui
+certifient qu'ils font partie du meme [Grec: genos], celui des Brytides.
+Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes
+citees comme membres du meme [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans
+six demes differents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait
+pas exactement au deme et n'etait pas, comme lui, une simple division
+administrative. [1]
+
+Voila donc un premier fait avere; il y avait des _gentes_ a Rome et a
+Athenes. On pourrait citer des exemples relatifs a beaucoup d'autres
+villes de la Grece et de l'Italie et en conclure que, suivant toute
+vraisemblance, cette institution a ete universelle chez ces anciens
+peuples.
+
+Chaque _gens_ avait un culte special. En Grece on reconnaissait les
+membres d'une meme _gens_ " a ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en
+commun depuis une epoque fort reculee ". [2] Plutarque mentionne le lieu
+des sacrifices de la _gens_ des Lycomedes, et Eschine parle de l'autel de
+la _gens_ des Butades. [3]
+
+A Rome aussi, chaque _gens_ avait des actes religieux a accomplir; le
+jour, le lieu, les rites etaient fixes par sa religion particuliere. [4]
+Le Capitole est bloque par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les
+lignes ennemies, vetu du costume religieux et portant a la main les objets
+sacres; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa _gens_ qui est situe
+sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui
+qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tete a Annibal; assurement la
+republique a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armee; il la laisse
+pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour
+anniversaire du sacrifice de sa _gens_ est arrive et qu'il faut qu'il
+coure a Rome pour accomplir l'acte sacre. [5]
+
+Ce culte devait etre perpetue de generation en generation; et c'etait un
+devoir de laisser des fils apres soi pour le continuer. Un ennemi
+personnel de Ciceron, Claudius, a quitte sa _gens_ pour entrer dans une
+famille plebeienne; Ciceron lui dit: " Pourquoi exposes-tu la religion de
+la _gens_ Claudia a s'eteindre par ta faute? "
+
+Les dieux de la _gens_, _Dii gentiles_, ne protegeaient qu'elle et ne
+voulaient etre invoques que par elle. Aucun etranger ne pouvait etre admis
+aux ceremonies religieuses. On croyait que, si un etranger avait une part
+de la victime ou meme s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de
+la _gens_ en etaient offenses et tous les membres etaient sous le coup
+d'une impiete grave.
+
+De meme que chaque _gens_ avait son culte et ses fetes religieuses, elle
+avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Demosthenes:
+" Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses
+peres, dans ce tombeau qui est commun a tous ceux de sa _gens_. " La suite
+du plaidoyer montre qu'aucun etranger ne pouvait etre enseveli dans ce
+tombeau. Dans un autre discours, le meme orateur parle du tombeau ou la
+_gens_ des Buselides ensevelit ses membres et ou elle accomplit chaque
+annee un sacrifice funebre; " ce lieu de sepulture est un champ assez
+vaste qui est entoure d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. " [6]
+
+Il en etait de meme chez les Romains. Velleius parle du tombeau de la
+_gens_ Quintilia, et Suetone nous apprend que la _gens_ Claudia avait le
+sien sur la pente du mont Capitolin.
+
+L'ancien droit de Rome considere les membres d'une _gens_ comme aptes a
+heriter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, a defaut de
+fils et d'agnats, le _gentilis_ est heritier naturel. Dans cette
+legislation, le _gentilis_ est donc plus proche que le cognat, c'est-a-
+dire plus proche que le parent par les femmes.
+
+Rien n'est plus etroitement lie que les membres d'une _gens_. Unis dans la
+celebration des memes ceremonies sacrees, ils s'aident mutuellement dans
+tous les besoins de la vie. La _gens_ entiere repond de la dette d'un de
+ses membres; elle rachete le prisonnier, elle paye l'amende du condamne.
+Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les
+depenses qu'entraine toute magistrature. [7]
+
+L'accuse se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa
+_gens_; cela marque la solidarite que la loi etablit entre l'homme et le
+corps dont il fait partie. C'est un acte contraire a la religion que de
+plaider contre un homme de sa _gens_ ou meme de porter temoignage contre
+lui. Un Claudius, personnage considerable, etait l'ennemi personnel
+d'Appius Claudius le decemvir; quand celui-ci fut cite en justice et
+menace de mort, Claudius se presenta pour le defendre et implora le peuple
+en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette demarche,
+" ce n'etait pas par affection, mais par devoir ".
+
+Si un membre de la _gens_ n'avait pas le droit d'en appeler un autre
+devant la justice de la cite, c'est qu'il y avait une justice dans la
+_gens_ elle-meme. Chacune avait, en effet, son chef, qui etait a la fois
+son juge, son pretre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque
+la famille sabine des Claudius vint s'etablir a Rome, les trois mille
+personnes qui la composaient, obeissaient a un chef unique. Plus tard,
+quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Veiens, nous
+voyons que cette _gens_ a un chef qui parle en son nom devant le Senat et
+qui la conduit a l'ennemi. [9]
+
+En Grece aussi, chaque _gens_ avait son chef; les inscriptions en font
+foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez generalement le
+titre d'archonte. [10] Enfin a Rome comme en Grece, la _gens_ avait ses
+assemblees; elle portait des decrets, auxquels ses membres devaient obeir,
+et que la cite elle-meme respectait. [11]
+
+Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur
+aux epoques ou la _gens_ etait deja affaiblie et presque denaturee. Ce
+sont la les restes de cette antique institution.
+
+
+_2 Examens de quelques opinions qui ont ete emises pour expliquer la_
+gens _romaine_.
+
+Sur cet objet, qui est livre depuis longtemps aux disputes des erudits,
+plusieurs systemes ont ete proposes. Les uns disent: La _gens_ n'est pas
+autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot _gens_ designe
+une sorte de parente factice. Suivant d'autres, la _gens_ n'est que
+l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et
+d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications
+ne repond a toute la serie de faits, de lois, d'usages, que nous venons
+d'enumerer.
+
+Une autre opinion, plus serieuse, est celle qui conclut ainsi: la _gens_
+est une association politique de plusieurs familles qui etaient a
+l'origine etrangeres les unes aux autres; a defaut de lien du sang, la
+cite a etabli entre elles une union fictive et une sorte de parente
+religieuse.
+
+Mais une premiere objection se presente. Si la _gens_ n'est qu'une
+association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit a
+heriter les uns des autres? Pourquoi le _gentilis_ est-il prefere au
+cognat? Nous avons vu plus haut les regles de l'heredite, et nous avons
+dit quelle relation etroite et necessaire la religion avait etablie entre
+le droit d'heriter et la parente masculine. Peut-on supposer que la loi
+ancienne se fut ecartee de ce principe au point d'accorder la succession
+aux _gentiles_, si ceux-ci avaient ete les uns pour les autres des
+etrangers?
+
+Le caractere le plus saillant et le mieux constate de la _gens_, c'est
+qu'elle a en elle-meme un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on
+cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque
+toujours un ancetre divinise, et que l'autel ou elle porte le sacrifice
+est un tombeau. A Athenes, les Eumolpides venerent Eumolpos, auteur de
+leur race; les Phytalides adorent le heros Phytalos, les Butades Butes,
+les Buselides Buselos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cerops. [13]
+A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme
+chef de leur race le heros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius
+un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14]
+
+Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces
+genealogies ont ete imaginees apres coup; mais il faut bien avouer que
+cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait ete un usage
+constant chez les veritables _gentes_ de reconnaitre un ancetre commun et
+de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours a imiter la verite.
+
+D'ailleurs la supercherie n'etait pas aussi aisee a commettre qu'il nous
+le semble. Ce culte n'etait pas une vaine formalite de parade. Une des
+regles les plus rigoureuses de la religion etait qu'on ne devait honorer
+comme ancetres que ceux dont on descendait veritablement; offrir ce culte
+a un etranger etait une impiete grave. Si donc la _gens_ adorait en commun
+un ancetre, c'est qu'elle croyait sincerement descendre de lui. Simuler un
+tombeau, etablir des anniversaires et un culte annuel, c'eut ete porter le
+mensonge dans ce qu'on avait de plus sacre, et se jouer de la religion.
+Une telle fiction fut possible au temps de Cesar, quand la vieille
+religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte
+au temps ou ces croyances etaient puissantes, on ne peut pas imaginer que
+plusieurs familles, s'associant dans une meme fourberie, se soient dit:
+Nous allons feindre d'avoir un meme ancetre; nous lui erigerons un
+tombeau, nous lui offrirons des repas funebres, et nos descendants
+l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensee ne devait pas
+se presenter aux esprits, ou elle etait ecartee comme une pensee coupable.
+
+Dans les problemes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de
+demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent
+donner. Une institution est quelquefois expliquee par le mot qui la
+designe. Or, le mot _gens_ est exactement le meme que le mot _genus_, au
+point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifferemment
+_gens Fabia_ et _genus Fabium_; tous les deux correspondent au verbe
+_gignere_ et au substantif _genitor_, absolument comme [Grec: genos]
+correspond a [Grec: gennan] et a [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en
+eux l'idee de filiation. Les Grecs designaient aussi les membres d'un
+[Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie _nourris du
+meme lait_. Que l'on compare a tous ces mots ceux que nous avons
+l'habitude de traduire par famille, le latin _familia_, le grec [Grec:
+oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de generation ou de
+parente. La signification vraie de _familia_ est propriete; il designe le
+champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze
+Tables disent, en parlant de l'heritier, _familiam nancitor_, qu'il prenne
+la succession. Quant a [Grec: oikos], il est clair qu'il ne presente a
+l'esprit aucune autre idee que celle de propriete ou de domicile. Voila
+cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or,
+est-il admissible que des termes dont le sens intrinseque est celui de
+domicile ou de propriete, aient pu etre employes souvent pour designer une
+famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation,
+naissance, paternite, n'aient jamais designe qu'une association
+artificielle? Assurement cela ne serait pas conforme a la logique si
+droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs
+et les Romains attachaient aux mots _gens_ et [Grec: genos] l'idee d'une
+origine commune. Cette idee a pu s'effacer quand la gens s'est alteree,
+mais le mot est reste pour en porter temoignage.
+
+Le systeme qui presente la _gens_ comme une association factice, a donc
+contre lui, 1 la vieille legislation qui donne aux _gentiles_ un droit
+d'heredite, 2 les croyances religieuses qui ne veulent de communaute de
+culte que la ou il y a communaute de naissance; 3 les termes de la langue
+qui attestent dans la _gens_ une origine commune. Ce systeme a encore ce
+defaut qu'il fait croire que les societes humaines ont pu commencer par
+une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut
+pas admettre comme vrai.
+
+
+_3 La_ gens _est la famille ayant encore son organisation primitive et
+son unite._
+
+Tout nous presente la _gens_ comme unie par un lien de naissance.
+Consultons encore le langage: les noms des _gentes_, en Grece aussi bien
+qu'a Rome, ont tous la forme qui etait usitee dans les deux langues pour
+les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butades fils
+de Butes.
+
+Ceux qui croient voir dans la _gens_ une association artificielle, partent
+d'une donnee qui est fausse. Ils supposent qu'une _gens_ comptait toujours
+plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers
+l'exemple de la _gens_ Cornelia qui renfermait en effet des Scipions, des
+Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fut
+toujours ainsi. La _gens_ Marcia parait n'avoir jamais eu qu'une seule
+lignee; on n'en voit qu'une aussi dans la _gens_ Lucretia, et dans la
+_gens_ Quintilia pendant longtemps. Il serait assurement fort difficile de
+dire quelles sont les familles qui ont forme la _gens_ Fabia; car tous les
+Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement a la meme
+souche; tous portent d'abord le meme surnom de Vibulanus; ils le changent
+tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui
+de Maximus ou de Dorso.
+
+On sait qu'il etait d'usage a Rome que tout patricien portat trois noms.
+On s'appelait, par exemple, Publius Cornelius Scipio. Il n'est pas inutile
+de rechercher lequel de ces trois mots etait considere comme le nom
+veritable. Publius n'etait qu'un _nom mis en avant, praenomen_; Scipio
+etait un _nom ajoute, agnomen_. Le vrai nom etait Cornelius; or, ce nom
+etait en meme temps celui de la _gens_ entiere. N'aurions-nous que ce seul
+renseignement sur la _gens_ antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il
+y a eu des Cornelius avant qu'il y eut des Scipions, et non pas, comme on
+le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associee a d'autres pour
+former la _gens_ Cornelia.
+
+Nous voyons, en effet, par l'histoire que la _gens_ Cornelia fut longtemps
+indivise et que tous ses membres portaient egalement le surnom de
+Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur
+Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus
+tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite
+par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'a l'epoque des guerres
+des Samnites, les Cethegus que dans la seconde guerre punique. Il en est
+de meme de la _gens_ Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une
+seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis,
+signe de leur origine. On les suit pendant sept generations sans
+distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est
+seulement a la huitieme generation, c'est-a-dire au temps de la premiere
+guerre punique, que l'on voit trois branches se separer et adopter trois
+surnoms qui leur deviennent hereditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui
+se continuent pendant deux siecles, les Claudius Centho qui ne tardent
+guere a s'eteindre, et les Claudius Nero qui se perpetuent jusqu'au temps
+de l'Empire.
+
+Il ressort de tout cela que la gens n'etait pas une association de
+familles, mais qu'elle etait la famille elle-meme. Elle pouvait
+indifferemment ne comprendre qu'une seule lignee ou produire des branches
+nombreuses; ce n'etait toujours qu'une famille.
+
+Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens
+antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux
+vieilles institutions que nous avons observees plus haut. On reconnaitra
+meme que la gens est derivee tout naturellement de la religion domestique
+et du droit prive des anciens ages. Que prescrit, en effet, cette religion
+primitive? Que l'ancetre, c'est-a-dire l'homme qui le premier a ete
+enseveli dans le tombeau, soit honore perpetuellement comme un dieu, et
+que ses descendants reunis chaque annee pres du lieu sacre ou il repose,
+lui offrent le repas funebre. Ce foyer toujours allume, ce tombeau
+toujours honore d'un culte, voila le centre autour duquel toutes les
+generations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la
+famille, quelque nombreuses qu'elles puissent etre, restent groupees en un
+seul faisceau. Que dit encore le droit prive de ces vieux ages? En
+observant ce qu'etait l'autorite dans la famille ancienne, nous avons vu
+que les fils ne se separaient pas du pere; en etudiant les regles de la
+transmission du patrimoine, nous avons constate que, grace au droit
+d'ainesse, les freres cadets ne se separaient pas du frere aine. Foyer,
+tombeau, patrimoine, tout cela a l'origine etait indivisible. La famille
+l'etait par consequent. Le temps ne la demembrait pas. Cette famille
+indivisible, qui se developpait a travers les ages, perpetuant de siecle
+en siecle son culte et son nom, c'etait veritablement la gens antique. La
+gens etait la famille, mais la famille ayant conserve l'unite que sa
+religion lui commandait, et ayant atteint tout le developpement que
+l'ancien droit prive lui permettait d'atteindre. [15]
+
+Cette verite admise, tout ce que les ecrivains anciens nous disent de la
+_gens_, devient clair. L'etroite solidarite que nous remarquions tout a
+l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents
+par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une
+fiction; il leur vient de leurs ancetres. Comme ils sont une meme famille,
+ils ont une sepulture commune. Pour la meme raison, la loi des Douze
+Tables les declare aptes a heriter les une des autres. Pour la meme raison
+encore, ils portent un meme nom. Comme ils avaient tous, a l'origine, un
+meme patrimoine indivis, ce fut un usage et meme une necessite que la
+_gens_ entiere repondit de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payat
+la rancon du prisonnier ou l'amende du condamne. Toutes ces regles
+s'etaient etablies d'elles-memes lorsque la _gens_ avait encore son unite;
+quand elle se demembra, elles ne purent pas disparaitre completement. De
+l'unite antique et sainte de cette famille il resta des marques
+persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres
+epars, dans le nom qui leur restait commun, dans la legislation qui leur
+reconnaissait des droits d'heredite, dans les moeurs qui leur enjoignaient
+de s'entr'aider. [16]
+
+
+_4 La famille_ (gens) _a ete d'abord la seule forme de societe._
+
+Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux
+qu'elle s'etait faits, les lois qu'elle s'etait donnees, le droit
+d'ainesse sur lequel elle s'etait fondee, son unite, son developpement
+d'age en age jusqu'a former la _gens_, sa justice, son sacerdoce, son
+gouvernement interieur, tout cela porte forcement notre pensee vers une
+epoque primitive ou la famille etait independante de tout pouvoir
+superieur, et ou la cite n'existait pas encore.
+
+Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient
+qu'a une famille et n'exercaient leur providence que dans l'enceinte d'une
+maison, ce culte qui etait secret, cette religion qui ne voulait pas etre
+propagee, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles:
+il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre
+naissance dans les esprits des hommes qu'a une epoque ou les grandes
+societes n'etaient pas encore formees. Si le sentiment religieux s'est
+contente d'une conception si etroite du divin, c'est que l'association
+humaine etait alors etroite en proportion. Le temps ou l'homme ne croyait
+qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps ou il n'existait que des
+familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et
+meme fort longtemps, lorsque les cites et les nations etaient formees.
+L'homme ne s'affranchit pas aisement des opinions qui ont une fois pris
+l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent
+alors en contradiction avec l'etat social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus
+contradictoire que de vivre en societe civile et d'avoir dans chaque
+famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction
+n'avait pas existe toujours et qu'a l'epoque ou ces croyances s'etaient
+etablies dans les esprits et etaient devenues assez puissantes pour former
+une religion, elles repondaient exactement a l'etat social des hommes. Or,
+le seul etat social qui puisse etre d'accord avec elles est celui ou la
+famille vit independante et isolee.
+
+C'est dans cet etat que toute la race aryenne parait avoir vecu longtemps.
+Les hymnes des Vedas en font foi pour la branche qui a donne naissance aux
+Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit prive l'attestent pour
+ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains.
+
+Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec
+celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si
+l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers
+peuples, on s'apercoit que la famille etait constituee d'apres les memes
+principes dans la Grece et dans l'Inde; ces principes etaient d'ailleurs,
+comme nous l'avons constate plus haut, d'une nature si singuliere, qu'il
+n'est pas a supposer que cette ressemblance fut l'effet du hasard; enfin,
+non-seulement ces institutions offrent une evidente analogie, mais encore
+les mots qui les designent sont souvent les memes dans les differentes
+langues que cette race a parlees depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut
+tirer de la une double conclusion: l'une est que la naissance des
+institutions domestiques dans cette race est anterieure a l'epoque ou ses
+differentes branches se sont separees; l'autre est qu'au contraire la
+naissance des institutions politiques est posterieure a cette separation.
+Les premieres ont ete fixees des le temps ou la race vivait encore dans
+son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formees peu a
+peu dans les diverses contrees ou ses migrations l'ont conduite.
+
+On peut donc entrevoir une longue periode pendant laquelle les hommes
+n'ont connu aucune autre forme de societe que la famille. C'est alors que
+s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naitre dans une
+societe autrement constituee et qui a du meme etre longtemps un obstacle
+au developpement social. Alors aussi s'est etabli l'ancien droit prive,
+qui plus tard s'est trouve en desaccord avec les interets d'une societe un
+peu etendue, mais qui etait en parfaite harmonie avec l'etat de societe
+dans lequel il est ne.
+
+Placons-nous donc par la pensee au milieu de ces antiques generations dont
+le souvenir n'a pas pu perir tout a fait et qui ont legue leurs croyances
+et leurs lois aux generations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses
+dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est
+secret. Dans la mort meme ou dans l'existence qui la suit, les familles ne
+se melent pas: chacune continue a vivre a part dans son tombeau, d'ou
+l'etranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriete, c'est-a-dire sa
+part de terre qui lui est attachee inseparablement par sa religion; ses
+dieux Termes gardent l'enceinte, et ses manes veillent sur elle.
+L'isolement de la propriete est tellement obligatoire que deux domaines ne
+peuvent pas confiner l'un a l'autre et doivent laisser entre eux une bande
+de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a
+son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute
+ne sont pas ecrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur
+de chaque homme. Elle a sa justice interieure au-dessus de laquelle il
+n'en est aucune autre a laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a
+rigoureusement besoin pour sa vie materielle ou pour sa vie morale, la
+famille le possede en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un etat
+organise, une societe qui se suffit.
+
+Mais cette famille des anciens ages n'est pas reduite aux proportions de
+la famille moderne. Dans les grandes societes la famille se demembre et
+s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre societe, elle s'etend, elle
+se developpe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes
+restent groupees autour d'une branche ainee, pres du foyer unique et du
+tombeau commun.
+
+Un autre element encore entra dans la composition de cette famille
+antique. Le besoin reciproque que le pauvre a du riche et que le riche a
+du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de regime patriarcal,
+serviteurs ou esclaves c'est tout un. On concoit, en effet, que le
+principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gre du
+serviteur, ne peut guere s'accorder avec un etat social ou la famille vit
+isolee. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la
+famille un etranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur
+devienne un membre et une partie integrante, de cette famille. C'est a
+quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte
+domestique.
+
+Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons atheniennes,
+nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait
+approcher du foyer, on le mettait en presence de la divinite domestique;
+on lui versait sur la tete de l'eau lustrale et il partageait avec la
+famille quelques gateaux et quelques fruits. [17] Cette ceremonie avait de
+l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait
+sans doute que le nouvel arrivant, etranger la veille, serait desormais un
+membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait-
+il aux prieres et partageait-il les fetes. [18] Le foyer le protegeait; la
+religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'a son maitre. [19]
+C'est pour cela que l'esclave devait etre enseveli dans le lieu de la
+sepulture de la famille.
+
+Mais par cela meme que le serviteur acquerait le culte et le droit de
+prier, il perdait sa liberte. La religion etait une chaine qui le
+retenait. Il etait attache a la famille pour toute sa vie et meme pour le
+temps qui suivait la mort.
+
+Son maitre pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en
+homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme
+il y etait lie par le culte, il ne pouvait pas sans impiete se separer
+d'elle. Sous le nom d'_affranchi_ ou sous celui de _client_, il continuait
+a reconnaitre l'autorite du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des
+obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maitre,
+et les enfants qui naissaient de lui, continuaient a obeir.
+
+Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de
+petites familles clientes et subordonnees. Les Romains attribuaient
+l'etablissement de la clientele a Romulus, comme si une institution de
+cette nature pouvait etre l'oeuvre d'un homme. La clientele est plus
+vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existe partout, en Grece aussi bien
+que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cites qui l'ont etablie et
+reglee; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu a
+peu amoindrie et detruite. La clientele est une institution du droit
+domestique, et elle a existe dans les familles avant qu'il y eut des
+cites.
+
+Il ne faut pas juger de la clientele des temps antiques d'apres les
+clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut
+longtemps un serviteur attache au patron. Mais il y avait alors quelque
+chose qui faisait sa dignite: c'est qu'il avait part au culte et qu'il
+etait associe a la religion de la famille. Il avait le meme foyer, les
+memes fetes, les memes _sacra_ que son patron. A Rome, en signe de cette
+communaute religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en etait
+considere comme un membre par l'adoption. De la un lien etroit et une
+reciprocite de devoirs entre le patron et le client. Ecoutez la vieille
+loi romaine: " Si le patron a fait tort a son client, qu'il soit maudit,
+_sacer esto_, qu'il meure. " Le patron doit proteger le client par tous
+les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa priere comme
+pretre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard,
+quand la justice de la cite appellera le client, le patron devra le
+defendre; il devra meme lui reveler les formules mysterieuses de la loi
+qui lui feront gagner sa cause. On pourra temoigner en justice contre un
+cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera a
+considerer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs
+envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lie seulement par
+les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part a la religion de la
+famille. Le client, au contraire, a la communaute du culte; il a, tout
+inferieur qu'il est, la veritable parente, qui consiste, suivant
+l'expression de Platon, a adorer les memes dieux domestiques.
+
+La clientele est un lien sacre que la religion a forme et que rien ne peut
+rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se detacher d'elle.
+La clientele est meme hereditaire.
+
+On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa
+branche ainee et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients,
+pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grace a sa
+religion qui en maintenait l'unite, grace a son droit prive qui la rendait
+indivisible, grace aux lois de la clientele qui retenaient ses serviteurs,
+arrivait a former a la longue une societe fort etendue qui avait son chef
+hereditaire. C'est d'un nombre indefini de societes de cette nature que la
+race aryenne parait avoir ete composee pendant une longue suite de
+siecles. Ces milliers de petits groupes vivaient isoles, ayant peu de
+rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'etant unis
+par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun
+son gouvernement interieur, chacun ses dieux.
+
+
+NOTES
+
+[1] Demosthenes, _in Neoer._, 71. Voy. Plutarque, _Themist._, 1. Eschine,
+_De falsa legat._, 147. Boeckh, _Corp. inscr._, 385. Ross, _Demi Attici_,
+24. La _gens_ chez les Grecs est souvent appelee [Grec: patra]: Pindare,
+_passim_.
+
+[2] Hesychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec:
+orgeones].
+
+[3] Plutarque, _Themist._, I. Eschine, _De falsa legat._, 147.
+
+[4] Ciceron, _De arusp. resp._, 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus,
+_Propudi_.
+
+[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valere-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94.
+Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.
+
+[6] Demosthenes, _in Macart._, 79; _in Eubul._, 28.
+
+[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, _Annib._, 28.
+
+[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7.
+
+[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5.
+
+[10] Boeckh, _Corp. inscr._, 397, 399. Ross, _Demi Attici_, 24.
+
+[11] Tite-Live, VI, 20. Suetone, _Tibere_, 1. Ross, _Demi Attici_, 24.
+
+[12] Deux passages de Ciceron, _Tuscul._, 1, 16, et _Topiques_, 6, ont
+singulierement embrouille la question. Ciceron parait avoir ignore, comme
+presque tous ses contemporains, ce que c'etait que la _gens_ antique.
+
+[13] Demosthenes, _in Macart._, 79. Pausanias, I, 37. _Inscription des
+Amynandrides_, citee par Ross, p. 24.
+
+[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia.
+
+[15] Nous n'avons pas a revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv.
+II, ch. v) de l'_agnation_. On a pu voir que l'_agnation_ et la
+_gentilite_ decoulaient des memes principes et etaient une parente de meme
+nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'heritage aux
+_gentiles_ a defaut d'_agnati_ a embarrasse les jurisconsultes et a fait
+penser qu'il pouvait y avoir une difference essentielle entre ces deux
+sortes de parente. Mais cette difference essentielle ne se voit par aucun
+texte. On etait _agnatus_ comme on etait _gentilis_, par la descendance
+masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une
+difference de degre, qui se marqua surtout a partir de l'epoque ou les
+branches d'une meme _gens_ se diviserent. L'_agnatus_ fut membre de la
+branche, le _gentilis_ de la _gens_. Il s'etablit alors la meme
+distinction entre les termes de _gentilis_ et d'_agnatus_ qu'entre les
+mots _gens_ et _familia_. _Familiam dicimus omnium agnatorum_, dit Ulpien
+au _Digeste_, liv. L, tit. 16, S 195. Quand on etait agnat a l'egard d'un
+homme, on etait a plus forte raison son _gentilis_; mais on pouvait etre
+_gentilis_ sans etre agnat. La loi des Douze Tables donnait l'heritage, a
+defaut d'agnats, a ceux qui n'etaient que _gentilis_ a l'egard du defunt,
+c'est-a-dire qui n'etaient de sa _gens_ sans etre de sa branche ou de sa
+_familia_.
+
+[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquite et se
+rattache visiblement a cette vieille religion. L'unite de naissance et de
+culte se marqua par l'unite de nom. Chaque _gens_ se transmit de
+generation en generation le nom de l'ancetre et le perpetua avec le meme
+soin qu'elle perpetuait son culte. Ce que les Romains appelaient
+proprement _nomen_ etait ce nom de l'ancetre que tous les descendants et
+tous les membres de la _gens_ devaient porter. Un jour vint ou chaque
+branche, en se rendant independante a certains egards, marqua son
+individualite en adoptant un surnom (_cognomen_). Comme d'ailleurs chaque
+personne dut etre distinguee par une denomination particuliere, chacun eut
+son _agnomen_, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom etait celui de la
+_gens_; c'etait celui-la que l'on portait officiellement; c'etait celui-la
+qui etait sacre; c'etait celui-la qui, remontant au premier ancetre connu,
+devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. -- Il en
+etait de meme en Grece; Romains et Hellenes se ressemblent encore en ce
+point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait a une famille ancienne et
+regulierement constituee, avait trois noms comme le patricien de Rome.
+L'un de ces noms lui etait particulier; un autre etait celui de son pere,
+et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des
+deux equivalait au _cognomen_ hereditaire qui designait a Rome une branche
+de la _gens_. Enfin le troisieme nom etait celui de la _gens_ tout
+entiere. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et a la
+generation suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades
+formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une _gens_. Il en etait
+ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On
+peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'eloge de ses heros sans
+rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, etait
+ordinairement termine en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une
+forme d'adjectif, de meme que le nom de la _gens_, chez les Romains, etait
+invariablement termine en _ius_. Ce n'en etait pas moins le vrai nom; dans
+le langage journalier on pouvait designer l'homme par son surnom
+individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la
+religion, il fallait donner a l'homme sa denomination complete et surtout
+ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la
+democratie substitua le nom du deme a celui du [Grec: genos].) -- Il est
+digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche
+chez les anciens que dans les societes chretiennes. Au moyen age, jusqu'au
+douzieme siecle, le vrai nom etait le nom de bapteme ou nom individuel, et
+les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou
+comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette
+difference se rattache, si l'on y prend garde, a la difference des deux
+religions. Pour la vieille religion domestique, la famille etait le vrai
+corps, le veritable etre vivant, dont l'individu n'etait qu'un membre
+inseparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le
+premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait a
+l'individu une vie propre, une liberte complete, une independance toute
+personnelle, et ne repugnait nullement a l'isoler de la famille; aussi le
+nom de bapteme fut-il le premier et longtemps le seul nom.
+
+[17] Demosthenes, _in Stephanum_, I, 74. Aristophane, _Plutus_, 768. Ces
+deux ecrivains indiquent clairement une ceremonie, mais ne la decrivent
+pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques details.
+
+[18] _Ferias in famulis habento_. Ciceron, _De legib._, II, 8; II, 12.
+
+[19] _Quum dominus tum famulis religio Larum_. Ciceron, _De legib._, II,
+11. Comp. Eschyle, _Agamemnon_, 1035-1038. L'esclave pouvait meme
+accomplir l'acte religieux au nom de son maitre. Caton, _De re rust_, 83.
+
+[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1.
+
+
+
+
+LIVRE III.
+
+LA CITE.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU.
+
+
+Nous n'avons presente jusqu'ici et nous ne pouvons presenter encore aucune
+date. Dans l'histoire de ces societes antiques, les epoques sont plus
+facilement marquees par la succession des idees et des institutions que
+par celle des annees.
+
+L'etude des anciennes regles du droit prive nous a fait entrevoir, par
+dela les temps qu'on appelle historiques, une periode de siecles pendant
+lesquels la famille fut la seule forme de societe. Cette famille pouvait
+alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'etres humains.
+Mais dans ces limites l'association humaine etait encore trop etroite:
+trop etroite pour les besoins materiels, car il etait difficile que cette
+famille se suffit en presence de toutes les chances de la vie; trop
+etroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu
+combien dans ce petit monde l'intelligence du divin etait insuffisante et
+la morale incomplete.
+
+La petitesse de cette societe primitive repondait bien a la petitesse de
+l'idee qu'on s'etait faite de la divinite. Chaque famille avait ses dieux,
+et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinites domestiques. Mais
+il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de
+ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup
+de siecles pour arriver a se representer Dieu comme un etre unique,
+incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de
+cet ideal en agrandissant d'age en age sa conception et en reculant peu a
+peu l'horizon dont la ligne separe pour lui l'Etre divin des choses de la
+terre.
+
+L'idee religieuse et la societe humaine allaient donc grandir en meme
+temps.
+
+La religion domestique defendait a deux familles de se meler et de se
+fondre ensemble. Mais il etait possible que plusieurs familles, sans rien
+sacrifier de leur religion particuliere, s'unissent du moins pour la
+celebration d'un autre culte qui leur fut commun. C'est ce qui arriva. Un
+certain nombre de familles formerent un groupe, que la langue grecque
+appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre
+les familles d'un meme groupe un lien de naissance? Il est impossible de
+l'affirmer. Ce qui est sur, c'est que cette association nouvelle ne se fit
+pas sans un certain elargissement de l'idee religieuse. Au moment meme ou
+elles s'unissaient, ces familles concurent une divinite superieure a leurs
+divinites domestiques, qui leur etait commune a toutes, et qui veillait
+sur le groupe entier. Elles lui eleverent un autel, allumerent un feu
+sacre et instituerent un culte.
+
+Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eut son autel et son dieu
+protecteur. L'acte religieux y etait de meme nature que dans la famille.
+Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture
+avait ete preparee sur l'autel lui-meme et etait par consequent sacree; on
+la mangeait en recitant quelques prieres; la divinite etait presente et
+recevait sa part d'aliments et de breuvage.
+
+Ces repas religieux de la curie subsisterent longtemps a Rome; Ciceron les
+mentionne, Ovide les decrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore
+conserve toutes leurs formes antiques. " J'ai vu dans ces demeures
+sacrees, dit un historien de cette epoque, le repas dresse devant le dieu;
+les tables etaient de bois, suivant l'usage des ancetres, et la vaisselle
+etait de terre. Les aliments etaient des pains, des gateaux de fleur de
+farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne
+tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai
+admire les hommes de nos jours qui restent si fideles aux rites et aux
+coutumes de leurs peres. " [3] A Athenes ces repas avaient lieu pendant la
+fete qu'on appelait Apaturies. [4]
+
+Il y a des usages qui ont dure jusqu'aux derniers temps de l'histoire
+grecque et qui jettent quelque lumiere sur la nature de la phratrie
+antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Demosthenes, pour faire partie
+d'une phratrie, il fallait etre ne d'un mariage legitime dans une des
+familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle
+de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athenien etait
+presente a la phratrie par son pere, qui jurait qu'il etait son fils.
+L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une
+victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres etaient
+presents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en
+avaient le droit s'ils doutaient de la legitimite de sa naissance, ils
+devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si
+apres la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la
+victime, le jeune homme etait admis et devenait irrevocablement membre de
+l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens
+croyaient que toute nourriture preparee sur un autel et partagee entre
+plusieurs personnes etablissait entre elles un lien indissoluble et une
+union sainte qui ne cessait qu'avec la vie.
+
+Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la
+principale fonction etait de presider aux sacrifices. [6] Peut-etre ses
+attributions avaient-elles ete, a l'origine, plus etendues. La phratrie
+avait ses assemblees, son tribunal, et pouvait porter des decrets. En
+elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un
+sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'etait une petite societe qui
+etait modelee exactement sur la famille.
+
+L'association continua naturellement a grandir, et d'apres le meme mode.
+Plusieurs curies ou phratries se grouperent et formerent une tribu.
+
+Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un
+autel et une divinite protectrice.
+
+Le dieu de la tribu etait ordinairement de meme nature que celui de la
+phratrie ou celui de la famille. C'etait un homme divinise, un _heros_. De
+lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le _heros
+eponyme_. Il avait son jour de fete annuelle. La partie principale de la
+ceremonie religieuse etait un repas auquel la tribu entiere prenait part.
+[7]
+
+La tribu, comme la phratrie, avait des assemblees et portait des decrets,
+auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et
+un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, _tribunus_,
+[Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la
+tribu, on voit qu'elle avait ete constituee, a l'origine, pour etre une
+societe independante, et comme s'il n'y eut eu aucun pouvoir social au-
+dessus d'elle.
+
+
+NOTES
+
+[1] Homere, _Iliade, II, 362. Demosthenes, _in Macart._ Isee, III, 37; VI,
+10; IX, 33. Phratries a Thebes, Pindare, _Isthm._, VII, 18, et Scholiaste.
+Phratrie et curie etaient deux termes que l'on traduisait l'un par
+l'autre:
+Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, _fr._ 14.
+
+[2] Ciceron, _De orat._, 1, 7. Ovide, _Fast._, VI, 305. Denys, II, 65.
+
+[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'etaient
+introduits. Les repas de la curie n'etaient plus qu'une vaine formalite,
+bonne pour les pretres. Les membres de la curie s'en dispensaient
+volontiers, et l'usage s'etait introduit de remplacer le repas commun par
+une distribution de vivres et d'argent: Plaute, _Aululaire_, V, 69 et 137.
+
+[4] Aristophane, _Acharn._, 146. Athenee, IV, p. 171. Suidas, [Grec:
+Apatouria].
+
+[5] Demosthenes, _in Eubul._; _in Macart._ Isee, VIII, 18.
+
+[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Demosthenes, _in Eubul._, 23.
+
+[7] Demosthenes, _in Theocrinem_. Eschine, III, 27. Isee, VII, 36.
+Pausanias, I, 38. Schal., _in Demosth._, 702. -- Il y a dans l'histoire
+des anciens une distinction a faire entre les tribus religieuses et les
+tribus locales. Nous ne parlons ici que des premieres; les secondes leur
+sont bien posterieures. L'existence des tribus est un fait universel en
+Grece. _Iliade_, II, 362, 668; _Odyssee_, XIX, 177. Herodote, IV, 161.
+
+[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, _Frag._ cite par Photius, vº [Grec:
+Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, _Corp. inscr._, 82, 85, 108.
+L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome
+a laisse peu de traces. Ces tribus etaient des corps trop considerables
+pour que la cite ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur oter
+l'independance. Les plebeiens, d'ailleurs, ont travaille a les faire
+disparaitre.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES
+
+
+_1 Les dieux de la nature physique._
+
+Avant de passer de la formation des tribus a la naissance des cites, il
+faut mentionner un element important de la vie intellectuelle de ces
+antiques populations.
+
+Quand nous avons recherche les plus anciennes croyances de ces peuples,
+nous avons trouve une religion qui avait pour objet les ancetres et pour
+principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitue la famille et
+etabli les premieres lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses
+branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont ete
+Zeus, Hera, Athene, Junon, celle de l'Olympe hellenique et du Capitole
+romain.
+
+De ces deux religions, la premiere prenait ses dieux dans l'ame humaine;
+la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la
+force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspire a l'homme
+la premiere idee du Divin, la vue de cette immensite qui l'entoure et qui
+l'ecrase traca a son sentiment religieux un autre cours.
+
+L'homme des premiers temps etait sans cesse en presence de la nature; les
+habitudes de la vie civilisee ne mettaient pas encore un voile entre elle
+et lui. Son regard etait charme par ces beautes ou ebloui par ces
+grandeurs. Il jouissait de la lumiere, il s'effrayait de la nuit, et quand
+il voyait revenir " la sainte clarte des cieux ", il eprouvait de la
+reconnaissance. Sa vie etait dans les mains de la nature; il attendait le
+nuage bienfaisant d'ou dependait sa recolte; il redoutait l'orage qui
+pouvait detruire le travail et l'espoir de toute une annee. Il sentait a
+tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il
+eprouvait perpetuellement un melange de veneration, d'amour et de terreur
+pour cette puissante nature.
+
+Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite a la conception d'un Dieu
+unique regissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idee de l'univers.
+Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un
+meme corps; la pensee ne lui venait pas qu'ils pussent etre gouvernes par
+un meme Etre. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde exterieur,
+l'homme se le figura comme une sorte de republique confuse ou des forces
+rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses exterieures
+d'apres lui-meme et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi
+dans chaque partie de la creation, dans le sol, dans l'arbre, dans le
+nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes
+semblables a la sienne; il leur attribua la pensee, la volonte, le choix
+des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire,
+il avoua sa dependance; il les pria et les adora; il en fit des dieux.
+
+Ainsi, dans cette race, l'idee religieuse se presenta sous deux formes
+tres-differentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe
+invisible, a l'intelligence, a ce qu'il entrevoyait de l'ame, a ce qu'il
+sentait de sacre en lui. D'autre part il appliqua son idee du divin aux
+objets exterieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents
+physiques qui etaient les maitres de son bonheur et de sa vie.
+
+Ces deux ordres de croyances donnerent lieu a deux religions que l'on voit
+durer aussi longtemps que les societes grecque et romaine. Elles ne se
+firent pas la guerre; elles vecurent meme en assez bonne intelligence et
+se partagerent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais.
+Elles eurent toujours des dogmes tout a fait distincts, souvent
+contradictoires, des ceremonies et des pratiques absolument differentes.
+Le culte des dieux de l'Olympe et celui des heros et des manes n'eurent
+jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la
+premiere en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que
+l'une, celle des morts, ayant ete fixee a une epoque tres-lointaine, resta
+toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effacaient
+peu a peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et
+se developpa librement a travers les ages, modifiant peu a peu ses
+legendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorite sur
+l'homme.
+
+
+_2 Rapport de cette religion avec le developpement de la societe
+humaine._
+
+On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature
+sont fort antiques; ils le sont peut-etre autant que le culte des
+ancetres; mais comme elle repondait a des conceptions plus generales et
+plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une
+doctrine precise. [1] Il est bien avere qu'elle ne se produisit pas dans
+le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un
+homme. On ne voit a l'origine de cette religion ni un prophete ni un corps
+de pretres. Elle naquit dans les differentes intelligences par un effet de
+leur force naturelle. Chacune se la fit a sa facon. Entre tous ces dieux,
+issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idees se
+formaient en l'homme suivant un mode a peu pres uniforme; mais il y eut
+aussi une tres-grande variete, parce que chaque esprit etait l'auteur de
+ses dieux. Il resulta de la que cette religion fut longtemps confuse et
+que ses dieux furent innombrables.
+
+Pourtant les elements que l'on pouvait diviniser n'etaient pas tres-
+nombreux. Le soleil qui feconde, la terre qui nourrit, le nuage tour a
+tour bienfaisant ou funeste, telles etaient les principales puissances
+dont on put faire des dieux. Mais de chacun de ces elements des milliers
+de dieux naquirent. C'est que le meme agent physique, apercu sous des
+aspects divers, recut des hommes differents noms. Le soleil, par exemple,
+fut appele ici Heracles (le glorieux), la Phoebos (l'eclatant), ailleurs
+Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Etre eleve
+(Hyperion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, a la longue, les
+groupes d'hommes qui avaient donne ces noms divers a l'astre brillant, ne
+reconnurent pas qu'ils avaient le meme dieu.
+
+En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre tres-restreint de divinites;
+mais les dieux de l'un n'etaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient,
+a la verite, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner separement
+a leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient a
+la langue usuelle et n'etaient que des adjectifs qui designaient l'Etre
+divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous
+ce meme nom les differents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il
+n'y eut qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters differents; il y
+avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient
+fort peu. Chacune de ces conceptions s'etant formee par le travail libre
+de chaque esprit et etant en quelque sorte sa propriete, il arriva que ces
+dieux furent longtemps independants les uns des autres, et que chacun
+d'eux eut sa legende particuliere et son culte. [2]
+
+Comme la premiere apparition de ces croyances est d'une epoque ou les
+hommes vivaient encore dans l'etat de famille, ces dieux nouveaux eurent
+d'abord, comme les demons, les heros et les lares, le caractere de
+divinites domestiques. Chaque famille s'etait fait ses dieux, et chacune
+les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas
+partager les bonnes graces avec des etrangers. C'est la une pensee qui
+apparait frequemment dans les hymnes des Vedas; et il n'y a pas de doute
+qu'elle n'ait ete aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a
+laisse des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille
+avait, en personnifiant un agent physique, cree un dieu, elle l'associait
+a son foyer, le comptait parmi ses penates et ajoutait quelques mots pour
+lui a sa formule de priere. C'est pour cela que l'on rencontre souvent
+chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siegent
+pres de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes peres. [3]
+" Je te conjure, dit Tecmesse a Ajax, au nom du Jupiter qui siege pres de
+ton foyer. " Medee la magicienne dit dans Euripide: " Je jure par Hecate,
+ma deesse maitresse, que je venere et qui habite le sanctuaire de mon
+foyer. " Lorsque Virgile decrit ce qu'il y a de plus vieux dans la
+religion de Rome, il montre Hercule associe au foyer d'Evandre et adore
+par lui comme divinite domestique.
+
+De la sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unite ne
+put jamais s'etablir. De la ces luttes de dieux dont le polytheisme est
+plein et qui representent des luttes de familles, de cantons ou de villes.
+De la enfin cette foule innombrable de dieux et de deesses, dont nous ne
+connaissons assurement que la moindre partie: car beaucoup ont peri, sans
+laisser meme le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les
+adoraient se sont eteintes ou que les villes qui leur avaient voue un
+culte ont ete detruites.
+
+Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des
+familles qui les avaient concus et qui les regardaient comme leur
+patrimoine. On sait meme que beaucoup d'entre eux ne se degagerent jamais
+de cette sorte de lien domestique. La Demeter d'Eleusis resta la divinite
+particuliere de la famille des Eumolpides; l'Athene de l'acropole
+d'Athenes appartenait a la famille des Butades. Les Potitii de Rome
+avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence
+que le culte de Venus fut longtemps renferme dans la famille des Jules et
+que cette deesse n'eut pas de culte public dans Rome.
+
+Il arriva a la longue que, la divinite d'une famille ayant acquis un grand
+prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en
+proportion de la prosperite de cette famille, toute une cite voulut
+l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce
+qui eut lieu pour la Demeter des Eumolpides, l'Athene des Butades,
+l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit a partager ainsi
+son dieu, elle se reserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la
+dignite de pretre, pour chaque dieu, fut longtemps hereditaire et ne put
+pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps ou le
+dieu lui-meme etait la propriete de cette famille, ne protegeait qu'elle
+et ne voulait etre servi que par elle.
+
+Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord a
+l'unisson de l'etat social des hommes. Elle eut pour berceau chaque
+famille et resta longtemps enfermee dans cet etroit horizon. Mais elle se
+pretait mieux que le culte des morts aux progres futurs de l'association
+humaine. En effet les ancetres, les heros, les manes etaient des dieux
+qui, par leur essence meme, ne pouvaient etre adores que par un tres-petit
+nombre d'hommes et qui etablissaient a perpetuite d'infranchissables
+lignes de demarcation entre les familles. La religion des dieux de la
+nature etait un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait a ce
+que chacun de ces cultes se propageat; il n'etait pas dans la nature
+intime de ces dieux de n'etre adores que par une famille et de repousser
+l'etranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement a
+s'apercevoir que le Jupiter d'une famille etait, au fond, le meme etre ou
+la meme conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient
+jamais croire de deux Lares, de deux ancetres, ou de deux foyers.
+
+Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne
+se bornait pas a enseigner a l'homme les devoirs de famille. Jupiter etait
+le dieu de l'hospitalite; c'est de sa part que venaient les etrangers, les
+suppliants, " les venerables indigents ", ceux qu'il fallait traiter
+" comme des freres ". Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et
+se montraient aux mortels. C'etait bien quelquefois pour assister a leurs
+luttes et prendre part a leurs combats; souvent aussi c'etait pour leur
+prescrire la concorde et leur apprendre a s'aider les uns les autres.
+
+A mesure que cette seconde religion alla se developpant, la societe dut
+grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord,
+prit ensuite une extension tres-grande. A l'origine, elle s'etait comme
+abritee sous la protection de sa soeur ainee, aupres du foyer domestique.
+La le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une etroite _cella_, en
+regard et a cote de l'autel venere, afin qu'un peu du respect que les
+hommes avaient pour le foyer allat vers le dieu. Peu a peu le dieu,
+prenant plus d'autorite sur l'ame, renonca a cette sorte de tutelle; il
+quitta le foyer domestique; il eut une demeure a lui et des sacrifices qui
+lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter)
+fut d'ailleurs batie a l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme
+auparavant, une _cella_ vis-a-vis d'un foyer; mais la _cella_ s'elargit,
+s'embellit, devint un temple. Le foyer resta a l'entree de la maison du
+dieu, mais il parut bien petit a cote d'elle. Lui qui avait ete d'abord le
+principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'etre le dieu et
+descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut
+charge de bruler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la
+priere de l'homme a la divinite majestueuse dont la statue residait dans
+le temple.
+
+Lorsqu'on voit ces temples s'elever et ouvrir leurs portes devant la foule
+des adorateurs, on peut etre assure que l'association humaine a grandi.
+
+
+NOTES
+
+[1] Est-il necessaire de rappeler toutes les traditions grecques et
+italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et
+relativement recente? La Grece et l'Italie avaient conserve le souvenir
+d'un temps ou les societes humaines existaient deja et ou cette religion
+n'etait pas encore formee. Ovide, _Fast._, II, 289; Virgile, _Georg._, I,
+126. Eschyle, _Eumenides_, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez
+les Hindous les _Pitris_ ont ete anterieurs aux _Devas_.
+
+[2] Le meme nom cache souvent des divinites fort differentes: Poseidon
+Hippios, Poseidon Phytalmios, Poseidon Erechthee, Poseidon Aegeen,
+Poseidon Heliconien etaient des dieux divers qui n'avaient ni les memes
+attributs, ni les memes adorateurs.
+
+[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide,
+_Hecube_, 345; _Medee_, 395. Sophocle, _Ajax_, 492. Virgile, VIII, 643.
+Herodote, I, 44.
+
+[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69.
+
+[5] Herodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, _Isthm_., VII, 18. Xenophon,
+_Hell._, VI, 8. Platon, _Lois_, p. 759; _Banquet_, p. 40. Ciceron, _De
+divin._, I, 41. Tacite, _Ann._, II, 54. Plutarque, _Thesee_, 23. Strabon,
+IX, 421; XIV, 634. Callimaque, _Hymne a Apoll._, 84. Pausanias, I, 37; VI,
+17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V _Eunidai_. Boeckh, _Corp.
+inscript._, 1340.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LA CITE SE FORME.
+
+
+La tribu, comme la famille et la phratrie, etait
+constituee pour etre un corps independant, puisqu'elle
+avait un culte special dont l'etranger etait
+exclu. Une fois formee, aucune famille nouvelle ne
+pouvait plus y etre admise. Deux tribus ne pouvaient
+pas davantage se fondre en une seule; leur religion
+s'y opposait. Mais de meme que plusieurs phratries
+s'etaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent
+s'associer entre elles, a la condition que le culte de
+chacune d'elles fut respecte. Le jour ou cette alliance
+se fit, la cite exista.
+
+Il importe peu de chercher la cause qui determina
+plusieurs tribus voisines a s'unir. Tantot l'union fut
+volontaire, tantot elle fut imposee par la force superieure
+d'une tribu ou par la volonte puissante d'un
+homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la
+nouvelle association fut encore un culte. Les tribus
+qui se grouperent pour former une cite ne manquerent
+jamais d'allumer un feu sacre et de se donner
+une religion commune.
+
+Ainsi la societe humaine, dans cette race, n'a pas
+grandi a la facon d'un cercle qui s'elargirait peu a
+peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire,
+de petits groupes qui, constitues longtemps
+a l'avance, se sont agreges les uns aux autres. Plusieurs
+familles ont forme la phratrie, plusieurs phratries
+la tribu, plusieurs tribus la cite. Famille,
+phratrie, tribu, cite, sont d'ailleurs des societes
+exactement semblables entre elles et qui sont nees
+l'une de l'autre par une serie de federations.
+
+Il faut meme remarquer qu'a mesure que ces differents
+groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun
+d'eux ne perdait pourtant ni son individualite, ni son
+independance. Bien que plusieurs familles se fussent
+unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituee
+comme a l'epoque de son isolement; rien
+n'etait change en elle, ni son culte, ni son sacerdoce,
+ni son droit de propriete, ni sa justice interieure.
+Des curies s'associaient ensuite; mais chacune
+gardait son culte, ses reunions, ses fetes, son
+chef. De la tribu on passa a la cite; mais les tribus
+ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles
+continua a former un corps, a peu pres comme si la
+cite n'existait pas. En religion il subsista une multitude
+de petits cultes au-dessus desquels s'etablit un
+culte commun; en politique, une foule de petits
+gouvernements continuerent a fonctionner, et au-dessus
+d'eux un gouvernement commun s'eleva.
+
+La cite etait une confederation. C'est pour cela
+qu'elle fut obligee, au moins pendant plusieurs siecles,
+de respecter l'independance religieuse et civile
+des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut
+pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulieres
+de chacun de ces petits corps. Elle n'avait
+rien a voir dans l'interieur d'une famille; elle n'etait
+pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au pere
+le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son
+client. C'est pour cette raison que le droit prive, qui
+avait ete fixe a l'epoque de l'isolement des familles,
+a pu subsister dans les cites et n'a ete modifie que
+fort tard.
+
+Ce mode d'enfantement des cites anciennes est
+atteste par des usages qui ont dure fort longtemps.
+Si nous regardons l'armee de la cite, dans les premiers
+temps, nous la trouvons distribuee en tribus,
+en curies, en familles, [1] " de telle sorte, dit un ancien,
+que le guerrier ait pour voisin dans le combat
+celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation
+et le sacrifice au meme autel ". Si nous regardons le
+peuple assemble, dans les premiers siecles de Rome,
+il vote par curies et par _gentes_. [2] Si nous regardons
+le culte, nous voyons a Rome six Vestales, deux
+pour chaque tribu; a Athenes, l'archonte fait le sacrifice
+au nom de la cite entiere, mais il est assiste
+pour la ceremonie religieuse d'autant de ministres
+qu'il y a de tribus.
+
+Ainsi la cite n'est pas un assemblage d'individus:
+c'est une confederation de plusieurs groupes qui
+etaient constitues avant elle et qu'elle laisse subsister.
+On voit dans les orateurs attiques que chaque
+Athenien fait partie a la fois de quatre societes distinctes;
+il est membre d'une famille, d'une phratrie,
+d'une tribu et d'une cite. Il n'entre pas en meme
+temps et le meme jour dans toutes les quatre, comme
+le Francais qui, du moment de sa naissance, appartient
+a la fois a une famille, a une commune, a un
+departement et a une patrie. La phratrie et la tribu
+ne sont pas des divisions administratives. L'homme
+entre a des epoques diverses dans ces quatre societes, et il monte, en
+quelque sorte, de l'une a l'autre.
+L'enfant est d'abord admis dans la famille par la ceremonie
+religieuse qui a lieu dix jours apres sa naissance.
+Quelques annees apres, il entre dans la phratrie
+par une nouvelle ceremonie que nous avons
+decrite plus haut. Enfin, a l'age de seize ou de dix-huit
+ans, il se presente pour etre admis dans la cite.
+Ce jour-la, en presence d'un autel et devant les
+chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment
+par lequel il s'engage, entre autres choses, a
+respecter toujours la religion de la cite. A partir de
+ce jour-la, il est initie au culte public et devient citoyen. [3]
+Que l'on observe ce jeune Athenien s'elevant
+d'echelon en echelon, de culte en culte, et l'on
+aura l'image des degres par lesquels l'association
+humaine a passe. La marche que ce jeune homme
+est astreint a suivre est celle que la societe a d'abord
+suivie.
+
+Un exemple rendra cette verite plus claire. Il nous
+est reste sur les antiquites d'Athenes assez de traditions
+et de souvenirs pour que nous puissions voir
+avec quelque nettete comment s'est formee la cite
+athenienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique
+etait divisee par familles. [4] Quelques-unes de ces familles
+de l'epoque primitive, comme les Eumolpides,
+les Cecropides, les Cephyreens, les Phytalides, les
+Lakiades, se sont perpetuees jusque dans les ages
+suivants. Alors la cite athenienne n'existait pas; mais
+chaque famille, entouree de ses branches cadettes
+et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans
+une independance absolue. Chacune avait sa religion
+propre: les Eumolpides, fixes a Eleusis, adoraient
+Demeter; les Cecropides, qui habitaient le rocher
+ou fut plus tard Athenes, avaient pour divinites protectrices Poseidon et
+Athene. Tout a cote, sur la
+petite colline ou fut l'Areopage, le dieu protecteur
+etait Ares; a Marathon c'etait un Hercule, a Prasies
+un Apollon, un autre Apollon a Phlyes, les Dioscures
+a Cephale et ainsi de tous les autres cantons. [5]
+
+Chaque famille, comme elle avait son dieu et son
+autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita
+l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques
+traditions qui s'etaient perpetuees avec le culte; or
+ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait
+eu son roi avant le temps ou Cecrops regnait a Athenes.
+N'etait-ce pas le souvenir d'une epoque lointaine
+ou ces grandes familles patriarcales, semblables
+aux clans celtiques, avaient chacune son chef
+hereditaire, qui etait a la fois pretre et juge? Une
+centaine de petites societes vivaient donc isolees
+dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux
+ni lien politique, ayant chacune son territoire,
+se faisant souvent la guerre, etant enfin a tel
+point separees les unes des autres que le mariage
+entre elles n'etait pas toujours repute permis. [6]
+
+Mais les besoins ou les sentiments les rapprocherent.
+Insensiblement elles s'unirent en petits groupes,
+par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons
+dans les traditions que les quatre bourgs de la
+plaine de Marathon s'associerent pour adorer ensemble
+Apollon Delphinien; les hommes du Piree,
+de Phalere et de deux cantons voisins s'unirent de
+leur cote, et batirent en commun un temple a Hercule. [7]
+A la longue cette centaine de petits Etats se
+reduisit a douze confederations. Ce changement,
+par lequel la population de l'Attique passa de l'etat
+de famille patriarcale a une societe un peu plus
+etendue, etait attribue par les traditions aux efforts
+de Cecrops; il faut seulement entendre par la qu'il
+ne fut acheve qu'a l'epoque ou l'on placait le regne
+de ce personnage, c'est-a-dire vers le seizieme siecle
+avant notre ere. On voit d'ailleurs que ce Cecrops
+ne regnait que sur l'une des douze associations,
+celle qui fut plus tard Athenes, les onze autres
+etaient pleinement independantes; chacune avait son
+dieu protecteur, son autel, son feu sacre, son chef. [8]
+
+Plusieurs generations se passerent pendant les-quelles
+le groupe des Cecropides acquit insensiblement
+plus d'importance. De cette periode il est reste
+le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent
+contre les Eumolpides d'Eleusis, et dont le resultat
+fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule reserve
+de conserver le sacerdoce hereditaire de leur divinite. [9]
+On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et
+d'autres conquetes, dont le souvenir ne s'est pas
+conserve. Le rocher des Cecropides, ou s'etait peu
+a peu developpe le culte d'Athene, et qui avait fini
+par adopter le nom de sa divinite principale, acquit
+la suprematie sur les onze autres Etats. Alors parut
+Thesee, heritier des Cecropides. Toutes les traditions
+s'accordent a dire qu'il reunit les douze groupes
+en une cite. Il reussit, en effet, a faire adopter dans
+toute l'Attique le culte d'Athene Polias, en sorte
+que tout le pays celebra des lors en commun le sacrifice
+des Panathenees. Avant lui, chaque bourgade
+avait son feu sacre et son prytanee; il voulut que le
+prytanee d'Athenes fut le centre religieux de toute
+l'Attique. [10] Des lors l'unite athenienne fut fondee;
+religieusement, chaque canton conserva son ancien
+culte, mais tous adopterent un culte commun; politiquement,
+chacun conserva ses chefs, ses juges,
+son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y
+eut le gouvernement central
+de la cite. [11]
+
+De ces souvenirs et de ces traditions si precises
+qu'Athenes conservait religieusement, il nous semble
+qu'il ressort deux verites egalement manifestes;
+l'une est que la cite a ete une confederation de
+groupes constitues avant elle; l'autre est que la societe
+ne s'est developpee qu'autant que la religion
+s'elargissait. On ne saurait dire si c'est le progres
+religieux qui a amene le progres social; ce qui est
+certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux
+en meme temps et avec un remarquable accord.
+
+Il faut bien penser a l'excessive difficulte qu'il y
+avait pour les populations primitives a fonder des
+societes regulieres. Le lien social n'est pas facile a
+etablir entre ces etres humains qui sont si divers, si
+libres, si inconstants. Pour leur donner des regles
+communes, pour instituer le commandement et faire
+accepter l'obeissance, pour faire ceder la passion a
+la raison, et la raison individuelle, a la raison publique,
+il faut assurement quelque chose de plus fort
+que la force materielle, de plus respectable que l'interet,
+de plus sur qu'une theorie philosophique, de
+plus immuable qu'une convention, quelque chose
+qui soit egalement au fond de tous les coeurs et qui
+y siege avec empire.
+
+Cette chose-la, c'est une croyance. Il n'est rien
+de plus puissant sur l'ame. Une croyance est l'oeuvre
+de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de
+la modifier a notre gre. Elle est notre creation, mais
+nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la
+croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et
+elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle
+ne nous quitte pas; elle nous parle a tout moment.
+Si elle nous dit d'obeir, nous obeissons; si elle nous
+trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme
+peut bien dompter la nature, mais il est assujetti a
+sa pensee.
+
+Or, une antique croyance commandait a l'homme
+d'honorer l'ancetre; le culte de l'ancetre a groupe la
+famille autour d'un autel. De la la premiere religion,
+les premieres prieres, la premiere idee du devoir et
+la premiere morale; de la aussi la propriete etablie,
+l'ordre de la succession fixe; de la enfin tout le droit
+prive et toutes les regles de l'organisation domestique.
+Puis la croyance grandit, et l'association en
+meme temps. A mesure que les hommes sentent
+qu'il y a pour eux des divinites communes, ils s'unissent
+en groupes plus etendus. Les memes regles,
+trouvees et etablies dans la famille, s'appliquent
+successivement a la phratrie, a la tribu, a la cite.
+
+Embrassons du regard le chemin que les hommes
+ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolee et
+l'homme ne connait que les dieux domestiques,
+[Grec: theoi patrooi], _dii gentiles_. Au-dessus de la famille se
+forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], _Juno
+curialis_. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu,
+[Grec: theos phylios]. On arrive enfin a la cite, et l'on concoit
+un dieu dont la providence embrasse cette cite entiere,
+[Grec: theos polieus], _penates publici_. Hierarchie de
+croyances, hierarchie d'association. L'idee religieuse
+a ete, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur
+de la societe.
+
+Les traditions des Hindous, des Grecs, des Etrusques
+racontaient que les dieux avaient revele aux
+hommes les lois sociales. Sous cette forme legendaire
+il y a une verite. Les lois sociales ont ete
+l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et
+si bienfaisants n'etaient pas autre chose que les
+croyances des hommes.
+
+Tel a ete le mode d'enfantement de l'Etat chez
+les anciens; cette etude etait necessaire pour nous
+rendre compte tout a l'heure de la nature et des
+institutions de la cite. Mais il faut faire ici une reserve.
+Si les premieres cites se sont formees par la
+confederation de petites societes constituees anterieurement,
+ce n'est pas a dire que toutes les cites a
+nous connues aient ete formees de la meme maniere.
+L'organisation municipale une fois trouvee, il n'etait
+pas necessaire que pour chaque ville nouvelle on
+recommencat la meme route longue et difficile. Il
+put meme arriver assez souvent que l'on suivit l'ordre
+inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville deja
+constituee, en alla fonder une autre, il n'emmena
+d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses
+concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres
+hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient
+meme appartenir a des races diverses. Mais ce chef
+ne manqua jamais de constituer le nouvel Etat a
+l'image de celui qu'il venait de quitter. En consequence,
+il partagea son peuple en tribus et en phratries.
+Chacune de ces petites associations eut un
+autel, des sacrifices, des fetes; chacune imagina
+meme un ancien heros qu'elle honora d'un culte, et
+duquel elle vint a la longue a se croire issue.
+
+Souvent encore il arriva que les hommes d'un
+certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit
+que l'organisation sociale n'eut pas reussi a s'etablir,
+comme en Arcadie, soit qu'elle eut ete corrompue
+et dissoute par des revolutions trop brusques, comme
+a Cyrene et a Thurii. Si un legislateur entreprenait
+de mettre la regle parmi ces hommes, il ne manquait
+jamais de commencer par les repartir en tribus et
+en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type
+de societe que celui-la. Dans chacun de ces cadres
+il instituait un heros eponyme, il etablissait des sacrifices,
+il inaugurait des traditions. C'etait toujours
+par la que l'on commencait, si l'on voulait fonder
+une societe reguliere. [12] Ainsi fait Platon lui-meme
+lorsqu'il imagine une cite modele.
+
+
+NOTES
+
+[1] Homere, _Iliade_, II, 362. Varron, _De ling. lat._, V, 89. Isee, II,
+42.
+
+[2] Aulu-Gelle, XV, 27.
+
+[3] Demosthenes, _in Eubul._ Isee, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., _in
+Demosth._, p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobee, _De republ._
+
+[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thesee, 24; _ibid._, 13.
+
+[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18.
+
+[6] Plutarque, _Thesee_, 18.
+
+[7] Id., _ibid._, 14. Pollux, VI, 105. Etienne de Byzance, [Grec:
+echelidai].
+
+[8] Philochore cite par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.
+
+[9] Pausanias, I, 38.
+
+[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, _Thesee_, 24. Pausanias, I, 26; VIII,
+2.
+
+[11] Plutarque et Thucydide disent que Thesee detruisit les prytanees
+locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire,
+il est certain qu'il n'y reussit pas; car longtemps apres lui nous
+trouvons
+encore les cultes locaux, les assemblees, les _rois de tribus_. Boeckh,
+_Corp, inscr._, 82, 85. Demosthenes, _in Theocrinem_. Pollux, VIII, III.
+-- Nous laissons de cote la legende d'Ion, a laquelle plusieurs historiens
+modernes nous semblent avoir donne trop d'importance en la presentant
+comme
+le symptome d'une invasion etrangere dans l'Attique. Cette invasion n'est
+indiquee par aucune tradition. Si l'Attique eut ete conquise par ces
+Ioniens du Peloponese, il n'est pas probable que les Atheniens eussent
+conserve si religieusement leurs noms de Cecropides, d'Erechtheides, et
+qu'ils eussent, au contraire, considere comme une injure le nom d'Ioniens
+(Herodote, I, 143). A ceux qui croient a cette invasion des Ioniens et qui
+ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de la, on peut encore
+repondre que la plupart des grandes familles d'Athenes remontent a une
+epoque bien anterieure a celle ou l'on place l'arrivee d'Ion dans
+l'Attique. Est-ce a dire que les Atheniens ne soient pas des Ioniens, pour
+la plupart? Ils appartiennent assurement a cette branche de la race
+hellenique; Strabon nous dit que dans les temps les plus recules l'Attique
+s'appelait _Ionia_ et _Ias_. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du
+heros legendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment
+anterieurs a Ion, et leur nom est peut-etre beaucoup plus ancien que celui
+d'Hellenes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et
+de presenter cette classe d'hommes comme une population conquerante qui
+eut
+opprime par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur
+aucun temoignage ancien.
+
+[12] Herodote, IV, 161. Cf. Platon, _Lois_, V, 738; VI, 771.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+LA VILLE.
+
+
+Cite et ville n'etaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cite
+etait l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la
+ville etait le lieu de reunion, le domicile et surtout le sanctuaire de
+cette association.
+
+Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idee que nous donnent
+celles que nous voyons s'elever de nos jours. On batit quelques maisons,
+c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroit, c'est
+une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fosse et
+d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas a la
+longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des
+constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entiere en un
+jour.
+
+Mais il fallait que la cite fut constituee d'abord, et c'etait l'oeuvre la
+plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles,
+les phratries et les tribus etaient convenues de s'unir et d'avoir un meme
+culte, aussitot on fondait la ville pour etre le sanctuaire de ce culte
+commun. Aussi la fondation d'une ville etait-elle toujours un acte
+religieux.
+
+Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-meme, en depit de la
+vogue d'incredulite qui s'attache a cette ancienne histoire. On a bien
+souvent repete que Romulus etait un chef d'aventuriers, qu'il s'etait fait
+un peuple en appelant a lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces
+hommes ramasses sans choix avaient bati au hasard quelques cabanes pour y
+enfermer leur butin. Mais les ecrivains anciens nous presentent les faits
+d'une tout autre facon; et il nous semble que, si l'on veut connaitre
+l'antiquite, la premiere regle doit etre de s'appuyer sur les temoignages
+qui nous viennent d'elle. Ces ecrivains parlent a la verite d'un asile,
+c'est-a-dire d'un enclos sacre ou Romulus admit tous ceux qui se
+presenterent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de
+villes lui avaient donne. Mais cet asile n'etait pas la ville; il ne fut
+meme ouvert qu'apres que la ville avait ete fondee et completement batie.
+C'etait un appendice ajoute a Rome; ce n'etait pas Rome. Il ne faisait
+meme pas partie de la ville de Romulus; car il etait situe au pied du mont
+Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe
+de bien distinguer le double element de la population romaine. Dans
+l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les
+hommes venus d'Albe, c'est-a-dire les hommes deja organises en societe,
+distribues en _gentes_ et en curies, ayant des cultes domestiques et des
+lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg ou les cabanes
+se batissent au hasard et sans regles; sur le Palatin s'eleve une ville
+religieuse et sainte.
+
+Sur la maniere dont cette ville fut fondee, l'antiquite abonde en
+renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait
+chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans
+les _Fastes_ d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulse
+les vieilles annales, et dans deux autres ecrivains qui doivent surtout
+nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius
+Flaccus que Festus nous a en partie conserve, tous les deux fort instruits
+des antiquites romaines, amis de la verite, nullement credules, et
+connaissant assez bien les regles de la critique historique. Tous ces
+ecrivains nous ont transmis le souvenir de la ceremonie religieuse qui
+avait marque la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de
+rejeter un tel nombre de temoignages.
+
+Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous
+etonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces
+faits qui s'eloignent beaucoup des idees modernes, s'accordent
+parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privee
+une religion qui reglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette
+religion les avait constitues en societe; qu'y a-t-il d'etonnant apres
+cela que la fondation d'une ville ait ete aussi un acte sacre et que
+Romulus lui-meme ait du accomplir des rites qui etaient observes partout?
+
+Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville
+nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinee du
+peuple depend, est toujours laisse a la decision des dieux. Si Romulus eut
+ete Grec, il aurait consulte l'oracle de Delphes; Samnite, il eut suivi
+l'animal sacre, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Etrusques,
+initie a la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui reveler leur
+volonte par le vol des oiseaux. Les dieux lui designent le Palatin.
+
+Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses
+compagnons sont ranges autour de lui; ils allument un feu de broussailles,
+et chacun saute a travers la flamme legere. [2] L'explication de ce rite
+est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur;
+or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en
+sautant a travers la flamme sacree.
+
+Quand cette ceremonie preliminaire a prepare le peuple au grand acte de la
+fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette
+une motte de terre qu'il a apportee de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de
+ses compagnons, s'approchant a son tour, jette comme lui un peu de terre
+qu'il a apporte du pays d'ou il vient. Ce rite est remarquable, et il nous
+revele chez ces hommes une pensee qu'il importe de signaler. Avant de
+venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes
+voisines. La etait leur foyer: c'est la que leurs peres avaient vecu et
+etaient ensevelis. Or la religion defendait de quitter la terre ou le
+foyer avait ete fixe et ou les ancetres divins reposaient. Il avait donc
+fallu, pour se degager de toute impiete, que chacun de ces hommes usat
+d'une fiction, et qu'il emportat avec lui, sous le symbole d'une motte de
+terre, le sol sacre ou ses ancetres etaient ensevelis et auquel leurs
+manes etaient attaches. L'homme ne pouvait se deplacer qu'en emmenant avec
+lui son sol et ses aieux. Il fallait que ce rite fut accompli pour qu'il
+put dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptee: Ceci est
+encore la terre de mes peres, _terra patrum, patria_; ici est ma patrie,
+car ici sont les manes de ma famille.
+
+La fosse ou chacun avait ainsi jete un peu de terre, s'appelait _mundus_;
+or ce mot designait dans l'ancienne langue la region des manes. [4] De
+cette meme place, suivant la tradition, les ames des morts s'echappaient
+trois fois par an, desireuses de revoir un moment la lumiere. Ne voyons-
+nous pas encore dans cette tradition la veritable pensee de ces anciens
+hommes? En deposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne
+patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les ames de leurs ancetres. Ces
+ames reunies la devaient recevoir un culte perpetuel et veiller sur leurs
+descendants. Romulus a cette meme place posa un autel et y alluma du feu.
+Ce fut le foyer de la cite. [5]
+
+Autour de ce foyer doit s'elever la ville, comme la maison s'eleve autour
+du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici
+encore les moindres details sont fixes par un rituel. Le fondateur doit se
+servir d'un soc de cuivre; sa charrue est trainee par un taureau blanc et
+une vache blanche. Romulus, la tete voilee et sous le costume sacerdotal,
+tient lui-meme le manche de la charrue et la dirige en chantant des
+prieres. Ses compagnons marchent derriere lui en observant un silence
+religieux, A mesure que le soc souleve des mottes de terre, on les rejette
+soigneusement a l'interieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de
+cette terre sacree ne soit du cote de l'etranger. [6]
+
+Cette enceinte tracee par la religion est inviolable. Ni etranger ni
+citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est
+un acte d'impiete; la tradition romaine disait que le frere du fondateur
+avait commis ce sacrilege et l'avait paye de sa vie. [7]
+
+Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est
+interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a souleve et porte
+le soc; ces intervalles s'appellent _portae_; ce sont les portes de la
+ville.
+
+Sur le sillon sacre ou un peu en arriere, s'elevent ensuite les murailles;
+elles sont sacrees aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, meme pour les
+reparer, sans la permission des pontifes. Des deux cotes de cette
+muraille, un espace de quelques pas est donne a la religion; on l'appelle
+_pomoerium_; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y
+elever aucune construction.
+
+Telle a ete, suivant une foule de temoignages anciens, la ceremonie de la
+fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en
+conserver jusqu'aux ecrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette
+ceremonie etait rappelee chaque annee a la memoire du peuple par une fete
+anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fete a ete
+celebree dans toute l'antiquite, d'annee en annee, et le peuple romain la
+celebre encore aujourd'hui a la meme date qu'autrefois, le 21 avril; tant
+les hommes, a travers leurs incessantes transformations, restent fideles
+aux vieux usages!
+
+On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient ete
+imagines pour la premiere fois par Romulus. Il est certain, au contraire,
+que beaucoup de villes avant Rome avaient ete fondees de la meme maniere.
+Varron dit que ces rites etaient communs au Latium et a l'Etrurie. Caton
+l'Ancien qui, pour ecrire son livre des _Origines_, avait consulte les
+annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues
+etaient pratiques par tous les fondateurs de villes. Les Etrusques
+possedaient des livres liturgiques ou etait consigne le rituel complet de
+ces ceremonies. [11]
+
+Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville
+devait etre choisi et revele par la divinite. Aussi quand ils voulaient en
+fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Herodote signale
+comme un acte d'impiete ou de folie que le Spartiate Doriee ait ose batir
+une ville " sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des
+ceremonies prescrites ", et le pieux historien n'est pas surpris qu'une
+ville ainsi construite en depit des regles n'ait dure que trois ans. [13]
+Thucydide, rappelant le jour ou Sparte fut fondee, mentionne les chants
+pieux et les sacrifices de ce jour-la. Le meme historien nous dit que les
+Atheniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une
+colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comedie
+d'Aristophane un tableau assez exact de la ceremonie qui etait usitee en
+pareil cas. Lorsque le poete representait la plaisante fondation de la
+ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui etaient
+observees dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la
+scene un pretre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poete qui
+chantait des hymnes, et un devin qui recitait des oracles.
+
+Pausanias parcourait la Grece vers le temps d'Adrien. Arrive en Messenie,
+il se fit raconter par les pretres la fondation de la ville de Messene, et
+il nous a transmis leur recit. [15] L'evenement n'etait pas tres-ancien;
+il avait eu lieu au temps d'Epaminondas. Trois siecles auparavant les
+Messeniens avaient ete chasses de leur pays, et depuis ce temps-la ils
+avaient vecu disperses parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant
+avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thebains
+voulaient les ramener dans le Peloponese, pour attacher un ennemi aux
+flancs de Sparte; mais le plus difficile etait de decider les Messeniens.
+Epaminondas, qui avait affaire a des hommes superstitieux, crut devoir
+mettre en circulation un oracle predisant a ce peuple le retour dans son
+ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attesterent que les dieux
+nationaux des Messeniens, qui les avaient trahis a l'epoque de la
+conquete, leur etaient redevenus favorables. Ce peuple timide se decida
+alors a rentrer dans le Peloponese a la suite d'une armee thebaine. Mais
+il s'agissait de savoir ou la ville serait batie, car d'aller reoccuper
+les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient ete
+souillees par la conquete. Pour choisir la place ou l'on s'etablirait, on
+n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car
+la Pythie etait alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient
+d'autres moyens de reveler leur volonte; un pretre messenien eut un songe
+ou l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se
+fixer sur le mont Ithome, et qu'il invitait le peuple a l'y suivre.
+L'emplacement de la ville nouvelle etant ainsi indique, il restait encore
+a savoir les rites qui etaient necessaires pour la fondation; mais les
+Messeniens les avaient oublies; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter
+ceux des Thebains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment batir
+la ville. Un songe vint fort a propos a un autre Messenien: les dieux lui
+ordonnaient de se transporter sur le mont Ithome, d'y chercher un if qui
+se trouvait aupres d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il
+obeit; il decouvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'etain, sur
+lesquelles se trouvait grave le rituel complet de la ceremonie sacree. Les
+pretres en prirent aussitot copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On
+ne manqua pas de croire que l'urne avait ete deposee la par un ancien roi
+des Messeniens avant la conquete du pays.
+
+Des qu'on fut en possession du rituel, la fondation commenca. Les pretres
+offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la
+Messenie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithome, les anciens heros, les
+ancetres connus et veneres. Tous ces protecteurs du pays l'avaient
+apparemment quitte, suivant les croyances des anciens, le jour ou l'ennemi
+s'en etait rendu maitre; on les conjura d'y revenir. On prononca des
+formules qui devaient avoir pour effet de les determiner a habiter la
+ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'etait la l'important; fixer
+les dieux avec eux etait ce que ces hommes avaient le plus a coeur, et
+l'on peut croire que la ceremonie religieuse n'avait pas d'autre but. De
+meme que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y
+deposer les manes de leurs ancetres, ainsi les contemporains d'Epaminondas
+appelaient a eux leurs heros, leurs ancetres divins, les dieux du pays.
+Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol
+qu'ils allaient eux-memes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils
+allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: " Venez avec nous, o Etres
+divins, et habitez en commun avec nous cette ville. " Une premiere journee
+fut employee a ces sacrifices et a ces prieres. Le lendemain on traca
+l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux.
+
+On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y
+avait aucune ville, si antique qu'elle put etre, qui ne pretendit savoir
+le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne
+pouvait pas perdre le souvenir de la ceremonie sainte qui avait marque sa
+naissance; car chaque annee elle en celebrait l'anniversaire par un
+sacrifice. Athenes, aussi bien que Rome, fetait son jour natal.
+
+Il arrivait souvent que des colons ou des conquerants s'etablissaient dans
+une ville deja batie. Ils n'avaient pas de maisons a construire, car rien
+ne s'opposait a ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient
+a accomplir la ceremonie de la fondation, c'est-a-dire a poser leur propre
+foyer et a fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est
+pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Herodote que les Doriens
+fonderent Lacedemone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples
+eussent trouve ces villes toutes baties et deja fort anciennes.
+
+Ces usages nous disent clairement ce que c'etait qu'une ville dans la
+pensee des anciens. Entouree d'une enceinte sacree, et s'etendant autour
+d'un autel, elle etait le domicile religieux qui recevait les dieux et les
+hommes de la cite. Tite-Live disait de Rome: " Il n'y a pas une place dans
+cette ville qui ne soit impregnee de religion et qui ne soit occupee par
+quelque divinite... Les dieux l'habitent. " Ce que Tite-Live disait de
+Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait
+ete fondee suivant les rites, elle avait recu dans son enceinte des dieux
+protecteurs qui s'etaient comme implantes dans son sol et ne devaient plus
+le quitter. Toute ville etait un sanctuaire; toute ville pouvait etre
+appelee sainte. [16]
+
+Comme les dieux etaient pour toujours attaches a la ville, le peuple ne
+devait pas non plus quitter l'endroit ou ses dieux etaient fixes. Il y
+avait a cet egard un engagement reciproque, une sorte de contrat entre les
+dieux et les hommes. Les tribuns de la plebe disaient un jour que Rome,
+devastee par les Gaulois, n'etait plus qu'un monceau de ruines, qu'a cinq
+lieues de la il existait une ville toute batie, grande et belle, bien
+situee et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la
+conquete; qu'il fallait donc laisser la Rome detruite et se transporter a
+Veii. Mais le pieux Camille leur repondit: " Notre ville a ete fondee
+religieusement; les dieux memes en ont marque la place et s'y sont etablis
+avec nos peres. Toute ruinee qu'elle est, elle est encore la demeure de
+nos dieux nationaux. " Les Romains resterent a Rome.
+
+Quelque chose de sacre et de divin s'attachait naturellement a ces villes
+que les dieux avaient elevees [17] et qu'ils continuaient a remplir de
+leur presence. On sait que les traditions romaines promettaient a Rome
+l'eternite. Chaque ville avait des traditions semblables. On batissait
+toutes les villes pour etre eternelles.
+
+
+NOTES
+
+[1] Ciceron, _De divin._, I, 17. Plutarque, _Camille_, 32. Pline, XIV, 2;
+XVIII, 12.
+
+[2] Denys, I, 88.
+
+[3] Plutarque, _Romulus_, 11. Dion Cassius, _Fragm._, 12. Ovide, _Fast._,
+IV, 821. Festus, v _Quadrata_.
+
+[4] Festus, V _Mundus_. Servius, _ad Aen._, III, 134. Plutarque,
+_Romulus_, 11.
+
+[5] Ovide, _ibid._ Le foyer fut deplace plus tard. Lorsque les trois
+villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le
+foyer commun ou temple de Vesta fut place sur un terrain neutre entre les
+trois collines.
+
+[6] Plutarque, _Romulus_, 11. Ovide, _ibid._ Varron, _De ling. lat._, V,
+143. Festus, v _Primigenius_; v _Urvat._ Virgile, V, 755.
+
+[7] Voy. Plutarque, _Quest. rom._, 27.
+
+[8] Caton, dans Servius, V, 755.
+
+[9] Ciceron, _De nat. deor._, III, 40. _Digeste_, 8, 8. Gaius, II, 8.
+
+[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14.
+
+[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, _L. L._, V, 143. Festus, V
+_Rituales._
+
+[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athenee, VIII, 62.
+
+[13] Herodote, V, 42.
+
+[14] Thucydide, V, 16; III, 24.
+
+[15] Pausanias, IV, 27.
+
+[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, _Chev._, 1319),
+[Grec: Lakedaimoni diae] (Theognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit
+Theognis en parlant de Megare.
+
+[17] _Neptunia Troja_, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Theognis, 755
+(Welcker).
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+LE CULTE DU FONDATEUR; LA LEGENDE D'ENEE.
+
+
+Le fondateur etait l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel
+une ville ne pouvait pas etre. C'etait lui qui posait le foyer ou devait
+bruler eternellement le feu sacre; c'etait lui qui par ses prieres et ses
+rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville
+nouvelle.
+
+On concoit le respect qui devait s'attacher a cet homme sacre. De son
+vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le pere de la
+cite; mort, il devenait un ancetre commun pour toutes les generations qui
+se succedaient; il etait pour la cite ce que le premier ancetre etait pour
+la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpetuait comme le feu du
+foyer qu'il avait allume. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la
+ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fetes etaient
+renouveles chaque annee sur son tombeau. [1]
+
+Tout le monde sait que Romulus etait adore, qu'il avait un temple et des
+pretres. Les senateurs purent bien l'egorger, mais non pas le priver du
+culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de meme
+celui qui l'avait fondee. Cecrops et Thesee que l'on regardait comme ayant
+ete successivement fondateurs d'Athenes, y avaient des temples. Abdere
+faisait des sacrifices a son fondateur Timesios, Thera a Theras, Tenedos a
+Tenes, Delos a Anios, Cyrene a Battos, Milet a Nelee, Amphipolis a Hagnon.
+Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la
+Chersonese de Thrace; cette colonie lui institua un culte apres sa mort,
+" suivant l'usage ordinaire ". Hieron de Syracuse, ayant fonde la ville
+d'Aetna, y jouit dans la suite " du culte des fondateurs ". [2]
+
+Il n'y avait rien qui fut plus a coeur a une ville que le souvenir de sa
+fondation. Quand Pausanias visita la Grece, au second siecle de notre ere,
+chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa genealogie et
+les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient
+pas sortir de la memoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils
+etaient rappeles chaque, annee dans les ceremonies sacrees.
+
+On a conserve le souvenir d'un grand nombre de poemes grecs qui avaient
+pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chante celle de
+Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de
+Milet; Apollonius, Hermogene, Hellanicus, Diocles avaient compose sur le
+meme sujet des poemes ou des histoires. Peut-etre n'y avait-il pas une
+seule ville qui ne possedat son poeme ou au moins son hymne sur l'acte
+sacre qui lui avait donne naissance.
+
+Parmi tous ces anciens poemes, qui avaient pour objet la fondation sainte
+d'une ville, il en est un qui n'a pas peri, parce que si son sujet le
+rendait cher a une cite, ses beautes l'ont rendu precieux pour tous les
+peuples et tous les siecles. On sait qu'Enee avait fonde Lavinium, d'ou
+etaient issus les Albains et les Romains, et qu'il etait par consequent
+regarde comme le premier fondateur de Rome. Il s'etait etabli sur lui un
+ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve deja consignes dans
+les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile
+s'empara de ce sujet, et ecrivit le poeme national de la cite romaine.
+
+C'est l'arrivee d'Enee, ou plutot c'est le transport des dieux de Troie en
+Italie qui est le sujet de l'_Eneide_. Le poete chante cet homme qui
+traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le
+Latium,
+
+ dum conderet urbem
+ Inferretque Deos Latio.
+
+Il ne faut pas juger l'_Eneide_ avec nos idees modernes. On se plaint
+souvent de ne pas trouver dans Enee l'audace, l'elan, la passion. On se
+fatigue de cette epithete de pieux qui revient sans cesse. On s'etonne de
+voir ce guerrier consulter ses Penates avec un soin si scrupuleux,
+invoquer a tout propos quelque divinite, lever les bras au ciel quand il
+s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles a travers toutes
+les mers, et verser des larmes a la vue d'un danger. On ne manque guere
+non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tente de dire
+avec la malheureuse reine:
+
+ Nullis ille movetur
+ Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.
+
+C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un heros de roman. Le
+poete veut nous montrer un pretre. Enee est le chef du culte, l'homme
+sacre, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Penates de la
+cite,
+
+ Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Penates
+ Classe veho mecum.
+
+Sa qualite dominante doit etre la piete, et l'epithete que le poete lui
+applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa
+vertu doit etre une froide et haute impersonnalite, qui fasse de lui, non
+un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des
+passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond
+de son coeur,
+
+ Multa gemens multoque animum labefactus amore,
+ Jussa tamen Divum insequitur.
+
+Deja dans Homere Enee etait un personnage sacre, un grand pretre, que le
+peuple " venerait a l'egal d'un dieu ", et que Jupiter preferait a Hector.
+Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la
+nuit qui a consomme la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe.
+" Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle
+ville. " Et en meme temps il lui a remis les choses saintes, les
+statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'eteindre. Ce
+songe n'est pas un ornement place la par la fantaisie du poete. Il est, au
+contraire, le fondement sur lequel repose le poeme tout entier; car c'est
+par lui qu'Enee est devenu le depositaire des dieux de la cite et que sa
+mission sainte lui a ete revelee.
+
+La ville de Troie a peri, mais non pas la cite troyenne; grace a Enee, le
+foyer n'est pas eteint, et les dieux ont encore un culte. La cite et les
+dieux fuient avec Enee; ils parcourent les mers et cherchent une contree
+ou il leur soit donne de s'arreter,
+
+ Considere Teucros
+ Errantesque Deos agitataque numina Trojae.
+
+Enee cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux
+paternels,
+
+ Dis sedem exiguam patriis.
+
+Mais le choix de cette demeure, a laquelle la destinee de la cite sera
+liee pour toujours, ne depend pas des hommes; il appartient aux dieux.
+Enee consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui-
+meme sa route et son but; il se laisse diriger par la divinite:
+
+ Italiam non sponte sequor.
+
+Il voudrait s'arreter en Thrace, en Crete, en Sicile, a Carthage avec
+Didon; _fata obstant_. Entre lui et son desir du repos, entre lui et son
+amour, vient toujours se placer l'arret des dieux, la parole revelee,
+_fata_.
+
+Il ne faut pas s'y tromper: le vrai heros du poeme n'est pas Enee; ce sont
+les dieux de Troie, ces memes dieux qui doivent etre un jour ceux de Rome.
+Le sujet de l'_Eneide_, c'est la lutte des dieux romains contre une
+divinite hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arreter,
+
+ Tantae mons erat romanam condere gentem!
+
+Peu s'en faut que la tempete ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme
+ne les enchaine. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marque,
+
+ Fata viam inveniunt.
+
+Voila ce qui devait singulierement eveiller l'interet des Romains. Dans ce
+poeme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs
+institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cite
+romaine n'existerait pas. [3]
+
+
+NOTES
+
+[1] Pindare, _Pyth._, V, 129; _Olymp._, VII, 145. Ciceron, _De nat.
+deor._, III, 19. Catulle, VII, 6.
+
+[2] Herodote, I, 168; VI, 38. Pindare, _Pyth._, IV. Thucydide, V, 11.
+Strabon, XIV, 1. Plutarque, _Quest. gr._, 20. Pausanias, I, 34; III, 1.
+Diodore, XI, 78.
+
+[3] Nous n'avons pas a examiner ici si la legende d'Enee repond a un fait
+reel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les
+anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idee ils se
+faisaient du _penatiger_, et pour nous c'est la l'important. Ajoutons que
+plusieurs villes, en Thrace, en Crete, en Epire, a Cythere, a Zacynthe, en
+Sicile, en Italie, croyaient avoir ete fondees par Enee et lui rendaient
+un culte.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LES DIEUX DE LA CITE.
+
+
+Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien
+de toute societe, c'etait un culte. De meme qu'un autel domestique tenait
+groupes autour de lui les membres d'une famille, de meme la cite etait la
+reunion de ceux qui avaient les memes dieux protecteurs et qui
+accomplissaient l'acte religieux au meme autel.
+
+Cet autel de la cite etait renferme dans l'enceinte d'un batiment que les
+Grecs appelaient prytanee et que les Romains appelaient temple de Vesta.
+[1]
+
+Il n'y avait rien de plus sacre dans une ville que cet autel, sur lequel
+le feu sacre etait toujours entretenu. Il est vrai que cette grande
+veneration s'affaiblit de bonne heure en Grece, parce que l'imagination
+grecque se laissa entrainer du cote des plus beaux temples, des plus
+riches legendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit
+jamais a Rome. Les Romains ne cesserent pas d'etre convaincus que le
+destin de la cite etait attache a ce foyer qui representait leurs dieux.
+Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur
+sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait
+abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait
+le feu s'eteindre ou souillait le culte en manquant a son devoir de
+chastete, la ville qui se croyait alors menacee de perdre ses dieux, se
+vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive.
+
+Un jour, le temple de Vesta faillit etre brule dans un incendie des
+maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son
+avenir en peril. Le danger passe, le Senat prescrivit au consul de
+rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitot ses
+accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors a
+Rome. Ce n'etait pas qu'il eut aucune preuve contre eux, mais il faisait
+ce raisonnement: " Un incendie a menace notre foyer; cet incendie qui
+devait briser notre grandeur et arreter nos destinees, n'a pu etre allume
+que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus
+acharnes que les habitants de Capoue, cette ville qui est presentement
+l'alliee d'Annibal et qui aspire a etre a notre place la capitale de
+l'Italie. Ce sont donc ces hommes-la qui ont voulu detruire notre temple
+de Vesta, notre foyer eternel, ce gage et ce garant de notre grandeur
+future. " [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idees religieuses,
+croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sur
+de la vaincre que de detruire son foyer. Nous voyons la les croyances des
+anciens; le foyer public etait le sanctuaire de la cite; c'etait ce qui
+l'avait fait naitre et ce qui la conservait.
+
+De meme que le culte du foyer domestique etait secret et que la famille
+seule avait droit d'y prendre part, de meme le culte du foyer public etait
+cache aux etrangers. Nul, s'il n'etait citoyen, ne pouvait assister au
+sacrifice. Le seul regard de l'etranger souillait l'acte religieux. [3]
+
+Chaque cite avait des dieux qui n'appartenaient qu'a elle. Ces dieux
+etaient ordinairement de meme nature que ceux de la religion primitive des
+familles. On les appelait Lares, Penates, Genies, Demons, Heros; [4] sous
+tous ces noms, c'etaient des ames humaines divinisees par la mort. Car
+nous avons vu que, dans la race indo-europeenne, l'homme avait eu d'abord
+le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces
+Genies ou ces Heros etaient la plupart du temps les ancetres du peuple.
+[5] Les corps etaient enterres soit dans la ville meme, soit sur son
+territoire, et comme, d'apres les croyances que nous avons montrees plus
+haut, l'ame ne quittait pas le corps, il en resultait que ces morts divins
+etaient attaches au sol ou leurs ossements etaient enterres. Du fond de
+leurs tombeaux ils veillaient sur la cite; ils protegeaient le pays, et
+ils en etaient en quelque sorte les chefs et les maitres. Cette expression
+de chefs du pays, appliquee aux morts, se trouve dans un oracle adresse
+par la Pythie a Solon: " Honore d'un culte les chefs du pays, les morts
+qui habitent sous terre. " [6] Ces opinions venaient de la tres-grande
+puissance que les antiques generations avaient attribuee a l'ame humaine
+apres la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service a la cite,
+depuis celui qui l'avait fondee jusqu'a celui qui lui avait donne une
+victoire ou avait ameliore ses lois, devenait un dieu pour cette cite. Il
+n'etait meme pas necessaire d'avoir ete un grand homme ou un bienfaiteur;
+il suffisait d'avoir frappe vivement l'imagination de ses contemporains et
+de s'etre rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un heros,
+c'est-a-dire, un mort puissant dont la protection fut a desirer et la
+colere a craindre. Les Thebains continuerent pendant dix siecles a offrir
+des sacrifices a Eteocle et a Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient
+un culte a un Perse qui etait mort chez eux pendant l'expedition de
+Xerxes. Hippolyte etait venere comme dieu a Trezene. Pyrrhus, fils
+d'Achille, etait un dieu a Delphes, uniquement parce qu'il y etait mort et
+y etait enterre. Crotone rendait un culte a un heros par le seul motif
+qu'il avait ete de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athenes
+adorait comme un de ses protecteurs Eurysthee, qui etait pourtant un
+Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il
+fait paraitre sur la scene Eurysthee, pres de mourir et lui fait dire aux
+Atheniens: " Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et
+dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hote protecteur. "
+[8] Toute la tragedie d'_Edipe a Colone_ repose sur ces croyances: Athenes
+et Thebes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir
+un dieu.
+
+C'etait un grand bonheur pour une cite de posseder des morts quelque peu
+marquants. [9] Mantinee parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thebes
+de ceux de Geryon, Messene de ceux d'Aristomene. [10] Pour se procurer ces
+reliques precieuses on usait quelquefois de ruse. Herodote raconte par
+quelle supercherie les Spartiates deroberent les ossements d'Oreste. [11]
+Il est vrai que ces ossements, auxquels etait attachee l'ame du heros,
+donnerent immediatement une victoire aux Spartiates. Des qu'Athenes eut
+acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer
+des ossements de Thesee qui avait ete enterre dans l'ile de Scyros, et de
+leur elever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux
+protecteurs.
+
+Outre ces heros et ces genies, les hommes avaient des dieux d'une autre
+espece, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la
+nature avait porte leur pensee. Mais nous avons vu que ces creations de
+l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractere de divinites
+domestiques ou locales. On ne concut pas d'abord ces dieux comme veillant
+sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en
+propre a une famille ou a une cite.
+
+Ainsi il etait d'usage que chaque cite, sans compter ses heros, eut encore
+un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinite qu'elle avait associee a
+ses premiers penates et a son foyer. Il y avait ainsi en Grece et en
+Italie une foule de divinites _poliades_. Chaque ville avait ses dieux qui
+l'habitaient. [12]
+
+Les noms de beaucoup de ces divinites sont oublies; c'est par hasard qu'on
+a conserve le souvenir du dieu Satrapes, qui appartenait a la ville
+d'Elis, de la deesse Dindymene a Thebes, de Soteira a Aegium, de
+Britomartis en Crete, de Hyblaea a Hybla. Les noms de Zeus, Athene, Hera,
+Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils
+etaient souvent appliques a ces divinites poliades. Mais de ce que deux
+villes donnaient a leur dieu le meme nom, gardons-nous de conclure
+qu'elles adoraient le meme dieu. Il y avait une Athene a Athenes et il y
+en avait une a Sparte; c'etaient deux deesses. Un grand nombre de cites
+avaient un Jupiter pour divinite poliade. C'etaient autant de Jupiters
+qu'il y avait de villes. Dans la legende de la guerre de Troie on voit une
+Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre
+Pallas qui recoit un culte et qui protege ses adorateurs. [13] Dira-t-on
+que c'etait la meme divinite qui figurait dans les deux armees? Non
+certes; car les anciens n'attribuaient pas a leurs dieux le don
+d'ubiquite. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Hera
+poliade; ce n'etait pas la meme deesse, car elle etait representee dans
+les deux villes avec des attributs bien differents. II y avait a Rome une
+Junon; a cinq lieues de la, la ville de Veii en avait une autre; c'etait
+si peu la meme divinite, que nous voyons le dictateur Camille, assiegeant
+Veii, s'adresser a la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la
+ville etrusque et de passer dans son camp. Maitre de la ville, il prend la
+statue, bien persuade qu'il prend en meme temps une deesse, et il la
+transporte devotement a Rome. Rome eut des lors deux Junons protectrices.
+Meme histoire, quelques annees apres, pour un Jupiter, qu'un autre
+dictateur apporta de Preneste, alors que Rome en avait deja trois ou
+quatre chez elle. [14]
+
+La ville qui possedait en propre une divinite, ne voulait pas qu'elle
+protegeat les etrangers, et ne permettait pas qu'elle fut adoree par eux.
+La plupart du temps un temple n'etait accessible qu'aux citoyens. Les
+Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Hera d'Argos.
+Pour penetrer dans celui de l'Athene d'Athenes, il fallait etre Athenien.
+[15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas
+entrer dans le temple d'une troisieme Junon qu'il y avait dans la petite
+ville de Lanuvium. [16]
+
+Il faut bien reconnaitre que les anciens ne se sont jamais represente Dieu
+comme un etre unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs
+innombrables dieux avait son petit domaine; a l'un une famille, a l'autre
+une tribu, a celui-ci une cite: c'etait la le monde qui suffisait a la
+providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques
+philosophes ont pu le deviner, les mysteres d'Eleusis ont pu le faire
+entrevoir aux plus intelligents de leurs inities, mais le vulgaire n'y a
+jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'etre divin que comme
+une force qui le protegeait personnellement, et chaque homme ou chaque
+groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les
+descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints
+avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idee de Dieu; chacun d'eux veut
+avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence speciale.
+A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant
+celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'a cote; il n'est pas rare
+de voir deux facchini se quereller et se battre a coups de couteau pour
+les merites de leurs deux madones. Ce sont la des exceptions aujourd'hui,
+et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines
+classes. C'etait la regle chez les anciens.
+
+Chaque cite avait son corps de pretres qui ne dependait d'aucune autorite
+etrangere. Entre les pretres de deux cites il n'y avait nul lien, nulle
+communication, nul echange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait
+d'une ville a une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes,
+d'autres ceremonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux
+d'une ville ne ressemblaient pas a ceux d'une autre. Chaque cite avait son
+recueil de prieres et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eut
+cru compromettre sa religion et sa destinee si elle l'eut laisse voir aux
+etrangers. Ainsi, la religion etait toute locale, toute civile, a prendre
+ce mot dans le sens ancien, c'est-a-dire speciale a chaque cite. [17]
+
+En general, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait
+et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragedie
+d'Eschyle, un etranger dit aux Argiennes: " Je ne crains pas les dieux de
+votre pays, et je ne leur dois rien. " [18]
+
+Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le
+danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait a
+eux d'une defaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de
+defenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'a renverser leurs
+autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19]
+
+Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont
+ils recevaient un culte, et cela etait bien naturel; ces dieux etaient
+avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville.
+S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hecatombes, il
+fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cite. [20] Voyez dans
+Virgile comme Junon " fait effort et travaille " pour que sa Carthage
+obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de
+Virgile, avait a coeur la grandeur de sa cite. Ces dieux avaient memes
+interets que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils
+marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage
+qui dit, a l'approche d'une bataille: " Les dieux qui combattent avec nous
+valent bien ceux qui sont du cote de nos ennemis. " [21] Jamais les
+Eginetes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de
+leurs heros nationaux, les Eacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes
+leurs expeditions les Tyndarides. [22] Dans la melee, les dieux et les
+citoyens se soutenaient reciproquement, et quand on etait vainqueur, c'est
+que tous avaient fait leur devoir.
+
+Si une ville etait vaincue, on croyait que ses dieux etaient vaincus avec
+elle. [23] Si une ville etait prise, ses dieux eux-memes etaient captifs.
+
+Il est vrai que sur ce dernier point les opinions etaient incertaines et
+variaient. Beaucoup etaient persuades qu'une ville ne pouvait jamais etre
+prise tant que ses dieux y residaient. Lorsque Enee voit les Grecs maitres
+de Troie, il s'ecrie que les dieux de la ville sont partis, desertant
+leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thebaines
+exprime la meme croyance lorsque, a l'approche de l'ennemi, il conjure les
+dieux de ne pas quitter la ville. [24]
+
+En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire
+sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule
+qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservee: " Toi,
+o tres-grand, qui as sous ta protection cette cite, je te prie, je
+t'adore, je te demande en grace d'abandonner cette ville et ce peuple, de
+quitter ces temples, ces lieux sacres, et t'etant eloigne d'eux, de venir
+a Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux
+sacres te soient plus agreables et plus chers; prends-nous sous ta garde.
+Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. " [25] Or les
+anciens etaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces
+et puissantes, que si on les prononcait exactement et sans y changer un
+seul mot, le dieu ne pouvait pas resister a la demande des hommes. Le
+dieu, ainsi appele, passait donc a l'ennemi, et la ville etait prise.
+
+On trouve en Grece les memes opinions et des usages analogues. Encore au
+temps de Thucydide, lorsqu'on assiegeait une ville, on ne manquait pas
+d'adresser une invocation a ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fut
+prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu,
+les Grecs preferaient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connait
+la legende d'Ulysse derobant la Pallas des Troyens. A une autre epoque,
+les Eginetes, voulant faire la guerre a Epidaure, commencerent par enlever
+deux statues protectrices de cette ville, et les transporterent chez eux.
+[27]
+
+Herodote raconte que les Atheniens voulaient faire la guerre aux Eginetes;
+mais l'entreprise etait hasardeuse, car Egine avait un heros protecteur
+d'une grande puissance et d'une singuliere fidelite; c'etait Eacus. Les
+Atheniens, apres avoir murement reflechi, remirent a trente annees
+l'execution de leur dessein; en meme temps ils eleverent dans leur pays
+une chapelle a ce meme Eacus, et lui vouerent un culte. Ils etaient
+persuades que si ce culte etait continue sans interruption durant trente
+ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Eginetes, mais aux Atheniens. Il
+leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si
+longtemps de grasses victimes, sans devenir l'oblige de ceux qui les lui
+offraient. Eacus serait donc a la fin force d'abandonner les interets des
+Eginetes, et de donner la victoire aux Atheniens. [28]
+
+Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athenes fut
+maitresse de la petite ile de Salamine, qui appartenait alors aux
+Megariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui repondit: " Si tu veux
+conquerir l'ile, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des heros qui la
+protegent et qui l'habitent. " Solon obeit; au nom d'Athenes il offrit des
+sacrifices aux deux principaux heros salaminiens. Ces heros ne resisterent
+pas aux dons qu'on leur faisait; ils passerent du cote d'Athenes, et
+l'ile, privee de protecteurs, fut conquise. [29]
+
+En temps de guerre, si les assiegeants cherchaient a s'emparer des
+divinites de la ville, les assieges, de leur cote, les retenaient de leur
+mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaines pour l'empecher
+de deserter. D'autres fois on le cachait a tous les regards pour que
+l'ennemi ne put pas le trouver, Ou bien encore on opposait a la formule
+par laquelle l'ennemi essayait de debaucher le dieu, une autre formule qui
+avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imagine un moyen qui
+leur semblait plus sur: ils tenaient secret le nom du principal et du plus
+puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis
+ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de
+leur cote et que leur ville ne serait jamais prise.
+
+On voit par la quelle singuliere idee les anciens se faisaient des dieux.
+Ils furent tres-longtemps sans concevoir la Divinite comme une puissance
+supreme. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cite sa
+religion nationale. Une ville etait comme une petite Eglise complete, qui
+avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien
+grossieres; mais elles ont ete celles du peuple le plus spirituel de ces
+temps-la, et elles ont exerce sur ce peuple et sur le peuple romain une si
+forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs
+institutions et de leur histoire est venue de la.
+
+
+NOTES
+
+[1] Le prytanee contenait le foyer commun de la cite: Denys
+d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, _Nem._, XI.
+Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanee dans toute ville
+grecque: Herodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, _G.
+de Mithr._, 23; _G. puniq._, 84. Diodore, XX, 101. Ciceron, _De signis_,
+53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athenee, I, 58; X,
+24. Boeckh, _Corp. inscr._, 1193. -- A Rome, le temple de Vesta n'etait
+pas autre chose qu'un foyer: Ciceron, _De legib._, II, 8; II, 12. Ovide,
+_Fast._, VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31.
+
+[2] Tite-Live, XXVI, 27.
+
+[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, _G. civ._, I, 54.
+
+[4] Ovide, _Fast_., II, 616.
+
+[5] Plutarque, _Aristide_, 11.
+
+[6] Plutarque, _Solon_, 9.
+
+[7] Pausanias, IX, 18. Herodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X,
+23. Pindare, _Nem._, 65 et suiv. Herodote, V, 47.
+
+[8] Euripide, _Heracl._, 1032.
+
+[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, _Trin_., II, 2, 14.
+
+[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9.
+
+[11] Herodote, I, 68.
+
+[12] Herodote, V, 82. Sophocle, _Phil_., 134. Thucydide, II, 71. Euripide,
+_Electre_, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, _Oiseaux_,
+828; _Chev._, 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.
+
+[13] Homere, _Iliade_, VI, 88.
+
+[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29.
+
+[15] Herodote, VI, 81; V, 72.
+
+[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquete. Tite-Live, VIII, 14.
+
+[17] Il n'existait de cultes communs a plusieurs cites que dans le cas de
+confederations; nous en parlerons ailleurs.
+
+[18] Eschyle, _Suppl._, 858.
+
+[19] Suetone, _Calig._, 5; Seneque, _De vita beata_, 36.
+
+[20] Cette pensee se voit souvent chez les anciens. Theognis, 759.
+
+[21] Euripide, _Heracl._, 347.
+
+[22] Herodote, V, 65; V, 80.
+
+[23] Virgile, _En._, I, 68.
+
+[24] Eschyle, _Sept chefs_, 202.
+
+[25] Macrobe, III, 9.
+
+[26] Thucydide, II, 74.
+
+[27] Herodote, V, 83.
+
+[28] Herodote, V, 89.
+
+[29] Plutarque, _Solon_, 9.
+
+[30] Macrobe, III.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+LA RELIGION DE LA CITE.
+
+
+_1 Les repas publics._
+
+On a vu plus haut que la principale ceremonie du culte domestique etait un
+repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture preparee sur un
+autel, telle fut, suivant toute apparence, la premiere forme que l'homme
+ait donnee a l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la
+divinite fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui
+donnait sa part.
+
+La principale ceremonie du culte de la cite etait aussi un repas de cette
+nature; il devait etre accompli en commun, par tous les citoyens, en
+l'honneur des divinites protectrices. L'usage de ces repas publics etait
+universel en Grece; on croyait que le salut de la cite dependait de leur
+accomplissement. [1]
+
+L'Odyssee nous donne la description d'un de ces repas sacres; neuf longues
+tables sont dressees pour le peuple de Pylos; a chacune d'elles cinq cents
+citoyens sont assis, et chaque groupe a immole neuf taureaux en l'honneur
+des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et
+finit par des libations et des prieres. [2] L'antique usage des repas en
+commun est signale aussi par les plus vieilles traditions atheniennes; on
+racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mere, etait arrive a Athenes au
+moment meme ou la cite, reunie autour de son roi, accomplissait l'acte
+sacre. [3]
+
+Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait
+ordinairement une idee qui n'est pas conforme a la verite. On se figure
+les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie
+privee n'eut pas ete connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des
+textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur
+maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux
+fois par mois, sans compter les jours de fete. C'etaient des actes
+religieux de meme nature que ceux qui etaient pratiques a Athenes, a Argos
+et dans toute la Grece. [5]
+
+Outre ces immenses banquets, ou tous les citoyens etaient reunis et qui ne
+pouvaient guere avoir lieu qu'aux fetes solennelles, la religion
+prescrivait qu'il y eut chaque jour un repas sacre. A cet effet, quelques
+hommes choisis par la cite devaient manger ensemble, en son nom, dans
+l'enceinte du prytanee, en presence du foyer et des dieux protecteurs. Les
+Grecs etaient convaincus que, si ce repas venait a etre omis un seul jour,
+l'Etat etait menace de perdre la faveur de ses dieux.
+
+A Athenes, le sort designait les hommes qui devaient prendre part au repas
+commun, et la loi punissait severement ceux qui refusaient de s'acquitter
+de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient a la table sacree, etaient
+revetus momentanement d'un caractere sacerdotal; on les appelait
+_parasites_; ce mot, qui devint plus tard un terme de mepris, commenca par
+etre un titre sacre. [6] Au temps de Demosthenes, les parasites avaient
+disparu; mais les prytanes etaient encore astreints a manger ensemble au
+Prytanee. Dans toutes les villes il y avait des salles affectees, aux
+repas communs. [7]
+
+A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnait bien
+une ceremonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tete;
+c'etait en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs
+chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. " Plus on
+est pare de fleurs, disait-on, et plus on est sur de plaire aux dieux;
+mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se detournent de toi. "
+[8] - " Une couronne, disait-on encore, est la messagere d'heureux augure
+que la priere envoie devant elle vers les dieux. " [9] Les convives, pour
+la meme raison, etaient vetus de robes blanches; le blanc etait la couleur
+sacree chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10]
+
+Le repas commencait invariablement par une priere et des libations; on
+chantait des hymnes. La nature des mets et l'espece de vin qu'on devait
+servir etaient reglees par le rituel de chaque cite. S'ecarter en quoi que
+ce fut de l'usage suivi par les ancetres, presenter un plat nouveau ou
+alterer le rhythme des hymnes sacres, etait une impiete grave dont la cite
+entiere eut ete responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'a
+fixer la nature des vases qui devaient etre employes, soit pour la cuisson
+des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il
+fallait que le pain fut place dans des corbeilles de cuivre; dans telle
+autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme meme des
+pains etait immuablement fixee. [11] Ces regles de la vieille religion ne
+cesserent jamais d'etre observees, et les repas sacres garderent toujours
+leur simplicite primitive. Croyances, moeurs, etat social, tout changea;
+ces repas demeurerent immuables. Car les Grecs furent toujours tres-
+scrupuleux observateurs de leur religion nationale.
+
+Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait a la
+religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immediatement
+apres commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec
+leur gout. C'etait assez l'usage a Sparte. [12]
+
+La coutume des repas sacres etait en vigueur en Italie autant qu'en Grece.
+Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait
+Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigne le souvenir, par
+deux fois, dans son Eneide; le vieux Latinus recoit les envoyes d'Enee,
+non pas dans sa demeure, mais dans un temple " consacre par la religion
+des ancetres; la ont lieu les festins sacres apres l'immolation des
+victimes; la tous les chefs de famille s'asseyent ensemble a de longues
+tables ". Plus loin, quand Enee arrive chez Evandre, il le trouve
+celebrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont
+couronnes de fleurs; tous, assis a la meme table, chantent un hymne a la
+louange du dieu de la cite.
+
+Cet usage se perpetua a Rome. Il y eut toujours une salle ou les
+representants des curies mangerent en commun. Le senat, a certains jours,
+faisait un repas sacre au Capitole. [14] Aux fetes solennelles, des tables
+etaient dressees dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A
+l'origine, les pontifes presidaient a ces repas; plus tard on delegua ce
+soin a des pretres speciaux que l'on appela _epulones_.
+
+Ces vieilles coutumes nous donnent une idee du lien etroit qui unissait
+les membres d'une cite. L'association humaine etait une religion; son
+symbole etait un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces
+petites societes primitives rassemblee tout entiere, du moins les chefs de
+famille, a une meme table, chacun vetu de blanc et portant sur la tete une
+couronne; tous font ensemble la libation, recitent une meme priere,
+chantent les memes hymnes, mangent la meme nourriture preparee sur le meme
+autel; au milieu d'eux les aieux sont presents, et les dieux protecteurs
+partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'interet, ni
+une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement
+accomplie en presence des dieux de la cite.
+
+
+_2 Les fetes et le calendrier._
+
+De tout temps et dans toutes les societes, l'homme a voulu honorer ses
+dieux par des fetes; il a etabli qu'il y aurait des jours pendant lesquels
+le sentiment religieux regnerait seul dans son ame, sans etre distrait par
+les pensees et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journees qu'il a
+a vivre, il a fait la part des dieux.
+
+Chaque ville avait ete fondee avec des rites qui, dans la pensee des
+anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux
+nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fut rajeunie chaque annee
+par une nouvelle ceremonie religieuse; on appelait cette fete le jour
+natal; tous les citoyens devaient la celebrer.
+
+Tout ce qui etait sacre donnait lieu a une fete. Il y avait la fete de
+l'enceinte de la ville, _amburbalia_, celle des limites du territoire,
+_ambarvalia_. Ces jours-la, les citoyens formaient une grande procession,
+vetus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour
+de la ville ou du territoire en chantant des prieres; en tete marchaient
+les pretres, conduisant des victimes, qu'on immolait a la fin de la
+ceremonie. [15]
+
+Venait ensuite la fete du fondateur. Puis chacun des heros de la cite,
+chacune de ces ames que les hommes invoquaient comme protectrices,
+reclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien
+d'autres, jusqu'a la nourrice de Romulus et a la mere d'Evandre. Athenes
+avait, de meme, la fete de Cecrops, celle d'Erechthee, celle de Thesee; et
+elle celebrait chacun des heros du pays, le tuteur de Thesee, et
+Eurysthee, et Androgee, et une foule d'autres.
+
+Il y avait encore les fetes des champs, celle du labour, celle des
+semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grece comme en
+Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur etait accompagne de
+sacrifices, et on executait les travaux en recitant des hymnes sacres. A
+Rome, les pretres fixaient, chaque annee, le jour ou devaient commencer
+les vendanges, et le jour ou l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout etait
+regle par la religion. C'etait la religion qui ordonnait de tailler la
+vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiete a offrir aux dieux
+une libation avec le vin d'une vigne non taillee. [16]
+
+Toute cite avait une fete pour chacune des divinites qu'elle avait
+adoptees comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A
+mesure que le culte d'une divinite nouvelle s'introduisait dans la cite,
+il fallait trouver dans l'annee un jour a lui consacrer. Ce qui
+caracterisait ces fetes religieuses, c'etait l'interdiction du travail,
+l'obligation d'etre joyeux, le chant et les jeux en public. La religion
+athenienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-la de vous faire tort les
+uns aux autres. [17]
+
+Le calendrier n'etait pas autre chose que la succession des fetes
+religieuses. Aussi etait-il etabli par les pretres. A Rome on fut
+longtemps sans le mettre en ecrit; le premier jour du mois, le pontife,
+apres avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles
+fetes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait
+_calatio_, d'ou vient le nom de calendes qu'on donnait a ce jour-la.
+
+Le calendrier n'etait regle ni sur le cours de la lune, ni sur le cours
+apparent du soleil; il n'etait regle que par les lois de la religion, lois
+mysterieuses que les pretres connaissaient seuls. Quelquefois la religion
+prescrivait de raccourcir l'annee, et quelquefois de l'allonger. On peut
+se faire une idee des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les
+Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six.
+[18]
+
+On concoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien a
+celui d'une autre, puisque la religion n'etait pas la meme entre elles, et
+que les fetes comme les dieux differaient. L'annee n'avait pas la meme
+duree d'une ville a l'autre. Les mois ne portaient pas le meme nom;
+Athenes les nommait tout autrement que Thebes, et Rome tout autrement que
+Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois etait tire
+ordinairement de la principale fete qu'il contenait; or, les fetes
+n'etaient pas les memes. Les cites ne s'accordaient pas pour faire
+commencer l'annee a la meme epoque, ni pour compter la serie de leurs
+annees a partir d'une meme date. En Grece, la fete d'Olympie devint a la
+longue une date commune, mais qui n'empecha pas chaque cite d'avoir son
+annee particuliere. En Italie, chaque ville comptait les annees a partir
+du jour de sa fondation.
+
+
+_3 Le cens._
+
+Parmi les ceremonies les plus importantes de la religion de la cite, il y
+en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans
+a Athenes; [19] on ne l'accomplissait a Rome que tous les quatre ans. Les
+rites qui y etaient observes et le nom meme qu'elle portait, indiquent que
+cette ceremonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par
+les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquee etait
+une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la purete des
+intentions etaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans
+la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours
+craindre d'avoir commis quelque negligence, quelque omission ou quelque
+erreur, et l'on n'etait jamais sur de n'etre pas sous le coup de la colere
+ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur
+de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui etait charge de
+l'accomplir (c'etait a Rome le censeur; avant le censeur c'etait le
+consul; avant le consul, le roi), commencait par s'assurer, a l'aide des
+auspices, que les dieux agreeraient la ceremonie. Puis il convoquait le
+peuple par l'intermediaire d'un heraut, qui se servait a cet effet d'une
+formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se reunissaient
+hors des murs; la, tous etant en silence, le magistrat faisait trois fois
+le tour de l'assemblee, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un
+porc, un taureau (_suovetaurile_); la reunion de ces trois animaux
+constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice
+expiatoire. Des pretres et des victimaires suivaient la procession; quand
+le troisieme tour etait acheve, le magistrat prononcait une formule de
+priere, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute
+souillure etait effacee, toute negligence dans le culte reparee, et la
+cite etait en paix avec ses dieux.
+
+Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses
+etaient necessaires: l'une etait qu'aucun etranger ne se glissat parmi les
+citoyens, ce qui eut trouble et funeste la ceremonie; l'autre etait que
+tous les citoyens y fussent presents, sans quoi la cite aurait pu garder
+quelque souillure. Il fallait donc que cette ceremonie religieuse fut
+precedee d'un denombrement des citoyens. A Rome et a Athenes on les
+comptait avec un soin tres-scrupuleux; il est probable que leur nombre
+etait prononce par le magistrat dans la formule de priere, comme il etait
+ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur redigeait de la
+ceremonie.
+
+La perte du droit de cite etait la punition de l'homme qui ne s'etait pas
+fait inscrire. Cette severite s'explique. L'homme qui n'avait pas pris
+part a l'acte religieux, qui n'avait pas ete purifie, pour qui la priere
+n'avait pas ete dite ni la victime immolee, ne pouvait plus etre un membre
+de la cite. Vis-a-vis des dieux, qui avaient ete presents a la ceremonie,
+il n'etait plus citoyen. [21]
+
+On peut juger de l'importance de cette ceremonie par le pouvoir exorbitant
+du magistrat qui y presidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice,
+rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les senateurs, la les
+chevaliers, ailleurs les tribus. Maitre absolu ce jour-la, il fixait la
+place de chaque homme dans les differentes categories. Puis, tout le monde
+etant range suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacre. Or,
+il resultait de la qu'a partir de ce jour jusqu'a la lustration suivante,
+chaque homme conservait dans la cite le rang que le censeur lui avait
+assigne dans la ceremonie. Il etait senateur s'il avait compte ce jour-la
+parmi les senateurs; chevalier, s'il avait figure parmi les chevaliers.
+Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle
+il avait ete ce jour-la; et meme, si le magistrat avait refuse de
+l'admettre dans la ceremonie, il n'etait plus citoyen. Ainsi, la place que
+chacun avait occupee dans l'acte religieux et ou les dieux l'avaient vu,
+etait celle qu'il gardait dans la cite pendant quatre ans. L'immense
+pouvoir des censeurs est venu de la.
+
+A cette ceremonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs
+enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, etaient, en
+quelque facon, purifies en la personne du chef de famille. C'est pour cela
+qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'enumeration des
+personnes et des choses qui dependaient de lui.
+
+La lustration etait accomplie au temps d'Auguste avec la meme exactitude
+et les memes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la
+regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'Etat y voyaient
+au moins une excellente mesure d'administration.
+
+
+_4 La religion dans l'assemblee, au Senat, au tribunal, a l'armee; le
+triomphe._
+
+Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fit
+intervenir les dieux. Comme on etait sous l'empire de cette idee qu'ils
+etaient tour a tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme
+n'osait jamais agir sans etre sur qu'ils lui fussent favorables.
+
+Le peuple ne se reunissait en assemblee qu'aux jours ou la religion le lui
+permettait. On se souvenait que la cite avait eprouve un desastre un
+certain jour; c'etait, sans nul doute, que ce jour-la les dieux avaient
+ete ou absents ou irrites; sans doute encore ils devaient l'etre chaque
+annee a pareille epoque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce
+jour etait a tout jamais nefaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait
+pas, la vie publique etait suspendue.
+
+A Rome, avant d'entrer en seance, il fallait que les augures assurassent
+que les dieux etaient propices. L'assemblee commencait par une priere que
+l'augure prononcait et que le consul repetait apres lui. Il en etait de
+meme chez les Atheniens: l'assemblee commencait toujours par un acte
+religieux. Des pretres offraient un sacrifice; puis on tracait un grand
+cercle en repandant a terre de l'eau lustrale, et c'etait dans ce cercle
+sacre que les citoyens se reunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prit
+la parole, une priere etait prononcee devant le peuple silencieux. On
+consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque
+signe d'un caractere funeste, l'assemblee se separait aussitot. [23]
+
+La tribune etait un lieu sacre, et l'orateur n'y montait qu'avec une
+couronne sur la tete. [24]
+
+Le lieu de reunion du senat de Rome etait toujours un temple. Si une
+seance avait ete tenue ailleurs que dans un lieu sacre, les decisions
+prises eussent ete entachees de nullite; car les dieux n'y eussent pas ete
+presents. Avant toute deliberation, le president offrait un sacrifice et
+prononcait une priere. Il y avait dans la salle un autel ou chaque
+senateur, en entrant, repandait une libation en invoquant les dieux. [25]
+
+Le senat d'Athenes n'etait guere different. La salle renfermait aussi un
+autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au debut de chaque
+seance. Tout senateur en entrant s'approchait de l'autel et prononcait une
+priere. Tant que durait la seance, chaque senateur portait une couronne
+sur la tete comme dans les ceremonies religieuses. [26]
+
+On ne rendait la justice dans la cite, a Rome comme a Athenes, qu'aux
+jours que la religion indiquait comme favorables. A Athenes, la seance du
+tribunal avait lieu pres d'un autel et commencait par un sacrifice. [27]
+Au temps d'Homere, les juges s'assemblaient " dans un cercle sacre ".
+
+Festus dit que dans les rituels des Etrusques se trouvait l'indication de
+la maniere dont on devait fonder une ville, consacrer un temple,
+distribuer les curies et les tribus en assemblee, ranger une armee en
+bataille. Toutes ces choses etaient marquees dans les rituels, parce que
+toutes ces choses touchaient a la religion.
+
+Dans la guerre la religion etait pour le moins aussi puissante que dans la
+paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des colleges de pretres
+appeles feciaux qui presidaient, comme les herauts chez les Grecs, a
+toutes les ceremonies sacrees auxquelles donnaient lieu les relations
+internationales. Un fecial, la tete voilee, une couronne sur la tete,
+declarait la guerre en prononcant une formule sacramentelle. En meme
+temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait
+solennellement le temple de la divinite la plus ancienne et la plus
+veneree de l'Italie. Avant de partir pour une expedition, l'armee etant
+rassemblee, le general prononcait des prieres et offrait un sacrifice. Il
+en etait exactement de meme a Athenes et a Sparte. [29]
+
+L'armee en campagne presentait l'image de la cite; sa religion la suivait.
+Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinites. Toute armee
+grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait
+nuit et jour le feu sacre. [30] Une armee romaine etait accompagnee
+d'augures et de pullaires; toute armee grecque avait un devin.
+
+Regardons une armee romaine au moment ou elle se dispose au combat. Le
+consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses
+entrailles doivent indiquer la volonte des dieux. Un aruspice les examine,
+et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la
+bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus
+heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le
+fond de l'art militaire chez les Romains etait de n'etre jamais oblige de
+combattre malgre soi, quand les dieux etaient contraires. C'est pour cela
+qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle.
+
+Regardons maintenant une armee grecque, et prenons pour exemple la
+bataille de Platee. Les Spartiates sont ranges en ligne, chacun a son
+poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tete, et les joueurs de
+flute font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arriere des
+rangs, egorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes
+favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre
+victimes sont successivement immolees. Pendant ce temps, la cavalerie
+perse approche, lance ses fleches, tue un assez grand nombre de
+Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier pose a leurs
+pieds, sans meme se mettre en defense contre les coups de l'ennemi. Ils
+attendent le signal des dieux. Enfin les victimes presentent les signes
+favorables; alors les Spartiates relevent leurs boucliers, mettent l'epee
+a la main, combattent et sont vainqueurs.
+
+Apres chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est la l'origine du
+triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'etait pas moins usite
+chez les Grecs. Cette coutume etait la consequence de l'opinion qui
+attribuait la victoire aux dieux de la cite. Avant la bataille, l'armee
+leur avait adresse une priere analogue a celle qu'on lit dans Eschyle: " A
+vous, dieux qui habitez et possedez notre territoire, si nos armes sont
+heureuses et si notre ville est sauvee, je vous promets d'arroser vos
+autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'etaler dans
+vos temples saints les trophees conquis par la lance. " [31] En vertu de
+cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armee rentrait dans la
+ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue
+procession et en chantant un hymne sacre, [Grec: thriambos]. [32]
+
+A Rome la ceremonie etait a peu pres la meme. L'armee se rendait en
+procession au principal temple de la ville; les pretres marchaient en tete
+du cortege, conduisant des victimes. Arrive au temple, le general immolait
+les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une
+couronne, comme il convenait dans une ceremonie sacree, et ils chantaient
+un hymne comme en Grece. Il vint, a la verite, un temps ou les soldats ne
+se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus,
+par des chansons de caserne ou des railleries contre leur general. Mais
+ils conserverent du moins l'usage de repeter de temps en temps le refrain,
+_Io triumphe_. [33] C'etait meme ce refrain qui donnait a la ceremonie son
+nom.
+
+Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans
+tous les actes. Elle etait partout presente, elle enveloppait l'homme.
+L'ame, le corps, la vie privee, la vie publique, les repas, les fetes, les
+assemblees, les tribunaux, les combats, tout etait sous l'empire de cette
+religion de la cite. Elle reglait toutes les actions de l'homme, disposait
+de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle
+gouvernait l'etre humain avec une autorite si absolue qu'il ne restait
+rien qui fut en dehors d'elle.
+
+Ce serait avoir une idee bien fausse de la nature humaine que de croire
+que cette religion des anciens etait une imposture et pour ainsi dire une
+comedie. Montesquieu pretend que les Romains ne se sont donne un culte que
+pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute
+religion qui en est venue a ne se soutenir que par cette raison d'utilite
+publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les
+Romains assujettissaient la religion a l'Etat; c'est le contraire qui est
+vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en etre
+convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits
+qui ont ete si communs dans d'autres societes entre l'Eglise et l'Etat.
+Mais cela tient uniquement a ce qu'a Rome, comme a Sparte et a Athenes,
+l'Etat etait asservi a la religion; ou plutot, l'Etat et la religion
+etaient si completement confondus ensemble qu'il etait impossible non
+seulement d'avoir l'idee d'un conflit entre eux, mais meme de les
+distinguer l'un de l'autre.
+
+
+NOTES
+
+[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athenee, V, 2.
+
+[2] Homere, _Odyssee_, III.
+
+[3] Athenee, X, 49.
+
+[4] Athenee, IV, 17; IV, 21. Herodote, VI, 57. Plutarque, _Cleomene_, 43.
+
+[5] Cet usage est atteste, pour Athenes, par Xenophon, _Gouv. d'Ath._, 2;
+le Scholiaste d'Aristophane, _Nuees_, 393; pour la Crete et la Thessalie,
+par des auteurs que cite Athenee, IV, 22; pour Argos, par une inscription,
+Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, _Nem._, XI; Theognis,
+269; Pausanias, V, 15; Athenee, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI,
+66.
+
+[6] Plutarque, _Solon_, 24. Athenee, VI, 26.
+
+[7] Demosthenes, _Pro corona_, 53. Aristote, _Politique_, VII, 1, 19.
+Pollux, VIII, 155.
+
+[8] Fragment de Sapho, dans Athenee, XV, 16.
+
+[9] Athenee, XV, 19.
+
+[10] Platon, _Lois_, XII, 956. Ciceron, _De legib._, II, 18. Virgile, V,
+70, 774; VII, 135; VIII, 274. De meme chez les Hindous, dans les actes
+religieux, il fallait porter une couronne et etre vetu de blanc.
+
+[11] Athenee, I, 58; IV, 32; XI, 66.
+
+[12] Athenee, IV, 19; IV, 20.
+
+[13] Aristote, _Politique_, IV, 9, 3.
+
+[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59.
+
+[15] Tibulle, II, 1. Festus, v _Amburbiales_.
+
+[16] Varron, VI, 16. Virgile, _Georg._, I, 340-350. Pline, XVIII. Festus,
+v _Vinalia_. Plutarque, _Quest. rom._, 40; _Numa_, 14.
+
+[17] Loi de Solon, citee par Demosthenes, _in Timocrat_.
+
+[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27.
+
+[19] Diogene Laerce, _Vie de Socrate_, 23. Harpocration, [Grec:
+Pharmachos]. De meme on purifiait chaque annee le foyer domestique:
+Eschyle, _Choeph._, 966.
+
+[20] Varron, _L. L._, VI, 86. Valere-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44;
+III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, _ad Eclog._, X, 55; _ad
+Aen._, VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on
+peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans
+toutes les villes aussi bien qu'a Rome. Ce qui l'a fait attribuer a
+Servius, c'est precisement qu'il l'a modifiee, comme nous le verrons plus
+tard.
+
+[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration;
+aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velleius, II, 15.
+
+[22] Aristophane, _Acharn._, 44. Eschine, _in Timarch._, 1, 21; _in
+Ctesiph._, 176, et Scholiaste. Dinarque, _in Aristog._, 14.
+
+[23] Aristophane, _Acharn._, 171.
+
+[24] Aristophane, _Thesmoph._, 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos
+haen tois legousi stephanousthai proton.]
+
+[25] Varron cite par Aulu-Gelle, XIV, 7. Ciceron, _ad Famil._, X, 12.
+Suetone, _Aug._, 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153.
+
+[26] Andocide, _De myst._, 44; _De red._, 15. Antiphon, _Pro chor._, 45.
+Lycurgue, _in Leocr._, 122. Demosthenes, _in Midiam_, 114. Diodore, XIV,
+4.
+
+[27] Aristophane, _Guepes_, 860-865. Homere, _Iliade_, XVIII, 504.
+
+[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14.
+
+[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xenophon, _Hellen._, VI, 5.
+
+[30] Herodote, VIII, 6. Plutarque, _Agesilas_, 6; _Publicola_, 17.
+Xenophon, _Gouv. de Laced._, 14. Denys, IX, 6. Stobee, 42. Julius
+Obsequens, 12, 116.
+
+[31] Eschyle, _Sept chefs_, 252-260. Euripide, _Phenic._, 573.
+
+[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe].
+
+[33] Varron, _L. L._, VI, 64. Pline, _H. N._, VII, 56. Macrobe, I, 19.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+LES RITUELS ET LES ANNALES.
+
+
+Le caractere et la vertu de la religion des anciens n'etait pas d'elever
+l'intelligence humaine a la conception de l'absolu, d'ouvrir a l'avide
+esprit une route eclatante au bout de laquelle il put entrevoir Dieu.
+Cette religion etait un ensemble mal lie de petites croyances, de petites
+pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il
+n'y avait pas a reflechir, a se rendre compte. Le mot religion ne
+signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un
+corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mysteres
+qui sont en nous et autour de nous; ce meme mot, chez les anciens,
+signifiait rites, ceremonies, actes de culte exterieur. La doctrine etait
+peu de chose; c'etaient les pratiques qui etaient l'important; c'etaient
+elles qui etaient obligatoires et qui _liaient_ l'homme (_ligare,
+religio_). La religion etait un lien materiel, une chaine qui tenait
+l'homme esclave. L'homme se l'etait faite, et il etait gouverne par elle.
+Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en
+face. Des dieux, des heros, des morts reclamaient de lui un culte
+materiel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et
+plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis.
+
+Leur amitie, l'homme y comptait peu. C'etaient des dieux envieux,
+irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec
+l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux.
+Il croyait a leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent
+pas. Meme ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il
+craignait incessamment d'etre trahi par eux. Encourir la haine de ces
+etres invisibles etait sa grande inquietude. Il etait occupe toute sa vie
+a les apaiser, _paces deorum quaerere_, dit le poete. Mais le moyen de les
+contenter? Le moyen surtout d'etre sur qu'on les contentait et qu'on les
+avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules.
+Telle priere, composee de tels mots, avait ete suivie du succes qu'on
+avait demande, c'etait sans doute qu'elle avait ete entendue du dieu,
+qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait ete puissante, plus
+puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui resister. On conserva donc
+les termes mysterieux et sacres de cette priere. Apres le pere, le fils
+les repeta. Des qu'on sut ecrire, on les mit en ecrit. Chaque famille, du
+moins chaque famille religieuse, eut un livre ou etaient contenues les
+formules dont les ancetres s'etaient servis et auxquelles les dieux
+avaient cede. [1] C'etait une arme que l'homme employait contre
+l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une
+syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait etre chantee.
+Car alors la priere eut perdu sa force, et les dieux fussent restes
+libres.
+
+Mais la formule n'etait pas assez: il y avait encore des actes exterieurs
+dont le detail etait minutieux et immuable. Les moindres gestes du
+sacrificateur et les moindres parties de son costume etaient regles. En
+s'adressant a un dieu, il fallait avoir la tete voilee; a un autre, la
+tete decouverte; pour un troisieme, le pan de la toge devait etre releve
+sur l'epaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y
+avait des prieres qui n'avaient d'efficacite que si l'homme, apres les
+avoir prononcees, pirouettait sur lui-meme de gauche a droite. La nature
+de la victime, la couleur de son poil, la maniere de l'egorger, la forme
+meme du couteau, l'espece de bois qu'on devait employer pour faire rotir
+les chairs, tout cela etait fixe pour chaque dieu par la religion de
+chaque famille ou de chaque cite. En vain le coeur le plus fervent
+offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables
+rites du sacrifice etait neglige, le sacrifice etait nul. Le moindre
+manquement faisait d'un acte sacre un acte impie. L'alteration la plus
+legere troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait
+les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela
+qu'Athenes etait severe pour le pretre qui changeait quelque chose aux
+anciens rites; [2] c'est pour cela que le senat de Rome degradait ses
+consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un
+sacrifice.
+
+Toutes ces formules et ces pratiques avaient ete leguees par les ancetres
+qui en avaient eprouve l'efficacite. Il n'y avait pas a innover. On devait
+se reposer sur ce que ces ancetres avaient fait, et la supreme piete
+consistait a faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance
+changeat: elle pouvait se modifier librement a travers les ages et prendre
+mille formes diverses, au gre de la reflexion des sages ou de
+l'imagination populaire. Mais il etait de la plus grande importance que
+les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas
+modifies. Aussi chaque cite avait-elle un livre ou tout cela etait
+conserve.
+
+L'usage des livres sacres etait universel chez les Grecs, chez les
+Romains, chez les Etrusques. [3.] Quelquefois le rituel etait ecrit sur
+des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athenes gravait ses rites
+sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent imperissables. Rome avait
+ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des ceremonies,
+et son recueil des _Indigitamenta_. Il n'y avait pas de ville qui n'eut
+aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en
+vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et
+le rhythme restaient immuables, et dans les fetes on continuait a chanter
+ces hymnes sans les comprendre.
+
+Ces livres et ces chants, ecrits par les pretres, etaient gardes par eux
+avec un tres-grand soin. On ne les montrait jamais aux etrangers. Reveler
+un rite ou une formule, c'eut ete trahir la religion de la cite et livrer
+ses dieux a l'ennemi. Pour plus de precaution, on les cachait meme aux
+citoyens, et les pretres seuls pouvaient en prendre connaissance.
+
+Dans la pensee de ces peuples, tout ce qui etait ancien etait respectable
+et sacre. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui etait chere, il
+disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la meme expression.
+Les villes tenaient fort a leur passe, parce que c'etait dans le passe
+qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les regles de leur
+religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'etait sur des
+souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire
+avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour
+nous. Elle a existe longtemps avant les Herodote et les Thucydide; ecrite
+ou non ecrite, simple tradition orale ou livre, elle a ete contemporaine
+de la naissance des cites. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure
+qu'elle fut, qui ne mit la plus grande attention a conserver le souvenir
+de ce qui s'etait passe en elle. Ce n'etait pas de la vanite, c'etait de
+la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car
+tout dans son histoire se liait a son culte.
+
+L'histoire commencait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le
+nom sacre du fondateur. Elle se continuait par la legende des dieux de la
+cite, des heros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison
+de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les
+prodiges que les dieux du pays avaient operes et par lesquels ils avaient
+manifeste leur puissance, leur bonte, ou leur colere. On y decrivait les
+ceremonies par lesquelles les pretres avaient habilement detourne un
+mauvais presage; ou apaise les rancunes des dieux. On y mettait quelles
+epidemies avaient frappe la cite et par quelles formules saintes on les
+avait gueries, quel jour un temple avait ete consacre et pour quel motif
+un sacrifice avait ete etabli. On y inscrivait tous les evenements qui
+pouvaient se rapporter a la religion, les victoires qui prouvaient
+l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux
+combattre, les defaites qui indiquaient leur colere et pour lesquelles il
+avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela etait ecrit pour
+l'enseignement et la piete des descendante. Toute cette histoire etait la
+preuve materielle de l'existence des dieux nationaux; car les evenements
+qu'elle contenait etaient la forme visible sous laquelle ces dieux
+s'etaient reveles d'age en age. Meme parmi ces faits il y en avait
+beaucoup qui donnaient lieu a des fetes et a des sacrifices annuels.
+L'histoire de la cite disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et
+tant ce qu'il devait adorer.
+
+Aussi cette histoire etait-elle ecrite par des pretres. Rome avait ses
+annales des pontifes; les pretres sabins, les pretres samnites, les
+pretres etrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est
+reste le souvenir des livres ou annales sacrees d'Athenes, de Sparte, de
+Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grece,
+au temps d'Adrien, les pretres de chaque ville lui raconterent les
+vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient
+apprises dans leurs annales.
+
+Cette sorte d'histoire etait toute locale. Elle commencait a la fondation,
+parce que ce qui etait anterieur a cette date n'interessait en rien la
+cite; et c'est pourquoi les anciens ont si completement ignore leurs
+origines. Elle ne rapportait aussi que les evenements dans lesquels la
+cite s'etait trouvee engagee, et elle ne s'occupait pas du reste de la
+terre. Chaque cite avait son histoire speciale, comme elle avait sa
+religion et son calendrier.
+
+On peut croire que ces annales des villes etaient fort seches, fort
+bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'etaient pas une oeuvre
+d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les ecrivains,
+les conteurs comme Herodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est
+sortie alors des mains des pretres et s'est transformee. Malheureusement,
+ces beaux et brillants ecrits nous laissent encore regretter les vieilles
+annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les
+croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent
+avoir ete tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne
+faisait pas de copie et que les pretres seuls lisaient, ont tous peri, et
+il ne nous en est reste qu'un faible souvenir.
+
+Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on
+serait peut-etre en droit de rejeter tout ce que la Grece et Rome nous
+racontent de leurs antiquites; tous ces recits, qui nous paraissent si peu
+vraisemblables, parce qu'ils s'ecartent de nos habitudes et de notre
+maniere de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de
+l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est reste des vieilles
+annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur
+histoire. Chaque ville avait des archives ou les faits etaient
+religieusement deposes a mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres
+sacres chaque page etait contemporaine de l'evenement qu'elle racontait.
+Il etait materiellement impossible d'alterer ces documents, car les
+pretres en avaient la garde, et la religion etait grandement interessee a
+ce qu'ils restassent inalterables. Il n'etait meme pas facile au pontife,
+a mesure qu'il en ecrivait les lignes, d'y inserer sciemment des faits
+contraires a la verite. Car on croyait que tout evenement venait des
+dieux, qu'il revelait leur volonte, qu'il donnait lieu pour les
+generations suivantes a des souvenirs pieux et meme a des actes sacres;
+tout evenement qui se produisait dans la cite faisait aussitot partie de
+la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il
+y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, resultat de la credulite, de la
+predilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais
+le mensonge volontaire ne se concoit pas; car il eut ete impie; il eut
+viole la saintete des annales et altere la religion. Nous pouvons donc
+croire que dans ces vieux livres, si tout n'etait pas vrai, du moins il
+n'y avait rien que le pretre ne crut vrai. Or c'est, pour l'historien qui
+cherche a percer l'obscurite de ces vieux temps, un puissant motif de
+confiance, que de savoir que, s'il a affaire a des erreurs, il n'a pas
+affaire a l'imposture. Ces erreurs memes, ayant encore l'avantage d'etre
+contemporaines des vieux ages qu'il etudie, peuvent lui reveler, sinon le
+detail des evenements, du moins les croyances sinceres des hommes.
+
+Ces annales, a la verite, etaient tenues secretes; ni Herodote ni Tite-
+Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent
+qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des
+fragments a la connaissance des historiens.
+
+Il y avait d'ailleurs, a cote des annales, documents ecrits et
+authentiques, une tradition orale qui se perpetuait parmi le peuple d'une
+cite: non pas tradition vague et indifferente comme le sont les notres,
+mais tradition chere aux villes, qui ne variait pas au gre de
+l'imagination, et qu'on n'etait pas libre de modifier; car elle faisait
+partie du culte, et elle se composait de recits et de chants qui se
+repetaient d'annee en annee dans les fetes de la religion. Ces hymnes
+sacres et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpetuellement
+la tradition.
+
+Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eut l'exactitude des
+annales. Le desir de louer les dieux pouvait etre plus fort que l'amour de
+la verite. Pourtant elle devait etre au moins le reflet des annales, et se
+trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les pretres qui redigeaient
+et qui lisaient celles-ci, etaient les memes qui presidaient aux fetes ou
+les vieux recits etaient chantes.
+
+Il vint d'ailleurs un temps ou ces annales furent divulguees; Rome finit
+par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent
+connues; les pretres des villes grecques ne se firent plus scrupule de
+raconter ce que les leurs contenaient. On etudia, on compulsa ces
+monuments authentiques. Il se forma une ecole d'erudits, depuis Varron et
+Verrius Flaccus, jusqu'a Aulu-Gelle et Macrobe. La lumiere se fit sur
+toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'etaient
+glissees dans la tradition, et que les historiens de l'epoque precedente
+avaient repetees; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et
+que l'or avait ete paye aux Gaulois. L'age de la critique historique
+commenca. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui
+remontait aux sources, et etudiait les annales, n'y ait rien trouve qui
+lui ait donne le droit de rejeter l'ensemble historique que les Herodote
+et les Tite-Live avaient construit.
+
+
+NOTES
+
+[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Ciceron, _Brutus_, 16. Aulu-Gelle, XIII,
+19.
+
+[2] Demosthenes, _in Neoeram_, 116, 117.
+
+[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, _contre Colotes_, 17. Pollux, VIII, 128.
+Pline, _H. N._, XIII, 21. Valere-Maxime, I, i, 3. Varron, _L. L._, VI, 16.
+Censorinus, 17. Festus, v _Rituales_.
+
+[4] Plutarque, _Thesee_, 16. Tacite, _Ann._, IV, 43. Elien, _H. V._, II,
+39.
+
+[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Ciceron, _De divin._, II, 41; I, 33;
+II, 23. Censorinus, 12, 17. Suetone, _Claude_, 42. Macrobe, I, 12; V, 19.
+Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurele, IV, 4.
+
+[6] Plutarque, _contre Colotes_, 17; _Solon_, 11; _Morales_, p. 869.
+Athenee, XI, 49. Tacite, _Annales_, IV, 43.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+GOUVERNEMENT DE LA CITE. LE ROI.
+
+
+_1 Autorite religieuse du roi._
+
+Il ne faut pas se representer une cite, a sa naissance, deliberant sur le
+gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois,
+combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouverent
+et que les gouvernements s'etablirent. Les institutions politiques de la
+cite naquirent avec la cite elle-meme, le meme jour qu'elle; chaque membre
+de la cite les portait en lui-meme; car elles etaient en germe dans les
+croyances et la religion de chaque homme.
+
+La religion prescrivait que le foyer eut toujours un pretre supreme. Elle
+n'admettait pas que l'autorite sacerdotale fut partagee. Le foyer
+domestique avait un grand-pretre, qui etait le pere de famille; le foyer
+de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de meme
+son chef religieux, que les Atheniens appelaient le roi de la tribu. La
+religion de la cite devait avoir aussi son pretre supreme.
+
+Ce pretre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui
+donnait d'autres titres; comme il etait, avant tout, pretre du prytanee,
+les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils
+l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous
+devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient
+le foyer, il fait le sacrifice et prononce la priere, il preside aux repas
+religieux.
+
+Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grece
+etaient des pretres. On lit dans Aristote: " Le soin des sacrifices
+publics de la cite appartient, suivant la coutume religieuse, non a des
+pretres speciaux, mais a ces hommes qui tiennent leur dignite du foyer, et
+que l'on appelle, ici rois, la prytanes, ailleurs archontes. " [1] Ainsi
+parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cites
+grecques. Ce passage si precis prouve d'abord que les trois mots roi,
+prytane, archonte, ont ete longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un
+ancien historien, Charon de Lampsaque, ecrivant un livre sur les rois de
+Lacedemone, l'intitula: _Archontes et prytanes des Lacedemoniens_. [2] Il
+prouve encore que le personnage que l'on appelait indifferemment de l'un
+de ces trois noms, peut-etre de tous les trois a la fois, etait le pretre
+de la cite, et que le culte du foyer public etait la source de sa dignite
+et de sa puissance.
+
+Ce caractere sacerdotal de la royaute primitive est clairement indique par
+les ecrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaus s'adressent au
+roi d'Argos en ces termes: " Tu es le prytane supreme, et c'est toi qui
+veilles sur le foyer de ce pays. " [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de
+sa mere, dit a Menelas: " Il est juste que, fils d'Agamemnon, je regne
+dans Argos "; et Menelas lui repond: " As-tu donc en mesure, toi
+meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu
+en mesure d'egorger les victimes? " [4] La principale fonction d'un roi
+etait donc d'accomplir les ceremonies religieuses. Un ancien roi de
+Sicyone fut depose, parce que, sa main ayant ete souillee par un meurtre,
+il n'etait plus en etat d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus etre
+pretre, il ne pouvait plus etre roi.
+
+Homere et Virgile nous montrent les rois occupes sans cesse de ceremonies
+sacrees. Nous savons par Demosthenes que les anciens rois de l'Attique
+faisaient eux-memes tous les sacrifices qui etaient prescrits par la
+religion de la cite, et par Xenophon que les rois de Sparte etaient les
+chefs de la religion lacedemonienne. [6] Les lucumons etrusques etaient a
+la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7]
+
+Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les represente
+toujours comme des pretres. Le premier fut Romulus, qui etait instruit
+dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites
+religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart
+des fonctions sacerdotales; mais il previt que ses successeurs, ayant
+souvent des guerres a soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin
+des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand
+ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'etait
+qu'une sorte d'emanation de la royaute primitive.
+
+Ces rois-pretres etaient intronises avec un ceremonial religieux. Le
+nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un
+siege de pierre, le visage tourne vers le midi. A sa gauche etait assis un
+augure, la tete couverte de bandelettes sacrees, et tenant a la main le
+baton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononcait une
+priere, et posant la main sur la tete du roi, il suppliait les dieux de
+marquer par un signe visible que ce chef leur etait agreable. Puis, des
+qu'un eclair ou le vol des oiseaux avait manifeste l'assentiment des
+dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live decrit
+cette ceremonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu
+pour tous les rois, et apres les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle
+etait pratiquee encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison
+d'etre: comme le roi allait etre le chef supreme de la religion et que de
+ses prieres et de ses sacrifices le salut de la cite allait dependre, on
+avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi etait accepte par les
+dieux.
+
+Les anciens ne nous renseignent pas sur la maniere dont les rois de Sparte
+etaient elus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait
+intervenir dans l'election la volonte des dieux. On reconnait meme a de
+vieux usages, qui ont dure jusqu'a la fin de l'histoire de Sparte, que la
+ceremonie par laquelle on les consultait etait renouvelee tous les neuf
+ans; tant on craignait que le roi ne perdit les bonnes graces de la
+divinite. " Tous les neuf ans, dit Plutarque, les ephores choisissent une
+nuit tres-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux
+fixes vers le ciel. Voient-ils une etoile traverser d'un cote du ciel a
+l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute
+envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royaute jusqu'a ce qu'un
+oracle venu de Delphes les releve de leur decheance. " [9]
+
+
+_2 Autorite politique du roi._
+
+De meme que dans la famille l'autorite etait inherente au sacerdoce, et
+que le pere, a titre de chef du culte domestique, etait en meme temps juge
+et maitre, de meme, le grand-pretre de la cite en fut aussi le chef
+politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui confera la
+dignite et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a
+rien qui doive surprendre. On la trouve a l'origine de presque toutes les
+societes, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion
+qui puisse obtenir d'eux l'obeissance, soit que notre nature eprouve le
+besoin de ne se soumettre jamais a d'autre empire qu'a celui d'une idee
+morale.
+
+Nous avons dit combien la religion de la cite se melait a toutes choses.
+L'homme se sentait a tout moment dependre de ses dieux, et par consequent
+de ce pretre qui etait place entre eux et lui. C'etait ce pretre qui
+veillait sur le feu sacre; c'etait, comme dit Pindare, son culte de chaque
+jour qui sauvait chaque jour la cite. [10] C'etait lui qui connaissait les
+formules de priere auxquelles les dieux ne resistaient pas; au moment du
+combat, c'etait lui qui egorgeait la victime et qui attirait sur l'armee
+la protection des dieux. Il etait bien naturel qu'un homme arme d'une
+telle puissance fut accepte et reconnu comme chef. De ce que la religion
+se melait au gouvernement, a la justice, a la guerre, il resulta
+necessairement que le pretre fut en meme temps magistrat, juge et chef
+militaire. " Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois
+attributions: ils font les sacrifices, ils commandent a la guerre, et ils
+rendent la justice. " Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les memes termes
+au sujet des rois de Rome.
+
+Les regles constitutives de cette monarchie furent tres-simples, et il ne
+fut pas necessaire de les chercher longtemps; elles decoulerent des regles
+memes du culte. Le fondateur qui avait pose le foyer sacre en fut
+naturellement le premier pretre. L'heredite etait la regle constante, a
+l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fut celui d'une
+famille ou qu'il fut celui d'une cite, la religion prescrivait que le soin
+de l'entretenir passat toujours du pere au fils. Le sacerdoce fut donc
+hereditaire, et le pouvoir avec lui. [12]
+
+Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grece prouve d'une
+maniere frappante que la royaute appartint, a l'origine, a l'homme qui
+avait pose le foyer de la cite. On sait que la population des colonies
+ioniennes ne se composait pas d'Atheniens, mais qu'elle etait un melange
+de Pelasges, d'Eoliens, d'Abantes, de Cadmeens. Pourtant les foyers des
+cites nouvelles furent tous poses par des membres de la famille religieuse
+de Codrus. Il en resulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des
+hommes de leur race, les Pelasges un Pelasge, les Abantes un Abante, les
+Eoliens un Eolien, donnerent tous la royaute, dans leurs douze villes, aux
+Codrides. [13] Assurement ces personnages n'avaient pas acquis leur
+autorite par la force, car ils etaient presque les seuls Atheniens qu'il y
+eut dans cette nombreuse agglomeration. Mais comme ils avaient pose les
+foyers, c'etait a eux qu'il appartenait de les entretenir. La royaute leur
+fut donc deferee sans conteste, et resta hereditaire dans leur famille.
+Battos avait fonde Cyrene en Afrique: les Battiades y furent longtemps en
+possession de la dignite royale. Protis avait fonde Marseille: les
+Protiades, de pere en fils, y exercerent le sacerdoce et y jouirent de
+grands privileges.
+
+Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces
+anciennes cites. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut
+roi fut un soldat heureux. L'autorite decoula du culte du foyer. La
+religion fit le roi dans la cite, comme elle avait fait le chef de famille
+dans la maison. La croyance, l'indiscutable et imperieuse croyance, disait
+que le pretre hereditaire du foyer etait le depositaire des choses saintes
+et le gardien des dieux. Comment hesiter a obeir a un tel homme? Un roi
+etait un etre sacre; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en
+lui, non pas tout a fait un dieu, mais du moins " l 'homme le plus
+puissant pour conjurer la colere des dieux ", [14] l'homme sans le secours
+duquel nulle priere n'etait efficace, nul sacrifice n'etait accepte.
+
+Cette royaute demi-religieuse et demi-politique s'etablit dans toutes les
+villes, des leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans
+resistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas a l'origine des
+peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le penible
+enfantement des societes modernes. On sait combien de temps il a fallu,
+apres la chute de l'empire romain, pour retrouver les regles d'une societe
+reguliere. L'Europe a vu durant des siecles plusieurs principes opposes se
+disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser
+quelquefois a toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni
+dans l'ancienne Grece ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence
+pas par des conflits; les revolutions n'ont paru qu'a la fin. Chez ces
+populations, la societe s'est formee lentement, longuement, par degres, en
+passant de la famille a la tribu et de la tribu a la cite, mais sans
+secousses et sans luttes. La royaute s'est etablie tout naturellement,
+dans la famille d'abord, dans la cite plus tard. Elle ne fut pas imaginee
+par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une necessite qui etait
+manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siecles elle fut paisible,
+honoree, obeie. Les rois n'avaient pas besoin de la force materielle; ils
+n'avaient ni armee ni finances; mais soutenue par des croyances qui
+etaient puissantes sur l'ame, leur autorite etait sainte et inviolable.
+
+Une revolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royaute dans
+toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le
+coeur des hommes. Ce mepris mele de rancune qui s'attache d'ordinaire aux
+grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute dechue qu'elle etait, le
+respect et l'affection des hommes resterent attaches a sa memoire. On vit
+meme en Grece une chose qui n'est pas tres-commune dans l'histoire, c'est
+que dans les villes ou la famille royale ne s'eteignit pas, non-seulement
+elle ne fut pas expulsee, mais les memes hommes qui l'avaient depouillee
+du pouvoir, continuerent a l'honorer. A Ephese, a Marseille, a Cyrene, la
+famille royale, privee de sa puissance, resta entouree du respect des
+peuples et garda meme le titre et les insignes de la royaute. [15]
+
+Les peuples etablirent le regime republicain; mais le nom de roi, loin de
+devenir une injure, resta un titre venere. On a l'habitude de dire que ce
+mot etait odieux et meprise: singuliere erreur! les Romains l'appliquaient
+aux dieux dans leurs prieres. Si les usurpateurs n'oserent jamais prendre
+ce titre, ce n'etait pas qu'il fut odieux, c'etait plutot qu'il etait
+sacre. [16] En Grece la monarchie fut maintes fois retablie dans les
+villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se
+faire appeler rois et se contenterent d'etre appeles tyrans. Ce qui
+faisait la difference de ces deux noms, ce n'etait pas le plus ou le moins
+de qualites morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas
+roi un bon prince et tyran un mauvais. C'etait la religion qui les
+distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les
+fonctions de pretres et avaient tenu leur autorite du foyer; les tyrans de
+l'epoque posterieure n'etaient que des chefs politiques et ne devaient
+leur pouvoir qu'a la force ou a l'election.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Polit._, VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65.
+
+[2] Suidas, v [Grec: Chadon].
+
+[3] Eschyle, _Suppliantes_, 361 (357).
+
+[4] Euripide, _Oreste_, 1605.
+
+[5] Nicolas de Damas, dans les _Fragm. des. hist. grecs_, t. III, p. 394.
+
+[6] Demosthenes, _contre Neere_. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 13.
+
+[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4.
+
+[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80.
+
+[9] Plutarque, _Agis_, 11.
+
+[10] Pindare, _Nem._, XI, 5.
+
+[11] Aristote, _Politique_, III, 9.
+
+[12] Nous ne parlons ici que du premier age des cites. On verra plus loin
+qu'il vint un temps ou l'heredite cessa d'etre la regle, et nous dirons
+pourquoi, a Rome, la royaute ne fut pas hereditaire.
+
+[13] Herodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon.
+
+[14] Sophocle, _Oedipe roi_, 34.
+
+[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athenee, XIII, 576.
+
+[16] _Sanctitas regum_, Suetone, _Jules Cesar_, 6. Tite-Live, III, 39.
+Ciceron, _Republ._, I, 33.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+LE MAGISTRAT.
+
+
+La confusion de l'autorite politique et du sacerdoce dans le meme
+personnage n'a pas cesse avec la royaute. La revolution qui a etabli le
+regime republicain, n'a pas separe des fonctions dont le melange
+paraissait fort naturel et etait alors la loi fondamentale de la societe
+humaine. Le magistrat qui remplaca le roi fut comme lui un pretre en meme
+temps qu'un chef politique.
+
+Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacre de roi. [1] Ailleurs
+le nom de prytane, [2] qui lui fut conserve, indiqua sa principale
+fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prevalut. A Thebes, par
+exemple, le premier magistrat fut appele de ce nom; mais ce que Plutarque
+dit de cette magistrature montre qu'elle differait peu d'un sacerdoce. Cet
+archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3]
+comme il convenait a un pretre; la religion lui defendait de laisser
+croitre ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne,
+prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville
+de Platee avait aussi un archonte, et la religion de cette cite ordonnait
+que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fut vetu de blanc, [4]
+c'est-a-dire de la couleur sacree.
+
+Les archontes atheniens, le jour de leur entree en charge, montaient a
+l'acropole, la tete couronnee de myrte, et ils offraient un sacrifice a la
+divinite poliade. [5] C'etait aussi l'usage que dans l'exercice de leurs
+fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tete. [6] Or il est
+certain que la couronne, qui est devenue a la longue et est restee
+l'embleme de la puissance, n'etait alors qu'un embleme religieux, un signe
+exterieur qui accompagnait la priere et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf
+archontes, celui qu'on appelait Roi etait surtout le chef de la religion;
+mais chacun de ses collegues avait quelque fonction sacerdotale a remplir,
+quelque sacrifice a offrir aux dieux. [8]
+
+Les Grecs avaient une expression generale pour designer les magistrats;
+ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie litteralement ceux qui
+sont a accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idee
+qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces
+personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le
+salut de la cite.
+
+A Rome le premier acte du consul etait d'accomplir un sacrifice au forum.
+Des victimes etaient amenees sur la place publique; quand le pontife les
+avait declarees dignes d'etre offertes, le consul les immolait de sa main,
+pendant qu'un heraut commandait a la foule le silence religieux et qu'un
+joueur de flute faisait entendre l'air sacre. [10] Peu de jours apres, le
+consul se rendait a Lavinium, d'ou les penates romains etaient issus, et
+il offrait encore un sacrifice.
+
+Quand on examine avec un peu d'attention le caractere du magistrat chez
+les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'Etat des
+societes modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa
+personne. Il represente la cite, qui est une association religieuse au
+moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites,
+la priere, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus
+qu'un homme; il est l'intermediaire entre l'homme et la divinite. A sa
+fortune est attachee la fortune publique; il est comme le genie tutelaire
+de la cite. La mort d'un consul funeste la republique. [11] Quand le
+consul Claudius Neron quitte son armee pour voler au secours de son
+collegue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de
+cette armee; c'est que, privee de son chef, l'armee est en meme temps
+privee de la protection celeste; avec le consul sont partis les auspices,
+c'est-a-dire la religion et les dieux.
+
+Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des
+membres successivement detaches du consulat, reunirent comme lui des
+attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, a
+certains jours, le censeur, une couronne sur la tete, offrir un sacrifice
+au nom de la cite et frapper de sa main la victime. Les preteurs, les
+ediles curules presidaient a des fetes religieuses. [12] Il n'y avait pas
+de magistrat qui n'eut a accomplir quelque acte sacre; car dans la pensee
+des anciens toute autorite devait etre religieuse par quelque cote. Les
+tribuns de la plebe etaient les seuls qui n'eussent a accomplir aucun
+sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous
+verrons plus loin que leur autorite etait d'une nature tout a fait
+exceptionnelle.
+
+Le caractere sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout
+dans la maniere dont il etait elu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas
+que les suffrages des hommes fussent suffisants pour etablir le chef de la
+cite. Tant que dura la royaute primitive, il parut naturel que ce chef fut
+designe par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que
+le fils succedat au pere dans tout sacerdoce; la naissance semblait
+reveler assez la volonte des dieux. Lorsque les revolutions eurent
+supprime partout cette royaute, les hommes paraissent avoir cherche, pour
+suppleer a la naissance, un mode d'election que les dieux n'eussent pas a
+desavouer. Les Atheniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas
+de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une
+idee fausse de ce procede, dont on a fait un sujet d'accusation contre la
+democratie athenienne; et pour cela il est necessaire de penetrer dans la
+pensee des anciens. Pour eux le sort n'etait pas le hasard; le sort etait
+la revelation de la volonte divine. De meme qu'on y avait recours dans les
+temples pour surprendre les secrets d'en haut, de meme la cite y recourait
+pour le choix de son magistrat. On etait persuade que les dieux
+designaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette
+opinion etait celle de Platon lui-meme qui disait: " L'homme que le sort a
+designe, nous disons qu'il est cher a la divinite et nous trouvons juste
+qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses
+sacrees, laissant a la divinite le choix de ceux qui lui sont agreables,
+nous nous en remettons au sort. " La cite croyait ainsi recevoir ses
+magistrats des dieux. [13]
+
+Au fond les choses se passaient de meme a Rome. La designation du consul
+ne devait pas appartenir aux hommes. La volonte ou le caprice du peuple
+n'etait pas ce qui pouvait creer legitimement un magistrat. Voici donc
+comment le consul etait choisi. Un magistrat en charge, c'est-a-dire un
+homme deja en possession du caractere sacre et des auspices, indiquait
+parmi les jours fastes celui ou le consul devait etre nomme. Pendant la
+nuit qui precedait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixes au
+ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en meme temps qu'il
+prononcait mentalement le nom de quelques candidats a la magistrature.
+[14] Si les presages etaient favorables, c'est que les dieux agreaient ces
+candidats. Le lendemain, le peuple se reunissait au champ de Mars; le meme
+personnage qui avait consulte les dieux, presidait l'assemblee. Il disait
+a haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les
+auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un
+pour lequel les auspices n'eussent pas ete favorables, il omettait son
+nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui etaient prononces par
+le president. [16] Si le president ne nommait que deux candidats, le
+peuple votait pour eux necessairement; s'il en nommait trois, le peuple
+choisissait entre eux. Jamais l'assemblee n'avait le droit de porter ses
+suffrages sur d'autres hommes que ceux que le president avait designes;
+car pour ceux-la seulement les auspices avaient ete favorables et
+l'assentiment des dieux etait assure.
+
+Ce mode d'election, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers
+siecles de la republique, explique quelques traits de l'histoire romaine
+dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le
+peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que
+pourtant il ne le peut pas; c'est que le president n'a pas pris les
+auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montres
+favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls
+deux hommes qu'il deteste; [17] c'est que le president n'a prononce que
+deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas
+par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans
+qu'il soit possible d'en ecrire d'autres que ceux qui ont ete designes. Le
+peuple a qui l'on presente des candidats qui lui sont odieux, peut bien
+marquer sa colere en se retirant sans voter; il reste toujours dans
+l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote.
+
+On voit par la quelle etait la puissance du president des comices, et l'on
+ne s'etonne plus de l'expression consacree, _creat consules_, qui
+s'appliquait, non au peuple, mais au president des comices. C'etait de
+lui, en effet, plutot que du peuple, qu'on pouvait dire: Il cree les
+consuls; car c'etait lui qui decouvrait la volonte des dieux. S'il ne
+faisait pas les consuls, c'etait au moins par lui que les dieux les
+faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'a ratifier
+l'election, tout au plus jusqu'a choisir entre trois ou quatre noms, si
+les auspices s'etaient montres egalement favorables a trois ou quatre
+candidats.
+
+Il est hors de doute que cette maniere de proceder fut fort avantageuse a
+l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout
+cela qu'une ruse imaginee par elle. Une telle ruse ne se concoit pas dans
+les siecles ou l'on croyait a cette religion. Politiquement, elle etait
+inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la
+majorite dans les suffrages. Elle aurait meme pu tourner contre eux en
+investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication
+qu'on puisse donner de ces usages, ou plutot de ces rites de l'election,
+c'est que tout le monde croyait tres sincerement que le choix du magistrat
+n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer
+de la religion et de la fortune de la cite devait etre revele par la voix
+divine.
+
+La regle premiere pour l'election d'un magistrat etait celle que donne
+Ciceron: " Qu'il soit nomme suivant les rites. " Si, plusieurs mois apres,
+on venait dire au Senat que quelque rite avait ete neglige ou mal
+accompli, le Senat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obeissaient.
+Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il
+est permis de croire que le Senat fut bien aise de se debarrasser d'un
+consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on
+ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux.
+
+Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient designe l'archonte
+ou le consul, il y avait une sorte d'epreuve par laquelle on examinait le
+merite du nouvel elu. Mais cela meme va nous montrer ce que la cite
+souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne
+cherchait pas l'homme le plus courageux a la guerre, le plus habile ou le
+plus juste dans la paix, mais le plus aime des dieux. En effet, le senat
+athenien demandait au nouvel elu s'il avait quelque defaut corporel, s'il
+possedait un dieu domestique, si sa famille avait toujours ete fidele a
+son culte, si lui-meme avait toujours rempli ses devoirs envers les morts.
+[18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un defaut corporel, signe de la
+malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun
+sacerdoce, et, par consequent, d'exercer aucune magistrature; c'est que
+celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au
+culte national, et n'etait pas apte a faire les sacrifices au nom de la
+cite; c'est que si la famille n'avait pas ete toujours fidele a son culte,
+c'est-a-dire si l'un des ancetres avait commis un de ces actes qui
+blessaient la religion, le foyer etait a jamais souille, et les
+descendants detestes des dieux; c'est, enfin, que si lui-meme avait
+neglige le tombeau de ses morts, il etait expose a leurs redoutables
+coleres et etait poursuivi par des ennemis invisibles. La cite aurait ete
+bien temeraire de confier sa fortune a un tel homme. Voila les principales
+questions que l'on adressait a celui qui allait etre magistrat. Il
+semblait qu'on ne se preoccupat ni de son caractere ni de son
+intelligence. On tenait surtout a s'assurer qu'il etait apte a remplir les
+fonctions sacerdotales, et que la religion de la cite ne serait pas
+compromise dans ses mains.
+
+Cette sorte d'examen etait aussi en usage a Rome. Il est vrai que nous
+n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait
+repondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen etait fait
+par les pontifes. [19]
+
+
+NOTES
+
+[1] A Megare, a Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, _Corp. inscr._,
+1052.
+
+[2] Pindare, _Nemeennes_, XI.
+
+[3] Plutarque, _Quest. rom._, 40.
+
+[4] Id., _Aristide_, 21.
+
+[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, _Fragm._ 21 (coll. Didot).
+
+[6] Demosthenes, _in Midiam_, 38. Eschine, _in Timarch._, 19.
+
+[7] Plutarque, _Nicias_, 3; _Phocion_, 37. Ciceron, _in Verr._, IV, 50.
+
+[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.
+
+[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Herodote, I, 135;
+III, 18; Eschyle, _Pers._, 204; _Agam._, 1202; Euripide, _Trach._, 238.
+
+[10] Ciceron, _De lege agr._, II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3.
+
+[11] Tite-Live, XXVII, 40.
+
+[12] Varron, _L. L_., VI, 54. Athenee, XIV, 79.
+
+[13] Platon, _Lois_, III, 690; VI, 759. Comp. Demetrius de Phalore,
+_Fragm._, 4. Il est surprenant que les historiens modernes representent le
+tirage au sort comme une invention de la democratie athenienne. Il etait,
+au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque,
+_Pericles_, 9), et il parait aussi ancien que l'archontat lui-meme. Ce
+n'etait pas non plus un procede democratique; nous savons, en effet,
+qu'encore au temps de Lysias et de Demosthenes les noms de tous les
+citoyens n'etaient pas mis dans l'urne (Lysias, _or, de invalido_, c. 13;
+_in Andocidem_, c. 4); a plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou
+les Pentacosiomedimnes pouvaient etre archontes. Les textes de Platon
+montrent clairement quelle idee les anciens se faisaient du tirage au
+sort; la pensee qui le fit instituer pour des magistrats-pretres comme les
+archontes, ou pour des senateurs charges de fonctions sacrees comme les
+prytanes, fut une pensee religieuse et non pas une pensee egalitaire. Il
+est digne de remarque que, lorsque la democratie prit le dessus, elle
+garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne
+laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonca pour le choix des
+strateges qui eurent alors la veritable autorite. De sorte qu'il y avait
+tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'age
+aristocratique, et election pour celles qui dataient de l'age
+democratique.
+
+[14] Valere-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, _Marcellus_, 5.
+
+[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velleius, II, 92. Valere-Maxime, III, 8, 3.
+
+[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49.
+
+[17] Tite-Live, II, 42; II, 43.
+
+[18] Platon, _Lois_, VI. Xenophon, _Mem._, II. Pollux, VIII, 85, 86, 95.
+
+[19] Denys, II, 78.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+LA LOI.
+
+
+Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut
+d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cites etaient un
+ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prieres, en meme temps
+que de dispositions legislatives. Les regles du droit de propriete et du
+droit de succession y etaient eparses au milieu des regles des sacrifices,
+de la sepulture et du culte des morts.
+
+Ce qui nous est reste des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois
+royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie
+civile. L'une d'elles interdisait a la femme coupable d'approcher des
+autels; une autre defendait de servir certains mets dans les repas sacres,
+une troisieme disait quelle ceremonie religieuse un general vainqueur
+devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique
+plus recent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites
+religieux de la sepulture. L'oeuvre de Solon etait a la fois un code, une
+constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes
+y etaient regles, ainsi que les rites des noces et le culte des morts.
+
+Ciceron, dans son traite des Lois, trace le plan d'une legislation qui
+n'est pas tout a fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son
+code, il imite les anciens legislateurs. Or, voici les premieres lois
+qu'il ecrit: " Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; --
+que l'on entretienne les temples des peres et la demeure des Lares
+domestiques; -- que les pretres n'emploient dans les repas sacres que les
+mets prescrits; -- que l'on rende aux dieux Manes le culte qui leur est
+du. " Assurement le philosophe romain se preoccupait peu de cette vieille
+religion des Lares et des Manes; mais il tracait un code a l'image des
+codes anciens, et il se croyait tenu d'y inserer les regles du culte.
+
+A Rome, c'etait une verite reconnue qu'on ne pouvait pas etre un bon
+pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, reciproquement, que l'on
+ne pouvait pas connaitre le droit si l'on ne savait pas la religion. Les
+pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait
+presque aucun acte de la vie qui n'eut quelque rapport avec la religion,
+il en resultait que presque tout etait soumis aux decisions de ces
+pretres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges competents dans un nombre
+infini de proces. Toutes les contestations relatives au mariage, au
+divorce, aux droits civils et religieux des enfants, etaient portees a
+leur tribunal. Ils etaient juges de l'inceste comme du celibat. Comme
+l'adoption touchait a la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec
+l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'etait rompre l'ordre que
+la religion avait etabli pour la succession des biens et la transmission
+du culte; aussi le testament devait-il, a l'origine, etre autorise par le
+pontife. Comme les limites de toute propriete etaient marquees par la
+religion, des que deux voisins etaient en litige, ils devaient plaider
+devant le pontife ou devant des pretres qu'on appelait freres arvales.
+Voila pourquoi les memes hommes etaient pontifes et jurisconsultes; droit
+et religion ne faisaient qu'un. [1]
+
+A Athenes, l'archonte et le roi avaient a peu pres les memes attributions
+judiciaires que le pontife romain. [2]
+
+Le mode de generation des lois anciennes apparait clairement. Ce n'est pas
+un homme qui les a inventees. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre
+en ecrit les lois de leurs cites; ils ne les ont pas faites. Si nous
+entendons par legislateur un homme qui cree un code par la puissance de
+son genie et qui l'impose aux autres hommes, ce legislateur n'exista
+jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes
+du peuple. La pensee que le nombre des suffrages pouvait faire une loi,
+n'apparut que fort tard dans les cites, et seulement apres que deux
+revolutions les avaient transformees. Jusque-la les lois se presentent
+comme quelque chose d'antique, d'immuable, de venerable. Aussi vieilles
+que la cite, c'est le fondateur qui les a _posees_, en meme temps qu'il
+_posait_ le foyer, _moresque viris et moenia ponit_. Il les a instituees
+en meme temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas
+dire qu'il les ait imaginees lui-meme. Quel en est donc le veritable
+auteur? Quand nous avons parle plus haut de l'organisation de la famille
+et des lois grecques ou romaines qui reglaient la propriete, la
+succession, le testament, l'adoption, nous avons observe combien ces lois
+correspondaient exactement aux croyances des anciennes generations. Si
+l'on met ces lois en presence de l'equite naturelle, on les trouve souvent
+en contradiction avec elle, et il parait assez evident que ce n'est pas
+dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est
+alle les chercher. Mais que l'on mette ces memes lois en regard du culte
+des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de
+cette religion primitive, et l'on reconnaitra qu'elles sont avec tout cela
+dans un accord parfait.
+
+L'homme n'a pas eu a etudier sa conscience et a dire: Ceci est juste; ceci
+ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est ne le droit antique. Mais l'homme
+croyait que le foyer sacre, en vertu de la loi religieuse, passait du pere
+au fils; il en est resulte que la maison a ete un bien hereditaire.
+L'homme qui avait enseveli son pere dans son champ, croyait que l'esprit
+du mort prenait a jamais possession de ce champ et reclamait de sa
+posterite un culte perpetuel; il en est resulte que le champ, domaine du
+mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriete inalienable d'une
+famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et
+la loi a dit avec la religion: Le fils herite, la fille n'herite pas; le
+neveu par les males herite, non pas le neveu par les femmes. Voila comment
+la loi s'est faite; elle s'est presentee d'elle-meme et sans qu'on eut a
+la chercher. Elle etait la consequence directe et necessaire de la
+croyance; elle etait la religion meme s'appliquant aux relations des
+hommes entre eux.
+
+Les anciens disaient que leurs lois leur etaient venues des dieux. Les
+Cretois attribuaient les leurs, non a Minos, mais a Jupiter; les
+Lacedemoniens croyaient que leur legislateur n'etait pas Lycurgue, mais
+Apollon. Les Romains disaient que Numa avait ecrit sous la dictee d'une
+des divinites les plus puissantes de l'Italie ancienne, la deesse Egerie.
+Les Etrusques avaient recu leurs lois du dieu Tages. Il y a du vrai dans
+toutes ces traditions. Le veritable legislateur chez les anciens, ce ne
+fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi.
+
+Les lois resterent longtemps une chose sacree. Meme a l'epoque ou l'on
+admit que la volonte d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient
+faire une loi, encore fallait-il que la religion fut consultee et qu'elle
+fut an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimite des
+suffrages fut suffisante pour qu'il y eut une loi; il fallait encore que
+la decision du peuple fut approuvee par les pontifes et que les augures
+attestassent que les dieux etaient favorables a la loi proposee. [3] Un
+jour que les tribuns plebeiens voulaient faire adopter une loi par une
+assemblee des tribus, un patricien leur dit: " Quel droit avez-vous de
+faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez
+pas les auspices, vous qui dans vos assemblees n'accomplissez pas d'actes
+religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses
+sacrees, parmi lesquelles il faut compter la loi? " [4]
+
+On concoit d'apres cela le respect et l'attachement que les anciens ont
+eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre
+humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand
+Platon dit qu'obeir aux lois c'est obeir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer
+la pensee grecque lorsque, dans le _Criton_, il montre Socrate donnant sa
+vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait ecrit sur
+le rocher des Thermopyles: " Passant, va dire a Sparte que nous sommes
+morts ici pour obeir a ses lois. " La loi chez les anciens fut toujours
+sainte; au temps de la royaute elle etait la reine des rois; au temps des
+republiques elle fut la reine des peuples. Lui desobeir etait un
+sacrilege.
+
+En principe, la loi etait immuable, puisqu'elle etait divine. Il est a
+remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de
+nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction
+qu'il y eut entre elles. Le code de Dracon n'a pas ete aboli par celui de
+Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre ou la loi
+etait gravee etait inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se
+croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a ete la cause
+principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien.
+Des lois opposees et de differentes epoques s'y trouvaient reunies; et
+toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isee deux
+hommes se disputer un heritage; chacun d'eux allegue une loi en sa faveur;
+les deux lois sont absolument contraires et egalement sacrees. C'est ainsi
+que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui etablit le droit d'ainesse,
+et en ecrit une autre a cote qui prescrit le partage egal entre les
+freres.
+
+La loi antique n'a jamais de considerants. Pourquoi en aurait-elle? Elle
+n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont
+faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre
+d'autorite; les hommes lui obeissent parce qu'ils ont foi en elle.
+
+Pendant de longues generations, les lois n'etaient pas ecrites; elles se
+transmettaient de pere en fils, avec la croyance et la formule de priere.
+Elles etaient une tradition sacree qui se perpetuait autour du foyer de la
+famille ou du foyer de la cite.
+
+Le jour ou l'on a commence a les mettre en ecrit, c'est dans les livres
+sacres qu'on les a consignees, dans les rituels, au milieu des prieres et
+des ceremonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il
+ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacres de cette ville. [6] Denys
+d'Halicarnasse, qui avait consulte les documents originaux, dit qu'avant
+l'epoque des Decemvirs tout ce qu'il y avait a Rome de lois ecrites se
+trouvait dans les livres des pretres. [7] Plus tard la loi est sortie des
+rituels; on l'a ecrite a part; mais l'usage a continue de la deposer dans
+un temple, et les pretres en ont conserve la garde.
+
+Ecrites ou non, ces lois etaient toujours formulees en arrets tres-brefs,
+que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moise ou
+aux slocas du livre de Manou. Il y a meme grande apparence que les paroles
+de la loi etaient rhythmees. [8] Aristote dit qu'avant le temps ou les
+lois furent ecrites, on les chantait. [9] Il en est reste des souvenirs
+dans la langue; les Romains appelaient les lois _carmina_, des vers; les
+Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10]
+
+Ces vieux vers etaient des textes invariables. Y changer une lettre, y
+deplacer un mot, en alterer le rhythme, c'eut ete detruire la loi elle-
+meme, en detruisant la forme sacree sous laquelle elle s'etait revelee aux
+hommes. La loi etait comme la priere, qui n'etait agreable a la divinite
+qu'a la condition d'etre recitee exactement, et qui devenait impie si un
+seul mot y etait change. Dans le droit primitif, l'exterieur, la lettre
+est tout; il n'y a pas a chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne
+vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa
+formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrees qui la composent.
+
+Chez les anciens et surtout a Rome, l'idee du droit etait inseparable de
+l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une
+obligation a contracter; l'un devait dire: _Dari spondes?_ et l'autre
+devait repondre: _Spondeo_. Si ces mots-la n'etaient pas prononces, il n'y
+avait pas de contrat. En vain le creancier venait-il reclamer le payement
+de la dette, le debiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans
+ce droit antique, ce n'etait pas la conscience ni le sentiment du juste,
+c'etait la formule sacree. Cette formule prononcee entre deux hommes
+etablissait entre eux un lien de droit. Ou la formule n'etait pas, le
+droit n'etait pas.
+
+Les formes bizarres de l'ancienne procedure romaine ne nous surprendront
+pas, si nous songeons que le droit antique etait une religion, la loi un
+texte sacre, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec
+la loi, _agit lege_. Par l'enonce de la loi il saisit l'adversaire. Mais
+qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaitre les
+termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi
+n'existe plus et ne peut pas le defendre. Gaius raconte l'histoire d'un
+homme dont un voisin avait coupe les vignes; le fait etait constant; il
+prononca la loi. Mais la loi disait arbres, il prononca vignes; il perdit
+son proces.
+
+L'enonce de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement
+de signes exterieurs, qui etaient comme les rites de cette ceremonie
+religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procedure en justice.
+C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau
+de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher
+de la main, _mancipatio_; que, si l'on se disputait une propriete, il y
+avait combat fictif, _manuum consertio_. De la les formes de
+l'affranchissement, celles de l'emancipation, celles de l'action en
+justice, et toute la pantomime de la procedure.
+
+Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractere
+mysterieux de toute cette religion des cites. Les formules de la loi
+etaient tenues secretes comme celles du culte. Elle etait cachee a
+l'etranger, cachee meme au plebeien. Ce n'est pas parce que les patriciens
+avaient calcule qu'ils puiseraient une grande force dans la possession
+exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature,
+parut longtemps un mystere auquel on ne pouvait etre initie qu'apres
+l'avoir ete prealablement au culte national et au culte domestique.
+
+L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des
+principaux caracteres de ce droit. La religion etait purement civile,
+c'est-a-dire speciale a chaque cite; il n'en pouvait decouler aussi qu'un
+droit _civil_. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez
+les anciens. Quand ils disaient que le droit etait civil, _jus civile_,
+[Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cite
+avait son code, comme de nos jours chaque Etat a le sien. Ils voulaient
+dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une
+meme cite. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour etre soumis a ses
+lois et etre protege par elles; il fallait en etre citoyen. La loi
+n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour
+l'etranger. Nous verrons plus loin que l'etranger, domicilie dans une
+ville, ne pouvait ni y etre proprietaire, ni y heriter, ni tester, ni
+faire un contrat d'aucune sorte, ni paraitre devant les tribunaux
+ordinaires des citoyens. A Athenes, s'il se trouvait creancier d'un
+citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa
+dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui.
+
+Ces dispositions de l'ancien droit etaient d'une logique parfaite. Le
+droit n'etait pas ne de l'idee de la justice, mais de la religion, et il
+n'etait pas concu en dehors d'elle. Pour qu'il y eut un rapport de droit
+entre deux hommes, il fallait qu'il y eut deja entre eux un rapport
+religieux, c'est-a-dire qu'ils eussent le culte d'un meme foyer et les
+memes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communaute religieuse
+n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit put
+exister. Or ni l'esclave ni l'etranger n'avaient part a la religion de la
+cite. Un etranger et un citoyen pouvaient vivre cote a cote pendant de
+longues annees, sans qu'on concut la possibilite d'etablir un lien de
+droit entre eux. Le droit n'etait qu'une des faces de la religion. Pas de
+religion commune, pas de loi commune.
+
+
+NOTES
+
+[1] De la est venue cette vieille definition que les jurisconsultes ont
+conservee jusqu'a Justinien: _Jurisprudentia est rerum divinarum atque
+humanarum notitia._ Cf. Ciceron, _De legib._, II, 9; II, 19; _De arusp.
+resp._, 7. Denys, II, 73. Tacite, _Ann._, I, 10; _Hist._, I, 15. Dion
+Cassius, XLVIII, 44. Pline, _Hist. nat._, XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV,
+27.
+
+[2] Pollux, VIII, 90.
+
+[3] Denys, IX, 41; IX, 49.
+
+[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31.
+
+[5] Andocide, I, 82, 83. Demosthenes, _in Everg._, 71.
+
+[6] Varron, _L. L._, VI, 16.
+
+[7] Denys, X, I.
+
+[8] Elien, _H. V._, II, 39.
+
+[9] Aristote, _Probl._, XIX, 28.
+
+[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme,
+chant; voy. Plutarque, _De musica_, p. 1133; Pindare, _Pyth._, XII, 41;
+_fragm._ 190 (edit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, _Chev._, 9: [Grec:
+Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi].
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+LE CITOYEN ET L'ETRANGER.
+
+
+On reconnaissait le citoyen a ce qu'il avait part au culte de la cite, et
+c'etait de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et
+politiques. Renoncait-on au culte, on renoncait aux droits. Nous avons
+parle plus haut des repas publics, qui etaient la principale ceremonie du
+culte national. Or a Sparte celui qui n'y assistait pas, meme sans que ce
+fut par sa faute, cessait aussitot de compter parmi les citoyens. [1] A
+Athenes, celui qui ne prenait pas part a la fete des dieux nationaux,
+perdait le droit de cite. [2] A Rome, il fallait avoir ete present a la
+ceremonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3]
+L'homme qui n'y avait pas assiste, c'est-a-dire qui n'avait pas eu part a
+la priere commune et au sacrifice, n'etait plus citoyen jusqu'au lustre
+suivant.
+
+Si l'on veut donner la definition exacte du citoyen, il faut dire que
+c'est l'homme qui a la religion de la cite. [4] L'etranger, au contraire,
+est celui qui n'a pas acces au culte, celui que les dieux de la cite ne
+protegent pas et qui n'a pas meme le droit de les invoquer. Car ces dieux
+nationaux ne veulent recevoir de prieres et d'offrandes que du citoyen;
+ils repoussent l'etranger; l'entree de leurs temples lui est interdite et
+sa presence pendant le sacrifice est un sacrilege. Un temoignage de cet
+antique sentiment de repulsion nous est reste dans un des principaux rites
+du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir
+la tete voilee, " parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacres, dans
+l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un
+etranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient
+troubles ". [5] Un objet sacre, qui tombait momentanement aux mains d'un
+etranger, devenait aussitot profane; il ne pouvait recouvrer son caractere
+religieux que par une ceremonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'etait empare
+d'une ville et que les citoyens vinssent a la reprendre, il fallait avant
+toute chose que les temples fussent purifies et tous les foyers eteints et
+renouveles; le regard de l'etranger les avait souilles. [7]
+
+C'est ainsi que la religion etablissait entre le citoyen et l'etranger une
+distinction profonde et ineffacable. Cette meme religion, tant qu'elle fut
+puissante sur les ames, defendit de communiquer aux etrangers le droit de
+cite. Au temps d'Herodote, Sparte ne l'avait encore accorde a personne,
+excepte a un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de
+l'oracle. Athenes l'accordait quelquefois; mais avec quelles precautions!
+Il fallait d'abord que le peuple reuni votat au scrutin secret l'admission
+de l'etranger; ce n'etait rien encore; il fallait que, neuf jours apres,
+une seconde assemblee votat dans le meme sens, et qu'il y eut au moins six
+mille suffrages favorables: chiffre qui paraitra enorme si l'on songe
+qu'il etait fort rare qu'une assemblee athenienne reunit ce nombre de
+citoyens. Il fallait ensuite un vote du Senat qui confirmat la decision de
+cette double assemblee. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait
+opposer une sorte de veto et attaquer le decret comme contraire aux
+vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le legislateur
+eut entoure d'autant de difficultes et de precautions que celui qui allait
+conferer a un etranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup
+qu'il y eut autant de formalites a remplir pour declarer la guerre ou pour
+faire une loi nouvelle. D'ou vient qu'on opposait tant d'obstacles a
+l'etranger qui voulait etre citoyen? Assurement on ne craignait pas que
+dans les assemblees politiques son vote fit pencher la balance.
+Demosthenes nous dit le vrai motif et la vraie pensee des Atheniens:
+" C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur purete. " Exclure
+l'etranger c'est " veiller sur les ceremonies saintes ". Admettre un
+etranger parmi les citoyens c'est " lui donner part a la religion et aux
+sacrifice ". [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas
+entierement libre, et il etait saisi d'un scrupule religieux; car il
+savait que les dieux nationaux etaient portes a repousser l'etranger et
+que les sacrifices seraient peut-etre alteres par la presence du nouveau
+venu. Le don du droit de cite a un etranger etait une veritable violation
+des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la
+cite, a l'origine, en etait si avare. Encore faut-il noter que l'homme si
+peniblement admis comme citoyen ne pouvait etre ni archonte ni pretre. La
+cite lui permettait bien d'assister a son culte; mais quant a y presider,
+c'eut ete trop.
+
+Nul ne pouvait devenir citoyen a Athenes, s'il etait citoyen dans une
+autre ville. [9] Car il y avait une impossibilite religieuse a etre a la
+fois membre de deux cites, comme nous avons vu qu'il y en avait une a etre
+membre de deux familles. On ne pouvait pas etre de deux religions a la
+fois.
+
+La participation au culte entrainait avec elle la possession des droits.
+Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui precedait l'assemblee,
+il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de
+la cite, il pouvait etre prytane et archonte. Ayant la religion de la
+cite, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la
+procedure.
+
+L'etranger, au contraire, n'ayant aucune part a la religion n'avait aucun
+droit. S'il entrait dans l'enceinte sacree que le pretre avait tracee pour
+l'assemblee, il etait puni de mort. Les lois de la cite n'existaient pas
+pour lui. S'il avait commis un delit, il etait traite comme l'esclave et
+puni sans forme de proces, la cite ne lui devant aucune justice. [10]
+Lorsqu'on est arrive a sentir le besoin d'avoir une justice pour
+l'etranger, il a fallu etablir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour
+juger l'etranger, le preteur a du se faire etranger lui-meme (_praetor
+peregrinus_). A Athenes le juge des etrangers a ete le polemarque, c'est-
+a-dire le magistrat qui etait charge des soins de la guerre et de toutes
+les relations avec l'ennemi. [11]
+
+Ni a Rome ni a Athenes l'etranger ne pouvait etre proprietaire. [12] Il ne
+pouvait pas se marier; du moins son mariage n'etait pas reconnu, et ses
+enfants etaient reputes batards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat
+avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait a un tel contrat aucune
+valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La
+loi romaine lui defendait d'heriter d'un citoyen, et meme a un citoyen
+d'heriter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que,
+si un etranger obtenait le droit de cite romaine sans que son fils, ne
+avant cette epoque, eut la meme faveur, le fils devenait a l'egard du pere
+un etranger et ne pouvait pas heriter de lui. [16] La distinction entre
+citoyen et etranger etait plus forte que le lien de nature entre pere et
+fils. Il semblerait a premiere vue qu'on eut pris a tache d'etablir un
+systeme de vexation contre l'etranger. Il n'en etait rien. Athenes et Rome
+lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protegeaient, par des
+raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur
+interet meme ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion
+avait etablies. Cette religion ne permettait pas que l'etranger devint
+proprietaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol
+religieux de la cite. Elle ne permettait ni a l'etranger d'heriter du
+citoyen ni au citoyen d'heriter de l'etranger, parce que toute
+transmission de biens entrainait la transmission d'un culte, et qu'il
+etait aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'etranger qu'a
+l'etranger celui du citoyen.
+
+On pouvait accueillir l'etranger, veiller sur lui, l'estimer meme, s'il
+etait riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part a la religion
+et au droit. L'esclave, a certaine egards, etait mieux traite que lui; car
+l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, etait
+rattache a la cite par l'intermediaire de son maitre; les dieux le
+protegeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de
+l'esclave etait sacre, mais que celui de l'etranger ne l'etait pas. [17]
+
+Pour que l'etranger fut compte pour quelque chose aux yeux de la loi, pour
+qu'il put faire le commerce, contracter, jouir en surete de son bien, pour
+que la justice de la cite put le defendre efficacement, il fallait qu'il
+se fit le client d'un citoyen. Rome et Athenes voulaient que tout etranger
+adoptat un patron. [18] En se mettant dans la clientele et sous la
+dependance d'un citoyen, l'etranger etait rattache par cet intermediaire a
+la cite. Il participait alors a quelques-uns des benefices du droit civil
+et la protection des lois lui etait acquise.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, II, 6, 21 (II, 7).
+
+[2] Boeckh, _Corp. inscr._, 3641 b.
+
+[3] Velleius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne;
+encore fallut-il que le censeur envoyat prendre leurs noms, afin
+qu'inscrits sur le registre de la ceremonie, ils y fussent consideres
+comme presents.
+
+[4] Demosthenes, _in Neoeram, 113, 114. Etre citoyen se disait en grec
+[Grec: suntelein], c'est-a-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec:
+meteinai leron chai osion].
+
+[5] Virgile, _En._, III, 406. Festus, v _Exesto: Lictor in quibusdam
+sacris clamitabat, hostis exesto_. On sait que _hostis_ se disait de
+l'etranger (Macrobe, I, 17); _hostilis facies_, dans Virgile, signifie le
+visage d'un etranger.
+
+[6] _Digeste_, liv. XI, tit. 6, 36.
+
+[7] Plutarque, _Aristide_, 20. Tite-Live, V, 50.
+
+[8] Demosthenes, _in Neoeram_, 89, 91, 92, 113, 114.
+
+[9] Plutarque, _Solon_, 24. Ciceron, _Pro Coecina_, 34.
+
+[10] Aristote, _Politique_, III, 4, 3. Platon, _Lois_, VI.
+
+[11] Demosthenes, _in Neaeram_, 49. Lysias, in _Pancleonem_.
+
+[12] Gaius, _fr._ 234.
+
+[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, _Ois._, 1652.
+
+[14] Ulpien, XIX,4. Demosthenes, _Pro Phorm.; in Eubul_.
+
+[15] Ciceron, _Pro Archia_, 5. Gaius, II, 110.
+
+[16] Pausanias, VIII, 48.
+
+[17] _Digeste_, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4.
+
+[18] Harpocration, [Grec: prostates].
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+LE PATRIOTISME. L'EXIL.
+
+
+Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des peres, _terra
+patria_. La patrie de chaque homme etait la part de sol que sa religion
+domestique ou nationale avait sanctifiee, la terre ou etaient deposes les
+ossements de ses ancetres et que leurs ames occupaient. La petite patrie
+etait l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande
+patrie etait la cite, avec son prytanee et ses heros, avec son enceinte
+sacree et son territoire marque par la religion. " Terre sacree de la
+patrie ", disaient les Grecs. Ce n'etait pas un vain mot. Ce sol etait
+veritablement sacre pour l'homme, car il etait habite par ses dieux. Etat,
+Cite, Patrie, ces mots n'etaient pas une abstraction, comme chez les
+modernes; ils representaient reellement tout un ensemble de divinites
+locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur
+l'ame.
+
+On s'explique par la le patriotisme des anciens, sentiment energique qui
+etait pour eux la vertu supreme et auquel toutes les autres vertus
+venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se
+confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa securite, son
+droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il etait presque
+impossible que l'interet prive fut en desaccord avec l'interet public.
+Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous
+eleve. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve.
+
+Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il
+quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrees du
+territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social
+d'aucune espece. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de
+la vie reguliere et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en
+dehors de la vie morale. La seulement il a sa dignite d'homme et ses
+devoirs. Il ne peut etre homme que la.
+
+La patrie tient l'homme attache par un lien sacre. Il faut l'aimer comme
+on aime une religion, lui obeir comme on obeit a Dieu. " Il faut se donner
+a elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. " Il faut l'aimer
+glorieuse ou obscure, prospere ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses
+bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamne par elle
+sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham
+aimait son Dieu, jusqu'a lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir
+mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guere par devouement a un
+homme ou par point d'honneur; mais a la patrie il doit sa vie. Car si la
+patrie est attaquee, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat
+veritablement pour ses autels, pour ses foyers, _pro aris et focis_; car
+si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renverses, ses foyers
+eteints, ses tombeaux profanes, ses dieux detruits, son culte efface.
+L'amour de la patrie, c'est la piete des anciens.
+
+Il fallait que la possession de la patrie fut bien precieuse; car les
+anciens n'imaginaient guere de chatiment plus cruel que d'en priver
+l'homme. La punition ordinaire des grands crimes etait l'exil.
+
+L'exil etait proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'etait,
+suivant la formule egalement usitee chez les Grecs et chez les Romains,
+lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu
+sacre du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices.
+L'exil mettait donc un homme hors de la religion. " Qu'il fuie, disait la
+sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui
+parle ni ne le recoive; que nul ne l'admette aux prieres ni aux
+sacrifices; que nul ne lui presente l'eau lustrale. " [2] Toute maison
+etait souillee par sa presence. L'homme qui l'accueillait devenait impur a
+son contact. " Celui qui aura mange ou bu avec lui ou qui l'aura touche,
+disait la loi, devra se purifier. " Sous le coup de cette excommunication,
+l'exile ne pouvait prendre part a aucune ceremonie religieuse; il n'avait
+plus de culte, plus de repas sacres, plus de prieres; il etait desherite
+de sa part de religion.
+
+Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'etait pas partout. S'ils
+avaient quelque vague idee d'une divinite de l'univers, ce n'etait pas
+celle-la qu'ils consideraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient.
+Les dieux de chaque homme etaient ceux qui habitaient sa maison, son
+canton, sa ville. L'exile, en laissant sa patrie derriere lui, laissait
+aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui put le
+consoler et le proteger; il ne sentait plus de providence qui veillat sur
+lui; le bonheur de prier lui etait ote. Tout ce qui pouvait satisfaire les
+besoins de son ame etait eloigne de lui.
+
+Or la religion etait la source d'ou decoulaient les droits civils et
+politiques. L'exile perdait donc tout cela en perdant la religion de la
+patrie. Exclu du culte de la cite, il se voyait enlever du meme coup son
+culte domestique et il devait eteindre son foyer. [3]
+
+Il n'avait plus de droit de propriete; sa terre et tous ses biens, comme
+s'il etait mort, passaient a ses enfants, a moins qu'ils ne fussent
+confisques, au profit des dieux ou de l'Etat. [4] N'ayant plus de culte,
+il n'avait plus de famille; il cessait d'etre epoux et pere. Ses fils
+n'etaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'etait plus sa femme, [6] et
+elle pouvait immediatement prendre un autre epoux. Voyez Regulus,
+prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile a un exile; si le Senat
+lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exile n'est plus
+senateur; si sa femme et ses enfants courent a lui, il repousse leurs
+embrassements, car pour l'exile il n'y a plus d'enfants, plus d'epouse:
+
+ Fertur pudicae conjugis osculum
+ Parvosque natos, _ut capitis minor_,
+ A se removisse. [7]
+
+" L'exile, dit Xenophon, perd foyer, liberte, patrie, femme, enfants. "
+Mort, il n'a pas le droit d'etre enseveli dans le tombeau de sa famille;
+car il est un etranger. [8]
+
+Il n'est pas surprenant que les republiques anciennes aient presque
+toujours permis au coupable d'echapper a la mort par la fuite. L'exil ne
+semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains
+l'appelaient une peine capitale.
+
+
+NOTES
+
+[1] Herodote, VII, 231. Cratinus, dans Athenee, XI, 3. Ciceron, _Pro
+domo_, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.
+
+[2] Sophocle, _Oedipe roi_, 239. Platon, _Lois_, IX, 881.
+
+[3] Ovide, _Tristes_, I, 3, 43.
+
+[4] Pindare, _Pyth._, IV, 517. Platon, _Lois_, IX, 877. Diodore, XIII, 49.
+Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.
+
+[5] _Institutes_ de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128.
+
+[6] Denys, VIII, 41.
+
+[7] Horace, _Odes_, III.
+
+[8] Thucydide, I, 138.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+DE L'ESPRIT MUNICIPAL.
+
+
+Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions
+et surtout des anciennes croyances a pu
+nous donner une idee de la distinction profonde qu'il
+y avait toujours entre deux cites. Si voisines qu'elles
+fussent, elles formaient toujours deux societes completement
+separees. Entre elles il y avait bien plus
+que la distance qui separe aujourd'hui deux villes,
+bien plus que la frontiere qui divise deux Etats; les
+dieux n'etaient pas les memes, ni les ceremonies,
+ni les prieres. Le culte d'une cite etait interdit a
+l'homme de la cite voisine. On croyait que les dieux
+d'une ville repoussaient les hommages et les prieres
+de quiconque n'etait pas leur concitoyen.
+
+Il est vrai que ces vieilles croyances se sont a la
+longue modifiees et adoucies; mais elles avaient ete
+dans leur pleine vigueur a l'epoque ou les societes
+s'etaient formees, et ces societes en ont toujours
+garde l'empreinte.
+
+On concoit aisement deux choses: d'abord, que
+cette religion propre a chaque ville a du constituer
+la cite d'une maniere tres-forte et presque inebranlable;
+il est, en effet, merveilleux combien cette organisation
+sociale, malgre ses defauts et toutes ses
+chances de ruine, a dure longtemps; ensuite, que
+cette religion a du avoir pour effet, pendant de longs
+siecles, de rendre impossible l'etablissement d'une
+autre forme sociale que la cite.
+
+Chaque cite, par l'exigence de sa religion meme,
+devait etre absolument independante. Il fallait que
+chacune eut son code particulier, puisque chacune
+avait sa religion et que c'etait de la religion que la
+loi decoulait. Chacune devait avoir sa justice souveraine,
+et il ne pouvait y avoir aucune justice superieure
+a celle de la cite. Chacune avait ses fetes
+religieuses et son calendrier; les mois et l'annee ne
+pouvaient pas etre les memes dans deux villes, puisque
+la serie des actes religieux etait differente. Chacune
+avait sa monnaie particuliere, qui, a l'origine,
+etait ordinairement marquee de son embleme religieux.
+Chacune avait ses poids et ses mesures. On
+n'admettait pas qu'il put y avoir rien de commun
+entre deux cites. La ligne de demarcation etait si
+profonde qu'on imaginait a peine que le mariage fut
+permis entre habitants de deux villes differentes.
+Une telle union parut toujours etrange et fut longtemps
+reputee illegitime. La legislation de Rome et
+celle d'Athenes repugnent visiblement a l'admettre.
+Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage
+etaient confondus parmi les batards et prives
+des droits de citoyen. Pour que le mariage fut legitime
+entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y
+eut entre elles une convention particuliere (_jus connubii_,
+[Grec: epilamia]).
+
+Chaque cite avait autour de son territoire une
+ligne de bornes sacrees. C'etait l'horizon de sa religion
+nationale et de ses dieux. Au dela de ces bornes
+d'autres dieux regnaient et l'on pratiquait un autre
+culte.
+
+Le caractere le plus saillant de l'histoire de la
+Grece et de celle de l'Italie, avant la conquete romaine,
+c'est le morcellement pousse a l'exces et
+l'esprit d'isolement de chaque cite. La Grece n'a jamais
+reussi a former un seul Etat; ni les villes latines,
+ni les villes etrusques, ni les tribus samnites
+n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribue
+l'incurable division des Grecs a la nature de
+leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y
+croisent, etablissent entre les hommes des lignes de
+demarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes
+entre Thebes et Platee, entre Argos et Sparte,
+entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre
+les villes du Latium ni entre les douze cites de
+l'Etrurie. La nature physique a sans nul doute quelque
+action sur l'histoire des peuples; mais les croyances
+de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre
+deux cites voisines il y avait quelque chose de
+plus infranchissable qu'une montagne; c'etait la serie
+des bornes sacrees, c'etait la difference des cultes
+et la haine des dieux nationaux pour l'etranger.
+
+Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu etablir
+ni meme concevoir aucune autre organisation sociale
+que la cite. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les
+Romains meme pendant fort longtemps n'ont eu la
+pensee que plusieurs villes pussent s'unir et vivre a
+titre egal sous un meme gouvernement. Entre deux
+cites il pouvait bien y avoir alliance, association momentanee
+en vue d'un profit a faire ou d'un danger
+a repousser; mais il n'y avait jamais union complete.
+Car la religion faisait de chaque ville un corps
+qui ne pouvait s'agreger a aucun autre. L'isolement
+etait la loi de la cite.
+
+Avec les croyances et les usages religieux que
+nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles
+pu se confondre dans un meme Etat? On ne
+comprenait l'association humaine et elle ne paraissait
+reguliere qu'autant qu'elle etait fondee sur la religion. Le symbole de
+cette association devait etre
+un repas sacre fait en commun. Quelques milliers
+de citoyens pouvaient bien, a la rigueur, se reunir
+autour d'un meme prytanee, reciter la meme priere
+et se partager les mets sacres. Mais essayez donc,
+avec ces usages, de faire un seul Etat de la Grece
+entiere! Comment fera-t-on les repas publics et toutes
+les ceremonies saintes auxquelles tout citoyen
+est tenu d'assister? Ou sera le prytanee? Comment
+fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront
+les limites inviolables qui ont marque a
+l'origine le territoire de la cite et qui l'ont separe
+pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous
+les cultes locaux, les divinites poliades, les heros qui
+habitent chaque canton? Athenes a sur ses terres le
+heros Oedipe, ennemi de Thebes; comment reunir
+Athenes et Thebes dans un meme culte et dans un
+meme gouvernement?
+
+Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne
+s'affaiblirent que tres-tard dans l'esprit du vulgaire),
+il n'etait plus temps d'etablir une nouvelle forme d'Etat.
+La division etait consacree par l'habitude, par
+l'interet, par la haine inveteree, par le souvenir des
+vieilles luttes. Il n'y avait plus a revenir sur le
+passe.
+
+Chaque ville tenait fort a son autonomie; elle appelait
+ainsi un ensemble qui comprenait son culte,
+son droit, son gouvernement, toute son independance
+religieuse et politique.
+
+Il etait plus facile a une cite d'en assujettir une
+autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire
+de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves;
+elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du
+vainqueur. Confondre deux cites en un seul Etat,
+unir la population vaincue a la population victorieuse
+et les associer sous un meme gouvernement,
+c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, a
+une seule exception pres dont nous parlerons plus
+tard. Si Sparte conquiert la Messenie, ce n'est pas
+pour faire des Spartiates et des Messeniens un seul
+peuple; elle expulse toute la race des vaincus et
+prend leurs terres. Athenes en use de meme a l'egard
+de Salamine, d'Egine, de Melos.
+
+Faire entrer les vaincus dans la cite des vainqueurs
+etait une pensee qui ne pouvait venir a l'esprit
+de personne. La cite possedait des dieux, des
+hymnes, des fetes, des lois, qui etaient son patrimoine
+precieux; elle se gardait bien d'en donner
+part a des vaincus. Elle n'en avait meme pas le
+droit; Athenes pouvait-elle admettre que l'habitant
+d'Egine entrat dans le temple d'Athene poliade?
+qu'il adressat un culte a Thesee? qu'il prit part aux
+repas sacres? qu'il entretint, comme prytane, le
+foyer public? La religion le defendait. Donc la population
+vaincue de l'ile d'Egine ne pouvait pas former
+un meme Etat avec la population d'Athenes.
+N'ayant pas les memes dieux, les Eginetes et les
+Atheniens ne pouvaient pas avoir les memes lois, ni
+les memes magistrats.
+
+Mais Athenes ne pouvait-elle pas du moins, en
+laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses
+murs des magistrats pour la gouverner? Il etait absolument
+contraire aux principes des anciens qu'une
+cite fut gouvernee par un homme qui n'en fut pas
+citoyen. En effet le magistrat devait etre un chef religieux
+et sa fonction principale etait d'accomplir le
+sacrifice au nom de la cite. L'etranger, qui n'avait
+pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas
+etre magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse,
+il n'avait aux yeux des hommes aucune autorite reguliere.
+Sparte essaya de mettre dans les villes ses
+harmostes; mais ces hommes n'etaient pas magistrats,
+ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les
+assemblees. N'ayant aucune relation reguliere avec
+le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir
+longtemps.
+
+Il resultait de la que tout vainqueur etait dans
+l'alternative, ou de detruire la cite vaincue et d'en
+occuper le territoire, ou de lui laisser toute son independance.
+Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la
+cite cessait d'etre, ou elle etait un Etat souverain.
+Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement;
+elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors
+elle n'existait plus.
+
+Cette independance absolue de la cite ancienne
+n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles
+elle etait fondee eurent completement disparu.
+Apres que les idees eurent ete transformees et que
+plusieurs revolutions eurent passe sur ces societes
+antiques, alors on put arriver a concevoir et a etablir
+un Etat plus grand regi par d'autres regles. Mais il
+fallut pour cela que les hommes decouvrissent d'autres
+principes et un autre lien social que ceux des
+vieux ages.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+RELATIONS ENTRE LES CITES; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX.
+
+
+La religion qui exercait un si grand empire sur la vie interieure de la
+cite, intervenait avec la meme autorite dans toutes les relations que les
+cites avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment
+les hommes de ces vieux ages se faisaient la guerre, comment ils
+concluaient la paix, comment ils formaient des alliances.
+
+Deux cites etaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les
+memes dieux. Quand elles etaient en guerre, ce n'etaient pas seulement les
+hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part a la lutte. Qu'on
+ne croie pas que ce soit la une simple fiction poetique. Il y a eu chez
+les anciens une croyance tres-arretee et tres-vivace en vertu de laquelle
+chaque armee emmenait avec elle ses dieux. On etait convaincu qu'ils
+combattaient dans la melee; les soldats les defendaient et ils defendaient
+les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi
+contre les dieux de l'autre cite; ces dieux etrangers, il etait permis de
+les detester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire
+prisonniers.
+
+La guerre avait ainsi un aspect etrange. Il faut se representer deux
+petites armees en presence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son
+autel, ses enseignes qui sont des emblemes sacres; chacune a ses oracles
+qui lui ont promis le succes, ses augures et ses devins qui lui assurent
+la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armees pense
+et dit comme ce Grec dans Euripide: " Les dieux qui combattent avec nous
+sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. " Chaque armee
+prononce contre l'armee ennemie une imprecation dans le genre de celle
+dont Macrobe nous a conserve la formule: " O dieux, repandez l'effroi, la
+terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite
+leurs champs et leur ville, soient par vous prives de la lumiere du
+soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs tetes et leurs personnes
+y vous soient devoues. " Cela dit, on se bat des deux cotes avec cet
+acharnement sauvage que donne la pensee qu'on a des dieux pour soi et
+qu'on combat contre des dieux etrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la
+guerre est implacable; la religion preside a la lutte et excite les
+combattants. Il ne peut y avoir aucune regle superieure qui tempere le
+desir de tuer; il est permis d'egorger les prisonniers, d'achever les
+blesses.
+
+Meme en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idee d'un devoir, quel
+qu'il soit, vis-a-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour
+l'etranger; a plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la
+guerre. On n'a pas a distinguer a son egard le juste et l'injuste. Mucius
+Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il etait beau d'assassiner un
+ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompe le roi de
+Macedoine. Paul-Emile vendit comme esclaves cent mille Epirotes qui
+s'etaient remis volontairement dans ses mains.
+
+Le Lacedemonien Phebidas, en pleine paix, s'etait empare de la citadelle
+des Thebains. On interrogeait Agesilas sur la justice de cette action:
+" Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car des qu'une action
+est utile a la patrie, il est beau de la faire. " Voila le droit des gens
+des cites anciennes. Un autre roi de Sparte, Cleomene, disait que tout le
+mal qu'on pouvait faire aux ennemis etait toujours juste aux yeux des
+dieux et des hommes.
+
+Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi
+divine ni humaine n'arretait sa vengeance ou sa cupidite. Le jour ou
+Athenes decreta que tous les Mityleniens, sans distinction de sexe ni
+d'age, seraient extermines, elle ne croyait pas depasser son droit; quand,
+le lendemain, elle revint sur son decret et se contenta de mettre a mort
+mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et
+indulgente. Apres la prise de Platee, les hommes furent egorges, les
+femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir viole le
+droit.
+
+On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait a la
+population tout entiere, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la
+faisait pas seulement aux etres humains; on la faisait aux champs et aux
+moissons. On brulait les maisons, on abattait les arbres; la recolte de
+l'ennemi etait presque toujours devouee aux dieux infernaux et par
+consequent brulee. On exterminait les bestiaux; on detruisait meme les
+semis qui auraient pu produire l'annee suivante. Une guerre pouvait faire
+disparaitre d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et
+transformer une contree fertile en un desert. C'est en vertu de ce droit
+de la guerre que Rome a etendu la solitude autour d'elle; du territoire ou
+les Volsques avaient vingt-trois cites, elle a fait les marais pontins;
+les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put
+longtemps reconnaitre les lieux ou les armees romaines avaient passe,
+moins aux vestiges de leurs camps, qu'a la solitude qui regnait aux
+environs.
+
+Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de
+supprimer leur cite, c'est-a-dire de briser leur association religieuse et
+politique. Alors les cultes cessaient et les dieux etaient oubliee. La
+religion de la cite etant abattue, la religion de chaque famille
+disparaissait en meme temps. Les foyers s'eteignaient. Avec le culte
+tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriete, tout ce qui
+s'etayait sur la religion. [1] Ecoutons le vaincu a qui l'on fait grace de
+la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: " Je donne ma personne,
+ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes
+objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les
+donne au peuple romain. " [2] A partir de ce moment, les dieux, les
+temples, les maisons, les terres, les personnes etaient au vainqueur. Nous
+dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome.
+
+Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement
+de l'un des deux partis, un traite de paix pouvait la terminer. Mais pour
+cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnee; il fallait
+un acte religieux. Tout traite etait marque par l'immolation d'une
+victime. Signer un traite est une expression toute moderne; les Latins
+disaient frapper un chevreau, _icere haedus ou foedus_; le nom de la
+victime qui etait le plus ordinairement employee a cet effet est reste
+dans la langue usuelle pour designer l'acte tout entier. [3] Les Grecs
+s'exprimaient d'une maniere analogue, ils disaient faire la libation,
+[Grec: spendesthai]. C'etaient toujours des pretres qui, se conformant au
+rituel, [4] accomplissaient la ceremonie du traite. On les appelait
+feciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs.
+
+Cette ceremonie religieuse donnait seule aux conventions internationales
+un caractere sacre et inviolable. Tout le monde connait l'histoire des
+fourches caudines. Une armee entiere, par l'organe de ses consuls, de ses
+questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention
+avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolee. Aussi le
+Senat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur.
+En l'annulant, il ne vint a l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien,
+que l'on commettait un acte de mauvaise foi.
+
+C'etait une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait
+d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot
+d'un certain Grec dont la cite adorait le heros Alabandos; il s'adressait
+a un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: " Alabandos, disait-il,
+est un dieu et Hercule n'en est pas un. " [5] Avec de telles idees, il
+etait necessaire que dans un traite de paix chaque cite prit ses propres
+dieux a temoin de ses serments. " Nous avons fait un traite et verse les
+libations, disent les Plateens aux Spartiates, nous avons atteste, vous
+les dieux de vos peres, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On
+cherchait bien, a invoquer, s'il etait possible, des divinites qui fussent
+communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles a
+tous, le soleil qui eclaire tout, la terre nourriciere. Mais les dieux de
+chaque cite et ses heros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il
+fallait que les contractants les prissent a temoin, si l'on voulait qu'ils
+fussent veritablement lies par la religion.
+
+De meme que pendant la guerre les dieux s'etaient meles aux combattants,
+ils devaient aussi etre compris dans le traite. On stipulait donc qu'il y
+aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes.
+Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les
+deux peuples s'autorisaient mutuellement a assister a leurs fetes sacrees.
+[7] Quelquefois ils s'ouvraient reciproquement leurs temples et faisaient
+un echange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la
+ville de Lanuvium protegerait dorenavant les Romains, qui auraient le
+droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des
+deux parties contractantes s'engageait a offrir un culte aux divinites de
+l'autre. Ainsi les Eleens, ayant conclu un traite avec les Etoliens,
+offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux heros de leurs allies. [9]
+Il etait frequent qu'a la suite d'une alliance on representat par des
+statues ou des medailles les divinites des deux villes se donnant la main.
+C'est ainsi qu'on a des medailles ou nous voyons unis l'Apollon de Milet
+et le Genie de Smyrne, la Pallas des Sideens et l'Artemis de Perge,
+l'Apollon d'Hierapolis et l'Artemis d'Ephese. Virgile, parlant d'une
+alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Penates des deux
+peuples unis et associes.
+
+Ces coutumes bizarres repondaient parfaitement a l'idee que les anciens se
+faisaient des dieux. Comme chaque cite avait les siens, il semblait
+naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traites. La
+guerre ou la paix entre deux villes etait la guerre ou la paix entre deux
+religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fonde sur ce
+principe. Quand les dieux etaient ennemis, il y avait guerre sans merci et
+sans regle; des qu'ils etaient amis, les hommes etaient lies entre eux et
+avaient le sentiment de devoirs reciproques. Si l'on pouvait supposer que
+les divinites poliades de deux cites eussent quelque motif pour etre
+alliees, c'etait assez pour que les deux cites le fussent. La premiere
+ville avec laquelle Borne contracta amitie fut Caere en Etrurie, et Tite-
+Live en dit la raison: dans le desastre de l'invasion gauloise, les dieux
+romains avaient trouve un asile a Caere; ils avaient habite cette ville,
+ils y avaient ete adores; un lien sacre d'hospitalite s'etait ainsi forme
+entre les dieux romains et la cite etrusque; [10] des lors la religion ne
+permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles etaient alliees
+pour toujours. [11]
+
+
+NOTES
+
+[1] Ciceron, _in Verr._, II, 3, 6. Siculus Flaccus, _passim_. Thucydide,
+III, 50 et 68.
+
+[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, _Amphitr._, 100-105.
+
+[3] Festus, vis _Foedum et Foedus_.
+
+[4] En Grece, ils portaient une couronne. Xenophon, _Hell._, IV, 7, 3.
+
+[5] Ciceron, _De nat. deor._, III, 19.
+
+[6] Thucydide, II.
+
+[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thesee, 25, 33.
+
+[8] Tite-Live, VIII, 14.
+
+[9] Pausanias, V, 15.
+
+[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13.
+
+[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confederations ou
+amphictyonies qui etaient nombreuses dans l'ancienne Grece et en Italie.
+Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles etaient des
+associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas
+d'amphictyonie qui n'eut un culte commun et un sanctuaire. Celle des
+Beotiens offrait un culte a Athene Itonia, celle des Acheens a Demeter
+Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie etait Poseidon Heliconien, comme
+celui de la pentapole dorienne etait Apollon Triopique. La confederation
+des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'ile de Delos, les villes
+de l'Argolide a Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles etait une
+association de meme nature. Toutes les reunions avaient lieu dans des
+temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cites
+confederees envoyait pour y prendre part quelques citoyens revetus
+momentanement d'un caractere sacerdotal, et qu'on appelait theores. Une
+victime etait immolee en l'honneur du dieu de l'association, et les
+chairs, cuites sur l'autel, etaient partagees entre les representants des
+cites. Le repas commun, avec les chants, les prieres et les jeux sacres
+qui l'accompagnaient, formait le lien de la confederation. Les memes
+usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les feries
+latines ou elles partageaient les chairs d'une victime. Il en etait de
+meme des villes etrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes
+amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien
+religieux. Les cites confederees conservaient une independance entiere.
+Elles pouvaient meme se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles
+observassent une treve pendant la duree de la fete federale.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+LE ROMAIN; L'ATHENIEN.
+
+
+Cette meme religion, qui avait fonde les societes et qui les gouverna
+longtemps, faconna aussi l'ame humaine et fit a l'homme son caractere. Par
+ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une
+certaine maniere de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne
+purent de longtemps se defaire. Elle montrait a l'homme des dieux partout,
+dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle ecrasait
+l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui
+laissait aucune liberte dans ses actes.
+
+Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa
+maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte
+et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil
+sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des
+dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancetres sont des etres divins.
+
+Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journee
+appartient a sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses
+penates, ses ancetres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur
+adresse une priere. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec
+ses divinites domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la
+toge, le mariage et les anniversaires de tous ces evenements sont les
+actes solennels de son culte.
+
+Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un
+objet sacre; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappe de la
+foudre, ou c'est un tombeau; tantot il faut qu'il se recueille et prononce
+une priere, tantot il doit detourner les yeux et se couvrir le visage pour
+eviter la vue d'un objet funeste.
+
+Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie,
+plusieurs fois par an dans sa _gens_ ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces
+dieux, il doit encore un culte a ceux de la cite. Il y a dans Rome plus de
+dieux que de citoyens.
+
+Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et
+en plus grand nombre, pour apaiser leur colere. Un jour il figure dans une
+procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flute sacree.
+Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchees les statues
+des divinites. Une autre fois c'est un _lectisternium_; une table est
+dressee dans une rue et chargee de mets; sur des lits sont couchees les
+statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur
+la tete et une branche de laurier a la main. [2]
+
+Il a une fete pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille
+de la vigne. Avant que le ble soit venu en epi, il a fait plus de dix
+sacrifices et invoque une dizaine de divinites particulieres pour le
+succes de sa recolte. Il a surtout un grand nombre de fetes pour les
+morts, parce qu'il a peur d'eux.
+
+Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne parait pas quelque
+oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie.
+Forme-t-il quelque desir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il
+depose aux pieds de la statue d'un dieu.
+
+A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonte. Il trouve
+toutes ses resolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des
+oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un
+boeuf qui a parle, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille
+que lorsqu'une ceremonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux.
+
+Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les
+cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il
+couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il
+sait des formules pour eviter la maladie, et d'autres pour la guerir; mais
+il faut les repeter vingt-sept fois et cracher a chaque fois d'une
+certaine facon. [3]
+
+Il ne delibere pas au Senat si les victimes n'ont pas donne les signes
+favorables. Il quitte l'assemblee du peuple s'il a entendu le cri d'une
+souris. Il renonce aux desseins les mieux arretes s'il a apercu un mauvais
+presage ou si une parole funeste a frappe son oreille. Il est brave au
+combat, mais a condition que les auspices lui assurent la victoire.
+
+Ce Romain que nous presentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme a
+l'esprit faible que la misere et l'ignorance retiennent dans la
+superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et
+riche. Ce patricien est tour a tour guerrier, magistrat, consul,
+agriculteur, commercant; mais partout et toujours il est pretre et sa
+pensee est fixee sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de
+l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son ame, la crainte des
+dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain:
+
+ Dis te minorem quod geris, imperas.
+
+On a dit que c'etait une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer
+qu'un senat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se
+soit entendu avec une telle unanimite pour tromper le peuple ignorant? et
+cela pendant des siecles, sans que parmi tant de rivalites, de luttes, de
+haines personnelles, une seule voix se soit jamais elevee pour dire: Ceci
+est un mensonge. Si un patricien eut trahi les secrets de sa secte, si,
+s'adressant aux plebeiens qui supportaient impatiemment le joug de cette
+religion, il les eut tout a coup debarrasses et affranchis de ces auspices
+et de ces sacerdoces, cet homme eut acquis immediatement un tel credit
+qu'il fut devenu le maitre de l'Etat. Croit-on que, si les patriciens
+n'eussent pas cru a la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation
+n'aurait pas ete assez forte pour determiner au moins un d'entre eux a
+reveler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on
+suppose qu'une religion puisse s'etablir par convention et se soutenir par
+imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion
+genait les patriciens eux-memes, combien de fois elle embarrassa le Senat
+et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait
+ete inventee pour la commodite des hommes d'Etat. C'est bien tard, c'est
+seulement au temps des Scipions que l'on a commence de croire que la
+religion etait utile au gouvernement; mais deja la religion etait morte
+dans les ames.
+
+Prenons un Romain des premiers siecles; choisissons un des plus grands
+guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus
+de dix batailles. Pour etre dans le vrai, il faut se le representer autant
+comme un pretre que comme un guerrier. Il appartient a la _gens_ Furia;
+son surnom est un mot qui designe une fonction sacerdotale. Enfant, on lui
+a fait porter la robe pretexte qui indique sa caste, et la bulle qui
+detourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux
+ceremonies du culte; il a passe sa jeunesse a s'instruire des rites de la
+religion. Il est vrai qu'une guerre a eclate et que le pretre s'est fait
+soldat; on l'a vu, blesse a la cuisse dans un combat de cavalerie,
+arracher le fer de la blessure et continuer a combattre. Apres plusieurs
+campagnes, il a ete eleve aux magistratures; comme tribun consulaire, il a
+fait les sacrifices publics, il a juge, il a commande l'armee. Un jour
+vient ou l'on songe a lui pour la dictature. Ce jour-la, le magistrat en
+charge, apres s'etre recueilli pendant une nuit claire, a consulte les
+dieux; sa pensee etait attachee a Camille dont il prononcait tout bas le
+nom, et ses yeux etaient fixes au ciel ou ils cherchaient les presages.
+Les dieux n'en ont envoye que de bons; c'est que Camille leur est
+agreable; il est nomme dictateur.
+
+Le voila chef d'armee; il sort de la ville, non sans avoir consulte les
+auspices et immole force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup
+d'officiers, presque autant de pretres, un pontife, des augures, des
+aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer.
+
+On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiege sans
+succes depuis neuf ans. Veii est une ville etrusque, c'est-a-dire presque
+une ville sainte; c'est de piete plus que de courage qu'il faut lutter. Si
+depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Etrusques
+connaissent mieux les rites qui sont agreables aux dieux et les formules
+magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son cote, a ouvert ses livres
+Sibyllins et y a cherche la volonte des dieux. Elle s'est apercue que ses
+feries latines avaient ete souillees par quelque vice de forme et elle a
+renouvele le sacrifice. Pourtant les Etrusques ont encore la superiorite;
+il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un pretre etrusque et savoir par
+lui le secret des dieux. Un pretre veien est pris et mene au Senat: " Pour
+que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac
+albain, en se gardant bien d'en faire ecouler l'eau dans la mer. " Rome
+obeit, on creuse une infinite de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se
+perd dans la campagne.
+
+C'est a ce moment que Camille est elu dictateur. Il se rend a l'armee pres
+de Veii. Il est sur du succes; car tous les oracles ont ete reveles, tous
+les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a
+promis aux dieux protecteurs des fetes et des sacrifices. Pour vaincre, il
+ne neglige pas les moyens humains; il augmente l'armee, raffermit la
+discipline, fait creuser une galerie souterraine pour penetrer dans la
+citadelle. Le jour de l'attaque est arrive; Camille sort de sa tente; il
+prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures
+l'entourent; revetu du _paludamentum_, il invoque les dieux: " Sous ta
+conduite, o Apollon, et par ta volonte qui m'inspire, je marche pour
+prendre et detruire la ville de Veii; a toi je promets et je voue la
+dixieme partie du butin. " Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour
+soi; l'ennemi a aussi une divinite puissante qui le protege. Camille
+l'evoque par cette formule: " Junon Reine, qui pour le present habites a
+Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville;
+que notre ville devienne la tienne. " Puis, les sacrifices accomplis, les
+prieres dites, les formules recitees, quand les Romains sont surs que les
+dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne defend plus l'ennemi, l'assaut est
+donne et la ville est prise.
+
+Tel est Camille. Un general romain est un homme qui sait admirablement
+combattre, qui sait surtout l'art de se faire obeir, mais qui croit
+fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et
+qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce
+n'est pas meme la discipline, c'est l'enonce de quelques formules
+exactement dites suivant les rites. Ces formules adressees aux dieux les
+determinent et les contraignent presque toujours a lui donner la victoire.
+Pour un tel general la recompense supreme est que le Senat lui permette
+d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacre qui
+est attele de quatre chevaux blancs; il est vetu de la robe sacree dont on
+revet les dieux aux jours de fete; sa tete est couronnee, sa main droite
+tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont
+exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4]
+Sous cette majeste presque divine il se montre a ses concitoyens, et il va
+rendre hommage a la majeste vraie du plus grand des dieux romains. Il
+gravit la pente du Capitole, et arrive devant le temple de Jupiter, il
+immole des victimes.
+
+La peur des dieux n'etait pas un sentiment propre au Romain; elle regnait
+aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitues a l'origine
+par la religion, nourris et eleves par elle, conserverent tres-longtemps
+la marque de leur education premiere. On connait les scrupules du
+Spartiate, qui ne commence jamais une expedition avant que la lune soit
+dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit
+combattre et qui renonce aux entreprises les mieux concues et les plus
+necessaires parce qu'un mauvais presage l'effraye. L'Athenien n'est pas
+moins scrupuleux. Une armee athenienne n'entre jamais en campagne avant le
+septieme jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand
+soin de redorer la statue de Pallas.
+
+Xenophon assure que les Atheniens ont plus de fetes religieuses qu'aucun
+autre peuple grec. [5] " Que de victimes offertes aux dieux, dit
+Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions
+sacrees! A tout moment de l'annee on voit des festins religieux et des
+victimes couronnees. " La ville d'Athenes et son territoire sont couverts
+de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cite, pour le
+culte des tribus et des demes, pour le culte des familles. Chaque maison
+est elle-meme un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacre.
+
+L'Athenien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur,
+a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les
+vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la devotion
+la plus fervente, c'est la religion des ancetres et des heros. Il a le
+culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige a leur offrir
+chaque annee les premices de sa recolte; une autre lui defend de prononcer
+un seul mot qui puisse provoquer leur colere. Tout ce qui touche a
+l'antiquite est sacre pour un Athenien. Il a de vieux recueils ou sont
+consignes ses rites et jamais il ne s'en ecarte; si un pretre introduisait
+dans le culte la plus legere innovation, il serait puni de mort. Les rites
+les plus bizarres sont observes de siecle en siecle. Un jour de l'annee,
+l'Athenien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que
+l'amante de Thesee est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et
+les mouvements d'une femme en travail. Il celebre une autre fete annuelle
+qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de
+Thesee dans l'Attique; on couronne le caducee d'un heraut, parce que le
+heraut de Thesee a couronne son caducee; on pousse un certain cri que l'on
+suppose que le heraut a pousse, et il se fait une procession ou chacun
+porte le costume qui etait en usage au temps de Thesee. Il y a un autre
+jour ou l'Athenien ne manque pas de faire bouillir des legumes dans une
+marmite d'une certaine espece; c'est un rite dont l'origine se perd dans
+une antiquite lointaine, dont on ne connait plus le sens, mais qu'on
+renouvelle pieusement chaque annee. [7]
+
+L'Athenien, comme le Romain, a des jours nefastes; ces jours-la, on ne se
+marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblee,
+on ne rend pas la justice. Le dix-huitieme et le dix-neuvieme jour de
+chaque mois sont employes a des purifications. Le jour des Plynteries,
+jour nefaste entre tous, on voile la statue de la grande divinite poliade.
+Au contraire, le jour des Panathenees, le voile de la deesse est porte en
+grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'age ni de
+rang, doivent lui faire cortege. L'Athenien fait des sacrifices pour les
+recoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau
+temps; il en fait pour guerir les maladies et chasser la famine ou la
+peste. [8]
+
+Athenes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres
+Sibyllins, et elle nourrit au Prytanee des hommes qui lui annoncent
+l'avenir. Dans ses rues on rencontre a chaque pas des devins, des pretres,
+des interpretes des songes. L'Athenien croit aux presages; un eternument
+ou un tintement des oreilles l'arrete dans une entreprise. Il ne
+s'embarque jamais sans avoir interroge les auspices. Avant de se marier il
+ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblee du peuple se
+separe des que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe
+funeste. Si un sacrifice a ete trouble par l'annonce d'une mauvaise
+nouvelle, il faut le recommencer. [9.]
+
+L'Athenien ne commence guere une phrase sans invoquer d'abord la bonne
+fortune. Il met ce mot invariablement a la tete de tous ses decrets. A la
+tribune, l'orateur debute volontiers par une invocation aux dieux et aux
+heros qui habitent le pays. On mene le peuple en lui debitant des oracles.
+Les orateurs, pour faire prevaloir leur avis, repetent a tout moment: La
+Deesse ainsi l'ordonne. [10]
+
+Nicias appartient a une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au
+sanctuaire de Delos une _theorie_, c'est-a-dire des victimes et un choeur
+pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu a Athenes,
+il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dediant une statue a
+Athene, une chapelle a Dionysos. Tour a tour il est _hestiateur_ et fait
+les frais du repas sacre de sa tribu; il est chorege et entretient un
+choeur pour les fetes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un
+sacrifice a quelque dieu. Il a un devin attache a sa maison, qui ne le
+quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur
+ses interets particuliers. Nomme general, il dirige une expedition contre
+Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur a Athenes, il s'apercoit que deux
+de ses soldats morts sont restes sans sepulture sur le territoire ennemi;
+il est saisi d'un scrupule religieux; il arrete sa flotte, et envoie un
+heraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux
+cadavres. Quelque temps apres, le peuple athenien delibere sur
+l'expedition de Sicile. Nicias monte a la tribune et declare que ses
+pretres et son devin annoncent des presages qui s'opposent a l'expedition.
+Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui debitent des oracles en
+sens contraire. Le peuple est indecis. Surviennent des hommes qui arrivent
+d'Egypte; ils ont consulte le dieu d'Ammon, qui commence a etre deja fort
+en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Atheniens prendront tous
+les Syracusains. Le peuple se decide aussitot pour la guerre. [11]
+
+Nicias, bien malgre lui, commande l'expedition. Avant de partir, il
+accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmene avec lui, comme fait
+tout general, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de
+herauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un embleme qui
+represente quelque dieu.
+
+Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annonce par assez de
+prodiges? Des corbeaux ont endommage une statue de Pallas; un homme s'est
+mutile sur un autel; et le depart a lieu pendant les jours nefastes des
+Plynteries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale a lui et
+a la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on
+toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal
+d'un combat, lui que l'on connait pour etre si brave soldat et si habile
+general.
+
+On ne peut pas prendre Syracuse, et apres des pertes cruelles il faut se
+decider a revenir a Athenes. Nicias prepare sa flotte pour le retour; la
+mer est libre encore. Mais il survient une eclipse de lune. Il consulte
+son devin; le devin repond que le presage est contraire et qu'il faut
+attendre trois fois neuf jours. Nicias obeit; il passe tout ce temps dans
+l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colere des dieux.
+Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et detruisent sa flotte.
+Il ne reste plus qu'a faire retraite par terre, chose impossible; ni lui
+ni aucun de ses soldats n'echappe aux Syracusains.
+
+Que dirent les Atheniens a la nouvelle du desastre? Ils savaient le
+courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songerent
+pas non plus a le blamer d'avoir suivi les arrets de la religion. Ils ne
+trouverent qu'une chose a lui reprocher, c'etait d'avoir emmene un devin
+ignorant. Car le devin s'etait trompe sur le presage de l'eclipse de lune;
+il aurait du savoir que, pour une armee qui veut faire retraite, la lune
+qui cache sa lumiere est un presage favorable. [12]
+
+
+NOTES
+
+[1] Saint Augustin, _Cite de Dieu_, VI, T. Tertullien, _Ad nat._, II, 15.
+
+[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37.
+
+[3] Caton, _De re rust._, 160. Varron, _De re rust._, I, 2; I, 37. Pline,
+_H. N._, VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvenal, X, 55. Aulu-
+Gelle, IV, 5.
+
+[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, _G. puniq._, 59.
+Juvenal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.
+
+[5] Xenophon, _Gouv. d'Ath._, III, 2.
+
+[6] Aristophane, _Nuees_.
+
+[7] Plutarque, _Thesee_, 20, 22, 23.
+
+[8] Platon, _Lois_, VII, p. 800. Philochore, _Fragm._ Euripide, _Suppl._,
+80.
+
+[9] Aristophane, _Paix_, 1084; _Oiseaux_, 596, 718. _Schol. ad Aves_, 721.
+Thucydide, II, 8
+
+[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, _Chevaliers_, 903, 999, 1171, 1179.
+
+[11] Plutarque, _Nicias_. Thucydide, VI.
+
+[12] Plutarque, _Nicias_, 23.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+DE L'OMNIPOTENCE DE L'ETAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTE
+INDIVIDUELLE.
+
+
+La cite avait ete fondee sur une religion et constituee comme une Eglise.
+De la sa force; de la aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle
+exercait sur ses membres. Dans une societe etablie sur de tels principes,
+la liberte individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen etait soumis en
+toutes choses et sans nulle reserve a la cite; il lui appartenait tout
+entier. La religion qui avait enfante l'Etat, et l'Etat qui entretenait la
+religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux
+puissances associees et confondues formaient une puissance presque
+surhumaine a laquelle l'ame et le corps etaient egalement asservis.
+
+Il n'y avait rien dans l'homme qui fut independant. Son corps appartenait
+a l'Etat et etait voue a sa defense; a Rome, le service militaire etait du
+jusqu'a cinquante ans, a Athenes jusqu'a soixante, a Sparte toujours. Sa
+fortune etait toujours a la disposition de l'Etat; si la cite avait besoin
+d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux
+creanciers de lui abandonner leurs creances, aux possesseurs d'oliviers de
+lui ceder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquee. [1]
+
+La vie privee n'echappait pas a cette omnipotence de l'Etat. La loi
+athenienne, au nom de la religion, defendait a l'homme de rester
+celibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait
+pas, mais meme celui qui se mariait tard. L'Etat pouvait prescrire a
+Athenes le travail, a Sparte l'oisivete. Il exercait sa tyrannie jusque
+dans les plus petites choses; a Locres, la loi defendait aux hommes de
+boire du vin pur; a Rome, a Milet, a Marseille, elle le defendait aux
+femmes. [3] Il etait ordinaire que le costume fut fixe invariablement par
+les lois de chaque cite; la legislation de Sparte reglait la coiffure des
+femmes, et celle d'Athenes leur interdisait d'emporter en voyage plus de
+trois robes. [4] A Rhodes et a Byzance, la loi defendait de se raser la
+barbe. [5]
+
+L'Etat avait le droit de ne pas tolerer que ses citoyens fussent difformes
+ou contrefaits. En consequence il ordonnait au pere a qui naissait un tel
+enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes
+de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait a Athenes; nous
+savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs
+legislations ideales.
+
+Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau
+admiraient fort. Sparte venait d'eprouver une defaite a Leuctres et
+beaucoup de ses citoyens avaient peri. A cette nouvelle, les parents des
+morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mere qui savait
+que son fils avait echappe au desastre et qu'elle allait le revoir,
+montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne
+reverrait plus son fils, temoignait de la joie et parcourait les temples
+en remerciant les dieux. Quelle etait donc la puissance de l'Etat, qui
+ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui etait obei!
+
+L'Etat n'admettait pas qu'un homme fut indifferent a ses interets; le
+philosophe, l'homme d'etude n'avait pas le droit de vivre a part. C'etait
+une obligation qu'il votat dans l'assemblee et qu'il fut magistrat a son
+tour. Dans un temps ou les discordes etaient frequentes, la loi athenienne
+ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec
+l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer a l'ecart
+des factions et se montrer calme, la loi prononcait la peine de l'exil
+avec confiscation des biens.
+
+Il s'en fallait de beaucoup que l'education fut libre chez les Grecs. Il
+n'y avait rien, au contraire, ou l'Etat tint davantage a etre maitre. A
+Sparte, le pere n'avait aucun droit sur l'education de son enfant. La loi
+parait avoir ete moins rigoureuse a Athenes; encore la cite faisait-elle
+en sorte que l'education fut commune sous des maitres choisis par elle.
+Aristophane, dans un passage eloquent, nous montre les enfants d'Athenes
+se rendant a leur ecole; en ordre, distribues par quartiers, ils marchent
+en rangs serres, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces
+enfants semblent deja comprendre que c'est un devoir civique qu'ils
+remplissent. [6] L'Etat voulait diriger seul l'education, et Platon dit le
+motif de cette exigence: [7] " Les parents ne doivent pas etre libres
+d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maitres que la cite
+a choisis; car les enfants sont moins a leurs parents qu'a la cite. "
+L'Etat considerait le corps et l'ame de chaque citoyen comme lui
+appartenant; aussi voulait-il faconner ce corps et cette ame de maniere a
+en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le
+corps de l'homme etait une arme pour la cite, et qu'il fallait que cette
+arme fut aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait
+aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrees, parce que
+cette connaissance etait necessaire a la bonne execution des sacrifices et
+des fetes de la cite. [8]
+
+On reconnaissait a l'Etat le droit d'empecher qu'il y eut un enseignement
+libre a cote du sien. Athenes fit un jour une loi qui defendait
+d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une
+autre qui interdisait specialement d'enseigner la philosophie. [9]
+
+L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se
+soumettre a la religion de la cite. On pouvait hair ou mepriser les dieux
+de la cite voisine; quant aux divinites d'un caractere general et
+universel, comme Jupiter Celeste ou Cybele ou Junon, on etait libre d'y
+croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisat de
+douter d'Athene Poliade ou d'Erechthee ou de Cecrops. Il y aurait eu la
+une grande impiete qui eut porte atteinte a la religion et a l'Etat en
+meme temps, et que l'Etat eut severement punie. Socrate fut mis a mort
+pour ce crime. La liberte de penser a l'egard de la religion de la cite
+etait absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer a
+toutes les regles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre
+part au repas sacre. La legislation athenienne prononcait une peine contre
+ceux qui s'abstenaient de celebrer religieusement une fete nationale. [10]
+
+Les anciens ne connaissaient donc ni la liberte de la vie privee, ni la
+liberte d'education, ni la liberte religieuse. La personne humaine
+comptait pour bien peu de chose vis-a-vis de cette autorite sainte et
+presque divine qu'on appelait la patrie ou l'Etat. L'Etat n'avait pas
+seulement, comme dans nos societes modernes, un droit de justice a l'egard
+des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fut coupable et par cela seul
+que son interet etait en jeu. Aristide assurement n'avait commis aucun
+crime et n'en etait meme pas soupconne; mais la cite avait le droit de le
+chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par
+ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le
+voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'etait pas
+particuliere a Athenes; on la trouve a Argos, a Megare, a Syracuse, et
+nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cites grecques. [11]
+Or l'ostracisme n'etait pas un chatiment; c'etait une precaution que la
+cite prenait contre un citoyen qu'elle soupconnait de pouvoir la gener un
+jour. A Athenes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner
+pour incivisme, c'est-a-dire pour defaut d'affection envers l'Etat. La vie
+de l'homme n'etait garantie par rien des qu'il s'agissait de l'interet de
+la cite. Rome fit une loi par laquelle il etait permis de tuer tout homme
+qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut
+de l'Etat est la loi supreme, a ete formulee par l'antiquite. [13] On
+pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait ceder devant
+l'interet de la patrie.
+
+C'est donc une erreur singuliere entre toutes les erreurs humaines que
+d'avoir cru que dans les cites anciennes l'homme jouissait de la liberte.
+Il n'en avait pas meme l'idee. Il ne croyait pas qu'il put exister de
+droit vis-a-vis de la cite et de ses dieux. Nous verrons bientot que le
+gouvernement a plusieurs fois change de forme; mais la nature de l'Etat
+est restee a peu pres la meme, et son omnipotence n'a guere ete diminuee.
+Le gouvernement s'appela tour a tour monarchie, aristocratie, democratie;
+mais aucune de ces revolutions ne donna aux hommes la vraie liberte, la
+liberte individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des
+magistrats, pouvoir etre archonte, voila ce qu'on appelait la liberte;
+mais l'homme n'en etait pas moins asservi a l'Etat. Les anciens, et
+surtout les Grecs, s'exagererent toujours l'importance et les droits de la
+societe; cela tient sans doute au caractere sacre et religieux que la
+societe avait revetu a l'origine.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Econom._, II.
+
+[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, _Lysandre_, 30.
+
+[3] Athenee, X, 33. Elien, _H. V_., II, 37.
+
+[4] _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 129, 211.
+Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[5] Athenee, XIII. Plutarque, _Cleomene_, 9. - " _Les Romains ne croyaient
+pas qu'on dut laisser a chacun la liberte de se marier, d'avoir des
+enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de
+suivre ses desirs et ses gouts, sans subir une inspection et un jugement
+prealable._ " Plutarque, _Caton l'Ancien_, 23.
+
+[6] Aristophane, _Nuees_, 960-965.
+
+[7] Platon, _Lois_ VII.
+
+[8] Aristophane, _Nuees_, 966-968.
+
+[9] Xenophon, _Memor._, I, 2. Diogene Laerce, _Theophr._ Ces deux lois ne
+durerent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence
+on reconnaissait a l'Etat en matiere d'instruction.
+
+[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, _Schol. in Demosth., in Midiam_.
+
+[11] Aristote, _Pol_, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, _Cheval._,
+851.
+
+[12] Plutarque, _Publicola_, 12.
+
+[13] Ciceron, _De legibus_, III, 3.
+
+
+
+
+LIVRE IV.
+
+LES REVOLUTIONS.
+
+
+
+
+Assurement on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitue que
+cette famille des anciens ages qui contenait en elle ses dieux, son culte,
+son pretre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cite qui avait
+aussi en elle-meme sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce
+independant, qui commandait a l'ame autant qu'au corps de l'homme, et qui,
+infiniment plus puissante que l'Etat d'aujourd'hui, reunissait en elle la
+double autorite que nous voyons partagee de nos jours entre l'Etat et
+l'Eglise. Si une societe a ete constituee pour durer, c'etait bien celle-
+la. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa serie de
+revolutions.
+
+Nous ne pouvons pas dire d'une maniere generale a quelle epoque ces
+revolutions ont commence. On concoit, en effet, que cette epoque n'ait pas
+ete la meme pour les differentes cites de la Grece et de l'Italie. Ce qui
+est certain, c'est que, des le septieme siecle avant notre ere, cette
+organisation sociale etait discutee et attaquee presque partout. A partir
+de ce temps-la, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un melange
+plus ou moins habile de resistance et de concessions. Elle se debattit
+ainsi plusieurs siecles, au milieu de luttes perpetuelles, et enfin elle
+disparut.
+
+Les causes qui l'ont fait perir peuvent se reduire a deux. L'une est le
+changement qui s'est opere a la longue dans les idees par suite du
+developpement naturel de l'esprit humain, et qui, en effacant les antiques
+croyances, a fait crouler en meme temps l'edifice social que ces croyances
+avaient eleve et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une
+classe d'hommes qui se trouvait placee en dehors de cette organisation de
+la cite, qui en souffrait, qui avait interet a la detruire et qui lui fit
+la guerre sans relache.
+
+Lors donc que les croyances sur lesquelles ce regime social etait fonde se
+sont affaiblies, et que les interets de la majorite des hommes ont ete en
+desaccord avec ce regime, il a du tomber. Aucune cite n'a echappe a cette
+loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athenes, pas plus Rome que la
+Grece. De meme que nous avons vu que les hommes de la Grece et ceux de
+l'Italie avaient eu a l'origine les memes croyances, et que la meme serie
+d'institutions s'etait deployee chez eux, nous allons voir maintenant que
+toutes ces cites ont passe par les memes revolutions.
+
+Il faut etudier pourquoi et comment les hommes se sont eloignes par degres
+de cette antique organisation, non pas pour dechoir, mais pour s'avancer,
+au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une
+apparence de desordre et quelquefois de decadence, chacun de leurs
+changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+PATRICIENS ET CLIENTS.
+
+
+Jusqu'ici nous n'avons pas parle des classes inferieures et nous n'avions
+pas a en parler. Car il s'agissait de decrire l'organisme primitif de la
+cite, et les classes inferieures ne comptaient absolument pour rien dans
+cet organisme. La cite s'etait constituee comme si ces classes n'eussent
+pas existe. Nous pouvions donc attendre pour les etudier que nous fussions
+arrive a l'epoque des revolutions.
+
+La cite antique, comme toute societe humaine, presentait des rangs, des
+distinctions, des inegalites. On connait a Athenes la distinction
+originaire entre les Eupatrides et les Thetes; a Sparte on trouve la
+classe des Egaux et celle des Inferieurs, en Eubee celle des chevaliers et
+celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les
+patriciens et les plebeiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cites
+sabines, latines et etrusques. On peut meme remarquer que plus haut on
+remonte dans l'histoire de la Grece et de l'Italie, plus la distinction
+apparait profonde et les rangs fortement marques: preuve certaine que
+l'inegalite ne s'est pas formee a la longue, mais qu'elle a existe des
+l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cites.
+
+Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des
+classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idees ou
+de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inferieures
+vont reclamer et au nom de quels principes les classes superieures
+defendront leur empire.
+
+On a vu plus haut que la cite etait nee de la confederation des familles
+et des tribus. Or, avant le jour ou la cite se forma, la famille contenait
+deja en elle-meme cette distinction de classes. En effet la famille ne se
+demembrait pas; elle etait indivisible comme la religion primitive du
+foyer. Le fils aine, succedant seul au pere, prenait en main le sacerdoce,
+la propriete, l'autorite, et ses freres etaient a son egard ce qu'ils
+avaient ete a l'egard du pere. De generation en generation, d'aine en
+aine, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il presidait au
+sacrifice, disait la priere, jugeait, gouvernait. A lui seul, a l'origine,
+appartenait le titre de _pater_; car ce mot qui designait la puissance et
+non pas la paternite, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille.
+Ses fils, ses freres, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi.
+
+Voila donc dans la constitution intime de la famille un premier principe
+d'inegalite. L'aine est privilegie pour le culte, pour la succession, pour
+le commandement. Apres plusieurs generations il se forme naturellement,
+dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par
+la religion et par la coutume, dans un etat d'inferiorite vis-a-vis de la
+branche ainee et qui, vivant sous sa protection, obeissent a son autorite.
+
+Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont
+attaches hereditairement a elle, et sur lesquels le _pater_ ou _patron_
+exerce la triple autorite de maitre, de magistrat et de pretre. On les
+appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui
+de thetes sont les plus connus.
+
+Voila encore une classe inferieure. Le client est au-dessous, non-
+seulement du chef supreme de la famille, mais encore des branches
+cadettes. Entre elles et lui il y a cette difference que le membre d'une
+branche cadette, en remontant la serie de ses ancetres, arrive toujours a
+un _pater_, c'est-a-dire a un chef de famille, a un de ces aieux divins
+que la famille invoque dans ses prieres. Comme il descend d'un _pater_, on
+l'appelle en latin _patricius_. Le fils d'un client, au contraire, si haut
+qu'il remonte dans sa genealogie, n'arrive jamais qu'a un client ou a un
+esclave. Il n'a pas de _pater_ parmi ses aieux. De la pour lui un etat
+d'inferiorite dont rien ne peut le faire sortir.
+
+La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui
+concerne les interets materiels. La propriete de la famille appartient
+tout entiere au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les
+branches cadettes et meme avec les clients. Mais tandis que la branche
+cadette a au moins un droit eventuel sur la propriete, dans le cas ou la
+branche ainee viendrait a s'eteindre, le client ne peut jamais devenir
+proprietaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en depot; s'il meurt,
+elle fait retour au patron; le droit romain des epoques posterieures a
+conserve un vestige de cette ancienne regle dans ce qu'on appelait _jus
+applicationis_. L'argent meme du client n'est pas a lui; le patron en est
+le vrai proprietaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est
+en vertu de cette regle antique que le droit romain dit que le client doit
+doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit
+fournir sa rancon ou contribuer aux frais de ses magistratures.
+
+La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant
+d'un _pater_ peut seul accomplir les ceremonies du culte de la famille. Le
+client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas
+lui-meme. Entre lui et la divinite domestique il y a toujours un
+intermediaire. Il ne peut pas meme remplacer la famille absente. Que cette
+famille vienne a s'eteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils
+se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas
+de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancetres. C'est une
+religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriete.
+
+Rappelons-nous que, d'apres les idees des anciennes generations, le droit
+d'avoir un dieu et de prier etait hereditaire. La tradition sainte, les
+rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui
+determinaient les dieux a agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le
+sang. Il etait donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques
+familles, la partie libre et ingenue qui descendait reellement de
+l'ancetre premier, fut seule en possession du caractere sacerdotal. Les
+patriciens ou eupatrides avaient le privilege d'etre pretres et d'avoir
+une religion qui leur appartint en propre.
+
+Ainsi, avant meme qu'on fut sorti de l'etat de famille, il existait deja
+une distinction de classes; la vieille religion domestique avait etabli
+des rangs.
+
+Lorsque ensuite la cite se forma, rien ne fut change a la constitution
+interieure de la famille. Nous avons meme montre que la cite, a l'origine,
+ne fut pas une association d'individus, mais une confederation de tribus,
+de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de
+ces corps resta ce qu'il etait auparavant. Les chefs de ces petits groupes
+s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maitre absolu dans la
+petite societe dont il etait deja le chef. C'est pour cela que le droit
+romain laissa si longtemps au _pater_ l'autorite absolue sur la famille,
+la toute-puissance et le droit de justice a l'egard des clients. La
+distinction des classes, nee dans la famille, se continua donc dans la
+cite.
+
+La cite, dans son premier age, ne fut que la reunion des chefs de famille.
+On a de nombreux temoignages d'un temps ou il n'y avait qu'eux qui pussent
+etre citoyens. Cette regle s'est conservee a Sparte, ou les cadets
+n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans
+une ancienne loi d'Athenes qui disait que pour etre citoyen il fallait
+posseder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans
+beaucoup de villes, il etait de regle que le fils ne fut pas citoyen du
+vivant du pere, et que, le pere mort, le fils aine seul jouit des droits
+politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cite ni les branches
+cadettes ni, a plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il
+que les vrais citoyens etaient alors en fort petit nombre.
+
+L'assemblee qui deliberait sur les interets generaux de la cite n'etait
+aussi composee, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des
+_patres_. Il est permis de ne pas croire Ciceron quand il dit que Romulus
+appela _peres_ les senateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils
+avaient pour le peuple. Les membres du Senat portaient naturellement ce
+titre parce qu'ils etaient les chefs des _gentes_. En meme temps que ces
+hommes reunis representaient la cite, chacun d'eux restait maitre absolu
+dans sa _gens_, qui etait comme son petit royaume. On voit aussi des les
+commencements de Rome une autre assemblee plus nombreuse, celle des
+curies; mais elle differe assez peu de celle des _patres_. Ce sont encore
+eux qui forment l'element principal de cette assemblee; seulement, chaque
+_pater_ s'y montre entoure de sa famille; ses parents, ses clients meme
+lui font cortege et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs
+dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le
+chef consulte ses parents et meme ses clients, mais il est clair que c'est
+lui qui vote. La loi defend d'ailleurs au client d'etre d'un autre avis
+que son patron. Si les clients sont rattaches a la cite, ce n'est que par
+l'intermediaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte
+public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblee,
+mais c'est a la suite de leurs patrons.
+
+Il ne faut pas se representer la cite de ces anciens ages comme une
+agglomeration d'hommes vivant pele-mele dans l'enceinte des memes
+murailles. La ville n'est guere, dans les premiers temps, un lieu
+d'habitation; elle est le sanctuaire ou sont les dieux de la communaute;
+elle est la forteresse qui les defend et que leur presence sanctifie; elle
+est le centre de l'association, la residence du roi et des pretres, le
+lieu ou se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant
+plusieurs generations encore, les hommes continuent a vivre hors de la
+ville, en familles isolees qui se partagent la campagne. Chacune de ces
+familles occupe son canton, ou elle a son sanctuaire domestique et ou elle
+forme, sous l'autorite de son _pater_, un groupe indivisible. Puis, a
+certains jours, s'il s'agit des interets de la cite ou des obligations du
+culte commun, les chefs de ces familles se rendent a la ville et
+s'assemblent autour du roi, soit pour deliberer, soit pour assister au
+sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa
+famille et de ses serviteurs (_sua manus_), ils se groupent par phratries
+ou par curies et ils forment l'armee de la cite sous les ordres du roi.
+
+
+NOTES
+
+[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios].
+
+[2] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2-3.
+
+[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientele s'est formee plus
+tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siecles de Rome.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LES PLEBEIENS.
+
+
+Il faut maintenant signaler un autre element de population qui etait au-
+dessous des clients eux-memes, et qui, infime a l'origine, acquit
+insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale.
+Cette classe, qui devint plus nombreuse a Rome que dans aucune autre cite,
+y etait appelee la plebe. Il faut voir l'origine et le caractere de cette
+classe pour comprendre le role qu'elle a joue dans l'histoire de la cite
+et de la famille chez les anciens.
+
+Les plebeiens n'etaient pas les clients; les historiens de l'antiquite ne
+confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part:
+" La plebe ne voulut pas prendre part a l'election des consuls; les
+consuls furent donc elus par les patriciens et leurs clients. " Et
+ailleurs: " La plebe se plaignit que les patriciens eussent trop
+d'influence dans les comices grace aux suffrages de leurs clients. " [1]
+On lit dans Denys d'Halicarnasse: " La plebe sortit de Rome et se retira
+sur le mont Sacre: les patriciens resterent seuls clans la ville avec
+leurs clients. " Et plus loin: " La plebe mecontente refusa de s'enroler,
+les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. "
+[2] Cette plebe, bien separee des clients, ne faisait pas partie, du moins
+dans les premiers siecles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une
+vieille formule de priere, qui se repetait encore au temps des guerres
+puniques, on demandait aux dieux d'etre propices " au peuple et a la
+plebe. " [3] La plebe n'etait donc pas comprise dans le peuple, du moins a
+l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plebe
+etait en dehors.
+
+Ce qui fait le caractere essentiel de la plebe, c'est qu'elle est
+etrangere a l'organisation religieuse de la cite, et meme a celle de la
+famille. On reconnait a cela le plebeien et on le distingue du client. Le
+client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une
+famille, d'une _gens_. Le plebeien, a l'origine, n'a pas de culte et ne
+connait pas la famille sainte.
+
+Ce que nous avons vu plus haut de l'etat social et religieux des anciens
+ages nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne
+se propageait pas; nee dans une famille, elle y restait comme enfermee; il
+fallait que chaque famille se fit sa croyance, ses dieux, son culte. Mais
+nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si eloignes de nous, un
+grand nombre de familles ou l'esprit n'eut pas la puissance de creer des
+dieux, d'arreter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et
+le rhythme de la priere. Ces familles se trouverent naturellement dans un
+etat d'inferiorite vis-a-vis de celles qui avaient une religion, et ne
+purent pas s'unir en societe avec elles; elles n'entrerent ni dans les
+curies ni dans la cite. Meme dans la suite il arriva que des familles qui
+avaient un culte, le perdirent, soit par negligence et oubli des rites,
+soit apres une de ces fautes qui interdisaient a l'homme d'approcher de
+son foyer et de continuer son culte. Il a du arriver aussi que des
+clients, coupables ou mal traites, aient quitte la famille et renonce a sa
+religion; le fils qui etait ne d'un mariage sans rites, etait repute
+batard, comme celui qui naissait de l'adultere, et la religion de la
+famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et
+mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer,
+c'est-a-dire dans la plebe.
+
+On trouve cette classe a cote de presque toutes les cites anciennes, mais
+separee par une ligne de demarcation. A l'origine, une ville grecque est
+double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'eleve
+ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a ete batie avec des rites
+religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de
+la colline on trouve une agglomeration de maisons, qui ont ete baties sans
+ceremonies religieuses, sans enceinte sacree; c'est le domicile de la
+plebe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte.
+
+A Rome la difference entre les deux populations est frappante. La ville
+des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondee suivant
+les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plebe est l'asile,
+espece d'enclos qui est situe sur la pente du mont Capitolin et ou Romulus
+a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans
+sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plebeiens vinrent a Rome, comme ils
+etaient etrangers a la religion de la cite, on les etablit sur l'Aventin,
+c'est-a-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse.
+
+Un mot caracterise ces plebeiens: ils sont sans foyer; ils ne possedent
+pas, du moins a l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur
+reprochent toujours de ne pas avoir d'ancetres, ce qui veut dire
+assurement qu'ils n'ont pas le culte des ancetres et ne possedent pas un
+tombeau de famille ou ils puissent porter le repas funebre. Ils n'ont pas
+de pere, _pater_, c'est-a-dire qu'ils remonteraient en vain la serie de
+leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille
+religieuse. Ils n'ont pas de famille, _gentem non habent_, c'est-a-dire
+qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant a celle que forme et
+constitue la religion, ils ne l'ont pas.
+
+Le mariage sacre n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les
+rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer etablit leur est
+interdite. Aussi le patricien qui ne connait pas d'autre union reguliere
+que celle qui lie l'epoux a l'epouse en presence de la divinite
+domestique, peut-il dire en parlant des plebeiens: _Connubia promiscua
+habent more ferarum._
+
+Pas de famille pour eux, pas d'autorite paternelle. Ils peuvent avoir sur
+leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorite sainte
+dont la religion revet le pere, ils ne l'ont pas.
+
+Pour eux le droit de propriete n'existe pas. Car toute propriete doit etre
+etablie et consacree par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes,
+c'est-a-dire par tous les elements du culte domestique. Si le plebeien
+possede une terre, cette terre n'a pas le caractere sacre; elle est
+profane et ne connait pas le bornage. Mais peut-il meme posseder une terre
+dans les premiers temps? On sait qu'a Rome nul ne peut exercer le droit de
+propriete s'il n'est citoyen, or le plebeien, dans le premier age de Rome,
+n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut etre proprietaire
+que parle droit des Quirites; or le plebeien n'est pas compte d'abord
+parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'_ager romanus_ a ete partage
+entre les tribus, les curies et les _gentes_; or le plebeien, qui
+n'appartient a aucun de ces groupes, n'est certainement pas entre dans le
+partage. Ces plebeiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait
+que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire
+sienne. On sait qu'ils habiterent longtemps l'Aventin et y batirent des
+maisons; mais ce ne fut qu'apres trois siecles et beaucoup de luttes
+qu'ils obtinrent enfin la propriete de ce terrain.
+
+Pour les plebeiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est
+l'arret de la religion, et la procedure est un ensemble de rites. Le
+client a le benefice du droit de la cite par l'intermediaire du patron;
+pour le plebeien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit
+formellement que le sixieme roi de Rome fit le premier quelques lois pour
+la plebe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps.
+[4] Il parait meme que ces lois furent ensuite retirees a la plebe, ou
+que, n'etant pas fondees sur la religion, les patriciens refuserent d'en
+tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on crea des
+tribuns, il fallut faire une loi speciale pour proteger leur vie et leur
+liberte, et que cette loi etait concue ainsi: " Que nul ne s'avise de
+frapper ou de tuer un tribun comme il ferait a un homme de la plebe. " [5]
+Il semble donc que l'on eut le droit de frapper ou de tuer un plebeien, ou
+du moins ce mefait commis envers un homme qui etait hors la loi, n'etait
+pas puni.
+
+Pour les plebeiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas
+d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut etre magistrat. Il n'y a d'autre
+assemblee a Rome, durant deux siecles, que celle des curies; or les curies
+ne comprennent pas les plebeiens. La plebe n'entre meme pas dans la
+composition de l'armee, tant que celle-ci est distribuee par curies.
+
+Mais ce qui separe le plus manifestement le plebeien du patricien, c'est
+que le plebeien n'a pas la religion de la cite. Il est impossible qu'il
+soit revetu d'un sacerdoce. On peut meme croire que la priere, dans les
+premiers siecles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui
+etre reveles. C'est comme dans l'Inde ou " le coudra doit ignorer toujours
+les formules sacrees ". Il est etranger, et par consequent sa seule
+presence souille le sacrifice. Il est repousse des dieux. Il y a entre le
+patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux
+hommes. La plebe est une population meprisee et abjecte, hors de la
+religion, hors de la loi, hors de la societe, hors de la famille. Le
+patricien ne peut comparer cette existence qu'a celle de la bete, _more
+ferarum_. Le contact du plebeien est impur. Les decemvirs, dans leurs dix
+premieres tables, avaient oublie d'interdire le mariage entre les deux
+ordres; c'est que ces premiers decemvirs etaient tous patriciens et qu'il
+ne vint a l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fut possible.
+
+On voit combien de classes, dans l'age primitif des cites, etaient
+superposees l'une a l'autre. En tete etait l'aristocratie des chefs de
+famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait _patres_, que les
+clients appelaient _reges_, que l'Odyssee nomme [Grec: basileis] ou [Grec:
+anachtes]. Au-dessous etaient les branches cadettes des familles; au-
+dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plebe.
+
+C'est de la religion que cette distinction des classes etait venue. Car au
+temps ou les ancetres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient
+encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: " L'aine fera
+la priere. " De la etait venue la preeminence de l'aine en toutes choses;
+la branche ainee dans chaque famille avait ete la branche sacerdotale et
+maitresse. La religion comptait neanmoins pour beaucoup les branches
+cadettes, qui etaient comme une reserve pour remplacer un jour la branche
+ainee eteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose
+le client, meme l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux.
+Mais le plebeien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait
+absolument pour rien. Les rangs avaient ete ainsi fixes.
+
+Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et etablit, n'est
+immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'etait
+cette inegalite trop grande. Beaucoup d'hommes avaient interet a detruire
+une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait.
+
+
+NOTES
+
+[1] Tite-Live, II, 64; II, 56.
+
+[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27.
+
+[3] Tite-Live, XXIX, 27: _Ut ea mihi populo plebique romanae bene
+verruncent._ -- Ciceron, _pro Murena_, I: _Ut ea res mihi magistratuique
+meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat_. -- Macrobe
+(_Saturn._, I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait:
+_Praetor qui jus populo plebique dabit_. -- Que les ecrivains anciens
+n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le
+_populus_ et la _plebs_, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on
+songe que cette distinction n'existait plus au temps ou ils ecrivaient. A
+l'epoque de Ciceron, il y avait plusieurs siecles que la _plebs_ faisait
+legalement partie du _populus_. Mais les vieilles formules, que citent
+Tite-Live, Ciceron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps ou
+les deux populations ne se confondaient pas encore.
+
+[4] Denys, IV, 43.
+
+[5] Denys, VI, 89.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+PREMIERE REVOLUTION.
+
+
+_1 L'autorite politique est enlevee aux rois._
+
+Nous avons dit qu'a l'origine le roi avait ete le chef religieux de la
+cite, le grand pretre du foyer public, et qu'a cette autorite sacerdotale
+il avait joint l'autorite politique, parce qu'il avait paru naturel que
+l'homme qui representait la religion de la cite fut en meme temps le
+president de l'assemblee, le juge, le chef de l'armee. En vertu de ce
+principe il etait arrive que tout ce qu'il y avait de puissance dans
+l'Etat avait ete reuni dans les mains du roi.
+
+Mais les chefs des familles, les _patres_, et au-dessus d'eux les chefs
+des phratries et des tribus formaient a cote de ce roi une aristocratie
+tres-forte. Le roi n'etait pas seul roi; chaque _pater_ l'etait comme lui
+dans sa _gens_; c'etait meme a Rome un antique usage d'appeler chacun de
+ces puissants patrons du nom de roi; a Athenes, chaque phratrie et chaque
+tribu avait son chef, et a cote du roi de la cite il y avait les rois des
+tribus, [Grec: phylobasileis]. C'etait une hierarchie de chefs ayant tous,
+dans un domaine plus ou moins etendu, les memes attributions et la meme
+inviolabilite. Le roi de la cite n'exercait pas son pouvoir sur la
+population entiere; l'interieur des familles et toute la clientele
+echappaient a son action. Comme le roi feodal, qui n'avait pour sujets que
+quelques puissants vassaux, ce roi de la cite ancienne ne commandait
+qu'aux chefs des tribus et des _gentes_, dont chacun individuellement
+pouvait etre aussi puissant que lui, et qui reunis l'etaient beaucoup
+plus. On peut bien croire qu'il ne lui etait pas facile de se faire obeir.
+Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il etait le
+chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de
+soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les
+gouvernes ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'etaient pas
+d'accord sur la mesure d'obeissance qui etait due. Les rois voulaient etre
+puissants et les _peres_ ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte
+s'engagea donc, dans toutes les cites, entre l'aristocratie et les rois.
+
+Partout l'issue de la lutte fut la meme; la royaute fut vaincue. Mais il
+ne faut pas perdre de vue que cette royaute primitive etait sacree. Le roi
+etait l'homme qui disait la priere, qui faisait le sacrifice, qui avait
+enfin par droit hereditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la
+protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer a se passer de roi; il
+en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cite.
+Aussi voyons-nous dans toutes les cites dont l'histoire nous est connue,
+que l'on ne toucha pas d'abord a l'autorite sacerdotale du roi et que l'on
+se contenta de lui oter l'autorite politique. Celle-ci n'etait qu'une
+sorte d'appendice que les rois avaient ajoute a leur sacerdoce; elle
+n'etait pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi
+sans que la religion fut mise en peril.
+
+La royaute fut donc conservee; mais, depouillee de sa puissance, elle ne
+fut plus qu'un sacerdoce. " Dans les temps tres-anciens, dit Aristote, les
+rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite
+les uns renoncerent d'eux-memes a ce pouvoir, aux autres il fut enleve de
+force, et on ne laissa plus a ces rois que le soin des sacrifices. "
+Plutarque dit la meme chose: " Comme les rois se montraient orgueilleux et
+durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enleverent le pouvoir
+et ne leur laisserent que le soin de la religion. " [1] Herodote parle de
+la ville de Cyrene et dit: " On laissa a Battos, descendant des rois, le
+soin du culte et la possession des terres sacrees et on lui retira toute
+la puissance dont ses peres avaient joui. "
+
+Cette royaute ainsi reduite aux fonctions sacerdotales continua, la
+plupart du temps, a etre hereditaire dans la famille sacree qui avait
+jadis pose le foyer et commence le culte national. Au temps de l'empire
+romain, c'est-a-dire sept ou huit siecles apres cette revolution, il y
+avait encore a Ephese, a Marseille, a Thespies, des familles qui
+conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royaute et avaient
+encore la presidence des ceremonies religieuses. [2]
+
+Dans les autres villes les familles sacrees s'etaient eteintes, et la
+royaute etait devenue elective et ordinairement annuelle.
+
+
+_2 Histoire de cette revolution a Sparte._
+
+Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la revolution dont nous parlons
+ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cites.
+
+Il parait que les premiers rois doriens regnerent en maitres absolus. Mais
+des la troisieme generation la querelle s'engagea entre les rois et
+l'aristocratie. Il y eut pendant deux siecles une serie de luttes qui
+firent de Sparte une des cites les plus agitees de la Grece; on sait qu'un
+de ces rois, le pere de Lycurgue, perit frappe dans une guerre civile. [3]
+
+Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien
+commence par ces mots: " On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet a
+controverse. " Il parait du moins certain que Lycurgue parut au milieu des
+discordes, " dans un temps ou le gouvernement flottait dans une agitation
+perpetuelle ". Ce qui ressort le plus clairement de tous les
+renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa reforme porta
+a la royaute un coup dont elle ne se releva jamais. " Sous Charilaos, dit
+Aristote, la monarchie fit place a une aristocratie. " [4] Or ce Charilaos
+etait roi lorsque Lycurgue fit sa reforme. On sait d'ailleurs par
+Plutarque que Lycurgue ne fut charge des fonctions de legislateur qu'au
+milieu d'une emeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un
+asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maitre de supprimer la
+royaute; il s'en garda bien, jugeant la royaute necessaire et la famille
+regnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent desormais
+soumis au Senat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent
+plus que les presidents de cette assemblee et les executeurs de ses
+decisions. Un siecle apres, la royaute fut encore affaiblie et ce pouvoir
+executif lui fut ote; on le confia a des magistrats annuels qui furent
+appeles ephores.
+
+Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux ephores, de
+celles qu'on laissa aux rois. Les ephores rendaient la justice en matiere
+civile, tandis que le Senat jugeait les affaires criminelles. Les ephores,
+sur l'avis du Senat, declaraient la guerre ou reglaient les clauses des
+traites de paix. En temps de guerre, deux ephores accompagnaient le roi,
+le surveillaient; c'etaient eux qui fixaient le plan de campagne et
+commandaient toutes les operations. [5] Que restait-il donc aux rois, si
+on leur otait la justice, les relations exterieures, les operations
+militaires? Il leur restait le sacerdoce. Herodote decrit leurs
+prerogatives: " Si la cite fait un sacrifice, ils ont la premiere place au
+repas sacre; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils
+font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur
+appartient. On leur donne a chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils
+immolent a Apollon. " [6] " Les rois, dit Xenophon, accomplissent les
+sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. " S'ils ne
+jugent ni en matiere civile ni en matiere criminelle, on leur reserve du
+moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En
+cas de guerre, un des deux rois marche toujours a la tete des troupes,
+faisant chaque jour les sacrifices et consultant les presages. En presence
+de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables,
+il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entoure de devins
+qui lui indiquent la volonte des dieux, et de joueurs de flute qui font
+entendre les hymnes sacres. Les Spartiates disent que c'est le roi qui
+commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices;
+mais ce sont les ephores et les polemarques qui reglent tous les
+mouvements de l'armee. [7]
+
+Il est donc vrai de dire que la royaute de Sparte n'est qu'un sacerdoce
+hereditaire. La meme revolution qui a supprime la puissance politique du
+roi dans toutes les cites, l'a supprimee aussi a Sparte. La puissance
+appartient reellement au Senat qui dirige et aux ephores qui executent.
+Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obeissent aux
+ephores. Aussi Herodote peut-il dire que Sparte ne connait pas le regime
+monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une
+aristocratie. [8]
+
+
+_3 Meme revolution a Athenes._
+
+On a vu plus haut quel avait ete l'etat primitif de la population de
+l'Attique. Un certain nombre de familles, independantes et sans lien entre
+elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite societe
+que gouvernait un chef hereditaire. Puis ces familles se grouperent et de
+leur association naquit la cite athenienne. On attribuait a Thesee d'avoir
+acheve la grande oeuvre de l'unite de l'Attique. Mais les traditions
+ajoutaient et nous croyons sans peine que Thesee avait du briser beaucoup
+de resistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle
+des clients, des pauvres, qui etaient repartis dans les bourgades et les
+[Grec: genae]. Ces hommes se rejouirent plutot d'un changement qui donnait
+un chef a leurs chefs et assurait a eux-memes un recours et une
+protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des
+familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les
+[Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit hereditaire
+l'autorite supreme dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils
+defendirent de leur mieux leur independance; perdue, ils la regretterent.
+
+Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorite.
+Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec:
+genos]. Thesee ne put pas detruire une autorite que la religion avait
+etablie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les
+traditions qui sont relatives a cette epoque, on voit que ces puissants
+eupatrides ne consentirent a s'associer pour former une cite qu'en
+stipulant que le gouvernement serait reellement federatif et que chacun
+d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi supreme; mais des que les
+interets communs etaient en jeu, l'assemblee des chefs devait etre
+convoquee et rien d'important ne pouvait etre fait qu'avec l'assentiment
+de cette sorte de senat.
+
+Ces traditions, dans le langage des generations suivantes, s'exprimaient a
+peu pres ainsi: Thesee a change le gouvernement d'Athenes et de
+monarchique il l'a rendu republicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate,
+Demosthenes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongere il y a un fonds
+vrai. Thesee a bien, comme dit la tradition, " remis l'autorite souveraine
+entre les mains du peuple ". Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que
+la tradition a conserve, n'avait pas au temps de Thesee une application
+aussi etendue que celle qu'il a eue au temps de Demosthenes. Ce peuple ou
+corps politique n'etait certainement alors que l'aristocratie, c'est-a-
+dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae].
+
+Thesee, en instituant cette assemblee, n'etait pas volontairement
+novateur. La formation de la grande unite athenienne changeait, malgre
+lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont
+l'autorite restait intacte dans les familles, etaient reunis en une meme
+cite, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait
+avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cecrops devint roi de toute
+l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait ete roi
+absolu, il ne fut plus que le chef d'un Etat federatif, c'est-a-dire le
+premier entre des egaux.
+
+Un conflit ne pouvait guere tarder a eclater entre cette aristocratie et
+la royaute. " Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que
+chacun d'eux avait exercee jusque-la dans son bourg. " Il parait que ces
+guerriers pretres mirent la religion en avant et pretendirent que
+l'autorite des cultes locaux etait amoindrie. S'il est vrai, comme le dit
+Thucydide, que Thesee essaya de detruire les prytanees des bourgs, il
+n'est pas etonnant que le sentiment religieux se soit souleve contre lui.
+On ne peut pas dire combien de luttes il eut a soutenir, combien de
+soulevements il dut reprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est
+certain, c'est qu'il fut a la fin vaincu, qu'il fut chasse d'Athenes et
+qu'il mourut en exil.
+
+Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimerent pas la royaute,
+mais ils firent un roi de leur choix, Menesthee. Apres lui la famille de
+Thesee ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois generations. Puis
+elle fut remplacee par une autre famille, celle des Melanthides. Toute
+cette epoque a du etre tres troublee; mais le souvenir des guerres civiles
+ne nous a pas ete nettement conserve.
+
+La mort de Codrus coincide avec la victoire definitive des eupatrides. Ils
+ne supprimerent pas encore la royaute; car leur religion le leur
+defendait; mais ils lui oterent sa puissance politique. Le voyageur
+Pausanias qui etait fort posterieur a ces evenements, mais qui consultait
+avec soin les traditions, dit que la royaute perdit alors une grande
+partie de ses attributions et " devint dependante "; ce qui signifie sans
+doute qu'elle fut des lors subordonnee au Senat des eupatrides. Les
+historiens modernes appellent cette periode de l'histoire d'Athenes
+l'archontat, et ils ne manquent guere de dire que la royaute fut alors
+abolie. Cela n'est pas entierement vrai. Les descendants de Codrus se
+succederent de pere en fils pendant treize generations. Ils avaient le
+titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi
+celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres etaient
+exactement synonymes. Athenes, pendant cette longue periode, avait donc
+encore des rois hereditaires; mais elle leur avait enleve leur puissance
+et ne leur avait laisse que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on
+avait fait a Sparte.
+
+Au bout de trois siecles, les eupatrides trouverent cette royaute
+religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent.
+On decida que le meme homme ne serait plus revetu de cette haute dignite
+sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que
+l'ancienne famille royale etait seule apte a remplir les fonctions
+d'archonte. [10]
+
+Quarante ans environ se passerent ainsi. Mais un jour la famille royale se
+souilla d'un crime. On allegua qu'elle ne pouvait plus remplir les
+fonctions sacerdotales; [11] on decida qu'a l'avenir les archontes
+seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignite serait accessible a
+tous les eupatrides. Quarante ans encore apres, pour affaiblir cette
+royaute ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et
+en meme temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-la
+l'archonte etait en meme temps roi; desormais ces deux titres furent
+separes. Un magistrat nomme archonte et un autre magistrat nomme roi se
+partagerent les attributions de l'ancienne royaute religieuse. La charge
+de veiller a la perpetuite des familles, d'autoriser ou d'interdire
+l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matiere de propriete
+immobiliere, toutes choses ou la religion se trouvait interessee, fut
+devolue a l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et
+celle de juger en matiere d'impiete furent reservees au roi. Ainsi le
+titre de roi, titre sacre qui etait necessaire a la religion, se perpetua
+dans la cite avec les sacrifices et le culte national. Le roi et
+l'archonte joints au polemarque et aux six thesmothetes, qui existaient
+peut-etre depuis longtemps, completerent le nombre de neuf magistrats
+annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du
+premier d'entre eux.
+
+La revolution qui enleva a la royaute sa puissance politique, s'opera sous
+des formes diverses, dans toutes les cites. A Argos, des la seconde
+generation des rois doriens, la royaute fut affaiblie au point " qu'on ne
+laissa aux descendants de Temenos que le nom de roi sans aucune puissance
+"; d'ailleurs cette royaute resta hereditaire pendant plusieurs siecles.
+[12] A Cyrene les descendants de Battos reunirent d'abord dans leurs mains
+le sacerdoce et la puissance; mais a partir de la quatrieme generation on
+ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royaute s'etait
+d'abord transmise hereditairement dans la famille des Bacchides; la
+revolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir
+de cette famille, dont les membres la possederent a tour de role pendant
+un siecle.
+
+
+_4 Meme revolution a Rome._
+
+La royaute fut d'abord a Rome ce qu'elle etait en Grece. Le roi etait le
+grand pretre de la cite; il etait en meme temps le juge supreme; en temps
+de guerre, il commandait les citoyens armes. A cote de lui etaient les
+chefs de famille, _patres_, qui formaient un Senat. Il n'y avait qu'un
+roi, parce que la religion prescrivait l'unite dans le sacerdoce et
+l'unite dans le gouvernement. Mais il etait entendu que ce roi devait sur
+toute affaire importante consulter les chefs des familles confederees.
+[14] Les historiens mentionnent, des cette epoque, une assemblee du
+peuple. Mais il faut se demander quel pouvait etre alors le sens du mot
+peuple (_populus_), c'est-a-dire quel etait le corps politique au temps
+des premiers rois. Tous les temoignages s'accordent a montrer que ce
+peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies etaient la reunion
+des _gentes_; chaque _gens_ s'y rendait en corps et n'avait qu'un
+suffrage. Les clients etaient la, ranges autour du _pater_, consultes
+peut-etre, donnant peut-etre leur avis, contribuant a composer le vote
+unique que la _gens_ prononcait, mais ne pouvant pas etre d'une autre
+opinion que le _pater_. Cette assemblee des curies n'etait donc pas autre
+chose que la cite patricienne reunie en face du roi.
+
+On voit par la que Rome se trouvait dans les memes conditions que les
+autres cites. Le roi etait en presence d'un corps aristocratique tres
+fortement constitue et qui puisait sa force dans la religion. Les memes
+conflits que nous avons vus en Grece se retrouvent donc a Rome.
+
+L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le
+premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorite du Senat.
+Il se fait aimer des classes inferieures; mais les _Peres_ lui sont
+hostiles. Il perit assassine dans une reunion du Senat.
+
+L'aristocratie songe aussitot a abolir la royaute, et les _Peres_ exercent
+a tour de role les fonctions de roi. Il est vrai que les classes
+inferieures s'agitent; elles ne veulent pas etre gouvernees par les chefs
+des _gentes_; elles exigent le retablissement de la royaute. [15] Mais les
+patriciens se consolent en decidant qu'elle sera desormais elective et ils
+fixent avec une merveilleuse habilete les formes de l'election: le Senat
+devra choisir le candidat; l'assemblee patricienne des curies confirmera
+ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel elu plait aux
+dieux.
+
+Numa fut elu d'apres ces regles. Il se montra fort religieux, plus pretre
+que guerrier, tres scrupuleux observateur de tous les rites du culte et,
+par consequent, fort attache a la constitution religieuse des familles et
+de la cite. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut
+paisiblement dans son lit.
+
+Il semble que sous Numa la royaute ait ete reduite aux fonctions
+sacerdotales, comme il etait arrive dans les cites grecques. Il est au
+moins certain que l'autorite religieuse du roi etait tout a fait distincte
+de son autorite politique et que l'une n'entrainait pas necessairement
+l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double election. En
+vertu de la premiere, le roi n'etait qu'un chef religieux; si a cette
+dignite il voulait joindre la puissance politique, _imperium_, il avait
+besoin que la cite la lui conferat par un decret special. Ce point ressort
+clairement de ce que Ciceron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le
+sacerdoce et la puissance etaient distincts; ils pouvaient etre places
+dans les memes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double
+election.
+
+Le troisieme roi les reunit certainement en sa personne. Il eut le
+sacerdoce et le commandement; il fut meme plus guerrier que pretre; il
+dedaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de
+l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'etrangers, en
+depit du principe religieux qui les exclut; il ose meme habiter au milieu
+d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer a des plebeiens
+quelques terres dont le revenu avait ete affecte jusque-la aux frais des
+sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir neglige les rites, et meme,
+chose plus grave, de les avoir modifies et alteres. Aussi meurt-il comme
+Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils
+avec lui.
+
+Ce coup rend l'autorite au Senat, qui nomme un roi de son choix. Ancus
+observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et
+passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit.
+
+Le cinquieme roi est Tarquin, qui a obtenu la royaute malgre le Senat et
+par l'appui des classes inferieures. Il est peu religieux, fort incredule;
+il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des
+augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il cree des patriciens;
+il altere autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cite.
+Tarquin est assassine.
+
+Le sixieme roi s'est empare de la royaute par surprise; il semble meme que
+le Senat ne l'ait jamais reconnu comme roi legitime. Il flatte les classes
+inferieures, leur distribue des terres, meconnaissant le principe du droit
+de propriete; il leur donne meme des droits politiques. Servius est egorge
+sur les marches du Senat.
+
+La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractere d'une
+lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la
+plebe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organise ils
+opposaient les classes inferieures si nombreuses a Rome. L'aristocratie se
+trouva alors dans un double danger, dont le pire n'etait pas d'avoir a
+plier devant la royaute. Elle voyait se lever derriere elle les classes
+qu'elle meprisait. Elle voyait se dresser la plebe, la classe sans
+religion et sans foyer. Elle se voyait peut-etre attaquee par ses clients,
+dans l'interieur meme de la famille, dont la constitution, le droit, la
+religion se trouvaient discutes et mis en peril. Les rois etaient donc
+pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient a
+bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cite.
+
+A Servius succede le second Tarquin; il trompe l'espoir des senateurs qui
+l'ont elu; il veut etre maitre, _de rege dominus exstitit_. Il fait autant
+de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes tetes; il regne sans
+consulter les Peres, fait la guerre et la paix sans leur demander leur
+approbation. Le patriciat semble decidement vaincu.
+
+Enfin une occasion se presente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement
+lui, mais l'armee, c'est-a-dire ce qui le soutient. La ville est
+momentanement entre les mains du patriciat. Le prefet de la ville, c'est-
+a-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien,
+Lucretius. Le chef de la cavalerie, c'est-a-dire celui qui a l'autorite
+militaire apres le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes
+preparent l'insurrection. Ils ont pour associes d'autres patriciens, un
+Valerius, un Tarquin Collatin. Le lieu de reunion n'est pas Rome, c'est la
+petite ville de Collatie, qui appartient en propre a l'un des conjures.
+La, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette
+femme s'est tuee elle-meme, se punissant du crime d'un fils du roi. Le
+peuple de Collatie se souleve; on se porte a Rome; on y renouvelle la meme
+scene. Les esprits sont troubles, les partisans du roi deconcertes; et
+d'ailleurs, dans ce moment meme, le pouvoir legal dans Rome appartient a
+Junius et a Lucretius.
+
+Les conjures se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Senat. Le
+Senat prononce que Tarquin est dechu et la royaute abolie. Mais le decret
+du Senat doit etre confirme par la cite. Lucretius, a titre de prefet de
+la ville, a le droit de convoquer l'assemblee. Les curies se reunissent;
+elles pensent comme les conjures; elles prononcent la deposition de
+Tarquin et la creation de deux consuls.
+
+Ce point principal decide, on laisse le soin de nommer les consuls a
+l'assemblee par centuries. Mais cette assemblee ou quelques plebeiens
+votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait
+dans le Senat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblee
+romaine est presidee par un magistrat qui designe l'objet du vote, et nul
+ne peut mettre en deliberation un autre objet. Il y a plus: nul autre que
+le president, a cette epoque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi?
+les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une
+election? le president presente des candidats, et nul ne peut voter que
+pour les candidats presentes. Dans le cas actuel, le president designe par
+le Senat est Lucretius, l'un des conjures. Il indique comme unique sujet
+de vote l'election de deux consuls. Il presente deux noms aux suffrages
+des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont
+necessairement elus. Puis le Senat ratifie l'election, et enfin les
+augures la confirment au nom des dieux.
+
+Cette revolution ne plut pas a tout le monde dans Rome. Beaucoup de
+plebeiens rejoignirent le roi et s'attacherent a sa fortune. En revanche,
+un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une _gens_ nombreuse,
+le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme a ses
+vues qu'il vint s'etablir a Rome.
+
+Du reste, la royaute politique fut seule supprimee; la royaute religieuse
+etait sainte et devait durer. Aussi se hata-t-on de nommer un roi, mais
+qui ne fut roi que pour les sacrifices, _rex sacrorum_. On prit toutes les
+precautions imaginables pour que ce roi-pretre n'abusat jamais du grand
+prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorite.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, III, 9, 8. Plutarque, _Quest. rom._, 63.
+
+[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29.
+
+[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, _Lycurgue_, 2.
+
+[4] Aristote, _Politique_, VIII, 10, 3 (V, 10). Heraclide de Pont, dans
+les _Fragments des historiens grecs_, coll. Didot, t. II, p. 11.
+Plutarque, _Lycurgue_, 4.
+
+[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 14
+(13); _Helleniques_, VI, 4. Plutarque, _Agesilas_, 10, 17, 23, 28;
+_Lysandre_, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des
+operations militaires qu'il fallu une decision toute speciale du Senat
+pour confier le commandement de l'armee a Agesilas, lequel reunit ainsi,
+par exception, les attributions de roi et celles de general: Plutarque,
+_Agesilas_, 6; _Lysandre_, 23. Il en avait ete de meme autrefois pour le
+roi Pausanias: Thucydide, I, 128.
+
+[6] Herodote, VI, 56, 57.
+
+[7] Xenophon, _Gouv. de Lacedemone_.
+
+[8] Herodote, V, 92. Aristote, _Politique_, VIII, 10 (V,10).
+
+[9] Voy. Les _Marbres de Paros_ et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2,
+1; Platon, _Menexene_, p. 238c; Elien, _H. V._, V, 13
+
+[10] Pausanias, IV, 8.
+
+[11] Heraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, _Fragm._, 51.
+
+[12] Pausanias, II, 19.
+
+[13] Herodote, IV, 161. Diodore, VIII.
+
+[14] Ciceron, _De Republ._, II, 8.
+
+[15] Tite-Live, I. Ciceron, _De Republ._, II.
+
+[16] La famille Junia etait patricienne. Denys, IV, 68.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITES.
+
+
+La meme revolution, sous des formes legerement variees, s'etait accomplie
+a Athenes, a Sparte, a Rome, dans toutes les cites enfin dont l'histoire
+nous est connue. Partout elle avait ete l'oeuvre de l'aristocratie,
+partout elle eut pour effet de supprimer la royaute politique en laissant
+subsister la royaute religieuse. A partir de cette epoque et pendant une
+periode dont la duree fut fort inegale pour les differentes villes, le
+gouvernement de la cite appartint a l'aristocratie.
+
+Cette aristocratie etait fondee sur la naissance et sur la religion a la
+fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des
+familles. La source d'ou elle derivait, c'etaient ces memes regles que
+nous avons observees plus haut dans le culte domestique et dans le droit
+prive, c'est-a-dire la loi d'heredite du foyer, le privilege de l'aine, le
+droit de dire la priere attache a la naissance. La religion hereditaire
+etait le titre de cette aristocratie a la domination absolue. Elle lui
+donnait des droits qui paraissaient sacres. D'apres les vieilles
+croyances, celui-la seul pouvait etre proprietaire du sol, qui avait un
+culte domestique; celui-la seul etait membre de la cite, qui avait en lui
+le caractere religieux qui faisait le citoyen; celui-la seul pouvait etre
+pretre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-la seul pouvait
+etre magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui
+n'avait pas de culte hereditaire devait etre le client d'un autre homme,
+ou s'il ne s'y resignait pas, il devait rester en dehors de toute societe.
+Pendant de longues generations, il ne vint pas a l'esprit des hommes que
+cette inegalite fut injuste. On n'eut pas la pensee de constituer la
+societe humaine d'apres d'autres regles.
+
+A Athenes, depuis la mort de Codrus jusqu'a Solon, toute autorite fut aux
+mains des eupatrides. Ils etaient seuls pretres et seuls archontes. Seuls
+ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'etaient pas
+ecrites et dont ils se transmettaient de pere en fils les formules
+sacrees.
+
+Ces familles gardaient autant qu'il leur etait possible les anciennes
+formes du regime patriarcal. Elles ne vivaient pas reunies dans la ville.
+Elles continuaient a vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune
+sur son vaste domaine, entouree de ses nombreux serviteurs, gouvernee par
+son chef eupatride et pratiquant dans une independance absolue son culte
+hereditaire. [1] La cite athenienne ne fut pendant quatre siecles que la
+confederation de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient a
+certains jours pour la celebration du culte central ou pour la poursuite
+des interets communs.
+
+On a souvent remarque combien l'histoire est muette sur cette longue
+periode de l'existence d'Athenes et en general de l'existence des cites
+grecques. On s'est etonne qu'ayant garde le souvenir de beaucoup
+d'evenements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistre presque
+aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il
+se produisit alors tres-peu d'actes qui eussent un interet general. Le
+retour au regime patriarcal avait suspendu presque partout la vie
+nationale. Les hommes vivaient separes et avaient peu d'interets communs.
+L'horizon de chacun etait le petit groupe et la petite bourgade ou il
+vivait a titre d'eupatride ou a titre de serviteur.
+
+A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine,
+entouree de ses clients. On venait a la ville pour les fetes du culte
+public ou pour les assemblees. Pendant les annees qui suivirent
+l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre
+que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la
+cite; c'etait dans la caste sacree qu'il fallait choisir exclusivement les
+vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls
+patriciens pouvaient etre consuls; seuls ils composaient le Senat. Si l'on
+ne supprima pas l'assemblee par centuries, ou les plebeiens avaient acces,
+on regarda du moins l'assemblee par curies comme la seule qui fut legitime
+et sainte. Les centuries avaient en apparence l'election des consuls; mais
+nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les
+patriciens leur presentaient, et d'ailleurs leurs decisions etaient
+soumises a la triple ratification du Senat, des curies et des augures. Les
+seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la
+loi.
+
+Ce regime politique n'a dure a Rome qu'un petit nombre d'annees. En Grece,
+au contraire, il y eut un long age ou l'aristocratie fut maitresse.
+L'Odyssee nous presente un tableau fidele de cet etat social, dans la
+partie occidentale de la Grece. Nous y voyons, en effet, un regime
+patriarcal fort analogue a celui que nous avons remarque dans l'Attique.
+Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux
+serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple;
+une meme table reunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appeles
+d'un nom qui devint dans d'autres societes un titre pompeux, [Grec:
+anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Atheniens de l'epoque primitive
+appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de
+Rome garderent l'usage d'appeler _rex_ le chef de la _gens_. Ces chefs de
+famille ont un caractere sacre; le poete les appelle les rois divins.
+Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces
+rois. Parmi eux il y a, a la verite, un roi supreme; mais il n'a guere
+d'importance et ne parait pas avoir d'autre prerogative que celle de
+presider le conseil des chefs. Il semble meme a certains signes qu'il soit
+soumis a l'election, et l'on voit bien que Telemaque ne sera le chef
+supreme de l'ile qu'autant que les autres chefs, ses egaux, voudront bien
+l'elire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne parait pas avoir d'autres
+sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tue
+quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et
+soutiennent une lutte que le poete ne songe pas a trouver blamable. Chez
+les Pheaciens, Alcinoos a l'autorite supreme; mais nous le voyons se
+rendre dans la reunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas
+lui qui a convoque le conseil, mais que c'est le conseil qui a mande le
+roi. Le poete decrit une assemblee de la cite pheacienne; il s'en faut de
+beaucoup que ce soit une reunion de la multitude; les chefs seuls,
+individuellement convoques par un heraut, comme a Rome pour les _comitia
+calata_, se sont reunis; ils sont assis sur des sieges de pierre; le roi
+prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de
+sceptres.
+
+Dans la ville d'Hesiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe
+d'hommes que le poete appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui
+rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de
+chefs chez les Cadmeens; a Thebes, il vante la race sacree des Spartes, a
+laquelle Epaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guere
+lire Pindare sans etre frappe de l'esprit aristocratique qui regne encore
+dans la societe grecque au temps des guerres mediques; et l'on devine par
+la combien cette aristocratie fut puissante un siecle ou deux plus tot.
+Car ce que le poete vante le plus dans ses heros, c'est leur famille, et
+nous devons supposer que cette sorte d'eloge avait alors un grand prix et
+que la naissance semblait encore le bien supreme. Pindare nous montre les
+grandes familles qui brillaient alors dans chaque cite; dans la seule cite
+d'Egine il nomme les Midylides, les Theandrides, les Euxenides, les
+Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille
+sacerdotale des Jamides, a Agrigente celle des Emmenides, et ainsi dans
+toutes les villes dont il a occasion de parler.
+
+A Epidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-a-dire de ceux qui
+avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres;
+tout le reste " etait en dehors de la cite ". [2] Les vrais citoyens
+etaient moins nombreux encore a Heraclee, ou les cadets des grandes
+familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de
+meme a Cnide, a Istros, a Marseille. A Thera, tout le pouvoir etait aux
+mains de quelques familles qui etaient reputees sacrees. Il en etait ainsi
+a Apollonie. [4] A Erythres il existait une classe aristocratique que l'on
+nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubee la classe maitresse
+s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer a ce sujet que chez les
+anciens, comme au moyen age, c'etait un privilege de combattre a cheval.
+
+La monarchie n'existait deja plus a Corinthe lorsqu'une colonie en partit
+pour fonder Syracuse. Aussi la cite nouvelle ne connut-elle pas la royaute
+et fut-elle gouvernee tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette
+classe les Geomores, c'est-a-dire les proprietaires. Elle se composait des
+familles qui, le jour de la fondation, s'etaient distribue avec tous les
+rites ordinaires les parts sacrees du territoire. Cette aristocratie resta
+pendant plusieurs generations maitresse absolue du gouvernement, et elle
+conserva son titre de _proprietaires_, ce qui semble indiquer que les
+classes inferieures n'avaient pas le droit de propriete sur le sol. Une
+aristocratie semblable fut longtemps maitresse a Milet et a Samos. [6]
+
+
+NOTES
+
+[1] Thucydide, II, 15-16.
+
+[2] Plutarque, _Quest. gr._, 1.
+
+[3] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2.
+
+[4] Aristote, _Politique_, III, 9, 8; VI, 3, 8.
+
+[5] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 10.
+
+[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Herodote, VII, 155.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+DEUXIEME REVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE
+DROIT D'AINESSE DISPARAIT; LA GENS SE DEMEMBRE.
+
+
+La revolution qui avait renverse la royaute, avait modifie la forme
+exterieure du gouvernement plutot qu'elle n'avait change la constitution
+de la societe. Elle n'avait pas ete l'oeuvre des classes inferieures, qui
+avaient interet a detruire les vieilles institutions, mais de
+l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas ete faite
+pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la
+conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'elever les basses
+classes et d'affaiblir les _gentes_, et c'etait pour cela qu'on avait
+renverse les rois. L'aristocratie n'avait opere une revolution politique
+que pour empecher une revolution sociale. Elle avait pris en mains le
+pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour defendre contre des
+attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte
+domestique, son autorite paternelle, le regime de la _gens_ et enfin le
+droit prive que la religion primitive avait etabli.
+
+Ce grand et general effort de l'aristocratie repondait donc a un danger.
+Or il parait qu'en depit de ses efforts et de sa victoire meme, le danger
+subsista. Les vieilles institutions commencaient a chanceler et de graves
+changements allaient s'introduire dans la constitution intime des
+familles.
+
+Le vieux regime de la _gens_, fonde par la religion domestique, n'avait
+pas ete detruit le jour ou les hommes etaient passes au regime de la cite.
+On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immediatement, les
+chefs tenant a conserver leur autorite, les inferieurs n'ayant pas tout de
+suite la pensee de s'affranchir. On avait donc concilie le regime de la
+_gens_ avec celui de la cite. Mais c'etaient, au fond, deux regimes
+opposes, que l'on ne devait pas esperer d'allier pour toujours et qui
+devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et
+nombreuse, etait trop forte et trop independante pour que le pouvoir
+social n'eprouvat pas la tentation et meme le besoin de l'affaiblir. Ou la
+cite ne devait pas durer, ou elle devait a la longue briser la famille.
+
+L'ancienne _gens_ avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine
+indivisible, se concoit bien tant que dure l'etat d'isolement et qu'il
+n'existe pas d'autre societe qu'elle. Mais des que les hommes sont reunis
+en cite, le pouvoir de l'ancien chef est forcement amoindri; car en meme
+temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communaute; comme
+tel, des interets generaux l'obligent a des sacrifices, et des lois
+generales lui commandent l'obeissance. A ses propres yeux et surtout aux
+yeux de ses inferieurs, sa dignite est diminuee. Puis, dans cette
+communaute, si aristocratiquement qu'elle soit constituee, les inferieurs
+comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'a cause de leur
+nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux
+comices entouree d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorite
+dans les deliberations communes que la famille peu nombreuse et qui compte
+peu de bras et peu de soldats. Or ces inferieurs ne tardent guere a sentir
+l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierte et
+le desir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez a cela les rivalites
+des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement a
+s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de
+la cite, que pour les obtenir ils cherchent a se rendre populaires, et que
+pour les gerer ils negligent ou oublient leur petite souverainete locale.
+Ces causes produisirent peu a peu une sorte de relachement dans la
+constitution de la _gens_; ceux qui avaient interet a maintenir cette
+constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient interet a la modifier
+devenaient plus hardis et plus forts.
+
+La force d'individualite qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit
+insensiblement. Le droit d'ainesse, qui etait la condition de son unite,
+disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre a ce qu'aucun ecrivain de
+l'antiquite nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est
+probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en
+une annee. Il s'est fait a la longue, d'abord dans une famille, puis dans
+une autre, et peu a peu dans toutes. Il s'est acheve sans qu'on s'en fut
+pour ainsi dire apercu.
+
+On peut bien croire aussi que les hommes ne passerent pas d'un seul bond
+de l'indivisibilite du patrimoine au partage egal entre les freres. Il y
+eut vraisemblablement entre ces deux regimes une transition. Les choses se
+passerent peut-etre en Grece et en Italie comme dans l'ancienne societe
+hindoue, ou la loi religieuse, apres avoir prescrit l'indivisibilite du
+patrimoine, laissa le pere libre d'en donner quelque portion a ses fils
+cadets, puis, apres avoir exige que l'aine eut au moins une part double,
+permit que le partage fut fait egalement, et finit meme par le
+recommander.
+
+Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication precise. Un seul point
+est certain, c'est que le droit d'ainesse a existe a une epoque ancienne
+et qu'ensuite il a disparu.
+
+Ce changement ne s'est pas accompli en meme temps ni de la meme maniere
+dans toutes les cites. Dans quelques-unes, la legislation le maintint
+assez longtemps. A Thebes et a Corinthe il etait encore en vigueur au
+huitieme siecle. A Athenes la legislation de Solon marquait encore une
+certaine preference a l'egard de l'aine. A Sparte le droit d'ainesse a
+subsiste jusqu'au triomphe de la democratie. Il y a des villes ou il n'a
+disparu qu'a la suite d'une insurrection. A Heraclee, a Cnide, a Istros, a
+Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour detruire a la fois
+l'autorite paternelle et le privilege de l'aine. [1] A partir de ce
+moment, telle cite grecque qui n'avait compte jusque-la qu'une centaine
+d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'a cinq ou
+six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens
+et l'acces des magistratures et du Senat leur fut ouvert.
+
+Il n'est pas possible de dire a quelle epoque le privilege de l'aine a
+disparu a Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte
+contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour
+desorganiser ainsi les _gentes_. Au debut de la republique, nous voyons
+cent nouveaux membres entrer dans le Senat; Tite-Live croit qu'ils
+sortaient de la plebe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si
+dure du patriciat ait commence par une concession de cette nature. Ces
+nouveaux senateurs durent etre tires des familles patriciennes. Ils
+n'eurent pas le meme titre que les anciens membres du Senat; on appelait
+ceux-ci _patres_ (chefs de famille); ceux-la furent appeles _conscripti_
+(choisis [3]). Cette difference de denomination ne permet-elle pas de
+croire que les cent nouveaux senateurs, qui n'etaient pas chefs de
+famille, appartenaient a des branches cadettes des _gentes_ patriciennes?
+On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et
+energique, n'apporta son concours a l'entreprise de Brutus et des peres
+qu'a la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques.
+Elle acquit ainsi, a la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la
+meme classe conquit par les armes a Heraclee, a Cnide et a Marseille.
+
+Le droit d'ainesse disparut donc partout: revolution considerable qui
+commenca a transformer la societe. La _gens_ italienne et le _genos_
+hellenique perdirent leur unite primitive. Les differentes branches se
+separerent; chacune d'elles eut desormais sa part de propriete, son
+domicile, ses interets a part, son independance. _Singuli singulas
+familias incipiunt habere_, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue
+latine une vieille expression qui parait dater de cette epoque: _familiam
+ducere_, disait-on de celui qui se detachait de la _gens_ et allait faire
+souche a part, comme on disait _ducere coloniam_ de celui qui quittait la
+metropole et allait au loin fonder une colonie. Le frere qui s'etait ainsi
+separe du frere aine, avait desormais son foyer propre, qu'il avait sans
+doute allume au foyer commun de la _gens_, comme la colonie allumait le
+sien au prytanee de la metropole. La _gens_ ne conserva plus qu'une sorte
+d'autorite religieuse a l'egard des differentes familles qui s'etaient
+detachees d'elle. Son culte eut la suprematie sur leurs cultes. Il ne leur
+fut pas permis d'oublier qu'elles etaient issues de cette _gens_; elles
+continuerent a porter son nom; a des jours fixes, elles se reunirent
+autour du foyer commun, pour venerer l'antique ancetre ou la divinite
+protectrice. Elles continuerent meme a avoir un chef religieux et il est
+probable que l'aine conserva son privilege pour le sacerdoce, qui resta
+longtemps hereditaire. A cela pres, elles furent independantes.
+
+Ce demembrement de la _gens_ eut de graves consequences. L'antique famille
+sacerdotale, qui avait forme un groupe si bien uni, si fortement
+constitue, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette revolution
+prepara et rendit plus faciles d'autres changements.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2, edit. B. Saint-Hilaire.
+
+[2] Il se contredit d'ailleurs: " _Ex primoribus ordinis equestris ", dit-
+il. Or les _primores_ de l'ordre equestre, c'est-a-dire les chevaliers des
+six premieres centuries, etaient des patriciens. Voy. Belot, _Hist. des
+chevaliers romains_, liv. 1er, ch. 2.
+
+[3] Festus. V _Conscripti, Allecti_. Plutarque, _Quest. rom._, 58. On
+distingua pendant plusieurs siecles les _patres_ des _conscripti_.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT.
+
+
+_1 Ce que c'etait d'abord que la clientele et comment elle s'est
+transformee._
+
+Voici encore une revolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui
+a tres certainement modifie la constitution de la famille et de la societe
+elle-meme. La famille antique comprenait, sous l'autorite d'un chef
+unique, deux classes de rang inegal: d'une part, les branches cadettes,
+c'est-a-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les
+serviteurs ou clients, inferieurs par la naissance, mais rapproches du
+chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous
+venons de voir la premiere sortir de son etat d'inferiorite; la seconde
+aspire aussi de bonne heure a s'affranchir. Elle y reussit a la longue; la
+clientele se transforme et finit par disparaitre.
+
+Immense changement que les ecrivains anciens ne nous racontent pas. C'est
+ainsi que, dans le moyen age, les chroniqueurs ne nous disent pas comment
+la population des campagnes s'est peu a peu transformee. Il y a eu dans
+l'existence des societes humaines un assez grand nombre de revolutions
+dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les ecrivains ne
+les ont pas remarquees, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une
+maniere insensible, sans luttes visibles; revolutions profondes et cachees
+qui remuaient le fond de la societe humaine sans qu'il en parut rien a la
+surface, et qui restaient inapercues des generations memes qui y
+travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps apres
+qu'elles sont achevees, lorsqu'en comparant deux epoques de la vie d'un
+peuple elle constate entre elles de si grandes differences qu'il devient
+evident que, dans l'intervalle qui les separe, une grande revolution s'est
+accomplie.
+
+Si l'on s'en rapportait au tableau, que les ecrivains nous tracent de la
+clientele primitive a Rome, ce serait vraiment une institution de l'age
+d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui defend son client en
+justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit a
+l'education de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui
+soutient a son tour le patron tombe dans la misere, qui paye sas dettes,
+qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rancon? Mais il n'y a pas tant
+de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection desinteressee
+et le devouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une
+autre idee de la clientele et du patronage.
+
+Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne
+peut pas se separer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attache
+de pere en fils a une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez
+pour croire que sa condition ne devait pas etre tres-douce. Ajoutons que
+le client n'est pas proprietaire du sol; la terre appartient au patron,
+qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cite, a
+seul qualite pour etre proprietaire. Si le client cultive le sol, c'est au
+nom et au profit du maitre. Il n'a meme pas la propriete des objets
+mobiliers, de son argent, de son pecule. La preuve en est que le patron
+peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rancon.
+Ainsi rien n'est a lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance,
+a lui et a ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On
+ne peut pas dire qu'il soit precisement esclave; mais il a un maitre
+auquel il appartient et a la volonte duquel il est soumis en toute chose.
+Toute sa vie il est client, et ses fils le sont apres lui.
+
+Il y a quelque analogie entre le client des epoques antiques et le serf du
+moyen age. A la verite, le principe qui les condamne a l'obeissance n'est
+pas le meme. Pour le serf, ce principe est le droit de propriete qui
+s'exerce sur la terre et sur l'homme a la fois; pour le client, ce
+principe est la religion domestique a laquelle il est attache sous
+l'autorite du patron qui en est le pretre. D'ailleurs pour le client et
+pour le serf la subordination est la meme; l'un est lie a son patron comme
+l'autre l'est a son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la _gens_
+que le serf la glebe. Le client, comme le serf, reste soumis a un maitre
+de pere en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est
+interdit de se marier hors de la _gens_, comme il l'est au serf de se
+marier hors du village. Ce qui est sur, c'est qu'il ne peut pas contracter
+mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que
+le client cultive et l'argent qu'il possede, comme le seigneur peut le
+faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage
+revient de droit au patron, de meme que la succession du serf appartient
+au seigneur.
+
+Le patron n'est pas seulement un maitre; il est un juge; il peut condamner
+a mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous
+cette autorite a la fois materielle et morale qui le prend par son corps
+et par son ame. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au
+patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y
+a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protege; il n'est pas
+citoyen par lui-meme; s'il veut paraitre devant le tribunal de la cite, il
+faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi?
+Il n'en connait pas les formules sacrees; les connaitrait-il, la premiere
+loi pour lui est de ne jamais temoigner ni parler contre son patron. Sans
+le patron nulle justice; contre le patron nul recours.
+
+Le client n'existe pas seulement a Rome; on le trouve chez les Sabins et
+les Etrusques, faisant partie de la _manus_ de chaque chef. Il a existe
+dans l'ancienne _gens_ hellenique aussi bien que dans la _gens_ italienne.
+Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cites doriennes, ou le
+regime de la _gens_ a disparu de bonne heure et ou les vaincus sont
+attaches, non a la famille d'un maitre, mais a un lot de terre. Nous le
+trouvons a Athenes et dans les cites ioniennes et eoliennes sous le nom de
+_thete_ ou de _pelate_. Tant que dure le regime aristocratique, ce _thete_
+ne fait pas partie de la cite; enferme dans une famille dont il ne peut
+sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le meme caractere
+et la meme autorite que le patron romain.
+
+On peut bien presumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le
+patron et le client. On se figure sans peine ce qu'etait l'existence dans
+cette famille ou l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit,
+ou l'obeissance sans reserve et sans espoir etait tout a cote de
+l'omnipotence sans frein, ou le meilleur maitre avait ses emportements et
+ses caprices, ou le serviteur le plus resigne avait ses rancunes, ses
+gemissements et ses coleres. Ulysse est un bon maitre: voyez quelle
+affection paternelle il porte a Eumee et a Philaetios. Mais il fait mettre
+a mort un serviteur qui l'a insulte sans le reconnaitre, et des servantes
+qui sont tombees dans le mal auquel son absence meme les a exposees. De la
+mort des pretendants il est responsable vis-a-vis de la cite; mais de la
+mort des serviteurs personne ne lui demande compte.
+
+Dans l'etat d'isolement ou la famille avait longtemps vecu, la clientele
+avait pu se former et se maintenir. La religion domestique etait alors
+toute-puissante sur l'ame. L'homme qui en etait le pretre par droit
+hereditaire, apparaissait aux classes inferieures comme un etre sacre.
+Plus qu'un homme, il etait l'intermediaire entre les hommes et Dieu. De sa
+bouche sortait la priere puissante, la formule irresistible qui attirait
+la faveur ou la colere de la divinite. Devant une telle force il fallait
+s'incliner; l'obeissance etait commandee par la foi et la religion.
+D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il
+ne voyait pas d'autre horizon que cette famille a laquelle tout
+l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance
+assuree; en elle seule, s'il avait un maitre, il avait aussi un
+protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il put
+approcher, et des dieux qu'il lui fut permis d'invoquer. Quitter cette
+famille, c'etait se placer en dehors de toute organisation sociale et de
+tout droit; c'etait perdre ses dieux et renoncer au droit de prier.
+
+Mais la cite etant fondee, les clients des differentes familles pouvaient
+se voir, se parler, se communiquer leurs desirs ou leurs rancunes,
+comparer les differents maitres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur
+regard commencait a s'etendre au dela de l'enceinte de la famille. Ils
+voyaient qu'en dehors d'elle il existait une societe, des regles, des
+lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'etait
+donc plus pour eux un malheur sans remede. La tentation devenait chaque
+jour plus forte; la clientele semblait un fardeau de plus en plus lourd,
+et l'on cessait de croire que l'autorite du maitre fut legitime et sainte.
+Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent desir d'etre libres.
+Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cite le souvenir d'une
+insurrection generale de cette classe. S'il y eut des luttes a main armee,
+elles furent renfermees et cachees dans l'enceinte de chaque famille.
+C'est la qu'il y eut, pendant plus d'une generation, d'un cote
+d'energiques efforts pour l'independance, de l'autre une repression
+implacable. Il se deroula, dans chaque maison, une longue et dramatique
+histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire
+seulement, c'est que les efforts de la classe inferieure ne furent pas
+sans resultats. Une necessite invincible obligea peu a peu les maitres a
+ceder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorite cesse de
+paraitre juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de
+le paraitre aux maitres; mais cela vient a la longue, et alors le maitre,
+qui ne croit plus son autorite legitime, la defend mal ou finit par y
+renoncer. Ajoutez que cette classe inferieure etait utile, que ses bras,
+en cultivant la terre, faisaient la richesse du maitre, et en portant les
+armes, faisaient sa force au milieu des rivalites des familles, qu'il
+etait donc sage de la satisfaire et que l'interet s'unissait a l'humanite
+pour conseiller des concessions.
+
+Il parait certain que la condition des clients s'ameliora peu a peu. A
+l'origine ils vivaient dans la maison du maitre, cultivant ensemble le
+domaine commun. Plus tard on assigna a chacun d'eux un lot de terre
+particulier. Le client dut se trouver deja plus heureux. Sans doute il
+travaillait encore au profit du maitre; la terre n'etait pas a lui,
+c'etait plutot lui qui etait a elle. N'importe; il la cultivait de longues
+annees de suite et il l'aimait. Il s'etablissait entre elle et lui, non
+pas ce lien que la religion de la propriete avait cree entre elle et le
+maitre, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance meme
+peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses
+fruits.
+
+Vint ensuite un nouveau progres. Il ne cultiva plus pour le maitre, mais
+pour lui-meme. Sous la condition d'une redevance, qui peut-etre fut
+d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la recolte.
+Ses sueurs trouverent ainsi quelque recompense et sa vie fut a la fois
+plus libre et plus fiere. " Les chefs de famille, dit un ancien,
+assignaient des portions de terre a leurs inferieurs, comme s'ils eussent
+ete leurs propres enfants. " [1] On lit de meme dans l'Odyssee: " Un
+maitre bienveillant donne a son serviteur une maison et une terre "; et
+Eumee ajoute: " une epouse desiree ", parce que le client ne peut pas
+encore se marier sans la volonte du maitre, et que c'est le maitre qui lui
+choisit sa compagne.
+
+Mais ce champ ou s'ecoulait desormais sa vie, ou etaient tout son labeur
+et toute sa jouissance, n'etait pas encore sa propriete. Car ce client
+n'avait pas en lui le caractere sacre qui faisait que le sol pouvait
+devenir la propriete d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait a
+porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maitre avait
+autrefois pose. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni a la
+famille du maitre par un lien sacre, ne pourrait jamais appartenir en
+propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait
+le _villicus_, client du patron, renfermaient un foyer, un _Lar
+familiaris_; mais ce foyer n'etait pas au cultivateur; c'etait le foyer du
+maitre. [2] Cela etablissait a la fois le droit de propriete du patron et
+la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fut du patron,
+suivait encore son culte.
+
+Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas etre proprietaire et
+aspira a le devenir. Il mit son ambition a faire disparaitre de ce champ,
+qui semblait bien a lui par le droit du travail, la borne sacree qui en
+faisait a jamais la propriete de l'ancien maitre.
+
+On voit clairement qu'en Grece les clients arriverent a leur but; par
+quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts
+pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-etre s'est-il opere dans
+l'antiquite la meme serie de changements sociaux que l'Europe a vus se
+produire au moyen age, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de
+la glebe, que ceux-ci de serfs taillables a merci se changerent en serfs
+abonnes, et qu'enfin ils se transformerent a la longue en paysans
+proprietaires.
+
+
+_2 La clientele disparait a Athenes; oeuvre de Solon._
+
+Cette sorte de revolution est marquee nettement dans l'histoire d'Athenes.
+Le renversement de la royaute avait eu pour effet de raviver le regime du
+[Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune
+avait recommence a former un petit Etat qui avait pour chef un eupatride
+et pour sujets la foule des clients. Ce regime parait avoir pese
+lourdement sur la population athenienne; car elle en conserva un mauvais
+souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'epoque precedente lui
+parut avoir ete une sorte d'age d'or; il regretta les rois; il en vint a
+s'imaginer que sous la monarchie il avait ete heureux et libre, qu'il
+avait joui alors de l'egalite, et que c'etait seulement a partir de la
+chute des rois que l'inegalite et la souffrance avaient commence. Il y
+avait la une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition
+populaire placait le commencement de l'inegalite la ou le peuple avait
+commence a la trouver odieuse. Cette clientele, cette sorte de servage,
+qui etait aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait
+dater de l'epoque ou les hommes en avaient pour la premiere fois senti le
+poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est
+pas au septieme siecle que les eupatrides etablirent les dures lois de la
+clientele. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement etait leur
+tort; ils maintenaient ces lois au dela du temps ou les populations les
+acceptaient sans gemir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes.
+Les eupatrides de cette epoque etaient peut-etre des maitres moins durs
+que n'avaient ete leurs ancetres; ils furent pourtant detestes davantage.
+
+Il parait que, meme sous la domination de cette aristocratie, la condition
+de la classe inferieure s'ameliora. Car c'est alors que l'on voit
+clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la
+seule condition de payer une redevance qui etait fixee au sixieme de la
+recolte. Ces hommes etaient ainsi presque emancipes; ayant un chez soi et
+n'etant plus sous les yeux du maitre, ils respiraient plus a l'aise et
+travaillaient a leur profit.
+
+Mais telle est la nature humaine que ces hommes, a mesure que leur sort
+s'ameliorait, sentaient plus amerement ce qu'il leur restait d'inegalite.
+N'etre pas citoyens et n'avoir aucune part a l'administration de la cite
+les touchait sans doute mediocrement; mais ne pas pouvoir devenir
+proprietaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait
+bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur
+condition presente, manquait de stabilite. Car s'ils etaient vraiment
+possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette
+possession ni l'independance qui en resultait. On voit dans Plutarque que
+l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance
+annuelle n'etait pas payee ou pour toute autre cause, ces hommes
+retombaient dans une sorte d'esclavage.
+
+De graves questions furent donc agitees dans l'Attique pendant une suite
+de quatre ou cinq generations. Il n'etait guere possible que les hommes de
+la classe inferieure restassent dans cette position instable et
+irreguliere vers laquelle un progres insensible les avait conduits; et
+alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient
+retomber dans les liens de la dure clientele, ou decidement affranchis par
+un progres nouveau ils devaient monter au rang de proprietaires du sol et
+d'hommes libres.
+
+On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur,
+ancien client, de resistance de la part du proprietaire, ancien patron. Ce
+ne fut pas une guerre civile; aussi les annales atheniennes n'ont-elles
+conserve le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans
+chaque bourgade, dans chaque maison, de pere en fils.
+
+Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du
+sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine ou l'eupatride avait
+son principal domaine et ou il etait toujours present, son autorite se
+maintint a peu pres intacte sur le petit groupe de serviteurs qui etaient
+toujours sous ses yeux; aussi les _pedieens_ se montrerent-ils
+generalement fideles a l'ancien regime. Mais ceux qui labouraient
+peniblement le flanc de la montagne, les _diacriens_, plus loin du maitre,
+plus habitues a la vie independante, plus hardis et plus courageux,
+renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une
+ferme volonte de s'affranchir. C'etaient surtout ces hommes-la qui
+s'indignaient de voir sur leur champ " la borne sacree " du maitre, et de
+sentir " leur terre esclave ". [3] Quant aux habitants des cantons voisins
+de la mer, aux _paraliens_, la propriete du sol les tentait moins; ils
+avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs
+etaient devenus riches, et avec la richesse ils etaient a peu pres libres.
+Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et
+n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils
+n'avaient pas non plus la lache resignation des pedieens; ils demandaient
+plus de stabilite dans leur condition et des droits mieux assures.
+
+C'est Solon qui donna satisfaction a ces voeux dans la mesure du possible.
+Il y a une partie de l'oeuvre de ce legislateur que les anciens ne nous
+font connaitre que tres-imparfaitement, mais qui parait en avoir ete la
+partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique
+etaient encore reduits a la possession precaire du sol et pouvaient meme
+retomber dans la servitude personnelle. Apres lui, cette nombreuse classe
+d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriete est accessible a tous;
+il n'y a plus de servitude pour l'Athenien; les familles de la classe
+inferieure sont a jamais affranchies de l'autorite des familles
+eupatrides. Il y a la un grand changement dont l'auteur ne peut etre que
+Solon.
+
+Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon
+n'aurait fait qu'adoucir la legislation sur les dettes en otant au
+creancier le droit d'asservir le debiteur. Mais il faut regarder de pres a
+ce qu'un ecrivain qui est si posterieur a cette epoque, nous dit de ces
+dettes qui troublerent la cite athenienne comme toutes les cites de la
+Grece et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eut avant Solon
+une telle circulation d'argent qu'il dut y avoir beaucoup de preteurs et
+d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-la d'apres ceux qui ont suivi. Il
+y avait alors fort peu de commerce; l'echange des creances etait inconnu
+et les emprunts devaient etre assez rares. Sur quel gage l'homme qui
+n'etait proprietaire de rien, aurait-il emprunte? Ce n'est guere l'usage,
+dans aucune societe, de preter aux pauvres. On dit a la verite, sur la foi
+des traducteurs de Plutarque plutot que de Plutarque lui-meme, que
+l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fut sa
+propriete, il n'aurait pas pu l'engager; car le systeme des hypotheques
+n'etait pas encore connu en ce temps-la et etait en contradiction avec la
+nature du droit de propriete. Dans ces debiteurs dont Plutarque nous
+parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance
+annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maitres; dans la servitude ou
+ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientele qui les ressaisit.
+
+Solon supprima peut-etre la redevance, ou, plus probablement, en reduisit
+le chiffre a un taux tel que le rachat en devint facile; il ajouta qu'a
+l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en
+servitude.
+
+Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol,
+ne pouvaient pas en devenir proprietaires: car sur leur champ se dressait
+toujours la borne sacree et inviolable de l'ancien patron. Pour
+l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette
+borne disparut. Solon la renversa: nous trouvons le temoignage de cette
+grande reforme dans quelques vers de Solon lui-meme: " C'etait une oeuvre
+inesperee, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste
+la deesse Mere, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arrache les
+bornes, la terre qui etait esclave et qui maintenant est libre. " En
+faisant cela, Solon avait accompli une revolution considerable. Il avait
+mis de cote l'ancienne religion de la propriete qui, au nom du dieu Terme
+immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arrache
+la terre a la religion pour la donner au travail. Il avait supprime, avec
+l'autorite de l'eupatride sur le sol, son autorite sur l'homme, et il
+pouvait dire dans ses vers: " Ceux qui sur cette terre subissaient la
+cruelle servitude et tremblaient devant un maitre, je les ai faits
+libres. "
+
+Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de
+Solon appelerent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les
+generations suivantes qui, une fois habituees a la liberte, ne voulaient
+ou ne pouvaient pas croire que leurs peres eussent ete serfs, expliquerent
+ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a
+une energie qui nous revele une plus grande revolution. Ajoutons-y cette
+phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le recit de l'oeuvre de Solon, dit
+simplement: " Il fit cesser l'esclavage du peuple. " [4]
+
+
+_3 Transformation de la clientele a Rome_.
+
+Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue
+periode de l'existence de Rome. Tite-Live, a la verite, n'en dit rien,
+parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de pres le changement des
+institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents
+analogues ou avaient puise les anciens historiens que Tite-Live
+compulsait, ne devaient pas donner le recit de ces luttes domestiques.
+
+Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, a l'origine de Rome, des
+clients; il nous est meme reste des temoignages tres precis de la
+dependance ou leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siecles apres,
+nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe
+encore, non la clientele. Car il n'y a rien de plus different des clients
+de l'epoque primitive que ces plebeiens du temps de Ciceron qui se
+disaient clients d'un riche pour avoir droit a la sportule.
+
+Il y a quelqu'un qui ressemble mieux a l'ancien client, c'est l'affranchi.
+[5] Pas plus a la fin de la republique qu'aux premiers temps de Rome,
+l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immediatement homme libre
+et citoyen. Il reste soumis au maitre. Autrefois on l'appelait client,
+maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est change. Quant au
+maitre, son nom meme ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est
+encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client,
+reste attache a la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien
+client. Il depend de son patron; il lui doit non-seulement de la
+reconnaissance, mais un veritable service, dont le maitre seul fixe la
+mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait
+sur son client; il peut le remettre en esclavage pour delit d'ingratitude.
+[6] L'affranchi rappelle donc tout a fait l'ancien client. Entre eux il
+n'y a qu'une difference: on etait client autrefois de pere en fils;
+maintenant la condition d'affranchi cesse a la seconde ou au moins a la
+troisieme generation. La clientele n'a donc pas disparu; elle saisit
+encore l'homme au moment ou la servitude le quitte; seulement, elle n'est
+plus hereditaire. Cela seul est deja un changement considerable; il est
+impossible de dire a quelle epoque il s'est opere.
+
+On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportes
+au sort du client, et par quels degres il est arrive au droit de
+propriete. A l'origine le chef de la _gens_ lui assigne un lot de terre a
+cultiver. [7] Il ne tarde guere a devenir possesseur viager de ce lot,
+moyennant qu'il contribue a toutes les depenses qui incombent a son ancien
+maitre. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent a payer
+la rancon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires,
+prouvent du moins qu'au temps ou cette loi fut ecrite il etait deja
+possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progres de plus: il
+obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot a son fils; il est
+vrai qu'a defaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un
+progres nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de
+faire un testament. Ici la coutume hesite et varie; tantot le patron
+reprend la moitie des biens, tantot la volonte du testateur est respectee
+tout entiere; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8]
+Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire proprietaire, a du moins
+une jouissance aussi etendue qu'il est possible.
+
+Sans doute ce n'est pas encore la l'affranchissement complet. Mais aucun
+document ne nous permet de fixer l'epoque ou les clients se sont
+definitivement detaches des familles patriciennes. Il y a un texte de
+Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend a la lettre, montre que des les
+premieres annees de la republique, les clients etaient citoyens. Il y a
+grande apparence qu'ils l'etaient deja au temps du roi Servius; peut-etre
+meme votaient-ils dans les comices curiates des l'origine de Rome. Mais on
+ne peut pas conclure de la qu'ils fussent des lors tout a fait affranchis;
+car il est possible que les patriciens aient trouve leur interet a donner
+a leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela
+consenti a leur donner des droits civils.
+
+Il ne parait pas que la revolution qui affranchit les clients a Rome, se
+soit achevee d'un seul coup comme a Athenes. Elle s'accomplit fort
+lentement et d'une maniere presque imperceptible, sans qu'aucune loi
+formelle l'ait jamais consacree. Les liens de la clientele se relacherent
+peu a peu et le client s'eloigna insensiblement du patron.
+
+Le roi Servius fit une grande reforme a l'avantage des clients: il changea
+l'organisation de l'armee. Avant lui, l'armee marchait divisee en tribus,
+en curies, en _gentes_; c'etait la division patricienne: chaque chef de
+_gens_ etait a la tete de ses clients. Servius partagea l'armee en
+centuries, chacun eut son rang d'apres sa richesse. Il en resulta que le
+client ne marcha plus a cote de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour
+chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'independance.
+
+Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices.
+Auparavant l'assemblee se partageait en curies et en _gentes_, et le
+client, s'il votait, votait sous l'oeil du maitre. Mais la division par
+centuries etant etablie pour les comices comme pour l'armee, le client ne
+se trouva plus dans le meme cadre que son patron. Il est vrai que la
+vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment verifier
+son vote?
+
+C'etait beaucoup que de separer le client du patron dans les moments les
+plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote.
+L'autorite du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut
+de jour en jour plus conteste. Des que le client eut goute a
+l'independance, il la voulut tout entiere. Il aspira a se detacher de la
+_gens_ et a entrer dans la plebe, ou l'on etait libre. Que d'occasions se
+presentaient! Sous les rois, il etait sur d'etre aide par eux, car ils ne
+demandaient pas mieux que d'affaiblir les _gentes_. Sous la republique, il
+trouvait la protection de la plebe elle-meme et des tribuns. Beaucoup de
+clients s'affranchirent ainsi et la _gens_ ne put pas les ressaisir. En
+472 avant J.-C., le nombre des clients etait encore assez considerable,
+puisque la plebe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices
+centuriates, ils fissent pencher la balance du cote des patriciens. [9]
+Vers la meme epoque, la plebe ayant refuse de s'enroler, les patriciens
+purent former une armee avec leurs clients. [10] Il parait pourtant que
+ces clients n'etaient plus assez nombreux pour cultiver a eux seuls les
+terres des patriciens, et que ceux-ci etaient obliges d'emprunter des bras
+a la plebe. [11] Il est vraisemblable que la creation du tribunat, en
+assurant aux clients echappes des protecteurs contre leurs anciens
+patrons, et en rendant la situation des plebeiens plus enviable et plus
+sure, hata ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y
+avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire a la plebe: " Autant
+vous avez ete de clients autour de chaque patron, autant vous serez
+maintenant contre un seul ennemi. " [12] Des lors nous ne voyons plus dans
+l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes hereditairement
+attaches a la _gens_. La clientele primitive fait place a une clientele
+d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraine plus
+les memes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes
+des patriciens, des clients, des plebeiens. Il n'en reste plus que deux,
+et les clients se sont fondus dans la plebe. Les Marcellus paraissent etre
+une branche ainsi detachee de la _gens_ Claudia. Leur nom etait Claudius;
+mais puisqu'ils n'etaient pas patriciens, ils n'avaient du faire partie de
+la _gens_ qu'a titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des
+moyens qui nous sont inconnus, ils s'eleverent d'abord aux dignites de la
+plebe, plus tard a celles de la cite. Pendant plusieurs siecles, la _gens_
+Claudia parut avoir oublie ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant,
+au temps de Ciceron, [13] elle s'en souvint inopinement. Un affranchi ou
+client des Marcellus etait mort et laissait un heritage qui, suivant la
+loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens pretendirent
+que les Marcellus, en clients qu'ils etaient, ne pouvaient pas avoir eux-
+memes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur
+heritage, dans les mains du chef de la _gens_ patricienne, seul capable
+d'exercer les droits de patronage. Ce proces etonna fort le public et
+embarrassa les jurisconsultes; Ciceron meme trouva la question fort
+obscure. Elle ne l'aurait pas ete quatre siecles plus tot, et les Claudius
+auraient gagne leur cause. Mais au temps de Ciceron, le droit sur lequel
+ils fondaient leur reclamation etait si antique qu'on l'avait oublie et
+que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne
+clientele n'existait plus.
+
+
+NOTES
+
+[1] Festus, v _Patres_.
+
+[2] Caton, _De re rust._, 143. Columelle, XI, 1, 19.
+
+[3] Solon, edition Bach, p. 104, 105.
+
+[4] Aristote, _Gouv. d'Ath., Fragm._, coll. Didot, t. II, p. 107.
+
+[5] L'affranchi devenait un client. L'identite entre ces deux termes est
+marquee par un passage de Denys, IV, 23.
+
+[6] _Digeste_, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valere Maxime,
+V, 1, 4. Suetone, _Claude_, 25. Dion Cassius, LV. La legislation etait la
+meme a Athenes; voy. Lysias et Hyperide dans Harpocration, v [Grec:
+Apostasion]. Demosthenes, _in Aristogitonem_ et Suidas. V [Grec:
+Anagchaion].
+
+[7] Festus, v _Patres_.
+
+[8] _Institutes_ de Justinien, III, 7.
+
+[9] Tite-Live, II, 56.
+
+[10] Denys, VII, 19; X, 27.
+
+[11] _Inculti per secessionem plebis agri_, Tite-Live, II, 34.
+
+[12] Tite-Live, VI, 18.
+
+[13] Ciceron, _De oratore_, I, 39.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+TROISIEME REVOLUTION: LA PLEBE ENTRE DANS LA CITE.
+
+
+_1 Histoire generale de cette revolution._
+
+Les changements qui s'etaient operes a la longue dans la constitution de
+la famille, en amenerent d'autres dans la constitution de la cite.
+L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le
+droit d'ainesse ayant disparu, elle avait perdu son unite et sa vigueur;
+les clients s'etant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus
+grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inferieure n'etaient
+plus repartis dans les _gentes_; vivant en dehors d'elles, ils formerent
+entre eux un corps. Par la, la cite changea d'aspect; au lieu qu'elle
+avait ete precedemment un assemblage faiblement lie d'autant de petits
+Etats qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les
+membres patriciens des _gentes_, de l'autre entre les hommes de rang
+inferieur. Il y eut ainsi deux grands corps en presence, deux societes
+ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'epoque precedente, une lutte
+obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte.
+Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cite
+fut maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restat dans les
+mains des familles sacrees. L'autre voulait briser les vieilles barrieres
+qui la placaient en dehors du droit, de la religion et de la societe
+politique.
+
+Dans la premiere partie de la lutte, l'avantage etait a l'aristocratie de
+naissance. A la verite, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force
+materielle etait tombee; mais il lui restait le prestige de sa religion,
+son organisation reguliere, son habitude du commandement, ses traditions,
+son orgueil hereditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se
+defendant, elle croyait defendre la religion. Le peuple n'avait pour lui
+que son grand nombre. Il etait gene par une habitude de respect dont il ne
+lui etait pas facile de se defaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs;
+tout principe d'organisation lui manquait. Il etait, a l'origine, une
+multitude sans lien plutot qu'un corps bien constitue et vigoureux. Si
+nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouve d'autre principe
+d'association que la religion hereditaire des familles, et qu'ils
+n'avaient pas l'idee d'une autorite qui ne derivat pas du culte, nous
+comprendrons aisement que cette plebe, qui etait en dehors du culte et de
+la religion, n'ait pas pu former d'abord une societe reguliere, et qu'il
+lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les elements d'une
+discipline et les regles d'un gouvernement.
+
+Cette classe inferieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre
+moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie.
+
+Dans les villes ou la classe populaire etait deja formee au temps des
+anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et
+les encouragea a augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le
+retablissement de la royaute apres Romulus; elle fit nommer Hostilius;
+elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin
+le Superbe.
+
+Lorsque les rois eurent ete partout vaincus et que l'aristocratie devint
+maitresse, le peuple ne se borna pas a regretter la monarchie; il aspira a
+la restaurer sous une forme nouvelle. En Grece, pendant le sixieme siecle,
+il reussit generalement a se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler
+rois, parce que ce titre impliquait l'idee de fonctions religieuses et ne
+pouvait etre porte que par des familles sacerdotales, il les appela
+tyrans. [1]
+
+Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'etait pas
+emprunte a la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux
+dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononcait pas dans les
+prieres. Il designait, en effet, quelque chose de tres nouveau parmi les
+hommes, une autorite qui ne derivait pas du culte, un pouvoir que la
+religion n'avait pas etabli. L'apparition de ce mot dans la langue grecque
+marque l'apparition d'un principe que les generations precedentes
+n'avaient pas connu, l'obeissance de l'homme a l'homme. Jusque-la, il n'y
+avait eu d'autres chefs d'Etat que ceux qui etaient les chefs de la
+religion; ceux-la seuls commandaient a la cite, qui faisaient le sacrifice
+et invoquaient les dieux pour elle; en leur obeissant, on n'obeissait qu'a
+la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'a la divinite.
+L'obeissance a un homme, l'autorite donnee a cet homme par d'autres
+hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait ete
+inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut concu que le jour ou les
+classes inferieures rejeterent le joug de l'aristocratie et chercherent un
+gouvernement nouveau.
+
+Citons quelques exemples. A Corinthe, " le peuple supportait avec peine la
+domination des Bacchides; Cypselus, temoin de la haine qu'on leur portait
+et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire a
+l'affranchissement ", s'offrit a etre ce chef; le peuple l'accepta, le fit
+tyran, chassa les Bacchides et obeit a Cypselus. Milet eut pour tyran un
+certain Thrasybule; Mitylene obeit a Pittacus, Samos a Polycrate. Nous
+trouvons des tyrans a Argos, a Epidaure, a Megare au sixieme siecle;
+Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs
+d'Italie, on voit des tyrans a Cumes, a Crotone, a Sybaris, partout. A
+Syracuse, en 485, la classe inferieure se rendit maitresse de la ville et
+chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se
+gouverner, et au bout d'une annee elle dut se donner un tyran. [2]
+
+Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la meme
+politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour a un tyran de Milet des
+conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute reponse, coupa les epis
+de ble qui depassaient les autres. Ainsi leur regle de conduite etait
+d'abattre les hautes tetes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur
+le peuple.
+
+La plebe romaine forma d'abord des complots pour retablir Tarquin. Elle
+essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour a tour sur
+Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat
+adresse si souvent a ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas
+etre une pure calomnie. La crainte des grands atteste les desirs de la
+plebe.
+
+Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grece et a Rome cherchait a
+relever la monarchie, ce n'etait pas par un veritable attachement a ce
+regime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne detestait l'aristocratie. La
+monarchie etait pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais
+ce gouvernement, qui n'etait issu que du droit de la force et ne reposait
+sur aucune tradition sacree, n'eut de racines dans le coeur des
+populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui
+laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par necessite; mais
+lorsque quelques annees s'etaient ecoulees et que le souvenir de la dure
+oligarchie s'etait efface, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement
+n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'accepterent que comme une
+ressource momentanee, et en attendant que le parti populaire trouvat un
+regime meilleur et se sentit la force de se gouverner lui-meme.
+
+La classe inferieure grandit peu a peu. Il y a des progres qui
+s'accomplissent obscurement et qui pourtant decident de l'avenir d'une
+classe et transforment une societe. Vers le sixieme siecle avant notre
+ere, la Grece et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse.
+La terre ne suffisait plus a tous les besoins de l'homme; les gouts se
+portaient vers le beau et vers le luxe: meme les arts naissaient; alors
+l'industrie et le commerce devinrent necessaires. Il se forma peu a peu
+une richesse mobiliere; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or
+l'apparition de l'argent etait une grande revolution. L'argent n'etait pas
+soumis aux memes conditions de propriete que la terre; il etait, suivant
+l'expression du jurisconsulte, _res nec mancipi_; il pouvait passer de
+main en main sans aucune formalite religieuse et arriver sans obstacle au
+plebeien. La religion, qui avait marque le sol de son empreinte, ne
+pouvait rien sur l'argent.
+
+Les hommes des classes inferieures connurent alors une autre occupation
+que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs,
+des chefs d'industrie, des commercants; bientot il y eut des riches parmi
+eux. Singuliere nouveaute! Auparavant les chefs des _gentes_ pouvaient
+seuls etre proprietaires, et voici d'anciens clients ou des plebeiens qui
+sont riches et qui etalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait
+l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cites,
+notamment a Athenes, on vit une partie des membres du corps aristocratique
+tomber dans la misere. Or dans une societe ou la richesse se deplace, les
+rangs sont bien pres d'etre renverses.
+
+Une autre consequence de ce changement fut que dans le peuple meme des
+distinctions et des rangs s'etablirent, comme il en faut dans toute
+societe humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent
+peu a peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'etait
+pas un mal; le peuple cessa d'etre une masse confuse et commenca a
+ressembler a un corps constitue. Ayant des rangs en lui, il put se donner
+des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le
+premier ambitieux venu qui voulait regner. Cette aristocratie plebeienne
+eut bientot les qualites qui accompagnent ordinairement la richesse
+acquise par le travail, c'est-a-dire le sentiment de la valeur
+personnelle, l'amour d'une liberte calme, et cet esprit de sagesse qui, en
+souhaitant les ameliorations, redoute les aventures. La plebe se laissa
+guider par cette elite qu'elle fut fiere d'avoir en elle. Elle renonca a
+avoir des tyrans des qu'elle sentit qu'elle possedait dans son sein les
+elements d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque
+temps, comme nous le verrons tout a l'heure, un principe d'organisation
+sociale.
+
+Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la
+classe inferieure a grandir; c'est celui qui s'opera dans l'art militaire.
+Dans les premiers siecles de l'histoire des cites, la force des armees
+etait dans la cavalerie. Le veritable guerrier etait celui qui combattait
+sur un char ou a cheval; le fantassin, peu utile au combat, etait peu
+estime. Aussi l'ancienne aristocratie s'etait-elle reserve partout le
+droit de combattre a cheval; [3] meme dans quelques villes les nobles se
+donnaient le titre de chevaliers. Les _celeres_ de Romulus, les chevaliers
+romains des premiers siecles etaient tous des patriciens. Chez les anciens
+la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu a peu l'infanterie prit
+quelque importance. Le progres dans la fabrication des armes et la
+naissance de la discipline lui permirent de resister a la cavalerie. Ce
+point obtenu, elle prit aussitot le premier rang dans les batailles, car
+elle etait plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les legionnaires,
+les hoplites firent dorenavant la force des armees. Or les legionnaires et
+les hoplites etaient des plebeiens. Ajoutez que la marine prit de
+l'extension, surtout en Grece, qu'il y eut des batailles sur mer et que le
+destin d'une cite fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-a-dire
+des plebeiens. Or la classe qui est assez forte pour defendre une societe
+l'est assez pour y conquerir des droits et y exercer une legitime
+influence. L'etat social et politique d'une nation est toujours en rapport
+avec la nature et la composition de ses armees.
+
+Enfin la classe inferieure reussit a avoir, elle aussi, sa religion. Ces
+hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux
+qui est inseparable de notre nature et qui nous fait un besoin de
+l'adoration et de la priere. Ils souffraient donc de se voir ecarter de la
+religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartint
+a une famille et que le droit de prier ne se transmit qu'avec le sang. Ils
+travaillerent a avoir aussi un culte.
+
+Il est impossible d'entrer ici dans le detail des efforts qu'ils firent,
+des moyens qu'ils imaginerent, des difficultes ou des ressources qui se
+presenterent a eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le
+secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les
+resultats. Tantot une famille plebeienne se fit un foyer, soit qu'elle eut
+ose l'allumer elle-meme, soit qu'elle se fut procure ailleurs le feu
+sacre; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinite protectrice,
+son sacerdoce, a l'image de la famille patricienne. Tantot le plebeien,
+sans avoir de culte domestique, eut acces aux temples de la cite; a Rome,
+ceux qui n'avaient pas de foyer, par consequent pas de fete domestique,
+offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe
+superieure persistait a ecarter de ses temples la classe inferieure,
+celle-ci se faisait des temples pour elle; a Rome elle en avait un sur
+l'Aventin, qui etait consacre a Diana; elle avait le temple de la pudeur
+plebeienne. Les cultes orientaux qui, a partir du sixieme siecle,
+envahirent la Grece et l'Italie, furent accueillis avec empressement par
+la plebe; c'etaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient
+acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plebe se
+faire des objets sacres analogues aux dieux des curies et des tribus
+patriciennes. Ainsi le roi Servius eleva un autel dans chaque quartier,
+pour que la multitude eut l'occasion de faire des sacrifices; de meme les
+Pisistratides dresserent des _hermes_ dans les rues et sur les places
+d'Athenes. [5] Ce furent la les dieux de la democratie. La plebe,
+autrefois foule sans culte, eut dorenavant ses ceremonies religieuses et
+ses fetes. Elle put prier; c'etait beaucoup dans une societe ou la
+religion faisait la dignite de l'homme.
+
+Une fois que la classe inferieure eut acheve ces differents progres, quand
+il y eut en elle des riches, des soldats, des pretres, quand elle eut tout
+ce qui donne a l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand
+enfin elle eut oblige la classe superieure a la compter pour quelque
+chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale
+et politique, et la cite ne put pas lui rester fermee plus longtemps.
+
+L'entree de cette classe inferieure dans la cite est une revolution qui,
+du septieme au cinquieme siecle, a rempli l'histoire de la Grece et de
+l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas
+partout de la meme maniere ni par les memes moyens.
+
+Ici, le peuple, des qu'il s'est senti fort, s'est insurge; les armes a la
+main, il a force les portes de la ville ou il lui etait interdit
+d'habiter. Une fois devenu le maitre, ou il a chasse les grands et a
+occupe leurs maisons, ou il s'est contente de decreter l'egalite des
+droits. C'est ce qu'on vit a Syracuse, a Erythrees, a Milet.
+
+La, au contraire, le peuple a use de moyens moins violents. Sans luttes a
+main armee, par la seule force morale que lui avaient donnee ses derniers
+progres, il a contraint les grands a faire des concessions. On a nomme
+alors un legislateur et la constitution a ete changee. C'est ce qu'on vit
+a Athenes.
+
+Ailleurs, la classe inferieure, sans secousse et sans bouleversement,
+arriva par degres a son but. Ainsi a Cumes le nombre des membres de la
+cite, d'abord tres restreint, s'accrut une premiere fois par l'admission
+de ceux du peuple qui etaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus
+tard, on eleva jusqu'a mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin
+peu a peu a la democratie. [6]
+
+Dans quelques villes, l'admission de la plebe parmi les citoyens fut
+l'oeuvre des rois; il en fut ainsi a Rome. Dans d'autres, elle fut
+l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu a Corinthe, a
+Sicyone, a Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut
+ordinairement la sagesse de laisser a la classe inferieure ce titre de
+citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donne. A Samos,
+l'aristocratie ne vint a bout de sa lutte contre les tyrans qu'en
+affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'enumerer
+toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande revolution s'est
+accomplie. Le resultat a ete partout le meme: la classe inferieure a
+penetre dans la cite et a fait partie du corps politique.
+
+Le poete Theognis nous donne une idee assez nette de cette revolution et
+de ses consequences. Il nous dit que dans Megare, sa patrie, il y a deux
+sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des _bons_, [Grec: agathoi];
+c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes
+grecques. Il appelle l'autre la classe des _mauvais_, [Grec: kakoi]; c'est
+encore de ce nom qu'il etait d'usage de designer la classe inferieure.
+Cette classe, le poete nous decrit sa condition ancienne: " elle ne
+connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois "; c'est assez dire
+qu'elle n'avait pas le droit de cite. Il n'etait meme pas permis a ces
+hommes d'approcher de la ville; " ils vivaient en dehors comme des betes
+sauvages ". Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas
+le droit de se marier dans les familles des _bons_.
+
+Mais que tout cela est change! les rangs ont ete bouleverses, " les
+mauvais ont ete mis au-dessus des bons ". La justice est troublee; les
+antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveaute etrange les ont
+remplacees. La richesse est devenue l'unique objet des desirs des hommes,
+parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble epouse la fille du
+riche plebeien et " le mariage confond les races ".
+
+Theognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essaye de
+resister au cours des choses. Condamne a l'exil, depouille de ses biens,
+il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il
+n'espere pas le succes, du moins il ne doute pas de la justice de sa
+cause; il accepte la defaite, mais il garde le sentiment de son droit. A
+ses yeux, la revolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils
+de l'aristocratie, il lui semble que cette revolution n'a pour elle ni la
+justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte a la religion. " Les dieux,
+dit-il, ont quitte la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a
+disparu; on n'a plus souci des Immortels. "
+
+Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gemit ainsi, c'est
+par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a recu des anciens " la
+tradition sainte ", et qu'il doit la perpetuer. Mais en vain: la tradition
+meme va se fletrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse;
+bientot on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plebeiennes,
+" ils boiront a leurs fetes et mangeront a leur table "; ils adopteront
+bientot leurs sentiments. Au temps de Theognis, le regret est tout ce qui
+reste a l'aristocratie grecque, et ce regret meme va disparaitre.
+
+En effet, apres Theognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les
+grandes familles continuerent a garder pieusement le culte domestique et
+la memoire des ancetres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui
+s'amuserent a compter leurs aieux; mais on riait de ces hommes. On garda
+l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort etait de noble race;
+mais nulle tentative ne fut faite pour relever un regime a jamais tombe.
+Isocrate dit avec verite que de son temps les grandes familles d'Athenes
+n'existaient plus que dans leurs tombeaux.
+
+Ainsi la cite ancienne s'etait transformee par degres. A l'origine, elle
+etait l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le
+nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent
+l'egalite. Plus tard encore, les clients affranchis, la plebe, toute cette
+foule qui pendant des siecles etait restee en dehors de l'association
+religieuse et politique, quelquefois meme en dehors de l'enceinte sacree
+de la ville, renversa les barrieres qu'on lui opposait et penetra dans la
+cite, ou aussitot elle fut maitresse.
+
+
+_2 Histoire de cette revolution a Athenes._
+
+Les eupatrides, apres le renversement de la royaute, gouvernerent Athenes
+pendant quatre siecles. Sur cette longue domination l'histoire est muette;
+on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes
+inferieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce regime.
+
+L'an 598, le mecontentement que l'on voyait general, et les signes
+certains qui annoncaient une revolution prochaine, eveillerent l'ambition
+d'un eupatride, Cylon, qui songea a renverser le gouvernement de sa caste
+et a se faire tyran populaire. L'energie des archontes fit avorter
+l'entreprise; mais l'agitation continua apres lui. En vain les eupatrides
+mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent
+que les dieux etaient irrites et que des spectres apparaissaient. En vain
+ils purifierent la ville de tous les crimes du peuple et eleverent deux
+autels a la Violence et a l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinites
+dont l'influence maligne avait trouble les esprits. [7] Tout cela ne
+servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit
+venir de Crete le pieux Epimenide, personnage mysterieux qu'on disait fils
+d'une deesse; on lui fit accomplir une serie de ceremonies expiatoires; on
+esperait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion
+et fortifier, par consequent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'emut
+pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son ame; il
+persista a reclamer des reformes.
+
+Pendant seize annees encore, l'opposition farouche des pauvres de la
+montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude
+guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les
+trois partis s'entendit pour confier a Solon le soin de terminer ces
+querelles et de prevenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare
+fortune d'appartenir a la fois aux eupatrides par sa naissance et aux
+commercants par les occupations de sa jeunesse. Ses poesies nous le
+montrent comme un homme tout a fait degage des prejuges de sa caste; par
+son esprit conciliant, par son gout pour la richesse et pour le luxe, par
+son amour du plaisir, il est fort eloigne des anciens eupatrides et il
+appartient a la nouvelle Athenes.
+
+Nous avons dit plus haut que Solon commenca par affranchir la terre de la
+vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercee
+sur elle. Il brisa les chaines de la clientele. Un tel changement dans
+l'etat social en entrainait un autre dans l'ordre politique. Il fallait
+que les classes inferieures eussent desormais, suivant l'expression de
+Solon lui-meme, un bouclier pour defendre leur liberte recente. Ce
+bouclier, c'etaient des droits politiques.
+
+Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement
+connue; il parait du moins que tous les Atheniens firent desormais partie
+de l'assemblee du peuple et que le Senat ne fut plus compose des seuls
+eupatrides; il parait meme que les archontes purent etre elus en dehors de
+l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes
+les anciennes regles de la cite. Suffrages, magistratures, sacerdoces,
+direction de la societe, il fallait que l'eupatride partageat tout cela
+avec l'homme de la caste inferieure. Dans la constitution nouvelle il
+n'etait tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore
+des classes, mais elles n'etaient plus distinguees que par la richesse.
+Des lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus
+rien, a moins qu'il ne fut riche; il valut par sa richesse et non pas par
+sa naissance. Desormais le poete put dire: " Dans la pauvrete l'homme
+noble n'est plus rien "; et le peuple applaudit au theatre cette boutade
+du comique: " De quelle naissance est cet homme? -- Riche, ce sont la
+aujourd'hui les nobles. " [8]
+
+Le regime qui s'etait ainsi fonde, avait deux sortes d'ennemis: les
+eupatrides qui regrettaient leurs privileges perdus, et les pauvres qui
+souffraient encore de l'inegalite.
+
+A peine Solon avait-il acheve son oeuvre, que l'agitation recommenca.
+" Les pauvres se montrerent, dit Plutarque, les apres ennemis des riches.
+" Le gouvernement nouveau leur deplaisait peut-etre autant que celui des
+eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore etre
+archontes et senateurs, beaucoup s'imaginaient que la revolution n'avait
+pas ete complete. Solon avait maintenu les formes republicaines; or le
+peuple avait encore une haine irreflechie contre ces formes de
+gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siecles que le
+regne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cites grecques,
+il voulut un tyran.
+
+Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition
+personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha.
+Un jour il parut dans l'assemblee, et pretendant qu'on l'avait blesse, il
+demanda qu'on lui donnat une garde. Les hommes des premieres classes
+allaient lui repondre et devoiler le mensonge, mais " la populace etait
+prete a en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les
+riches s'enfuirent en desordre ". Ainsi l'un des premiers actes de
+l'assemblee populaire recemment instituee fut d'aider un homme a se rendre
+maitre de la patrie.
+
+Il ne parait pas d'ailleurs que le regne de Pisistrate ait apporte aucune
+entrave au developpement des destinees d'Athenes. Il eut, au contraire,
+pour principal effet d'assurer et de garantir contre une reaction la
+grande reforme sociale et politique qui venait de s'operer. Les eupatrides
+ne s'en releverent jamais.
+
+Le peuple ne se montra guere desireux de reprendre sa liberte; deux fois
+la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il
+reprit le pouvoir, et ses fils gouvernerent Athenes apres lui. Il fallut
+l'intervention d'une armee Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la
+domination de cette famille.
+
+L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des
+Pisistratides pour ressaisir ses privileges. Non-seulement elle n'y
+reussit pas, mais elle recut meme le plus rude coup qui lui eut encore ete
+porte. Clisthenes, qui etait issu de cette classe, mais d'une famille que
+cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois
+generations, trouva le plus sur moyen de lui oter a jamais ce qu'il lui
+restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique,
+avait laisse subsister toute la vieille organisation religieuse de la
+societe athenienne. La population restait partagee en deux ou trois cents
+_gentes_, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes
+il y avait encore, comme dans l'epoque precedente, un culte hereditaire,
+un pretre qui etait un eupatride, un chef qui etait le meme que le pretre.
+Tout cela etait le reste d'un passe qui avait peine a disparaitre; par la,
+les traditions, les usages, les regles, les distinctions qu'il y avait eu
+dans l'ancien etat social, se perpetuaient. Ces cadres avaient ete etablis
+par la religion, et ils maintenaient a leur tour la religion, c'est-a-dire
+la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres
+deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possedaient
+hereditairement le sacerdoce et l'autorite, de l'autre les hommes d'une
+condition inferieure, qui n'etaient plus serviteurs ni clients, mais qui
+etaient encore retenus sous l'autorite de l'eupatride par la religion. En
+vain la loi de Solon disait que tous les Atheniens etaient libres. La
+vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblee ou il avait
+librement vote, et lui disait: Tu es lie a un eupatride par le culte; tu
+lui dois respect, deference, soumission; comme membre d'une cite, Solon
+t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obeis a un eupatride;
+comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la
+famille meme, dans la _gens_ ou tes ancetres sont nes et dont tu ne peux
+pas sortir, tu retrouves encore l'autorite d'un eupatride. A quoi servait-
+il que la loi politique eut fait de cet homme un citoyen, si la religion
+et les moeurs persistaient a en faire un client? Il est vrai que depuis
+plusieurs generations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces
+cadres, soit qu'ils fussent venus de pays etrangers, soit qu'ils se
+fussent echappes de la _gens_ et de la tribu pour etre libres. Mais ces
+hommes souffraient d'une autre maniere, ils se trouvaient dans un etat
+d'inferiorite morale vis-a-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie
+s'attachait a leur independance.
+
+Il y avait donc, apres la reforme politique de Solon, une autre reforme a
+operer dans le domaine de la religion. Clisthenes l'accomplit en
+supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplacant
+par dix tribus qui etaient partagees en un certain nombre de demes.
+
+Ces tribus et ces demes ressemblerent en apparence aux anciennes tribus et
+aux _gentes_. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un
+pretre, un juge, des reunions pour les ceremonies religieuses, des
+assemblees pour deliberer sur les interets communs. [9] Mais les groupes
+nouveaux differerent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous
+les hommes libres d'Athenes, meme ceux qui n'avaient pas fait partie des
+anciennes tribus et des _gentes_, furent repartis dans les cadres formes
+par Clisthenes: [10] grande reforme qui donnait un culte a ceux qui en
+manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse
+ceux qui auparavant etaient exclus de toute association. En second lieu,
+les hommes furent distribues dans les tribus et dans les demes, non plus
+d'apres leur naissance, comme autrefois, mais d'apres leur domicile. La
+naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent egaux et l'on n'y
+connut plus de privileges. Le culte, pour la celebration duquel la
+nouvelle tribu ou le deme se reunissait, n'etait plus le culte hereditaire
+d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un
+eupatride. Ce n'etait plus un ancien eupatride que la tribu ou le deme
+venerait comme ancetre divin; les tribus eurent de nouveaux heros eponymes
+choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conserve bon
+souvenir, et quant aux demes, ils adopterent uniformement pour dieux
+protecteurs _Zeus gardien de l'enceinte_ et _Apollon paternel_. Des lors
+il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fut hereditaire dans le
+deme comme il l'avait ete dans la _gens_; il n'y en avait non plus aucune
+pour que le pretre fut toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes,
+la dignite de pretre et de chef fut annuelle, et chaque membre put
+l'exercer a son tour. Cette reforme fut ce qui acheva de renverser
+l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de
+caste religieuse; plus de privileges de naissance, ni en religion ni en
+politique. La societe athenienne etait entierement transformee. [11]
+
+ Or la suppression des vieilles tribus, remplacees par des tribus
+nouvelles, ou tous les hommes avaient acces et etaient egaux, n'est pas un
+fait particulier a l'histoire d'Athenes. Le meme changement a ete opere a
+Cyrene, a Sicyone, a Elis, a Sparte, et probablement dans beaucoup
+d'autres cites grecques. [12] De tous les moyens propres a affaiblir
+l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que
+celui-la. " Si l'on veut fonder la democratie, dit-il, on fera ce que fit
+Clisthenes chez les Atheniens: on etablira de nouvelles tribus et de
+nouvelles phratries; aux sacrifices hereditaires des familles on
+substituera des sacrifices ou tous les hommes seront admis; on confondra
+autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de
+briser toutes les associations anterieures. " [13]
+
+Lorsque cette reforme est accomplie dans toutes les cites, on peut dire
+que l'ancien moule de la societe est brise et qu'il se forme un nouveau
+corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion
+hereditaire avait etablis et qu'elle declarait immuables, marque la fin du
+regime religieux de la cite.
+
+
+_3 Histoire de cette revolution a Rome._
+
+La plebe eut de bonne heure a Rome une grande importance. La situation de
+la ville entre les Latins, les Sabins et les Etrusques la condamnait a une
+guerre perpetuelle, et la guerre exigeait qu'elle eut une population
+nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appele tous les
+etrangers, sans avoir egard a leur origine. Les guerres se succedaient
+sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le resultat le plus
+ordinaire de chaque victoire etait qu'on enlevait a la ville vaincue sa
+population pour la transferer a Rome. Que devenaient ces hommes ainsi
+amenes avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales
+et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant a la
+foule, une partie entrait dans la clientele des grands ou du roi, une
+partie etait releguee dans la plebe.
+
+D'autres elements encore entraient dans la composition de cette classe.
+Beaucoup d'etrangers affluaient a Rome, comme en un lieu que sa situation
+rendait propre au commerce. Les mecontents de la Sabine, de l'Etrurie, du
+Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plebe. Le client
+qui reussissait a s'echapper de la _gens_, devenait un plebeien. Le
+patricien qui se mesalliait ou qui commettait une de ces fautes qui
+entrainaient la decheance, tombait dans la classe inferieure. Tout batard
+etait repousse par la religion des familles pures, et relegue dans la
+plebe.
+
+Pour toutes ces raisons, la plebe augmentait en nombre. La lutte qui etait
+engagee entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La
+royaute et la plebe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les memes
+ennemis. L'ambition des rois etait de se degager des vieux principes de
+gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la
+plebe etait de briser les vieilles barrieres qui l'excluaient de
+l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'etablit; les
+rois protegerent la plebe, et la plebe soutint les rois.
+
+Les traditions et les temoignages de l'antiquite placent sous le regne de
+Servius les grands progres des plebeiens. La haine que les patriciens
+conserverent pour ce roi, montre suffisamment quelle etait sa politique.
+Sa premiere reforme fut de donner des terres a la plebe, non pas, il est
+vrai, sur l'_ager romanus_, mais sur les territoires pris a l'ennemi; ce n
+etait pas moins une innovation grave que de conferer ainsi le droit de
+propriete sur le sol a des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver
+que le sol d'autrui. [14]
+
+Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plebe,
+qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois etaient relatives pour la
+plupart aux obligations que le plebeien pouvait contracter avec le
+patricien. C'etait un commencement de droit commun entre les deux ordres,
+et pour la plebe, un commencement d'egalite. [15]
+
+Puis ce meme roi etablit une division nouvelle dans la cite. Sans detruire
+les trois anciennes tribus, ou les familles patriciennes et les clients
+etaient repartis d'apres la naissance, il forma quatre tribus nouvelles ou
+la population tout entiere etait distribuee d'apres le domicile. Nous
+avons vu cette reforme a Athenes et nous en avons dit les effets; ils
+furent les memes a Rome. La plebe, qui n'entrait pas dans les anciennes
+tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque-
+la flottante, espece de population nomade qui n'avait aucun lien avec la
+cite, eut desormais ses divisions fixes et son organisation reguliere. La
+formation de ces tribus, ou les deux ordres etaient meles, marque
+veritablement l'entree de la plebe dans la cite. Chaque tribu eut un foyer
+et des sacrifices; Servius etablit des dieux Lares dans chaque carrefour
+de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de
+divinites a ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plebeien celebra
+les fetes religieuses de son quartier et de son bourg (_compitalia,
+paganalia_), comme le patricien celebrait les sacrifices de sa _gens_ et
+de sa curie. Le plebeien eut une religion.
+
+En meme temps un grand changement fut opere dans la ceremonie sacree de la
+lustration. Le peuple ne fut plus range par curies, a l'exclusion de ceux
+que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous
+ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurerent dans l'acte
+sacre. Pour la premiere fois, tous les hommes, sans distinction de
+patriciens, de clients, de plebeiens, furent reunis. Le roi fit le tour de
+cette assemblee melee, en poussant devant lui les victimes et en chantant
+l'hymne solennel. La ceremonie achevee, tous se trouverent egalement
+citoyens.
+
+Avant Servius, on ne distinguait a Rome que deux sortes d'hommes, la caste
+sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plebeienne. On
+ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion
+hereditaire avait etablie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui
+avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux
+grandes categories: dans l'une etaient ceux qui possedaient quelque chose,
+dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La premiere se divisa elle-meme en
+cinq classes, dans lesquelles les hommes furent repartis suivant le
+chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par la un principe tout
+nouveau dans la societe romaine: la richesse marqua desormais des rangs,
+comme avait fait la religion.
+
+Servius appliqua cette division de la population romaine au service
+militaire. Avant lui, si les plebeiens combattaient, ce n'etait pas dans
+les rangs de la legion. Mais comme Servius avait fait d'eux des
+proprietaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des legionnaires.
+Dorenavant l'armee ne fut plus composee uniquement des hommes des curies;
+tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possedaient quelque chose,
+en firent partie, et les proletaires seuls continuerent a en etre exclus.
+Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui determina l'armure de
+chaque soldat et son poste de bataille; l'armee etait divisee par classes,
+exactement comme la population, d'apres la richesse. La premiere classe,
+qui avait l'armure complete, et les deux suivantes, qui avaient au moins
+le bouclier, le casque et l'epee, formerent les trois premieres lignes de
+la legion. La quatrieme et la cinquieme, legerement armees, composerent
+les corps de velites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en
+compagnies, que l'on appelait centuries. La premiere en comprenait, dit-
+on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie
+etait a part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation;
+tandis que jusque-la les jeunes patriciens composaient seuls les centuries
+de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plebeiens, choisis parmi
+les plus riches, a combattre a cheval, et il en forma douze centuries
+nouvelles.
+
+Or on ne pouvait guere toucher a l'armee sans toucher en meme temps a la
+constitution politique. Les plebeiens sentirent que leur valeur dans
+l'Etat s'etait accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs;
+chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacree. Cette
+organisation militaire etait permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il
+est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs,
+la loi leur defendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais
+ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de
+Mars, ou chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or
+il arriva, 25 ans apres Servius Tullius, qu'on eut la pensee de convoquer
+l'armee, sans que ce fut pour une expedition militaire. L'armee s'etant
+reunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion a sa
+tete et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit
+voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plebeiens
+voterent d'abord, apres elles les centuries d'infanterie de premiere
+classe, et les autres a la suite. Ainsi se trouva etablie au bout de peu
+de temps l'assemblee centuriate, ou quiconque etait soldat avait droit de
+suffrage, et ou l'on ne distinguait presque plus le plebeien du patricien.
+[18]
+
+Toutes ces reformes changeaient singulierement la face de la cite romaine.
+Le patriciat restait debout avec ses cultes hereditaires, ses curies, son
+senat. Mais les plebeiens acqueraient l'habitude de l'independance, la
+richesse, les armes, la religion. La plebe ne se confondait pas avec le
+patriciat, mais elle grandissait a cote de lui.
+
+Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commenca par egorger
+Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royaute la plebe fut
+vaincue.
+
+Les patriciens s'efforcerent de lui reprendre toutes les conquetes qu'elle
+avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux
+plebeiens les terres que Servius leur avait donnees; et l'on peut
+remarquer que le seul motif allegue pour les depouiller ainsi fut qu'ils
+etaient plebeiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux
+principe qui voulait que la religion hereditaire fondat seule le droit de
+propriete, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans
+ancetres put exercer aucun droit sur le sol.
+
+Les lois que Servius avait faites pour la plebe lui furent aussi retirees.
+Si le systeme des classes et l'assemblee centuriate ne furent pas abolis,
+c'est d'abord parce que l'etat de guerre ne permettait pas de desorganiser
+l'armee, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de
+formalites telles que le patriciat fut toujours le maitre des elections.
+On n'osa pas enlever aux plebeiens le titre de citoyens; on les laissa
+figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant a
+la plebe de faire partie de la cite, ne partagea avec elle ni les droits
+politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plebe resta dans la
+cite; de fait, elle en fut exclue.
+
+N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas
+qu'ils aient froidement concu le dessein d'opprimer et d'ecraser la plebe.
+Le patricien qui descendait d'une famille sacree et se sentait l'heritier
+d'un culte, ne comprenait pas d'autre regime social que celui dont
+l'antique religion avait trace les regles. A ses yeux, l'element
+constitutif de toute societe etait la _gens_, avec son culte, son chef
+hereditaire, sa clientele. Pour lui, la cite ne pouvait pas etre autre
+chose que la reunion des chefs des _gentes_. Il n'entrait pas dans son
+esprit qu'il put y avoir un autre systeme politique que celui qui reposait
+sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les
+sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicte
+les saintes formules. Il ne fallait meme pas lui objecter que les
+plebeiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des
+sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eut repondu que ce culte
+n'avait pas le caractere essentiel de la veritable religion, qu'il n'etait
+pas hereditaire, que ces foyers n'etaient pas des feux antiques, et que
+ces dieux Lares n'etaient pas de vrais ancetres. Il eut ajoute que les
+plebeiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le
+droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient viole tous les
+principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient
+retranche le principe essentiel qui etait l'heredite, qu'enfin leur
+simulacre de religion etait absolument l'oppose de la religion.
+
+Des que le patricien s'obstinait a penser que la religion hereditaire
+devait seule gouverner les hommes, il en resultait qu'il ne voyait pas de
+gouvernement possible pour la plebe. Il ne concevait pas que le pouvoir
+social put s'exercer regulierement sur cette classe d'hommes. La loi
+sainte ne pouvait pas leur etre appliquee; la justice etait un terrain
+sacre qui leur etait interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient
+pris sur eux de regir la plebe, et ils l'avaient fait d'apres certaines
+regles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le
+besoin ou l'interet public avait fait trouver. Mais par la revolution, qui
+avait chasse les rois, la religion avait repris l'empire, et il etait
+arrive forcement que toute la classe plebeienne avait ete rejetee en
+dehors des lois sociales.
+
+Le patriciat s'etait fait alors un gouvernement conforme a ses propres
+principes; mais il ne songeait pas a en etablir un pour la plebe. Il
+n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas
+non plus le moyen de la constituer en societe reguliere. On voyait ainsi
+au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait
+pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cite, le
+_populus_, c'est-a-dire la societe patricienne avec les clients qui lui
+etaient restes, s'elevait puissante, organisee, majestueuse. Autour d'elle
+vivait la multitude plebeienne qui n'etait pas un peuple et ne formait pas
+un corps. Les consuls, chefs de la cite patricienne, maintenaient l'ordre
+materiel dans cette population confuse; les plebeiens obeissaient;
+faibles, generalement pauvres, ils pliaient sous la force du corps
+patricien.
+
+Le probleme dont la solution devait decider de l'avenir de Rome etait
+celui-ci: comment la plebe deviendrait-elle une societe reguliere?
+
+Or le patriciat, domine par les principes rigoureux de sa religion, ne
+voyait qu'un moyen de resoudre ce probleme, et c'etait de faire entrer la
+plebe, par la clientele, dans les cadres sacres des _gentes_. Il parait
+qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita
+Rome a cette epoque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la
+question plus grave de la clientele et du servage. La plebe romaine,
+depouillee de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens
+calculerent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber
+dans leurs liens. L'homme de la plebe emprunta. En empruntant il se
+donnait au creancier, se vendait a lui. C'etait si bien une vente que cela
+se faisait _per aes et libram_, c'est-a-dire avec la formalite solennelle
+que l'on employait d'ordinaire pour conferer a un homme le droit de
+propriete sur un objet. [20] Il est vrai que le plebeien prenait ses
+suretes contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il
+stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de
+l'echeance et que ce jour-la il reprendrait pleine possession de lui-meme
+en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'etait pas
+eteinte, le plebeien perdait le benefice de son contrat. Il tombait a la
+discretion du creancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son
+client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire
+acte d'inhumanite; l'ideal de la societe etant a ses yeux le regime de la
+_gens_, il ne voyait rien de plus legitime et de plus beau que d'y ramener
+les hommes par quelque moyen que ce fut. Si son plan avait reussi, la
+plebe eut en peu de temps disparu et la cite romaine n'eut ete que
+l'association des _gentes_ patriciennes se partageant la foule des
+clients.
+
+Mais cette clientele etait une chaine dont le plebeien avait horreur. Il
+se debattait contre le patricien qui, arme de sa creance, voulait l'y
+faire tomber. La clientele etait pour lui l'equivalent de l'esclavage; la
+maison du patricien etait a ses yeux une prison (_ergastulum_). Maintes
+fois le plebeien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses
+semblables et ameuta la plebe, s'ecriant qu'il etait homme libre et
+montrant en temoignage les blessures qu'il avait recues dans les combats
+pour la defense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'a irriter
+la plebe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son energie a sortir de
+cet etat precaire ou la chute du gouvernement royal l'avait placee. Elle
+voulut avoir des lois et des droits.
+
+Mais il ne parait pas que ces hommes aient d'abord souhaite d'entrer en
+partage des lois et des droits des patriciens. Peut-etre croyaient-ils,
+comme les patriciens eux-memes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun
+entre les deux ordres. Nul ne songeait a l'egalite civile et politique.
+Que la plebe put s'elever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus
+dans l'esprit du plebeien des premiers siecles que du patricien. Loin donc
+de reclamer l'egalite des droits et des lois, ces hommes semblent avoir
+prefere d'abord une separation complete. Dans Rome ils ne trouvaient pas
+de remede a leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur
+inferiorite, c'etait de s'eloigner de Rome.
+
+L'historien ancien rend bien leur pensee quand il leur attribue ce
+langage; " Puisque les patriciens veulent posseder seuls la cite, qu'ils
+en jouissent a leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons la ni
+foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville etrangere;
+aucune religion hereditaire ne nous attache a ce lieu. Toute terre nous
+est bonne; la ou nous trouverons la liberte, la sera notre patrie. " [21]
+Et ils allerent s'etablir sur le mont Sacre, en dehors des limites de
+l'_ager romanus_.
+
+En presence d'un tel acte, le Senat fut partage de sentiments. Les plus
+ardents des patriciens laisserent voir que le depart de la plebe etait
+loin de les affliger. Desormais les patriciens demeureraient seuls a Rome
+avec les clients qui leur etaient encore fideles. Rome renoncerait a sa
+grandeur future, mais le patriciat y serait le maitre. On n'aurait plus a
+s'occuper de cette plebe, a laquelle les regles ordinaires du gouvernement
+ne pouvaient pas s'appliquer, et qui etait un embarras dans la cite. On
+aurait du peut-etre la chasser en meme temps que les rois; puisqu'elle
+prenait d'elle-meme le parti de s'eloigner, on devait la laisser faire et
+se rejouir.
+
+Mais d'autres, moins fideles aux vieux principes ou plus soucieux de la
+grandeur romaine, s'affligeaient du depart de la plebe, Rome perdait la
+moitie de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des
+Sabins, des Etrusques, tous ennemis? La plebe avait du bon; que ne savait-
+on la faire servir aux interets de la cite? Ces senateurs souhaitaient
+donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prevoyaient peut-etre
+pas toutes les consequences, on ramenat dans la ville ces milliers de bras
+qui faisaient la force des legions.
+
+D'autre part, la plebe s'apercut, au bout de peu de mois, qu'elle ne
+pouvait pas vivre sur le mont Sacre. Elle se procurait bien ce qui etait
+materiellement necessaire a l'existence. Mais tout ce qui fait une societe
+organisee lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder la une ville, car elle
+n'avait pas de pretre qui sut accomplir la ceremonie religieuse de la
+fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait
+pas de prytanee regulierement allume ou un magistrat eut l'occasion de
+sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales,
+puisque les seules lois dont l'homme eut alors l'idee derivaient de la
+religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les elements
+d'une cite. La plebe vit bien que, pour etre plus independante, elle
+n'etait pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une societe plus
+reguliere qu'a Rome, et qu'ainsi le probleme dont la solution lui
+importait si fort n'etait pas resolu. Il ne lui avait servi de rien de
+s'eloigner de Rome; ce n'etait pas dans l'isolement du mont Sacre qu'elle
+pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait.
+
+Il se trouvait donc que la plebe et le patriciat, n'ayant presque rien de
+commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se
+rapprocherent et conclurent un traite d'alliance. Ce traite parait avoir
+ete fait dans les memes formes que ceux qui terminaient une guerre entre
+deux peuples differents; plebe et patriciat n'etaient, en effet, ni un
+meme peuple ni une meme cite. Par ce traite, le patriciat n'accorda pas
+que la plebe fit partie de la cite religieuse et politique, il ne semble
+meme pas que la plebe l'ait demande. On convint seulement qu'a l'avenir la
+plebe, constituee en une societe a peu pres reguliere, aurait des chefs
+tires de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plebe,
+institution toute nouvelle et qui ne ressemble a rien de ce que les cites
+avaient connu auparavant.
+
+Le pouvoir des tribuns n'etait pas de meme nature que l'autorite du
+magistrat; il ne derivait pas du culte de la cite. Le tribun
+n'accomplissait aucune ceremonie religieuse; il etait elu sans auspices,
+et l'assentiment des dieux n'etait pas necessaire pour le creer. [22] Il
+n'avait ni siege curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni
+aucun de ces insignes qui dans toutes les cites anciennes designaient a la
+veneration des hommes les magistrats-pretres. Jamais on ne le compta parmi
+les magistrats romains.
+
+Quelle etait donc la nature et quel etait le principe de son pouvoir? Il
+est necessaire ici d'ecarter de notre esprit toutes les idees et toutes
+les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible,
+au milieu des croyances des anciens. Jusque-la les hommes n'avaient
+compris l'autorite que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils
+voulurent etablir un pouvoir qui ne fut pas lie au culte, et des chefs qui
+ne fussent pas des pretres, il leur fallut imaginer un singulier detour.
+Pour cela, le jour ou l'on crea les premiers tribuns, on accomplit une
+ceremonie religieuse d'un caractere particulier. [23] Les historiens n'en
+decrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de
+rendre ces premiers tribuns _sacrosaints_. Or ce mot signifiait que le
+corps du tribun serait compte dorenavant parmi les objets auxquels la
+religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber
+l'homme en etat de souillure. [24] De la venait que, si quelque devot de
+Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se
+faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, " comme si
+son corps eut ete souille par cette seule rencontre. " [25] Ce caractere,
+sacrosaint restait attache au tribun pendant toute la duree de ses
+fonctions; puis en creant son successeur, il lui transmettait ce
+caractere, exactement comme le consul, en creant d'autres consuls, leur
+passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacres. Plus tard,
+le tribunal ayant ete interrompu pendant deux ans, il fallut, pour etablir
+de nouveaux tribuns, renouveler la ceremonie religieuse qui avait ete
+accomplie sur le mont Sacre.
+
+On ne connait pas assez completement les idees des anciens pour dire si ce
+caractere sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des
+patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malediction et
+d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme a la vraisemblance.
+Ce qui est certain, c'est que, de toute maniere, le tribun se trouvait
+tout a fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans
+une impiete grave.
+
+Une loi confirma et garantit cette inviolabilite; elle prononca que " nul
+ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ". Elle ajouta
+que " celui qui se permettrait un de ces actes vis-a-vis du tribun, serait
+impur, que ses biens seraient confisques au profit du temple de Ceres et
+qu'on pourrait le tuer impunement ". Elle se terminait par cette formule,
+dont le vague aida puissamment aux progres futurs du tribunal: " Ni
+magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire a rencontre d'un
+tribun. " Tous les citoyens prononcerent un serment par lequel ils
+s'engageaient a observer toujours cette loi etrange, appelant sur eux la
+colere des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se
+rendrait coupable d'attentat sur un tribun " serait entache de la plus
+grande souillure ". [26]
+
+Ce privilege d'inviolabilite s'etendait aussi loin, que le corps du tribun
+pouvait etendre son action directe. Un plebeien, etait-il maltraite par un
+consul qui le condamnait a la prison, ou par un creancier qui mettait la
+main sur lui, le tribun se montrait, se placait entre eux (_intercessio_)
+et arretait la main patricienne. Qui eut ose " faire quelque chose a
+l'encontre d'un tribun ", ou s'exposer a etre touche par lui?
+
+Mais le tribun n'exercait cette singuliere puissance que la ou il etait
+present. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plebeiens. Il n'avait
+aucune action sur ce qui se passait hors de la portee de sa main, de son
+regard, de sa parole. [27]
+
+Les patriciens n'avaient pas donne a la plebe des droits; ils avaient
+seulement accorde que quelques-uns des plebeiens fussent inviolables.
+Toutefois c'etait assez pour qu'il y eut quelque securite pour tous. Le
+tribun etait une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile.
+
+Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plebe; et s'emparerent
+du droit de juger. A la verite ils n'avaient pas le droit de citer devant
+eux, meme un plebeien; mais ils pouvaient apprehender au corps. [28] Une
+fois sous leur main, l'homme obeissait. Il suffisait meme de se trouver
+dans le rayon ou leur parole se faisait entendre; cette parole etait
+irresistible, et il fallait se soumettre, fut-on patricien ou consul.
+
+Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorite politique. N'etant pas
+magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il
+n'avait aucune proposition a faire dans le Senat; on ne pensait meme pas,
+a l'origine, qu'il y put paraitre. Il n'avait rien de commun avec la
+veritable cite, c'est-a-dire avec la cite patricienne, ou on ne lui
+reconnaissait aucune autorite. Il n'etait pas tribun du peuple, il etait
+tribun de la plebe.
+
+Il y avait donc, comme par le passe, deux societes dans Rome, la cite et
+la plebe: l'une fortement organisee, ayant des lois, des magistrats, un
+senat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans
+ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges.
+
+Dans les annees qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis,
+et quelles licences imprevues ils se permettent. Rien ne les autorisait a
+convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Senat; ils
+s'asseyent d'abord a la porte de la salle, plus tard dans l'interieur.
+Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et
+les condamnent. C'etait la suite de cette inviolabilite qui s'attachait a
+leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat
+s'etait desarme le jour ou il avait prononce avec les rites solennels que
+quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera
+rien a l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plebe, la
+plebe se reunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblee, que la
+presence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si
+le tribun entrait au Senat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il
+saisissait un consul, nul ne pouvait le degager de ses mains. Rien ne
+resistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de
+force, si ce n'etait un autre tribun.
+
+Des que la plebe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guere a avoir ses
+assemblees deliberantes. Celles-ci ne ressemblerent en aucune facon a
+celles de la cite patricienne. La plebe, dans ses comices, etait
+distribuee en tribus; c'etait le domicile qui reglait la place de chacun,
+ce n'etait ni la religion, ni la richesse. L'assemblee ne commencait pas
+par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas
+les presages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer
+les hommes a se separer. C'etaient vraiment les comices de la plebe, et
+ils n'avaient rien des vieilles regles ni de la religion du patriciat.
+
+Il est vrai que ces assemblees ne s'occupaient pas d'abord des interets
+generaux de la cite: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient
+pas de lois. Elles ne deliberaient que sur les interets de la plebe, ne
+nommaient que les chefs plebeiens et ne faisaient que des plebiscites. Il
+y eut longtemps a Rome une double serie de decrets, senatus-consultes pour
+les patriciens, plebiscites pour la plebe. Ni la plebe n'obeissait aux
+senatus-consultes, ni les patriciens aux plebiscites. Il y avait deux
+peuples dans Rome.
+
+Ces deux peuples, toujours en presence et habitant les memes murs,
+n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plebeien ne pouvait pas etre
+consul de la cite, ni un patricien tribun de la plebe. Le plebeien
+n'entrait pas dans l'assemblee par curies, ni le patricien dans
+l'assemblee par tribus. [29]
+
+C'etaient deux peuples qui ne se comprenaient meme pas, n'ayant pas pour
+ainsi dire d'idees communes. Si le patricien parlait au nom de la religion
+et des lois, le plebeien repondait qu'il ne connaissait pas cette religion
+hereditaire ni les lois qui en decoulaient. Si le patricien alleguait la
+sainte coutume, le plebeien repondait au nom du droit de la nature. Ils se
+renvoyaient l'un a l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux etait
+juste d'apres ses propres principes, injuste d'apres les principes et les
+croyances de l'autre. L'assemblee des curies et la reunion des _patres_
+semblaient au plebeien des privileges odieux. Dans l'assemblee des tribus
+le patricien voyait un conciliabule reprouve de la religion. Le consulat
+etait pour le plebeien une autorite arbitraire et tyrannique; le tribunal
+etait aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire
+a tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui
+n'etait pas un pretre et qui etait elu sans auspices. Le tribunat
+derangeait l'ordre sacre de la cite; il etait ce qu'est une heresie dans
+une religion; le culte public en etait fletri. " Les dieux nous seront
+contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcere
+qui nous ronge et qui etend la corruption a tout le corps social. "
+L'histoire de Rome, pendant un siecle, fut remplie de pareils malentendus
+entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la meme langue. Le
+patriciat persistait a retenir la plebe en dehors du corps politique; la
+plebe se donnait des institutions propres. La dualite de la population
+romaine devenait de jour en jour plus manifeste.
+
+Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux
+peuples, c'etait la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de
+soldats. Il avait laisse aux plebeiens le titre de citoyens, ne fut-ce que
+pour pouvoir les incorporer dans les legions. On avait d'ailleurs veille a
+ce que l'inviolabilite des tribuns ne s'etendit pas hors de Rome, et pour
+cela on avait decide qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A
+l'armee, la plebe etait donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir;
+en presence de l'ennemi, Rome redevenait une.
+
+Puis, grace a l'habitude prise apres l'expulsion des rois de reunir
+l'armee pour la consulter sur les interets publics ou sur le choix des
+magistrats, il y avait des assemblees mixtes ou la plebe figurait a cote
+des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices
+par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent
+insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le
+conflit qui etait engage entre l'assemblee par curies et l'assemblee par
+tribus, il paraissait naturel que l'assemblee centuriate devint une sorte
+de terrain neutre ou les interets generaux fussent debattus de preference.
+
+Le plebeien n'etait pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait a une
+famille qui etait originaire d'une autre ville, qui y avait ete riche et
+consideree, et que le sort de la guerre avait transportee a Rome sans lui
+enlever la richesse ni ce sentiment de dignite qui d'ordinaire
+l'accompagne. Quelquefois aussi le plebeien avait pu s'enrichir par son
+travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partage la
+population en classes d'apres la fortune, quelques plebeiens etaient
+entres dans la premiere. Le patriciat n'avait pas ose ou n'avait pas pu
+abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plebeiens qui
+combattaient a cote des patriciens dans les premiers rangs de la legion et
+qui votaient avec eux dans les premieres centuries.
+
+Cette classe riche, fiere, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire
+aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup a perdre si Rome
+tombait, et beaucoup a gagner si elle s'elevait, fut un intermediaire
+naturel entre les deux ordres ennemis.
+
+Il ne parait pas que la plebe ait eprouve aucune repugnance a voir
+s'etablir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans apres la
+creation du tribunal, le nombre des tribuns fut porte a dix, afin qu'il y
+en eut deux de chacune des cinq classes. La plebe acceptait donc et tenait
+a conserver la division que Servius avait etablie. Et meme la partie
+pauvre, qui n'etait pas comprise dans les classes, ne faisait entendre
+aucune reclamation; elle laissait aux plus aises leur privilege, et
+n'exigeait pas qu'on choisit aussi chez elle des tribuns.
+
+Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que
+prenait la richesse. Car ils etaient riches aussi. Plus sages ou plus
+heureux que les eupatrides d'Athenes, qui tomberent dans le neant le jour
+ou la direction de la societe appartint a la richesse, les patriciens ne
+negligerent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni meme l'industrie.
+Augmenter leur fortune fut toujours leur grande preoccupation. Le travail,
+la frugalite, la bonne speculation furent toujours leurs vertus.
+D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquete agrandissait
+leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un tres-grand mal a ce que la
+puissance s'attachat a la richesse.
+
+Les habitudes et le caractere des patriciens etaient tels qu'ils ne
+pouvaient pas avoir de mepris pour un riche, fut-il de la plebe. Le riche
+plebeien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'interet ou
+d'amitie s'etablissaient. Ce perpetuel contact amenait un echange d'idees.
+Le plebeien faisait peu a peu comprendre au patricien les voeux et les
+droits de la plebe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il
+arrivait insensiblement a avoir une opinion moins ferme et moins hautaine
+de sa superiorite; il n'etait plus aussi sur de son droit. Or quand une
+aristocratie en vient a douter que son empire soit legitime, ou elle n'a
+plus le courage de le defendre ou elle le defend mal. Des que les
+prerogatives du patricien n'etaient plus un article de foi pour lui-meme,
+on peut dire que le patriciat etait a moitie vaincu.
+
+La classe riche parait avoir exerce une action d'un autre genre sur la
+plebe, dont elle etait issue et dont elle ne se separait pas encore. Comme
+elle avait interet a la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux
+ordres. Elle etait d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la separation
+absolue des deux ordres bornait a jamais sa carriere, en l'enchainant pour
+toujours a la classe inferieure, tandis que leur union lui ouvrait une
+voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforca donc d'imprimer
+aux idees et aux voeux de la plebe une autre direction. Au lieu de
+persister a former un ordre separe, au lieu de se donner peniblement des
+lois particulieres, que l'autre ordre ne reconnaitrait jamais, au lieu de
+travailler lentement par ses plebiscites a faire des especes de lois a son
+usage et a elaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle
+lui inspira l'ambition de penetrer dans la cite patricienne et d'entrer en
+partage des lois, des institutions, des dignites du patricien. Les desirs
+de la plebe tendirent alors a l'union des deux ordres, sous la condition
+de l'egalite.
+
+La plebe, une fois entree dans cette voie, commenca par reclamer un code.
+Il y avait des lois a Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables
+et saintes, qui etaient ecrites et dont le texte etait garde par les
+pretres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne
+s'appliquaient qu'aux membres de la cite religieuse. Le plebeien n'avait
+pas le droit de les connaitre, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non
+plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour
+les _gentes_, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour
+d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriete a celui qui
+n'avait pas de _sacra_; elles n'accordaient pas l'action en justice a
+celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractere exclusivement
+religieux de la loi que la plebe voulut faire disparaitre. Elle demanda,
+non pas seulement que les lois fussent mises en ecrit et rendues
+publiques, mais qu'il y eut des lois qui fussent egalement applicables aux
+patriciens et a elle.
+
+Il parait que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent redigees
+par des plebeiens. Les patriciens repondirent qu'apparemment les tribuns
+ignoraient ce que c'etait qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas
+exprime cette pretention. " Il est de toute impossibilite, disaient-ils,
+que les plebeiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous
+qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec
+toutes les choses sacrees, parmi lesquelles il faut compter la loi? " [31]
+Cette pensee de la plebe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les
+vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de
+leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des
+spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige
+etait que des plebeiens eussent la pensee de faire des lois. Entre les
+deux ordres, dont chacun s'etonnait de l'insistance de l'autre, la
+republique resta huit annees en suspens. Puis les tribuns trouverent un
+compromis: " Puisque vous ne voulez pas que la loi soit ecrite par les
+plebeiens, dirent-ils, choisissons les legislateurs dans les deux ordres.
+" Par la ils croyaient conceder beaucoup; c'etait peu a l'egard des
+principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Senat repliqua qu'il
+ne s'opposait nullement a la redaction d'un code, mais que ce code ne
+pouvait etre redige que par des patriciens. On finit par trouver un moyen
+de concilier les interets de la plebe avec la necessite religieuse que le
+patriciat invoquait: on decida que les legislateurs seraient tous
+patriciens, mais que leur code, avant d'etre promulgue et mis en vigueur,
+serait expose aux yeux du public et soumis a l'approbation prealable de
+toutes les classes.
+
+Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des decemvirs. Il importe
+seulement de remarquer des a present que l'oeuvre des legislateurs,
+prealablement exposee au forum, discutee librement par tous les citoyens,
+fut ensuite acceptee par les comices centuriates, c'est-a-dire par
+l'assemblee ou les deux ordres etaient confondus. Il y avait en cela une
+innovation grave. Adoptee par toutes les classes, la meme loi s'appliqua
+desormais a toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code,
+un seul mot qui implique une inegalite entre le plebeien et le patricien
+soit pour le droit de propriete, soit pour les contrats et les
+obligations, soit pour la procedure. A partir de ce moment, le plebeien
+comparut devant le meme tribunal que le patricien, agit comme lui, fut
+juge d'apres la meme loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de
+revolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les
+sentiments de l'homme envers l'homme, l'idee de la dignite personnelle, le
+principe du droit, tout fut change dans Rome.
+
+Comme il restait quelques lois a faire, on nomma de nouveaux decemvirs, et
+parmi eux, il y eut trois plebeiens. Ainsi apres qu'on eut proclame avec
+tant d'energie que le droit d'ecrire les lois n'appartenait qu'a la classe
+patricienne, le progres des idees etait si rapide qu'au bout d'une annee
+on admettait des plebeiens parmi les legislateurs.
+
+Les moeurs tendaient a l'egalite. On etait sur une pente ou l'on ne
+pouvait plus se retenir. Il etait devenu necessaire de faire une loi pour
+defendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion
+et les moeurs ne suffisaient plus a l'interdire. Mais a peine avait-on eu
+le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une reprobation
+universelle. Quelques patriciens persisterent bien a alleguer la religion:
+" Notre sang va etre souille, et le culte hereditaire de chaque famille en
+sera fletri; nul ne saura plus de quel sang il est ne, a quels sacrifices
+il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines
+et humaines. " Les plebeiens n'entendaient rien a ces arguments, qui ne
+leur paraissaient que des subtilites sans valeur. Discuter des articles de
+foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les
+tribuns repliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: " S'il est vrai
+que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle
+ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant
+de ne pas vous allier aux familles plebeiennes. " La loi fut retiree.
+Aussitot les mariages devinrent frequents entre les deux ordres. Les
+riches plebeiens furent a tel point recherches que, pour ne parler que des
+Licinius, on les vit s'allier a trois _gentes_ patriciennes, aux Fabius,
+aux Cornelius, aux Manlius. [33] On put reconnaitre alors que la loi avait
+ete un moment la seule barriere qui separat les deux ordres. Desormais, le
+sang patricien et le sang plebeien se melerent.
+
+Des que l'egalite etait conquise dans la vie privee, le plus difficile
+etait fait, et il semblait naturel que l'egalite existat de meme en
+politique. La plebe se demanda donc pourquoi le consulat lui etait
+interdit, et elle ne vit pas de raison pour en etre ecartee toujours.
+
+Il y avait pourtant une raison tres-forte. Le consulat n'etait pas
+seulement un commandement; c'etait un sacerdoce. Pour etre consul, il ne
+suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de
+probite; il fallait surtout etre capable d'accomplir les ceremonies du
+culte public. Il etait necessaire que les rites fussent bien observes et
+que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le
+caractere sacre qui permettait de prononcer les prieres et d'appeler la
+protection divine sur la cite. Le plebeien n'avait rien de commun avec le
+culte; la religion s'opposait donc a ce qu'il fut consul, _nefas plebeium
+consulem fieri._
+
+On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des
+plebeiens exprimerent pour la premiere fois la pretention d'etre consuls.
+Il sembla que la religion fut menacee. On se donna beaucoup de peine pour
+faire comprendre cela a la plebe; on lui dit quelle importance la religion
+avait dans la cite, que c'etait elle qui avait fonde la ville, elle qui
+presidait a tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblees
+deliberantes, elle qui donnait a la republique ses magistrats. On ajouta
+que cette religion etait, suivant la regle antique (_more majorum_), le
+patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient etre connus et
+pratiques que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le
+sacrifice du plebeien. Proposer de creer des consuls plebeiens, c'etait
+vouloir supprimer la religion de la cite; desormais le culte serait
+souille et la cite ne serait plus en paix avec ses dieux. [34]
+
+Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour ecarter
+les plebeiens de ses magistratures. Il defendait a la fois sa religion et
+sa puissance. Des qu'il vit que le consulat etait en danger d'etre obtenu
+par la plebe, il en detacha la fonction religieuse qui avait entre toutes
+le plus d'importance celle qui consistait a faire la lustration des
+citoyens: ainsi furent etablis les censeurs. Dans un moment ou il lui
+semblait trop difficile de resister aux voeux des plebeiens, il remplaca
+le consulat par le tribunat militaire. La plebe montra d'ailleurs une
+grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son desir fut
+realise. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur a obtenir ces
+hautes magistratures qu'elle n'en avait mis a conquerir le tribunat et un
+code.
+
+Mais si la plebe etait assez indifferente, il y avait une aristocratie
+plebeienne qui avait de l'ambition. Voici une legende de cette epoque:
+" Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingues, avait marie ses
+deux filles, l'une a un patricien qui devint tribun militaire, l'autre a
+Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plebeien. Celle-ci se trouvait un
+jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire a
+sa maison, frapperent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet
+usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui
+apprirent combien un mariage plebeien l'avait fait dechoir, en la placant
+dans une maison ou les dignites et les honneurs ne devaient jamais entrer.
+Son pere devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un
+jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il
+s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillerent au meme
+dessein. " Cette legende nous apprend deux choses: l'une, que
+l'aristocratie plebeienne, a force de vivre avec les patriciens, prenait
+leur ambition et aspirait a leurs dignites; l'autre, qu'il se trouvait des
+patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle
+aristocratie, qui s'etait unie a eux par les liens les plus etroits.
+
+Il parait que Licinius et Sextius, qui s'etait joint a lui, ne comptaient
+pas que la plebe fit de grands efforts pour leur donner le droit d'etre
+consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en meme temps. Celle
+qui avait pour objet d'etablir qu'un des consuls serait forcement choisi
+dans la plebe, etait precedee de deux autres, dont l'une diminuait les
+dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est evident que les
+deux premieres devaient servir a echauffer le zele de la plebe en faveur
+de la troisieme. Il y eut un moment ou la plebe fut trop clairvoyante:
+elle prit dans les propositions de Licinius ce qui etait pour elle, c'est-
+a-dire la reduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de
+cote le consulat. Mais Licinius repliqua que les trois lois etaient
+inseparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La
+constitution romaine autorisait ce procede. On pense bien que la plebe
+aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la
+plebe voulut faire des lois; il fallait encore a cette epoque que le Senat
+convoquat les grands comices et qu'ensuite il confirmat le decret. [35] Il
+s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un evenement que Tite-Live
+laisse trop dans l'ombre; [36] il parait que la plebe prit les armes et
+que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu
+donna un senatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait a
+l'avance tous les decrets que le peuple porterait cette annee-la. Rien
+n'empecha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce
+moment, la plebe eut chaque annee un consul sur deux, et elle ne tarda
+guere a parvenir aux autres magistratures. Le plebeien porta la robe de
+pourpre et fut precede des faisceaux; il rendit la justice, il fut
+senateur, il gouverna la cite et commanda les legions.
+
+Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on put les enlever aux
+patriciens. Car c'etait dans la vieille religion un dogme inebranlable que
+le droit de reciter la priere et de toucher aux objets sacres ne se
+transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession
+des dieux, etait hereditaire. De meme qu'un culte domestique etait un
+patrimoine auquel nul etranger ne pouvait avoir part, le culte de la cite
+appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient forme la cite
+primitive. Assurement dans les premiers siecles de Rome il ne serait venu
+a l'esprit de personne qu'un plebeien put etre pontife.
+
+Mais les idees avaient change. La plebe, en retranchant de la religion la
+regle d'heredite, s'etait fait une religion a son usage. Elle s'etait
+donne des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu.
+Le patricien n'avait eu d'abord que du mepris pour cette parodie de sa
+religion. Mais cela etait devenu avec le temps une chose serieuse, et le
+plebeien etait arrive a croire qu'il etait, meme au point de vue du culte
+et a l'egard des dieux, l'egal du patricien.
+
+Il y avait deux principes en presence. Le patriciat persistait a soutenir
+que le caractere sacerdotal et le droit d'adorer la divinite etaient
+hereditaires. La plebe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette
+vieille regle de l'heredite; elle pretendait que tout homme etait apte a
+prononcer la priere, et que, pourvu qu'on fut citoyen, on avait le droit
+d'accomplir les ceremonies du culte de la cite; elle arrivait a cette
+consequence qu'un plebeien pouvait etre pontife.
+
+Si les sacerdoces avaient ete distincts des commandements et de la
+politique, il est possible que les plebeiens ne les eussent pas aussi
+ardemment convoites. Mais toutes ces choses etaient confondues: le pretre
+etait un magistrat; le pontife etait un juge, l'augure pouvait dissoudre
+les assemblees publiques. La plebe ne manqua pas de s'apercevoir que sans
+les sacerdoces elle n'avait reellement ni l'egalite civile ni l'egalite
+politique. Elle reclama donc le partage du pontificat entre les deux
+ordres, comme elle avait reclame le partage du consulat.
+
+Il devenait difficile de lui objecter son incapacite religieuse; car
+depuis soixante ans on voyait le plebeien, comme consul, accomplir les
+sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de
+l'ennemi, il remplissait les saintes formalites du triomphe. Par les
+magistratures, la plebe s'etait deja emparee d'une partie des sacerdoces;
+il n'etait pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'heredite
+religieuse etait ebranlee chez les patriciens eux-memes. Quelques-uns
+d'entre eux invoquerent en vain les vieilles regles et dirent: " Le culte
+va etre altere, souille par des mains indignes; vous vous attaquez aux
+dieux memes; prenez garde que leur colere ne se fasse sentir a notre
+ville. " Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur
+la plebe, ni meme que la majorite du patriciat s'en soit emue. Les moeurs
+nouvelles donnaient gain de cause au principe plebeien. Il fut donc decide
+que la moitie des pontifes et des augures seraient desormais choisis parmi
+la plebe. [37]
+
+Ce fut la la derniere conquete de l'ordre inferieur; il n'avait plus rien
+a desirer. Le patriciat perdait jusqu'a sa superiorite religieuse. Rien ne
+le distinguait plus de la plebe; le patriciat n'etait plus qu'un nom ou un
+souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cite romaine, comme toutes
+les cites anciennes, etait fondee, avaient disparu. De cette antique
+religion hereditaire, qui avait longtemps gouverne les hommes et etabli
+des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes exterieures. Le
+plebeien avait lutte contre elle pendant quatre siecles, sous la
+republique et sous les rois, et il l'avait vaincue.
+
+
+NOTES
+
+[1] Le nom de roi fut quelquefois laisse a ces chefs populaires,
+lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Herodote, V, 92.
+
+[2] Nicolas de Damas, _Fragm._. Aristote, _Politique_, V, 9. Thucydide, I,
+126. Diodore, IV, 5.
+
+[3] Aristote, _Politique_, VI, 3, 2.
+
+[4] Varron, _L. L._, VI, 13.
+
+[5] Denys, IV, 5. Platon, _Hipparque_.
+
+[6] Heraclide de Pont, dans les _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot,
+t. II, p. 217.
+
+[7] Diogene Laerce, I, 110. Ciceron, _De leg._ II, 11. Athenee, p. 602.
+
+[8] Euripide, _Pheniciennes_. Alexis, dans Athenee, IV, 49.
+
+[9] Eschine, _in Ctesiph._, 30. Demosthenes, _in Eubul_. Pollux, VIII, 19,
+95, 107.
+
+[10] Aristote, _Politique_, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine,
+edit. Didot, p. 511.
+
+[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimes;
+ils subsisterent, au contraire, jusqu'a la fin de l'histoire grecque; mais
+ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en
+politique.
+
+[12] Herodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V,
+9.
+
+[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3).
+
+[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Deja les rois precedents avaient
+partage les terres prises a l'ennemi; mais il n'est pas sur qu'ils aient
+admis la plebe au partage.
+
+[15] Denys, IV, 13; IV, 43.
+
+[16] Denys, IV, 26.
+
+[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en
+a en realite que cinq: Ciceron, _De republ._, II, 22; Aulu-Gelle, X, 28.
+Les chevaliers d'une part, de l'autre les proletaires, etaient en dehors
+des classes. -- Notons d'ailleurs que le mot _classis_ n'avait pas, dans
+l'ancienne langue, un sens analogue a celui de notre mot classe; il
+signifiait corps de troupe. Cela marque que la division etablie par
+Servius fut plutot militaire que politique.
+
+[18] Il nous parait incontestable que les commices par centuries n'etaient
+pas autre chose que la reunion de l'armee romaine. Ce qui le prouve, c'est
+1 que cette assemblee est souvent appelee _l'armee_ par les ecrivains
+latins; _urbanus exercitus_, Varron, VI, 93; _quum comitiorum causa
+exercitus eductus esset_, Tite-Live, XXXIX, 15, _miles ad suffragia
+vocatur et comitia centuriata dicuntur_, Ampelius, 48; 2 que ces comices
+etaient convoques exactement comme l'armee, quand elle entrait en
+campagne, c'est-a-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux
+etendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie,
+l'autre vert fonce pour la cavalerie; 3 que ces comices se tenaient
+toujours au champ de Mars, parce que l'armee ne pouvait pas se reunir dans
+l'interieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4 que chacun s'y rendait
+en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5 que l'on y etait distribue par
+centuries, l'infanterie d'un cote, la cavalerie de l'autre; 6 que chaque
+centurie avait a sa tete son centurion et son enseigne, [Grec: osper en
+polemo], Denys, VII, 59; 7 que les sexagenaires, ne faisant pas partie de
+l'armee, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices;
+Macrobe, I, 5; Festus, v _Depontani_. Ajoutons que dans l'ancienne langue
+le mot _classis_ signifiait corps de troupe et que le mot _centuria_
+designait une compagnie militaire. -- Les proletaires ne paraissaient pas
+d'abord dans cette assemblee; pourtant comme il etait d'usage qu'ils
+formassent dans l'armee une centurie employee aux travaux, ils purent
+aussi former une centurie dans ces comices.
+
+[19] Cassius Hemina, dans Nonius, liv. II, v _Plevitas_.
+
+[20] Varron, _L. L._, VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l,
+Festus, v _Nexum_.
+
+[21] Denys, VI, 45; VI, 79.
+
+[22] Denys, X. Plutarque, _Quest. rom._, 84.
+
+[23] Tite-Live, III, 55.
+
+[24] C'est le sens propre du mot _sacer_: Plaute, _Bacch._, IV, 6, 13;
+Catulle, XIV, 12; Festus, _v Sacer_; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live,
+l'epithete de _sacrosanctus_ ne serait pas d'abord appliquee au tribun,
+mais a l'homme qui portait atteinte a la personne du tribun.
+
+[25] Plutarque, _Quest. Rom._, 81.
+
+[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42.
+
+[27] _Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque
+de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes
+fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur._ Aulu-Gelle, XIII, 12.
+
+[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90.
+
+[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v _Scita plebis_. Il est
+bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens etaient
+inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des
+assemblees qui se reunissaient sans auspices et sans ceremonie religieuse,
+et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur legale.
+
+[30] Denys, X, I.
+
+[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4.
+
+[32] Julius Obsequens, 16.
+
+[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39.
+
+[34] Tite-Live, VI, 41.
+
+[35] Tite-Live, IV, 49.
+
+[36] Tite-Live, 48.
+
+[37] Les dignites de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de
+vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent
+laissees sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste
+sacree, mais qui ne fut plus une caste dominante.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVE; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE
+SOLON.
+
+
+Il n'est pas dans la nature du droit d'etre absolu et immuable; il se
+modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque societe a son
+droit, qui se forme et se developpe avec elle, qui change comme elle, et
+qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et
+de ses croyances.
+
+Les hommes des anciens ages avaient ete assujettis a une religion d'autant
+plus puissante sur leur ame qu'elle etait plus grossiere; cette religion
+leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donne leurs institutions
+politiques. Mais voici que la societe s'est transformee. Le regime
+patriarcal que cette religion hereditaire avait engendre, s'est dissous a
+la longue dans le regime de la cite. Insensiblement la _gens_ s'est
+demembree, le cadet s'est detache de l'aine, le serviteur du chef; la
+classe inferieure a grandi; elle s'est armee; elle a fini par vaincre
+l'aristocratie et conquerir l'egalite. Ce changement dans l'etat social
+devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les
+patriciens etaient attaches a la vieille religion des familles et par
+consequent au vieux droit, autant la classe inferieure avait de haine pour
+cette religion hereditaire qui avait fait longtemps son inferiorite, et
+pour ce droit antique qui l'avait opprimee. Non-seulement elle le
+detestait, elle ne le comprenait meme pas. Comme elle n'avait pas les
+croyances sur lesquelles il etait fonde, ce droit lui paraissait n'avoir
+pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et des lors il devenait
+impossible qu'il restat debout.
+
+Si l'on se place a l'epoque ou la plebe a grandi et est entree dans le
+corps politique, et que l'on compare le droit de cette epoque au droit
+primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et
+le plus saillant est que le droit a ete rendu public et est connu de tous.
+Ce n'est plus ce chant sacre et mysterieux que l'on se disait d'age en age
+avec un pieux respect, que les pretres seuls ecrivaient et que les hommes
+des familles religieuses pouvaient seuls connaitre. Le droit est sorti des
+rituels et des livres des pretres; il a perdu son religieux mystere; c'est
+une langue que chacun peut lire et peut parler.
+
+Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature
+de la loi et son principe ne sont plus les memes que dans la periode
+precedente. Auparavant la loi etait un arret de la religion; elle passait
+pour une revelation faite par les dieux aux ancetres, au divin fondateur,
+aux rois sacres, aux magistrats-pretres. Dans les codes nouveaux, au
+contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le legislateur parle; les
+decemvirs de Rome ont recu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple
+qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le legislateur ne
+represente donc plus la tradition religieuse, mais la volonte populaire.
+La loi a dorenavant pour principe l'interet des hommes, et pour fondement
+l'assentiment du plus grand nombre.
+
+De la deux consequences. D'abord, la loi ne se presente plus comme une
+formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se
+reconnait sujette au changement. Les Douze Tables le disent: " Ce que les
+suffrages du peuple ont ordonne en dernier lieu, c'est la loi. " [1] De
+tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait
+plus d'importance que celui-la, ni qui marque mieux le caractere de la
+revolution qui s'opera alors dans le droit. La loi n'est plus une
+tradition sainte, _mos_; elle est un simple texte, _lex_, et comme c'est
+la volonte des hommes qui l'a faite, cette meme volonte peut la changer.
+
+L'autre consequence est celle-ci. La loi, qui auparavant etait une partie
+de la religion et etait, par consequent, le patrimoine des familles
+sacrees, fut dorenavant la propriete commune de tous les citoyens. Le
+plebeien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de
+Rome, plus tenace ou plus ruse que l'eupatride d'Athenes, essaya-t-il de
+cacher a la foule les formes de la procedure; ces formes memes ne
+tarderent pas a etre divulguees.
+
+Ainsi le droit changea de nature. Des lors il ne pouvait plus contenir les
+memes prescriptions que dans l'epoque precedente. Tant que la religion
+avait eu l'empire sur lui, il avait regle les relations des hommes entre
+eux d'apres les principes de cette religion. Mais la classe inferieure,
+qui apportait dans la cite d'autres principes, ne comprenait rien ni aux
+vieilles regles du droit de propriete, ni a l'ancien droit de succession,
+ni a l'autorite absolue du pere, ni a la parente d'agnation. Elle voulait
+que tout cela disparut.
+
+A la verite, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un
+seul coup. S'il est quelquefois possible a l'homme de changer brusquement
+ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit
+prive qu'avec lenteur et par degres. C'est ce que prouve l'histoire du
+droit romain comme celle du droit athenien.
+
+Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont ete ecrites au
+milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont
+faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plebe et pour son
+usage. Cette legislation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle
+n'est pas encore le droit pretorien; elle est une transition entre les
+deux.
+
+Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'eloigne pas encore du
+droit antique:
+
+Elle maintient la puissance du pere; elle le laisse juger son fils, le
+condamner a mort, le vendre. Du vivant du pere, le fils n'est jamais
+majeur.
+
+Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les regles anciennes;
+l'heritage passe aux agnats, et a defaut d'agnats aux _gentiles_. Quant
+aux cognats, c'est-a-dire aux parents par les femmes, la loi ne les
+connait pas encore; ils n'heritent pas entre eux; la mere ne succede pas
+au fils, ni le fils a la mere. [2]
+
+Elle conserve a l'emancipation et a l'adoption le caractere et les effets
+que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils emancipe n'a
+plus part au culte de la famille, et il suit de la qu'il n'a plus droit a
+la succession.
+
+Voici maintenant les points sur lesquels cette legislation s'ecarte du
+droit primitif:
+
+Elle admet formellement que le patrimoine peut etre partage entre les
+freres, puisqu'elle accorde l'_actio familiae erciscundae_. [3]
+
+Elle prononce que le pere ne pourra pas disposer plus de trois fois de la
+personne de son fils, et qu'apres trois ventes le fils sera libre. [4]
+C'est ici la premiere atteinte que le droit romain ait portee a l'autorite
+paternelle.
+
+Un autre changement plus grave fut celui qui donna a l'homme le pouvoir de
+tester. Auparavant, le fils etait heritier _sien et necessaire_; a defaut
+de fils, le plus proche agnat heritait; a defaut d'agnats, les biens
+retournaient a la _gens_, en souvenir du temps ou la _gens_ encore
+indivise etait l'unique proprietaire du domaine qu'on avait partage
+depuis. Les Douze Tables laissent de cote ces principes vieillis; elles
+considerent la propriete comme appartenant non plus a la _gens_, mais a
+l'individu; elles reconnaissent donc a l'homme le droit de disposer de ses
+biens par testament.
+
+Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fut tout a fait
+inconnu. L'homme pouvait deja se choisir un legataire en dehors de la
+_gens_, mais a la condition de faire agreer son choix par l'assemblee des
+curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonte de la cite entiere qui put
+faire deroger a l'ordre que la religion avait jadis etabli. Le droit
+nouveau debarrasse le testament de cette regle genante, et lui donne une
+forme plus facile, celle d'une vente simulee. L'homme feindra de vendre sa
+fortune a celui qu'il aura choisi pour legataire; en realite il aura fait
+un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaitre devant l'assemblee
+du peuple.
+
+Cette forme de testament avait le grand avantage d'etre permise au
+plebeien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu
+jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Desormais il put user du procede de
+la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable
+dans cette periode de l'histoire de la legislation romaine, c'est que par
+l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put etendre son
+action et ses bienfaits aux classes inferieures. Les anciennes regles et
+les anciennes formalites n'avaient pu et ne pouvaient encore
+convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait
+de nouvelles regles et de nouveaux procedes qui fussent applicables aux
+plebeiens.
+
+C'est pour la meme raison et en consequence du meme besoin que des
+innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait
+au mariage. Il est clair que les familles plebeiennes ne pratiquaient pas
+le mariage sacre, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale
+reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (_mutuus
+consensus_) et sur l'affection qu'elles s'etaient promise (_affectio
+maritalis_). Nulle formalite civile ni religieuse n'etait accomplie. Ce
+mariage plebeien finit par prevaloir, a la longue, dans les moeurs et dans
+le droit; mais a l'origine, les lois de la cite patricienne ne lui
+reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves consequences; comme
+la puissance maritale et paternelle ne decoulait, aux yeux du patricien,
+que de la ceremonie religieuse qui avait initie la femme au culte de
+l'epoux, il resultait que le plebeien n'avait pas cette puissance. La loi
+ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit prive n'existait pas pour
+lui. C'etait une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une
+formalite qui fut a l'usage du plebeien et qui, pour les relations
+civiles, produisit les memes effets que le mariage sacre. On eut recours,
+comme pour le testament, a une vente fictive. La femme fut achetee par le
+mari (_coemptio_); des lors elle fut reconnue en droit comme faisant
+partie de sa propriete (_familia_) elle fut _dans sa main_; et eut rang de
+fille a son egard, absolument comme si la formalite religieuse avait ete
+accomplie. [6]
+
+Nous ne saurions affirmer que ce procede ne fut pas plus ancien que les
+Douze Tables. Il est du moins certain, que la legislation nouvelle le
+reconnut comme legitime. Elle donnait ainsi au plebeien un droit prive,
+qui etait analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en
+differat beaucoup pour les principes.
+
+A la _coemptio_ correspond l'_usus_; ce sont deux formes d'un meme acte.
+Tout objet peut etre acquis indifferemment de deux manieres, par achat ou
+par _usage_; il en est de meme de la propriete fictive de la femme.
+L'_usage_ ici, c'est la cohabitation d'une annee; elle etablit entre les
+epoux les memes liens de droit que l'achat et que la ceremonie religieuse.
+Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation
+eut ete precedee du mariage, au moins du mariage plebeien, qui
+s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la _coemptio_
+ni l'_usus_ ne creaient l'union morale entre les epoux; ils ne venaient
+qu'apres le mariage et n'etablissaient qu'un lien de droit. Ce n'etaient
+pas, comme on l'a trop souvent repete, des modes de mariage; c'etaient
+seulement des moyens d'acquerir la puissance maritale et paternelle. [7]
+
+Mais la puissance maritale des temps antiques avait des consequences qui,
+a l'epoque de l'histoire ou nous sommes arrives, commencaient a paraitre
+excessives. Nous avons vu que la femme etait soumise sans reserve au mari,
+et que le droit de celui-ci allait jusqu'a pouvoir l'aliener et la vendre.
+[8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des
+effets que le bon sens du plebeien avait peine a comprendre; ainsi la
+femme placee _dans la main_ de son mari etait separee d'une maniere
+absolue de sa famille paternelle, n'en heritait pas, et ne conservait avec
+elle aucun lien ni aucune parente aux yeux de la loi. Cela etait bon dans
+le droit primitif, quand la religion defendait que la meme personne fit
+partie de deux _gentes_, sacrifiat a deux foyers, et fut heritiere dans
+deux maisons. Mais la puissance maritale n'etait plus concue avec cette
+rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir
+echapper a ces dures consequences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en
+etablissant que la cohabitation d'une annee mettrait la femme en
+puissance, fut-elle forcee de laisser aux epoux la liberte de ne pas
+contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque annee la
+cohabitation, ne fut-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez
+pour que la puissance maritale ne s'etablisse pas. Des lors la femme
+conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en heriter.
+
+Sans qu'il soit necessaire d'entrer dans de plus longs details, on voit
+que le code des Douze Tables s'ecarte deja beaucoup du droit primitif. La
+legislation romaine se transforme comme le gouvernement et l'etat social.
+Peu a peu et presque a chaque generation il se produira quelque changement
+nouveau. A mesure que les classes inferieures feront un progres dans
+l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les
+regles du droit. C'est d'abord le mariage qui va etre permis entre
+patriciens et plebeiens. C'est ensuite la loi Papiria qui defendra au
+debiteur d'engager sa personne au creancier. C'est la procedure qui va se
+simplifier, au grand profit des plebeiens, par l'abolition des _actions de
+la loi_. Enfin le preteur, continuant a marcher dans la voie que les Douze
+Tables ont ouverte, tracera a cote du droit ancien un droit absolument
+nouveau, que la religion n'aura pas dicte et qui se rapprochera de plus en
+plus du droit de la nature.
+
+Une revolution analogue apparait dans le droit athenien. On sait que deux
+codes de lois ont ete rediges a Athenes, a la distance de trente annees,
+le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a ete ecrit au
+plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides
+n'etaient pas encore vaincus. Solon a redige le sien au moment meme ou la
+classe inferieure l'emportait. Aussi les differences sont-elles grandes
+entre les deux codes.
+
+Dracon etait un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et
+" etait instruit dans le droit religieux ". Il ne parait pas avoir fait
+autre chose que de mettre en ecrit les vieilles coutumes, sans y rien
+changer. Sa premiere loi est celle-ci: " On devra honorer les dieux et les
+heros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'ecarter des
+rites suivis par les ancetres. " On a conserve le souvenir de ses lois sur
+le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit ecarte du temple, et
+lui defendent de toucher a l'eau lustrale et aux vases des ceremonies. [9]
+
+Ses lois parurent cruelles aux generations suivantes. Elles etaient, en
+effet, dictees par une religion implacable, qui voyait dans toute faute
+une offense a la divinite, et dans toute offense a la divinite un crime
+irremissible. Le vol etait puni de mort, parce que le vol etait un
+attentat a la religion de la propriete.
+
+Un curieux article qui nous a ete conserve de cette legislation [10]
+montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de
+poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa
+_gens_. Nous voyons la combien la _gens_ etait encore puissante a cette
+epoque, puisqu'elle ne permettait pas a la cite d'intervenir d'office dans
+ses affaires, fut-ce pour la venger. L'homme appartenait encore a la
+famille plus qu'a la cite.
+
+Dans tout ce qui nous est parvenu de cette legislation, nous voyons quelle
+ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la durete et la
+raideur de la vieille loi non ecrite. On peut croire qu'elle etablissait
+une demarcation bien profonde entre les classes; car la classe inferieure
+l'a toujours detestee, et au bout de trente ans elle reclamait une
+legislation nouvelle.
+
+Le code de Solon est tout different; on voit qu'il correspond a une grande
+revolution sociale. La premiere chose qu'on y remarque, c'est que les lois
+sont les memes pour tous. Elles n'etablissent pas de distinction entre
+l'eupatride, le simple homme libre, et le thete. Ces mots ne se trouvent
+meme dans aucun des articles qui nous ont ete conserves. Solon se vante
+dans ses vers d'avoir ecrit les memes lois pour les grands et pour les
+petits.
+
+Comme les Douze Tables, le code de Solon s'ecarte en beaucoup de points du
+droit antique; sur d'autres points il lui reste fidele. Ce n'est pas a
+dire que les decemvirs romains aient copie les lois d'Athenes; mais les
+deux legislations, oeuvres de la meme epoque, consequences de la meme
+revolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette
+ressemblance n'est-elle guere que dans l'esprit des deux legislations; la
+comparaison de leurs articles presente des differences nombreuses. Il y a
+des points sur lesquels le code de Solon reste plus pres du droit primitif
+que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en eloigne
+davantage.
+
+Le droit tres-antique avait prescrit que le fils aine fut seul heritier.
+La loi de Solon s'en ecarte et dit en termes formels: " Les freres se
+partageront le patrimoine. " Mais le legislateur ne s'eloigne pas encore
+du droit primitif jusqu'a donner a la soeur une part dans la succession:
+" Le partage, dit-il, se fera entre les fils. " [11]
+
+Il y a plus: si un pere ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut
+pas etre heritiere; c'est toujours le plus proche agnat qui a la
+succession. En cela Solon se conforme a l'ancien droit; du moins il
+reussit a donner a la fille la jouissance du patrimoine, en forcant
+l'heritier a l'epouser. [12]
+
+La parente par les femmes etait inconnue dans le vieux droit; Solon
+l'admet dans le droit nouveau, mais en la placant au-dessous de la parente
+par les males. Voici sa loi: [13] " Si un pere ne laisse qu'une fille, le
+plus proche agnat herite en epousant la fille. S'il ne laisse pas
+d'enfant, son frere herite, non pas sa soeur; son frere germain ou
+consanguin, non pas son frere uterin. A defaut de freres ou de fils de
+freres, la succession passe a la soeur. S'il n'y a ni freres, ni soeurs,
+ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle
+heritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle
+(c'est-a-dire parmi les agnats), la succession est deferee aux collateraux
+de la branche maternelle (c'est-a-dire aux cognats). " Ainsi les femmes
+commencent a avoir des droits a la succession, mais inferieurs a ceux des
+hommes; la loi enonce formellement ce principe: " Les males et les
+descendants par les males excluent les femmes et les descendante des
+femmes. " Du moins cette sorte de parente est reconnue et se fait sa place
+dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence a parler
+presque aussi haut que la vieille religion.
+
+Solon introduisit encore dans la legislation athenienne quelque chose de
+tres-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient necessairement
+au plus proche agnat, ou a defaut d'agnats aux _gennetes_ (_gentiles_);
+cela venait de ce que les biens n'etaient pas consideres comme appartenant
+a l'individu, mais a la famille. Mais au temps de Solon on commencait a
+concevoir autrement le droit de propriete; la dissolution de l'ancien
+[Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu.
+Le legislateur permit donc a l'homme de disposer de sa fortune et de
+choisir son legataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec:
+genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas
+le droit de la famille naturelle; le fils resta heritier necessaire; si le
+mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son heritier qu'a
+la condition que cet heritier epouserait la fille; sans enfants, l'homme
+etait libre de tester a sa fantaisie. [14] Cette derniere regle etait
+absolument nouvelle dans le droit athenien, et nous pouvons voir par elle
+combien on se faisait alors de nouvelles idees sur la famille.
+
+La religion primitive avait donne au pere une autorite souveraine dans la
+maison. Le droit antique d'Athenes allait jusqu'a lui permettre de vendre
+ou de mettre a mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs
+nouvelles, posa des limites a cette puissance; [16] on sait avec certitude
+qu'il defendit au pere de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la
+meme defense protegeait le fils. L'autorite paternelle allait
+s'affaiblissant, a mesure que l'antique religion perdait son empire: ce
+qui avait lieu plus tot a Athenes qu'a Rome. Aussi le droit athenien ne se
+contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: " Apres triple vente le
+fils sera libre. " Il permit au fils arrive a un certain age d'echapper au
+pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arriverent insensiblement a
+etablir la majorite du fils, du vivant meme du pere. Nous connaissons une
+loi d'Athenes qui enjoint au fils de nourrir son pere devenu vieux ou
+infirme; une telle loi indique necessairement que le fils peut posseder,
+et par consequent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette
+loi n'existait pas a Rome, parce que le fils ne possedait jamais rien et
+restait toujours en puissance.
+
+Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique,
+quand elle lui defendait de faire un testament, parce que la femme n'etait
+jamais reellement proprietaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais
+elle s'ecartait de ce droit antique quand elle permettait a la femme de
+reprendre sa dot. [17]
+
+Il y avait encore d'autres nouveautes dans ce code. A l'oppose de Dracon,
+qui n'avait accorde le droit de poursuivre un crime en justice qu'a la
+famille de la victime, Solon l'accorda a tout citoyen. [18] Encore une
+regle du vieux droit patriarcal qui disparaissait.
+
+Ainsi a Athenes, comme a Rome, le droit commencait a se transformer. Pour
+un nouvel etat social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les
+moeurs, les institutions s'etant modifiees, les lois qui auparavant
+avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraitre, et peu a peu
+elles etaient effacees.
+
+
+NOTES
+
+[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34.
+
+[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Ciceron, _De invent._, II,
+50.
+
+[3] Gaius, III, 19.
+
+[4] _Digeste_, liv. X, tit. 2, 1.
+
+[5] Il y avait bien le testament _in procinctu_; mais nous ne sommes pas
+bien renseignes sur cette sorte de testament; peut-etre etait-il au
+testament _calatis comitiis_ ce que l'assemblee par centuries etait a
+l'assemblee par curies.
+
+[6] Gaius, I, 114.
+
+[7] Gaius, I, 111: _quae anno continuo_ NUPTA _perseverabat_. La
+_coemptio_ etait si peu un mode de mariage que la femme pouvait la
+contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur.
+
+[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps
+de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put etre reelle a
+l'origine. Il n'en etait pas d'ailleurs du mariage par simple _consensus_
+comme du mariage sacre, qui etablissait entre les epoux un lien
+indissoluble.
+
+[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Demosthenes, _in Lept._, 158. Porphyre, _De
+abstinentia_, IX.
+
+[10] Demosthenes, _in Everg._, 71; _in Macart._, 57.
+
+[11] Isee, VI, 25.
+
+[12] Isee, III, 42.
+
+[13] Isee, VII, 19; XI, 1, 11.
+
+[14] Isee, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[15] Plutarque, _Solon_, 13.
+
+[16] Plutarque, _Solon_, 23.
+
+[17] Isee, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias].
+Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Demosthenes, _in Evergum; in Boeotum
+de dote; in Neoeram_, 51, 52.
+
+[18] Plutarque, _Solon_, 18.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTERET PUBLIC ET LE SUFFRAGE.
+
+
+La revolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et eleva
+la classe inferieure au niveau des anciens chefs des _gentes_, marqua le
+commencement d'une periode nouvelle dans l'histoire des cites. Une sorte
+de renouvellement social s'accomplit. Ce n'etait pas seulement une classe
+d'hommes qui remplacait une autre classe au pouvoir. C'etaient les vieux
+principes qui etaient mis de cote, et des regles nouvelles qui allaient
+gouverner les societes humaines.
+
+Il est vrai que la cite conserva les formes exterieures qu'elle avait eues
+dans l'epoque precedente. Le regime republicain subsista; les magistrats
+garderent presque partout leurs anciens noms; Athenes eut encore ses
+archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut change non plus aux ceremonies
+de la religion publique; les repas du prytanee, les sacrifices au
+commencement de l'assemblee, les auspices et les prieres, tout cela fut
+conserve. Il est assez ordinaire a l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles
+institutions, de vouloir en garder au moins les dehors.
+
+Au fond, tout etait change. Ni les institutions, ni le droit, ni les
+croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle periode ce qu'ils
+avaient ete dans la precedente. L'ancien regime disparut, entrainant avec
+lui les regles rigoureuses qu'il avait etablies en toutes choses; un
+regime nouveau fut fonde, et la vie humaine changea de face.
+
+La religion avait ete pendant de longs siecles l'unique principe de
+gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fut capable de la
+remplacer et qui put, comme elle, regir les societes en les mettant autant
+que possible a l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur
+lequel le gouvernement des cites se fonda desormais, fut l'interet public.
+
+Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans
+l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la regle superieure
+d'ou derivait l'ordre social, n'etait pas l'interet, c'etait la religion.
+Le devoir d'accomplir les rites du culte avait ete le lien social. De
+cette necessite religieuse avait decoule, pour les uns le droit de
+commander, pour les autres l'obligation d'obeir; de la etaient venues les
+regles de la justice et de la procedure, celles des deliberations
+publiques, celles de la guerre. Les cites ne s'etaient pas demande si les
+institutions qu'elles se donnaient, etaient utiles; ces institutions
+s'etaient fondees, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'interet ni
+la convenance n'avaient contribue a les etablir; et si la classe
+sacerdotale avait combattu pour les defendre, ce n'etait pas au nom de
+l'interet public, mais au nom de la tradition religieuse.
+
+Mais dans la periode ou nous entrons maintenant, la tradition n'a plus
+d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe regulateur duquel
+toutes les institutions doivent tirer desormais leur force, le seul qui
+soit au-dessus des volontes individuelles et qui puisse les obliger a se
+soumettre, c'est l'interet public. Ce que les Latins appellent _res
+publica_, les Grecs [Grec: to choinon], voila ce qui remplace la vieille
+religion. C'est la ce qui decide desormais des institutions et des lois,
+et c'est a cela que se rapportent tous les actes importants des cites.
+Dans les deliberations des senats ou des assemblees populaires, que l'on
+discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de
+droit prive ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que
+la religion prescrit, mais ce que reclame l'interet general.
+
+On attribue a Solon une parole qui caracterise assez bien le regime
+nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donne a sa patrie la
+constitution la meilleure: " Non pas, repondit-il; mais celle qui lui
+convient le mieux. " Or, c'etait quelque chose de tres-nouveau que de ne
+plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un merite relatif.
+Les anciennes constitutions, fondees sur les regles du culte, s'etaient
+proclamees infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et
+l'inflexibilite de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'a
+l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins,
+aux moeurs, aux interets des hommes de chaque epoque. Il ne s'agissait
+plus de verite absolue; les regles du gouvernement devaient etre desormais
+flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que
+ses lois fussent observees pendant cent ans.
+
+Les prescriptions de l'interet public ne sont pas aussi absolues, aussi
+claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut
+toujours les discuter; elles ne s'apercoivent pas tout d'abord. Le mode
+qui parut le plus simple et le plus sur pour savoir ce que l'interet
+public reclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce
+procede fut juge necessaire et fut presque journellement employe. Dans
+l'epoque precedente, les auspices avaient fait a peu pres tous les frais
+des deliberations; l'opinion du pretre, du roi, du magistrat sacre etait
+toute-puissante; on votait peu, et plutot pour accomplir une formalite que
+pour faire connaitre l'opinion de chacun. Desormais on vota sur toutes
+choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour etre sur de connaitre
+l'interet de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il
+fut la source des institutions, la regle du droit; il decida de l'utile et
+meme du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus meme des lois;
+il fut le souverain dans la cite.
+
+Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut
+plus l'accomplissement regulier des ceremonies religieuses; il fut surtout
+constitue pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignite et la
+puissance au dehors. Ce qui avait ete autrefois au second plan, passa au
+premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des
+hommes devint chose humaine. En consequence il arriva, ou bien que des
+magistratures nouvelles furent creees, ou tout au moins que les anciennes
+prirent un caractere nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple
+d'Athenes et par celui de Rome.
+
+A Athenes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient
+ete surtout des pretres; le soin de juger, d'administrer, de faire la
+guerre, se reduisait a peu de chose, et pouvait sans inconvenient etre
+joint au sacerdoce. Lorsque la cite athenienne repoussa les vieux procedes
+religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait
+une repugnance extreme a supprimer ce qui etait antique. Mais a cote des
+archontes elle etablit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs
+fonctions repondaient mieux aux besoins de l'epoque. Ce furent les
+_strateges_. Le mot signifie chef de l'armee; mais leur autorite n'etait
+pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres
+cites, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police
+de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la
+religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les strateges avaient le
+pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorite, telle que les
+vieux ages l'avaient concue; les strateges avaient celle que les nouveaux
+besoins avaient fait etablir. Peu a peu on arriva a ce point que les
+archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les strateges en
+eurent toute la realite. Ces nouveaux magistrats n'etaient plus des
+pretres; a peine faisaient-ils les ceremonies tout a fait indispensables
+en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus a se separer
+de la religion. Ces strateges purent etre choisis en dehors de la classe
+des eupatrides. Dans l'epreuve qu'on leur faisait subir avant de les
+nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait a
+l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils etaient d'une
+famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de
+citoyens et qu'ils eussent une propriete dans l'Attique. [1] Les archontes
+etaient designes par le sort, c'est-a-dire par la voix des dieux; il en
+fut autrement des strateges. Comme le gouvernement devenait plus difficile
+et plus complique, que la piete n'etait plus la qualite principale, et
+qu'il fallait l'habilete, la prudence, le courage, l'art de commander, on
+ne croyait plus que la voix du sort fut suffisante pour faire un bon
+magistrat. La cite ne voulait plus etre liee par la pretendue volonte des
+dieux, et elle tenait a avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte,
+qui etait un pretre, fut designe par les dieux, cela etait naturel; mais
+le stratege, qui avait dans ses mains les interets materiels de la cite,
+devait etre elu par les hommes.
+
+Si l'on observe de pres les institutions de Rome, on reconnait que des
+changements du meme genre s'y opererent. D'une part, les tribuns de la
+plebe augmenterent a tel point leur importance que la direction de la
+republique, au moins en ce qui concernait les affaires interieures, finit
+par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractere
+sacerdotal, ressemblent assez aux strateges. D'autre part, le consulat
+lui-meme ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de
+sacerdotal en lui s'effaca peu a peu. Il est bien vrai que le respect des
+Romains pour les traditions et les formes du passe exigea que le consul
+continuat a accomplir les ceremonies religieuses instituees par les
+ancetres. Mais on comprend bien que le jour ou les plebeiens furent
+consuls, ces ceremonies n'etaient plus que de vaines formalites. Le
+consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un
+commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inapercue; elle
+n'en fut pas moins complete. Le consulat n'etait certainement plus au
+temps des Scipion ce qu'il avait ete au temps de Publicola. Le tribunat
+militaire, que le Senat institua en 443, et sur lequel les anciens nous
+donnent trop peu de renseignements, fut peut-etre la transition entre le
+consulat de la premiere epoque et celui de la seconde.
+
+On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la maniere de
+nommer les consuls. En effet dans les premiers siecles, le vote des
+centuries dans l'election du magistrat n'etait, nous l'avons vu, qu'une
+pure formalite. Dans le vrai, le consul de chaque annee etait _cree_ par
+le consul de l'annee precedente, qui lui transmettait les auspices, apres
+avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les
+deux ou trois candidats que presentait le consul en charge; il n'y avait
+pas de debat. Le peuple pouvait detester un candidat; il n'en etait pas
+moins force de voter pour lui. A l'epoque ou nous sommes maintenant,
+l'election est tout autre, quoique les formes en soient encore les memes.
+Il y a bien encore, comme par le passe, une ceremonie religieuse et un
+vote; mais c'est la ceremonie religieuse qui est pour la forme, et c'est
+le vote qui est la realite. Le candidat doit encore se faire presenter par
+le consul qui preside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du
+moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de declarer que les
+auspices leur sont egalement favorables a tous. Ainsi les centuries
+nomment qui elles veulent. L'election n'appartient plus aux dieux, elle
+est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus
+consultes qu'a la condition d'etre impartiaux entre tous les candidats. Ce
+sont les hommes qui choisissent.
+
+
+NOTES
+
+[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot).
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ETABLISSEMENT
+DE LA DEMOCRATIE; QUATRIEME REVOLUTION.
+
+
+Le regime qui succeda a la domination de l'aristocratie religieuse ne fut
+pas tout d'abord la democratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athenes et
+de Rome, que la revolution qui s'etait accomplie, n'avait pas ete l'oeuvre
+des plus basses classes. Il y eut, a la verite, quelques villes ou ces
+classes s'insurgerent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de
+durable; les longs desordres ou tomberent Syracuse, Milet, Samos, en sont
+la preuve. Le regime nouveau ne s'etablit avec quelque solidite que la ou
+il se trouva tout de suite une classe superieure pour prendre en mains,
+pour quelque temps, le pouvoir et l'autorite morale qui echappaient aux
+eupatrides ou aux patriciens.
+
+Quelle pouvait etre cette aristocratie nouvelle? La religion hereditaire
+etant ecartee, il n'y avait plus d'autre element de distinction sociale
+que la richesse. On demanda donc a la richesse de fixer des rangs, les
+esprits n'admettant pas tout de suite que l'egalite dut etre absolue.
+
+Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondee
+sur la religion hereditaire, qu'en etablissant une division nouvelle qui
+fut fondee sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et
+leur donna des droits inegaux; il fallut etre riche pour parvenir aux
+hautes magistratures; il fallut etre au moins d'une des deux classes
+moyennes pour avoir acces au Senat et aux tribunaux. [1]
+
+Il en fut de meme a Rome. Nous avons deja vu que Servius ne detruisit la
+puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il crea
+douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plebeiens; ce
+fut l'origine de l'ordre equestre, qui fut dorenavant l'ordre riche de
+Rome. Les plebeiens qui n'avaient pas le cens fixe pour etre chevalier,
+furent repartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les
+proletaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits
+politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sur du
+moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution republicaine conserva
+ces distinctions etablies par un roi, et la plebe ne se montra pas d'abord
+tres-desireuse de mettre l'egalite entre ses membres.
+
+Ce qui se voit si clairement a Athenes et a Rome, se retrouve dans presque
+toutes les autres cites. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne
+furent donnes d'abord qu'a ceux qui, possedant des chevaux, formaient une
+sorte d'ordre equestre; plus tard, ceux qui venaient apres eux par le
+chiffre de la fortune, obtinrent les memes droits, et cette derniere
+mesure n'eleva qu'a mille le nombre des citoyens. A Rhegium, le
+gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cite. A
+Thurii, il fallait un cens tres-eleve pour faire partie du corps
+politique. Nous voyons clairement dans les poesies de Theognis qu'a
+Megare, apres la chute des nobles, ce fut la richesse qui regna. A Thebes,
+pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait etre ni artisan ni
+marchand. [3]
+
+Ainsi les droits politiques qui, dans l'epoque precedente, etaient
+inherents a la naissance, furent, pendant quelque temps, inherents a la
+fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cites,
+non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature meme de l'esprit
+humain, qui, en sortant d'un regime de profonde inegalite, n'arrivait pas
+tout de suite a l'egalite complete.
+
+Il est a remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa superiorite
+uniquement sur sa richesse. Partout elle eut a coeur d'etre la classe
+militaire. Elle se chargea de defendre les cites en meme temps que de les
+gouverner. Elle se reserva les meilleures armes et la plus forte part de
+perils dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle
+remplacait. Dans toutes les cites, les plus riches formerent la cavalerie,
+la classe aisee composa le corps des hoplites ou des legionnaires. Les
+pauvres furent exclus de l'armee; tout au plus les employa-t-on comme
+velites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4]
+L'organisation de l'armee repondait ainsi avec une exactitude parfaite a
+l'organisation politique de la cite. Les dangers etaient proportionnes aux
+privileges, et la force materielle se trouvait dans les memes mains que la
+richesse. [5]
+
+Il y eut ainsi dans presque toutes les cites dont l'histoire nous est
+connue, une periode pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la
+classe aisee fut en possession du gouvernement. Ce regime politique eut
+ses merites, comme tout regime peut avoir les siens, quand il est conforme
+aux moeurs de l'epoque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La
+noblesse sacerdotale de l'epoque precedente avait assurement rendu de
+grands services; car c'etait elle qui, pour la premiere fois, avait etabli
+des lois et fonde des gouvernements reguliers. Elle avait fait vivre avec
+calme et dignite, pendant plusieurs siecles, les societes humaines.
+L'aristocratie de richesse eut un autre merite: elle imprima a la societe
+et a l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes
+ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau regime donnait le plus
+de valeur politique a l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus
+habile; il etait donc favorable au developpement de l'industrie et du
+commerce; il l'etait aussi au progres intellectuel; car l'acquisition de
+cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le
+merite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de
+l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a
+donc pas a etre surpris que sous ce regime la Grece et Rome aient elargi
+les limites de leur culture intellectuelle et pousse plus avant leur
+civilisation.
+
+La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne
+noblesse hereditaire l'avait garde. Ses titres a la domination n'etaient
+pas de meme valeur. Elle n'avait pas ce caractere sacre dont l'ancien
+eupatride etait revetu; elle ne regnait pas en vertu des croyances et par
+la volonte des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eut prise sur la
+conscience et qui forcat l'homme a se soumettre. L'homme ne s'incline
+guere que devant ce qu'il croit etre le droit ou ce que ses opinions lui
+montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps
+devant la superiorite religieuse de l'eupatride qui disait la priere et
+possedait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la
+richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est
+l'envie. L'inegalite politique qui resultait de la difference des
+fortunes, parut bientot une iniquite, et les hommes travaillerent a la
+faire disparaitre.
+
+D'ailleurs, la serie des revolutions, une fois commencee, ne devait pas
+s'arreter. Les vieux principes etaient renverses, et l'on n'avait plus de
+traditions ni de regles fixes. Il y avait un sentiment general de
+l'instabilite des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'etait plus
+capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc
+attaquee comme l'avait ete l'ancienne; les pauvres voulurent etre citoyens
+et firent effort pour entrer a leur tour dans le corps politique.
+
+Il est impossible d'entrer dans le detail de cette nouvelle lutte.
+L'histoire des cites, a mesure qu'elle s'eloigne de l'origine, se
+diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la meme serie de
+revolutions; mais ces revolutions s'y presentent sous des formes tres-
+variees. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes ou le
+principal element de la richesse etait la possession du sol, la classe
+riche fut plus longtemps respectee et plus longtemps maitresse; et qu'au
+contraire dans les cites, comme Athenes, ou il y avait peu de fortunes
+territoriales et ou l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le
+commerce, l'instabilite des fortunes eveilla plus tot les convoitises ou
+les esperances des classes inferieures, et l'aristocratie fut plus tot
+attaquee.
+
+Les riches de Rome resisterent beaucoup mieux que ceux de la Grece; cela
+tient a des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire
+grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle
+se defendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les
+eupatrides, opposer a ses adversaires le grand et puissant argument de la
+tradition et de la piete. Elle ne pouvait pas appeler a son secours les
+ancetres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres
+croyances; elle n'avait pas foi dans la legitimite de ses privileges.
+
+Elle avait bien la force des armes; mais cette superiorite meme finit par
+lui manquer. Les constitutions que les Etats se donnent, dureraient sans
+doute plus longtemps si chaque Etat pouvait demeurer dans l'isolement, ou
+si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre derange les
+rouages des constitutions et hate les changements. Or, entre ces cites de
+la Grece et de l'Italie l'etat de guerre etait presque perpetuel. C'etait
+sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement,
+puisque c'etait elle qui occupait le premier rang dans les batailles.
+Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, decimee et
+affaiblie, hors d'etat par consequent de tenir tete au parti populaire. A
+Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de
+ses membres dans une guerre contre les Japyges, la democratie s'etablit
+aussitot dans la cite. Le meme fait s'etait produit a Argos, une trentaine
+d'annees auparavant: a la suite d'une guerre malheureuse contre les
+Spartiates, le nombre des vrais citoyens etait devenu si faible, qu'il
+avait fallu donner le droit de cite a une foule de _perieques_. [6] C'est
+pour n'avoir pas a tomber dans cette extremite que Sparte etait si
+menagere du sang des vrais Spartiates. Quant a Rome, ses guerres
+continuelles expliquent en grande partie ses revolutions. La guerre a
+detruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste
+comptait sous les rois, il en restait a peine un tiers apres la conquete
+du Samnium. La guerre a moissonne ensuite la plebe primitive, cette plebe
+riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les
+legions.
+
+Un des effets de la guerre etait que les cites etaient presque toujours
+reduites a donner des armes aux classes inferieures. C'est pour cela qu'a
+Athenes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les
+combats sur mer ont donne a la classe pauvre l'importance que les
+constitutions lui refusaient. Les thetes, eleves au rang de rameurs, de
+matelots et meme de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se
+sont sentis necessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la
+democratie athenienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans
+Thucydide sa lenteur et sa repugnance a entrer en campagne. Elle s'est
+laissee entrainer malgre elle dans la guerre du Peloponese; mais combien
+elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte etait forcee
+d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses neodamodes, ses mothaces, ses
+laconiens et meme ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en
+donnant des armes a ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de
+revolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armee, ou subir la loi de
+ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les
+plebeiens calomniaient le Senat de Rome, quand ils lui reprochaient de
+chercher toujours de nouvelles guerres. Le Senat etait bien trop habile.
+Il savait ce que ces guerres lui coutaient de concessions et d'echecs au
+forum. Mais il ne pouvait pas les eviter.
+
+Il est donc hors de doute que la guerre a peu a peu comble la distance que
+l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes
+inferieures. Par la il est arrive bientot que les constitutions se sont
+trouvees en desaccord avec l'etat social et qu'il a fallu les modifier.
+D'ailleurs on doit reconnaitre que tout privilege etait necessairement en
+contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'interet
+public n'etait pas un principe qui fut de nature a autoriser et a
+maintenir longtemps l'inegalite. Il conduisait inevitablement les societes
+a la democratie.
+
+Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tot ou un peu plus
+tard, donner a tous les hommes libres des droits politiques. Des que la
+plebe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y
+admettre les proletaires, et ne put pas y faire passer la division en
+classes. La plupart des cites virent ainsi se former des assemblees
+vraiment populaires, et le suffrage universel fut etabli.
+
+Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus
+grande que celle qu'il peut avoir dans les Etats modernes. Par lui le
+dernier des citoyens mettait la main a toutes les affaires, nommait les
+magistrats, faisait les lois, rendait la justice, decidait de la guerre ou
+de la paix et redigeait les traites d'alliance. Il suffisait donc de cette
+extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fut vraiment
+democratique.
+
+Il faut faire une derniere remarque. On aurait peut-etre evite l'avenement
+de la democratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec:
+oligarchia isonomos], c'est-a-dire le gouvernement pour quelques-uns et la
+liberte pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idee nette de la
+liberte; les droits individuels manquerent toujours chez eux de garanties.
+Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zele
+pour le gouvernement democratique, que sous la domination de l'oligarchie
+le peuple etait en butte a beaucoup de vexations, de condamnations
+arbitraires, d'executions violentes. Nous lisons dans cet historien
+" qu'il fallait le regime democratique pour que les pauvres eussent un
+refuge et les riches un frein ". Les Grecs n'ont jamais su concilier
+l'egalite civile avec l'inegalite politique. Pour que le pauvre ne fut pas
+lese dans ses interets personnels, il leur a paru necessaire qu'il eut un
+droit de suffrage, qu'il fut juge dans les tribunaux, et qu'il put etre
+magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'Etat
+etait une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre
+lui, nous comprendrons quel immense interet il y avait pour chaque homme,
+meme pour le plus humble, a avoir des droits politiques, c'est-a-dire a
+faire partie du gouvernement. Le souverain collectif etant si omnipotent,
+l'homme ne pouvait etre quelque chose qu'en etant un membre de ce
+souverain. Sa securite et sa dignite tenaient a cela. On voulait posseder
+les droits politiques, non pour avoir la vraie liberte, mais pour avoir au
+moins ce qui pouvait en tenir lieu.
+
+
+NOTES
+
+[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cite par Harpocration,
+aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129.
+
+[2] Tite-Live, I, 43.
+
+[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (edit. Didot).
+
+[4] Lysias, in _Alcib._, I, 8; II, 7. Isee, VII, 89, Xenophon, _Hellen._,
+VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes].
+
+[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est
+manifeste: a Rome, l'assemblee centuriate n'etait pas autre chose que
+l'armee; cela est si vrai que les hommes qui avaient depasse l'age du
+service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les
+historiens ne nous disent pas qu'il y eut une loi semblable a Athenes;
+mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend
+(II, 31; II, 13) qu'au debut de la guerre, Athenes avait 13,000 hoplites;
+si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les _Guepes_) porte a
+un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque
+nous dit qu'a la meme epoque le nombre des citoyens etait de 14,000. C'est
+donc que les proletaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les
+hoplites, n'etaient pas non plus comptes parmi les citoyens. La
+constitution d'Athenes, en 430, n'etait donc pas encore tout a fait
+democratique.
+
+[6] Aristote, _Politique_, VIII, 2, 8 (V, 2).
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+REGLES DU GOUVERNEMENT DEMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DEMOCRATIE ATHENIENNE.
+
+
+A mesure que les revolutions suivaient leur cours et que l'on s'eloignait
+de l'ancien regime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il
+y fallait des regles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus
+delicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement
+d'Athenes.
+
+Athenes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle
+avait conserve tous ceux de l'epoque precedente, l'archonte qui donnait
+son nom a l'annee et veillait a la perpetuite des cultes domestiques, le
+roi qui accomplissait les sacrifices, le polemarque qui figurait comme
+chef de l'armee et qui jugeait les etrangers, les six thesmothetes qui
+paraissaient rendre la justice et qui en realite ne faisaient que presider
+des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient
+les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui
+accompagnaient l'archonte et le roi dans les ceremonies, les dix
+athlothetes qui restaient quatre ans en exercice pour preparer la fete de
+Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, etaient reunis en
+permanence pour veiller a l'entretien du foyer public et a la continuation
+des repas sacres. On voit, par cette liste, qu'Athenes restait fidele aux
+traditions de l'ancien temps; tant de revolutions n'avaient pas encore
+acheve de detruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les
+vieilles formes de la religion nationale; la democratie continuait le
+culte institue par les eupatrides.
+
+Venaient ensuite les magistrats specialement crees pour la democratie, qui
+n'etaient pas des pretres, et qui veillaient aux interets materiels de la
+cite. C'etaient d'abord les dix strateges qui s'occupaient des affaires de
+la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui
+avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les
+marches de la ville et du Piree; les quinze sitophylaques qui avaient les
+yeux sur la vente du ble; les quinze metronomes qui controlaient les poids
+et les mesures; les dix gardes du tresor; les dix receveurs des comptes;
+les onze qui etaient charges de l'execution des sentences. Ajoutez que la
+plupart de ces magistratures etaient repetees dans chacune des tribus et
+dans chacun des demes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique,
+avait son archonte, son pretre, son secretaire, son receveur, son chef
+militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la
+campagne sans rencontrer un magistrat.
+
+Ces fonctions etaient annuelles; il en resultait qu'il n'etait presque pas
+un homme qui ne put esperer d'en exercer quelqu'une a son tour. Les
+magistrats-pretres etaient choisis par le sort. Les magistrats qui
+n'exercaient que des fonctions d'ordre public, etaient elus par le peuple.
+Toutefois il y avait une precaution contre les caprices du sort ou ceux du
+suffrage universel: chaque nouvel elu subissait un examen, soit devant le
+Senat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant
+l'Areopage, non que l'on demandat des preuves de capacite ou de talent;
+mais on faisait une enquete sur la probite de l'homme et sur sa famille;
+on exigeait aussi que tout magistrat eut un patrimoine en fonds de terre.
+
+Il semblerait que ces magistrats, elue par les suffrages de leurs egaux,
+nommes seulement pour une annee, responsables et meme revocables, dussent
+avoir peu de prestige et d'autorite. Il suffit pourtant de lire Thucydide
+et Xenophon pour s'assurer qu'ils etaient respectes et obeis. Il y a
+toujours eu dans le caractere des anciens, meme des Atheniens, une grande
+facilite a se plier a une discipline. C'etait peut-etre la consequence des
+habitudes d'obeissance que le gouvernement sacerdotal leur avait donnees.
+Ils etaient accoutumes a respecter l'Etat et tous ceux qui, a des degres
+divers, le representaient. Il ne leur venait pas a l'esprit de mepriser un
+magistrat parce qu'il etait leur elu; le suffrage etait repute une des
+sources les plus saintes de l'autorite.
+
+Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire
+executer les lois, il y avait le Senat. Ce n'etait qu'un corps deliberant,
+une sorte de Conseil d'Etat; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois,
+n'exercait aucune souverainete. On ne voyait aucun inconvenient a ce qu'il
+fut renouvele chaque annee; car il n'exigeait de ses membres ni une
+intelligence superieure ni une grande experience. Il etait compose des
+cinquante prytanes de chaque tribu, qui exercaient a tour de role les
+fonctions sacrees et deliberaient toute l'annee sur les interets religieux
+ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Senat n'etait
+que la reunion des prytanes, c'est-a-dire des pretres annuels du foyer,
+qu'il etait nomme par la voie du sort. Il est juste de dire qu'apres que
+le sort avait prononce, chaque nom subissait une epreuve et etait ecarte
+s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1]
+
+Au-dessus meme du Senat il y avait l'assemblee du peuple. C'etait le vrai
+souverain. Mais de meme que dans les monarchies bien constituees le
+monarque s'entoure de precautions contre ses propres caprices et ses
+erreurs, la democratie avait aussi des regles invariables auxquelles elle
+se soumettait.
+
+L'assemblee etait convoquee par les prytanes ou les strateges. Elle se
+tenait dans une enceinte consacree par la religion; des le matin, les
+pretres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en
+appelant la protection des dieux. Le peuple etait assis sur des bancs de
+pierre. Sur une sorte d'estrade elevee se tenaient les prytanes et, en
+avant, les proedres qui presidaient l'assemblee. Un autel se trouvait pres
+de la tribune, et la tribune elle-meme etait reputee une sorte d'autel.
+Quand tout le monde etait assis, un pretre ([Grec: chaerux]) elevait la
+voix: " Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec:
+euphaemia]); priez les dieux et les deesses (et ici il nommait les
+principales divinites du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette
+assemblee pour le plus grand avantage d'Athenes et la felicite des
+citoyens. " Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom repondait: " Nous
+invoquons les dieux pour qu'ils protegent la cite. Puisse l'avis du plus
+sage prevaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils,
+qui pretendrait changer les decrets et les lois, ou qui revelerait nos
+secrets a l'ennemi! " [2]
+
+Ensuite le heraut, sur l'ordre des presidents, disait de quel sujet
+l'assemblee devait s'occuper. Ce qui etait presente au peuple devait avoir
+ete deja discute et etudie par le Senat. Le peuple n'avait pas ce qu'on
+appelle en langage moderne l'initiative. Le Senat lui apportait un projet
+de decret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas a
+deliberer sur autre chose.
+
+Quand le heraut avait donne lecture du projet de decret, la discussion
+etait ouverte. Le heraut disait: " Qui veut prendre la parole? " Les
+orateurs montaient a la tribune, par rang d'age. Tout homme pouvait
+parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais a la condition
+qu'il eut prouve qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'etait pas
+debiteur de l'Etat, que ses moeurs etaient pures, qu'il etait marie en
+legitime mariage, qu'il possedait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il
+avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes
+les expeditions militaires pour lesquelles il avait ete commande, et qu'il
+n'avait jete son bouclier dans aucun combat. [3]
+
+Ces precautions une fois prises contre l'eloquence, le peuple
+s'abandonnait ensuite a elle tout entier. Les Atheniens, comme dit
+Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisit a l'action. Ils
+sentaient, au contraire, le besoin d'etre eclaires. La politique n'etait
+plus, comme dans le regime precedent, une affaire de tradition et de foi.
+Il fallait reflechir et peser les raisons. La discussion etait necessaire;
+car toute question etait plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait
+mettre la verite en lumiere. Le peuple athenien voulait que chaque affaire
+lui fut presentee sous toutes ses faces differentes et qu'on lui montrat
+clairement le pour et le contre. Il tenait fort a ses orateurs; on dit
+qu'il les retribuait en argent pour chaque discours prononce a la tribune.
+[4] Il faisait mieux encore: il les ecoutait. Car il ne faut pas se
+figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple etait
+plutot le contraire; le poete comique le represente ecoutant bouche
+beante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les
+orateurs nous decrivent frequemment ces reunions populaires; nous ne
+voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Pericles
+ou Cleon, Eschine ou Demosthenes, le peuple est attentif; qu'on le flatte
+ou qu'on le gourmande, il ecoute. Il laisse exprimer les opinions les plus
+opposees, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris
+ni de huees. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de
+son discours.
+
+A Sparte l'eloquence n'est guere connue. C'est que les principes du
+gouvernement ne sont pas les memes. L'aristocratie gouverne encore, et
+elle a des traditions fixes qui la dispensent de debattre longuement le
+pour et le contre de chaque sujet. A Athenes le peuple veut etre instruit;
+il ne se decide qu'apres un debat contradictoire; il n'agit qu'autant
+qu'il est convaincu ou qu'il croit l'etre. Pour mettre en branle le
+suffrage universel, il faut la parole; l'eloquence est le ressort du
+gouvernement democratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure
+le titre de _demagogues_, c'est-a-dire de conducteurs de la cite; ce sont
+eux, en effet, qui la font agir et qui determinent toutes ses resolutions.
+
+On avait prevu le cas ou un orateur ferait une proposition contraire aux
+lois existantes. Athenes avait des magistrats speciaux, qu'elle appelait
+les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblee,
+assis sur des sieges eleves, et semblaient representer la loi, qui est au-
+dessus du peuple meme. S'ils voyaient qu'une loi etait attaquee, ils
+arretaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la
+dissolution immediate de l'assemblee. Le peuple se separait, sans avoir le
+droit d'aller aux suffrage. [6]
+
+Il y avait une loi, peu applicable a la verite, qui punissait tout orateur
+convaincu d'avoir donne un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une
+autre qui interdisait l'acces de la tribune a tout orateur qui avait
+conseille trois fois des resolutions contraires aux lois existantes. [7]
+
+Athenes savait tres-bien que la democratie ne peut se soutenir que par le
+respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait etre
+utile d'apporter dans la legislation, appartenait specialement aux
+thesmothetes. Leurs propositions etaient presentees au Senat, qui avait le
+droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas
+d'approbation, le Senat convoquait l'assemblee et lui faisait part du
+projet des thesmothetes. Mais le peuple ne devait rien resoudre
+immediatement; il renvoyait la discussion a un autre jour, et en attendant
+il designait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission speciale de
+defendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvenients de
+l'innovation proposee. Au jour fixe, le peuple se reunissait de nouveau,
+et ecoutait d'abord les orateurs charges de la defense des lois anciennes,
+puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple
+ne se prononcait pas encore. Il se contentait de nommer une commission,
+fort nombreuse, mais composee exclusivement d'hommes qui eussent exerce
+les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire,
+entendait de nouveau les orateurs, discutait et deliberait. Si elle
+rejetait la loi proposee, son jugement etait sans appel. Si elle
+l'approuvait, elle reunissait encore le peuple, qui, pour cette troisieme
+fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la
+proposition une loi. [8]
+
+Malgre tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste
+ou funeste fut adoptee. Mais la loi nouvelle portait a jamais le nom de
+son auteur, qui pouvait plus tard etre poursuivi en justice et puni. Le
+peuple, en vrai souverain, etait repute impeccable; mais chaque orateur
+restait toujours responsable du conseil qu'il avait donne. [9]
+
+Telles etaient les regles auxquelles la democratie obeissait. Il ne
+faudrait pas conclure de la qu'elle ne commit jamais de fautes. Quelle que
+soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, democratie, il y a
+des jours ou c'est la raison qui gouverne, et d'autres ou c'est la
+passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les
+vices de la nature humaine. Plus les regles sont minutieuses, plus elles
+accusent que la direction de la societe est difficile et pleine de perils.
+La democratie ne pouvait durer qu'a force de prudence.
+
+On est etonne aussi de tout le travail que cette democratie exigeait des
+hommes. C'etait un gouvernement fort laborieux. Voyez a quoi se passe la
+vie d'un Athenien. Un jour il est appele a l'assemblee de son deme et il a
+a deliberer sur les interets religieux ou politiques de cette petite
+association. Un autre jour il est convoque a l'assemblee de sa tribu; il
+s'agit de regler une fete religieuse, ou d'examiner des depenses, ou de
+faire des decrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par
+mois regulierement il faut qu'il assiste a l'assemblee generale du peuple;
+il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la seance est longue; il n'y va pas
+seulement pour voter; venu des le matin, il faut qu'il reste jusqu'a une
+heure avancee du jour a ecouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant
+qu'il a ete present des l'ouverture de la seance et qu'il a entendu tous
+les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus serieuses; tantot
+il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-a-dire ceux
+a qui son interet et sa vie vont etre confies pour un an; tantot c'est un
+impot a etablir ou une loi a changer; tantot c'est sur la guerre qu'il a a
+voter, sachant bien qu'il aura a donner son sang ou celui d'un fils. Les
+interets individuels sont unis inseparablement a l'interet de l'Etat.
+L'homme ne peut etre ni indifferent ni leger. S'il se trompe, il sait
+qu'il en portera bientot la peine, et que dans chaque vote il engage sa
+fortune et sa vie. Le jour ou la malheureuse expedition de Sicile fut
+decidee, il n'etait pas un citoyen qui ne sut qu'un des siens en ferait
+partie et qui ne dut appliquer toute l'attention de son esprit a mettre en
+balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle
+presentait de dangers. Il importait grandement de reflechir et de
+s'eclairer. Car un echec de la patrie etait pour chaque citoyen une
+diminution de sa dignite personnelle, de sa securite et de sa richesse.
+
+Le devoir du citoyen ne se bornait pas a voter. Quand son tour venait, il
+devait etre magistrat dans son deme ou dans sa tribu. Une annee sur deux
+en moyenne, [10] il etait heliaste, et il passait toute cette annee-la
+dans les tribunaux, occupe a ecouter les plaideurs et a appliquer les
+lois. Il n'y avait guere de citoyen qui ne fut appele deux fois dans sa
+vie a faire partie du Senat; alors, pendant une annee, il siegeait chaque
+jour du matin au soir, recevant les depositions des magistrats, leur
+faisant rendre leurs comptes, repondant aux ambassadeurs etrangers,
+redigeant les instructions des ambassadeurs atheniens, examinant toutes
+les affaires qui devaient etre soumises au peuple et preparant tous les
+decrets. Enfin il pouvait etre magistrat de la cite, archonte, stratege,
+astynome, si le sort ou le suffrage le designait. On voit que c'etait une
+lourde charge que d'etre citoyen d'un Etat democratique, qu'il y avait la
+de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de
+temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote
+disait-il tres-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour
+vivre, ne pouvait pas etre citoyen. Telles etaient les exigences de la
+democratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se
+devait tout entier a l'Etat. Il lui donnait son sang dans la guerre, son
+temps pendant la paix. Il n'etait pas libre de laisser de cote les
+affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'etaient
+plutot les siennes qu'il devait negliger pour travailler au profit de la
+cite. Les hommes passaient leur vie a se gouverner. La democratie ne
+pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses
+citoyens. Pour peu que le zele se ralentit, elle devait perir ou se
+corrompre.
+
+
+NOTES
+
+[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55.
+
+[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Demosthenes, _in Aristocr._,
+97. Aristophane, _Acharn._, 43, 44 et Scholiaste, _Thesmoph._, 295-310.
+
+[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71.
+
+[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, _Guepes_, 711 (639);
+voy. le Scholiaste.
+
+[5] Aristophane, _Chevaliers_, 1119.
+
+[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, _Fragm._, coll. Didot, p. 407.
+
+[7] Athenee, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, _Hist. du droit
+public d'Athenes_, chap. II.
+
+[8] Eschine, _in Ctesiph._, 38. Demosthenes, _in Timocr.; in Leptin_.
+Andocide, I, 83.
+
+[9] Thucydide, III, 43. Demosthenes, _in. Timocratem._
+
+[10] Il y avait 5,000 heliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on
+retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient etre ecartes par
+la [Grec: dokimasia].
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+RICHES ET PAUVRES; LA DEMOCRATIE PERIT; LES TYRANS POPULAIRES.
+
+
+Lorsque la serie des revolutions eut amene l'egalite entre les hommes et
+qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits,
+les hommes se firent la guerre pour des interets. Cette periode nouvelle
+de l'histoire des cites ne commenca pas pour toutes en meme temps. Dans
+les unes elle suivit de tres pres l'etablissement de la democratie; dans
+les autres elle ne parut qu'apres plusieurs generations qui avaient su se
+gouverner avec calme. Mais toutes les cites, tot ou tard, sont tombees
+dans ces deplorables luttes.
+
+A mesure que l'on s'etait eloigne de l'ancien regime, il s'etait forme une
+classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'une
+_gens_ et avait son maitre, la misere etait presque inconnue. L'homme
+etait nourri par son chef; celui a qui il donnait son obeissance, lui
+devait en retour de subvenir a tous ses besoins. Mais les revolutions, qui
+avaient dissous le [Grec: genos], avaient aussi change les conditions de
+la vie humaine. Le jour ou l'homme s'etait affranchi des liens de la
+clientele, il avait vu se dresser devant lui les necessites et les
+difficultes de l'existence. La vie etait devenue plus independante, mais
+aussi plus laborieuse et sujette a plus d'accidents. Chacun avait eu
+desormais le soin de son bien-etre, chacun sa jouissance et sa tache. L'un
+s'etait enrichi par son activite ou sa bonne fortune, l'autre etait reste
+pauvre. L'inegalite de richesse est inevitable dans toute societe qui ne
+veut pas rester dans l'etat patriarcal ou dans l'etat de tribu.
+
+La democratie ne supprima pas la misere: elle la rendit, au contraire,
+plus sensible. L'egalite des droits politiques fit ressortir encore
+davantage l'inegalite des conditions.
+
+Comme il n'y avait aucune autorite qui s'elevat au-dessus des riches et
+des pauvres a la fois, et qui put les contraindre a rester en paix, il eut
+ete a souhaiter que les principes economiques et les conditions du travail
+fussent tels que les deux classes fussent forcees de vivre en bonne
+intelligence. Il eut fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de
+l'autre, que le riche ne put s'enrichir qu'en demandant au pauvre son
+travail, et que le pauvre trouvat les moyens de vivre en donnant son
+travail au riche. Alors l'inegalite des fortunes eut stimule l'activite et
+l'intelligence de l'homme; elle n'eut pas enfante la corruption et la
+guerre civile.
+
+Mais beaucoup de cites manquaient absolument d'industrie et de commerce;
+elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse
+publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans depouiller
+personne. La ou il y avait du commerce, presque tous les benefices en
+etaient pour les riches, par suite du prix exagere de l'argent. S'il y
+avait de l'industrie, les travailleurs etaient des esclaves. On sait quel
+le riche d'Athenes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de
+tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Meme les professions
+liberales etaient a peu pres fermees au citoyen. Le medecin etait souvent
+un esclave qui guerissait les malades au profit de son maitre. Les commis
+de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas
+fonctionnaires de l'Etat, etaient des esclaves. L'esclavage etait un fleau
+dont la societe libre souffrait elle-meme. Le citoyen trouvait peu
+d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientot
+paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il meprisait le
+travail. Ainsi les habitudes economiques, les dispositions morales, les
+prejuges, tout se reunissait pour empecher le pauvre de sortir de sa
+misere et de vivre honnetement. La richesse et la pauvrete n'etaient pas
+constituees de maniere a pouvoir vivre en paix.
+
+Le pauvre avait l'egalite des droits. Mais assurement ses souffrances
+journalieres lui faisaient penser que l'egalite des fortunes eut ete bien
+preferable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'egalite
+qu'il avait, pouvait lui servir a acquerir celle qu'il n'avait pas, et
+que, maitre des suffrages, il pouvait devenir maitre de la richesse.
+
+Il commenca par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer
+pour assister a l'assemblee, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cite
+n'etait pas assez riche pour subvenir a de telles depenses, le pauvre
+avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de
+voter etaient frequentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait
+regulierement et au grand jour; a Athenes, on se cachait mieux. A Rome, ou
+le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme temoin; a
+Athenes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misere et le
+jetait dans la degradation.
+
+Ces expedients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus energiques.
+Il organisa une guerre en regle contre la richesse. Cette guerre fut
+d'abord deguisee sous des formes legales; on chargea les riches de toutes
+les depenses publiques, on les accabla d'impots, on leur fit construire
+des triremes, on voulut qu'ils donnassent des fetes au peuple. Puis on
+multiplia les amendes dans les jugements; on prononca la confiscation des
+biens pour les fautes les plus legeres. Peut-on dire combien d'hommes
+furent condamnes a l'exil par la seule raison qu'ils etaient riches? La
+fortune de l'exile allait au tresor public, d'ou elle s'ecoulait ensuite,
+sous forme de triobole, pour etre partagee entre les pauvres. Mais tout
+cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait
+toujours. Les pauvres en vinrent alors a user de leur droit de suffrage
+pour decreter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse
+et un bouleversement general.
+
+Dans les epoques precedentes on avait respecte le droit de propriete,
+parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque
+patrimoine avait ete attache a un culte et avait ete repute inseparable
+des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pense qu'on eut le droit
+de depouiller un homme de son champ. Mais a l'epoque ou les revolutions
+nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnees et la religion
+de la propriete a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacre et
+inviolable. Elle ne parait plus un don des dieux, mais un don du hasard.
+On a le desir de s'en emparer, en depouillant celui qui la possede; et ce
+desir, qui autrefois eut paru une impiete, commence a paraitre legitime.
+On ne voit plus le principe superieur qui consacre le droit de propriete;
+chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit.
+
+Nous avons deja dit que la cite, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir
+sans limites, que la liberte etait inconnue, et que le droit individuel
+n'etait rien vis-a-vis de la volonte de l'Etat. Il resultait de la que la
+majorite des suffrages pouvait decreter la confiscation des biens des
+riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illegalite ni injustice.
+Ce que l'Etat avait prononce, etait le droit. Cette absence de liberte
+individuelle a ete une cause de malheurs et de desordres pour la Grece.
+Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins
+souffert.
+
+Plutarque raconte qu'a Megare, apres une insurrection, on decreta que les
+dettes seraient abolies, et que les creanciers, outre la perte du capital,
+seraient tenus de rembourser les interets deja payes. [1]
+
+" A Megare, comme dans d'autres villes, dit Aristote, [2] le parti
+populaire, s'etant empare du pouvoir, commenca par prononcer la
+confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans
+cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arreter. Il fallut faire
+chaque jour quelque nouvelle victime; et a la fin le nombre de riches
+qu'on depouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formerent une
+armee. "
+
+En 412, " le peuple de Samos fit perir deux cents de ses adversaires, en
+exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons ".
+[3]
+
+A Syracuse, le peuple fut a peine delivre du tyran Denys que des la
+premiere assemblee il decreta le partage des terres. [4]
+
+Dans cette periode de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons
+une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans
+l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent
+la conserver ou la reprendre. " Dans toute guerre civile, dit un historien
+grec, il s'agit de deplacer les fortunes. " [5] Tout demagogue faisait
+comme ce Molpagoras de Cios, [6] qui livrait a la multitude ceux qui
+possedaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et
+distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messene, des que le parti
+populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres.
+
+Les classes elevees n'ont jamais eu chez les anciens assez d'intelligence
+ni assez d'habilete pour tourner les pauvres vers le travail et les aider
+a sortir honorablement de la misere et de la corruption. Quelques hommes
+de coeur l'ont essaye; ils n'y ont pas reussi. Il resultait de la que les
+cites flottaient toujours entre deux revolutions, l'une qui depouillait
+les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela
+dura depuis la guerre du Peloponese jusqu'a la conquete de la Grece par
+les Romains.
+
+Dans chaque cite, le riche et le pauvre etaient deux ennemis qui vivaient
+a cote l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa
+richesse convoitee. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui
+les unit. Le pauvre ne pouvait acquerir la richesse qu'en depouillant le
+riche. Le riche ne pouvait defendre son bien que par une extreme habilete
+ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'etait dans chaque
+ville une double conspiration: les pauvres conspiraient par cupidite, les
+riches par peur. Aristote dit que les riches prononcaient entre eux ce
+serment: " Je jure d'etre toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire
+tout le mal que je pourrai. " [7]
+
+Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de
+cruautes et de crimes. Les haines effacaient dans le coeur tout sentiment
+d'humanite. " Il y eut a Milet une guerre entre les riches et les pauvres.
+Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcerent les riches a s'enfuir de la
+ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les egorger, ils prirent
+leurs enfants, les rassemblerent dans des granges et les firent broyer
+sous les pieds des boeufs. Les riches rentrerent ensuite dans la ville et
+redevinrent les maitres. Ils prirent, a leur tour, les enfants des
+pauvres, les enduisirent de poix et les brulerent tout vifs. " [8]
+
+Que devenait alors la democratie? Elle n'etait pas precisement responsable
+de ces exces et de ces crimes; mais elle en etait atteinte la premiere. Il
+n'y avait plus de regles; or, la democratie ne peut vivre qu'au milieu des
+regles les plus strictes et les mieux observees. On ne voyait plus de
+vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exercait
+plus l'autorite au profit de la paix et de la loi, mais au profit des
+interets et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni
+titres legitimes ni caractere sacre; l'obeissance n'avait plus rien de
+volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche.
+La cite n'etait plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une
+partie etait maitresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il
+etait aristocratique quand les riches etaient au pouvoir, democratique
+quand c'etaient les pauvres. En realite, la vraie democratie n'existait
+plus.
+
+A partir du jour ou les besoins et les interets materiels avaient fait
+irruption en elle, elle s'etait alteree et corrompue. La democratie, avec
+les riches au pouvoir, etait devenue une oligarchie violente; la
+democratie des pauvres etait devenue la tyrannie. Du cinquieme au deuxieme
+siecle avant notre ere, nous voyons dans toutes les cites de la Grece et
+de l'Italie, Rome encore exceptee, que les formes republicaines sont mises
+en peril et qu'elles sont devenues odieuses a un parti. Or, on peut
+distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les detruire, et qui sont
+ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus eclaires et plus
+fiers, restent fideles au regime republicain, pendant que les pauvres,
+pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers
+pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, apres plusieurs guerres
+civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti
+contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'apres de longues
+alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte etait toujours
+a recommencer, elle imagina d'etablir un regime monarchique qui fut
+conforme a ses interets, et qui, en comprimant a jamais le parti
+contraire, lui assurat pour l'avenir les benefices de sa victoire. Elle
+crea ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changerent de
+nom: on ne fut plus aristocrate ou democrate; on combattit pour la
+liberte, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'etaient
+encore la richesse et la pauvrete qui se faisaient la guerre. Liberte
+signifiait le gouvernement ou les riches avaient le dessus et defendaient
+leur fortune; tyrannie indiquait exactement le contraire.
+
+C'est un fait general et presque sans exception dans l'histoire de la
+Grece et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont
+pour ennemi le parti aristocratique. " Le tyran, dit Aristote, n'a pour
+mission que de proteger le peuple contre les riches; il a toujours
+commence par etre un demagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de
+combattre l'aristocratie. " -- " Le moyen d'arriver a la tyrannie, dit-il
+encore, c'est de gagner la confiance de la foule; or, on gagne sa
+confiance en se declarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate a
+Athenes, Theagene a Megare, Denys a Syracuse. " [9]
+
+Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Megare, Theagene surprend
+dans la campagne les troupeaux des riches et les egorge. A Cumes,
+Aristodeme abolit les dettes, et enleve les terres aux riches pour les
+donner aux pauvres. Ainsi font Nicocles a Sicyone, Aristomaque a Argos.
+Tous ces tyrans nous sont representes par les ecrivains comme tres-cruels;
+il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature; mais ils
+l'etaient par la necessite pressante ou ils se trouvaient de donner des
+terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au
+pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et
+qu'ils entretenaient ses passions.
+
+Le tyran de ces cites grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne
+peut nous donner une idee. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets,
+sans intermediaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il
+n'est pas dans cette position elevee et independante ou est le souverain
+d'un grand Etat. Il a toutes les petites passions de l'homme prive: il
+n'est pas insensible aux profits d'une confiscation; il est accessible a
+la colere et au desir de la vengeance personnelle; il a peur; il sait
+qu'il a des ennemis tout pres de lui et que l'opinion publique approuve
+l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappe. On devine ce que peut
+etre le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables
+exceptions, les tyrans qui se sont eleves dans toutes les villes grecques
+au quatrieme et au troisieme siecle, n'ont regne qu'en flattant ce qu'il y
+avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui
+etait superieur par la naissance, la richesse ou le merite. Leur pouvoir
+etait illimite; les Grecs purent reconnaitre combien le gouvernement
+republicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits
+individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donne
+un tel pouvoir a l'Etat, que le jour ou un tyran prenait en mains cette
+omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et
+qu'il etait legalement le maitre de leur vie et de leur fortune.
+
+
+NOTES
+
+[1] Plutarque, _Quest. grecq._, 18.
+
+[2] Aristote, _Politique_, VIII, 4 (V, 4).
+
+[3] Thucydide, VIII, 21.
+
+[4] Plutarque, _Dion_, 37, 48.
+
+[5] Polybe, XV, 21.
+
+[6] Polybe, VII, 10.
+
+[7] Aristote, _Politique_, VIII, 7, 10 (V, 7). Plutarque, _Lysandre_, 19.
+
+[8] Heraclide de Pont, dans Athenee, XII, 26. -- Il est assez d'usage
+d'accuser la democratie athenienne d'avoir donne a la Grece l'exemple de
+ces exces et de ces bouleversements. Athenes est, au contraire, la seule
+cite grecque a nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre
+atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage
+avait compris, des le jour ou la serie des revolutions avait commence, que
+l'on marchait vers un terme ou il n'y aurait que le travail qui put sauver
+la societe. Elle l'avait donc encourage et rendu honorable. Solon avait
+prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail fut prive des droits
+politiques. Pericles avait voulu qu'aucun esclave ne mit la main a la
+construction des grands monuments qu'il elevait, et il avait reserve tout
+ce travail aux hommes libres. La propriete etait d'ailleurs tellement
+divisee qu'un recensement, qui fut fait a la fin du cinquieme siecle,
+montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10,000 proprietaires.
+Aussi Athenes, vivant sous un regime economique un peu meilleur que celui
+des autres cites, fut-elle moins violemment agitee que le reste de la
+Grece; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et
+n'aboutirent pas aux memes desordres.
+
+[9] Aristote, _Politique_, V, 8; VIII, 4, 5; V, 4.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+REVOLUTIONS DE SPARTE.
+
+
+Il ne faut pas croire que Sparte ait vecu dix siecles sans voir de
+revolutions. Thucydide nous dit, au contraire, " qu'elle fut travaillee
+par les dissensions plus qu'aucune autre cite grecque ". [1] L'histoire de
+ces querelles interieures nous est, a la verite, peu connue; mais cela
+vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour regle et pour
+habitude de s'entourer du plus profond mystere. [2] La plupart des luttes
+qui l'agiterent, ont ete cachees et mises en oubli; nous en savons du
+moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte differe
+sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traverse la
+meme serie de revolutions.
+
+Les Doriens etaient deja formes en corps, de peuple lorsqu'ils envahirent
+le Peloponese. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays? Etait-ce
+l'invasion d'un peuple etranger, etait-ce une revolution interieure? on
+l'ignore. Ce qui parait certain, c'est qu'a ce moment de l'existence du
+peuple dorien, l'ancien regime de la _gens_ avait deja disparu. On ne
+distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille; on ne
+trouve plus de traces du regime patriarcal, plus de vestiges de noblesse
+religieuse ni de clientele hereditaire; on ne voit que des guerriers egaux
+sous un roi. Il est donc probable qu'une premiere revolution sociale
+s'etait deja accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui
+conduisit ce peuple jusqu'a Sparte. Si l'on compare la societe dorienne du
+neuvieme siecle avec la societe ionienne de la meme epoque, on s'apercoit
+que la premiere etait beaucoup plus avancee que l'autre dans la serie des
+changements. La race ionienne est entree plus tard dans la route des
+revolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite.
+
+Si les Doriens, a leur arrivee a Sparte, n'avaient plus le regime de la
+_gens_, ils n'avaient pas pu s'en detacher encore si completement qu'ils
+n'en eussent garde quelques institutions, par exemple le droit d'ainesse
+et l'inalienabilite du patrimoine. Ces institutions ne tarderent pas a
+retablir dans la societe Spartiate une aristocratie.
+
+Toutes les traditions nous montrent qu'a l'epoque ou parut Lycurgue, il y
+avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles etaient en lutte. La
+royaute avait une tendance naturelle a prendre parti pour la classe
+inferieure. Lycurgue, qui n'etait pas roi, se fit le chef de
+l'aristocratie, et du meme coup il affaiblit la royaute et mit le peuple
+sous le joug. [3]
+
+Les declamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la
+sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inalterable dont on y
+jouissait, sur l'egalite, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire
+illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut-
+etre celle ou l'aristocratie a regne le plus durement et ou l'on a le
+moins connu l'egalite. Il ne faut pas parler du partage des terres; si ce
+partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sur qu'il n'a pas ete
+maintenu. Car au temps d'Aristote, " les uns possedaient des domaines
+immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien; on comptait a peine
+dans toute la Laconie un millier de proprietaires ". [4]
+
+Laissons de cote les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la
+societe Spartiate: nous y trouvons une hierarchie de classes superposees
+l'une a l'autre. Ce sont d'abord les Neodamodes, qui paraissent etre
+d'anciens esclaves affranchis; [5] puis les Epeunactes, qui avaient ete
+admis a combler les vides faits par la guerre parmi les Spartiates; [6] a
+un rang un peu superieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables a
+des clients domestiques, vivaient avec le maitre, lui faisaient cortege,
+partageaient ses occupations, ses travaux, ses fetes, et combattaient a
+cote de lui. [7] Venait ensuite la classe des batards, qui descendaient
+des vrais Spartiates, mais que la religion et la loi eloignaient d'eux;
+[8] puis, encore une classe, qu'on appelait les inferieurs, [Grec:
+hypomeiones], [9] et qui etaient probablement les cadets desherites des
+familles. Enfin au-dessus de tout cela s'elevait la classe aristocratique,
+composee des hommes qu'on appelait les _Egaux_, [Grec: homoioi]. Ces
+hommes etaient, en effet, egaux entre eux, mais fort superieurs a tout le
+reste. Le nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu; nous
+savons seulement qu'il etait tres-restreint. Un jour, un de leurs ennemis
+les compta sur la place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au
+milieu d'une foule de 4,000 individus. [10] Ces egaux avaient seuls part
+au gouvernement de la cite. " Etre hors de cette classe, dit Xenophon,
+c'est etre hors du corps politique. " [11] Demosthenes dit que l'homme qui
+entre dans la classe des Egaux, devient par cela seul " un des maitres du
+gouvernement ". [12] " On les appelle _Egaux_, dit-il encore, parce que
+l'egalite doit regner entre les membres d'une oligarchie. "
+
+Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement precis. Il
+parait qu'il se recrutait par voie d'election; mais le droit d'elire
+appartenait au corps lui-meme, et non pas au peuple. Y etre admis etait ce
+qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte _le prix de la vertu_.
+Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de merite,
+d'age, pour composer cette _vertu_. On voit bien que la naissance ne
+suffisait pas, puisqu'il y avait une election; on peut croire que c'etait
+plutot la richesse qui determinait les choix, dans une ville " qui avait
+au plus haut degre l'amour de l'argent, et ou tout etait permis aux
+riches. " [13]
+
+Quoi qu'il en soit, ces Egaux avaient seuls les droits du citoyen; seuls
+ils composaient l'assemblee; ils formaient seuls ce qu'on appelait a
+Sparte _le peuple_. De cette classe sortaient par voie d'election les
+senateurs, a qui la constitution donnait une bien grande autorite, puisque
+Demosthenes dit que le jour ou un homme entre au Senat, il devient un
+despote pour la foule. [14] Ce Senat, dont les rois etaient de simples
+membres, gouvernait l'Etat suivant le procede habituel des corps
+aristocratiques; des magistrats annuels dont l'election lui appartenait
+indirectement exercaient en son nom une autorite absolue. Sparte avait
+ainsi un regime republicain; elle avait meme tous les dehors de la
+democratie, des rois-pretres, des magistrats annuels, un Senat deliberant,
+une assemblee du peuple. Mais ce peuple n'etait que la reunion de deux ou
+trois centaines d'hommes.
+
+Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'etablissement des ephores, le
+gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composee de quelques riches,
+faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et meme
+sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son energie, par son
+habilete, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois morales,
+elle sut garder le pouvoir pendant cinq siecles. Mais elle suscita de
+cruelles haines et eut a reprimer, un grand nombre d'insurrections.
+
+Nous n'avons pas a parler des complots des Hilotes. Tous ceux des
+Spartiates ne nous sont pas connus; le gouvernement etait trop habile pour
+ne pas chercher a en etouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant
+quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui
+fonderent Tarente etaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le
+gouvernement. Une indiscretion du poete Tyrtee fit connaitre a la Grece
+que pendant les guerres de Messenie un parti avait conspire pour obtenir
+le partage des terres.
+
+Ce qui sauvait Sparte, c'etait la division extreme qu'elle savait mettre
+entre les classes inferieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les
+Laconiens; les Mothaces meprisaient les Neodamodes. Nulle coalition
+n'etait possible, et l'aristocratie, grace a son education militaire et a
+l'etroite union de ses membres, etait toujours assez forte pour tenir tete
+a chacune des classes ennemies.
+
+Les rois essayerent ce qu'aucune classe ne pouvait realiser. Tous ceux
+d'entre eux qui aspirerent a sortir de l'etat d'inferiorite ou
+l'aristocratie les tenait, chercherent un appui chez les hommes de
+condition inferieure. Pendant la guerre medique, Pausanias forma le projet
+de relever a la fois la royaute et les basses classes, en renversant
+l'oligarchie. Les Spartiates le firent perir, l'accusant d'avoir noue des
+relations avec le roi de Perse; son vrai crime etait plutot d'avoir eu la
+pensee d'affranchir les Hilotes. [15] On peut compter dans l'histoire
+combien sont nombreux les rois qui furent exiles par les ephores; la cause
+de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit: " Les rois de
+Sparte, pour tenir tete aux ephores et au Senat, se faisaient
+demagogues. " [16]
+
+En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique.
+Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas a la classe des Egaux, etait le
+chef des conjures. Quand il voulait affilier un homme au complot, il le
+menait sur la place publique, et lui faisait compter les citoyens; en y
+comprenant les rois, les ephores, les senateurs, on arrivait au chiffre
+d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors: " Ces gens-la sont nos
+ennemis; tous les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre
+de plus de quatre mille, sont nos allies. " Il ajoutait: " Quand tu
+rencontres dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un
+maitre; tous les autres hommes sont des amis. " Hilotes, Laconiens,
+Neodamodes, [Grec: hypomeiones], tous etaient associes, cette fois, et
+etaient les complices de Cinadon; " car tous, dit l'historien, avaient une
+telle haine pour leurs maitres qu'il n'y en avait pas un seul parmi eux
+qui n'avouat qu'il lui serait agreable de les devorer tout crus. " Mais le
+gouvernement de Sparte etait admirablement servi: il n'y avait pas pour
+lui de secret. Les ephores pretendirent que les entrailles des victimes
+leur avaient revele le complot. On ne laissa pas aux conjures le temps
+d'agir: on mit la main sur eux, et on les fit perir secretement.
+L'oligarchie fut encore une fois sauvee. [17]
+
+A la faveur de ce gouvernement, l'inegalite alla grandissant toujours. La
+guerre du Peloponese et les expeditions en Asie avaient fait affluer
+l'argent a Sparte; mais il s'y etait repandu d'une maniere fort inegale,
+et n'avait enrichi que ceux qui etaient deja riches. En meme temps, la
+petite propriete disparut. Le nombre des proprietaires, qui etait encore
+de mille au temps d'Aristote, etait reduit a cent, un siecle apres lui.
+[18] Le sol etait tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait
+ni industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les
+riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une
+part etaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le tres-grand
+nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous presente, dans la vie
+d'Agis et dans celle de Cleomene, un tableau de la societe Spartiate; on y
+voit un amour effrene de la richesse, tout mis au-dessous d'elle; chez
+quelques-uns le luxe, la mollesse, le desir d'augmenter sans fin leur
+fortune; hors de la, rien qu'une tourbe miserable, indigente, sans droits
+politiques, sans aucune valeur dans la cite, envieuse, haineuse, et qu'un
+tel etat social condamnait a desirer une revolution.
+
+Quand l'oligarchie eut ainsi pousse les choses aux dernieres limites du
+possible, il fallut bien que la revolution s'accomplit, et que la
+democratie, arretee et contenue si longtemps, brisat a la fin ses digues.
+On devine bien aussi qu'apres une si longue compression la democratie ne
+devait pas s'arreter a des reformes politiques, mais qu'elle devait
+arriver du premier coup aux reformes sociales.
+
+Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'etaient plus, en y
+comprenant toutes les classes diverses, que sept cents), et l'affaissement
+des caracteres, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal
+des changements ne vint pas des classes inferieures. Il vint d'un roi.
+Agis essaya d'accomplir cette inevitable revolution par des moyens legaux:
+ce qui augmenta pour lui les difficultes de l'entreprise. Il presenta au
+Senat, c'est-a-dire aux riches eux-memes, deux projets de loi pour
+l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'etre
+trop surpris que le Senat n'ait pas rejete ces propositions; Agis avait
+peut-etre pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptees. Mais, les lois
+une fois votees, restait a les mettre a execution; or ces reformes sont
+toujours tellement difficiles a accomplir que les plus hardis y echouent.
+Agis, arrete court par la resistance des ephores, fut contraint de sortir
+de la legalite: il deposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre
+autorite; puis il arma ses partisans et etablit, durant une annee, un
+regime de terreur. Pendant ce temps-la il put appliquer la loi sur les
+dettes et faire bruler tous les titres de creance sur la place publique.
+Mais il n'eut pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis
+hesita sur ce point et s'il fut effraye de son oeuvre, ou si l'oligarchie
+repandit contre lui d'habiles accusations; toujours est-il que le peuple
+se detacha de lui et le laissa tomber. Les ephores l'egorgerent, et le
+gouvernement aristocratique fut retabli.
+
+Cleomene reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de
+scrupules. Il commenca par massacrer les ephores, supprima hardiment cette
+magistrature, qui etait odieuse aux rois et au parti populaire, et
+proscrivit les riches. Apres ce coup d'Etat, il opera la revolution,
+decreta le partage des terres, et donna le droit de cite a quatre mille
+Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cleomene n'avouaient
+qu'ils faisaient une revolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom
+du vieux legislateur Lycurgue, pretendaient ramener Sparte aux antiques
+coutumes. Assurement la constitution de Cleomene en etait fort eloignee.
+Le roi etait veritablement un maitre absolu; aucune autorite ne lui
+faisait contre-poids; il regnait a la facon des tyrans qu'il y avait alors
+dans la plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait
+d'avoir obtenu des terres, paraissait se soucier fort peu des libertes
+politiques. Cette situation ne dura pas longtemps. Cleomene voulut etendre
+le regime democratique a tout le Peloponese, ou Aratus, precisement a
+cette epoque, travaillait a etablir un regime de liberte et de sage
+aristocratie. Dans toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de
+Cleomene, esperant obtenir, comme a Sparte, une abolition des dettes et un
+partage des terres. C'est cette insurrection imprevue des basses classes
+qui obligea Aratus a changer tous ses plans; il crut pouvoir compter sur
+la Macedoine, dont le roi Antigone Doson avait alors pour politique de
+combattre partout les tyrans et le parti populaire, et il l'introduisit
+dans le Peloponese. Antigone et les Acheens vainquirent Cleomene a
+Sellasie. La democratie spartiate fut encore une fois abattue, et les
+Macedoniens retablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant Jesus-
+Christ).
+
+Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles;
+une annee, trois ephores qui etaient favorables au parti populaire,
+massacrerent leurs deux collegues: l'annee suivante, les cinq ephores
+appartenaient au parti oligarchique; le peuple prit les armes et les
+egorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois; le peuple voulut en
+avoir; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce
+qui ne s'etait jamais vu a Sparte. Ce roi nomme Lycurgue fut deux fois
+renverse du trone, une premiere fois par le peuple, parce qu'il refusait
+de partager les terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on
+le soupconnait de vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit;
+mais apres lui on voit a Sparte un tyran, Machanidas; preuve certaine que
+le parti populaire avait pris le dessus.
+
+Philopemen qui, a la tete de la ligue acheenne, faisait partout la guerre
+aux tyrans democrates, vainquit et tua Machanidas. La democratie Spartiate
+adopta aussitot un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cite a
+tous les hommes libres, elevant les Laconiens eux-memes au rang des
+Spartiates; il alla jusqu'a affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des
+tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les
+riches; " il proscrivit ou fit perir ceux que leur richesse elevait au-
+dessus des autres ".
+
+Cette nouvelle Sparte democratique ne manqua pas de grandeur; Nabis mit
+dans la Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il
+assujettit a Sparte la Messenie, une partie de l'Arcadie, l'Elide. Il
+s'empara d'Argos. Il forma une marine, ce qui etait bien eloigne des
+anciennes traditions de l'aristocratie spartiate; avec sa flotte il domina
+sur toutes les iles qui entourent le Peloponese, et etendit son influence
+jusque sur la Crete. Partout il soulevait la democratie; maitre d'Argos,
+son premier soin fut de confisquer les biens des riches, d'abolir les
+dettes, et de partager les terres. On peut voir dans Polybe combien la
+ligue acheenne avait de haine pour ce tyran democrate. Elle determina
+Flamininus a lui faire la guerre au nom de Rome. Dix mille Laconiens, sans
+compter les mercenaires, prirent les armes pour defendre Nabis. Apres un
+echec, il voulait faire la paix; le peuple s'y refusa; tant la cause du
+tyran etait celle de la democratie! Flamininus vainqueur lui enleva une
+partie de ses forces, mais le laissa regner en Laconie, soit que
+l'impossibilite de retablir l'ancien gouvernement fut trop evidente, soit
+qu'il fut conforme a l'interet de Rome que quelques tyrans fissent contre-
+poids a la ligue acheenne. Nabis fut assassine plus tard par un Eolien;
+mais sa mort ne retablit pas l'oligarchie; les changements qu'il avait
+accomplis dans l'etat social, furent maintenus apres lui, et Rome elle-
+meme se refusa a remettre Sparte dans son ancienne situation.
+
+
+NOTES
+
+[1] Thucydide, I, 18.
+
+[2] Thucydide, V, 68.
+
+[3] Voy. plus haut, p. 284.
+
+[4] Aristote, _Politique_, II, 6, 10 et 11.
+
+[5] Myron de Priene, dans Athenee, VI.
+
+[6] Theopompe, dans Athenee, VI.
+
+[7] Athenee, VI, 102. Plutarque, _Cleomene_, 8. Elien, XII, 43.
+
+[8] Aristote, _Politique_, VIII, 6 (V, 6). Xenophon, _Helleniques_, V, 3,
+9.
+
+[9] Xenophon, _Helleniques_, III, 3, 6.
+
+[10] Xenophon, _Helleniques_, III, 3, 5.
+
+[11] Xenophon, _Gouv. de Laced._, 10.
+
+[12] Demosthenes, _in Leptin._, 107.
+
+[13] [Grec: Ha philochraematia Spartan eloi]: c'etait deja un proverbe en
+Grece au temps d'Aristote. Zenobius. II, 24. Aristote, _Politique_, VIII,
+6, 7 (V, 6).
+
+[14] Demosthenes, _in Leptin._, 107. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 10.
+
+[15] Aristote, _Politique_, VIII, 1 (V, 1). Thucydide I, 13, 2.
+
+[16] Aristote, _Politique_, II, 6, 14.
+
+[17] Xenophon, _Helleniques_, III, 3.
+
+[18] Plutarque, _Agis_, 5.
+
+
+
+
+LIVRE V.
+
+LE REGIME MUNICIPAL DISPARAIT.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+NOUVELLES CROYANCES; LA PHILOSOPHIE CHANGE LES REGLES DE LA POLITIQUE.
+
+
+On a vu dans ce qui precede comment le regime municipal s'etait constitue
+chez les anciens. Une religion tres-antique avait fonde d'abord la
+famille, puis la cite; elle avait etabli d'abord le droit domestique et le
+gouvernement de la _gens_, ensuite les lois civiles et le gouvernement
+municipal. L'Etat etait etroitement lie a la religion; il venait d'elle et
+se confondait avec elle. C'est pour cela que, dans la cite primitive,
+toutes les institutions politiques avaient ete des institutions
+religieuses, les fetes des ceremonies du culte, les lois des formules
+sacrees, les rois et les magistrats des pretres. C'est pour cela encore
+que la liberte individuelle avait ete inconnue, et que l'homme n'avait pas
+pu soustraire sa conscience elle-meme a l'omnipotence de la cite. C'est
+pour cela enfin que l'Etat etait reste borne aux limites d'une ville, et
+n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux lui avaient
+tracee a l'origine. Chaque cite avait non-seulement son independance
+politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le droit, le
+gouvernement, tout etait municipal. La cite etait la seule force vive;
+rien au-dessus, rien au-dessous; ni unite nationale ni liberte
+individuelle.
+
+Il nous reste a dire comment ce regime a disparu, c'est-a-dire comment, le
+principe de l'association humaine etant change, le gouvernement, la
+religion, le droit ont depouille ce caractere municipal qu'ils avaient eu
+dans l'antiquite.
+
+La ruine du regime politique que la Grece et l'Italie avaient cree, peut
+se rapporter a deux causes principales. L'une appartient a l'ordre des
+faits moraux et intellectuels, l'autre a l'ordre des faits materiels; la
+premiere est la transformation des croyances, la seconde est la conquete
+romaine. Ces deux grands faits sont du meme temps; ils se sont developpes
+et accomplis ensemble pendant la serie de six siecles qui precede notre
+ere.
+
+La religion primitive, dont les symboles etaient la pierre immobile du
+foyer et le tombeau des ancetres, religion qui avait constitue la famille
+antique et organise ensuite la cite, s'altera avec le temps et vieillit.
+L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On
+commenca a avoir l'idee de la nature immaterielle; la notion de l'ame
+humaine se precisa, et presque en meme temps celle d'une intelligence
+divine surgit dans les esprits.
+
+Que dut-on penser alors des divinites du premier age, de ces morts qui
+vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient ete des hommes,
+de ces ancetres sacres qu'il fallait continuer a nourrir d'aliments? Une
+telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'etaient plus au
+niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces prejuges, si grossiers
+qu'ils fussent, ne furent pas aisement arraches de l'esprit du vulgaire:
+ils y regnerent longtemps encore; mais des le cinquieme siecle avant notre
+ere, les hommes qui reflechissaient s'etaient affranchis de ces erreurs.
+Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient a l'aneantissement,
+les autres a une seconde existence toute spirituelle dans un monde des
+ames; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vecut dans la
+tombe, se nourrissant d'offrandes. On commencait aussi a se faire une idee
+trop haute du divin pour qu'on put persister a croire que les morts
+fussent des dieux. On se figurait, au contraire, l'ame humaine allant
+chercher dans les champs Elysees sa recompense ou allant payer la peine de
+ses fautes; et par un notable progres, on ne divinisait plus parmi les
+hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au-
+dessus de l'humanite.
+
+L'idee de la divinite se transformait peu a peu, par l'effet naturel de la
+puissance plus grande de l'esprit. Cette idee, que l'homme avait d'abord
+appliquee a la force invisible qu'il sentait en lui-meme, il la transporta
+aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature,
+en attendant qu'il s'elevat jusqu'a la conception d'un etre qui fut en
+dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Heros
+perdirent l'adoration de tout ce qui pensait.
+
+Quant au foyer, qui ne parait avoir eu de sens qu'autant qu'il se
+rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua a
+avoir dans la maison un foyer domestique, a le saluer, a l'adorer, a lui
+offrir la libation; mais ce n'etait plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune
+foi ne vivifiait plus.
+
+Le foyer des villes ou prytanee fut entraine insensiblement dans le
+discredit ou tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il
+signifiait; on avait oublie que le feu toujours vivant du prytanee
+representait la vie invisible des ancetres, des fondateurs, des Heros
+nationaux. On continuait a entretenir ce feu, a faire les repas publics, a
+chanter les vieux hymnes: vaines ceremonies, dont on n'osait pas se
+debarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens.
+
+Meme les divinites de la nature, qu'on avait associees aux foyers,
+changerent de caractere. Apres avoir commence par etre des divinites
+domestiques, apres etre devenues des divinites de cite, elles se
+transformerent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les etres
+differents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'etre
+qu'un seul et meme etre; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut
+embarrasse de la multitude des divinites, et il sentit le besoin d'en
+reduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun a
+une famille ou a une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain
+et veillaient sur l'univers. Les poetes allaient de ville en ville et
+enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cite, des chants
+nouveaux ou il n'etait parle ni des dieux Lares ni des divinites poliades,
+et ou se disaient les legendes des grands dieux de la terre et du ciel; et
+le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour
+cette poesie nouvelle, qui n'etait pas fille de la religion, mais de l'art
+et de l'imagination libre. En meme temps, quelques grands sanctuaires,
+comme ceux de Delphes et de Delos, attiraient les hommes et leur faisaient
+oublier les cultes locaux. Les Mysteres et la doctrine qu'ils contenaient,
+les habituaient a dedaigner la religion vide et insignifiante de la cite.
+
+Ainsi une revolution intellectuelle s'opera lentement et obscurement. Les
+pretres memes ne lui opposaient pas de resistance; car des que les
+sacrifices continuaient a etre accomplis aux jours marques, il leur
+semblait que l'ancienne religion etait sauve; les idees pouvaient changer
+et la foi perir, pourvu que les rites ne recussent aucune atteinte. Il
+arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiees, les croyances
+se transformerent, et que la religion domestique et municipale perdit tout
+empire sur les ames.
+
+Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les regles de la
+vieille politique. Il etait impossible de toucher aux opinions des hommes
+sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement.
+Pythagore, ayant la conception vague de l'Etre supreme, dedaigna les
+cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetat les vieux modes de
+gouvernement et essayat de fonder une societe nouvelle.
+
+Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui regne sur tous les hommes et
+sur tous les etres. En s'ecartant des croyances anciennes, il s'eloigna
+aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du
+prytanee, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen; il
+fuyait les assemblees et ne voulait pas etre magistrat. Sa doctrine
+portait atteinte a la cite; les Atheniens le frapperent d'une sentence de
+mort.
+
+Les Sophiates vinrent ensuite et ils exercerent plus d'action que ces deux
+grands esprits. C'etaient des hommes ardents a combattre les vieilles
+erreurs. Dans la lutte qu'ils engagerent contre tout ce qui tenait au
+passe, ils ne menagerent pas plus les institutions de la cite que les
+prejuges de la religion. Ils examinerent et discuterent hardiment les lois
+qui regissaient encore l'Etat et la famille. Ils allaient de ville en
+ville, prechant des principes nouveaux, enseignant non pas precisement
+l'indifference au juste et a l'injuste, mais une nouvelle justice, moins
+etroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle,
+et degagee des formules des ages anterieurs. Ce fut une entreprise hardie,
+qui souleva une tempete de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir
+ni religion, ni morale, ni patriotisme. La verite est que sur toutes ces
+choses ils n'avaient pas une doctrine bien arretee, et qu'ils croyaient
+avoir assez fait quand ils avaient combattu des prejuges. Ils remuaient,
+comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait ete immobile. Ils placaient la
+regle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience
+humaine, et non pas dans les coutumes des ancetres, dans l'immuable
+tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un Etat, il ne
+suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrees, mais qu'il
+fallait persuader les hommes et agir sur des volontes libres. A la
+connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et
+de parler, la dialectique et la rhetorique. Leurs adversaires avaient pour
+eux la tradition; eux, ils eurent l'eloquence et l'esprit.
+
+Une fois que la reflexion eut ete ainsi eveillee, l'homme ne voulut plus
+croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner
+sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles
+lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la
+bouche d'un sophiste ces belles paroles: " Vous tous qui etes ici, je vous
+regarde comme parents entre vous. La nature, a defaut de la loi, vous a
+faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence a la
+nature en bien des occasions. " Opposer ainsi la nature a la loi et a la
+coutume, c'etait s'attaquer au fondement meme de la politique ancienne. En
+vain les Atheniens chasserent Protagonas et brulerent ses ecrits; le coup
+etait porte le resultat de l'enseignement des Sophistes avait ete immense.
+L'autorite des institutions disparaissait avec l'autorite des dieux
+nationaux, et l'habitude du libre examen s'etablissait dans les maisons et
+sur la place publique.
+
+Socrate, tout an reprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de
+douter, etait pourtant de leur ecole. Comme eux, il repoussait l'empire de
+la tradition, et croyait que les regles de la conduite etaient gravees
+dans la conscience humaine. Il ne differait d'eux qu'en ce qu'il etudiait
+cette conscience religieusement et avec le ferme desir d'y trouver
+l'obligation d'etre juste et de faire le bien. Il mettait la verite au-
+dessus de la coutume, la justice au dessus de la loi. Il degageait la
+morale de la religion; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un
+arret des anciens dieux; il montra que le principe du devoir est dans
+l'ame de l'homme. En tout cela, qu'il le voulut ou non, il faisait la
+guerre aux cultes de la cite. En vain prenait-il soin d'assister a toutes
+les fetes et de prendre part aux sacrifices; ses croyances et ses paroles
+dementaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui etait le
+contraire de la religion de la cite. On l'accusa avec verite " de ne pas
+adorer les dieux que l'Etat adorait ". On le fit perir pour avoir attaque
+les coutumes et les croyances des ancetres, ou, comme on disait, pour
+avoir corrompu la generation presente. L'impopularite de Socrate et les
+violentes coleres de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux
+habitudes religieuses de cette societe athenienne, ou il y avait tant de
+pretres, et ou ils etaient si puissants. Mais la revolution que les
+Sophistes avaient commencee, et que Socrate avait reprise avec plus de
+mesure, ne fut pas arretee par la mort d'un vieillard. La societe grecque
+s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances
+et des vieilles institutions.
+
+Apres lui, les philosophes discuterent en toute liberte les principes et
+les regles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthenes,
+Speusippe, Aristote, Theophraste et beaucoup d'autres, ecrivirent des
+traites sur la politique. On chercha, on examina; les grands problemes de
+l'organisation de l'Etat, de l'autorite et de l'obeissance, des
+obligations et des droits, se poserent a tous les esprits.
+
+Sans doute la pensee ne peut pas se degager aisement des liens que lui a
+faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des
+vieilles idees. L'Etat qu'il imagine, c'est encore la cite antique; il est
+etroit; il ne doit contenir que 5,000 membres. Le gouvernement y est
+encore regle par les anciens principes; la liberte y est inconnue; le but
+que le legislateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que
+la surete et la grandeur de l'association. La famille meme est presque
+etouffee, pour qu'elle ne fasse pas concurrence a la cite; l'Etat seul est
+proprietaire; seul il est libre; seul il a une volonte; seul il a une
+religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit perir.
+Pourtant au milieu de tout cela, les idees nouvelles se font jour. Platon
+proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la regle de la morale
+et de la politique est en nous-memes, que la tradition n'est rien, que
+c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes
+qu'autant qu'elles sont conformes a la nature humaine.
+
+Ces idees sont encore plus precises chez Aristote. " La loi, dit-il, c'est
+la raison. " Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme
+a la coutume des peres, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'a mesure
+que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de cote le
+respect des ancetres: " Nos premiers peres, dit-il, qu'ils soient nes du
+sein de la terre ou qu'ils aient survecu a quelque deluge, ressemblaient,
+suivant toute apparence, a ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de
+plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une evidente absurdite a s'en
+tenir a l'opinion de ces gens-la. " Aristote, comme tous les philosophes,
+meconnaissait absolument l'origine religieuse de la societe humaine; il ne
+parle pas des prytanees; il ignore que ces cultes locaux aient ete le
+fondement de l'Etat. " L'Etat, dit-il, n'est pas autre chose qu'une
+association d'etres egaux recherchant en commun une existence heureuse et
+facile. " Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des societes,
+et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois
+sociales et l'idee de patrie. [1]
+
+L'ecole cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-meme. Diogene se
+vantait de n'avoir droit de cite nulle part, et Crates disait que sa
+patrie a lui c'etait le mepris de l'opinion des autres. Les cyniques
+ajoutaient cette verite alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de
+l'univers et que la patrie n'est pas l'etroite enceinte d'une ville. Ils
+consideraient le patriotisme municipal comme un prejuge, et supprimaient
+du nombre des sentiments l'amour de la cite.
+
+Par degout ou par dedain, les philosophes s'eloignaient de plus en plus
+des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du
+citoyen; Platon avait essaye de travailler pour l'Etat en le reformant.
+Aristote, deja plus indifferent, se borna au role d'observateur et fit de
+l'Etat un objet d'etudes scientifiques. Les epicuriens laisserent de cote
+les affaires publiques. " N'y mettez pas la main, disait Epicure, a moins
+que quelque puissance superieure ne vous y contraigne. " Les cyniques ne
+voulaient meme pas etre citoyens.
+
+Les stoiciens revinrent a la politique. Zenon, Cleanthe, Chrysippe
+ecrivirent de nombreux traites sur le gouvernement des Etats. Mais leurs
+principes etaient fort eloignes de la vieille politique municipale. Voici
+en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient
+leurs ecrits. " Zenon, dans son traite sur le gouvernement, s'est propose
+de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel deme ou de
+telle ville, separes les uns des autres par un droit particulier et des
+lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des
+concitoyens, comme si nous appartenions tous au meme deme et a la meme
+cite. " [2] On voit par la quel chemin les idees avaient parcouru de
+Socrate a Zenon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il
+pouvait, les dieux de l'Etat. Platon ne concevait pas encore d'autre
+gouvernement que celui d'une cite. Zenon passe par-dessus ces etroites
+limites de l'association humaine. Il dedaigne les divisions que la
+religion des vieux ages a etablies. Comme il concoit le Dieu de l'univers,
+il a aussi l'idee d'un Etat ou entrerait le genre humain tout entier. [3]
+
+Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoicisme, en elargissant
+l'association humaine, emancipe l'individu. Comme il repousse la religion
+de la cite, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que
+la personne humaine soit sacrifiee a l'Etat. Il distingue et separe
+nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins
+la conscience. Il dit a l'homme qu'il doit se renfermer en lui-meme,
+trouver en lui le devoir, la vertu, la recompense. Il ne lui defend pas de
+s'occuper des affaires publiques; il l'y invite meme, mais en
+l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son
+amelioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa
+conscience doit rester independante. Grand principe, que la cite antique
+avait toujours meconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des regles
+les plus saintes de la politique.
+
+On commence alors a comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs
+envers l'Etat, d'autres vertus que les vertus civiques. L'ame s'attache a
+d'autres objets qu'a la patrie. La cite ancienne avait ete si puissante et
+si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de
+toutes ses vertus; elle avait ete la regle du beau et du bien, et il n'y
+avait eu d'heroisme que pour elle. Mais voici que Zenon enseigne a l'homme
+qu'il a une dignite, non de citoyen, mais d'homme; qu'outre ses devoirs
+envers la loi, il en a envers lui-meme, et que le supreme merite n'est pas
+de vivre ou de mourir pour l'Etat, mais d'etre vertueux et de plaire a la
+divinite. Vertus un peu egoistes et qui laisserent tomber l'independance
+nationale et la liberte, mais par lesquelles l'individu grandit. Les
+vertus publiques allerent deperissant, mais les vertus personnelles se
+degagerent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord a lutter,
+soit contre la corruption generale, soit contre le despotisme. Mais elles
+s'enracinerent peu a peu dans l'humanite; a la longue elles devinrent une
+puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien
+que les regles de la politique fussent modifiees pour qu'une place libre
+leur fut faite.
+
+Ainsi se transformerent peu a peu les croyances; la religion municipale,
+fondement de la cite, s'eteignit; le regime municipal, tel que les anciens
+l'avaient concu, dut tomber avec elle. On se detachait insensiblement de
+ces regles rigoureuses et de ces formes etroites du gouvernement. Des
+idees plus hautes sollicitaient les hommes a former des societes plus
+grandes. On etait entraine vers l'unite; ce fut l'aspiration generale des
+deux siecles qui precederent notre ere. Il est vrai que les fruits que
+portent ces revolutions de l'intelligence, sont tres-lents a murir. Mais
+nous allons voir, en etudiant la conquete romaine, que les evenements
+marchaient dans le meme sens que les idees, qu'ils tendaient comme elles a
+la ruine du vieux regime municipal, et qu'ils preparaient de nouveaux
+modes de gouvernement.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4).
+
+[2] Pseudo-Plutarque, _Fortune d'Alexandre_, 1.
+
+[3] L'idee de la cite universelle est exprimee par Seneque, _ad Mareiam_,
+4; _De tranquillitate_, 14; par Plutarque, _De exsilio_; par Marc-Aurele:
+" Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie; comme homme, le monde. "
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LA CONQUETE ROMAINE.
+
+
+Il parait, au premier abord, bien surprenant que parmi les mille cites de
+la Grece et de l'Italie il s'en soit trouve une qui ait ete capable
+d'assujettir toutes les autres. Ce grand evenement est pourtant explicable
+par les causes ordinaires qui determinent la marche des affaires humaines.
+La sagesse de Rome a consiste, comme toute sagesse, a profiter des
+circonstances favorables qu'elle rencontrait.
+
+On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquete romaine deux periodes.
+L'une concorde avec le temps ou le vieil esprit municipal avait encore
+beaucoup de force; c'est alors que Rome eut a surmonter le plus
+d'obstacles. La seconde appartient au temps ou l'esprit municipal etait
+fort affaibli; la conquete devint alors facile et s'accomplit rapidement.
+
+ _1 Quelques mots sur les origines et la population de Rome_.
+
+Les origines de Rome et la composition de son peuple sont dignes de
+remarque. Elles expliquent le caractere particulier de sa politique et le
+role exceptionnel qui lui fut devolu, des le commencement, au milieu des
+autres cites.
+
+La race romaine etait etrangement melee. Le fond principal etait latin et
+originaire d'Albe; mais ces Albains eux-memes, suivant des traditions
+qu'aucune critique ne nous autorise a rejeter, se composaient de deux
+populations associees et non confondues: l'une etait la race aborigene,
+veritables Latins; l'autre etait d'origine etrangere, et on la disait
+venue de Troie, avec Enee, le pretre-fondateur; elle etait peu nombreuse,
+suivant toute apparence, mais elle etait considerable par le culte et les
+institutions qu'elle avait apportes avec elle. [1]
+
+Ces Albains, melange de deux races, fonderent Rome en un endroit ou
+s'elevait deja une autre ville, Pallantium, fondee par des Grecs. Or, la
+population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du
+culte grec s'y conserverent. [2] Il y avait aussi, a l'endroit ou fut plus
+tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir ete fondee par Hercule, et
+dont les familles se perpetuerent distinctes du reste de la population
+romaine, pendant toute la duree de la republique. [3]
+
+Ainsi, a Rome toutes les races s'associent et se melent: il y a des
+Latins, des Troyens, des Grecs; il y aura bientot des Sabins et des
+Etrusques. Voyez les diverses collines: le Palatin est la ville latine,
+apres avoir ete la ville d'Evandre; le Capitolin, apres avoir ete la
+demeure des compagnons d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius.
+Le Quirinal recoit son nom des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus.
+Le Coelius parait avoir ete habite des l'origine par des Etrusques. [4]
+Rome ne semblait pas une seule ville; elle semblait une confederation de
+plusieurs villes, dont chacune se rattachait par son origine a une autre
+confederation. Elle etait le centre ou Latins, Etrusques, Sabelliens et
+Grecs se rencontraient.
+
+Son premier roi fut un Latin; le second un Sabin; le cinquieme etait, dit-
+on, fils d'un Grec; le sixieme fut un Etrusque.
+
+Sa langue etait un compose des elements les plus divers; le latin y
+dominait; mais les racines sabelliennes y etaient nombreuses, et on y
+trouvait plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de
+l'Italie centrale. Quant a son nom meme, on ne savait pas a quelle langue
+il appartenait. Suivant les uns, Rome etait un mot troyen; suivant
+d'autres, un mot grec; il y a des raisons de le croire latin, mais
+quelques anciens le croyaient etrusque.
+
+Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversite
+d'origine. Au temps d'Auguste, il y avait encore une cinquantaine de
+familles qui, en remontant la serie de leurs ancetres, arrivaient a des
+compagnons d'Enee. [5] D'autres se disaient issues des Arcadiens
+d'Evandre, et depuis un temps immemorial, les hommes de ces familles
+portaient sur leur chaussure, comme signe distinctif, un petit croissant
+d'argent. [6] Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on
+appelait les compagnons d'Hercule, et leur descendance etait prouvee par
+le culte hereditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius
+etaient venus d'Albe apres la conquete de cette ville. Beaucoup de
+familles joignaient a leur nom un surnom qui rappelait leur origine
+etrangere; il y avait ainsi les Sulpicius Camerinus, les Cominius
+Auruncus, les Sicinius Sabinus, les Claudius Regillensis, les Aquillius
+Tuscus. La famille Nautia etait troyenne; les Aurelius etaient Sabins; les
+Caecilius venaient de Preneste; les Octaviens etaient originaires de
+Velitres.
+
+L'effet de ce melange des populations les plus diverses etait que Rome
+avait des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle
+pouvait se dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, etrusque
+avec les Etrusques, et grecque avec les Grecs.
+
+Son culte national etait aussi un assemblage de plusieurs cultes,
+infiniment divers, dont chacun la rattachait a l'un de ces peuples. Elle
+avait les cultes grecs d'Evandre et d'Hercule, elle se vantait de posseder
+le palladium troyen. Ses penates etaient dans la ville latine de Lavinium:
+elle adopta des l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu
+sabin, Quirinus, s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa a
+Romulus, son fondateur. Elle avait aussi les dieux des Etrusques, et leurs
+fetes, et leur augurat, et jusqu'a leurs insignes sacerdotaux.
+
+Dans un temps ou nul n'avait le droit d'assister aux fetes religieuses
+d'une nation, s'il n'appartenait a cette nation par la naissance, le
+Romain avait cet avantage incomparable de pouvoir prendre part aux feries
+latines, aux fetes sabines, aux fetes etrusques et aux jeux olympiques.
+[7] Or, la religion etait un lien puissant. Quand deux villes avaient un
+culte commun, elles se disaient parentes; elles devaient se regarder comme
+alliees, et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquite,
+d'autre union que celle que la religion etablissait. Aussi Rome
+conservait-elle avec grand soin tout ce qui pouvait servir de temoignage
+de cette precieuse parente avec les autres nations. Aux Latins, elle
+presentait ses traditions sur Romulus; aux Sabins, sa legende de Tarpeia
+et de Tatius; elle alleguait aux Grecs les vieux hymnes qu'elle possedait
+en l'honneur de la mere d'Evandre, hymnes qu'elle ne comprenait plus, mais
+qu'elle persistait a chanter. Elle gardait aussi avec la plus grande
+attention le souvenir d'Enee; car, si par Evandre elle pouvait se dire
+parente des Peloponesiens, [8] par Enee elle l'etait de plus de trente
+villes [9] repandues en Italie, en Sicile, en Grece, en Thrace et en Asie
+Mineure, toutes ayant eu Enee pour fondateur ou etant colonies de villes
+fondees par lui, toutes ayant, par consequent, un culte commun avec Rome.
+On peut voir dans les guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en
+Grece contre Philippe, quel parti elle tira de cette antique parente.
+
+La population romaine etait donc un melange de plusieurs races, son culte
+un assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de
+plusieurs foyers. Elle etait presque la seule cite que sa religion
+municipale n'isolat pas de toutes les autres. Elle touchait a toute
+l'Italie, a toute la Grece. Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne
+put admettre a son foyer.
+
+
+_2 Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jesus-Christ)._
+
+Pendant les siecles ou la religion municipale etait partout en vigueur,
+Rome regla sa politique sur elle.
+
+On dit que le premier acte de la nouvelle cite fut d'enlever quelques
+femmes sabines: legende qui parait bien invraisemblable, si l'on songe a
+la saintete du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que
+la religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cites
+differentes, a moins que ces deux cites n'eussent un lien d'origine ou un
+culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe,
+d'ou ils etaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres
+voisins, les Sabins. Ce que Romulus voulut conquerir tout d'abord, ce
+n'etaient pas quelques femmes, c'etait le droit de mariage, c'est-a-dire
+le droit de contracter des relations regulieres avec la population sabine.
+Pour cela, il lui fallait etablir entre elle et lui un lien religieux; il
+adopta donc le culte du dieu sabin Consus et en celebra la fete. [10] La
+tradition ajoute que pendant cette fete il enleva les femmes; s'il avait
+fait ainsi, les mariages n'auraient pas pu etre celebres suivant les
+rites, puisque le premier acte et le plus necessaire du mariage etait la
+_traditio in manum_, c'est-a-dire le don de la fille par le pere; Romulus
+aurait manque son but. Mais la presence des Sabins et de leurs familles a
+la ceremonie religieuse et leur participation au sacrifice etablissaient
+entre les deux peuples un lien tel que le _connubium_ ne pouvait plus etre
+refuse. Il n'etait pas besoin d'enlevement; la fete avait pour consequence
+naturelle le droit de mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les
+textes et les hymnes anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariees
+suivant les rites les plus solennels, ce que confirment Plutarque et
+Ciceron. Il est digne de remarquer que le premier effort des Romains ait
+eu pour resultat de faire tomber les barrieres que la religion municipale
+mettait entre eux et un peuple voisin. Il ne nous est pas parvenu de
+legende analogue relativement a l'Etrurie; mais il parait bien certain que
+Rome avait avec ce pays les memes relations qu'avec le Latium et la
+Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par le sang a
+tout ce qui etait autour d'elle. Elle tenait a avoir le _connubium_ avec
+toutes les cites, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance
+de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cites, ses
+sujettes, l'eussent entre elles. [11]
+
+Rome entra ensuite dans la longue serie de ses guerres. La premiere fut
+contre les Sabins de Tatius; elle se termina par une alliance religieuse
+et politique entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre a
+Albe; les historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle
+en fut une colonie. C'est precisement parce qu'elle en etait une colonie,
+qu'elle jugea necessaire de la detruire. Toute metropole, en effet,
+exercait sur ses colonies une suprematie religieuse; or, la religion avait
+alors tant d'empire que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait etre
+qu'une cite dependante, et que ses destinees etaient a jamais arretees.
+
+Albe detruite, Rome ne se contenta pas de n'etre plus une colonie; elle
+pretendit s'elever au rang de metropole, en heritant des droits et de la
+suprematie religieuse qu'Albe avait exerces jusque-la sur ses trente
+colonies du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la
+presidence du sacrifice des feries latines. C'etait le moyen d'acquerir le
+seul genre de superiorite et de domination que l'on concut en ce temps-la.
+
+Elle eleva chez elle un temple a Diana; elle obligea les Latins a venir y
+faire des sacrifices; elle y attira meme les Sabins. [12] Par la elle
+habitua les deux peuples a partager avec elle, sous sa presidence, les
+fetes, les prieres, les chairs sacrees des victimes. Elle les reunit sous
+sa suprematie religieuse.
+
+Rome est la seule cite qui ait su par la guerre augmenter sa population.
+Elle eut une politique inconnue a tout le reste du monde greco-italien;
+elle s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les
+habitants des villes prises, et des vaincus fit peu a peu des Romains. En
+meme temps elle envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette
+maniere elle semait Rome partout; car ses colons, tout en formant des
+cites distinctes au point de vue politique, conservaient avec la metropole
+la communaute religieuse; or, c'etait assez pour qu'ils fussent contraints
+de subordonner leur politique a la sienne, de lui obeir, et de l'aider
+dans toutes ses guerres.
+
+Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait
+a elle tous les cultes des cites voisines. Elle s'attachait autant a
+conquerir les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veii,
+d'un Jupiter de Preneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de
+Lanuvium, d'une Venus des Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne
+connaissons pas. [13] " Car c'etait l'usage a Rome, dit un ancien, [14] de
+faire entrer chez elle les religions des villes vaincues; tantot elle les
+repartissait parmi ses _gentes_, et tantot elle leur donnait place dans sa
+religion nationale. "
+
+Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement d'habile politique,
+de n'avoir pas impose leurs dieux aux peuples vaincus. Mais cela eut ete
+absolument contraire a leurs idees et a celles de tous les anciens. Rome
+conquerait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les siens. Elle
+gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait meme a en augmenter le
+nombre. Elle tenait a posseder plus de cultes et plus de dieux tutelaires
+qu'aucune autre cite.
+
+Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux etaient, pour la plupart, pris
+aux vaincus, Rome etait par eux en communion religieuse avec tous les
+peuples. Les liens d'origine, la conquete du _connubium_, celle de la
+presidence des feries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle
+pretendait avoir de sacrifier a Olympie et a Delphes, etaient autant de
+moyens par lesquels Rome preparait sa domination. Comme toutes les villes,
+elle avait sa religion municipale, source de son patriotisme; mais elle
+etait la seule ville qui fit servir cette religion a son agrandissement.
+Tandis que, par la religion, les autres villes etaient isolees, Rome avait
+l'adresse ou la bonne fortune de l'employer a tout attirer a elle et a
+tout dominer.
+
+
+_3 Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jesus-Christ)._
+
+Pendant que Rome s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la
+religion et les idees d'alors mettaient a sa disposition, une serie de
+changements sociaux et politiques se deroulait dans toutes les cites et
+dans Rome meme, transformant a la fois le gouvernement des hommes et leur
+maniere de penser. Nous avons retrace plus haut cette revolution; ce qu'il
+importe de remarquer ici, c'est qu'elle coincide avec le grand
+developpement de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits
+en meme temps, n'ont pas ete sans avoir quelque action l'un sur l'autre.
+Les conquetes de Rome n'auraient pas ete si faciles, si le vieil esprit
+municipal ne s'etait pas alors eteint partout; et l'on peut croire aussi
+que le regime municipal ne serait pas tombe si tot, si la conquete romaine
+ne lui avait pas porte le dernier coup.
+
+Au milieu des changements qui s'etaient produits, dans les institutions,
+dans les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui-
+meme avait change de nature, et c'est une des choses qui contribuerent le
+plus aux grands progres de Rome. Nous avons dit plus haut quel etait ce
+sentiment dans le premier age des cites. Il faisait partie de la religion;
+on aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que
+chez elle on trouvait un prytanee, un feu divin, des fetes, des prieres,
+des hymnes, et parce que hors d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte.
+Ce patriotisme etait de la foi et de la piete. Mais quand la domination
+eut ete retiree a la caste sacerdotale, cette sorte de patriotisme
+disparut avec toutes les vieilles croyances. L'amour de la cite ne perit
+pas encore, mais il prit une forme nouvelle.
+
+On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux; on l'aima
+seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la
+securite qu'elle accordait a ses membres. Voyez dans l'oraison funebre que
+Thucydide met dans la bouche de Pericles, quelles sont les raisons qui
+font aimer Athenes: c'est que cette ville " veut que tous soient egaux
+devant la loi "; c'est " qu'elle donne aux hommes la liberte et ouvre a
+tous la voie, des honneurs; c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure
+aux magistrats l'autorite, protege les faibles, donne a tous des
+spectacles et des fetes qui sont l'education de l'ame ". Et l'orateur
+termine en disant: " Voila pourquoi nos guerriers sont morts heroiquement
+plutot que de se laisser ravir cette patrie; voila pourquoi ceux qui
+survivent sont tout prets a souffrir et a se devouer pour elle. " L'homme
+a donc encore des devoirs envers la cite; mais ces devoirs ne decoulent
+plus du meme principe qu'autrefois. Il donne encore son sang et sa vie,
+mais ce n'est plus pour defendre sa divinite nationale et le foyer de ses
+peres; c'est pour defendre les institutions dont il jouit et les avantages
+que la cite lui procure.
+
+Or, ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les memes effets que celui
+des vieux ages. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanee, aux dieux
+protecteurs, au sol sacre, mais seulement aux institutions et aux lois, et
+que d'ailleurs celles-ci, dans l'etat d'instabilite ou toutes les cites se
+trouverent alors, changeaient frequemment, le patriotisme devint un
+sentiment variable et inconsistant qui dependit des circonstances et qui
+fut sujet aux memes fluctuations que le gouvernement lui-meme. On n'aima
+sa patrie qu'autant qu'on aimait le regime politique qui y prevalait
+momentanement; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien
+qui l'attachat a elle.
+
+Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et perit dans les ames.
+L'opinion de chaque homme lui fut plus sacree que sa patrie, et le
+triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la
+gloire de sa cite. Chacun en vint a preferer a sa ville natale, s'il n'y
+trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville ou il voyait
+ces institutions en vigueur. On commenca alors a emigrer plus volontiers;
+on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'etre exclu du prytanee et
+d'etre prive de l'eau lustrale? On ne pensait plus guere aux dieux
+protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement a se passer de la patrie.
+
+De la a s'armer contre elle, il n'y avait pas tres-loin. On s'allia a une
+ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux
+Argiens, l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc
+mieux Sparte qu'Argos; l'autre preferait la democratie, et il aimait
+Athenes. Ni l'un ni l'autre ne tenait tres-fort a l'independance de sa
+cite, et ne repugnait beaucoup a se dire le sujet d'une autre ville,
+pourvu que cette ville soutint sa faction dans Argos. On voit clairement
+dans Thucydide et dans Xenophon que c'est cette disposition des esprits
+qui engendra et fit durer la guerre du Peloponese. A Platee, les riches
+etaient du parti de Thebes et de Lacedemone, les democrates etaient du
+parti d'Athenes. A Corcyre, la faction populaire etait pour Athenes,
+l'aristocratie pour Sparte. [15] Athenes avait des allies dans toutes les
+villes du Peloponese, et Sparte en avait dans toutes les villes ioniennes.
+Thucydide et Xenophon s'accordent a dire qu'il n'y avait pas une seule
+cite ou le peuple ne fut favorable aux Atheniens et l'aristocratie aux
+Spartiates. [16] Cette guerre represente un effort general que font les
+Grecs pour etablir partout une meme constitution, avec l'hegemonie d'une
+ville; mais les uns veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte,
+les autres la democratie avec l'appui d'Athenes. Il en fut de meme au
+temps de Philippe: le parti aristocratique, dans toutes les villes, appela
+de ses voeux la domination de la Macedoine. Au temps de Philopemen, les
+roles etaient intervertis, mais les sentiments restaient les memes: le
+parti populaire acceptait l'empire de la Macedoine, et tout ce qui etait
+pour l'aristocratie s'attachait a la ligue acheenne. Ainsi les voeux et
+les affections des hommes n'avaient plus pour objet la cite. Il y avait
+peu de Grecs qui ne fussent prets a sacrifier l'independance municipale,
+pour avoir la constitution qu'ils preferaient.
+
+Quant aux hommes honnetes et scrupuleux, les dissensions perpetuelles dont
+ils etaient temoins, leur donnaient le degout du regime municipal. Ils ne
+pouvaient pas aimer une forme de societe ou il fallait se combattre tous
+les jours, ou le pauvre et le riche etaient toujours en guerre, ou ils
+voyaient alterner sans fin les violences populaires et les vengeances
+aristocratiques. Ils voulaient echapper a un regime qui, apres avoir
+produit une veritable grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et
+des haines. On commencait a sentir la necessite de sortir du systeme
+municipal et d'arriver a une autre forme de gouvernement que la cite.
+Beaucoup d'hommes songeaient au moins a etablir au-dessus des cites une
+sorte de pouvoir souverain qui veillat au maintien de l'ordre et qui
+forcat ces petites societes turbulentes a vivre en paix. C'est ainsi que
+Phocion, un bon citoyen, conseillait a ses compatriotes d'accepter
+l'autorite de Philippe, et leur promettait a ce prix la concorde et la
+securite.
+
+En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grece. Les
+villes du Latium, de la Sabine, de l'Etrurie etaient troublees par les
+memes revolutions et les memes luttes, et l'amour de la cite
+disparaissait. Comme en Grece, chacun s'attachait volontiers a une ville
+etrangere, pour faire prevaloir ses opinions ou ses interets dans la
+sienne.
+
+Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya
+partout l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliee.
+Citons quelques exemples. La _gens_ Claudia quitta la Sabine parce que les
+institutions romaines lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la
+meme epoque, beaucoup de familles latines emigrerent a Rome, parce
+qu'elles n'aimaient pas le regime democratique du Latium et que Rome
+venait de retablir le regne du patriciat. [17] A Ardee, l'aristocratie et
+la plebe etant en lutte, la plebe appela les Volsques a son aide, et
+l'aristocratie livra la ville aux Romains. [18] L'Etrurie etait pleine de
+dissensions; Veii avait renverse son gouvernement aristocratique; les
+Romains l'attaquerent, et les autres villes etrusques, ou dominait encore
+l'aristocratie sacerdotale, refuserent de secourir les Veiens. La legende
+ajoute que dans cette guerre les Romains enleverent un aruspice veien et
+se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire; cette
+legende ne signifie-t-elle pas que les pretres etrusques ouvrirent la
+ville aux Romains?
+
+Plus tard, lorsque Capoue se revolta contre Rome, on remarqua que les
+chevaliers, c'est-a-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part a
+cette insurrection. [19] En 313, les villes d'Ausona, de Sora, de
+Minturne, de Vescia furent livrees aux Romains par le parti
+aristocratique. [20] Lorsqu'on vit les Etrusques se coaliser contre Rome,
+c'est que le gouvernement populaire s'etait etabli chez eux; une seule
+ville, celle d'Arretium, refusa d'entrer dans cette coalition; c'est que
+l'aristocratie prevalait encore dans Arretium. Quand Annibal etait en
+Italie, toutes les villes etaient agitees; mais il ne s'agissait pas de
+l'independance; dans chaque ville l'aristocratie etait pour Rome, et la
+plebe pour les Carthaginois. [21]
+
+La maniere dont Rome etait gouvernee peut rendre compte de cette
+preference constante que l'aristocratie avait pour elle. La serie des
+revolutions s'y deroulait comme dans toutes les villes, mais plus
+lentement. En 509, quand les cites latines avaient deja des tyrans, une
+reaction patricienne avait reussi dans Rome. La democratie s'eleva
+ensuite, mais a la longue, avec beaucoup de mesure et de temperament. Le
+gouvernement romain fut donc plus longtemps aristocratique qu'aucun autre,
+et put etre longtemps l'espoir du parti aristocratique.
+
+Il est vrai que la democratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors
+meme, les procedes et ce qu'on pourrait appeler les artifices du
+gouvernement resterent aristocratiques. Dans les comices par centuries les
+voix etaient reparties d'apres la richesse. Il n'en etait pas tout a fait
+autrement des comices par tribus; en droit, nulle distinction de richesse
+n'y etait admise; en fait, la classe pauvre, etant enfermee dans les
+quatre tribus urbaines, n'avait que quatre suffrages a opposer aux trente
+et un de la classe des proprietaires. D'ailleurs, rien n'etait plus calme,
+a l'ordinaire, que ces reunions; nul n'y parlait que le president ou celui
+a qui il donnait la parole; on n'y ecoutait guere d'orateurs; on y
+discutait peu; tout se reduisait, le plus souvent, a voter par oui ou par
+non, et a compter les votes; cette derniere operation, etant fort
+compliquee, demandait beaucoup de temps et beaucoup de calme. Il faut
+ajouter a cela que le Senat n'etait pas renouvele tous les ans, comme dans
+les cites democratiques de la Grece; il etait a vie, et se recrutait a peu
+pres lui-meme; il etait veritablement un corps oligarchique.
+
+Les moeurs etaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les
+senateurs avaient des places reservees au theatre. Les riches seuls
+servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armee etaient en grande
+partie reserves aux jeunes gens des grandes familles; Scipion n'avait pas
+seize ans qu'il commandait deja un escadron.
+
+La domination de la classe riche se soutint a Rome plus longtemps que dans
+aucune autre ville. Cela tient a deux causes. L'une est que l'on fit de
+grandes conquetes, et que les profits en furent pour la classe qui etait
+deja riche; toutes les terres enlevees aux vaincus furent possedees par
+elle; elle s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les enormes
+benefices de la perception des impots et de l'administration des
+provinces. Ces familles, s'enrichissant ainsi a chaque generation,
+devinrent demesurement opulentes, et chacune d'elles fut une puissance
+vis-a-vis du peuple. L'autre cause etait que le Romain, meme le plus
+pauvre, avait un respect inne pour la richesse. Alors que la vraie
+clientele avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitee sous
+la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes; et l'usage s'etablit que
+les proletaires allassent chaque matin saluer les riches.
+
+Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue a Rome
+comme dans toutes les cites. Mais elle ne commenca qu'au temps des
+Gracques, c'est-a-dire apres que la conquete etait presque achevee.
+D'ailleurs, cette lutte n'eut jamais a Rome le caractere de violence
+qu'elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas tres
+ardemment la richesse; il aida mollement les Gracques; il se refusa a
+croire que ces reformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna
+au moment decisif. Les lois agraires, si souvent presentees aux riches
+comme une menace, laisserent toujours le peuple assez indifferent et ne
+l'agiterent qu'a la surface. On voit bien qu'il ne souhaitait pas tres-
+vivement de posseder des terres; d'ailleurs, si on lui offrait le partage
+des terres publiques, c'est-a-dire du domaine de l'Etat, du moins il
+n'avait pas la pensee de depouiller les riches de leurs proprietes. Moitie
+par un respect invetere, et moitie par habitude de ne rien faire, il
+aimait a vivre a cote et comme a l'ombre des riches.
+
+Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus
+considerables des villes sujettes ou des allies. Tout ce qui etait riche
+en Italie, arriva peu a peu a former la classe riche de Rome. Ce corps
+grandit toujours en importance et fut maitre de l'Etat. Il exerca seul les
+magistratures, parce qu'elles coutaient beaucoup a acheter; et il composa
+seul le Senat, parce qu'il fallait un cens tres-eleve pour etre senateur.
+Ainsi l'on vit se produire ce fait etrange, qu'en depit des lois qui
+etaient democratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui
+etait tout-puissant, souffrit qu'elle s'elevat au-dessus de lui et ne lui
+fit jamais une veritable opposition.
+
+Rome etait donc, au troisieme et au second siecle avant notre ere, la
+ville la plus aristocratiquement gouvernee qu'il y eut en Italie et en
+Grece. Remarquons enfin que, si dans les affaires interieures le Senat
+etait oblige de menager la foule, pour ce qui concernait la politique
+exterieure il etait maitre absolu. C'etait lui qui recevait les
+ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces
+et les legions, qui ratifiait les actes des generaux, qui determinait les
+conditions faites aux vaincus: toutes choses qui, partout ailleurs,
+etaient dans les attributions de l'assemblee populaire. Les etrangers,
+dans leurs relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire an peuple;
+ils n'entendaient parler que du Senat, et on les entretenait dans cette
+idee que le peuple n'avait aucun pouvoir. C'est la l'opinion qu'un Grec
+exprimait a Flamininus: " Dans votre pays, disait-il, la richesse
+gouverne, et tout le reste lui est soumis. " [22]
+
+Il resulta de la que, dans toutes les cites, l'aristocratie tourna les
+yeux vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaina
+a sa fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'etait pour
+personne une ville etrangere: Sabins, Latins, Etrusques voyaient en elle
+une ville sabine, une ville latine ou une ville etrusque, et les Grecs
+reconnaissaient en elle des Grecs.
+
+Des que Rome se montra a la Grece (199 avant Jesus-Christ), l'aristocratie
+se livra a elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eut a choisir
+entre l'independance et la sujetion; pour la plupart des hommes, la
+question n'etait qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans
+toutes les villes, celui-ci etait pour Philippe, pour Antiochus ou pour
+Persee, celle-la pour Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite-Live que
+si, en 198, Argos ouvre ses portes aux Macedoniens, c'est que le peuple y
+domine; que, l'annee suivante, c'est le parti des riches qui livre Opunte
+aux Romains; que, chez les Acarnaniens, l'aristocratie fait un traite
+d'alliance avec Rome, mais que, l'annee d'apres, ce traite est rompu,
+parce que, dans l'intervalle, le peuple a repris l'avantage; que Thebes
+est dans l'alliance de Philippe tant que le parti populaire y est le plus
+fort, et se rapproche de Rome aussitot que l'aristocratie y devient
+maitresse; qu'a Athenes, a Demetriade, a Phocee, la populace est hostile
+aux Romains; que Nabis, le tyran democrate, leur fait la guerre; que la
+ligue acheenne, tant qu'elle est gouvernee par l'aristocratie, leur est
+favorable; que les hommes comme Philopemen et Polybe souhaitent
+l'independance nationale, mais aiment encore mieux la domination romaine
+que la democratie; que dans la ligue acheenne elle-meme il vient un moment
+ou le parti populaire surgit a son tour; qu'a partir de ce moment la ligue
+est l'ennemie de Rome; que Diaeos et Critolaos sont a la fois les chefs de
+la faction populaire et les generaux de la ligue contre les Romains; et
+qu'ils combattent bravement a Scarphee et a Leucopetra, moins peut-etre
+pour l'independance de la Grece que pour le triomphe de la democratie.
+
+De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de tres-grands
+efforts, obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu a peu.
+L'amour de l'independance devenait un sentiment tres-rare, et les coeurs
+etaient tout entiers aux interets et aux passions des partis.
+Insensiblement on oubliait la cite. Les barrieres qui avaient autrefois
+separe les villes et en avaient fait autant de petits mondes distincts,
+dont l'horizon bornait les voeux et les pensees de chacun, tombaient l'une
+apres l'autre. On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute
+la Grece, que deux groupes d'hommes: d'une part, une classe
+aristocratique; de l'autre, un parti populaire; l'une appelait la
+domination de Rome, l'autre la repoussait. Ce fut l'aristocratie qui
+l'emporta, et Rome acquit l'empire.
+
+
+_4 Rome detruit partout le regime municipal._
+
+Les institutions de la cite antique avaient ete affaiblies et comme
+epuisees par une serie de revolutions. La domination romaine eut pour
+premier resultat d'achever de les detruire, et d'effacer ce qui en
+subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir en observant dans quelle
+condition les peuples tomberent a mesure qu'ils furent soumis par Rome.
+
+Il faut d'abord ecarter de notre esprit toutes les habitudes de la
+politique moderne, et ne pas nous representer les peuples entrant l'un
+apres l'autre dans l'Etat romain, comme, de nos jours, des provinces
+conquises sont annexees a un royaume qui, en accueillant ces nouveaux
+membres, recule ses limites. L'Etat romain, _civitas romana_, ne
+s'agrandissait pas par la conquete; il ne comprenait toujours que les
+familles qui figuraient dans la ceremonie religieuse du cens. Le
+territoire romain, _ager romanus_, ne s'etendait pas davantage; il restait
+enferme dans les limites immuables que les rois lui avaient tracees et que
+la ceremonie des Ambarvales sanctifiait chaque annee. Une seule chose
+s'agrandissait a chaque conquete: c'etait la domination de Rome, _imperium
+romanum_.
+
+Tant que dura la republique, il ne vint a l'esprit de personne que les
+Romains et les autres peuples pussent former une meme nation. Rome pouvait
+bien accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire
+habiter ses murs, et les transformer a la longue en Romains; mais elle ne
+pouvait pas assimiler toute une population etrangere a sa population, tout
+un territoire a son territoire. Cela ne tenait pas a la politique
+particuliere de Rome, mais a un principe qui etait constant dans
+l'antiquite, principe dont Rome se serait plus volontiers ecartee
+qu'aucune autre ville, mais dont elle ne pouvait pas s'affranchir
+entierement. Lors donc qu'un peuple etait assujetti, il n'entrait pas dans
+l'Etat romain, mais seulement dans la domination romaine. Il ne s'unissait
+pas a Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies a une capitale;
+entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de lien, la
+sujetion ou l'alliance.
+
+Il semblerait d'apres cela que les institutions municipales dussent
+subsister chez les vaincus, et que le monde dut etre un vaste ensemble de
+cites distinctes entre elles, et ayant a leur tete une cite maitresse. Il
+n'en etait rien. La conquete romaine avait pour effet d'operer dans
+l'interieur de chaque ville une veritable transformation.
+
+D'une part etaient les sujets, _dedititii_; c'etaient ceux qui, ayant
+prononce la formule de _deditio_, avaient livre au peuple romain " leurs
+personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs
+temples, leurs dieux ". Ils avaient donc renonce, non-seulement a leur
+gouvernement municipal, mais encore a tout ce qui y tenait chez les
+anciens, c'est-a-dire a leur religion et a leur droit prive. A partir de
+ce moment, ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique; ils
+n'avaient plus rien d'une societe reguliere. Leur ville pouvait rester
+debout, mais leur cite avait peri. S'ils continuaient a vivre ensemble,
+c'etait sans avoir ni institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorite
+arbitraire d'un praefectus envoye par Rome maintenait parmi eux l'ordre
+materiel. [23]
+
+D'autre part etaient les allies, _faederati_ ou _socii_. Ils etaient moins
+mal traites. Le jour ou ils etaient entres dans la domination romaine, il
+avait ete stipule qu'ils conserveraient leur regime municipal et
+resteraient organises en cites. Ils continuaient donc a avoir, dans chaque
+ville, une constitution propre, des magistratures, un senat, un prytanee,
+des lois, des juges. La ville etait reputee independante et semblait
+n'avoir d'autres relations avec Rome que celles d'une alliee avec son
+alliee. Toutefois, dans les termes du traite qui avait ete redige au
+moment de la conquete, Rome avait insere cette formule: _majestatem populi
+romani comiter conservato_. [24] Ces mots etablissaient la dependance de
+la cite alliee a l'egard de la cite maitresse, et comme ils etaient tres-
+vagues, il en resultait que la mesure de cette dependance etait toujours
+au gre du plus fort. Ces villes qu'on appelait libres, recevaient des
+ordres de Rome, obeissaient aux proconsuls, et payaient des impots aux
+publicains; leurs magistrats rendaient leurs comptes au gouverneur de la
+province, qui recevait aussi les appels de leurs juges. [25] Or, telle
+etait la nature du regime municipal chez les anciens qu'il lui fallait une
+independance complete ou qu'il cessait d'etre. Entre le maintien des
+institutions de la cite et la subordination a un pouvoir etranger, il y
+avait une contradiction, qui n'apparait peut-etre pas clairement aux yeux
+des modernes, mais qui devait frapper tous les hommes de cette epoque. La
+liberte municipale et l'empire de Rome etaient inconciliables; la premiere
+ne pouvait etre qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon a
+occuper les hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque annee,
+une deputation a Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus
+minutieuses etaient reglees dans le Senat. Elles avaient encore leurs
+magistrats municipaux, archontes et strateges, librement elus par elles;
+mais l'archonte n'avait plus d'autre attribution que d'inscrire son nom
+sur les registres publics pour marquer l'annee, et le stratege, autrefois
+chef de l'armee et de l'Etat, n'avait plus que le soin de la voirie et
+l'inspection des marches. [26]
+
+Les institutions municipales perissaient donc aussi bien chez les peuples
+qu'on appelait allies que chez ceux qu'on appelait sujets; il y avait
+seulement cette difference que les premiers en gardaient encore les formes
+exterieures. A vrai dire, la cite, telle que l'antiquite l'avait concue,
+ne se voyait plus nulle part, si ce n'etait dans les murs de Rome.
+
+D'ailleurs Rome, en detruisant partout le regime de la cite, ne mettait
+rien a la place. Aux peuples a qui elle enlevait leurs institutions, elle
+ne donnait pas les siennes en echange. Elle ne songeait meme pas a creer
+des institutions nouvelles qui fussent a leur usage. Elle ne fit jamais
+une constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas etablir des
+regles fixes pour les gouverner. L'autorite meme qu'elle exercait sur eux
+n'avait rien de regulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son Etat,
+de sa cite, elle n'avait sur eux aucune action legale. Ses sujets etaient
+pour elle des etrangers; aussi avait-elle vis-a-vis d'eux ce pouvoir
+irregulier et illimite que l'ancien droit municipal laissait au citoyen a
+l'egard de l'etranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se regla
+longtemps l'administration romaine, et voici comment elle procedait.
+
+Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la
+_province_ de cet homme, c'est-a-dire sa charge, son soin propre, son
+affaire personnelle; c'etait le sens du mot _provincia_. En meme temps,
+elle conferait a ce citoyen l'_imperium_; cela signifiait qu'elle se
+dessaisissait en sa faveur, pour un temps determine, de la souverainete
+qu'elle possedait sur le pays. Des lors, ce citoyen representait en sa
+personne tous les droits de la republique, et, a ce titre, il etait un
+maitre absolu. Il fixait le chiffre de l'impot; il exercait le pouvoir
+militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les
+allies n'etaient regles par aucune constitution. Quand il siegeait sur son
+tribunal, il jugeait suivant sa seule volonte; aucune loi ne pouvait
+s'imposer a lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il etait Romain, ni la
+loi romaine, puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eut des lois
+entre lui et ses administres, il fallait qu'il les eut faites lui-meme;
+car lui seul pouvait se lier. Aussi l'_imperium_ dont il etait revetu,
+comprenait-il la puissance legislative. De la vient que les gouverneurs
+eurent le droit et contracterent l'habitude de publier, a leur entree dans
+la province, un code de lois qu'ils appelaient leur Edit, et auquel ils
+s'engageaient moralement a se conformer. Mais comme les gouverneurs
+changeaient tous les ans, ces codes changerent aussi chaque annee, par la
+raison que la loi n'avait sa source que dans la volonte de l'homme
+momentanement revetu de l'imperium. Ce principe etait si rigoureusement
+applique que, lorsqu'un jugement avait ete prononce par le gouverneur,
+mais n'avait pas ete entierement execute au moment de son depart de la
+province, l'arrivee du successeur annulait de plein droit ce jugement, et
+la procedure etait a recommencer. [27]
+
+Telle etait l'omnipotence du gouverneur. Il etait la loi vivante. Quant a
+invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les
+provinciaux ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui
+voulut leur servir de patron. [28] Car d'eux-memes ils n'avaient pas le
+droit d'alleguer la loi de la cite ni de s'adresser a ses tribunaux. Ils
+etaient des etrangers; la langue juridique et officielle les appelait
+_peregrini_; tout ce que la loi disait du _hostis_ continuait a
+s'appliquer a eux.
+
+La situation legale des habitants de l'empire apparait clairement dans les
+ecrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont
+consideres comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les
+lois romaines. Pour eux le droit n'existe donc en aucune facon. Aux yeux
+du jurisconsulte romain, le provincial n'est ni mari, ni pere, c'est-a-
+dire que la loi ne lui reconnait ni la puissance maritale ni l'autorite
+paternelle. La propriete n'existe pas pour lui; il y a meme une double
+impossibilite a ce qu'il soit proprietaire: impossibilite a cause de sa
+condition personnelle, parce qu'il n'est pas citoyen romain; impossibilite
+a cause de la condition de sa terre, parce qu'elle n'est pas terre
+romaine, et que la loi n'admet le droit de propriete complete que dans les
+limites de l'_ager romanus_. Aussi les jurisconsultes enseignent-ils que
+le sol provincial n'est jamais propriete privee, et que les hommes ne
+peuvent en avoir que la possession et l'usufruit. [29] Or ce qu'ils
+disent, au second siecle de notre ere, du sol provincial, avait ete
+egalement vrai du sol italien avant le jour ou l'Italie avait obtenu le
+droit de cite romaine, comme nous le verrons tout a l'heure.
+
+Il est donc avere que les peuples, a mesure qu'ils entraient dans l'empire
+romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit
+prive. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la
+sujetion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne
+reconnaissait pas au sujet l'autorite paternelle, encore laissait-on cette
+autorite subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas a un tel homme
+de se dire proprietaire du sol, encore lui en laissait-on la possession;
+il cultivait sa terre, la vendait, la leguait. On ne disait jamais que
+cette terre fut sienne, mais on disait qu'elle etait comme sienne, _pro
+suo_. Elle n'etait pas sa propriete, _dominium_, mais elle etait dans ses
+biens, _in bonis_. [30] Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule
+de detours et d'artifices de langage. Assurement le genie romain, si ses
+traditions municipales l'empechaient de faire des lois pour les vaincus,
+ne pouvait pourtant pas souffrir que la societe tombat en dissolution. En
+principe on les mettait en dehors du droit; en fait ils vivaient comme
+s'ils en avaient un. Mais a cela pres, et sauf la tolerance du vainqueur,
+on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes leurs
+lois disparaitre. L'empire romain presenta, pendant plusieurs generations,
+ce singulier spectacle: une seule cite restait debout et conservait des
+institutions et un droit; tout le reste, c'est-a-dire plus de cent
+millions d'ames, ou n'avait plus aucune espece de lois ou du moins n'en
+avait pas qui fussent reconnues par la cite maitresse. Le monde alors
+n'etait pas precisement un chaos; mais la force, l'arbitraire, la
+convention, a defaut de lois et de principes, soutenaient seuls la
+societe.
+
+Tel fut l'effet de la conquete romaine sur les peuples qui en devinrent
+successivement la proie. De la cite, tout tomba: la religion d'abord, puis
+le gouvernement, et enfin le droit prive; toutes les institutions
+municipales, deja ebranlees depuis longtemps, furent enfin deracinees et
+aneanties. Mais aucune societe reguliere, aucun systeme de gouvernement ne
+remplaca tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arret
+entre le moment ou les hommes virent le regime municipal se dissoudre, et
+celui ou ils virent naitre un autre mode de societe. La nation ne succeda
+pas d'abord a la cite, car l'empire romain ne ressemblait en aucune
+maniere a une nation. C'etait une multitude confuse, ou il n'y avait
+d'ordre vrai qu'en un point central, et ou tout le reste n'avait qu'un
+ordre factice et transitoire, et ne l'avait meme qu'au prix de
+l'obeissance. Les peuples soumis ne parvinrent a se constituer en un corps
+organise qu'en conquerant, a leur tour, les droits et les institutions que
+Rome voulait garder pour elle; il leur fallut pour cela entrer dans la
+cite romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer elle aussi,
+afin de faire d'eux et de Rome un meme corps. Ce fut une oeuvre longue et
+difficile.
+
+
+_5 Les peuples soumis entrent successivement dans la cite romaine._
+
+On vient de voir combien la condition de sujet de Rome etait deplorable,
+et combien le sort du citoyen devait etre envie. La vanite n'avait pas
+seule a souffrir; il y allait des interets les plus reels et les plus
+chers. Qui n'etait pas citoyen romain n'etait repute ni mari ni pere; il
+ne pouvait etre legalement ni proprietaire ni heritier. Telle etait la
+valeur du titre de citoyen romain que sans lui on etait en dehors du
+droit, et que par lui on entrait dans la societe reguliere. Il arriva donc
+que ce titre devint l'objet des plus vifs desirs des hommes. Le Latin,
+l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirerent a etre
+citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque
+chose. Tous, l'un apres l'autre, a peu pres dans l'ordre ou ils etaient
+entres dans l'empire de Rome, travaillerent a entrer dans la cite romaine,
+et, apres de longs efforts, y reussirent.
+
+Cette lente introduction des peuples dans l'Etat romain est le dernier
+acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour
+observer ce grand evenement dans toutes ses phases successives, il faut le
+voir commencer au quatrieme siecle avant notre ere.
+
+Le Latium avait ete soumis; des quarante petits peuples qui l'habitaient,
+Rome en avait extermine la moitie, en avait depouille quelques-uns de
+leurs terres, et avait laisse aux autres le titre d'allies. En 340, ceux-
+ci s'apercurent que l'alliance etait toute a leur detriment, qu'il leur
+fallait obeir en tout, et qu'ils etaient condamnes a prodiguer, chaque
+annee, leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se
+coaliserent; leur chef Annius formula ainsi leurs reclamations dans le
+Senat de Rome: " Qu'on nous donne l'egalite; ayons memes lois; ne formons
+avec vous qu'un seul Etat, _una civitas_; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on
+nous appelle tous egalement Romains. " Annius enoncait ainsi des l'annee
+340 le voeu que tous les peuples de l'empire concurent l'un apres l'autre,
+et qui ne devait etre completement realise qu'apres cinq siecles et demi.
+Alors une telle pensee etait bien nouvelle, bien inattendue; les Romains
+la declarerent monstrueuse et criminelle; elle etait, en effet, contraire
+a la vieille religion et au vieux droit des cites. Le consul Manlius
+repondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fut acceptee, lui,
+consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait sieger dans le
+Senat; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu a temoin, disant:
+" Tu as entendu, o Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la
+bouche de cet homme! Pourras-tu tolerer, o dieu, qu'un etranger vienne
+s'asseoir dans ton temple sacre, comme senateur, comme consul? " Manlius
+exprimait ainsi le vieux sentiment de repulsion qui separait le citoyen de
+l'etranger. Il etait l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait
+que l'etranger fut deteste des hommes, parce qu'il etait maudit des dieux
+de la cite. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fut senateur, parce
+que le lieu de reunion du Senat etait un temple et que les dieux romains
+ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la presence d'un etranger.
+
+La guerre s'ensuivit; les Latins vaincus firent _dedition_, c'est-a-dire
+livrerent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs
+terres. Leur position etait cruelle. Un consul dit dans le Senat que, si
+l'on ne voulait pas que Rome fut entouree d'un vaste desert, il fallait
+regler le sort des Latins avec quelque clemence. Tite-Live n'explique pas
+clairement ce qui fut fait; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le
+droit de cite romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le
+droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage; on peut
+noter en outre que ces nouveaux citoyens n'etaient pas comptes dans le
+cens. On voit bien que le Senat trompait les Latins, en leur appliquant le
+nom de citoyens romains; ce titre deguisait une veritable sujetion,
+puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen
+sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se
+revolterent pour qu'on leur retirat ce pretendu droit de cite.
+
+Une centaine d'annees se passent, et, sans que Tite-Live nous en
+avertisse, on reconnait bien que Rome a change de politique. La condition
+de Latins ayant droit de cite sans suffrage et sans _connubium_, n'existe
+plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutot elle a fait
+disparaitre ce mensonge, et elle s'est decidee a rendre aux differentes
+villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures.
+
+Mais, par un trait de grande habilete, Rome ouvrait une porte qui, si
+etroite qu'elle fut, permettait aux sujets d'entrer dans la cite romaine.
+Elle accordait que tout Latin qui aurait exerce une magistrature dans sa
+ville natale, fut citoyen romain a l'expiration de sa charge. [31] Cette
+fois, le don du droit de cite etait complet et sans reserve: suffrages,
+magistratures, cens, mariage, droit prive, tout s'y trouvait. Rome se
+resignait a partager avec l'etranger sa religion, son gouvernement, ses
+lois; seulement, ses faveurs etaient individuelles et s'adressaient, non a
+des villes entieres, mais a quelques hommes dans chacune d'elles. Rome
+n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche,
+de plus considere dans le Latium.
+
+Ce droit de cite devint alors precieux, d'abord parce qu'il etait complet,
+ensuite parce qu'il etait un privilege. Par lui, on figurait dans les
+comices de la ville la plus puissante de l'Italie; on pouvait etre consul
+et commander des legions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions
+plus modestes; grace a lui on pouvait s'allier par mariage a une famille
+romaine; on pouvait s'etablir a Rome et y etre proprietaire; on pouvait
+faire le negoce dans Rome, qui devenait deja l'une des premieres places de
+commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains,
+c'est-a-dire prendre part aux enormes benefices que procurait la
+perception des impots ou la speculation sur les terres de l'_ager
+publicus_. En quelque lieu qu'on habitat, on etait protege tres-
+efficacement; on echappait a l'autorite des magistrats municipaux, et on
+etait a l'abri des caprices des magistrats romains eux-memes. A etre
+citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, securite.
+
+Les Latins se montrerent donc empresses a rechercher ce titre et userent
+de toutes sortes de moyens pour l'acquerir. Un jour que Rome voulut se
+montrer un peu severe, elle decouvrit que 12,000 d'entre eux l'avaient
+obtenu par fraude.
+
+Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par la sa population
+s'augmentait et que les pertes de la guerre etaient reparees. Mais les
+villes latines souffraient; leurs plus riches habitants devenaient
+citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impot, dont les plus
+riches etaient exempts a titre de citoyens romains, devenait de plus en
+plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir a Rome etait
+chaque, annee plus difficile a completer. Plus etait grand le nombre de
+ceux qui obtenaient le droit de cite, plus etait dure la condition de ceux
+qui ne l'avaient pas. Il vint un temps ou les villes latines demanderent
+que ce droit de cite cessat d'etre un privilege. Les villes italiennes
+qui, soumises depuis deux siecles, etaient a peu pres dans la meme
+condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches
+habitants les abandonner pour devenir Romains, reclamerent pour elles ce
+droit de cite. Le sort des sujets ou des allies etait devenu d'autant
+moins supportable a cette epoque, que la democratie romaine agitait alors
+la grande question des lois agraires. Or, le principe de toutes ces lois
+etait que ni le sujet ni l'allie ne pouvait etre proprietaire du sol, sauf
+un acte formel de la cite, et que la plus grande partie des terres
+italiennes appartenait a la republique; un parti demandait donc que ces
+terres, qui etaient occupees presque toutes par des Italiens, fussent
+reprises par l'Etat et partagees entre les pauvres de Rome. Les Italiens
+etaient donc menaces d'une ruine generale; ils sentaient vivement le
+besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en
+devenant citoyens romains.
+
+La guerre qui s'ensuivit fut appelee la guerre _sociale_; c'etaient les
+allies de Rome qui prenaient les armes pour ne plus etre allies et devenir
+Romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui
+demandait, et les Italiens recurent le droit de cite. Assimiles des lors
+aux Romains, ils purent voter au forum; dans la vie privee, ils furent
+regis par les lois romaines; leur droit sur le sol fut reconnu, et la
+terre italienne, a l'egal de la terre romaine, put etre possedee en
+propre. Alors s'etablit le _jus italicum_, qui etait le droit, non de la
+personne italienne, puisque l'Italien etait devenu Romain, mais du sol
+italique, qui fut susceptible de propriete, comme s'il etait _ager
+romanus_. [32]
+
+A partir de ce temps-la, l'Italie entiere forma un seul Etat. Il restait
+encore a faire entrer dans l'unite romaine les provinces.
+
+Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grece.
+A l'Occident etaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquete,
+n'avaient pas connu le veritable regime municipal. Rome s'attacha a creer
+ce regime chez ces peuples, soit qu'elle ne crut pas possible de les
+gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu a peu aux
+populations italiennes, il fallut les faire passer par la meme route que
+ces populations avaient suivie. De la vient que les empereurs, qui
+supprimaient toute vie politique a Rome, entretenaient avec soin les
+formes de la liberte municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des
+cites en Gaule; chacune d'elles eut son Senat, son corps aristocratique,
+ses magistratures electives; chacune eut meme son culte local, son
+_Genius_, sa divinite poliade, a l'image de ce qu'il y avait dans
+l'ancienne Grece et l'ancienne Italie. Or ce regime municipal qu'on
+etablissait ainsi, n'empechait pas les hommes d'arriver a la cite romaine;
+il les y preparait au contraire. Une hierarchie habilement combinee entre
+ces villes marquait les degres par lesquels elles devaient s'approcher
+insensiblement de Rome pour s'assimiler enfin a elle. On distinguait: 1
+les allies, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien
+de droit avec les citoyens romains; 2 les colonies, qui jouissaient du
+droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques; 3 les
+villes de droit italique, c'est-a-dire celles a qui la faveur de Rome
+avait accorde le droit de propriete complete sur leurs terres, comme si
+ces terres eussent ete en Italie; 4 les villes de droit latin, c'est-a-
+dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois etabli
+dans le Latium, devenir citoyens romains, apres avoir exerce une
+magistrature municipale. Ces distinctions etaient si profondes qu'entre
+personnes de deux categories differentes il n'y avait ni mariage possible
+ni aucune relation legale. Mais les empereurs eurent soin que les villes
+pussent s'elever, a la longue et d'echelon en echelon, de la condition de
+sujet ou d'allie au droit italique, du droit italique au droit latin.
+Quand une ville en etait arrivee la, ses principales familles devenaient
+romaines l'une apres l'autre.
+
+La Grece entra aussi peu a peu dans l'Etat romain. Chaque ville conserva
+d'abord les formes et les rouages du regime municipal. Au moment de la
+conquete, la Grece s'etait montree desireuse de garder son autonomie; on
+la lui laissa, et plus longtemps peut-etre qu'elle ne l'eut voulu. Au bout
+de peu de generations, elle aspira a se faire romaine; la vanite,
+l'ambition, l'interet y travaillerent.
+
+Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement
+a un maitre etranger; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la
+veneration; d'eux-memes ils lui vouaient un culte et lui elevaient des
+temples comme a un dieu. Chaque ville oubliait sa divinite poliade et
+adorait a sa place la deesse Rome et le dieu Cesar; les plus belles fetes
+etaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction
+plus haute que celle de celebrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les
+hommes s'habituaient ainsi a lever les yeux au-dessus de leurs cites; ils
+voyaient dans Rome la cite par excellence, la vraie patrie, le prytanee de
+tous les peuples. La ville ou l'on etait ne paraissait petite; ses
+interets n'occupaient plus la pensee; les honneurs qu'elle donnait ne
+satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'etait pas
+citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conferait
+plus de droits politiques; mais il offrait de plus solides avantages,
+puisque l'homme qui en etait revetu acquerait en meme temps le plein droit
+de propriete, le droit d'heritage, le droit de mariage, l'autorite
+paternelle et tout le droit prive de Rome. Les lois que chacun trouvait
+dans sa ville, etaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient
+qu'une valeur de tolerance; le Romain les meprisait et le Grec lui-meme
+les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment
+saintes, il fallait avoir les lois romaines.
+
+On ne voit pas que ni la Grece entiere ni meme une ville grecque ait
+formellement demande ce droit de cite si desire; mais les hommes
+travaillerent individuellement a l'acquerir, et Rome s'y preta d'assez
+bonne grace. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur; d'autres
+l'acheterent; on l'accorda a ceux qui donnaient trois enfants a la
+societe, ou qui servaient dans certains corps de l'armee; quelquefois il
+suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage
+determine, ou d'avoir porte du ble a Rome. Un moyen facile et prompt de
+l'acquerir etait de se vendre comme esclave a un citoyen romain; car
+l'affranchissement dans les formes legales conduisait au droit de cite.
+[33]
+
+L'homme qui possedait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie
+civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer a
+l'habiter, mais il y etait repute etranger; il n'etait plus soumis aux
+lois de la ville, n'obeissait plus a ses magistrats, n'en supportait plus
+les charges pecuniaires. [34] C'etait la consequence du vieux principe qui
+ne permettait pas qu'un meme homme appartint a deux cites a la fois. [35]
+Il arriva naturellement qu'apres quelques generations il y eut dans chaque
+ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'etaient ordinairement
+les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de
+cette ville. Le regime municipal perit ainsi lentement et comme de mort
+naturelle. Il vint un jour ou la cite fut un cadre qui ne renferma plus
+rien, ou les lois locales ne s'appliquerent presque plus a personne, ou
+les juges municipaux n'eurent plus de justiciables.
+
+Enfin, quand huit ou dix generations eurent soupire apres le droit de cite
+romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut
+un decret imperial qui l'accorda a tous les hommes libres sans
+distinction.
+
+Ce qui est etrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date
+de ce decret ni le nom du prince qui l'a porte. On en fait honneur avec
+quelque vraisemblance a Caracalla, c'est-a-dire a un prince qui n'eut
+jamais de vues bien elevees; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une
+simple mesure fiscale. On ne rencontre guere dans l'histoire de decrets
+plus importants que celui-la: il supprimait la distinction qui existait
+depuis la conquete romaine entre le peuple dominateur et les peuples
+sujets; il faisait meme disparaitre la distinction beaucoup plus vieille
+que la religion et le droit avaient marquee entre les cites. Cependant les
+historiens de ce temps-la n'en ont pas pris note, et nous ne le
+connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte
+indication de Dion Cassius. [36] Si ce decret n'a pas frappe les
+contemporains et n'a pas ete remarque de ceux qui ecrivaient alors
+l'histoire, c'est que le changement dont il etait l'expression legale
+etait acheve depuis longtemps. L'inegalite entre les citoyens et les
+sujets s'etait affaiblie a chaque generation et s'etait peu a peu effacee.
+Le decret put passer inapercu, sous le voile d'une mesure fiscale; il
+proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui etait deja un
+fait accompli.
+
+Le titre de citoyen commenca alors a tomber en desuetude, ou, s'il fut
+encore employe, ce fut pour designer la condition d'homme libre opposee a
+celle d'esclave. A partir de ce temps-la, tout ce qui faisait partie de
+l'empire romain, depuis l'Espagne jusqu'a l'Euphrate, forma veritablement
+un seul peuple et un seul Etat. La distinction des cites avait disparu;
+celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants
+de cet immense empire etaient egalement Romains. Le Gaulois abandonna son
+nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain; ainsi fit
+l'Espagnol; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut
+plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un
+seul droit.
+
+On voit combien la cite romaine s'etait developpee d'age en age. A
+l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients; ensuite
+la classe plebeienne y avait penetre, puis les Latins, puis les Italiens;
+enfin vinrent les provinciaux. La conquete n'avait pas suffi a operer ce
+grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idees, les
+concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et
+l'empressement des interets individuels. Alors toutes les cites
+disparurent peu a peu; et la cite romaine, la derniere debout, se
+transforma elle-meme si bien qu'elle devint la reunion d'une douzaine de
+grands peuples sous un maitre unique. Ainsi tomba le regime municipal.
+
+Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel systeme de gouvernement
+ce regime fut remplace, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus
+avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arreter au moment
+ou les vieilles formes sociales que l'antiquite avait etablies furent
+effacees pour jamais.
+
+
+NOTES
+
+[1] L'origine troyenne de Rome etait une opinion recue avant meme que Rome
+fut en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prediction
+qui se rapportait a la seconde guerre punique, donnait au Romain
+l'epithete de _trojugena_. Tite-Live, XXV, 12.
+
+[2] Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, _Fast._, I, 579. Plutarque,
+_Quest. rom._, 56. Strabon, V, p. 230.
+
+[3] Denys, I, 85. Varron, _L. L._, V, 42. Virgile, VIII, 358.
+
+[4] Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que
+l'un etait un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisieme un nom
+etrusque.
+
+[5] Denys, I, 85.
+
+[6] Plutarque, _Quest. rom._, 76.
+
+[7] Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37.
+
+[8] Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232.
+
+[9] Servius, _ad Aen._, III, 12.
+
+[10] Denys, II, 30.
+
+[11] Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4.
+
+[12] Tite-Live, I, 45. Denys, IV, 48, 49.
+
+[13] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, _Fast._, III, 837, 843.
+Plutarque, _Parallele des hist. gr. et rom._, 75.
+
+[14] Cincius, cite par Arnobe, _Adv. gentes_, III, 38.
+
+[15] Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76.
+
+[16] Thucydide, III, 47. Xenophon, _Helleniques_, VI, 3.
+
+[17] Denys, VI, 2.
+
+[18] Tite-Live, IV, 9, 10.
+
+[19] Tite-Live, VIII, 11.
+
+[20] Tite-Live, IX, 24, 25; X, 1.
+
+[21] Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3.
+
+[22] Tite-Live, XXXIV, 31.
+
+[23] Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Ciceron, _De
+lege agr._, I, 6; II, 32. Festus, v _Praefecturae_.
+
+[24] Ciceron, _pro Balbo_, 16.
+
+[25] Tite-Live, XLV, 18. Ciceron, _ad Att_., VI, 1; VI, 2. Appien,
+_Guerres civiles_, I, 102. Tacite, XV, 45.
+
+[26] Philostrate, _Vie des sophistes_, I, 23. Boeckh, _Corp. inscr._,
+passim.
+
+[27] Gaius, IV, 103, 105.
+
+[28] Ciceron, _De orat._, I, 9.
+
+[29] Gaius, II, 7. Ciceron, _pro Flacco_, 32.
+
+[30] Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7.
+
+[31] Appien, _Guerres civiles_, II, 26.
+
+[32] Aussi est-il appele des lors, en droit, _res mancipi_. Voy. Ulpien.
+
+[33] Suetone, _Neron_. 24. Petrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17.
+
+[34] Il devenait un etranger a l'egard de sa famille meme, si elle n'avait
+pas comme lui le droit de cite. Il n'heritait pas d'elle. Pline,
+_Panegyrique_, 37.
+
+[35] Ciceron, _pro Balbo_, 28; _pro Archia_, 5; _pro Coecina_, 36.
+Cornelius Nepos, _Atticus_, 9. La Grece avait depuis longtemps abandonne
+ce principe; mais Rome s'y tenait fidelement.
+
+[36] " _Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit_. "
+Justinien, _Novelles_, 78, ch. 5. " _In orbe romano qui sunt, ex
+constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt_. " Ulpien,
+au _Digeste_, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que
+Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion
+Cassius dit que Caracalla donna a tous les habitants de l'empire le droit
+de cite pour generaliser l'impot du dixieme sur les affranchissements et
+sur les successions. -- La distinction entre peregrins, Latins et citoyens
+n'a pas entierement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le
+Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne
+devinssent pas aussitot citoyens romains, mais passassent par tous les
+anciens echelons qui separaient la servitude du droit de cite. On voit
+aussi a certains indices que la distinction entre les terres italiques et
+les terres provinciales subsista encore assez longtemps (_Code_, VII, 25;
+VII, 31; X, 39; _Digeste_, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en
+Phenicie, encore apres Caracalla, jouissait par privilege du droit
+italique (_Digeste_, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique
+par l'interet des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs
+que le sol provincial payait au fisc.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT.
+
+
+La victoire du christianisme marque la fin de la societe antique. Avec la
+religion nouvelle s'acheve cette transformation sociale que nous avons vue
+commencer six ou sept siecles avant elle.
+
+Pour savoir combien les principes et les regles essentielles de la
+politique furent alors changes, il suffit de se rappeler que l'ancienne
+societe avait ete constituee par une vieille religion dont le principal
+dogme etait que chaque dieu protegeait exclusivement une famille ou une
+cite, et n'existait que pour elle. C'etait le temps des dieux domestiques
+et des divinites poliades. Cette religion avait enfante le droit; les
+relations entre les hommes, la propriete, l'heritage, la procedure, tout
+s'etait trouve regle, non par les principes de l'equite naturelle, mais
+par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte.
+C'etait elle aussi qui avait etabli un gouvernement parmi les hommes:
+celui du pere dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cite.
+Tout etait venu de la religion, c'est-a-dire de l'opinion que l'homme
+s'etait faite de la divinite. Religion, droit, gouvernement s'etaient
+confondus et n'avaient ete qu'une meme chose sous trois aspects divers.
+
+Nous avons cherche a mettre en lumiere ce regime social des anciens, ou la
+religion etait maitresse absolue dans la vie privee et dans la vie
+publique; ou l'Etat etait une communaute religieuse, le roi un pontife, le
+magistrat un pretre, la loi une formule sainte; ou le patriotisme etait de
+la piete, l'exil une excommunication; ou la liberte individuelle etait
+inconnue, ou l'homme etait asservi a l'Etat par son ame, par son corps,
+par ses biens; ou la haine etait obligatoire contre l'etranger, ou la
+notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arretait
+aux limites de la cite; ou l'association humaine etait necessairement
+bornee dans une certaine circonference, autour d'un prytanee, et ou l'on
+ne voyait pas la possibilite de fonder des societes plus grandes. Tels
+furent les traits caracteristiques des cites grecques et italiennes
+pendant la premiere periode de leur histoire.
+
+Mais peu a peu, nous l'avons vu, la societe se modifia. Des changements
+s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en meme temps que
+dans les croyances. Deja, dans les cinq siecles qui precedent le
+christianisme, l'alliance n'etait plus aussi intime entre la religion
+d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes
+opprimees, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des
+philosophes, le progres de la pensee, avaient ebranle les vieux principes
+de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour
+s'affranchir de l'empire de cette vieille religion, a laquelle l'homme ne
+pouvait plus croire; le droit et la politique, comme la morale, s'etaient
+peu a peu degages de ses liens.
+
+Seulement, cette espece de divorce venait de l'effacement de l'ancienne
+religion; si le droit et la politique commencaient a etre quelque peu
+independants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances; si la
+societe n'etait plus gouvernee par la religion, cela tenait surtout a ce
+que la religion n'avait plus de force. Or, il vint un jour ou le sentiment
+religieux reprit vie et vigueur, et ou, sous la forme chretienne, la
+croyance ressaisit l'empire de l'ame. N'allait-on pas voir alors
+reparaitre l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi
+et de la loi?
+
+Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravive, il
+prit encore une expression plus haute et moins materielle. Tandis
+qu'autrefois on s'etait fait des dieux de l'ame humaine ou des grandes
+forces physiques, on commenca a concevoir Dieu comme veritablement
+etranger, par son essence, a la nature humaine d'une part, au monde de
+l'autre. Le Divin fut decidement place en dehors de la nature visible et
+au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'etait fait son dieu,
+et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cites, Dieu apparut
+alors comme un etre unique, immense, universel, seul animant les mondes,
+et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu
+qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grece et de l'Italie,
+n'etait guere autre chose qu'un ensemble de pratiques, une serie de rites
+que l'on repetait sans y voir aucun sens, une suite de formules que
+souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une
+tradition qui se transmettait d'age en age et ne tenait son caractere
+sacre que de son antiquite, au lieu de cela, la religion fut un ensemble
+de dogmes et un grand objet propose a la foi. Elle ne fut plus exterieure;
+elle siegea surtout dans la pensee de l'homme. Elle ne fut plus matiere;
+elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de
+l'adoration: l'homme ne donna plus a Dieu l'aliment et le breuvage; la
+priere ne fut plus une formule d'incantation; elle fut un acte de foi et
+une humble demande. L'ame fut dans une autre relation avec la divinite: la
+crainte des dieux fut remplacee par l'amour de Dieu.
+
+Le christianisme apportait encore d'autres nouveautes. Il n'etait la
+religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cite
+ni d'aucune race. Il n'appartenait ni a une caste ni a une corporation.
+Des son debut, il appelait a lui l'humanite entiere. Jesus-Christ disait a
+ses disciples: " Allez et instruisez _tous les peuples_. "
+
+Ce principe etait si extraordinaire et si inattendu que les premiers
+disciples eurent un moment d'hesitation; on peut voir dans les Actes des
+apotres que plusieurs se refuserent d'abord a propager la nouvelle
+doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces
+disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne
+voulait pas etre adore par des etrangers; comme les Romains et les Grecs
+des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que
+propager le nom et le culte de ce dieu c'etait se dessaisir d'un bien
+propre et d'un protecteur special, et qu'une telle propagande etait a la
+fois contraire au devoir et a l'interet. Mais Pierre repliqua a ces
+disciples: " Dieu ne fait pas de difference entre les gentils et nous. "
+Saint Paul se plut a repeter ce grand principe en toute occasion et sous
+toute espece de forme: " Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la
+foi. Dieu n'est-il Dieu que des Juifs? non, certes, il l'est aussi des
+gentils... Les gentils sont appeles au meme heritage que les Juifs. "
+
+Il y avait en tout cela quelque chose de tres-nouveau. Car partout, dans
+le premier age de l'humanite, on avait concu la divinite comme s'attachant
+specialement a une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les
+Atheniens a la Pallas athenienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le
+droit de pratiquer un culte avait ete un privilege. L'etranger avait ete
+repousse des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des
+Juifs; le Lacedemonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas
+athenienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siecles qui
+precederent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait deja contre
+ces regles etroites. La philosophie avait enseigne maintes fois, depuis
+Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages
+de tous les hommes. La religion d'Eleusis avait admis des inities de
+toutes les villes. Les cultes de Cybele, de Serapis et quelques autres
+avaient accepte indifferemment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs
+avaient commence a admettre l'etranger dans leur religion, les Grecs et
+les Romains l'avaient admis dans leurs cites. Le christianisme, venant
+apres tous ces progres de la pensee et des institutions, presenta a
+l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu
+qui etait a tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait
+ni les races, ni les familles, ni les Etats.
+
+Pour ce Dieu il n'y avait plus d'etrangers. L'etranger ne profanait plus
+le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule presence. Le temple
+fut ouvert a quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'etre
+hereditaire, parce que la religion n'etait plus un patrimoine. Le culte ne
+fut plus tenu secret; les rites, les prieres, les dogmes ne furent plus
+caches; au contraire, il y eut desormais un enseignement religieux, qui ne
+se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus
+eloignes, qui alla chercher les plus indifferents. L'esprit de propagande
+remplaca la loi d'exclusion.
+
+Cela eut de grandes consequences, tant pour les relations entre les
+peuples que pour le gouvernement des Etats.
+
+Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine; elle ne fit plus
+un devoir au citoyen de detester l'etranger; il fut de son essence, au
+contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'etranger, envers
+l'ennemi, des devoirs de justice et meme de bienveillance. Les barrieres
+entre les peuples et les races furent ainsi abaissees; le _pomoerium_
+disparut; " Jesus-Christ, dit l'apotre, a rompu la muraille de separation
+et d'inimitie. " -- " Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous
+ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni Juif; ni circoncis, ni
+incirconcis; ni barbare, ni Scythe. Tout le genre humain est ordonne dans
+l'unite. " On enseigna meme aux peuples qu'ils descendaient tous d'un meme
+pere commun. Avec l'unite de Dieu, l'unite de la face humaine apparut aux
+esprits; et ce fut des lors une necessite de la religion de defendre a
+l'homme de hair les autres hommes.
+
+Pour ce qui est du gouvernement de l'Etat, on peut dire que le
+christianisme l'a transforme dans son essence, precisement parce qu'il ne
+s'en est pas occupe. Dans les vieux ages, la religion et l'Etat ne
+faisaient qu'un; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait
+son peuple; le meme code reglait les relations entre les hommes et les
+devoirs envers les dieux de la cite. La religion commandait alors a
+l'Etat, et lui designait ses chefs par la voix du sort ou par celle des
+auspices; l'Etat, a son tour, intervenait dans le domaine de la conscience
+et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cite. Au lieu de
+cela, Jesus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il
+separe la religion du gouvernement. La religion, n'etant plus terrestre,
+ne se mele plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jesus-
+Christ ajoute: " Rendez a Cesar ce qui est a Cesar, et a Dieu ce qui est a
+Dieu. " C'est la premiere fois que l'on distingue si nettement Dieu de
+l'Etat. Car Cesar, a cette epoque, etait encore le grand pontife, le chef
+et le principal organe de la religion romaine; il etait le gardien et
+l'interprete des croyances; il tenait dans ses mains le culte et le dogme.
+Sa personne meme etait sacree et divine; car c'etait precisement un des
+traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs
+de la royaute antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractere divin
+que l'antiquite avait attache aux rois-pontifes et aux pretres-fondateurs.
+Mais voici que Jesus-Christ brise cette alliance que le paganisme et
+l'empire voulaient renouer; il proclame que la religion n'est plus l'Etat,
+et qu'obeir a Cesar n'est plus la meme chose qu'obeir a Dieu.
+
+Le christianisme acheve de renverser les cultes locaux; il eteint les
+prytanees, brise definitivement les divinites poliades. Il fait plus: il
+ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exerce sur la
+societe civile. Il professe qu'entre l'Etat et la religion il n'y a rien
+de commun; il separe ce que toute l'antiquite avait confondu. On peut
+d'ailleurs remarquer que, pendant trois siecles, la religion nouvelle
+vecut tout a fait en dehors de l'action de l'Etat; elle sut se passer de
+sa protection et lutter meme contre lui. Ces trois siecles etablirent un
+abime entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et
+comme le souvenir de cette glorieuse epoque n'a pas pu s'effacer, il s'en
+est suivi que cette distinction est devenue une verite vulgaire et
+incontestable que les efforts memes d'une partie du clerge n'ont pas pu
+deraciner.
+
+Ce principe fut fecond en grands resultats. D'une part, la politique fut
+definitivement affranchie des regles strictes que l'ancienne religion lui
+avait tracees. On put gouverner les hommes sans avoir a se plier a des
+usages sacres, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans
+conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La
+politique fut plus libre dans ses allures; aucune autre autorite que celle
+de la loi morale ne la gena plus. D'autre part, si l'Etat fut plus maitre
+en certaines choses, son action fut aussi plus limitee. Toute une moitie
+de l'homme lui echappa. Le christianisme enseignait que l'homme
+n'appartenait plus a la societe que par une partie de lui-meme, qu'il
+etait engage a elle par son corps et par ses interets materiels, que,
+sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une republique,
+il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son ame, il etait libre
+et n'etait engage qu'a Dieu.
+
+Le stoicisme avait marque deja cette separation; il avait rendu l'homme a
+lui-meme, et avait fonde la liberte interieure. Mais de ce qui n'etait que
+l'effort d'energie d'une secte courageuse, le christianisme fit la regle
+universelle et inebranlable des generations suivantes; de ce qui n'etait
+que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanite.
+
+Si maintenant on se rappelle ce qui a ete dit plus haut sur l'omnipotence
+de l'Etat chez les anciens, si l'on songe a quel point la cite, au nom de
+son caractere sacre et de la religion qui etait inherente a elle, exercait
+un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a ete la source d'ou a
+pu venir la liberte de l'individu. Une fois que l'ame s'est trouvee
+affranchie, le plus difficile etait fait, et la liberte est devenue
+possible dans l'ordre social.
+
+Les sentiments et les moeurs se sont alors transformes aussi bien que la
+politique. L'idee qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie.
+Le devoir par excellence n'a plus consiste a donner son temps, ses forces
+et sa vie a l'Etat. La politique et la guerre n'ont plus ete le tout de
+l'homme; toutes les vertus n'ont plus ete comprises dans le patriotisme;
+car l'ame n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres
+obligations que celle de vivre et de mourir pour la cite. Le christianisme
+a distingue les vertus privees des vertus publiques. En abaissant celles-
+ci, il a releve celles-la; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine
+au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen.
+
+Le droit a aussi change de nature. Chez toutes les nations anciennes, le
+droit avait ete assujetti a la religion et avait recu d'elle toutes ses
+regles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs,
+les Italiens et les Gaulois, la loi avait ete contenue dans les livres
+sacres ou dans la tradition religieuse. Aussi chaque religion avait-elle
+fait le droit a son image. Le christianisme est la premiere religion qui
+n'ait pas pretendu que le droit dependit d'elle. Il s'occupa des devoirs
+des hommes, non de leurs relations d'interets. On ne le vit regler ni le
+droit de propriete, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la
+procedure. Il se placa en dehors du droit, comme en dehors de toute chose
+purement terrestre. Le droit fut donc independant; il put prendre ses
+regles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idee
+du juste qui est en nous. Il put se developper en toute liberte, se
+reformer et s'ameliorer sans nul obstacle, suivre les progres de la
+morale, se plier aux interets et aux besoins sociaux de chaque generation.
+
+L'heureuse influence de l'idee nouvelle se reconnait bien dans l'histoire
+du droit romain. Durant les quelques siecles qui precederent le triomphe
+du christianisme, le droit romain travaillait deja a se degager de la
+religion et a se rapprocher de l'equite et de la nature; mais il ne
+procedait que par des detours et par des subtilites, qui l'enervaient et
+affaiblissaient son autorite morale. L'oeuvre de regeneration du droit,
+annoncee par la philosophie stoicienne, poursuivie par les nobles efforts
+des jurisconsultes romains, ebauchee par les artifices et les ruses du
+preteur, ne put reussir completement qu'a la faveur de l'independance que
+la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, a mesure que le
+christianisme conquerait la societe, les codes romains admettre les regles
+nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans
+hesitation. Les penates domestiques ayant ete renverses et les foyers
+eteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et
+avec elle les regles qui en avaient decoule. Le pere perdit l'autorite
+absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnee, et ne conserva que
+celle que la nature meme lui confere pour les besoins de l'enfant. La
+femme, que le vieux culte placait dans une position inferieure au mari,
+devint moralement son egale. Le droit de propriete fut transforme dans son
+essence; les bornes sacrees des champs disparurent; la propriete ne
+decoula plus de la religion, mais du travail; l'acquisition en fut rendue
+plus facile, et les formalites du vieux droit furent definitivement
+ecartees.
+
+Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa
+constitution et son droit furent transformes; de meme que, par cela seul
+que l'Etat n'avait plus sa religion officielle, les regles du gouvernement
+des hommes furent changees pour toujours.
+
+Notre etude doit s'arreter a cette limite qui separe la politique ancienne
+de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle
+s'etablit: la societe humaine se constitue. Elle se modifie: la societe
+traverse une serie de revolutions. Elle disparait: la societe change de
+face. Telle a ete la loi des temps antiques.
+
+
+
+
+TABLE ANALYTIQUE.
+
+
+ADOPTION.
+ L'adoption a eu pour principe le devoir de perpetuer le culte
+ domestique;
+ -- n'etait permise qu'a ceux qui n'avaient pas d'enfants;
+ ses effets religieux et civils.
+
+AFFRANCHIS.
+ Droit que les patrons conservaient sur eux;
+ leur analogie avec les anciens clients.
+
+AGNATION.
+ Quelle sorte de parente c'etait, chez les Romains et chez les Grecs.
+
+AGNI,
+ divinite des vieux ages dans toute la race indo-europeenne.
+
+AINESSE (Droit d'),
+ etabli a l'origine des societes anciennes;
+ disparait peu a peu.
+
+AMBARVALES.
+
+AMPHICTYONIES,
+ assemblees religieuses plus que politiques.
+
+ANCETRES (Culte des).
+
+ANNALES.
+ Usage general des annales chez les anciens;
+ elles etaient redigees par les pretres et faisaient partie de la
+ religion.
+
+ARCHIVES des villes.
+
+ARCHONTES des [Grec: genae].
+ Archontes des villes;
+ le titre d'archonte etait d'abord synonyme de celui de roi;
+ fonctions religieuses des archontes;
+ leur pouvoir judiciaire;
+ comment ils etaient elus;
+ leur autorite est peu a peu reduite;
+ ce qu'ils deviennent sous l'empire romain.
+
+ARISTOCRATIE.
+ Aristocratie hereditaire des patriciens, des Eupatrides, des [Grec:
+ basileis], des Geomores, etc.
+ La distinction des classes est d'abord fondee sur la religion;
+ l'aristocratie de naissance s'appuie sur le sacerdoce hereditaire.
+ Cette aristocratie disparait plus tard;
+ il se forme une aristocratie de richesse.
+ Aristocratie spartiate.
+
+ARMEE.
+ Actes religieux qui s'accomplissaient dans les armees grecques et
+ romaines.
+ L'armee etait organisee primitivement, comme la cite, en _gentes_
+ et en curies, en [Grec: genae] et en phratries.
+ Changements operes par Servius Tullius dans la constitution de l'armee;
+ sens du mot _classis_;
+ en Grece, comme a Rome, la cavalerie etait un corps aristocratique.
+ La nature de l'armee change avec la constitution de la cite.
+ L'armee romaine forme une assemblee politique.
+ Pendant le regne de la ploutocratie, en Grece comme a Rome, les rangs
+ dans l'armee furent fixes d'apres la richesse.
+
+ASILE.
+ Ce que c'etait.
+
+ASSEMBLEES du peuple.
+ Elles commencaient par une priere et un acte sacre.
+ Assemblees par curies.
+ Assemblees par centuries, comment on y votait;
+ l'assemblee centuriate n'etait pas autre chose que l'armee.
+ Assemblees par tribus.
+ Assemblees atheniennes.
+ Assemblees Spartiates.
+
+ATHENES.
+ Formation de la cite athenienne;
+ oeuvre de Thesee;
+ royaute primitive;
+ aristocratie des Eupatrides;
+ abolition de la royaute politique;
+ domination de l'aristocratie;
+ archontat viager et archontat annuel;
+ l'archonte-roi.
+ Caractere athenien;
+ superstitions atheniennes.
+ Tentative de Cylon;
+ oeuvre legislative de Dracon;
+ oeuvre de Solon;
+ Pisistrate;
+ oeuvre de Clisthenes.
+ Domination de l'aristocratie de richesse;
+ progres des classes inferieures.
+ Les magistratures atheniennes;
+ l'assemblee du peuple;
+ les orateurs;
+ l'armee athenienne;
+ caractere de la democratie athenienne.
+
+AUSPICES.
+ Mode d'election des magistrats par les auspices.
+
+CALENDRIER chez les anciens.
+
+CELIBAT,
+ interdit par la religion;
+ interdit par les lois.
+
+CENS,
+ recensement, lustration, ceremonie religieuse dans les cites anciennes.
+ Transformation du cens.
+
+CENSEURS.
+ Origine et nature de leur pouvoir;
+ leurs fonctions religieuses.
+
+CHEVALIERS ROMAINS.
+
+CHRISTIANISME,
+ son action sur les idees politiques et sur le gouvernement des societes.
+
+CITE.
+ La cite se forme par l'association des tribus, des curies, des
+ _gentes_.
+ Exemple de la cite athenienne.
+ Religion propre a chaque cite.
+ Ce que l'on entendait par l'autonomie de la cite.
+ Pourquoi les anciens n'ont pas pu fonder de societe plus large que la
+ cite.
+ Puissance absolue de la cite sur le citoyen.
+ Affaiblissement du regime de la cite.
+ La conquete romaine detruit le regime municipal.
+
+CITOYEN.
+ Ce qui distinguait le citoyen du non-citoyen.
+
+CLIENTS.
+ Ce que c'etait a l'origine;
+ -- etaient distincts des plebeiens;
+ leur condition;
+ ils figuraient dans les comices par curies;
+ leur analogie avec les serfs du moyen age;
+ leur affranchissement progressif;
+ ils deviennent peu a peu proprietaires du sol;
+ comment ils le sont devenus a Athenes;
+ comment ils le sont devenus a Rome;
+ disparition de la clientele primitive;
+ le patriciat essaye en vain de la retablir.
+ Clientele des ages posterieurs.
+
+COGNATIO,
+ parente par les femmes, en Grece et en Rome;
+ elle penetre peu a peu dans le droit.
+
+CONDITIONS economiques des societes anciennes.
+
+CONFARREATIO,
+ ceremonie religieuse usitee dans le mariage romain et dans le mariage
+ grec.
+
+CONFEDERATIONS.
+
+CONQUETE de la Grece par les Romains.
+
+CONSULAT.
+ Fonctions religieuses des consuls.
+ Quelle idee l'on se faisait primitivement du consul;
+ quelle idee on s'en fit plus tard.
+ Avec quelles formalites religieuses les consuls etaient elus;
+ changements dans le mode d'election.
+ Consuls plebeiens.
+
+COURONNE,
+ son usage dans les ceremonies religieuses;
+ dans le mariage;
+ dans quel cas les magistrats portaient la couronne.
+
+CROYANCES.
+ Croyances primitives des anciens;
+ leurs rapports avec le droit prive;
+ leurs rapports avec la morale primitive.
+ Intolerance des anciens au sujet des croyances.
+ Changements dans les croyances.
+
+CULTE DES MORTS,
+ chez tous les peuples anciens;
+ relation de ce culte avec le culte du foyer.
+ -- Culte des heros indigetes.
+ Culte du fondateur.
+
+CURIES et phratries.
+
+DEMAGOGUES.
+ Sens de ce mot.
+
+DEMOCRATIE.
+ Comment elle s'etablit;
+ regles du gouvernement democratique.
+
+DEMONS,
+ ames des morts.
+
+DETESTATIO SACRORUM.
+
+DETTES.
+ Pourquoi le corps de l'homme et non sa terre repondait de sa dette.
+
+DEVINS a Athenes.
+
+DIEUX.
+ Dieux domestiques.
+ Divinites poliades.
+ Les dieux de l'Olympe ont ete d'abord des dieux domestiques et des
+ divinites poliades.
+ Idee que les anciens se faisaient des dieux.
+ Alliance des divinites poliades;
+ evocation des dieux;
+ prieres et formules qui les contraignaient a agir;
+ peur des dieux.
+ Nouvelles idees sur la divinite.
+ Le christianisme.
+
+DIFFARREATIO.
+
+DIVORCE;
+ etait obligatoire dans le cas de sterilite de la femme.
+
+[Grec: DOCHIMASIA],
+ examen que subissaient les magistrats et les senateurs.
+
+DROIT.
+ Le droit ancien est ne dans la famille;
+ il a ete en rapport avec les croyances et avec le culte.
+ -- Droit de propriete.
+ Droit de succession.
+ Idee que les anciens se faisaient du droit.
+ Droit civil, _jus civile_.
+ Changements dans le droit prive.
+ Droit des Douze Tables.
+ Lois de Solon.
+ Droit pretorien.
+
+DROIT DE CITE.
+ En quoi il consistait;
+ comment il etait confere.
+ Importance du droit de cite.
+ Le droit de cite romaine est peu a peu etendu aux Latins;
+ aux Italiens;
+ aux provinciaux.
+
+DROIT DES GENS.
+
+[Grec: ENGUAESIS],
+ acte du mariage grec correspondant a la _traditio in manum_.
+
+EDUCATION.
+ L'Etat la dirigeait en Grece.
+
+ELECTION.
+ Mode d'election des rois;
+ -- des consuls;
+ -- des archontes.
+
+EMANCIPATION du fils;
+ ses effets en droit civil.
+
+EMPIRE de Rome,
+ _imperium romanum_;
+ condition des peuples qui y etaient sujets.
+
+ENEE (Legende d').
+ Sens de l'Eneide.
+
+EPHORES a Sparte.
+
+[Grec: EPIGAMIA],
+ _jus connubii_.
+
+[Grec: EPICHLAEROS].
+
+[Grec: EPISTION].
+
+[Grec: ERCHEIOS ZEUS],
+ divinite domestique.
+
+[Grec: ERCHOS],
+ _herctum_, enceinte sacree du domicile.
+
+ESCLAVES,
+ comment ils etaient introduits dans la famille et inities a son culte.
+
+[Grec: HESTIA],
+ _Vesta_, foyer.
+
+ETRANGER.
+ L'etranger ne pouvait etre ni proprietaire ni heritier;
+ n'etait pas protege par le droit civil;
+ etait juge par le preteur peregrin ou par l'archonte polemarque.
+ Sentiment de haine pour l'etranger.
+
+EUPATRIDES,
+ analogues aux patriciens;
+ luttent contre les rois;
+ gouvernent la cite;
+ sont attaques par les classes inferieures.
+
+EXIL,
+ interdiction du culte national et du culte domestique, analogue a
+ l'excommunication.
+
+FAMILIA.
+ Sens de ce mot.
+
+FAMILLE.
+ Sa religion;
+ son independance religieuse;
+ ce qui en faisait le lien;
+ avait l'obligation de se perpetuer.
+ -- Noms de famille chez les Romains et les Grecs.
+ -- Changements dans la constitution de la famille.
+ -- Division de la _gens_ en familles.
+
+FECIAUX.
+ dans les villes italiennes, [Grec: chaeruches];
+ et spendophores dans les villes grecques.
+
+FEMME.
+ Son role dans la religion domestique.
+ Son role dans la famille.
+ Le regime dotal fut longtemps inconnu.
+ La femme toujours en tutelle.
+ Elle ne pouvait paraitre en justice;
+ n'etait pas justiciable de la cite;
+ etait jugee, d'abord par son mari, plus tard par un tribunal
+ domestique.
+ Son titre de _mater familias_.
+ La femme obtient peu a peu des droits a l'heritage, et la possession de
+ sa dot.
+ Parente par les femmes.
+
+FILLE.
+ La fille, d'apres les anciennes croyances, etait reputee inferieure au
+ fils.
+ Elle n'heritait pas de son pere.
+ La fille [Grec: hepichlaeros].
+
+FONDATION des villes,
+ ceremonie religieuse.
+
+FONDATEUR (Culte du).
+
+FOYER.
+ Le foyer etait un autel, un objet divin;
+ rites prescrits pour l'entretien du feu sacre;
+ le foyer ne pouvait pas etre change de place;
+ prieres qu'on lui adressait;
+ antiquite de ce culte;
+ sa relation avec le culte des morts.
+ Influence que ce culte a exercee sur la morale.
+ -- Foyer public ou prytanee.
+ Foyer transporte dans les armees, et sur les flottes.
+ -- Le culte du foyer perd son credit.
+
+[Grec: GENOS]
+ grec analogue a la _gens_ romaine;
+ le [Grec: genos] a Athenes;
+ [Grec: genos] des Brytides.
+ Culte interieur du [Grec: genos];
+ son tombeau commun;
+ son chef.
+ Le [Grec: genos] perd son importance politique.
+
+GENS.
+ Sens de ce mot.
+ La _gens_ etait la vraie famille.
+ Culte interieur de la _gens_;
+ son tombeau commun;
+ solidarite de ses membres.
+ Le chef de la _gens_.
+ Comment la _gens_ s'est demembree.
+ Les _gentes_ plebeiennes.
+ Transformations successives et disparition du regime de la _gens_.
+
+GENTILES.
+ Lien de culte entre eux;
+ lien de droit;
+ le _gentilis_ etait plus proche que le cognat.
+ -- _Dii gentiles_.
+
+GENTILITE.
+
+HELIASTES a Athenes.
+
+HERES _suus et necessarius_.
+ Sens de ces mots en droit romain.
+
+HEROS,
+ ames des morts;
+ etaient les memes que les Lares et les Genies;
+ heros eponymes;
+ heros nationaux.
+
+HOSPITALITE.
+
+HOSTIS.
+ Sens de ce mot.
+ Pourquoi les idees d'etranger et d'ennemi se sont confondues a
+ l'origine.
+
+HYMENEE,
+ chant sacre.
+
+HYPOTHEQUE,
+ inconnue dans le droit primitif.
+
+JOURS NEFASTES chez les Romains et chez les Grecs.
+
+LECTISTERNIUM.
+
+LEGENDES.
+ Leur importance en histoire;
+ legende d'Enee;
+ legende de l'enlevement des Sabines.
+
+LEGISLATEURS.
+ Les anciens legislateurs.
+
+LIBERTE.
+ Comment les anciens la comprenaient, absence de toute garantie pour la
+ liberte individuelle.
+
+LIVRES liturgiques des anciens.
+ Livres sibyllins a Athenes et a Rome.
+
+LOI.
+ La loi faisait partie de la religion;
+ respect des anciens pour la loi;
+ la loi etait reputee sainte;
+ elle venait des dieux.
+ Les lois primitives n'etaient pas ecrites;
+ elles etaient redigees sous forme de vers et chantees.
+ Importance du texte de la loi.
+ La plebe reclame la redaction d'un Code de lois;
+ lois des Douze Tables.
+ Changement dans la nature et le principe de la loi.
+ Comment on faisait les lois a Athenes.
+
+LUSTRATIO, ceremonie religieuse.
+
+LYCURGUE.
+ Oeuvre de Lycurgue a Sparte.
+
+MAGISTRATS.
+ Ce qu'etaient les magistrats dans la premiere epoque de l'existence des
+ cites;
+ ce qu'ils furent dans la seconde.
+
+MANCIPATIO.
+
+MANES,
+ etaient les ames des morts;
+ correspondent aux [Grec: theoi chthonioi] des Grecs.
+
+MANUS,
+ sens de ce mot dans le droit romain.
+ Relation entre la puissance maritale et le culte domestique.
+
+MARIAGE.
+ Le mariage sacre;
+ ses effets religieux;
+ etait interdit entre habitants de deux villes.
+ Legende de l'enlevement des Sabines.
+ Interdit, puis autorise entre patriciens et plebeiens.
+ Mariage par _mutuus consensus_;
+ _usus_, _coemptio_.
+ Effets de la puissance maritale;
+ maniere d'echapper a la puissance maritale.
+
+MORALE primitive.
+
+MUNDUS.
+ Sens special de ce mot.
+
+NATAL (Jour) des villes.
+
+[Grec: NOTHOI]
+ Ce que les anciens comprenaient dans la categorie des [Grec: nothoi].
+
+NOMS de famille en Grece et a Rome.
+
+ODYSSEE.
+ La societe qui y est depeinte est une societe aristocratique.
+
+ORATEURS.
+ Leur role dans la democratie athenienne.
+
+[Grec: OROI, Theoi orioi], dieux termes.
+
+OSTRACISME dans toutes les villes grecques.
+
+PARASITES.
+ Sens ancien de ce mot.
+
+PARENTE.
+ Comment les anciens la comprenaient;
+ se marquait par le culte.
+ Il n'y avait pas de parente par les femmes.
+
+[Grec: PATRIAZEIN], _parentare_.
+
+PATRICIENS.
+ Origine de la classe des patriciens;
+ leur privilege sacerdotal;
+ leurs privileges politiques.
+ Leur lutte contre les rois;
+ leur resistance aux efforts de la plebe.
+
+PATRIE.
+ Sens de ce mot.
+ Ce qu'etait primitivement l'amour de la patrie;
+ ce que ce sentiment devint plus tard.
+
+PATRONS.
+
+PATRUUS et _avunculus_.
+ Difference radicale entre la parente que ces deux mots exprimaient.
+
+PERE.
+ Sens originel du mot _pater_.
+ Autorite religieuse du pere.
+ Sa puissance derivait de la religion domestique.
+ Son autorite sur ses enfants.
+ Ce qu'il faut entendre par le droit qu'il avait de vendre son fils;
+ de tuer son fils ou sa femme.
+ Son droit de justice.
+ Il etait responsable de tous les delits commis par les siens.
+ La puissance paternelle d'apres la loi des Douze Tables;
+ d'apres la loi de Solon.
+
+PHRATRIES,
+ analogues aux curies.
+ Culte special de la phratrie.
+ Comment le jeune homme etait admis dans la phratrie.
+ Les phratries perdent leur importance politique.
+
+PHILOSOPHIE.
+ Son influence sur les transformations de la politique.
+ Pythagore;
+ Anaxagore;
+ les Sophistes;
+ Socrate;
+ Platon;
+ Aristote;
+ politique des Epicuriens et des Stoiciens.
+ Idee de la cite universelle.
+
+PIETAS.
+ Sens complexe de ce mot.
+
+PINDARE,
+ poete de l'aristocratie.
+
+PLEBEIENS.
+ Cette classe d'hommes existait dans toutes les cites.
+ Ils etaient distincts des clients.
+ A l'origine, ils n'etaient pas compris dans le populus.
+ Comment la plebe s'etait formee.
+ Les plebeiens n'avaient a l'origine ni religion, ni droits civils, ni
+ droits politiques.
+ Leur lutte contre la classe superieure.
+ Ils soutiennent les rois.
+ Ils creent des tyrans.
+ Efforts et progres de la plebe romaine;
+ sa secession au mont Sacre;
+ le tribunal de la plebe.
+ La plebe entre dans la cite.
+
+PLEBISCITES.
+
+PONTIFES.
+ Surveillaient les cultes domestiques.
+ Pontifes patriciens;
+ pontifes plebeiens.
+
+PRETEURS.
+ Leurs fonctions religieuses.
+
+PROCEDURE antique.
+
+PROPRIETE.
+ Droit de propriete chez les anciens;
+ relation entre le droit de propriete et la religion.
+ La propriete etait inalienable;
+ -- indivisible.
+ Ce que devint le droit de propriete aux epoques posterieures.
+
+PROVINCIA.
+ Sens de ce mot.
+ Comment Rome administrait les provinces.
+ Les provinciaux n'avaient aucun droit.
+
+PRYTANEE,
+ analogue au temple de Vesta.
+
+PRYTANES.
+ Les prytanes etaient a la fois des pretres et des magistrats.
+
+REPAS.
+ Le repas etait un acte religieux.
+ Repas funebres offerts aux morts.
+ Les repas publics etaient des ceremonies religieuses;
+ repas publics a Sparte;
+ a Athenes;
+ en Italie;
+ a Rome.
+
+RELIGION.
+ La religion domestique.
+ Comment les anciens comprenaient la religion.
+ Religion de la cite.
+ La religion romaine n'a pas ete etablie par calcul.
+ Influence de la religion dans l'election des magistrats.
+
+RESPUBLICA, [Grec: to choinon].
+
+REVOLUTIONS.
+ Caracteres essentiels et causes generales des revolutions dans les cites
+ anciennes.
+ Premiere revolution qui enleve a la royaute sa puissance politique.
+ Revolution dans la constitution de la famille.
+ Revolution dans la cite par les progres de la plebe.
+ Revolutions de Rome.
+ Revolutions d'Athenes.
+ Revolutions de Sparte.
+ Disparition de l'ancien regime, et nouveau systeme de gouvernement.
+ L'aristocratie de richesse.
+ La democratie.
+ Luttes entre les riches et les pauvres.
+
+RITUELS,
+ dans toutes les cites anciennes.
+
+ROME.
+ Formation de la cite romaine.
+ Ceremonie de la fondation.
+ Nature de l'asile ouvert par Romulus.
+ Le caractere romain;
+ superstitions romaines.
+ Le patriciat.
+ La plebe.
+ Le senat.
+ L'assemblee par curies.
+ La royaute.
+ Lutte des rois contre l'aristocratie.
+ Revolution qui supprime la royaute.
+ Domination du patriciat.
+ Efforts et progres de la plebe.
+ Le tribunal.
+ Les assemblees par tribus et les plebiscites.
+ La plebe acquiert l'egalite civile, politique, religieuse.
+ Pourtant, les procedes de gouvernement et les moeurs restent
+ aristocratiques.
+ Formation d'une nouvelle noblesse.
+ Conquetes des Romains.
+ Relations d'origine et de culte entre Rome et les cites de l'Italie et
+ de la Grece.
+ Premiers agrandissements.
+ Sa suprematie religieuse sur les cites latines.
+ Rome se fait partout la protectrice de l'aristocratie.
+ _Imperium romanum_.
+ Comment elle traite ses sujets.
+ Elle accorde le droit de cite romaine.
+
+ROYAUTE.
+ Ce qu'etait la royaute primitive.
+ Les rois pretres.
+ Avec quelles formes liturgiques ils etaient elus.
+ Leurs attributions judiciaires et militaires.
+ La royaute hereditaire comme le sacerdoce.
+ [Grec: Basileis hieroi].
+ _Sanctitas regum_.
+ Revolution qui supprime partout la royaute.
+ Magistrats annuels appeles rois.
+ _Rex sacrorum_.
+ Le mot roi applique, durant l'age aristocratique, aux chefs des
+ _gentes_.
+
+SACERDOCES.
+ Dans les anciennes cites, les sacerdoces furent longtemps hereditaires.
+ Sacerdoces reserves au patriciat.
+ La plebe acquiert les sacerdoces.
+
+SACROSANCTUS.
+ Sens de ce mot.
+
+SECONDE VIE.
+ On a cru d'abord qu'elle se passait dans le tombeau.
+
+SENAT.
+ Le senat se reunissait dans un lieu sacre.
+ Il etait compose des chefs des _gentes_.
+ Introduction des senateurs _conscripti_.
+ Le senat d'Athenes.
+
+SEPULTURE,
+ ses rites et les croyances qui s'y rattachaient.
+ Pourquoi la privation de sepulture etait redoutee des anciens.
+
+SERVIUS TULLIUS.
+ Ses reformes.
+
+SHRADDA,
+ chez les Hindous, analogue au repas funebre des Grecs et des Romains.
+
+SOEUR (la) subordonnee au frere, pour le culte;
+ pour l'heritage.
+
+SOLON.
+ Son oeuvre.
+
+SPARTE.
+ Ce qu'etaient les repas publics.
+ La royaute a Sparte.
+ Le caractere Spartiate.
+ L'aristocratie gouverne a Sparte.
+ Serie des revolutions de Sparte.
+ Les rois demagogues et les tyrans populaires.
+
+STRATEGES a Athenes;
+ ce qu'ils deviennent sous la domination de Rome.
+
+SUCCESSION.
+ La regle pour le droit de succession etait la meme que pour la
+ transmission du culte domestique.
+ Pourquoi le fils, seul heritait, non la fille.
+ Succession collaterale.
+ L'heritier collateral devait epouser la fille du defunt.
+ Droit d'ainesse, privilege de l'aine.
+ Le droit de succession d'apres les Douze Tables;
+ d'apres la legislation de Solon.
+
+SUJETION.
+ La sujetion entrainait la destruction des cultes nationaux.
+
+TERMES,
+ limites inviolables des proprietes.
+ Legende du dieu Terme.
+ Avec quelles ceremonies le terme etait pose.
+
+TESTAMENT.
+ Le testament etait contraire aux vieilles prescriptions religieuses et
+ fut longtemps inconnu.
+ Il ne fut permis par Solon qu'a ceux qui n'avaient pas d'enfants.
+ Formalites difficiles dont il etait entoure dans l'ancien droit romain.
+ Il est autorise par les Douze Tables.
+
+THETES (les) a Athenes.
+
+TIRAGE au sort pour l'election des magistrats.
+
+TOMBEAUX.
+ Les tombeaux de famille.
+ L'etranger n'avait pas le droit d'en approcher;
+ ni d'y etre enterre.
+ Le tombeau etait place, a l'origine, dans le champ de chaque famille.
+ Le tombeau etait inalienable.
+
+TRADITIONS.
+ Quelle valeur on peut accorder aux traditions et aux legendes des
+ anciens.
+
+TRAITES.
+ Les traites de paix etaient des actes religieux.
+
+TRIBUNAT de la plebe.
+ Nature particuliere de cette sorte de magistrature.
+
+TRIBUNAT militaire.
+
+TRIBUNE.
+ La tribune etait un lieu sacre.
+
+TRIBUS.
+ Les tribus de naissance.
+ Ces tribus sont supprimees par Clisthenes et par d'autres dans toutes
+ les cites grecques.
+ Les tribus de domicile a Athenes;
+ a Rome.
+
+TRIOMPHE,
+ ceremonie religieuse chez les Romains et chez les Grecs.
+
+TYRANS.
+ En quoi ils differaient des rois.
+ Ils etaient les chefs du parti democratique.
+ Politique habituelle des tyrans.
+
+VESTA n'etait autre que le feu du foyer;
+ se confondait avec les Lares.
+ Legende de Vesta.
+ Le temple de Vesta etait analogue au prytanee des Grecs.
+ Croyances qui s'y rattachaient.
+
+VILLE.
+ La ville etait distincte de la cite.
+ Ce que c'etait que la ville dans les idees des anciens.
+ Comment on choisissait l'emplacement de la ville.
+ Rites de la fondation des villes.
+ Les villes etaient reputees saintes.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIERES.
+
+
+INTRODUCTION. -- De la necessite d'etudier les plus vieilles croyances des
+anciens pour connaitre leurs institutions.
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+ANTIQUES CROYANCES.
+
+CHAP. I. Croyances sur l'ame et sur la mort
+CHAP. II. Le culte des morts
+CHAP. III. Le feu sacre
+CHAP. IV. La religion domestique
+
+
+LIVRE II.
+
+LA FAMILLE.
+
+CHAP. I. La religion a ete le principe constitutif de la famille
+ ancienne
+CHAP. II. Le mariage chez les Grecs et chez les Romains.
+CHAP. III. De la continuite de la famille; celibat interdit; divorce en
+ cas de sterilite, inegalite entre le fils et la fille
+CHAP. IV. De l'adoption et de l'emancipation
+CHAP. V. De la parente; de ce que les Romains appelaient agnation
+CHAP. VI. Le droit de propriete
+CHAP. VII. Le droit de succession
+ 1 Nature et principe du droit de succession chez les anciens
+ 2 Le fils herite, non la fille
+ 3 De la succession collaterale
+ 4 Effets de l'adoption et de l'emancipation
+ 5 Le testament n'etait pas connu a l'origine
+ 6 Le droit d'ainesse
+CHAP. VIII. L'autorite dans la famille
+ 1 Principe et nature de la puissance paternelle chez les
+ anciens
+ 2 Enumeration des droits qui composaient la puissance
+ paternelle
+CHAP. IX. La morale de la famille
+CHAP. X. La gens a Rome et en Grece
+ 1 Ce que les documents anciens nous font connaitre de la
+ _gens_
+ 2 Examen des opinions qui ont ete emises pour expliquer la
+ _gens_ romaine
+ 3 La _gens_ n'etait autre chose que la famille ayant
+ encore son organisation primitive et son unite
+ 4 La famille (_gens_) a ete d'abord la seule forme de
+ societe
+
+
+LIVRE III.
+
+LA CITE.
+
+CHAP. I. La phratrie et la curie; la tribu
+CHAP. II. Nouvelles croyances religieuses
+ 1 Les dieux de la nature physique
+ 2 Rapport de cette religion avec le developpement de la
+ societe humaine
+CHAP. III. La cite se forme
+CHAP. IV. La ville
+CHAP. V. Le culte du fondateur; la legende d'Enee
+CHAP. VI. Les dieux de la cite
+CHAP. VII. La religion de la cite
+ 1 Les repas publics
+ 2 Les fetes et le calendrier
+ 3 Le cens
+ 4 La religion dans l'assemblee, au Senat, au tribunal, a
+ l'armee; le triomphe
+CHAP. VIII. Les rituels et les annales
+CHAP. IX. Le gouvernement de la cite. Le roi
+ 1 Autorite religieuse du roi
+ 2 Autorite politique du roi
+CHAP. X. Le magistrat
+CHAP. XI. La loi
+CHAP. XII. Le citoyen et l'etranger
+CHAP. XIII. Le patriotisme; l'exil
+CHAP. XIV. L'esprit municipal
+CHAP. XV. Relations entre les cites; la guerre; la paix; l'alliance des
+ dieux
+CHAP. XVI. Le Romain; l'Athenien
+CHAP. XVII. De l'omnipotence de l'Etat; les anciens n'ont pas connu la
+ liberte individuelle
+
+
+LIVRE IV.
+
+LES REVOLUTIONS.
+
+CHAP I. Patriciens et clients
+CHAP. II. Les plebeiens
+CHAP. III. Premiere revolution
+ 1 L'autorite politique est enlevee aux rois qui conservent
+ l'autorite religieuse
+ 2 Histoire de cette revolution a Sparte
+ 3 Histoire de cette revolution a Athenes
+ 4 Histoire de cette revolution a Rome
+CHAP. IV. L'aristocratie gouverne les cites
+CHAP. V. Deuxieme revolution. Changements dans la constitution de la
+ famille, le droit d'ainesse disparait; la _gens_ se
+ demembre
+CHAP. VI. Les clients s'affranchissent
+ 1 Ce que c'etait que la clientele, a l'origine, et comment
+ elle s'est transformee
+ 2 La clientele disparait a Athenes; oeuvre de Solon
+ 3 Transformation de la clientele a Rome
+CHAP. VII. Troisieme revolution. La plebe entre dans la cite
+ 1 Histoire generale de cette revolution
+ 2 Histoire de cette revolution a Athenes
+ 3º Histoire de cette revolution a Rome
+CHAP. VIII. Changements dans le droit prive; le code des Douze Tables; le
+ code de Solon
+CHAP. IX. Nouveau principe de gouvernement; l'interet public et le
+ suffrage
+CHAP. X. Une aristocratie de richesse essaye de se constituer;
+ etablissement de la democratie; quatrieme revolution
+CHAP. XI Regles du gouvernement democratique; exemple de la democratie
+ athenienne
+CHAP. XII. Riches et pauvres; la democratie perit; les tyrans populaires
+CHAP. XIII. Revolutions de Sparte
+
+
+LIVRE V.
+
+LE REGIME MUNICIPAL DISPARAIT.
+
+CHAP. I. Nouvelles croyances; la philosophie change les principes et
+ les regles de la politique
+CHAP. II. La conquete romaine
+ 1 Quelques mots sur les origines et la population de Rome
+ 2 Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jesus-
+ Christ)
+ 3 Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jesus-Christ)
+ 4 Rome detruit partout le regime municipal
+ 5 Les peuples soumis entrent successivement dans la cite
+ romaine
+CHAP. III. Le christianisme change les conditions du gouvernement
+
+
+TABLE ANALYTIQUE
+
+
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+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
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index 0000000..b92dbaf
--- /dev/null
+++ b/old/8cite10.txt
@@ -0,0 +1,17213 @@
+The Project Gutenberg EBook of La Cite Antique, by Fustel de Coulanges
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
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+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
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+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: La Cite Antique
+ Etude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grece et de Rome
+
+Author: Fustel de Coulanges
+
+Release Date: May, 2005 [EBook #8074]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on June 12, 2003]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-Latin-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITE ANTIQUE ***
+
+
+
+
+Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon
+and the Online Distributed Proofreading Team.
+
+
+
+
+LA CITÉ ANTIQUE
+ÉTUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRÈCE ET DE ROME
+
+PAR
+FUSTEL DE COULANGES
+
+
+
+
+INTRODUCTION.
+
+DE LA NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR
+CONNAÎTRE LEURS INSTITUTIONS.
+
+
+On se propose de montrer ici d'après quels principes et par quelles règles
+la société grecque et la société romaine se sont gouvernées. On réunit
+dans la même étude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples,
+qui étaient deux branches d'une même race, et qui parlaient deux idiomes
+issus d'une même langue, ont eu aussi les mêmes institutions et les mêmes
+principes de gouvernement et ont traversé une série de révolutions
+semblables.
+
+On s'attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et
+essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des
+sociétés modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès
+l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer
+sans cesse à nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer
+nos révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous
+ont légué nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque
+peine à les considérer comme des peuples étrangers; c'est presque toujours
+nous que nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne
+manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les
+regardons à travers les opinions et les faits de notre temps.
+
+Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L'idée que l'on
+s'est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour
+avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de
+les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberté chez
+les anciens, et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en
+péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l'une
+des grandes difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne,
+est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et
+romaine devant les yeux.
+
+Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les
+étudier sans songer à nous, comme s'ils nous étaient tout à fait
+étrangers, avec le même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous
+étudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie.
+
+Ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère
+absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble.
+Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer
+par quelles règles ces sociétés étaient régies, et l'on constatera
+aisément que les mêmes règles ne peuvent plus régir l'humanité.
+
+D'où vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne
+sont-elles plus les mêmes qu'autrefois? Les grands changements qui
+paraissent de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne peuvent
+être l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit
+doit être puissante, et cette cause doit résider dans l'homme. Si les lois
+de l'association humaine ne sont plus les mêmes que dans l'antiquité,
+c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de changé. Nous avons en effet
+une partie de notre être qui se modifie de siècle en siècle; c'est notre
+intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en
+progrès, et à cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au
+changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a
+vingt-cinq siècles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il
+se gouvernait.
+
+L'histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de
+l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intelligence
+humaine et l'état social d'un peuple. Regardez les institutions des
+anciens sans penser à leurs croyances, vous les trouvez obscures,
+bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des
+patrons et des clients, des eupatrides et des thètes, et d'où viennent les
+différences natives et ineffaçables que nous trouvons entre ces classes?
+Que signifient ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si
+contraires à la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de
+l'ancien droit privé: à Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre; à
+Athènes, à Rome, inégalité dans la succession entre le frère et la soeur?
+Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'_agnation_, par la
+_gens_? Pourquoi ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la
+politique? Qu'était-ce que ce patriotisme singulier qui effaçait
+quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette
+liberté dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des
+institutions qui s'éloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idée
+aujourd'hui, aient pu s'établir et régner longtemps? Quel est le principe
+supérieur qui leur a donné l'autorité sur l'esprit des hommes?
+
+Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances;
+les faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur explication se
+présentera d'elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de cette race,
+c'est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe l'idée
+qu'elle se faisait de l'être humain, de la vie, de la mort, de la seconde
+existence, du principe divin, on aperçoit un rapport intime entre ces
+opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui
+dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques.
+
+La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive
+a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et
+l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit
+de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir
+élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité,
+et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les
+institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la
+cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais
+avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le
+droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles.
+Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations
+sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence.
+
+Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus
+vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaître. Car les
+institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la
+Grèce et de Rome, ne sont que le développement de croyances et
+d'institutions antérieures; il en faut chercher les racines bien loin dans
+le passé. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus
+vieilles que Romulus et Homère. C'est dans une époque plus ancienne, dans
+une antiquité sans date, que les croyances se sont formées et que les
+institutions se sont ou établies ou préparées.
+
+Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de ce passé
+lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siècles
+avant notre ère? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si
+fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les
+Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siècles; nous le savons par les
+hymnes des Védas, qui sont assurément fort antiques, et par les lois de
+Manou, où l'on peut distinguer des passages qui sont d'une époque
+extrêmement reculée. Mais, où sont les hymnes des anciens Hellènes? Ils
+avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacrés;
+mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'à nous. Quel souvenir peut-
+il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte
+écrit?
+
+Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme
+peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est
+à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques
+antérieures. S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces
+différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui.
+
+Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron;
+ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des
+siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de
+l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes; ces légendes lui
+viennent d'un temps très-antique et elles portent témoignage de la manière
+de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue
+dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les
+pensées des vieux âges, s'est modelée sur elles, et elle en a gardé
+l'empreinte qu'elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d'un
+radical peut quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage;
+les idées se sont transformées et les souvenirs se sont évanouis; mais les
+mots sont restés, immuables témoins de croyances qui ont disparu. Le
+contemporain de Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les
+funérailles, dans la cérémonie du mariage; ces rites sont plus vieux que
+lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne répondent plus aux croyances
+qu'il a. Mais qu'on regarde de près les rites qu'il observe ou les
+formules qu'il récite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes
+croyaient quinze ou vingt siècles avant lui.
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+ANTIQUES CROYANCES.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+CROYANCES SUR L'ÂME ET SUR LA MORT.
+
+
+Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grèce et de Rome, on voit
+persister chez le vulgaire un ensemble de pensées et d'usages qui dataient
+assurément d'une époque très-éloignée et par lesquels nous pouvons
+apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature,
+sur son âme, sur le mystère de la mort.
+
+Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-européenne, dont les
+populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que
+cette race ait jamais pensé qu'après cette courte vie tout fût fini pour
+l'homme. Les plus anciennes générations, bien avant qu'il y eût des
+philosophes, ont cru à une seconde existence après celle-ci. Elles ont
+envisagé la mort, non comme une dissolution de l'être, mais comme un
+simple changement de vie.
+
+Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette seconde existence?
+Croyait-on que l'esprit immortel, une fois échappé d'un corps, allait en
+animer un autre? Non; la croyance à la métempsycose n'a jamais pu
+s'enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes; elle n'est
+pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les
+hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit
+montait vers le ciel, vers la région de la lumière? Pas davantage; la
+pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste, est d'une époque
+relativement assez récente en Occident, puisqu'on la voit exprimée pour la
+première fois par le poëte Phocylide; le séjour céleste ne fut jamais
+regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des
+bienfaiteurs de l'humanité. D'après les plus vieilles croyances des
+Italiens et des Grecs, ce n'était pas dans un monde étranger à celui-ci
+que l'âme allait passer sa seconde existence; elle restait tout près des
+hommes et continuait à vivre sous la terre. [1]
+
+On a même cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence
+l'âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne l'en séparait
+pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau.
+
+Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté des témoins
+authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont survécu
+de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont nés
+avec elles et peuvent nous les faire comprendre.
+
+Les rites de la sépulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un
+corps au sépulcre, on croyait en même temps y mettre quelque chose de
+vivant. Virgile, qui décrit toujours avec tant de précision et de scrupule
+les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles de Polydore
+par ces mots: « Nous enfermons l'âme dans le tombeau. » La même expression
+se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle répondît
+aux idées que ces écrivains se faisaient de l'âme, mais c'est que depuis
+un temps immémorial elle s'était perpétuée dans le langage, attestant
+d'antiques et vulgaires croyances. [2]
+
+C'était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre, d'appeler trois
+fois l'âme du mort par le nom qu'il avait porté. On lui souhaitait de
+vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On
+ajoutait: Que la terre te soit légère. [3] Tant on croyait que l'être
+allait continuer à vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le
+sentiment du bien-être et de la souffrance! On écrivait sur le tombeau que
+l'homme reposait là; expression qui a survécu à ces croyances et qui de
+siècle en siècle est arrivée jusqu'à nous. Nous l'employons encore, bien
+qu'assurément personne aujourd'hui ne pense qu'un être immortel repose
+dans un tombeau. Mais dans l'antiquité on croyait si fermement qu'un homme
+vivait là, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on
+supposait qu'il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On
+répandait du vin sur sa tombe pour étancher sa soif; on y plaçait des
+aliments pour apaiser sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves,
+dans la pensée que ces êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le
+tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie,
+les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmène sa belle
+captive; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et
+on lui donne Polyxène. [4]
+
+Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des
+anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et
+avait fui jusqu'en Colchide. Il était mort dans ce pays; mais tout mort
+qu'il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui
+prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son âme. Sans doute cette
+âme avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais
+attachée aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la
+Colchide. [5]
+
+De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que
+l'âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa
+seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût
+recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de
+demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle
+devait aimer après les agitations et le travail de cette vie; il lui
+fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais
+s'arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle
+avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle
+tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs
+moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de
+donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la
+croyance aux revenants. Toute l'antiquité a été persuadée que sans la
+sépulture l'âme était misérable, et que par la sépulture elle devenait à
+jamais heureuse. Ce n'était pas pour l'étalage de la douleur qu'on
+accomplissait la cérémonie funèbre, c'était pour le repos et le bonheur du
+mort. [6]
+
+Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fût mis en terre. Il
+fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules
+déterminées. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une
+âme qui est forcément errante, parce que son corps a été mis en terre sans
+que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula
+ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en
+résulta que son âme fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au
+jour où l'on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture
+suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on
+attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans
+eux les âmes étaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que
+par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même
+qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en
+possédaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'évoquer les
+âmes et de les faire sortir momentanément du sépulcre.
+
+On peut voir dans les écrivains anciens combien l'homme était tourmenté
+par la crainte qu'après sa mort les rites ne fussent pas observés à son
+égard. C'était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la
+mort que la privation de sépulture. C'est qu'il y allait du repos et du
+bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les
+Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer,
+avaient négligé d'enterrer les morts. Ces généraux, élèves des
+philosophes, distinguaient nettement l'âme du corps, et comme ils ne
+croyaient pas que le sort de l'une fût attaché au sort de l'autre, il leur
+semblait qu'il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la
+terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine
+formalité de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui,
+même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses
+généraux d'impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé
+Athènes; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d'âmes.
+Les parents des morts, pensant au long supplice que ces âmes allaient
+souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient
+réclamé vengeance.
+
+Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d'un
+châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi
+l'âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel.
+
+Il faut observer qu'il s'est établi chez les anciens une autre opinion sur
+le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi,
+mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes, loin de
+leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses
+étaient distribuées suivant la conduite que l'homme avait menée pendant la
+vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire,
+sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là: preuve certaine
+qu'à l'époque où ces rites s'établirent, on ne croyait pas encore au
+Tartare et aux champs Élysées. L'opinion première de ces antiques
+générations fut que l'être humain vivait dans le tombeau, que l'âme ne se
+séparait pas du corps et qu'elle restait fixée à cette partie du sol où
+les ossements étaient enterrés. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte à
+rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait à
+attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais
+qui est l'enfance de la notion de la vie future.
+
+L'être qui vivait sous la terre n'était pas assez dégagé de l'humanité
+pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l'année
+portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la
+description de cette cérémonie dont l'usage s'était conservé intact
+jusqu'à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées.
+Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes
+et de fleurs, qu'on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu'on y
+versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8]
+
+On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funèbre n'était
+qu'une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait,
+était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve,
+c'est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau;
+qu'un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au
+mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en étaient
+brûlées pour qu'aucun vivant n'en eût sa part; que l'on prononçait
+certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire;
+que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle
+pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un
+peu de lait, et quelques gâteaux dans des vases, et qu'il y avait grande
+impiété à ce qu'un vivant touchât à cette petite provision destinée aux
+besoins du mort. [9]
+
+Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. « Je verse sur la
+terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin;
+car c'est avec cela qu'on réjouit les morts. » [10] Chez les Grecs, en
+avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui était destiné à
+l'immolation de la victime et à la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau
+romain avait de même sa _culina_, espèce de cuisine d'un genre particulier
+et uniquement à l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'après la
+bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du
+combat, les Platéens s'étaient engagés à leur offrir chaque année le repas
+funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande
+procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous
+lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de
+l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments
+avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une formule
+par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette
+cérémonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le
+six-centième anniversaire. [13]
+
+Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages,
+faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire.
+« Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plaçons sur leur
+tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort à qui
+l'on n'offre rien, est condamné à une faim perpétuelle. » [14]
+
+Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et
+ridicules. Elles ont pourtant exercé l'empire sur l'homme pendant un grand
+nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes; nous verrons même
+bientôt qu'elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions
+domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source.
+
+
+NOTES
+
+[1] _Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum_. Cicéron, _Tusc._,
+I, 16. Euripide, _Alceste_, 163; _Hécube_, passim.
+
+[2] Ovide, _Fastes_, V, 451. Pline, _Lettres_, VII, 27. Virgile, _En._,
+III, 67. La description de Virgile se rapporte à l'usage des cénotaphes;
+il était admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un
+parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les
+rites de la sépulture, et l'on croyait par là enfermer, à défaut du corps,
+l'âme dans le tombeau. Euripide, _Hélène_, 1061, 1240. Scholiast. _ad
+Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214.
+
+[3] _Iliade_, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463.
+Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43;
+_Fast._, IV, 852; _Métam._, X, 62. Juvénal, VII, 207. Martial, I, 89; V,
+35; IV, 30. Servius, _ad Aen._, II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite,
+_Agric._, 46.
+
+[4] Euripide, _Héc._, passim; _Alc._, 618; _Iphig._, 162. _Iliade_, XXIII,
+166. Virgile, _Én._, V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, _H. N._, VIII, 40.
+Suétone, _Caesar_, 84; Lucien, _De luctu_, 14.
+
+[5] Pindare, _Pythiq._, IV, 284, édit. Heyne; voir le Scholiaste.
+
+[6] _Odyssée_, XI, 72. Euripide, _Troad._, 1085. Hérodote, V, 92. Virgile,
+VI, 371, 379. Horace, _Odes_, I, 23. Ovide, _Fast._, V, 483. Pline,
+_Epist._, VII, 27. Suétone, _Calig._, 59. Servius, _ad Aen._, III, 68.
+
+[7] Plaute, _Mostellaria_.
+
+[8] Virgile, _Én._, III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, _Fast._, II, 535-542.
+
+[9] Hérodote, II, 40. Euripide, _Hécube_, 536. Pausanias, II, 10. Virgile,
+V, 98. Ovide, _Fast._, II, 566. Lucien, _Charon_.
+
+[10] Eschyle, _Choéph._, 476. Euripide, _Iphigénie_, 162.
+
+[11] Euripide, _Électre_, 513.
+
+[12] Festus, v. _Culina_.
+
+[13] Plutarque, _Aristide_, 21.
+
+[14] Lucien, _De luctu_.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LE CULTE DES MORTS
+
+
+Ces croyances donnèrent lieu de très-bonne heure à des règles de conduite.
+Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on conçut que
+c'était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce besoin. Le soin de
+porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au caprice ou aux
+sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'établit toute
+une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure,
+mais dont les rites ont duré jusqu'au triomphe du christianisme.
+
+Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les
+épithètes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les
+appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la
+vénération que l'homme peut avoir pour la divinité qu'il aime ou qu'il
+redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu. [1]
+
+Cette sorte d'apothéose n'était pas le privilège des grands hommes; on ne
+faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit: « Nos ancêtres
+ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie, fussent comptés au
+nombre des dieux. » Il n'était même pas nécessaire d'avoir été un homme
+vertueux; le méchant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien;
+seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais
+penchants qu'il avait eus dans la première. [2]
+
+Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans
+Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort: « O toi qui es un dieu sous
+la terre. » Euripide dit en parlant d'Alceste: « Près de son tombeau le
+passant s'arrêtera et dira: Celle-ci est maintenant une divinité
+bienheureuse. » [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes.
+« Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron; ce sont des
+hommes qui ont quitté la vie; tenez-les pour des êtres divins. » [4]
+
+Les tombeaux étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils
+l'inscription sacramentelle _Dis Manibus_, et en grec _theois chthoniois_.
+C'était là que le dieu vivait enseveli, _manesque sepulti_, dit Virgile.
+Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant
+les temples des dieux. [5]
+
+On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les Latins, chez les
+Sabins, [6] chez les Étrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de
+l'Inde. Les hymnes du Rig-Véda en font mention. Le livre des lois de Manou
+parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Déjà l'on
+voit dans ce livre que l'idée de la métempsycose a passé par-dessus cette
+vieille croyance; déjà même auparavant, la religion de Brahma s'était
+établie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la
+métempsycose, la religion des âmes des ancêtres subsiste encore, vivante
+et indestructible, et elle force le rédacteur des Lois de Manou à tenir
+compte d'elle et à admettre encore ses prescriptions dans le livre sacré.
+Ce n'est pas la moindre singularité de ce livre si bizarre, que d'avoir
+conservé les règles relatives à ces antiques croyances, tandis qu'il est
+évidemment rédigé à une époque où des croyances tout opposées avaient pris
+le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les
+croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour
+que les pratiques extérieures et les lois se modifient. Aujourd'hui même,
+après tant de siècles et de révolutions, les Hindous continuent à faire
+aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y
+a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi ce qu'il y a
+eu de plus persistant.
+
+Ce culte était le même dans l'Inde qu'en Grèce et en Italie. Le Hindou
+devait procurer aux mânes le repas qu'on appelait _sraddha_. « Que le
+maître de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des
+fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des mânes. » Le Hindou
+croyait qu'au moment où il offrait ce repas funèbre, les mânes des
+ancêtres venaient s'asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui
+leur était offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une
+grande jouissance: « Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les
+ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction
+inaltérable. » [7]
+
+Ainsi les Aryas de l'Orient, à l'origine, ont pensé comme ceux de
+l'Occident relativement au mystère dé la destinée après la mort. Avant de
+croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de
+l'âme et du corps, ils ont cru à l'existence vague et indécise de l'être
+humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une
+nourriture et des offrandes.
+
+Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui
+jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à
+leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement
+portées par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un
+mort, l'âme de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une âme
+errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les mânes étaient
+vraiment des dieux, ce n'était qu'autant que les vivants les honoraient
+d'un culte.
+
+Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l'on
+cessait d'offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les morts sortaient
+de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit
+silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie; ils
+cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le
+sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au
+jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l'offrande de
+la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur
+rendaient le repos et les attributs divins. L'homme était alors en paix
+avec eux. [8]
+
+Si le mort qu'on négligeait était un être malfaisant, celui qu'on honorait
+était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture.
+Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines; il
+y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu'il était, il savait être fort
+et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs.
+Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arrêtait, et l'on disait: « Dieu
+souterrain, sois-moi propice. » [9]
+
+On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par
+cette prière qu'Électre adresse aux mânes de son père: « Prends pitié de
+moi et de mon frère Oreste; fais-le revenir en cette contrée; entends ma
+prière, ò mon père; exauce mes voeux en recevant mes libations. » Ces
+dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels; car Électre
+ajoute: « Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mère et des mains
+plus pures. » [10] Ainsi le Hindou demande aux mânes « que dans sa famille
+le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup à
+donner ».
+
+Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs
+appelaient des _démons_ ou des _héros_. [11] Les Latins leur donnaient le
+nom de _Lares, Mânes, Génies_. « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les
+Mânes, lorsqu'ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et
+ils les appelaient Lares lorsqu'ils étaient bienveillants et propices. »
+[12] On lit ailleurs: « Génie et Lare, c'est le même être; ainsi l'ont cru
+nos ancêtres. » [13] Et dans Cicéron: « Ceux que les Grecs nomment démons,
+nous les appelons Lares. » [14]
+
+Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu'il y ait eu dans
+cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme
+adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prières. Il semble
+que le sentiment religieux ait commencé par là. C'est peut-être à la vue
+de la mort que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et
+qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier
+mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa
+pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au
+divin.
+
+NOTES
+
+[1] Eschyle, _Choéph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, _Solon_,
+21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80.
+
+[2] Cicéron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cité de Dieu_, IX, 11;
+VIII, 26.
+
+[3] Euripide, _Alceste_, 1003, 1015.
+
+[4] Cicéron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cité de
+Dieu_, VIII, 26.
+
+[5] Virgile, _Én._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._,
+14. Euripide, _Troy._, 96; _Électre_, 513. Suétone, _Néron_, 50.
+
+[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74.
+
+[7] _Lois de Manou_, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.
+
+[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie
+par un songe que les mânes d'Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte
+d'envoyer des aliments sur son tombeau.
+
+[9] Euripide, _Alceste_, 1004 (1016). « On croit que si nous n'avons
+aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous
+font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les
+rendons propices par nos offrandes. » Porphyre, _De abstin._, II, 37. Voy.
+Horace, _Odes_, II, 23; Platon, _Lois_, IX, p. 926, 927.
+
+[10] Eschyle, _Choéph._, 122-135.
+
+[11] Le sens primitif de ce dernier mot paraît avoir été celui d'homme
+mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs,
+l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, _Corp. inscript._, nos
+1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.--Ph. Lebas, _Monum. de Morée_,
+p. 205. Voy. Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au
+mort le nom de _daimou_, Euripide, _Alcest._, 1140 et Schol.; Eschyle,
+_Pers._, 620. Pausanias, VI, 6.
+
+[12] Servius, _ad Aen._, III, 63.
+
+[13] Censorinus, 3.
+
+[14] Cicéron, _Timée_, 11. Denys d'Halic. traduit _Lar familiaris_ par
+[Grec: o chat oichian haeroz] (_Antiq. rom._, IV, 2).
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LE FEU SACRÉ.
+
+
+La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il
+devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés. [1]
+C'était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d'entretenir
+le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s'éteindre! Chaque
+soir on couvrait les charbons de cendre pour les empêcher de se consumer
+entièrement; au réveil le premier soin était de raviver ce feu et de
+l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur
+l'autel que lorsque la famille avait péri tout entière; foyer éteint,
+famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens. [2]
+
+Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel
+se rapportait à une antique croyance. Les règles et les rites que l'on
+observait à cet égard, montrent que ce n'était pas là une coutume
+insignifiante. Il n'était pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte
+de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les espèces qui
+pouvaient être employées à cet usage et celles dont il y avait impiété à
+se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours
+pur; [4] ce qui signifiait, au sens littéral, qu'aucun objet sale ne
+devait être jeté dans ce feu, et au sens figuré, qu'aucune action coupable
+ne devait être commise en sa présence. Il y avait un jour de l'année, qui
+était chez les Romains le 1er mars, où chaque famille devait éteindre son
+feu sacré et en rallumer un autre aussitôt. [5] Mais pour se procurer le
+feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer.
+On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper
+avec le fer. Les seuls procédés qui fussent permis, étaient de concentrer
+sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux
+morceaux de bois d'une espèce déterminée et d'en faire sortir l'étincelle.
+[6] Ces différentes règles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens,
+il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un élément
+utile et agréable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brûlait
+sur leurs autels.
+
+Ce feu était quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un
+véritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir
+être agréable à un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des
+victimes. On réclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui
+adressait de ferventes prières pour obtenir de lui ces éternels objets des
+désirs humains, santé, richesse, bonheur. Une de ces prières qui nous a
+été conservée dans le recueil des hymnes orphiques, est conçue ainsi:
+« Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, ô foyer; ô toi qui es
+éternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, reçois
+de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la santé
+qui est si douce. » [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant
+qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses
+dons, un dieu fort qui protégeait la maison et la famille. En présence
+d'un danger on cherchait un refuge auprès de lui. Quand le palais de Priam
+est envahi, Hécube entraîne le vieux roi près du foyer: « Tes armes ne
+sauraient te défendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protégera tous. »
+[8]
+
+Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son époux. Elle
+s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: « O divinité,
+maîtresse de cette maison, c'est la dernière fois que je m'incline devant
+toi, et que je t'adresse mes prières; car je vais descendre où sont les
+morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mère; donne à mon fils
+une tendre épouse, à ma fille un noble époux. Fais qu'ils ne meurent pas
+comme moi avant l'âge, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une
+longue existence. » [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait à son foyer
+et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait grâces. Le
+soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait échapper
+aux périls. Eschyle nous représente Agamemnon revenant de Troie, heureux,
+couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa
+reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de grâces au foyer qui est
+dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une
+prière au foyer; à son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses
+enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11]
+
+Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était
+fort simple. La première règle était qu'il y eût toujours sur l'autel
+quelques charbons ardents; car si le feu s'éteignait, c'était un dieu qui
+cessait d'être. A certains moments de la journée, on posait sur le foyer
+des herbes sèches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme
+éclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice
+était d'entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer
+le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le
+bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brûlant de
+la Grèce, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces
+offrandes, les dévorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel
+et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'était le moment de
+l'invoquer; l'hymne de la prière sortait du coeur de l'homme.
+
+Le repas était l'acte religieux par excellence. Le dieu y présidait.
+C'était lui qui avait cuit le pain et préparé les aliments; [12] aussi lui
+devait-on une prière au commencement et à la fin du repas. Avant de
+manger, on déposait sur l'autel les prémices de la nourriture; avant de
+boire, on répandait la libation de vin. C'était la part du dieu. Nul ne
+doutait qu'il ne fût présent, qu'il ne mangeât et ne bût; et, de fait, ne
+voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fût nourrie des mets
+offerts? Ainsi le repas était partagé entre l'homme et le dieu: c'était
+une cérémonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble.
+[13] Vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits, mais qui
+laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de
+langage, dont l'incrédule même ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide,
+Pétrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la
+prière. [14]
+
+Ce culte du feu sacré n'appartenait pas exclusivement aux populations de
+la Grèce et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans
+la rédaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma
+complètement établie et penchant même vers son déclin; mais elles ont
+gardé des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du
+foyer, que le culte de Brahma avait reléguée au second rang, mais n'avait
+pas pu détruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et
+nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais,
+comme chez les Grecs, ce ne peut être que le bois de certains arbres
+indiqués par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le
+vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentée qu'il appelle _soma_. Le
+repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont décrits
+scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prières au foyer,
+comme en Grèce; on lui offre les prémices du repas, le riz, le beurre, le
+miel. Il est dit: « Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle
+récolte avant d'en avoir offert les prémices au foyer. Car le feu sacré
+est avide de grain, et quand il n'est pas honoré, il dévore l'existence du
+brahmane négligent. » Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se
+figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais
+même de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait forcé d'assouvir leur
+faim et leur soif, s'il voulait éviter leur colère.
+
+Chez les Hindous cette divinité du feu est souvent appelée _Agni_. Le Rig-
+Véda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressées. Il est dit
+dans l'un d'eux: « O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de
+l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au père de famille qui
+t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un défenseur prudent
+et un père; à toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. » Ainsi le
+dieu du foyer est, comme en Grèce, une puissance tutélaire. L'homme lui
+demande l'abondance: « Fais que la terre soit toujours libérale pour nous.
+» Il lui demande la santé: « Que je jouisse longtemps de la lumière, et
+que j'arrive à la vieillesse comme le soleil à son couchant. » Il lui
+demande même la sagesse: « O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme
+qui s'égarait dans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nous
+avons marché loin de toi, pardonne-nous. » Ce feu du foyer était, comme en
+Grèce, essentiellement pur; il était sévèrement interdit au brahmane d'y
+jeter rien de sale, et même de s'y chauffer les pieds. Comme en Grèce,
+l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'être
+purifié de sa souillure.
+
+C'est une grande preuve de l'antiquité de ces croyances et de ces
+pratiques que de les trouver à la fois chez les hommes des bords de ma
+Méditerranée et chez ceux de la presqu'île indienne. Assurément les Grecs
+n'ont pas emprunté cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs.
+Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient à une même race;
+leurs ancêtres, à une époque fort reculée, avaient vécu ensemble dans
+l'Asie centrale. C'est là qu'ils avaient conçu d'abord ces croyances et
+établi ces rites. La religion du feu sacré date donc de l'époque lointaine
+et mystérieuse où il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous,
+et où il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'étaient séparées les
+unes des autres, elles avaient transporté ce culte avec elles, les unes
+sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Méditerranée. Plus
+tard, parmi ces tribus séparées et qui n'avaient plus de relations entre
+elles, les unes ont adoré Brahma, les autres Zeus, les autres Janus;
+chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conservé comme un legs
+antique la religion première qu'ils avaient conçue et pratiquée au berceau
+commun de leur race.
+
+Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-européens n'en
+démontrait pas suffisamment la haute antiquité, on en trouverait d'autres
+preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les
+sacrifices, même dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athéné,
+c'était toujours au foyer qu'on adressait la première invocation. [15]
+Toute prière à un dieu, quel qu'il fût, devait commencer et finir par une
+prière au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grèce
+assemblée était pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De même à Rome la
+première adoration était toujours pour Vesta, qui n'était autre que le
+foyer; [18] Ovide dit de cette divinité qu'elle occupe la première place
+dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons
+dans les hymnes du Rig-Véda: « Avant tous les autres dieux il faut
+invoquer Agni. Nous prononcerons son nom vénérable avant celui de tous les
+autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par
+notre sacrifice, toujours à toi s'adresse l'holocauste. » Il est donc
+certain qu'à Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le
+feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter
+et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la
+religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer était de
+beaucoup antérieur à ces dieux-là. Il avait pris, depuis nombre de
+siècles, la première place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et
+plus grands n'avaient pas pu l'en déposséder.
+
+Les symboles de cette religion se modifièrent suivant les âges. Quand les
+populations de la Grèce et de l'Italie prirent l'habitude de se
+représenter leurs dieux comme des personnes et de donner à chacun d'eux un
+nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi
+commune que l'intelligence humaine, dans cette période, imposait à toute
+religion. L'autel du feu sacré fut personnifié; on l'appela [Grec:
+hestia], Vesta; le nom fut le même en latin et en grec, et ne fut pas
+d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive
+désignait un autel. Par un procédé assez ordinaire, du nom commun on avait
+fait un nom propre. Une légende se forma peu à peu. On se figura cette
+divinité sous les traits d'une femme, parce que le mot qui désignait
+l'autel était du genre féminin. On alla même jusqu'à représenter cette
+déesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la
+croyance primitive d'après laquelle cette divinité était simplement le feu
+de l'autel; et Ovide lui-même était forcé de convenir que Vesta n'était
+pas autre chose qu'une « flamme vivante ». [19]
+
+Si nous rapprochons ce culte du feu sacré du culte des morts, dont nous
+parlions tout à l'heure, une relation étroite nous apparaît entre eux.
+
+Remarquons d'abord que ce feu qui était entretenu sur le foyer n'est pas,
+dans la pensée des hommes, le feu de la nature matérielle. Ce qu'on voit
+en lui, ce n'est pas l'élément purement physique qui échauffe ou qui
+brûle, qui transforme les corps, fond les métaux et se fait le puissant
+instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre
+nature. C'est un feu pur, qui ne peut être produit qu'à l'aide de certains
+rites et n'est entretenu qu'avec certaines espèces de bois. C'est un feu
+chaste; l'union des sexes doit être écartée loin de sa présence. [20] On
+ne lui demande pas seulement la richesse et la santé; on le prie aussi
+pour en obtenir la pureté du coeur, la tempérance, la sagesse. « Rends-
+nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages
+et chastes. » Le feu du foyer est donc une sorte d'être moral. Il est vrai
+qu'il brille, qu'il réchauffe, qu'il cuit l'aliment sacré; mais en même
+temps il a une pensée, une conscience; il conçoit des devoirs et veille à
+ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la
+double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure
+l'abondance, il prépare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a
+des sentiments et des affections, il donne à l'homme la pureté, il
+commande le beau et le bien, il nourrit l'âme. On peut dire qu'il
+entretient la vie humaine dans la double série de ses manifestations. Il
+est à la fois la source de la richesse, de la santé, de la vertu. C'est
+vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a
+été relégué au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est
+resté ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible à l'homme; il a
+été son intermédiaire auprès des dieux de la nature physique; il s'est
+chargé de porter au ciel la prière et l'offrande de l'homme et d'apporter
+à l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe
+du feu sacré la grande Vesta, Vesta fut la déesse vierge; elle ne
+représenta dans le monde ni la fécondité ni la puissance; elle fut
+l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathématique, la loi
+impérieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on aperçut de bonne heure
+entre les phénomènes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se
+la figura comme une sorte d'âme universelle qui réglait les mouvements
+divers des mondes, comme l'âme humaine mettait la règle parmi nos organes.
+
+Ainsi la pensée des générations primitives se laisse entrevoir. Le
+principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans
+ce petit monde mystérieux qui est l'homme.
+
+Ceci nous ramène au culte des morts. Tous les deux sont de la même
+antiquité. Ils étaient associés si étroitement que la croyance des anciens
+n'en faisait qu'une religion. Foyer, Démons, Héros, dieux Lares, tout cela
+était confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columèle
+que dans le langage ordinaire on disait indifféremment foyer ou Lare
+domestique, et l'on voit encore par Cicéron que l'on ne distinguait pas le
+foyer des Pénates, ni les Pénates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans
+Servius: « Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi
+Virgile a-t-il pu mettre indifféremment, tantôt foyer pour Pénates, tantôt
+Pénates pour foyer. » [23] Dans un passage fameux de l'Énéide, Hector dit
+à Énée qu'il va lui remettre les Pénates troyens, et c'est le feu du foyer
+qu'il lui remet. Dans un autre passage, Énée invoquant ces mêmes dieux les
+appelle à la fois Pénates, Lares et Vesta. [24]
+
+Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou
+Héros, n'étaient autres que les âmes des morts auxquelles l'homme
+attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces
+morts sacrés était toujours attaché au foyer. En adorant l'un, on ne
+pouvait pas oublier l'autre. Ils étaient associés dans le respect des
+hommes et dans leurs prières. Les descendants, quand ils parlaient du
+foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancêtre: « Quitte cette place,
+dit Oreste à sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pélops pour
+entendre mes paroles. » [25] De même, Énée, parlant du foyer qu'il
+transporte à travers les mers, le désigne par le nom de Lare d'Assaracus,
+comme s'il voyait dans ce foyer l'âme de son ancêtre.
+
+Le grammairien Servius, qui était fort instruit des antiquités grecques et
+romaines (on les étudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de
+Cicéron), dit que c'était un usage très-ancien d'ensevelir les morts dans
+les maisons, et il ajoute: « Par suite de cet usage, c'est aussi dans les
+maisons qu'on honore les Lares et les Pénates. » [26] Cette phrase établit
+nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On
+peut donc penser que le foyer domestique n'a été à l'origine que le
+symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancêtre
+reposait, que le feu y était allumé pour l'honorer, et que ce feu semblait
+entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante.
+
+Ce n'est là qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui
+est certain, c'est que les plus anciennes générations, dans la race d'où
+sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du
+foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature
+physique, mais dans l'homme lui-même et qui avait pour objet d'adoration
+l'être invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et
+qui gouverne notre corps.
+
+Cette religion ne fut pas toujours également puissante, sur l'âme; elle
+s'affaiblit peu à peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des
+premiers âges de la race aryenne, elle s'enfonça si profondément dans les
+entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne
+suffit pas à la déraciner et qu'il fallut le christianisme.
+
+Nous verrons bientôt quelle action puissante cette religion a exercée sur
+les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a été conçue et
+établie dans cette époque lointaine où cette race cherchait ses
+institutions, et elle a déterminé la voie dans laquelle les peuples ont
+marché depuis.
+
+
+NOTES
+
+[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, _bomoz, eschara,
+hestia_; ce dernier finit par prévaloir dans l'usage et fut le mot dont on
+désigna ensuite la déesse Vesta. Les Latins appelaient le même autel _ara_
+ou _focus_.
+
+[2] _Hymnes homér._, XXIX. _Hymnes orph._, LXXXIV. Hésiode, _Opera_, 732.
+Eschyle, _Agam._, 1056. Euripide, _Hercul. fur._, 503, 599. Thucydide, I,
+136. Aristophane, _Plut._, 795. Caton, _De re rust._, 143. Cicéron, _Pro
+Domo_, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, _Epod._, II, 43. Ovide, _A. A._, I,
+637. Virgile, II, 512.
+
+[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. _Felicis_. Plutarque, _Numa_, 9.
+
+[4] Euripide, _Hercul. fur._, 715. Caton, _De re rust._, 143. Ovide,
+_Fast._, III, 698.
+
+[5] Macrobe, _Saturn._, I, 12.
+
+[6] Ovide, _Fast_., III:, 148. Festus, v. _Felicis_. Julien, _Oraison à la
+louange du soleil_.
+
+[7] _Hymnes orph._, 84. Plante, _Captiv._, II, 2. Tibulle, I, 9, 74.
+Ovide, _A. A._, I, 637. Pline, _H. N._, XVIII, 8.
+
+[8] Virgile, _En._, II, 523. Horace, _Épit._, I, 5. Ovide, _Trist._, IV,
+8, 22.
+
+[9] Euripide, _Alceste_, 162-168.
+
+[10] Eschyle, _Agam._, 1015.
+
+[11] Caton, _De re rust._, 2. Euripide, _Hercul. fur._, 523.
+
+[12] Ovide. _Fast._, VI, 315.
+
+[13] Plutarque, _Quest. rom._, 64; _Comm. sur Hésiode_, 44. _Hymnes
+homér._, 29.
+
+[14] Horace, _Sat._ II, 6, 66. Ovide, _Fast_., II, 631. Pétrone, 60.
+
+[15] Porphyre, _De Abstin. _, II, p. 106; Plutarq., _De frigido_.
+
+[16] _Hymnes hom._, 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, _Cratyle,_ 18.
+_Hesychius,_ _hestias_. Diodore, VI, 2. Aristophane, _Oiseaux,_ 865.
+
+[17] Pausanias, V, 14.
+
+[18] Cicéron, _De nat. Deor._, II, 27. Ovide, _Fast._, VI, 304.
+
+[19] Ovide, _Fast._, VI, 291.
+
+[20] Hésiode, _Opéra_, 731. Plutarque, _Comm. sur Hés._, frag. 43.
+
+[21] Tibulle, II, 2. Horace, _Odes_, IV, 11. Ovide, _Trist._, III, 13; V,
+5. Les Grecs donnaient à leurs dieux domestiques ou héros l'épithète de
+_ephestioi_ ou _hestioeuchoi_.
+
+[22] Plaute, _Aulul._, II, 7, 16: _In foco nostro Lari._ Columèle, XI, 1,
+19: _Larem focumque familiarem_. Cicéron, _Pro domo_, 41; _Pro Quintio_,
+27, 28.
+
+[23] Servius, _in Aen._, III, 134.
+
+[24] Virgile, IX, 259; V, 744.
+
+[25] Euripide, _Oreste_, 1140-1142.
+
+[26] Servius, _in Aen._, V, 84; VI, 152. Voy. Platon, _Minos_, p. 315.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+LA RELIGION DOMESTIQUE.
+
+
+Il ne faut pas se représenter cette antique religion comme celles qui ont
+été fondées plus tard dans l'humanité plus avancée. Depuis un assez grand
+nombre de siècles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse
+qu'à deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique;
+l'autre est qu'elle s'adresse à tous les hommes et soit accessible à tous,
+sans repousser systématiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette
+religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions.
+Non seulement elle n'offrait pas à l'adoration des hommes un dieu unique;
+mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes.
+Ils ne se présentaient pas comme étant les dieux du genre humain. Ils ne
+ressemblaient même, pas à Brahma qui était au moins le dieu de toute une
+grande caste, ni à Zeus Panhellénien qui était celui de toute une nation.
+Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait être adoré que par
+une famille. La religion était purement domestique.
+
+Il faut éclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela
+la relation très-étroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la
+constitution de la famille grecque et romaine.
+
+Le culte des morts ne ressemblait en aucune manière à celui que les
+chrétiens ont pour les saints. Une des premières règles de ce culte était
+qu'il ne pouvait être rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui
+appartenaient par le sang. Les funérailles ne pouvaient être
+religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas
+funèbre qui se renouvelait ensuite à des époques déterminées, la famille
+seule avait le droit d'y assister, et tout étranger en était sévèrement
+exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main
+des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La présence d'un
+homme qui n'était pas de la famille troublait le repos des mânes. Aussi la
+loi interdisait-elle à l'étranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du
+pied, même par mégarde, une sépulture, était un acte impie, pour lequel il
+fallait apaiser le mort et se purifier soi-même. Le mot par lequel les
+anciens désignaient le culte des morts est significatif; les Grecs
+disaient _patriazein_, les Latins disaient _parentare_. C'est que la
+prière et l'offrande n'étaient adressées par chacun qu'à ses pères. Le
+culte des morts était uniquement le culte des ancêtres. [3] Lucien, tout
+en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand
+il dit: « Le mort qui n'a pas laissé de fils ne reçoit pas d'offrandes, et
+il est exposé à une faim perpétuelle. » [4]
+
+Dans l'Inde comme en Grèce, l'offrande ne pouvait être faite à un mort que
+par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi
+athénienne, défendait d'admettre un étranger, fût-ce un ami, au repas
+funèbre. Il était si nécessaire que ces repas fussent offerts par les
+descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les
+mânes, dans leur séjour, prononçaient souvent ce voeu: « Puisse-t-il
+naître successivement de notre lignée des fils qui nous offrent dans toute
+la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre
+clarifié. » [5]
+
+Il suivait de là qu'en Grèce et à Rome, comme dans l'Inde, le fils avait
+le devoir de faire les libations et les sacrifices aux mânes de son père
+et de tous ses aïeux. Manquer à ce devoir était l'impiété la plus grave
+qu'on pût commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait déchoir
+les morts et anéantissait leur bonheur. Cette négligence n'était pas moins
+qu'un véritable parricide multiplié autant de fois qu'il y avait
+d'ancêtres dans la famille.
+
+Si, au contraire, les sacrifices étaient toujours accomplis suivant les
+rites, si les aliments étaient portés sur le tombeau aux jours fixés,
+alors l'ancêtre devenait un dieu protecteur. Hostile à tous ceux qui ne
+descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de
+maladie s'ils approchaient, pour les siens il était bon et secourable.
+
+Il y avait un échange perpétuel de bons offices entre les vivants et les
+morts de chaque famille. L'ancêtre recevait de ses descendants la série
+des repas funèbres, c'est-à-dire les seules jouissances qu'il pût avoir
+dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancêtre l'aide et la
+force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer
+du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s'établissait entre
+toutes les générations d'une même famille et en faisait un corps
+éternellement inséparable.
+
+Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l'un après
+l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la
+maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en
+entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs
+pères, et chaque fois leur adressassent une invocation ». [6] Ainsi
+l'ancêtre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours présent,
+il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui
+immortel, lui heureux, lui divin, il s'intéressait à ce qu'il avait laissé
+de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la
+faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon
+l'expression antique, ne s'était pas encore acquitté de l'existence,
+celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis; c'étaient ses pères.
+Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse; dans le
+chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien,
+après une faute son pardon.
+
+Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd'hui à comprendre que
+l'homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l'homme un dieu nous
+semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile
+de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eût été à eux
+d'imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idée
+de la création; dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que
+le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur
+paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce
+sentiment ait été bien naturel et bien puissant, car il apparaît, comme
+principe d'une religion à l'origine de presque toutes les sociétés
+humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Gètes et
+les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau-
+Monde. [7]
+
+Le feu sacré, qui était associé si étroitement au culte des morts, avait
+aussi pour caractère essentiel d'appartenir en propre à chaque famille. Il
+représentait les ancêtres; [8] il était la providence d'une famille, et
+n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui était une
+autre providence. Chaque foyer protégeait les siens et repoussait
+l'étranger.
+
+Toute cette religion était renfermée dans l'enceinte de chaque maison. Le
+culte n'en était pas public. Toutes les cérémonies, au contraire, en
+étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille seule,
+elles étaient cachées à l'étranger. [9] Le foyer n'était jamais placé ni
+hors de la maison ni même près de la porte extérieure, où on l'aurait trop
+bien vu. Les Grecs le plaçaient toujours dans une enceinte [10] qui le
+protégeait contre le contact et même le regard des profanes. Les Romains
+le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares,
+Mânes, on les appelait les dieux cachés ou les dieux de l'intérieur. [11]
+Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une
+cérémonie fût aperçue par un étranger, elle était troublée, souillée,
+funestée par ce seul regard.
+
+Pour cette religion domestique, il n'y avait ni règles uniformes, ni
+rituel commun. Chaque famille avait l'indépendance la plus complète. Nulle
+puissance extérieure n'avait le droit de régler son culte ou sa croyance.
+Il n'y avait pas d'autre prêtre que le père; comme prêtre, il ne
+connaissait aucune hiérarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athènes
+pouvait bien s'assurer que le père de famille accomplissait tous ses rites
+religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre
+modification. _Suo quisque ritu sacrificia faciat_, telle était la règle
+absolue. [13] Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres,
+ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes. [14] Le
+père, seul interprète et seul pontife de sa religion, avait seul le
+pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'à son fils. Les
+rites, les termes de la prière, les chants, qui faisaient partie
+essentielle de cette religion domestique, étaient un patrimoine, une
+propriété sacrée, que la famille ne partageait avec personne et qu'il
+était même interdit de révéler aux étrangers. Il en était ainsi dans
+l'Inde: « Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que
+je tiens de ma famille et que mon père m'a transmis. » [15]
+
+Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison,
+chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protégeait qu'une famille et
+n'était dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer
+qu'une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par
+l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait été
+enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans
+l'esprit humain; son berceau a été la famille; chaque famille s'est fait
+ses dieux.
+
+Cette religion ne pouvait se propager que par la génération. Le père, en
+donnant la vie à son fils, lui donnait en même temps sa croyance, son
+culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funèbre, de
+prononcer les formules de prière. La génération établissait un lien
+mystérieux entre l'enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la
+famille. Ces dieux étaient sa famille même, [Grec: theoi engeneis];
+c'était son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en
+naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme
+aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinisé lui-même, il devait être
+compté à son tour parmi ces dieux de la famille.
+
+Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne
+se propageait que de mâle en mâle. Cela tenait sans nul doute à l'idée que
+les hommes se faisaient de la génération [17]. La croyance des âges
+primitifs, telle qu'on la trouve dans les Védas et qu'on en voit des
+vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir
+reproducteur résidait exclusivement dans le père. Le père seul possédait
+le principe mystérieux de l'être et transmettait l'étincelle de vie. Il
+est résulté de cette vieille opinion qu'il fut de règle que le culte
+domestique passât toujours de mâle en mâle, que la femme n'y participât
+que par l'intermédiaire de son père ou de son mari, et enfin qu'après la
+mort la femme n'eût pas la même part que l'homme au culte et aux
+cérémonies du repas funèbre. Il en est résulté encore d'autres
+conséquences très-graves dans le droit privé et dans la constitution de la
+famille; nous les verrons plus loin.
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _De legib._, II, 26. Varron, _L. L._, VI, 13: _Ferunt epulas
+ad sepulcrum quibus jus ibi parentare._ Gaius, II, 5, 6: _Si modo mortui
+funits ad nos pertineat._ Plutarque, _Solon_.
+
+[2] _Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum_. Cicéron,
+_De legib._, II, 26. Plutarque, _Solon_, 21. Démosthènes, _in Timocr_.
+Isée, I.
+
+[3] Du moins à l'origine; car ensuite les cités ont eu leurs héros
+topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin.
+
+[4] Lucien, _De luctu_.
+
+[5] _Lois de Manou_, III, 138; III, 274.
+
+[6] Euripide, _Hélène_, 1163-1168.
+
+[7] Chez les Étrusques et les Romains il était d'usage que chaque famille
+religieuse gardât les images de ses ancêtres rangées autour de l'atrium.
+Ces images étaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?
+
+[8] [Grec: Hestia patroa], _focus patrius_. De même dans les Védas Agui
+est encore invoque quelquefois comme dieu domestique.
+
+[9] Isée, VIII, 17, 18.
+
+[10] Cette enceinte était appelée _herchos_.
+
+[11] [Grec: Theoi mychioi], _dii Pénates_.
+
+[12] Cicéron, _De arusp. resp._, 17.
+
+[13] Varron, _De ling. lat._, VII, 88.
+
+[14] Hésiode, _Opera_, 753. Macrobe, _Sat._, I, 10. Cic., _De legib._, II,
+11.
+
+[15] _Rig-Véda_, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent
+souvent les rites particuliers à chaque famille: VIII, 3; IX, 7.
+
+[16] Sophocle, _Antig._, 199; _Ibid._, 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi]
+dans Aristophane, _Guêpes_, 388; Eschyle, _Pers._, 404; Sophocle,
+_Électre_, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, _Lois_, V, p. 729; _Di
+Generis_, Ovide, _Fast._, II.
+
+[17] Les Védas appellent le feu sacré la cause de la postérité masculine.
+Voy. le _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 139.
+
+
+
+
+LIVRE II.
+
+LA FAMILLE.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE.
+
+
+Si nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes
+générations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour
+de cet autel la famille assemblée. Elle se réunit chaque matin pour
+adresser au foyer ses premières prières, chaque soir pour l'invoquer une
+dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès de
+lui pour le repas qu'elle se partage pieusement après la prière et la
+libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes
+que ses pères lui ont légués.
+
+Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau.
+C'est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs
+générations d'ancêtres; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés
+dans cette seconde existence, et continuent à former une famille
+indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la
+famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison
+du tombeau. A certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa
+religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils
+leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent
+les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d'une victime.
+En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection; ils les
+appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la
+maison prospère, les coeurs vertueux.
+
+Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la génération. Ce
+qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le
+frère, c'est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complètement
+d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des
+lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.
+
+Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le
+droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il
+peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le père peut
+chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession,
+c'est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des
+idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction
+flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection
+naturelle. [2]
+
+Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la
+naissance ni l'affection n'étaient le fondement de la famille romaine, ont
+cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou
+maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale.
+Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formée, à moins que ce ne
+soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les
+enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force à
+l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorité
+paternelle ou maritale, loin d'avoir été une cause première, a été elle-
+même un effet; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle.
+Elle n'est donc pas le principe qui a constitué la famille.
+
+Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus
+puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est
+la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un
+corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une
+association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi
+verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptée qu'autant
+que la cérémonie sacrée du mariage l'aura initiée au culte; que le fils
+n'y comptera plus, s'il a renoncé au culte ou s'il a été émancipé; que
+l'adopté y sera, au contraire, un véritable fils, parce que, s'il n'a pas
+le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte;
+que le légataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura
+pas la succession; qu'enfin la parenté et le droit à l'héritage seront
+réglés, non d'après la naissance, mais d'après les droits de participation
+au culte tels que la religion les a établis. Ce n'est sans doute pas la
+religion qui a créé la famille, mais c'est elle assurément qui lui a donné
+ses règles, et de là est venu que la famille antique a eu une constitution
+si différente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels
+avaient été seuls à la fonder.
+
+L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une
+famille; on disait _epistion_, mot qui signifie littéralement _ce qui est
+auprès d'un foyer_. Une famille était un groupe de personnes auxquelles la
+religion permettait d'invoquer le même foyer et d'offrir le repas funèbre
+aux mêmes ancêtres.
+
+
+NOTES
+
+[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il
+n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont
+obscurcies. Les mots _taphos patroos, taphos ton progonon_ reviennent sans
+cesse chez les Grecs, comme chez les Latins _tumulus patrius_ ou _avitus,
+sepulcrum gentis_. Voy. Démosthènes, _in Eubul._, 28; _in Macart._, 79.
+Lycurgue, _in Leocr._, 25. Cicéron, _De offic._, I, 17. _De legib._, II,
+22: _mortuum extra gentem inferri fas negant_. Ovide, _Trist_., IV, 3, 45.
+Velleius, II, 119. Suétone, _Néron_, 50; _Tibère_, 1. Digeste, XI, 5;
+XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait
+nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On
+raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les
+Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières
+contenant leur nom et celui de leur père, afin qu'en cas de mort le corps
+pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau
+paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, _Sept._, 889 (914), [Grec: taphon
+patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage;
+quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à
+telle famille et a droit à l'héritage, ils ne manquent guère de dire que
+le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille.
+
+[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous
+verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LE MARIAGE.
+
+
+La première institution que la religion domestique ait établie, fut
+vraisemblablement le mariage.
+
+Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se
+transmettait de mâle en mâle, n'appartenait pourtant pas exclusivement à
+l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes
+religieux de son père; mariée, à ceux de son mari.
+
+On pressent par cela seul le caractère essentiel de l'union conjugale chez
+les anciens. Deux familles vivent à côté l'une de l'autre; mais elles ont
+des dieux différents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part,
+depuis son enfance, à la religion de son père; elle invoque son foyer;
+elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de
+guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de
+ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la
+famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre
+chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le
+foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l'époux. Il
+s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer
+d'autres prières. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se
+mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connaît pas. Qu'elle n'espère
+pas rester fidèle à l'un en honorant l'autre; car dans cette religion
+c'est un principe immuable qu'une même personne ne peut pas invoquer deux
+foyers ni deux séries d'ancêtres. « A partir du mariage, dit un ancien, la
+femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères;
+elle sacrifie au foyer du mari. » [1]
+
+Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave
+pour l'époux. Car cette religion veut que l'on soit né près du foyer pour
+qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire près de
+son foyer une étrangère; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de
+son culte; il lui révélera les rites et les formules qui sont le
+patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus précieux que cet héritage;
+ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses pères, c'est ce qui
+le protège dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur,
+la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire,
+comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme
+à la partager avec lui.
+
+Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de
+quelle importance était pour eux l'union conjugale, et combien
+l'intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que
+par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu'elle
+allait suivre désormais? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la
+naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination
+ou d'adoption?
+
+Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands
+effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le
+mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui
+vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux
+usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de
+désigner le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le
+désignait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie cérémonie
+sacrée; [3] comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la
+cérémonie sacrée par excellence.
+
+Or la religion qui faisait le mariage n'était pas celle de Jupiter, de
+Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La cérémonie n'avait pas lieu dans
+un temple; elle était accomplie dans la maison, et c'était le dieu
+domestique qui y présidait. A la vérité, quand la religion des dieux du
+ciel devint prépondérante, on ne put s'empêcher de les invoquer aussi dans
+les prières du mariage; on prit même l'habitude de se rendre préalablement
+dans des temples et d'offrir à ces dieux des sacrifices, que l'on appelait
+les préludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de
+la cérémonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique.
+
+Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de
+trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, [Grec:
+egguaesis]; le troisième au foyer du mari, [Grec: telos]; le second était
+le passage de l'un à l'autre, [Grec: pompae]. [5]
+
+1° Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré
+ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il
+déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au
+jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage.
+Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l'heure, adorer le foyer
+de l'époux, si son père ne l'avait pas préalablement détachée du foyer
+paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être
+dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première.
+
+2° La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c'est
+le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener
+la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les
+Grecs d'un caractère sacerdotal et qu'ils appelaient hérauts. La jeune
+fille est ordinairement placée sur un char; elle a le visage couvert d'un
+voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent
+l'occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte.
+Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les
+actes religieux. On la précède en portant un flambeau; c'est le flambeau
+nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne
+religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet
+hymne l'_hyménée_, et l'importance de ce chant sacré était si grande que
+l'on donnait son nom à la cérémonie tout entière.
+
+La jeune fille n'entre pas d'elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut
+que son mari l'enlève, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris
+et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la défendre. Pourquoi ce
+rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu
+probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va
+s'accomplir dans cette maison, c'est une cérémonie religieuse. Ne veut-on
+pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n'y
+a par elle-même aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa
+volonté, et qu'il faut que le maître du lieu et du dieu l'y introduise par
+un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, après une lutte simulée,
+l'époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en
+ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil.
+
+Ce qui précède n'est que l'apprêt et le prélude de la cérémonie. L'acte
+sacré va commencer dans la maison.
+
+3° On approche du foyer, l'épouse est mise en présence de la divinité
+domestique. Elle est arrosée d'eau lustrale; elle touche le feu sacré. Des
+prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain.
+
+Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une
+prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux
+en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux
+domestiques.
+
+Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait
+comme lui trois actes, _traditio, deductio in domum, confarreatio_. [6]
+
+1° La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachée
+à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermédiaire du
+père de famille, il n'y a que l'autorité du père qui puisse l'en détacher.
+La _tradition_ est donc une formalité indispensable.
+
+2° La jeune fille est conduite à la maison de l'époux. Comme en Grèce,
+elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède
+le cortège. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles
+de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s'accommodant aux
+variations des croyances ou à celles du langage; mais le refrain
+sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré: c'était le mot
+_Talassie_, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas
+mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui
+était probablement le reste sacré et inviolable d'une antique formule.
+
+Le cortège s'arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune
+fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'emblème de la divinité domestique;
+l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes
+religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en
+Grèce, simuler l'enlèvement. L'époux doit la soulever dans ses bras, et la
+porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent.
+
+3° L'épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où
+tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés, autour
+du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent
+la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de
+fleur de farine (_panis farreus_).
+
+Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et
+sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l'union sainte de
+l'époux et de l'épouse. [7] Dès lors ils sont associés dans le même culte.
+La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes
+fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les
+jurisconsultes nous ont conservée: _Nuptiae sunt divini juris et humani
+communicatio_. Et cette autre: _Uxor socia humanae rei atque divinae_. [8]
+C'est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette
+femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont
+introduite dans la maison.
+
+La femme ainsi mariée a encore le culte des morts; mais ce n'est plus à
+ses propres ancêtres qu'elle porte le repas funèbre; elle n'a plus ce
+droit. Le mariage l'a détachée complètement de la famille de son père, et
+a brisé tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux
+ancêtres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille;
+ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde
+naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, _filiae loco_, disent
+les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux
+religions domestiques; la femme est tout entière dans la famille et la
+religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le
+droit de succession.
+
+L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo-
+européenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre.
+Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose
+qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux
+époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La
+cérémonie des noces était d'ailleurs si solennelle et produisait de si
+graves effets qu'on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l'aient
+crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une
+telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie.
+
+On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût
+presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le
+mariage par _coemptio_ ou par _usus_. Mais la dissolution du mariage
+religieux était fort difficile. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée
+était nécessaire; car la religion seule pouvait délier ce que la religion
+avait uni. L'effet de la _confarreatio_ ne pouvait être détruit que par la
+_diffarreatio_. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour
+la dernière fois devant le foyer commun; un prêtre et des témoins étaient
+présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de
+fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le
+repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d'un
+caractère étrange, sévère, haineux, effrayant, [10] une sorte de
+malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari.
+Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant,
+toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était
+dissous.
+
+
+NOTES
+
+[1] Étienne de Byzance, [Grec: patra].
+
+[2] [Grec: thyein gamon], _sacrum nuptiale_.
+
+[3] Pollux, III, 3, 38.
+
+[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38.
+
+[5] Homère, _Il._, XVIII, 391. Hésiode, _Scutum_, v. 275. Hérodote, VI,
+129, 130. Plutarque, _Thésée_, 10; _Lycurg._, passim; _Solon_, 20;
+_Aristide_, 20; _Quest. gr._, 27. Démosthènes, _in Stephanum_, II. Isée,
+III, 39. Euripide, _Hélène_, 722-725; _Phén._, 345. Harpocration, v.
+[Grec:
+Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. -- Même usage chez les Macédoniens. Quinte-
+Curce, VIII, 16.
+
+[6] Varron, _L. L._, V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, _Fast._, II,
+558. Plutarque, _Quest. rom._, 1 et 29; _Romul._, 15. Pline, _H. N._,
+XVIII, 3. Tacite, _Ann._, IV, 16; XI, 27. Juvénal, _Sat._, X., 329-336.
+Gaius, _Inst._, 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v.
+_Rapi_. Macrobe, _Sat._, I, 15. Servius, _ad. Aen._, IV, 168. -- Mêmes
+usages chez les Étrusques, Varron, _De re rust._, II, 4. -- Mêmes usages
+chez les anciens Hindous, _Lois de Manou_, III, 27-30, 172; V, 152; VIII,
+227; IX, 194. _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 166, 167, 236.
+
+[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent
+usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous
+suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien;
+car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à
+mesure qu'elles s'affaiblissaient.
+
+[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse,
+II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Étienne de Byz., [Grec:
+patra].
+
+[9] Festus, v. _Diffarreatio_. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On
+lit dans une inscription: _Sacerdos confarreationum et diffarreationum_.
+Orelli, n° 2648.
+
+[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, _Quest. rom._, 50.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE; CÉLIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE
+STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE.
+
+
+Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû, ont
+constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de ses règles.
+
+On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux
+et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le
+repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il y avait déchéance
+pour le mort, qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car
+lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie
+future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments;
+elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite
+qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants
+avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la
+série des repas funèbres qui devaient assurer à ses mânes le repos et le
+bonheur.
+
+Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les
+anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dût se
+perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne
+s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre
+sujet d'inquiétude que celui-là. Leur unique pensée, comme leur unique
+intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter
+les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts
+répétaient sans cesse: « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des
+fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » L'Hindou disait
+encore: « L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de
+cette famille; les ancêtres privés de l'offrande des gâteaux tombent au
+séjour des malheureux. » [1]
+
+Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. S'ils
+ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances
+aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient,
+du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions.
+A Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce
+qu'aucune famille ne vînt à s'éteindre. [2] De même la loi romaine était
+attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un
+discours d'un orateur athénien: « Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il
+doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa
+famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre
+le culte qui est dû aux morts. » [4] Chacun avait donc un intérêt puissant
+à laisser un fils après soi, convaincu qu'il y allait de son immortalité
+heureuse. C'était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne
+devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou
+appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour
+l'accomplissement du devoir ».
+
+Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la
+famille antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle
+ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il
+faut se représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont
+pas encore altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux,
+précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa
+piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion
+disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses
+morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt
+de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte.
+
+En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété
+grave et un malheur; une impiété, parce que le célibataire mettait en
+péril le bonheur des mânes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne
+devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas
+connaître « ce qui réjouit les mânes ». C'était à la fois pour lui et pour
+ses ancêtres une sorte de damnation.
+
+On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances religieuses durent
+longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que,
+dès qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une
+chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les
+vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les
+jeunes gens à se marier. [5] Le traité des lois de Cicéron, traité qui
+reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes
+lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat. [6] A Sparte, la
+législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui
+ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le
+célibat cessa d'être défendu par les lois, il le fut encore par les
+moeurs. Il paraît enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de
+villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit. [8] Cela
+était conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait
+à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que
+la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard; on l'avait
+introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte; il ne devait pas
+quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui.
+
+Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer
+la religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le
+bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et
+les Latins _spurius_, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion
+assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas à lui seul
+la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils né d'une
+femme qui n'avait pas été associée au culte de l'époux par la cérémonie du
+mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte. [9] Il n'avait pas
+le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour
+lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit
+à l'héritage.
+
+Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son
+objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et
+qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie.
+L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en
+unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un
+troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la
+formule sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage: _Ducere
+uxorem liberûm quaerendorum causa_, disaient les Romains; _paidonep' aroto
+gnaesion_, disaient les Grecs. [10]
+
+Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il
+semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce
+dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens; il est même possible
+qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que
+« la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans ». [11] Que le devoir
+fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant
+Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs
+femmes parce qu'elles étaient stériles. [12] Pour ce qui est de Rome, on
+connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier
+que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu-
+Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce,
+parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec
+tendresse et n'avait qu'à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son
+amour à la religion du serment, parce qu'il avait juré (dans la formule du
+mariage) qu'il la prenait pour épouse afin d'avoir des enfants. » [13]
+
+La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre; toute
+affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue.
+Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins
+que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait
+se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme.
+L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari, et
+continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous;
+nous les retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte. [14]
+Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant
+tous les autres!
+
+A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage
+de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche
+parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt. [15]
+
+La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet
+la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où
+elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et
+appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se
+continuait, comme le culte, que par les mâles: fait capital, dont on verra
+plus loin les conséquences.
+
+C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire; c'était lui
+que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les
+vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de
+ses ancêtres et s'assure à lui-même l'immortalité. » Ce fils n'était pas
+moins précieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les
+sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la
+religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le
+sauveur du foyer paternel. [16]
+
+L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux.
+Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de
+maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait
+prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La
+naissance ne formait que le lien physique; la déclaration du père
+constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également
+obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde.
+
+Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une
+sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le
+neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le
+douzième. [17] Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des
+témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au
+dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui
+faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré. [18] Cette cérémonie
+avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui
+ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par
+le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A
+partir de ce moment l'enfant était admis dans cette sorte de société
+sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la
+religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières;
+il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un
+ancêtre honoré.
+
+
+NOTES
+
+[1] Bhagavad-Gita, I, 40.
+
+[2] Isée, VII, 30-32.
+
+[3] Cicéron, _De legib._, II, 19.
+
+[4] Isée, VII, 30.
+
+[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22.
+
+[6] Cicéron, _De legib._, III, 2.
+
+[7] Plutarque, _Lycurg.; Apophth. des Lacédémoniens_.
+
+[8] Pollux, III, 48.
+
+[9] Isée, VII. Démosthènes, _in Macart._
+
+[10] Ménandre, _fr._ 185, _éd. Didot._ Alciphron, I, 16. Eschyle,
+_Agam._,1166, _éd. Hermann_.
+
+[11] _Lois de Manou_, IX, 81.
+
+[12] Hérodote, V, 39; VI, 61.
+
+[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25.
+
+[14] Xénophon, _Gouv. des Lacéd._ Plutarque, _Solon_, 20. _Lois de Manou_,
+IX, 121.
+
+[15] _Lois de Manou_, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux,
+_Deutéronome_, 25.
+
+[16] Eschyle, _Choéph._, 264 (262).
+
+[17] Aristophane, _Oiseaux_, 922. Démosthènes, _in Boeot._, p. 1016.
+Macrobe, _Sat._, I, 17. _Lois de Manou_, II, 30.
+
+[18] Platon, _Thééthète_. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec:
+Amphidomia].
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+DE L'ADOPTION ET DE L'ÉMANCIPATION.
+
+
+Le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit
+d'adoption chez les anciens. La même religion qui obligeait l'homme à se
+marier, qui prononçait le divorce en cas de stérilité, qui, en cas
+d'impuissance ou de mort prématurée, substituait au mari un parent,
+offrait encore à la famille une dernière ressource pour échapper au
+malheur si redouté de l'extinction; cette ressource était le droit
+d'adopter.
+
+« Celui à qui la nature n'a pas donné de fils, peut en adopter un, pour
+que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux
+législateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur
+athénien dans un procès où l'on contestait à un fils adoptif la légitimité
+de son adoption. Le défendeur nous montre d'abord pour quel motif on
+adoptait un fils: « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants;
+il tenait à laisser après lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire
+dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui
+arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à
+lui-même, mais à celui qui l'a adopté; Ménéclès est mort, mais c'est
+encore l'intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si vous annulez mon
+adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après
+lui, qu'en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que
+nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu'enfin il sera sans culte. »
+[2]
+
+Adopter un fils, c'était donc veiller à la perpétuité de la religion
+domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres,
+au repos des mânes des ancêtres. L'adoption n'ayant sa raison d'être que
+dans la nécessité de prévenir l'extinction d'un culte, il suivait de là
+qu'elle n'était permise qu'à celui qui n'avait pas de fils. La loi des
+Hindous est formelle à cet égard. [3] Celle d'Athènes ne l'est pas moins;
+tout le plaidoyer de Démosthènes contre Léocharès en est la preuve. [4]
+Aucun texte précis ne prouve qu'il en fût de même dans l'ancien droit
+romain, et nous savons qu'au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir
+des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il paraît pourtant que
+ce point n'était pas admis en droit au temps de Cicéron; car dans un de
+ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: « Quel est le droit qui régit
+l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'âge à ne plus avoir
+d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherché à en avoir? Adopter, c'est
+demander à la religion et à la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la
+nature. » [5] Cicéron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce
+que l'homme qui l'a adopté a déjà un fils, et il s'écrie que cette
+adoption est contraire au droit religieux.
+
+Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier à son culte,
+« l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses pénates ».
+[6] Aussi l'adoption s'opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît
+avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là
+le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux,
+objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père
+adoptif. On disait de lui _in sacra transiit_, il est passé au culte de sa
+nouvelle famille. [7]
+
+Par cela même il renonçait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en
+effet, que d'après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas
+sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d'ancêtres. Admis dans une
+nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n'avait
+plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naître et ne pouvait plus
+offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance
+était brisé; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si
+complètement étranger à son ancienne famille que, s'il venait à mourir,
+son père naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funérailles et
+de conduire son convoi. Le fils adopté ne pouvait plus rentrer dans son
+ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un
+fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait
+que, la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en
+sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9]
+
+A l'adoption correspondait comme corrélatif l'émancipation. Pour qu'un
+fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu'il
+eût pu sortir de l'ancienne, c'est-à-dire qu'il eût été affranchi de sa
+religion. [10] Le principal effet de l'émancipation était le renoncement
+au culte de la famille où l'on était né. Les Romains désignaient cet acte
+par le nom bien significatif de _sacrorum detestatio_. [11]
+
+
+NOTES
+
+[1] _Lois de Manou_, IX, 10.
+
+[2] Isée, II, 10-46.
+
+[3] _Lois de Manou_, IX, 168, 174. _Dattaca-Sandrica_, tr. Orianne, p.
+260.
+
+[4] Voy. aussi Isée, II, 11-14.
+
+[5] Cicéron, _Pro domo_, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.
+
+[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isée, VII. _Venire in sacra_, Cicéron, _Pro
+domo_, 13; _in penates adsciscere_, Tacite, _Hist._, I, 15.
+
+[7] Valère-Maxime, VII, 7.
+
+[8] _Amissis sacris paternis_, Cicéron, _ibid_.
+
+[9] Isée, VI, 44; X, 11. Démosthènes, _contre Léocharès_, Antiphon,
+_Frag._, 15. Comparez les _Lois de Manou_, IX, 142.
+
+[10] _Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se
+abdicaret ab ea in qua natus fuerat._ Servius. _ad Aen._, II, 156.
+
+[11] Aulu-Gelle, XV, 27.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.
+
+
+Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux domestiques.
+[1] Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre
+qu'ils pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même
+tombeau. C'était, en effet, la religion domestique qui constituait la
+parenté. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les
+mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre.
+
+Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au
+foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne
+s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de
+cette règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par les femmes.
+Dans l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni
+l'être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas
+d'ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers; le fils
+n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du père. [2]
+Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mère elle-même, le jour où
+les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une
+manière absolue à sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le
+repas funèbre aux ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur
+fille, et elle ne l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce
+qu'elle n'était plus censée descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien
+religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. A plus forte
+raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille.
+
+Le principe de la parenté n'était pas la naissance; c'était le culte. Cela
+se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de famille, deux fois par
+mois, offre le repas funèbre; il présente un gâteau aux mânes de son père,
+un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père
+paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère, ni
+au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la
+même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième
+ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère; c'est une
+simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funèbre;
+et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que l'on compte la
+parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas
+funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en
+trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents.
+Ils se disent _samanodacas_ si l'ancêtre commun est de ceux à qui l'on
+n'offre que la libation d'eau, _sapindas_ s'il est de ceux à qui le gâteau
+est présenté. [3] A compter d'après nos usages, la parenté des _sapindas_
+irait jusqu'au septième degré, et celle des _samanodacas_ jusqu'au
+quatorzième. Dans l'un et l'autre cas la parenté se reconnaît à ce qu'on
+fait l'offrande à un même ancêtre; et l'on voit que dans ce système la
+parenté par les femmes ne peut pas être admise.
+
+Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les
+jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème
+devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la
+religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de
+mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens
+que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant
+toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs.
+[4] La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y
+avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre
+chose que la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine.
+
+Pour rendre cette vérité plus claire., traçons le tableau d'une famille
+romaine.
+
+ L. Cornélius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ.
+ |
+ ----------------------------------------------------
+ | |
+ Publius Scipio Cn. Scipio
+ | |
+ --------------------------- |
+ | | |
+Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica
+ | | |
+ | --------------------- |
+ | | | |
+Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie, P. Scip. Nasica
+ | | ép. de Sempr. Gracchus |
+ | | | |
+ | | | |
+Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip. Serapio.
+
+Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l'an 140 avant
+Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous
+parents entre eux? Ils le seraient d'après nos idées, modernes; ils ne
+l'étaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils
+avaient le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient les
+offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui
+reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre; en
+remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius
+Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans
+la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus
+et Scipion Émilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les
+appellerait _sapindas_.
+
+D'autre part, Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornélius
+Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont
+donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait _samanodacas_.
+Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont
+agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième
+l'est avec eux au huitième.
+
+Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos
+coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien,
+n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe, en
+effet, pour Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions;
+ni lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la
+religion. Il n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius; c'est, à eux
+qu'il offre le repas funèbre; en remontant la série de ses ascendants, il
+ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne
+sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette
+parenté, il faut le lien du culte.
+
+On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères
+consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on
+ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe
+immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la
+naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le
+fils que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son
+père. L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte,
+devenait l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est
+vrai que c'était la religion qui fixait la parenté.
+
+Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome,
+où la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure
+que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut,
+et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains
+appelèrent _cognatio_ cette sorte de parenté qui était absolument
+indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les
+jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à Justinien, on voit les deux systèmes
+de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au
+temps des Douze Tables, la seule parenté d'agnation était connue, et seule
+elle conférait des droits à l'héritage. On verra plus loin qu'il en a été
+de même chez les Grecs.
+
+
+NOTES
+
+[1] Platon, _Lois_, V, p. 729.
+
+[2] _Patris, non matris familiam sequitur_. Digeste, liv. 50, tit. 16, §
+196.
+
+[3] _Lois de Manou_, V, 60; _Mitakchara_, tr. Orianne, p. 213.
+
+[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2;
+III, 5.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.
+
+
+Voici une institution des anciens dont il ne faut
+pas nous faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les
+anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus
+ceux des générations présentes; il en est résulté que les lois par
+lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres.
+
+On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez
+elles la propriété privée; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et
+péniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile problème, à l'origine des
+sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un
+tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire: Cette
+terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares
+conçoivent le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le
+comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la
+terre n'appartenait à personne; chaque année la tribu assignait à chacun
+de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l'année suivante.
+Le Germain était propriétaire de la moisson; il ne l'était pas de la
+terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et
+chez, quelques peuples slaves.
+
+Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité
+la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne
+trouve pas une époque où la terre ait été commune; [1] et l'on ne voit non
+plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité
+chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les
+races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui accordent
+au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa récolte,
+c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens
+étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus
+grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'était
+donc pas maître du blé qu'il avait récolté; mais en même temps, par une
+contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La
+terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la
+conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée
+à celle qui paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson
+d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi.
+
+Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et
+solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes: la religion
+domestique, la famille, le droit de propriété; trois choses qui ont eu
+entre elles, à l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir
+été inséparables.
+
+L'idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille
+avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que
+par elle, ne protégeaient qu'elle; ils étaient sa propriété.
+
+Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un
+rapport mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de
+la vie sédentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit être posé sur le
+sol; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la
+famille veut avoir une demeure fixe; matériellement, il est difficile de
+transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est
+plus difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité
+le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir.
+Quand on pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera
+toujours à cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour,
+non pas même pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette
+famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le
+sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il
+la fait sienne; elle est sa propriété.
+
+Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupée
+autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même. L'idée de
+domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer
+l'est au sol; une relation étroite s'établit donc entre le sol et la
+famille. Là doit être sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas à
+quitter, à moins qu'une nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le
+foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient;
+elle est sa propriété, propriété non d'un homme seulement, mais d'une
+famille dont les différents membres doivent venir l'un après l'autre
+naître et mourir là.
+
+Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités
+distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si
+vrai que le mariage même entre deux familles n'établit pas d'alliance
+entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé nettement
+de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'étranger en approche au
+moment où les cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il ait vue
+sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux cachés, [Grec:
+muchioi], ou les dieux intérieurs, _Penates_. Pour que cette règle
+religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, à une certaine
+distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formée par une
+haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle
+soit, elle marque la limite qui sépare le domaine d'un foyer du domaine
+d'un autre foyer. Cette enceinte est réputée sacrée. [3] Il y a impiété à
+la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi
+donne-t-on à ce dieu l'épithète de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte
+tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain,
+la marque la plus irrécusable du droit de propriété.
+
+Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacrée
+que les Grecs appellent _herchos_ et les Latins _herctum_, c'est l'enclos
+assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit
+champ qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons
+aux âges suivants: la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie,
+et elle a bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées; elles ne sont
+pourtant pas contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de
+moindres proportions; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à
+un fossé, à un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de
+largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la
+mitoyenneté est une chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être
+commun à deux maisons; car alors l'enceinte sacrée des dieux domestiques
+aurait disparu. A Rome, la loi fixe à deux pieds et demi la largeur de
+l'espace libre qui doit toujours séparer deux maisons, et cet espace est
+consacré au « dieu de l'enceinte ». [5]
+
+Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté
+n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère n'y a jamais été
+connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des institutions auxquelles
+la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune
+époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du
+village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille,
+ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur
+le sol, son domicile isolé, sa propriété.
+
+Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à bâtir des
+maisons. [6] En effet, l'homme qui était fixé par sa religion à une place
+qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever
+en cet endroit une construction solide. La tente convient à l'Arabe, le
+chariot au Tartare; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut
+une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la
+maison de pierre. On n'a pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais
+pour la famille dont les générations devaient se succéder dans la même
+demeure.
+
+La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée. Chez les Grecs on
+partageait en deux le carré que formait cette enceinte; la première partie
+était la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers
+le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et
+près de l'entrée de la maison. A Rome la disposition était différente,
+mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de
+l'enceinte, mais les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés,
+de manière à l'enfermer au milieu d'une petite cour.
+
+On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction: les murs
+se sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le défendre, et l'on peut
+dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une
+maison.
+
+Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire; c'est sa
+divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par
+la présence perpétuelle des dieux; elle est le temple qui les garde.
+« Qu'y a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure de chaque homme?
+Là est l'autel; là brille le feu sacré; là sont les choses saintes et la
+religion. » [7] A pénétrer dans cette maison avec des intentions
+malveillantes il y avait sacrilège. Le domicile était inviolable. Suivant
+une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et écartait
+l'ennemi. [8]
+
+Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les
+mêmes idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans
+la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancêtres,
+et d'autre part la principale cérémonie de ce culte, c'est-à-dire le repas
+funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les ancêtres
+reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun où ses membres
+devaient venir s'endormir l'un après l'autre. Pour ce tombeau la règle
+était la même que pour le foyer. Il n'était pas plus permis d'unir deux
+familles dans une même sépulture qu'il ne l'était d'unir deux foyers
+domestiques en une seule maison. C'était une égale impiété d'enterrer un
+mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps
+d'un étranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la
+mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement
+toute apparence de communauté, De même que les maisons ne devaient pas
+être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux
+avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante.
+
+Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela! Les
+morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu'elle
+a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils
+vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut
+penser à se mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les
+déposséder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut
+jamais être détruit ni déplacé, [11] les lois les plus sévères le
+défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient
+un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s'est
+approprié cette terre en y plaçant ses morts; elle s'est implantée là pour
+toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement: Cette
+terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est inséparable de lui
+et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où reposent les morts
+est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une
+famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire
+de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ
+pour aller accomplir les cérémonies de son culte. [12]
+
+L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou
+sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette
+habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par
+plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes
+que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son
+champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait
+la sépulture des anciens propriétaires. [13] Pour l'Italie, cette même
+coutume nous est attestée par une loi des Douze Tables, par les textes de
+deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: « Il y avait
+anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la
+limite du champ, les autres vers le milieu. » [14]
+
+D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit facilement
+étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce
+tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle
+le laboureur italien priait les mânes de veiller sur son champ, de faire
+bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi
+ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur
+droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille
+était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union
+indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété.
+
+Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le
+droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham:
+« Je suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te
+donner ce pays », et à Moïse: « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai
+juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi
+Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l'homme sa
+propriété sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue
+chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n'est
+pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu'elle
+n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son
+droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les
+mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi
+celle qui constitua chez eux la propriété.
+
+Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la
+religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait
+d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture; la vie en commun a
+donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au
+sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété,
+le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront
+abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture
+permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a été, en
+quelque sorte, imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres.
+Ainsi l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles
+problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation,
+il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la
+conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute
+civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui-
+même meilleur.
+
+Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété,
+ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités
+domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait être entouré,
+comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le séparât
+nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un
+mur de pierre; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui
+devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet
+espace était sacré: la loi romaine le déclarait imprescriptible; [17] il
+appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année,
+le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne;
+il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des
+sacrifices. [18] Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la
+bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison; il
+avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son
+champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les
+prières, était la limite inviolable du domaine.
+
+Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses
+pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des _termes_. On
+peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient
+par la manière dont la piété des hommes les posait en terre.
+« Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient: ils
+commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le
+bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils
+offraient un sacrifice; la victime immolée, ils en faisaient couler le
+sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumés (allumés
+probablement au feu sacré du foyer), des grains, des gâteaux, des fruits,
+un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'était consumé dans la fosse,
+sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de
+bois. » [19] On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de
+faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour
+lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte
+sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé
+en terre, c'était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée
+dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la
+famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu
+distinct.
+
+L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel
+dans la race indo-européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute
+antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une
+grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie.
+[20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le
+trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes
+sacrées qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22]
+
+Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au
+monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute
+éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende:
+Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir
+un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille
+tradition montre combien la propriété était sacrée; car le Terme immobile
+ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable.
+
+Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le
+voisin n'osait pas en approcher de trop près; « car alors, comme dit
+Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait:
+Arrête, ceci est mon champ, voilà le tien. » [23] Pour empiéter sur le
+champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne: or, cette
+borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère;
+la vieille loi romaine disait: « Que l'homme et les boeufs qui auront
+touché le Terme, soient dévoués »; [24] cela signifiait que l'homme et les
+boeufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de
+la religion, s'exprimait ainsi: « Celui qui aura touché ou déplacé la
+borne, sera condamné par les dieux; sa maison disparaîtra, sa race
+s'éteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grêle, la rouille, les
+feux de la canicule détruiront ses moissons; les membres du coupable se
+couvriront d'ulcères et tomberont de consomption .» [25]
+
+Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet; il
+ne nous en est resté que trois mots qui signifient: « Ne dépasse pas la
+borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il
+dit: « Notre première loi doit être celle-ci: Que personne ne touche à la
+borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester
+immobile.... Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare
+l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa
+place. » [26]
+
+De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il
+résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme
+à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle.
+
+On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et
+établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il
+ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres
+principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique
+qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La
+maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni
+les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traité des lois, ne
+prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de
+vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à
+croire que dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est
+assez connu qu'à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de
+terre. [27] La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et
+de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, législateur du neuvième siècle,
+prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable.
+[29] Or, cette prescription ne pouvait être observée que s'il était
+interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Selon,
+postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne
+défendait plus à l'homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le
+vendeur d'une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen. [30]
+Enfin Aristote nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de
+villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres. [31]
+
+De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le
+droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la
+religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonté de
+l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où
+vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un
+culte, n'est pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce
+n'est pas l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette
+terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt; elle
+appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait
+corps avec cette famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de
+l'autre, c'est altérer un culte et offenser une religion. Chez les
+Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable.
+[32]
+
+Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze
+Tables; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était
+permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de
+Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était
+inaliénable comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette
+vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été
+apportés peu à peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le
+caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite
+de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères, mais à la
+condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le
+nouveau partage serait fait par un prêtre: [33] la religion seule pouvait
+partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a
+permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des
+formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu
+qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait _libripens_ et avec la formalité
+sainte qu'on appelait _mancipation_. Quelque chose d'analogue se voit en
+Grèce: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours
+accompagnée d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriété
+avait besoin d'être autorisée par la religion.
+
+Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de
+sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui.
+L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les
+anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de
+l'arrêt d'exil, [35] c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre
+de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité.
+L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit
+ancien des cités. [36] La loi des Douze Tables ne ménage assurément pas le
+débiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au
+profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre,
+car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre
+l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété; le
+débiteur est mis dans les mains de son créancier; sa terre le suit en
+quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des
+forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre; mais il
+ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est
+au-dessus de tout et inviolable. [37]
+
+
+NOTES
+
+[1] Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait
+d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Numa. Cette erreur
+vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (_Numa_,
+16), de Cicéron (_République_, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois
+auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais
+ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu'à l'égard
+des terres conquises par son prédécesseur, _agri quos bello Romulus
+ceperat_. Quant au sol romain lui-même, _ager Romanus_, il était propriété
+privée depuis l'origine de la ville.
+
+[2] [Grec: Hestia, hestaemi] _stare_. Voy. Plutarque, _De primo frigido_,
+21; Macrobe, I, 23; Ovide, _Fast_., VI, 299.
+
+[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, _Trachin._, 606.
+
+[4] A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus
+jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu
+nouveau prit pour lui l'épithète de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas
+moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur da l'enceinte était le dieu
+domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les
+[Grec: theoi hercheioi] sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort,
+d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un
+passage d'Euripide (_Troy_., 17) et un de Virgile (_En._, II, 514); ces
+trois passages se rapportent au même fait et montrent que le [Grec: Zeus
+hercheios] n'est autre que le foyer domestique.
+
+[5] Festus, v. _Ambitus_. Varron, _L. L._, V, 22. Servius, _ad Aen._, II,
+469.
+
+[6] Diodore, V, 68.
+
+[7] Cicéron, _Pro domo_, 41.
+
+[8] Ovide, _Fast._, V, 141.
+
+[9] Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le
+repas
+funèbre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, _Troyennes_, 381.
+
+[10] Cicéron, _De legib._, II, 22; II, 26. Gaius, _Instit_., II, 6.
+_Digeste_, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client,
+comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et
+étaient enterrés dans le tombeau commun. La règle qui prescrivait que
+chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une
+exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles
+publiques.
+
+[11] Lycurgue, _contre Léocrate_, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût
+déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, _Lettres_, X, 73.
+
+[12] Cicéron, _De legib._, II, 24. _Digeste_, liv. XVIII, tit. 1, 6.
+
+[13] _Loi de Solon_, citée par Gaius au _Digeste_, liv. X, tit. 1, 13.
+_Démosthènes, _contre Calliclès_. Plutarque, _Aristide_, 1.
+
+[14] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. _Fragm. terminalia_, édit.
+Goez, p. 147. Pomponius, _au Digeste_, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, _au
+Digeste_, VIII, 1, 14.
+
+[15] Même tradition chez les Étrusques: « _Quum Jupiter terram Etruriae
+sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. »
+Auctores rei agrariae_, au fragment qui a pour titre: _Idem Vegoiae
+Arrunti_, édit. Goez.
+
+[16] _Lares agri custodes_, Tibulle, I, 1, 23. _Religio Larum posita in
+fundi villaeque conspectu_. Cicéron, _De legib_., II, 11.
+
+[17] Cicéron, _De legib._, I, 21.
+
+[18] Caton, _De re rust_., 141. _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 808.
+Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, _Fast_., II, 639. Strabon, V, 3.
+
+[19] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 5.
+
+[20] _Lois de Manou_, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, _Législat.
+hindoue_, p. 159.
+
+[21] Varron, _L. L._, V, 74.
+
+[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, _Lois_, VIII, p. 842.
+
+[23] Ovide, _Fast._, II, 677.
+
+[24] Festus, v° _Terminus_.
+
+[25] _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 258.
+
+[26] Platon, _Lois_, VIII, p. 842.
+
+[27] Plutarque, _Lycurgue, Agis_. Aristote, _Polit._, II, 6, 10 (II, 7).
+
+[28] Aristote, _Polit._, II, 4, 4 (II, 5).
+
+[29] Id., _ibid._, II, 3, 7.
+
+[30] Eschine, _contre Timarque_. Diogène Laërce, I, 55.
+
+[31] Aristote, _Polit_., VII, 2.
+
+[32] _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu
+quand le brahmanisme devint dominant.
+
+[33] Ce prêtre était appelé _agrimensor_. Voy. _Scriptores rei agrariae_.
+
+[34] Stobée, 42.
+
+[35] Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités.
+
+[36] Une loi des Éléens défendait de mettre hypothèque sur la terre,
+Aristote, _Polit._, VII, 2. L'hypothèque était inconnue dans l'ancien
+droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypothèque dans le droit athénien avant
+Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque.
+
+[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le débiteur
+insolvable, nous lisons: _Si volet suo vivito_; donc le débiteur, devenu
+presque esclave, conserve encore quelque chose à lui; sa propriété, s'il
+en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous
+les noms de _mancipation avec fiducie_ et de _pignus_ étaient, avant
+l'action Servienne, des moyens détournés pour assurer au créancier le
+payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour
+dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude
+corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du
+débiteur. Cela n'était pas facile; mais la distinction que l'on faisait
+entre la _propriété_ et la _possession_, offrit une ressource. Le
+créancier obtint du préteur le droit de faire vendre, non pas la
+propriété, _dominium_, mais les biens du débiteur, _bona_. Alors
+seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la
+jouissance de sa propriété.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+LE DROIT DE SUCCESSION.
+
+
+_1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens._
+
+Le droit de propriété ayant été établi pour l'accomplissement d'un culte
+héréditaire, il n'était pas possible que ce droit fût éteint après la
+courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne
+doit pas s'éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion domestique
+se continuant, le droit de propriété doit se continuer avec elle.
+
+Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois
+des anciens, le culte d'une famille et la propriété de cette famille.
+Aussi était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le
+droit romain, qu'on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le
+culte sans la propriété. « La religion prescrit, dit Cicéron, que les
+biens et le culte de chaque famille soient inséparables, et que le soin
+des sacrifices soit toujours dévolu à celui à qui revient l'héritage. »
+[1] A Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession:
+« Réfléchissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi,
+doit hériter des biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son
+tombeau. » [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est
+inséparable de la succession? Il en est de même dans l'Inde: « La personne
+qui hérite, quelle qu'elle soit, est chargée de faire les offrandes sur le
+tombeau. » [3]
+
+De ce principe sont venues toutes les règles du droit de succession chez
+les anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous
+l'avons vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l'est aussi. Comme
+le fils est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi
+des biens. Par là, la règle d'hérédité est trouvée; elle n'est pas le
+résultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle dérive de
+leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur
+leurs âmes. Ce qui fait que le fils hérite, ce n'est pas la volonté
+personnelle du père. Le père n'a pas besoin de faire un testament; le fils
+hérite de son plein droit, _ipso jure heres exsistit_, dit le
+jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire, _heres necessarius_. [4]
+Il n'a ni à accepter ni à refuser l'héritage. La continuation de la
+propriété, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un
+droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe,
+quelle qu'elle puisse être, même avec ses charges et ses dettes. Le
+bénéfice d'inventaire et le bénéfice d'abstention ne sont pas admis pour
+le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le
+droit romain.
+
+La langue juridique de Rome appelle le fils _heres suus_, comme si l'on
+disait _heres sui ipsius_. Il n'hérite, en effet, que de lui-même. Entre
+le père et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il
+y a simplement continuation, _morte parentis continuatur dominium_. Déjà
+du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison,
+_vivo quoque patre dominus existimatur_. [5]
+
+Pour se faire une idée vraie de l'hérédité chez les anciens, il ne faut
+pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La
+fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est
+attachée. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, à mesure que la
+famille déroule ses générations, arrive à son heure marquée pour continuer
+le culte et prendre soin du domaine.
+
+
+_2° Le fils hérite, non la fille._
+
+C'est ici que les lois anciennes, à première vue, semblent bizarres et
+injustes. On éprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain
+que la fille n'hérite pas du père, si elle est mariée, et dans le droit
+grec qu'elle n'hérite en aucun cas. Ce qui concerne les collatéraux
+paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la nature et de la
+justice. C'est que toutes ces lois découlent, suivant une logique très-
+rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observées plus
+haut.
+
+La règle pour le culte est qu'il se transmet de mâle en mâle; la règle
+pour l'héritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte à
+continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant
+elle renonce au culte du père pour adopter celui de l'époux. Elle n'a donc
+aucun titre à l'héritage; s'il arrivait qu'un père laissât ses biens à sa
+fille, la propriété serait séparée du culte, ce qui n'est pas admissible.
+La fille ne pourrait même pas remplir le premier devoir de l'héritier, qui
+est de continuer la série des repas funèbres, puisque c'est aux ancêtres
+de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc
+d'hériter de son père.
+
+Tel est l'antique principe; il s'impose également aux législateurs des
+Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les
+mêmes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont
+tiré leurs lois des mêmes croyances.
+
+« Après la mort du père, dit le code de Manou, que les frères se partagent
+entre eux le patrimoine »; et le législateur ajoute qu'il recommande aux
+frères de doter leurs soeurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n'ont
+par elles-mêmes aucun droit à la succession paternelle.
+
+Il en est de même à Athènes. Démosthènes, dans ses plaidoyers, a souvent
+l'occasion de montrer que les filles n'héritent pas. [6] Il est lui-même
+un exemple de l'application de cette règle; car il avait une soeur, et
+nous savons par ses propres écrits qu'il a été l'unique héritier du
+patrimoine; son père en avait réservé seulement la septième partie pour
+doter sa fille.
+
+Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient
+les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes
+formels et précis; mais elles ont laissé des traces profondes dans le
+droit des époques postérieures. Les Institutes de Justinien excluent
+encore la fille du nombre des héritiers naturels, si elle n'est plus sous
+la puissance du père; or elle n'y est plus dès qu'elle est mariée suivant
+les rites religieux. [7] Il résulte déjà de ce texte que, si la fille,
+avant d'être mariée, pouvait partager l'héritage avec son frère, elle ne
+le pouvait certainement pas dès que le mariage l'avait attachée à une
+autre religion et à une autre famille. Et s'il en était encore ainsi au
+temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le
+principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la fille non mariée
+encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas hériter du
+patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors
+tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que l'héritage passât
+toujours aux mâles. [8] C'est sans doute en souvenir de cette règle que la
+femme, en droit civil, ne peut jamais être instituée héritière. Plus nous
+remontons de l'époque de Justinien vers les époques anciennes, plus nous
+nous rapprochons de la règle qui interdit aux femmes d'hériter. Au temps
+de Cicéron, si un père laisse un fils et une fille, il ne peut léguer à sa
+fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne
+peut encore avoir que la moitié. Encore faut-il noter que pour que cette
+fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine, il faut que le père ait
+fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9]
+Enfin un siècle et demi avant Cicéron, Caton, voulant faire revivre les
+anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui défend: 1° d'instituer
+héritière une femme, fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée; 2° de
+léguer à des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne
+fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer
+qu'elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle ne
+s'était appuyée sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle
+rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu'elle ne stipule rien à
+l'égard de l'hérédité _ab intestat_, probablement parce que, sous ce
+rapport, l'ancien droit était encore en vigueur et qu'il n'y avait rien à
+réparer sur ce point. A Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la
+fille de l'héritage, et ce n'était là que la conséquence naturelle et
+inévitable des principes que la religion avait posés.
+
+Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour
+concilier la prescription religieuse qui défendait à la fille d'hériter,
+avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle pût jouir de la fortune du
+père. La loi décida que la fille épouserait l'héritier.
+
+La législation athénienne poussait ce principe jusqu'à ses dernières
+conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le fils héritait
+seul et devait doter sa soeur; si sa soeur était d'une autre mère que lui,
+il devait à son choix l'épouser ou la doter. [11] Si le défunt ne laissait
+qu'une fille, il avait pour héritier son plus proche parent; mais ce
+parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille, devait
+pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait
+déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l'héritier de son
+père. L'héritier pouvait être déjà marié lui-même; il devait divorcer pour
+épouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour
+s'être conformé à la religion, a méconnu la nature.
+
+La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver
+les intérêts d'une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce
+point-ci le droit hindou et le droit athénien se rencontraient
+merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: « Celui qui n'a pas
+d'enfant mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne
+le sien et qui accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre. » Pour
+cela, le père doit prévenir l'époux auquel il donne sa fille, en
+prononçant cette formule: « Je te donne, parée de bijoux, cette fille qui
+n'a pas de frère; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes
+obsèques. » [13] L'usage était le même à Athènes; le père pouvait faire
+continuer sa descendance par sa fille, en la donnant à un mari avec cette
+condition spéciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage était réputé
+fils du père de la femme; il suivait son culte, assistait à ses actes
+religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit
+hindou cet enfant héritait de son grand-père comme s'il eût été son fils;
+il en était exactement de même à Athènes. Lorsqu'un père avait marié sa
+fille unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n'était ni
+sa fille ni son gendre, c'était le _fils de la fille_. [15] Dès que celui-
+ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du patrimoine de son
+grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent encore vivants.
+[16]
+
+Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle
+que nous indiquions plus haut. La fille n'était pas apte à hériter. Mais
+par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille
+unique était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille
+pouvait se continuer. Elle n'héritait pas; mais le culte et l'héritage se
+transmettaient par elle.
+
+
+_3° De la succession collatérale._
+
+Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel était l'héritier de ses
+biens, on n'avait qu'à chercher quel devait être le continuateur de son
+culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en
+mâle. La descendance en ligne masculine établissait seule entre deux
+hommes le rapport religieux qui permettait à l'un de continuer le culte de
+l'autre. Ce qu'on appelait la parenté n'était pas autre chose, comme nous
+l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On était parent
+parce qu'on avait un même culte, un même foyer originaire, les mêmes
+ancêtres. Mais on n'était pas parent pour être sorti du même sein
+maternel; la religion n'admettait pas de parenté par les femmes. Les
+enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frère n'avaient entre eux
+aucun lien et n'appartenaient ni à la même religion domestique ni à la
+même famille.
+
+Ces principes réglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu
+son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de
+son fils héritait, mais non pas le fils de sa fille. A défaut de
+descendants, il avait pour héritier son frère, non pas sa soeur, le fils
+de son frère, non pas le fils de sa soeur. A défaut de frères et de
+neveux, il fallait remonter dans la série des ascendants du défunt,
+toujours dans la ligne masculine, jusqu'à ce qu'on trouvât une branche qui
+se fût détachée de la famille par un mâle; puis on redescendait dans cette
+branche de mâle en mâle, jusqu'à ce qu'on trouvât un homme vivant; c'était
+l'héritier.
+
+Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs,
+chez les Romains. Dans l'Inde « l'héritage appartient au plus proche
+sapinda; à défaut de sapinda, au samanodaca ». [17] Or, nous avons vu que
+la parenté qu'exprimaient ces deux mots était la parenté religieuse ou
+parenté par les mâles, et correspondait à l'agnation romaine.
+
+Voici maintenant la loi d'Athènes: « Si un homme est mort sans enfant,
+l'héritier est le frère du défunt, pourvu qu'il soit frère consanguin; à
+défaut de lui, le fils du frère; _car la succession passe toujours aux
+mâles et aux descendants des mâles_. » [18] On citait encore cette vieille
+loi au temps de Démosthènes, bien qu'elle eût été déjà modifiée et qu'on
+eût commencé d'admettre à cette époque la parenté par les femmes.
+
+Les Douze Tables décidaient de même que si un homme mourait sans _héritier
+sien_, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu
+qu'on n'était jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain
+spécifiait encore que le neveu héritait du _patruus_, c'est-à-dire du
+frère de son père, et n'héritait pas de l'_avunculus_, frère de sa mère.
+[19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des
+Scipions, on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son
+héritage ne devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui,
+d'après nos idées modernes, serait son cousin germain, mais à Scipion
+Asiaticus qui était réellement son parent le plus proche.
+
+Au temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles
+lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive
+le droit des Douze Tables « qui accordait toujours la préférence à la
+postérité masculine et excluait de l'héritage ceux qui n'étaient liés au
+défunt que par les femmes ». [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne
+tenait pas compte de la nature; mais droit singulièrement logique, car
+partant du principe que l'héritage était lié au culte, il écartait de
+l'héritage ceux que la religion n'autorisait pas à continuer le culte.
+
+
+_4° Effets de l'émancipation et de l'adoption_.
+
+Nous avons vu précédemment que l'émancipation et l'adoption produisaient
+pour l'homme un changement de culte. La première le détachait du culte
+paternel, la seconde l'initiait à la religion d'une autre famille. Ici
+encore le droit ancien se conformait aux règles religieuses. Le fils qui
+avait été exclu du culte paternel par l'émancipation, était écarté aussi
+de l'héritage. Au contraire, l'étranger qui avait été associé au culte
+d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et
+héritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus
+de compte du lien religieux que du lien de naissance.
+
+Comme il était contraire à la religion qu'un même homme eût deux cultes
+domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le
+fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n'héritait-il pas de
+sa famille naturelle. Le droit athénien était très-explicite sur cet
+objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des
+hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de
+celle où ils sont nés. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopté ne peut
+hériter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en
+renonçant à la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'à
+deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille;
+l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été
+adopté, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans
+cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et
+la possession des biens; le père alors peut retourner à sa famille de
+naissance et hériter d'elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus
+hériter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont
+pas parents. [21]
+
+On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il
+établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux
+héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes
+domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main.
+
+
+_5° Le testament n'était pas connu à l'origine_.
+
+Le droit de tester, c'est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort
+pour les faire passer à d'autres qu'à l'héritier naturel, était en
+opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du
+droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente
+au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament?
+D'ailleurs la propriété n'appartenait pas à l'individu, mais à la famille;
+car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le
+culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au
+vivant, non d'après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de
+règles supérieures que la religion avait établies.
+
+L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien,
+jusqu'à Solon, l'interdisait d'une manière absolue, et Solon lui-même ne
+l'a permis qu'à ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a
+été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n'a été autorisé que
+postérieurement à la guerre du Péloponèse. [23] On a conservé le souvenir
+d'un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes. [24] Il est
+certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas
+reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des époques
+anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle
+la religion l'avait attachée.
+
+Platon, dans son Traité des lois, qui n'est en grande partie qu'un
+commentaire sur les lois athéniennes, explique très-clairement la pensée
+des anciens législateurs. Il suppose qu'un homme, à son lit de mort,
+réclame la faculté de faire un testament et qu'il s'écrie: « O dieux,
+n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je
+l'entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins
+à celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? » Mais le
+législateur répond à cet homme: « Toi qui ne peux te promettre plus d'un
+jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décidé de
+telles affaires? Tu n'es le maître ni de tes biens ni de toi-même; toi et
+tes biens, tout cela appartient à ta famille, c'est-à-dire à tes ancêtres
+et à ta postérité. » [25]
+
+L'ancien droit de Rome est pour nous très-obscur; il l'était déjà pour
+Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les
+Douze Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et
+dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le
+testament; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop
+court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de
+connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière; en
+accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et
+quelles conditions il pouvait y mettre. [26]
+
+Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou
+qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un
+temps où il n'était pas connu; car elle appelait le fils _héritier sien et
+nécessaire_. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais
+qui n'était plus d'accord avec la législation de leur temps, venait sans
+nul doute d'une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité
+ni refuser l'héritage. Le père n'avait donc pas la libre disposition de sa
+fortune. A défaut de fils et si le défunt n'avait que des collatéraux, le
+testament n'était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il
+y fallait de grandes formalités. D'abord le secret n'était pas accordé au
+testateur de son vivant; l'homme qui déshéritait sa famille et violait la
+loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand
+jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait à un
+tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonté du testateur
+reçût l'approbation de l'autorité souveraine, c'est-à-dire du peuple
+assemblé par curies sous la présidence du pontife. [27] Ne croyons pas que
+ce ne fût là qu'une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles.
+Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité
+romaine; et il serait puéril de dire que l'on convoquait un peuple, sous
+la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à
+la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela
+était même, si l'on y réfléchit, tout à fait nécessaire; il y avait, en
+effet, une loi générale qui réglait l'ordre de la succession d'une manière
+rigoureuse; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il
+fallait une autre loi. Cette loi d'exception était le testament. La
+faculté de tester n'était donc pas pleinement reconnue à l'homme, et ne
+pouvait pas l'être tant que cette société restait sous l'empire de la
+vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l'homme vivant
+n'était que le représentant pour quelques années d'un être constant et
+immortel, qui était la famille. Il n'avait qu'en dépôt le culte et la
+propriété; son droit sur eux cessait avec sa vie.
+
+
+_6° Le droit d'aînesse._
+
+Il faut nous reporter au delà des temps dont l'histoire a conservé le
+souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions
+domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont
+préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument
+écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques
+traces dans le droit des époques suivantes.
+
+Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner
+longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future
+des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas
+s'expliquer. C'est le droit d'aînesse.
+
+La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le
+cadet: « L'aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour
+l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de
+l'amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait le
+privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du
+culte domestique; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui
+prononçait les formules de prière; « car le droit de prononcer les prières
+appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier ». L'aîné
+était donc l'héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef
+religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit:
+l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le
+dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code:
+« L'aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères
+vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de leur père. Le
+fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir.
+» [28]
+
+Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit
+hindou; il n'est donc pas étonnant d'y trouver aussi, à l'origine, le
+droit d'aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes
+grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles
+institutions; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet
+n'avait aucune part. [29] Il en était de même dans beaucoup d'anciennes
+législations qu'Aristote avait étudiées; il nous apprend, en effet, que
+celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des lots
+de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre
+frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des
+familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu'autant que le droit
+d'aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération. [30]
+
+Chez les Athéniens, il ne faut pas s'attendre à trouver cette vieille
+institution encore en vigueur au temps de Démosthènes; mais il subsistait
+encore à cette époque ce qu'on appelait le privilège de l'aîné. [31] Il
+consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage
+matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue
+religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la
+famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthènes, allait allumer un
+foyer nouveau, l'aîné, seul véritablement héritier, restait en possession
+du foyer paternel et du tombeau des ancêtres; seul aussi il gardait le nom
+de la famille. [32] C'étaient les vestiges d'un temps où il avait eu seul
+le patrimoine.
+
+On peut remarquer que l'iniquité du droit d'aînesse, outre qu'elle ne
+frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute-puissante,
+était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était
+adopté dans une famille et il en héritait; tantôt il épousait une fille
+unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille
+éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés
+en colonie.
+
+Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au
+droit d'aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu'il ait été inconnu
+dans l'antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s'en
+effacer. Ce qui permet de croire qu'au delà des temps à nous connus il
+avait été en vigueur, c'est que l'existence de la _gens_ romaine et sabine
+ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver
+à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille
+Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la
+famille Fabia, si le droit d'aînesse n'en eût maintenu l'unité pendant une
+longue suite de générations et ne l'eût accrue de siècle en siècle en
+l'empêchant de se démembrer? Ce vieux droit d'aînesse se prouve par ses
+conséquences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33]
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _De legib._, II, 19, 20. Festus, v° _Everriator_.
+
+[2] Isée, VI, 51. Platon appelle l'héritier [Grec: diadochos theon],
+_Lois_, V, 740.
+
+[3] _Lois de Manou_, IX, 186.
+
+[4] _Digeste_, liv. XXXVIII, tit. 16, 14.
+
+[5] _Institutes_, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2.
+
+[6] Démosthènes, _in Boeotumin Mantith._, 10.
+
+[7] _Institutes_, II, 9, 2.
+
+[8] _Institutes_, III, 4, 46; III, 2, 3.
+
+[9] Cicéron, _De rep._, III, 7.
+
+[10] Cicéron, _in Verr._, I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité
+de Dieu, III, 21.
+
+[11] Démosthènes, _in Eubul._, 21. Plutarque, _Thémist._, 32. Isée, X, 4.
+Corn. Népos, _Cimon_. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'épouser
+un frère utérin, ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère
+consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père.
+
+[12] Isée, III, 64; X, 5. Démosthènes, _in Eubul._, 41. La fille unique
+était appelée [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit à tort par
+héritière; il signifie _qui est à côté de l'héritage_, qui _passe avec
+l'héritage_, que l'on _prend avec lui_. En fait, la fille n'était jamais
+héritière.
+
+[13] _Lois de Manou_, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.
+
+[14] Isée, VII.
+
+[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de
+[Grec: thugatridous.]
+
+[16] Isée, VIII, 31; X, 12. Démosthènes, _in Steph._, II, 20.
+
+[17] _Lois de Manou_, IX, 186, 187.
+
+[18] Démosthènes, _in Macart.; in Leoch._ Isée, VII, 20.
+
+[19] _Institutes_, III, 2, 4.
+
+[20] _Ibid._, III, 3.
+
+[21] Isée, X. Démosthène, _passim_. Gaius, III, 2. _Institutes_, III, l,
+2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces règles furent modifiées dans le
+droit prétorien.
+
+[22] Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[23] Id., _Agis_, 5.
+
+[24] Aristote, _Polit_., II, 3, 4.
+
+[25] Platon, _Lois_, XI.
+
+[26] _Uti legassit, ita jus esto_. Si nous n'avions de la loi de Solon que
+les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le
+testament était permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajouté
+[Grec: an me paides osi].
+
+[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament
+_calatis comitiis_ fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué; il
+n'était déjà plus connu au temps de Cicéron (_De orat._, I, 53).
+
+[28] _Lois de Manou_, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été
+modifiée à mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Déjà dans le
+code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la
+succession.
+
+[29] _Fragments des histor. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 211.
+
+[30] Aristote, _Polit._, II, 9; II, 3.
+
+[31] [Grec: Presbeia], Démosthènes, _Pro Phorm._, 34.
+
+[32] Démosthènes, _in Boeot. de nomine_.
+
+[33] La vieille langue latine en a conservé d'ailleurs un vestige qui si
+faible qu'il soit, mérite pourtant d'être signalé. On appelait _sors_ un
+lot de terre, domaine d'une famille; _sors patrimonium significat_, dit
+Festus; le mot _consortes_ se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux
+qu'un lot de terre et vivaient sur le même domaine; or la vieille langue
+désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez
+éloigné: témoignage d'un temps où le patrimoine et la famille étaient
+indivisibles. (Festus, v° _Sors_. Cicéron, _in Verrem_, II, 3, 23. Tite-
+Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrèce, III, 772; VI, 1280.)
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+L'AUTORITÉ DANS LA FAMILLE.
+
+
+_1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens._
+
+La famille n'a pas reçu ses lois de la cité. Si c'était la cité qui eût
+établi le droit privé, il est probable qu'elle l'eût fait tout différent
+de ce que nous l'avons vu. Elle eût réglé d'après d'autres principes le
+droit de propriété et le droit de succession; car il n'était pas de son
+intérêt que la terre fût inaliénable et le patrimoine indivisible. La loi
+qui permet au père de vendre et même de tuer son fils, loi que nous
+trouvons en Grèce comme à Rome, n'a pas été imaginée par la cité. La cité
+aurait plutôt dit au père: « La vie de ta femme et de ton enfant ne
+t'appartient pas plus que leur liberté; je les protégerai, même contre
+toi; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont failli; je
+serai leur seul juge. » Si la cité ne parle pas ainsi, c'est apparemment
+qu'elle ne le peut pas. Le droit privé existait avant elle. Lorsqu'elle a
+commencé à écrire ses lois, elle a trouvé ce droit déjà établi, vivant,
+enraciné dans les moeurs, fort de l'adhésion universelle. Elle l'a
+accepté, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a osé le modifier qu'à
+la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un législateur; il s'est,
+au contraire, imposé au législateur. C'est dans la famille qu'il a pris
+naissance. Il est sorti spontanément et tout formé des antiques principes
+qui la constituaient. Il a découlé des croyances religieuses qui étaient
+universellement admises dans l'âge primitif de ces peuples et qui
+exerçaient l'empire sur les intelligences et sur les volontés.
+
+Une famille se compose d'un père, d'une mère, d'enfants, d'esclaves. Ce
+groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc
+appartiendra l'autorité première? Au père? Non. Il y a dans chaque maison
+quelque chose qui est au-dessus du père lui-même; c'est la religion
+domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maître, [Grec:
+_estia despoina_], que les Latins nomment _Lar familiaris_. Cette divinité
+intérieure, ou, ce qui revient au même, la croyance qui est dans l'âme
+humaine, voilà l'autorité la moins discutable. C'est elle qui va fixer les
+rangs dans la famille.
+
+Le père est le premier près du foyer; il l'allume et l'entretient; il en
+est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute
+fonction; il égorge la victime; sa bouche prononce la formule de prière
+qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille
+et le culte se perpétuent par lui; il représente à lui seul toute la série
+des ancêtres et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur lui
+repose le culte domestique; il peut presque dire comme le Hindou: C'est
+moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin que les
+descendants invoqueront.
+
+La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé. -- La femme, à la
+vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maîtresse
+du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance; elle y a été
+seulement initiée par le mariage; elle a appris de son mari la prière
+qu'elle prononce. Elle ne représente pas les ancêtres, puisqu'elle ne
+descend pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-même un ancêtre; mise au
+tombeau, elle n'y recevra pas un culte spécial. Dans la mort comme dans la
+vie, elle ne compte que comme un membre de son époux.
+
+Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui dérivent de ces
+croyances religieuses, s'accordent à considérer la femme comme toujours
+mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer à elle; elle n'est jamais chef
+de culte. A Rome, elle reçoit le titre de _mater familias_, mais elle le
+perd si son mari meurt. [1] N'ayant jamais un foyer qui lui appartienne,
+elle n'a rien de ce qui donne l'autorité dans la maison. Jamais elle ne
+commande; elle n'est même jamais libre ni maîtresse d'elle-même. Elle est
+toujours près du foyer d'un autre, répétant la prière d'un autre; pour
+tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les
+actes de la vie civile un tuteur.
+
+La loi de Manou dit: « La femme, pendant son enfance, dépend de son père;
+pendant sa jeunesse, de son mari; son mari mort, de ses fils; si elle n'a
+pas de fils, des proches parents de son mari; car une femme ne doit jamais
+se gouverner à sa guise. » [2] Les lois grecques et romaines disent la
+même chose. Fille, elle est soumise à son père; le père mort, à ses
+frères; mariée, elle est sous la tutelle du mari; le mari mort, elle ne
+retourne pas dans sa propre famille, car elle a renoncé à elle pour
+toujours par le mariage sacré; [3] la veuve reste soumise à la tutelle des
+agnats de son mari, c'est-à-dire de ses propres fils, s'il y en a, ou à
+défaut de fils, des plus proches parents. [4] Son mari a une telle
+autorité sur elle, qu'il peut, avant de mourir, lui désigner un tuteur et
+même lui choisir un second mari. [5]
+
+Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une
+très-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservée; c'est le
+mot _manus_. Il n'est pas aisé d'en découvrir le sens primitif. Les
+commentateurs en font l'expression de la force matérielle, comme si la
+femme était placée sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence
+qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne résultait
+nullement de la force plus grande du premier. Elle dérivait, comme tout le
+droit privé, des croyances religieuses qui plaçaient l'homme au-dessus de
+la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas été mariée
+suivant les rites sacrés, et qui, par conséquent, n'avait pas été associée
+au culte, n'était pas soumise à la puissance maritale. [6] C'était le
+mariage qui faisait la subordination et en même temps la dignité de la
+femme. Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a
+constitué la famille.
+
+Passons à l'enfant. Ici la nature parle d'elle-même assez haut; elle veut
+que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maître. La religion est
+d'accord avec la nature; elle dit que le père sera le chef du culte et que
+le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature
+n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'années; la
+religion exige davantage. La nature fait au fils une majorité: la religion
+ne lui en accorde pas. D'après les antiques principes, le foyer est
+indivisible et la propriété l'est comme lui; les frères ne se séparent pas
+à la mort de leur père; à plus forte raison ne peuvent-ils pas se détacher
+de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent
+liés au foyer du père et, par conséquent, soumis à son autorité; tant
+qu'il vit, ils sont mineurs.
+
+On conçoit que cette règle n'ait pu durer qu'autant que la vieille
+religion domestique était en pleine vigueur. Cette sujétion sans fin du
+fils au père disparut de bonne heure à Athènes. Elle subsista plus
+longtemps à Sparte, où le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la
+vieille règle fut scrupuleusement conservée: le fils ne put jamais
+entretenir un foyer particulier du vivant du père; même marié, même ayant
+des enfants, il fut toujours en puissance. [7]
+
+Du reste, il en était de la puissance paternelle comme de la puissance
+maritale; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique.
+Le fils né du concubinat n'était pas placé sous l'autorité du père. Entre
+le père et lui il n'existait pas de communauté religieuse; il n'y avait
+donc rien qui conférât à l'un l'autorité et qui commandât à l'autre
+l'obéissance. La paternité ne donnait, par elle seule, aucun droit au
+père.
+
+Grâce à la religion domestique, la famille était un petit corps organisé,
+une petite société qui avait son chef et son gouvernement. Rien, dans
+notre société moderne, ne peut nous donner une idée de cette puissance
+paternelle. Dans cette antiquité, le père n'est pas seulement l'homme fort
+qui protège et qui a aussi le pouvoir de se faire obéir; il est le prêtre,
+il est l'héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des
+descendants, le dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules
+secrètes de la prière. Toute la religion réside en lui.
+
+Le nom même dont on l'appelle, _pater_, porte en lui-même de curieux
+enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en sanscrit; d'où
+l'on peut déjà conclure que ce mot date d'un temps où les Hellènes, les
+Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale.
+Quel en était le sens et quelle idée présentait-il alors à l'esprit des
+hommes? on peut le savoir, car il a gardé sa signification première dans
+les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue
+juridique. Lorsque les anciens, en invoquant Jupiter, l'appelaient _pater
+hominum Deorumque_, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fût le père des
+dieux et des hommes; car ils ne l'ont jamais considéré comme tel et ils
+ont cru, au contraire, que le genre humain existait avant lui. Le même
+titre de _pater_ était donné à Neptune, à Apollon, à Bacchus, à Vulcain, à
+Pluton, que les hommes assurément ne considéraient pas comme leurs pères;
+ainsi le titre de _mater_ s'appliquait à Minerve, à Diane, à Vesta, qui
+étaient réputées trois déesses vierges. De même dans la langue juridique
+le titre de _pater_ ou _pater familias_ pouvait être donné à un homme qui
+n'avait pas d'enfants, qui n'était pas marié, qui n'était même pas en âge
+de contracter le mariage. L'idée de paternité ne s'attachait donc pas à ce
+mot. La vieille langue en avait un autre qui désignait proprement le père,
+et qui, aussi ancien que _pater_, se trouve, comme lui, dans les langues
+des Grecs, des Romains et des Hindous (_gánitar_, [Grec: genneter],
+_genitor_). Le mot _pater_ avait un autre sens. Dans la langue religieuse
+on l'appliquait aux dieux; dans la langue du droit, à tout homme qui avait
+un culte et un domaine. Les poëtes nous montrent qu'on l'employait à
+l'égard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le client le
+donnaient à leur maître. Il était synonyme des mots _rex_, [Grec: anax,
+basileus]. Il contenait en lui, non pas l'idée de paternité, mais celle de
+puissance, d'autorité, de dignité majestueuse.
+
+Qu'un tel mot se soit appliqué au père de famille jusqu'à pouvoir devenir
+peu à peu son nom le plus ordinaire, voilà assurément un fait bien
+significatif et qui paraîtra grave à quiconque veut connaître les antiques
+institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idée de la
+puissance que le père a exercée longtemps dans la famille et du sentiment
+de vénération qui s'attachait à lui comme à un pontife et à un souverain.
+
+
+_2° Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle._
+
+Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette puissance
+illimitée dont la religion l'avait d'abord revêtu. Les droits très-
+nombreux et très-divers qu'elles lui ont conférés peuvent être rangés en
+trois catégories, suivant qu'on considère le père de famille comme chef
+religieux, comme maître de la propriété ou comme juge.
+
+I. Le père est le chef suprême de la religion domestique; il règle toutes
+les cérémonies du culte comme il l'entend ou plutôt comme il a vu faire à
+son père. Personne dans la famille ne conteste sa suprématie sacerdotale.
+La cité elle-même et ses pontifes ne peuvent rien changer à son culte.
+Comme prêtre du foyer, il ne reconnaît aucun supérieur.
+
+A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpétuité
+du culte et, par conséquent, de celle de la famille. Tout ce qui touche à
+cette perpétuité, qui est son premier soin et son premier devoir, dépend
+de lui seul. De là dérive toute une série de droits:
+
+Droit de reconnaître l'enfant à sa naissance ou de le repousser. Ce droit
+est attribué au père par les lois grecques [8] aussi bien que par les lois
+romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction avec les
+principes sur lesquels la famille est fondée. La filiation, même
+incontestée, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacré de la famille;
+il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant que
+l'enfant n'est pas associé à la religion domestique, il n'est rien pour le
+père.
+
+Droit de répudier la femme, soit en cas de stérilité, parce qu'il ne faut
+pas que la famille s'éteigne, soit en cas d'adultère, parce que la famille
+et la descendance doivent être pures de toute altération.
+
+Droit de marier sa fille, c'est-à-dire de céder à un autre la puissance
+qu'il a sur elle. Droit de marier son fils; le mariage du fils intéresse
+la perpétuité de la famille.
+
+Droit d'émanciper, c'est-à-dire d'exclure un fils de la famille et du
+culte. Droit d'adopter, c'est-à-dire d'introduire un étranger près du
+foyer domestique.
+
+Droit de désigner en mourant un tuteur à sa femme, et à ses enfants.
+
+Il faut remarquer que tous ces droits étaient attribués au père seul, à
+l'exclusion de tous les autres, membres de la famille. La femme n'avait
+pas le droit de divorcer, du moins dans les époques anciennes. Même quand
+elle était veuve, elle ne pouvait ni émanciper ni adopter. Elle n'était
+jamais tutrice, même de ses enfants. En cas de divorce, les enfants
+restaient avec le père; même les filles. Elle n'avait jamais ses enfants
+en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'était
+pas, demandé. [9]
+
+II. On a vu plus haut que la propriété n'avait pas été conçue, à
+l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La
+fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent
+implicitement tous les anciens législateurs, aux ancêtres et aux
+descendants. Cette propriété, par sa nature même, ne se partageait pas. Il
+ne pouvait y avoir dans chaque famille qu'un propriétaire qui était la
+famille même, et qu'un usufruitier qui était le père. Ce principe explique
+plusieurs dispositions de l'ancien droit.
+
+La propriété ne pouvant pas se partager et reposant tout entière sur la
+tête du père, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le
+régime dotal et même la communauté de biens étaient alors inconnus. La dot
+de la femme appartenait sans réserve au mari, qui exerçait sur les biens
+dotaux non-seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un
+propriétaire. Tout ce que la femme pouvait acquérir durant le mariage,
+tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait même pas sa dot en
+devenant veuve. [10]
+
+Le fils était dans les mêmes conditions que la femme: il ne possédait
+rien. Aucune donation faite par lui n'était valable, par la raison qu'il
+n'avait rien à lui. Il ne pouvait rien acquérir; les fruits de son
+travail, les bénéfices de son commerce étaient pour son père. Si un
+testament était fait en sa faveur par un étranger, c'était son père et non
+pas lui qui recevait le legs. Par là s'explique le texte du droit romain
+qui interdit tout contrat de vente entre le père et le fils. Si le père
+eût vendu au fils, il se fût vendu à lui-même, puisque le fils n'acquérait
+que pour le père. [11]
+
+On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athènes
+que le père pouvait vendre son fils. [12] C'est que le père pouvait
+disposer de toute la propriété qui était dans la famille, et que le fils
+lui-même pouvait être envisagé comme une propriété, puisque ses bras et
+son travail étaient une source de revenu. Le père pouvait donc à son choix
+garder pour lui cet instrument de travail ou le céder à un autre. Le
+céder, c'était ce qu'on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons
+du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce
+contrat de vente et sur les réserves qui pouvaient y être contenues. Il
+paraît certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de
+l'acheteur. Ce n'était pas sa liberté qu'on vendait, mais seulement son
+travail. Même dans cet état, le fils restait encore soumis à la puissance
+paternelle, ce qui prouve qu'il n'était pas considéré comme sorti de la
+famille. On peut croire que cette vente n'avait d'autre effet que
+d'aliéner pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de
+louage. Plus tard elle ne fut usitée que comme un moyen détourné d'arriver
+à l'émancipation du fils.
+
+III. Plutarque nous apprend qu'à Rome les femmes ne pouvaient pas paraître
+en justice, même comme témoins. [13] On lit dans le jurisconsulte Gaius:
+« Il faut savoir qu'on ne peut rien céder en justice aux personnes qui
+sont en puissance, c'est-à-dire à la femme, au fils, à l'esclave. Car de
+ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec
+raison qu'elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si
+votre fils, soumis à votre puissance, a commis un délit, l'action en
+justice est donnée contre vous. Le délit commis par un fils contre son
+père ne donne lieu à aucune action en justice. » [14] De tout cela il
+résulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient être ni demandeurs
+ni défendeurs, ni accusateurs, ni accusés, ni témoins. De toute la
+famille, il n'y avait que le père qui pût paraître devant le tribunal de
+la cité; la justice publique n'existait que pour lui. Aussi était-il
+responsable des délits commis par les siens.
+
+Si la justice, pour le fils et la femme, n'était pas dans la cité, c'est
+qu'elle était dans la maison. Leur juge était le chef de famille, siégeant
+comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou paternelle, au
+nom de la famille et sous les yeux des divinités domestiques. [15]
+
+Tite-Live raconte que le Sénat, voulant extirper de Rome les Bacchanales,
+décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le décret
+fut aisément exécuté à l'égard des citoyens. Mais à l'égard des femmes,
+qui n'étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se présentait:
+les femmes n'étaient pas justiciables de l'État; la famille seule avait le
+droit de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa aux
+maris et aux pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence de
+mort.
+
+Ce droit de justice que le chef de famille exerçait dans sa maison, était
+complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le
+magistrat dans la cité; aucune autorité n'avait le droit de modifier ses
+arrêts. « Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme; son pouvoir
+n'a pas de limite; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute,
+il la punit; si elle a bu du vin, il la condamne; si elle a eu commerce
+avec un autre homme, il la tue. »
+
+Le droit était le même à l'égard des enfants. Valère-Maxime cite un
+certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicité, et tout le monde
+connaît ce père qui mit à mort son fils, complice de Catilina.
+
+Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait
+s'en faire une idée fausse que de croire que le père eût le droit absolu
+de tuer sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S'il les frappait de
+mort, ce n'était qu'en vertu de son droit de justice. Comme le père de
+famille était seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils ne
+pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il était dans l'intérieur de sa
+famille l'unique magistrat.
+
+Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorité paternelle n'était pas une
+puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du droit du
+plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au fond
+des âmes, et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par
+exemple, le père avait le droit d'exclure le fils de sa famille; mais il
+savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'éteindre
+et les mânes de ses ancêtres de tomber dans l'éternel oubli. Il avait le
+droit d'adopter l'étranger; mais la religion lui défendait de le faire
+s'il avait un fils. Il était propriétaire unique des biens; mais il
+n'avait pas, du moins à l'origine, le droit de les aliéner. Il pouvait
+répudier sa femme; mais pour le faire il fallait qu'il osât briser le lien
+religieux que le mariage avait établi. Ainsi la religion imposait au père
+autant d'obligations qu'elle lui conférait de droits.
+
+Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans
+les esprits ont suffi, sans qu'on eût besoin du droit de la force ou de
+l'autorité d'un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui
+donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans
+tous ses détails le droit privé.
+
+
+NOTES
+
+[1] Festus, v° _Mater familiae_.
+
+[2] _Lois de Manou_, V, 147, 148.
+
+[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Démosthènes, _in Eubulid._,
+41.
+
+[4] Démosthènes, _in Steph._, II; _in Aphob._ Plutarque, _Thémist._, 32.
+Denys d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2.
+Macrobe, I, 3.
+
+[5] Démosthènes, _in Aphobum; pro Phormione_.
+
+[6] Cicéron, _Topic._, 14. Tacite, _Ann._, IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6.
+On verra plus loin qu'à une certaine époque et pour des raisons que nous
+aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a
+fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré.
+
+[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle: _Jus proprium est civium
+romanorum_, il faut entendre qu'au temps de Gaius le _droit romain_ ne
+reconnaît cette puissance que chez le _citoyen romain_; cela ne veut pas
+dire qu'elle n'eût pas existé antérieurement ailleurs et qu'elle n'eût pas
+été reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que
+nous dirons de la situation légale des sujets sous la domination de Rome.
+
+[8] Hérodote, I, 59. Plutarque, _Alcib._, 29; _Agésilas_, 3.
+
+[9] Démosthènes, _in Eubul._, 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8.
+_Institutes_, I, 9. _Digeste_, liv. I, tit. i, 11.
+
+[10] Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées
+par le droit prétorien.
+
+[11] Cicéron, _De legib._, II, 20. Gaius, II, 87. _Digeste_, liv. XVIII,
+tit. 1, 2.
+
+[12] Plutarque, _Solon_, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I,
+132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v° _Deminutus_.
+
+[13] Plutarque, _Publicola_, 8.
+
+[14] Gaius, II, 96; IV, 77, 78.
+
+[15] Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les moeurs; le
+père consulta la famille entière et l'érigea en un tribunal qu'il
+présidait. Tacite, XIII, 32. _Digeste_, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon,
+_Lois_, IX.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE.
+
+
+L'histoire n'étudie pas seulement les faits matériels et les institutions;
+son véritable objet d'étude est l'âme humaine; elle doit aspirer à
+connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de
+la vie du genre humain.
+
+Nous avons montré, au début de ce livre, d'antiques croyances que l'homme
+s'était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite
+comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le
+droit privé. Il reste à chercher quelle a été l'action de ces croyances
+sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette
+vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le coeur de l'homme,
+on peut croire du moins qu'elle s'est associée à eux pour les fortifier,
+pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et
+leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour
+les fausser.
+
+La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique; la morale
+l'était aussi. La religion ne disait pas à l'homme, en lui montrant un
+autre homme: Voilà ton frère. Elle lui disait: Voilà un étranger; il ne
+peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas
+approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne
+peut pas s'unir à toi par une prière commune; tes dieux repoussent son
+adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi.
+
+Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinité en faveur
+des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe
+grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de
+l'homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à
+l'égoïste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'éloignes de
+tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi,
+tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l'indice d'un temps
+où, toute religion étant autour du foyer, l'horizon de la morale et de
+l'affection ne dépassait pas non plus le cercle étroit de la famille.
+
+Il est naturel que l'idée morale ait eu son commencement et ses progrès
+comme l'idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette
+race, était bien petit; peu à peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi
+la morale, fort étroite d'abord et fort incomplète, s'est insensiblement
+élargie jusqu'à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le
+devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille,
+et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les
+devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme.
+
+Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l'époque de sa
+pleine vigueur. L'homme voit, tout près de lui la divinité. Elle est
+présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être
+fragile se trouve sous les yeux d'un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se
+sent jamais seul. A côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des
+protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour
+punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des
+divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de
+veiller sur tout ce qui se passe dans l'intérieur des maisons. » -- « Les
+Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils
+nourrissent notre corps et règlent notre âme. » [2]
+
+On aimait à donner au foyer l'épithète de chaste et l'on croyait qu'il
+commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement
+impur ne devait être commis à sa vue.
+
+Les premières idées de faute, de châtiment, d'expiation semblent être
+venues de là. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son
+propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n'y
+a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de
+repas sacré. Le dieu est si sévère qu'il n'admet aucune excuse; il ne
+distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main
+tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés. [3] Pour que
+l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu,
+il faut au moins qu'il se purifie par une cérémonie expiatoire. [4] Cette
+religion connaît la miséricorde; elle a des rites pour effacer les
+souillures de l'âme; si étroite et si grossière qu'elle soit, elle sait
+consoler l'homme de ses fautes mêmes.
+
+Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à
+l'homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le
+mariage obligatoire; le célibat est un crime aux yeux d'une religion qui
+fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des
+devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en présence
+des divinités domestiques; c'est l'union religieuse, sacrée, indissoluble
+de l'époux et de l'épouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser
+de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel,
+comme il l'a été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique
+religion le lui défend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils
+qui vient à naître d'une telle union, est considéré comme un bâtard,
+c'est-à-dire comme un être qui n'a pas place au foyer; il n'a droit
+d'accomplir aucun acte sacré; il ne peut pas prier. [5]
+
+Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. A ses
+yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l'adultère. Car la
+première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils; or
+l'adultère trouble l'ordre de la naissance. Une autre règle est que le
+tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de
+l'adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les
+principes de la religion sont violés; le culte est souillé, le foyer
+devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a
+plus: par l'adultère la série des descendants est brisée; la famille, même
+à l'insu des hommes vivants, est éteinte, et il n'y a plus de bonheur
+divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il: « Le fils de l'adultère
+anéantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressées aux
+mânes. » [6]
+
+Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de
+repousser l'enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si
+rigoureuses, si inexorables pour l'adultère. A Athènes il est permis au
+mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne à
+mort. Cette religion était si sévère que l'homme n'avait pas même le droit
+de pardonner complètement et qu'il était au moins forcé de répudier sa
+femme. [7]
+
+Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et
+sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse
+qui dit à l'homme et à la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de
+cette union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les
+conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est
+venu le caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens
+et la pureté que la famille a conservée longtemps.
+
+Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit à
+l'épouse qu'elle doit obéir, au mari qu'il doit commander. Elle leur
+apprend à tous les deux à se respecter l'un l'autre. La femme a des
+droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de
+veiller à ce qu'il ne s'éteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce.
+Là où elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant.
+C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir « un foyer privé d'épouse
+». [9] Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le
+sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10]
+
+On peut croire que c'est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère
+de famille a dû la vénération dont on n'a jamais cessé de l'entourer dans
+la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille
+le même titre que son mari: les Latins disent _pater familias_ et _mater
+familias_, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les
+Hindous _grihapati, grihapatni_. De là vient aussi cette formule que la
+femme prononçait dans le mariage romain: _Ubi tu Caius, ego Caia_, formule
+qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas égale autorité, il y a au
+moins dignité égale.
+
+Quant au fils, nous l'avons vu soumis à l'autorité d'un père qui peut le
+vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le
+culte; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses; sa
+présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n'a
+pas de fils est forcé d'en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin
+que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la
+religion établit entre le père et le fils! On croit à une seconde vie dans
+le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement
+offerts. Ainsi le père est convaincu, que sa destinée après cette vie
+dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son
+côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu'il aura à
+l'invoquer.
+
+On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et
+d'affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus
+domestiques le nom de piété: l'obéissance du fils envers le père, l'amour
+qu'il portait à sa mère, c'était de la piété, _pietas erga parentes_;
+l'attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c'était
+encore de la piété, _pietas erga liberos_. Tout était divin dans la
+famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout
+cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un même mot.
+
+Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l'amour de la maison parmi
+les vertus; c'en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et
+puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes,
+ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l'on
+offre tous les trésors et l'immortalité même, et qui ne veut que revoir la
+flamme de son foyer. Avançons jusqu'à Cicéron; ce n'est plus un poëte,
+c'est un homme d'État qui parle: « Ici est ma religion, ici est ma race,
+ici les traces de mes pères; je ne sais quel charme se trouve ici qui
+pénètre mon coeur et mes sens. » [12] Il faut nous placer par la pensée au
+milieu des plus antiques générations, pour comprendre combien ces
+sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et
+puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la
+quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons,
+ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la
+religion n'est pas là; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le
+trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens; c'était dans
+l'intérieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinité,
+leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait
+leurs prières et exauçait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se
+sentait plus de dieu; le dieu du voisin était un dieu hostile. L'homme
+aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son église. [13]
+
+Ainsi ces croyances des premiers âges n'ont pas été étrangères au
+développement moral de cette partie de l'humanité. Ces dieux prescrivaient
+la pureté et défendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle
+n'est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces
+dieux appartenaient en commun à tous les membres d'une même famille; la
+famille s'est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres
+ont appris à s'aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux
+vivaient dans l'intérieur de chaque maison; l'homme a aimé sa maison, sa
+demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants
+comme un sanctuaire.
+
+L'antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité; mais elle
+enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a
+été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont
+apparu, claire, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle
+restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce
+caractère étroit de la morale primitive; car la société civile, fondée
+plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et
+plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par là.
+[14]
+
+
+NOTES
+
+[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., édit. Dubner, V, 167.
+
+[2] Plutarque, _Quest. rom._, 51. Macrobe, _Sat._, III, 4.
+
+[3] Hérodote, I, 35. Virgile, _Én._, II, 719. Plutarque, _Thésée_, 12.
+
+[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, _Choeph._, 96.
+
+[5] Isée, VII. Démosthènes, _in Macari._
+
+[6] _Lois de Manou_, III, 175.
+
+[7] Démosthènes, _in Neoer_., 89. Il est vrai que, si cette morale
+primitive condamnait l'adultère, elle ne réprouvait pas l'inceste; la
+religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage étaient au
+rebours des nôtres: il était louable d'épouser sa soeur (Démosthènes, _in
+Neoer_., 22; Cornélius Nepos, _prooemium_; id., _Vie de Cimon_; Minucius
+Felix, _in Octavio_), mais il était défendu, en principe, d'épouser une
+femme d'une autre ville.
+
+[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. _Lois de Manou_, III, 62; V,
+151.
+
+[9] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._.
+
+[10] Plutarque, _Quest. rom._, 50.
+
+[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22.
+
+[12] Cicéron, _De legib._, II, 1. _Pro domo_, 41.
+
+[13] De là la sainteté du domicile, que les anciens réputèrent toujours
+inviolable. Démosthènes, _in Androt._, 52; _in Evergum_, 60. _Digeste, de
+in jus voc._, II, 4.
+
+[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essayé, dans ce chapitre, de
+saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et
+les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiée
+ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Déjà dans l'_Odyssée_ nous
+trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce
+livre le montrera.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+LA GENS À ROME ET EN GRÈCE.
+
+
+On trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains grecs les
+traces d'une antique institution qui paraît avoir été en grande vigueur
+dans le premier âge des sociétés grecque et italienne, mais qui, s'étant
+affaiblie peu à peu, n'a laissé que des vestiges à peine perceptibles dans
+la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les
+Latins appelaient _gens_ et les Grecs [Grec: genos].
+
+On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la _gens_. Il ne
+sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulté du
+problème.
+
+La _gens_, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la
+constitution était tout aristocratique; c'est grâce à son organisation
+intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athènes
+perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti populaire
+prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette
+vieille institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est
+probable qu'il ne nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais
+elle était singulièrement vivace et enracinée dans les moeurs; on ne put
+pas la faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier:
+on lui enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa
+subsister que ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau
+régime. Ainsi à Rome les plébéiens imaginèrent de former des _gentes_ à
+l'imitation des patriciens; à Athènes on essaya de bouleverser les [Grec:
+genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les _dèmes_ que
+l'on établit à leur ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand
+nous parlerons des révolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici
+que cette altération profonde que la démocratie a introduite dans le
+régime de la _gens_ est de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître
+la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui
+nous sont parvenus sur elle datent de l'époque où elle avait été ainsi
+transformée. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les révolutions en
+avaient laissé subsister.
+
+Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait
+péri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution
+de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une
+idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait dans
+les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c'est-à-
+dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais il songerait
+qu'une grande révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon droit
+que cette institution, comme toutes les autres, a dû être transformée;
+cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui
+que l'ombre ou l'image affaiblie et altérée d'une autre noblesse
+incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les
+faibles débris de l'antique monument, quelques expressions demeurées dans
+la langue, quelques termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de
+stériles regrets, il devinerait peut-être quelque chose du régime féodal
+et se ferait des institutions du moyen âge une idée qui ne serait pas trop
+éloignée de la vérité. La difficulté serait grande assurément; elle n'est
+pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaître la _gens_ antique;
+car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps
+où elle n'était plus que l'ombre d'elle-même.
+
+Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous
+disent de la _gens_, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où
+elle était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous
+essayerons d'entrevoir le véritable régime de la _gens_ antique.
+
+
+_1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la_ gens.
+
+Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on
+rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius
+Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une même _gens_, la
+_gens_ Claudia.
+
+Démosthènes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept témoins qui
+certifient qu'ils font partie du même [Grec: genos], celui des Brytides.
+Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes
+citées comme membres du même [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans
+six dèmes différents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait
+pas exactement au dème et n'était pas, comme lui, une simple division
+administrative. [1]
+
+Voilà donc un premier fait avéré; il y avait des _gentes_ à Rome et à
+Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d'autres
+villes de la Grèce et de l'Italie et en conclure que, suivant toute
+vraisemblance, cette institution a été universelle chez ces anciens
+peuples.
+
+Chaque _gens_ avait un culte spécial. En Grèce on reconnaissait les
+membres d'une même _gens_ « à ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en
+commun depuis une époque fort reculée ». [2] Plutarque mentionne le lieu
+des sacrifices de la _gens_ des Lycomèdes, et Eschine parle de l'autel de
+la _gens_ des Butades. [3]
+
+A Rome aussi, chaque _gens_ avait des actes religieux à accomplir; le
+jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion particulière. [4]
+Le Capitole est bloqué par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les
+lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets
+sacrés; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa _gens_ qui est situé
+sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui
+qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal; assurément la
+république a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armée; il la laisse
+pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour
+anniversaire du sacrifice de sa _gens_ est arrivé et qu'il faut qu'il
+coure à Rome pour accomplir l'acte sacré. [5]
+
+Ce culte devait être perpétué de génération en génération; et c'était un
+devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un ennemi
+personnel de Cicéron, Claudius, a quitté sa _gens_ pour entrer dans une
+famille plébéienne; Cicéron lui dit: « Pourquoi exposes-tu la religion de
+la _gens_ Claudia à s'éteindre par ta faute? »
+
+Les dieux de la _gens_, _Dii gentiles_, ne protégeaient qu'elle et ne
+voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis
+aux cérémonies religieuses. On croyait que, si un étranger avait une part
+de la victime ou même s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de
+la _gens_ en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup
+d'une impiété grave.
+
+De même que chaque _gens_ avait son culte et ses fêtes religieuses, elle
+avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Démosthènes:
+« Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses
+pères, dans ce tombeau qui est commun à tous ceux de sa _gens_. » La suite
+du plaidoyer montre qu'aucun étranger ne pouvait être enseveli dans ce
+tombeau. Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau où la
+_gens_ des Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque
+année un sacrifice funèbre; « ce lieu de sépulture est un champ assez
+vaste qui est entouré d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. » [6]
+
+Il en était de même chez les Romains. Velléius parle du tombeau de la
+_gens_ Quintilia, et Suétone nous apprend que la _gens_ Claudia avait le
+sien sur la pente du mont Capitolin.
+
+L'ancien droit de Rome considère les membres d'une _gens_ comme aptes à
+hériter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, à défaut de
+fils et d'agnats, le _gentilis_ est héritier naturel. Dans cette
+législation, le _gentilis_ est donc plus proche que le cognat, c'est-à-
+dire plus proche que le parent par les femmes.
+
+Rien n'est plus étroitement lié que les membres d'une _gens_. Unis dans la
+célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s'aident mutuellement dans
+tous les besoins de la vie. La _gens_ entière répond de la dette d'un de
+ses membres; elle rachète le prisonnier, elle paye l'amende du condamné.
+Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les
+dépenses qu'entraîne toute magistrature. [7]
+
+L'accusé se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa
+_gens_; cela marque la solidarité que la loi établit entre l'homme et le
+corps dont il fait partie. C'est un acte contraire à la religion que de
+plaider contre un homme de sa _gens_ ou même de porter témoignage contre
+lui. Un Claudius, personnage considérable, était l'ennemi personnel
+d'Appius Claudius le décemvir; quand celui-ci fut cité en justice et
+menacé de mort, Claudius se présenta pour le défendre et implora le peuple
+en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette démarche,
+« ce n'était pas par affection, mais par devoir ».
+
+Si un membre de la _gens_ n'avait pas le droit d'en appeler un autre
+devant la justice de la cité, c'est qu'il y avait une justice dans la
+_gens_ elle-même. Chacune avait, en effet, son chef, qui était à la fois
+son juge, son prêtre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque
+la famille sabine des Claudius vint s'établir à Rome, les trois mille
+personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus tard,
+quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous
+voyons que cette _gens_ a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et
+qui la conduit à l'ennemi. [9]
+
+En Grèce aussi, chaque _gens_ avait son chef; les inscriptions en font
+foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez généralement le
+titre d'archonte. [10] Enfin à Rome comme en Grèce, la _gens_ avait ses
+assemblées; elle portait des décrets, auxquels ses membres devaient obéir,
+et que la cité elle-même respectait. [11]
+
+Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur
+aux époques où la _gens_ était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce
+sont là les restes de cette antique institution.
+
+
+_2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la_
+gens _romaine_.
+
+Sur cet objet, qui est livré depuis longtemps aux disputes des érudits,
+plusieurs systèmes ont été proposés. Les uns disent: La _gens_ n'est pas
+autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot _gens_ désigne
+une sorte de parenté factice. Suivant d'autres, la _gens_ n'est que
+l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et
+d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications
+ne répond à toute la série de faits, de lois, d'usages, que nous venons
+d'énumérer.
+
+Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut ainsi: la _gens_
+est une association politique de plusieurs familles qui étaient à
+l'origine étrangères les unes aux autres; à défaut de lien du sang, la
+cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté
+religieuse.
+
+Mais une première objection se présente. Si la _gens_ n'est qu'une
+association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit à
+hériter les uns des autres? Pourquoi le _gentilis_ est-il préféré au
+cognat? Nous avons vu plus haut les règles de l'hérédité, et nous avons
+dit quelle relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre
+le droit d'hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi
+ancienne se fût écartée de ce principe au point d'accorder la succession
+aux _gentiles_, si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des
+étrangers?
+
+Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la _gens_, c'est
+qu'elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on
+cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque
+toujours un ancêtre divinisé, et que l'autel où elle porte le sacrifice
+est un tombeau. A Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos, auteur de
+leur race; les Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès,
+les Busélides Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops. [13]
+A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme
+chef de leur race le héros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius
+un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14]
+
+Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces
+généalogies ont été imaginées après coup; mais il faut bien avouer que
+cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait été un usage
+constant chez les véritables _gentes_ de reconnaître un ancêtre commun et
+de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité.
+
+D'ailleurs la supercherie n'était pas aussi aisée à commettre qu'il nous
+le semble. Ce culte n'était pas une vaine formalité de parade. Une des
+règles les plus rigoureuses de la religion était qu'on ne devait honorer
+comme ancêtres que ceux dont on descendait véritablement; offrir ce culte
+à un étranger était une impiété grave. Si donc la _gens_ adorait en commun
+un ancêtre, c'est qu'elle croyait sincèrement descendre de lui. Simuler un
+tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c'eût été porter le
+mensonge dans ce qu'on avait de plus sacré, et se jouer de la religion.
+Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille
+religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte
+au temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que
+plusieurs familles, s'associant dans une même fourberie, se soient dit:
+Nous allons feindre d'avoir un même ancêtre; nous lui érigerons un
+tombeau, nous lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants
+l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensée ne devait pas
+se présenter aux esprits, ou elle était écartée comme une pensée coupable.
+
+Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de
+demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent
+donner. Une institution est quelquefois expliquée par le mot qui la
+désigne. Or, le mot _gens_ est exactement le même que le mot _genus_, au
+point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifféremment
+_gens Fabia_ et _genus Fabium_; tous les deux correspondent au verbe
+_gignere_ et au substantif _genitor_, absolument comme [Grec: genos]
+correspond à [Grec: gennan] et à [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en
+eux l'idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d'un
+[Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie _nourris du
+même lait_. Que l'on compare à tous ces mots ceux que nous avons
+l'habitude de traduire par famille, le latin _familia_, le grec [Grec:
+oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de génération ou de
+parenté. La signification vraie de _familia_ est propriété; il désigne le
+champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze
+Tables disent, en parlant de l'héritier, _familiam nancitor_, qu'il prenne
+la succession. Quant à [Grec: oikos], il est clair qu'il ne présente à
+l'esprit aucune autre idée que celle de propriété ou de domicile. Voilà
+cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or,
+est-il admissible que des termes dont le sens intrinsèque est celui de
+domicile ou de propriété, aient pu être employés souvent pour désigner une
+famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation,
+naissance, paternité, n'aient jamais désigné qu'une association
+artificielle? Assurément cela ne serait pas conforme à la logique si
+droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs
+et les Romains attachaient aux mots _gens_ et [Grec: genos] l'idée d'une
+origine commune. Cette idée a pu s'effacer quand la gens s'est altérée,
+mais le mot est resté pour en porter témoignage.
+
+Le système qui présente la _gens_ comme une association factice, a donc
+contre lui, 1° la vieille législation qui donne aux _gentiles_ un droit
+d'hérédité, 2° les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de
+culte que là où il y a communauté de naissance; 3° les termes de la langue
+qui attestent dans la _gens_ une origine commune. Ce système a encore ce
+défaut qu'il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par
+une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut
+pas admettre comme vrai.
+
+
+_3° La_ gens _est la famille ayant encore son organisation primitive et
+son unité._
+
+Tout nous présente la _gens_ comme unie par un lien de naissance.
+Consultons encore le langage: les noms des _gentes_, en Grèce aussi bien
+qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée dans les deux langues pour
+les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butadès fils
+de Butès.
+
+Ceux qui croient voir dans la _gens_ une association artificielle, partent
+d'une donnée qui est fausse. Ils supposent qu'une _gens_ comptait toujours
+plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers
+l'exemple de la _gens_ Cornélia qui renfermait en effet des Scipions, des
+Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fût
+toujours ainsi. La _gens_ Marcia paraît n'avoir jamais eu qu'une seule
+lignée; on n'en voit qu'une aussi dans la _gens_ Lucrétia, et dans la
+_gens_ Quintilia pendant longtemps. Il serait assurément fort difficile de
+dire quelles sont les familles qui ont formé la _gens_ Fabia; car tous les
+Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement à la même
+souche; tous portent d'abord le même surnom de Vibulanus; ils le changent
+tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui
+de Maximus ou de Dorso.
+
+On sait qu'il était d'usage à Rome que tout patricien portât trois noms.
+On s'appelait, par exemple, Publius Cornélius Scipio. Il n'est pas inutile
+de rechercher lequel de ces trois mots était considère comme le nom
+véritable. Publius n'était qu'un _nom mis en avant, praenomen_; Scipio
+était un _nom ajouté, agnomen_. Le vrai nom était Cornélius; or, ce nom
+était en même temps celui de la _gens_ entière. N'aurions-nous que ce seul
+renseignement sur la _gens_ antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il
+y a eu des Cornélius avant qu'il y eût des Scipions, et non pas, comme on
+le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associée à d'autres pour
+former la _gens_ Cornélia.
+
+Nous voyons, en effet, par l'histoire que la _gens_ Cornélia fut longtemps
+indivise et que tous ses membres portaient également le surnom de
+Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur
+Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus
+tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite
+par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'à l'époque des guerres
+des Samnites, les Céthégus que dans la seconde guerre punique. Il en est
+de même de la _gens_ Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une
+seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis,
+signe de leur origine. On les suit pendant sept générations sans
+distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est
+seulement à la huitième génération, c'est-à-dire au temps de la première
+guerre punique, que l'on voit trois branches se séparer et adopter trois
+surnoms qui leur deviennent héréditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui
+se continuent pendant deux siècles, les Claudius Centho qui ne tardent
+guère à s'éteindre, et les Claudius Nero qui se perpétuent jusqu'au temps
+de l'Empire.
+
+Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une association de
+familles, mais qu'elle était la famille elle-même. Elle pouvait
+indifféremment ne comprendre qu'une seule lignée ou produire des branches
+nombreuses; ce n'était toujours qu'une famille.
+
+Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens
+antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux
+vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On reconnaîtra
+même que la gens est dérivée tout naturellement de la religion domestique
+et du droit privé des anciens âges. Que prescrit, en effet, cette religion
+primitive? Que l'ancêtre, c'est-à-dire l'homme qui le premier a été
+enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu, et
+que ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose,
+lui offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau
+toujours honoré d'un culte, voilà le centre autour duquel toutes les
+générations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la
+famille, quelque nombreuses qu'elles puissent être, restent groupées en un
+seul faisceau. Que dit encore le droit privé de ces vieux âges? En
+observant ce qu'était l'autorité dans la famille ancienne, nous avons vu
+que les fils ne se séparaient pas du père; en étudiant les règles de la
+transmission du patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit
+d'aînesse, les frères cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer,
+tombeau, patrimoine, tout cela à l'origine était indivisible. La famille
+l'était par conséquent. Le temps ne la démembrait pas. Cette famille
+indivisible, qui se développait à travers les âges, perpétuant de siècle
+en siècle son culte et son nom, c'était véritablement la gens antique. La
+gens était la famille, mais la famille ayant conservé l'unité que sa
+religion lui commandait, et ayant atteint tout le développement que
+l'ancien droit privé lui permettait d'atteindre. [15]
+
+Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la
+_gens_, devient clair. L'étroite solidarité que nous remarquions tout à
+l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents
+par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une
+fiction; il leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille,
+ils ont une sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze
+Tables les déclare aptes à hériter les une des autres. Pour la même raison
+encore, ils portent un même nom. Comme ils avaient tous, à l'origine, un
+même patrimoine indivis, ce fut un usage et même une nécessité que la
+_gens_ entière répondît de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payât
+la rançon du prisonnier ou l'amende du condamné. Toutes ces règles
+s'étaient établies d'elles-mêmes lorsque la _gens_ avait encore son unité;
+quand elle se démembra, elles ne purent pas disparaître complètement. De
+l'unité antique et sainte de cette famille il resta des marques
+persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres
+épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la législation qui leur
+reconnaissait des droits d'hérédité, dans les moeurs qui leur enjoignaient
+de s'entr'aider. [16]
+
+
+_4° La famille_ (gens) _a été d'abord la seule forme de société._
+
+Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux
+qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était données, le droit
+d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son développement
+d'âge en âge jusqu'à former la _gens_, sa justice, son sacerdoce, son
+gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une
+époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir
+supérieur, et où la cité n'existait pas encore.
+
+Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient
+qu'à une famille et n'exerçaient leur providence que dans l'enceinte d'une
+maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être
+propagée, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles:
+il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre
+naissance dans les esprits des hommes qu'à une époque où les grandes
+sociétés n'étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s'est
+contenté d'une conception si étroite du divin, c'est que l'association
+humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l'homme ne croyait
+qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n'existait que des
+familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et
+même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées.
+L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris
+l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent
+alors en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus
+contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque
+famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction
+n'avait pas existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient
+établies dans les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former
+une religion, elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or,
+le seul état social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la
+famille vit indépendante et isolée.
+
+C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps.
+Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux
+Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit privé l'attestent pour
+ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains.
+
+Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec
+celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si
+l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers
+peuples, on s'aperçoit que la famille était constituée d'après les mêmes
+principes dans la Grèce et dans l'Inde; ces principes étaient d'ailleurs,
+comme nous l'avons constaté plus haut, d'une nature si singulière, qu'il
+n'est pas à supposer que cette ressemblance fût l'effet du hasard; enfin,
+non-seulement ces institutions offrent une évidente analogie, mais encore
+les mots qui les désignent sont souvent les mêmes dans les différentes
+langues que cette race a parlées depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut
+tirer de là une double conclusion: l'une est que la naissance des
+institutions domestiques dans cette race est antérieure à l'époque où ses
+différentes branches se sont séparées; l'autre est qu'au contraire la
+naissance des institutions politiques est postérieure à cette séparation.
+Les premières ont été fixées dès le temps où la race vivait encore dans
+son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formées peu à
+peu dans les diverses contrées où ses migrations l'ont conduite.
+
+On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes
+n'ont connu aucune autre forme de société que la famille. C'est alors que
+s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître dans une
+société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle
+au développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit privé,
+qui plus tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une société un
+peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de société
+dans lequel il est né.
+
+Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont
+le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances
+et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses
+dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est
+secret. Dans la mort même ou dans l'existence qui la suit, les familles ne
+se mêlent pas: chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d'où
+l'étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa
+part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion; ses
+dieux Termes gardent l'enceinte, et ses mânes veillent sur elle.
+L'isolement de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne
+peuvent pas confiner l'un à l'autre et doivent laisser entre eux une bande
+de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a
+son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute
+ne sont pas écrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur
+de chaque homme. Elle a sa justice intérieure au-dessus de laquelle il
+n'en est aucune autre à laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a
+rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la
+famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un état
+organisé, une société qui se suffit.
+
+Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux proportions de
+la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et
+s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre société, elle s'étend, elle
+se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes
+restent groupées autour d'une branche aînée, près du foyer unique et du
+tombeau commun.
+
+Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille
+antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a
+du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal,
+serviteurs ou esclaves c'est tout un. On conçoit, en effet, que le
+principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du
+serviteur, ne peut guère s'accorder avec un état social où la famille vit
+isolée. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la
+famille un étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur
+devienne un membre et une partie intégrante, de cette famille. C'est à
+quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte
+domestique.
+
+Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes,
+nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait
+approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique;
+on lui versait sur la tête de l'eau lustrale et il partageait avec la
+famille quelques gâteaux et quelques fruits. [17] Cette cérémonie avait de
+l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait
+sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un
+membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait-
+il aux prières et partageait-il les fêtes. [18] Le foyer le protégeait; la
+religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'à son maître. [19]
+C'est pour cela que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la
+sépulture de la famille.
+
+Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de
+prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le
+retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le
+temps qui suivait la mort.
+
+Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en
+homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme
+il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer
+d'elle. Sous le nom d'_affranchi_ ou sous celui de _client_, il continuait
+à reconnaître l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des
+obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maître,
+et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir.
+
+Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de
+petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient
+l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de
+cette nature pouvait être l'oeuvre d'un homme. La clientèle est plus
+vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien
+que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont établie et
+réglée; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu à
+peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du droit
+domestique, et elle a existé dans les familles avant qu'il y eût des
+cités.
+
+Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d'après les
+clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut
+longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque
+chose qui faisait sa dignité: c'est qu'il avait part au culte et qu'il
+était associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les
+mêmes fêtes, les mêmes _sacra_ que son patron. A Rome, en signe de cette
+communauté religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était
+considéré comme un membre par l'adoption. De là un lien étroit et une
+réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Écoutez la vieille
+loi romaine: « Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit,
+_sacer esto_, qu'il meure. » Le patron doit protéger le client par tous
+les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme
+prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard,
+quand la justice de la cité appellera le client, le patron devra le
+défendre; il devra même lui révéler les formules mystérieuses de la loi
+qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en justice contre un
+cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera à
+considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs
+envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lié seulement par
+les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part à la religion de la
+famille. Le client, au contraire, a la communauté du culte; il a, tout
+inférieur qu'il est, la véritable parenté, qui consiste, suivant
+l'expression de Platon, à adorer les mêmes dieux domestiques.
+
+La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut
+rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se détacher d'elle.
+La clientèle est même héréditaire.
+
+On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa
+branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients,
+pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa
+religion qui en maintenait l'unité, grâce à son droit privé qui la rendait
+indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs,
+arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef
+héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la
+race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de
+siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de
+rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis
+par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun
+son gouvernement intérieur, chacun ses dieux.
+
+
+NOTES
+
+[1] Démosthènes, _in Neoer._, 71. Voy. Plutarque, _Thémist._, 1. Eschine,
+_De falsa legat._, 147. Boeckh, _Corp. inscr._, 385. Ross, _Demi Attici_,
+24. La _gens_ chez les Grecs est souvent appelée [Grec: patra]: Pindare,
+_passim_.
+
+[2] Hésychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec:
+orgeones].
+
+[3] Plutarque, _Thémist._, I. Eschine, _De falsa legat._, 147.
+
+[4] Cicéron, _De arusp. resp._, 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus,
+_Propudi_.
+
+[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94.
+Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5.
+
+[6] Démosthènes, _in Macart._, 79; _in Eubul._, 28.
+
+[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, _Annib._, 28.
+
+[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7.
+
+[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5.
+
+[10] Boeckh, _Corp. inscr._, 397, 399. Ross, _Demi Attici_, 24.
+
+[11] Tite-Live, VI, 20. Suétone, _Tibère_, 1. Ross, _Demi Attici_, 24.
+
+[12] Deux passages de Cicéron, _Tuscul._, 1, 16, et _Topiques_, 6, ont
+singulièrement embrouillé la question. Cicéron paraît avoir ignoré, comme
+presque tous ses contemporains, ce que c'était que la _gens_ antique.
+
+[13] Démosthènes, _in Macart._, 79. Pausanias, I, 37. _Inscription des
+Amynandrides_, citée par Ross, p. 24.
+
+[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia.
+
+[15] Nous n'avons pas à revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv.
+II, ch. v) de l'_agnation_. On a pu voir que l'_agnation_ et la
+_gentilité_ découlaient des mêmes principes et étaient une parenté dé même
+nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'héritage aux
+_gentiles_ à défaut d'_agnati_ a embarrasse les jurisconsultes et a fait
+penser qu'il pouvait y avoir une différence essentielle entre ces deux
+sortes de parenté. Mais cette différence essentielle ne se voit par aucun
+texte. On était _agnatus_ comme on était _gentilis_, par la descendance
+masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une
+différence de degré, qui se marqua surtout à partir de l'époque où les
+branches d'une même _gens_ se divisèrent. L'_agnatus_ fut membre de la
+branche, le _gentilis_ de la _gens_. Il s'établit alors la même
+distinction entre les termes de _gentilis_ et d'_agnatus_ qu'entre les
+mots _gens_ et _familia_. _Familiam dicimus omnium agnatorum_, dit Ulpien
+au _Digeste_, liv. L, tit. 16, § 195. Quand on était agnat à l'égard d'un
+homme, on était à plus forte raison son _gentilis_; mais on pouvait être
+_gentilis_ sans être agnat. La loi des Douze Tables donnait l'héritage, à
+défaut d'agnats, à ceux qui n'étaient que _gentilis_ à l'égard du défunt,
+c'est-à-dire qui n'étaient de sa _gens_ sans être de sa branche ou de sa
+_familia_.
+
+[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquité et se
+rattache visiblement à cette vieille religion. L'unité de naissance et de
+culte se marqua par l'unité de nom. Chaque _gens_ se transmit de
+génération en génération le nom de l'ancêtre et le perpétua avec le même
+soin qu'elle perpétuait son culte. Ce que les Romains appelaient
+proprement _nomen_ était ce nom de l'ancêtre que tous les descendants et
+tous les membres de la _gens_ devaient porter. Un jour vint où chaque
+branche, en se rendant indépendante à certains égards, marqua son
+individualité en adoptant un surnom (_cognomen_). Comme d'ailleurs chaque
+personne dut être distinguée par une dénomination particulière, chacun eut
+son _agnomen_, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom était celui de la
+_gens_; c'était celui-là que l'on portait officiellement; c'était celui-là
+qui était sacré; c'était celui-là qui, remontant au premier ancêtre connu,
+devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. -- Il en
+était de même en Grèce; Romains et Hellènes se ressemblent encore en ce
+point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait à une famille ancienne et
+régulièrement constituée, avait trois noms comme le patricien de Rome.
+L'un de ces noms lui était particulier; un autre était celui de son père,
+et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des
+deux équivalait au _cognomen_ héréditaire qui désignait à Rome une branche
+de la _gens_. Enfin le troisième nom était celui de la _gens_ tout
+entière. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et à la
+génération suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades
+formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une _gens_. Il en était
+ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On
+peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'éloge de ses héros sans
+rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, était
+ordinairement terminé en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une
+forme d'adjectif, de même que le nom de la _gens_, chez les Romains, était
+invariablement terminé en _ius_. Ce n'en était pas moins le vrai nom; dans
+le langage journalier on pouvait désigner l'homme par son surnom
+individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la
+religion, il fallait donner à l'homme sa dénomination complète et surtout
+ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la
+démocratie substitua le nom du dème à celui du [Grec: genos].) -- Il est
+digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche
+chez les anciens que dans les sociétés chrétiennes. Au moyen âge, jusqu'au
+douzième siècle, le vrai nom était le nom de baptême ou nom individuel, et
+les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou
+comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette
+différence se rattache, si l'on y prend garde, à la différence des deux
+religions. Pour la vieille religion domestique, la famille était le vrai
+corps, le véritable être vivant, dont l'individu n'était qu'un membre
+inséparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le
+premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait à
+l'individu une vie propre, une liberté complète, une indépendance toute
+personnelle, et ne répugnait nullement à l'isoler de la famille; aussi le
+nom de baptême fut-il le premier et longtemps le seul nom.
+
+[17] Démosthènes, _in Stephanum_, I, 74. Aristophane, _Plutus_, 768. Ces
+deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent
+pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails.
+
+[18] _Ferias in famulis habento_. Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12.
+
+[19] _Quum dominus tum famulis religio Larum_. Cicéron, _De legib._, II,
+11. Comp. Eschyle, _Agamemnon_, 1035-1038. L'esclave pouvait même
+accomplir l'acte religieux au nom de son maître. Caton, _De re rust_, 83.
+
+[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1.
+
+
+
+
+LIVRE III.
+
+LA CITÉ.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU.
+
+
+Nous n'avons présenté jusqu'ici et nous ne pouvons présenter encore aucune
+date. Dans l'histoire de ces sociétés antiques, les époques sont plus
+facilement marquées par la succession des idées et des institutions que
+par celle des années.
+
+L'étude des anciennes règles du droit privé nous a fait entrevoir, par
+delà les temps qu'on appelle historiques, une période de siècles pendant
+lesquels la famille fut la seule forme de société. Cette famille pouvait
+alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'êtres humains.
+Mais dans ces limites l'association humaine était encore trop étroite:
+trop étroite pour les besoins matériels, car il était difficile que cette
+famille se suffît en présence de toutes les chances de la vie; trop
+étroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu
+combien dans ce petit monde l'intelligence du divin était insuffisante et
+la morale incomplète.
+
+La petitesse de cette société primitive répondait bien à la petitesse de
+l'idée qu'on s'était faite de la divinité. Chaque famille avait ses dieux,
+et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinités domestiques. Mais
+il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de
+ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup
+de siècles pour arriver à se représenter Dieu comme un être unique,
+incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de
+cet idéal en agrandissant d'âge en âge sa conception et en reculant peu à
+peu l'horizon dont la ligne sépare pour lui l'Être divin des choses de la
+terre.
+
+L'idée religieuse et la société humaine allaient donc grandir en même
+temps.
+
+La religion domestique défendait à deux familles de se mêler et de se
+fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs familles, sans rien
+sacrifier de leur religion particulière, s'unissent du moins pour la
+célébration d'un autre culte qui leur fût commun. C'est ce qui arriva. Un
+certain nombre de familles formèrent un groupe, que la langue grecque
+appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre
+les familles d'un même groupe un lien de naissance? Il est impossible de
+l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette association nouvelle ne se fit
+pas sans un certain élargissement de l'idée religieuse. Au moment même où
+elles s'unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs
+divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait
+sur le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu
+sacré et instituèrent un culte.
+
+Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût son autel et son dieu
+protecteur. L'acte religieux y était de même nature que dans la famille.
+Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture
+avait été préparée sur l'autel lui-même et était par conséquent sacrée; on
+la mangeait en récitant quelques prières; la divinité était présente et
+recevait sa part d'aliments et de breuvage.
+
+Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à Rome; Cicéron les
+mentionne, Ovide les décrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore
+conservé toutes leurs formes antiques. « J'ai vu dans ces demeures
+sacrées, dit un historien de cette époque, le repas dressé devant le dieu;
+les tables étaient de bois, suivant l'usage des ancêtres, et la vaisselle
+était de terre. Les aliments étaient des pains, des gâteaux de fleur de
+farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne
+tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai
+admiré les hommes de nos jours qui restent si fidèles aux rites et aux
+coutumes de leurs pères. » [3] A Athènes ces repas avaient lieu pendant la
+fête qu'on appelait Apaturies. [4]
+
+Il y a des usages qui ont duré jusqu'aux derniers temps de l'histoire
+grecque et qui jettent quelque lumière sur la nature de la phratrie
+antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Démosthènes, pour faire partie
+d'une phratrie, il fallait être né d'un mariage légitime dans une des
+familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle
+de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était
+présenté à la phratrie par son père, qui jurait qu'il était son fils.
+L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une
+victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres étaient
+présents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en
+avaient le droit s'ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils
+devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si
+après la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la
+victime, le jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de
+l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens
+croyaient que toute nourriture préparée sur un autel et partagée entre
+plusieurs personnes établissait entre elles un lien indissoluble et une
+union sainte qui ne cessait qu'avec la vie.
+
+Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la
+principale fonction était de présider aux sacrifices. [6] Peut-être ses
+attributions avaient-elles été, à l'origine, plus étendues. La phratrie
+avait ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets. En
+elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un
+sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'était une petite société qui
+était modelée exactement sur la famille.
+
+L'association continua naturellement à grandir, et d'après le même mode.
+Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et formèrent une tribu.
+
+Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un
+autel et une divinité protectrice.
+
+Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que celui de la
+phratrie ou celui de la famille. C'était un homme divinisé, un _héros_. De
+lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le _héros
+éponyme_. Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la
+cérémonie religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part.
+[7]
+
+La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et portait des décrets,
+auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et
+un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, _tribunus_,
+[Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la
+tribu, on voit qu'elle avait été constituée, à l'origine, pour être une
+société indépendante, et comme s'il n'y eût eu aucun pouvoir social au-
+dessus d'elle.
+
+
+NOTES
+
+[1] Homère, _Iliade, II, 362. Démosthènes, _in Macart._ Isée, III, 37; VI,
+10; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, _Isthm._, VII, 18, et Scholiaste.
+Phratrie et curie étaient deux termes que l'on traduisait l'un par
+l'autre:
+Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, _fr._ 14.
+
+[2] Cicéron, _De orat._, 1, 7. Ovide, _Fast._, VI, 305. Denys, II, 65.
+
+[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'étaient
+introduits. Les repas de la curie n'étaient plus qu'une vaine formalité,
+bonne pour les prêtres. Les membres de la curie s'en dispensaient
+volontiers, et l'usage s'était introduit de remplacer le repas commun par
+une distribution de vivres et d'argent: Plaute, _Aululaire_, V, 69 et 137.
+
+[4] Aristophane, _Acharn._, 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, [Grec:
+Apatouria].
+
+[5] Démosthènes, _in Eubul._; _in Macart._ Isée, VIII, 18.
+
+[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosthènes, _in Eubul._, 23.
+
+[7] Démosthènes, _in Theocrinem_. Eschine, III, 27. Isée, VII, 36.
+Pausanias, I, 38. Schal., _in Demosth._, 702. -- Il y a dans l'histoire
+des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les
+tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières; les secondes leur
+sont bien postérieures. L'existence des tribus est un fait universel en
+Grèce. _Iliade_, II, 362, 668; _Odyssée_, XIX, 177. Hérodote, IV, 161.
+
+[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, _Frag._ cité par Photius, vº [Grec:
+Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, _Corp. inscr._, 82, 85, 108.
+L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome
+a laissé peu de traces. Ces tribus étaient des corps trop considérables
+pour que la cité ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur ôter
+l'indépendance. Les plébéiens, d'ailleurs, ont travaillé à les faire
+disparaître.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES
+
+
+_1° Les dieux de la nature physique._
+
+Avant de passer de la formation des tribus à la naissance des cités, il
+faut mentionner un élément important de la vie intellectuelle de ces
+antiques populations.
+
+Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de ces peuples,
+nous avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres et pour
+principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitué la famille et
+établi les premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses
+branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont été
+Zeus, Héra, Athéné, Junon, celle de l'Olympe hellénique et du Capitole
+romain.
+
+De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans l'âme humaine;
+la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la
+force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspiré à l'homme
+la première idée du Divin, la vue de cette immensité qui l'entoure et qui
+l'écrase traça à son sentiment religieux un autre cours.
+
+L'homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature; les
+habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle
+et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces
+grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s'effrayait de la nuit, et quand
+il voyait revenir « la sainte clarté des cieux », il éprouvait de la
+reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature; il attendait le
+nuage bienfaisant d'où dépendait sa récolte; il redoutait l'orage qui
+pouvait détruire le travail et l'espoir de toute une année. Il sentait à
+tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il
+éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d'amour et de terreur
+pour cette puissante nature.
+
+Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d'un Dieu
+unique régissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idée de l'univers.
+Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un
+même corps; la pensée ne lui venait pas qu'ils pussent être gouvernés par
+un même Être. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde extérieur,
+l'homme se le figura comme une sorte de république confuse où des forces
+rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures
+d'après lui-même et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi
+dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l'arbre, dans le
+nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes
+semblables à la sienne; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix
+des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire,
+il avoua sa dépendance; il les pria et les adora; il en fit des dieux.
+
+Ainsi, dans cette race, l'idée religieuse se présenta sous deux formes
+très-différentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe
+invisible, à l'intelligence, à ce qu'il entrevoyait de l'âme, à ce qu'il
+sentait de sacré en lui. D'autre part il appliqua son idée du divin aux
+objets extérieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents
+physiques qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie.
+
+Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l'on voit
+durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se
+firent pas la guerre; elles vécurent même en assez bonne intelligence et
+se partagèrent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais.
+Elles eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent
+contradictoires, des cérémonies et des pratiques absolument différentes.
+Le culte des dieux de l'Olympe et celui des héros et des mânes n'eurent
+jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la
+première en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que
+l'une, celle des morts, ayant été fixée à une époque très-lointaine, resta
+toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effaçaient
+peu à peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et
+se développa librement à travers les âges, modifiant peu à peu ses
+légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorité sur
+l'homme.
+
+
+_2° Rapport de cette religion avec le développement de la société
+humaine._
+
+On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature
+sont fort antiques; ils le sont peut-être autant que le culte des
+ancêtres; mais comme elle répondait à des conceptions plus générales et
+plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une
+doctrine précise. [1] Il est bien avéré qu'elle ne se produisit pas dans
+le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un
+homme. On ne voit à l'origine de cette religion ni un prophète ni un corps
+de prêtres. Elle naquit dans les différentes intelligences par un effet de
+leur force naturelle. Chacune se la fit à sa façon. Entre tous ces dieux,
+issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idées se
+formaient en l'homme suivant un mode à peu près uniforme; mais il y eut
+aussi une très-grande variété, parce que chaque esprit était l'auteur de
+ses dieux. Il résulta de là que cette religion fut longtemps confuse et
+que ses dieux furent innombrables.
+
+Pourtant les éléments que l'on pouvait diviniser n'étaient pas très-
+nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour à
+tour bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances
+dont on pût faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers
+de dieux naquirent. C'est que le même agent physique, aperçu sous des
+aspects divers, reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple,
+fut appelé ici Héraclès (le glorieux), là Phoebos (l'éclatant), ailleurs
+Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Être élevé
+(Hypérion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, à la longue, les
+groupes d'hommes qui avaient donné ces noms divers à l'astre brillant, ne
+reconnurent pas qu'ils avaient le même dieu.
+
+En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre très-restreint de divinités;
+mais les dieux de l'un n'étaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient,
+à la vérité, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner séparément
+à leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient à
+la langue usuelle et n'étaient que des adjectifs qui désignaient l'Être
+divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous
+ce même nom les différents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il
+n'y eût qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters différents; il y
+avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient
+fort peu. Chacune de ces conceptions s'étant formée par le travail libre
+de chaque esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il arriva que ces
+dieux furent longtemps indépendants les uns des autres, et que chacun
+d'eux eut sa légende particulière et son culte. [2]
+
+Comme la première apparition de ces croyances est d'une époque où les
+hommes vivaient encore dans l'état de famille, ces dieux nouveaux eurent
+d'abord, comme les démons, les héros et les lares, le caractère de
+divinités domestiques. Chaque famille s'était fait ses dieux, et chacune
+les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas
+partager les bonnes grâces avec des étrangers. C'est là une pensée qui
+apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas; et il n'y a pas de doute
+qu'elle n'ait été aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a
+laissé des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille
+avait, en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l'associait
+à son foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour
+lui à sa formule de prière. C'est pour cela que l'on rencontre souvent
+chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siègent
+près de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes pères. [3]
+« Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au nom du Jupiter qui siège près de
+ton foyer. » Médée la magicienne dit dans Euripide: « Je jure par Hécate,
+ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon
+foyer. » Lorsque Virgile décrit ce qu'il y a de plus vieux dans la
+religion de Rome, il montre Hercule associé au foyer d'Évandre et adoré
+par lui comme divinité domestique.
+
+De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unité ne
+put jamais s'établir. De là ces luttes de dieux dont le polythéisme est
+plein et qui représentent des luttes de familles, de cantons ou de villes.
+De là enfin cette foule innombrable de dieux et de déesses, dont nous ne
+connaissons assurément que la moindre partie: car beaucoup ont péri, sans
+laisser même le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les
+adoraient se sont éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un
+culte ont été détruites.
+
+Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des
+familles qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur
+patrimoine. On sait même que beaucoup d'entre eux ne se dégagèrent jamais
+de cette sorte de lien domestique. La Déméter d'Eleusis resta la divinité
+particulière de la famille des Eumolpides; l'Athéné de l'acropole
+d'Athènes appartenait à la famille des Butades. Les Potitii de Rome
+avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence
+que le culte de Vénus fut longtemps renfermé dans la famille des Jules et
+que cette déesse n'eut pas de culte public dans Rome.
+
+Il arriva à la longue que, la divinité d'une famille ayant acquis un grand
+prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en
+proportion de la prospérité de cette famille, toute une cité voulut
+l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce
+qui eut lieu pour la Déméter des Eumolpides, l'Athéné des Butades,
+l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit à partager ainsi
+son dieu, elle se réserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la
+dignité de prêtre, pour chaque dieu, fut longtemps héréditaire et ne put
+pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps où le
+dieu lui-même était la propriété de cette famille, ne protégeait qu'elle
+et ne voulait être servi que par elle.
+
+Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord à
+l'unisson de l'état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque
+famille et resta longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se
+prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l'association
+humaine. En effet les ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux
+qui, par leur essence même, ne pouvaient être adorés que par un très-petit
+nombre d'hommes et qui établissaient à perpétuité d'infranchissables
+lignes de démarcation entre les familles. La religion des dieux de la
+nature était un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait à ce
+que chacun de ces cultes se propageât; il n'était pas dans la nature
+intime de ces dieux de n'être adorés que par une famille et de repousser
+l'étranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement à
+s'apercevoir que le Jupiter d'une famille était, au fond, le même être ou
+la même conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient
+jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de deux foyers.
+
+Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne
+se bornait pas à enseigner à l'homme les devoirs de famille. Jupiter était
+le dieu de l'hospitalité; c'est de sa part que venaient les étrangers, les
+suppliants, « les vénérables indigents », ceux qu'il fallait traiter
+« comme des frères ». Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et
+se montraient aux mortels. C'était bien quelquefois pour assister à leurs
+luttes et prendre part à leurs combats; souvent aussi c'était pour leur
+prescrire la concorde et leur apprendre à s'aider les uns les autres.
+
+A mesure que cette seconde religion alla se développant, la société dut
+grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord,
+prit ensuite une extension très-grande. A l'origine, elle s'était comme
+abritée sous la protection de sa soeur aînée, auprès du foyer domestique.
+Là le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une étroite _cella_, en
+regard et à côté de l'autel vénéré, afin qu'un peu du respect que les
+hommes avaient pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu,
+prenant plus d'autorité sur l'âme, renonça à cette sorte de tutelle; il
+quitta le foyer domestique; il eut une demeure à lui et des sacrifices qui
+lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter)
+fut d'ailleurs bâtie à l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme
+auparavant, une _cella_ vis-à-vis d'un foyer; mais la _cella_ s'élargit,
+s'embellit, devint un temple. Le foyer resta à l'entrée de la maison du
+dieu, mais il parut bien petit à côté d'elle. Lui qui avait été d'abord le
+principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'être le dieu et
+descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut
+chargé de brûler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la
+prière de l'homme à la divinité majestueuse dont la statue résidait dans
+le temple.
+
+Lorsqu'on voit ces temples s'élever et ouvrir leurs portes devant la foule
+des adorateurs, on peut être assuré que l'association humaine a grandi.
+
+
+NOTES
+
+[1] Est-il nécessaire de rappeler toutes les traditions grecques et
+italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et
+relativement récente? La Grèce et l'Italie avaient conservé le souvenir
+d'un temps où les sociétés humaines existaient déjà et où cette religion
+n'était pas encore formée. Ovide, _Fast._, II, 289; Virgile, _Géorg._, I,
+126. Eschyle, _Euménides_, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez
+les Hindous les _Pitris_ ont été antérieurs aux _Dévas_.
+
+[2] Le même nom cache souvent des divinités fort différentes: Poséidon
+Hippios, Poséidon Phytalmios, Poséidon Érechthée, Poséidon Aegéen,
+Poséidon Héliconien étaient des dieux divers qui n'avaient ni les mêmes
+attributs, ni les mêmes adorateurs.
+
+[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide,
+_Hécube_, 345; _Médée_, 395. Sophocle, _Ajax_, 492. Virgile, VIII, 643.
+Hérodote, I, 44.
+
+[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69.
+
+[5] Hérodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, _Isthm_., VII, 18. Xénophon,
+_Hell._, VI, 8. Platon, _Lois_, p. 759; _Banquet_, p. 40. Cicéron, _De
+divin._, I, 41. Tacite, _Ann._, II, 54. Plutarque, _Thésée_, 23. Strabon,
+IX, 421; XIV, 634. Callimaque, _Hymne à Apoll._, 84. Pausanias, I, 37; VI,
+17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V° _Eunidai_. Boeckh, _Corp.
+inscript._, 1340.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LA CITÉ SE FORME.
+
+
+La tribu, comme la famille et la phratrie, était
+constituée pour être un corps indépendant, puisqu'elle
+avait un culte spécial dont l'étranger était
+exclu. Une fois formée, aucune famille nouvelle ne
+pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient
+pas davantage se fondre en une seule; leur religion
+s'y opposait. Mais de même que plusieurs phratries
+s'étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent
+s'associer entre elles, à la condition que le culte de
+chacune d'elles fût respecté. Le jour où cette alliance
+se fit, la cité exista.
+
+Il importe peu de chercher la cause qui détermina
+plusieurs tribus voisines à s'unir. Tantôt l'union fut
+volontaire, tantôt elle fut imposée par la force supérieure
+d'une tribu ou par la volonté puissante d'un
+homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la
+nouvelle association fut encore un culte. Les tribus
+qui se groupèrent pour former une cité ne manquèrent
+jamais d'allumer un feu sacré et de se donner
+une religion commune.
+
+Ainsi la société humaine, dans cette race, n'a pas
+grandi à la façon d'un cercle qui s'élargirait peu à
+peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire,
+de petits groupes qui, constitués longtemps
+à l'avance, se sont agrégés les uns aux autres. Plusieurs
+familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries
+la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille,
+phratrie, tribu, cité, sont d'ailleurs des sociétés
+exactement semblables entre elles et qui sont nées
+l'une de l'autre par une série de fédérations.
+
+Il faut même remarquer qu'à mesure que ces différents
+groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun
+d'eux ne perdait pourtant ni son individualité, ni son
+indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent
+unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituée
+comme à l'époque de son isolement; rien
+n'était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce,
+ni son droit de propriété, ni sa justice intérieure.
+Des curies s'associaient ensuite; mais chacune
+gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son
+chef. De la tribu on passa à la cité; mais les tribus
+ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles
+continua à former un corps, à peu près comme si la
+cité n'existait pas. En religion il subsista une multitude
+de petits cultes au-dessus desquels s'établit un
+culte commun; en politique, une foule de petits
+gouvernements continuèrent à fonctionner, et au-dessus
+d'eux un gouvernement commun s'éleva.
+
+La cité était une confédération. C'est pour cela
+qu'elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles,
+de respecter l'indépendance religieuse et civile
+des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut
+pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulières
+de chacun de ces petits corps. Elle n'avait
+rien à voir dans l'intérieur d'une famille; elle n'était
+pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au père
+le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son
+client. C'est pour cette raison que le droit privé, qui
+avait été fixé à l'époque de l'isolement des familles,
+a pu subsister dans les cités et n'a été modifié que
+fort tard.
+
+Ce mode d'enfantement des cités anciennes est
+attesté par des usages qui ont duré fort longtemps.
+Si nous regardons l'armée de la cité, dans les premiers
+temps, nous la trouvons distribuée en tribus,
+en curies, en familles, [1] « de telle sorte, dit un ancien,
+que le guerrier ait pour voisin dans le combat
+celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation
+et le sacrifice au même autel ». Si nous regardons le
+peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome,
+il vote par curies et par _gentes_. [2] Si nous regardons
+le culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux
+pour chaque tribu; à Athènes, l'archonte fait le sacrifice
+au nom de la cité entière, mais il est assisté
+pour la cérémonie religieuse d'autant de ministres
+qu'il y a de tribus.
+
+Ainsi la cité n'est pas un assemblage d'individus:
+c'est une confédération de plusieurs groupes qui
+étaient constitués avant elle et qu'elle laisse subsister.
+On voit dans les orateurs attiques que chaque
+Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés distinctes;
+il est membre d'une famille, d'une phratrie,
+d'une tribu et d'une cité. Il n'entre pas en même
+temps et le même jour dans toutes les quatre, comme
+le Français qui, du moment de sa naissance, appartient
+à la fois à une famille, à une commune, à un
+département et à une patrie. La phratrie et la tribu
+ne sont pas des divisions administratives. L'homme
+entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés, et il monte, en
+quelque sorte, de l'une à l'autre.
+L'enfant est d'abord admis dans la famille par la cérémonie
+religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance.
+Quelques années après, il entre dans la phratrie
+par une nouvelle cérémonie que nous avons
+décrite plus haut. Enfin, à l'âge de seize ou de dix-huit
+ans, il se présente pour être admis dans la cité.
+Ce jour-là, en présence d'un autel et devant les
+chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment
+par lequel il s'engage, entre autres choses, à
+respecter toujours la religion de la cité. A partir de
+ce jour-là, il est initié au culte public et devient citoyen. [3]
+Que l'on observe ce jeune Athénien s'élevant
+d'échelon en échelon, de culte en culte, et l'on
+aura l'image des degrés par lesquels l'association
+humaine a passé. La marche que ce jeune homme
+est astreint à suivre est celle que la société a d'abord
+suivie.
+
+Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il nous
+est resté sur les antiquités d'Athènes assez de traditions
+et de souvenirs pour que nous puissions voir
+avec quelque netteté comment s'est formée la cité
+athénienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique
+était divisée par familles. [4] Quelques-unes de ces familles
+de l'époque primitive, comme les Eumolpides,
+les Cécropides, les Céphyréens, les Phytalides, les
+Lakiades, se sont perpétuées jusque dans les âges
+suivants. Alors la cité athénienne n'existait pas; mais
+chaque famille, entourée de ses branches cadettes
+et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans
+une indépendance absolue. Chacune avait sa religion
+propre: les Eumolpides, fixés à Eleusis, adoraient
+Déméter; les Cécropides, qui habitaient le rocher
+où fut plus tard Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et
+Athéné. Tout à côté, sur la
+petite colline où fut l'Aréopage, le dieu protecteur
+était Arès; à Marathon c'était un Hercule, à Prasies
+un Apollon, un autre Apollon à Phlyes, les Dioscures
+à Céphale et ainsi de tous les autres cantons. [5]
+
+Chaque famille, comme elle avait son dieu et son
+autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita
+l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques
+traditions qui s'étaient perpétuées avec le culte; or
+ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait
+eu son roi avant le temps où Cécrops régnait à Athènes.
+N'était-ce pas le souvenir d'une époque lointaine
+où ces grandes familles patriarcales, semblables
+aux clans celtiques, avaient chacune son chef
+héréditaire, qui était à la fois prêtre et juge? Une
+centaine de petites sociétés vivaient donc isolées
+dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux
+ni lien politique, ayant chacune son territoire,
+se faisant souvent la guerre, étant enfin à tel
+point séparées les unes des autres que le mariage
+entre elles n'était pas toujours réputé permis. [6]
+
+Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent.
+Insensiblement elles s'unirent en petits groupes,
+par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons
+dans les traditions que les quatre bourgs de la
+plaine de Marathon s'associèrent pour adorer ensemble
+Apollon Delphinien; les hommes du Pirée,
+de Phalère et de deux cantons voisins s'unirent de
+leur côté, et bâtirent en commun un temple à Hercule. [7]
+A la longue cette centaine de petits États se
+réduisit à douze confédérations. Ce changement,
+par lequel la population de l'Attique passa de l'état
+de famille patriarcale à une société un peu plus
+étendue, était attribué par les traditions aux efforts
+de Cécrops; il faut seulement entendre par là qu'il
+ne fut achevé qu'à l'époque où l'on plaçait le règne
+de ce personnage, c'est-à-dire vers le seizième siècle
+avant notre ère. On voit d'ailleurs que ce Cécrops
+ne régnait que sur l'une des douze associations,
+celle qui fut plus tard Athènes, les onze autres
+étaient pleinement indépendantes; chacune avait son
+dieu protecteur, son autel, son feu sacré, son chef. [8]
+
+Plusieurs générations se passèrent pendant les-quelles
+le groupe des Cécropides acquit insensiblement
+plus d'importance. De cette période il est resté
+le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent
+contre les Eumolpides d'Éleusis, et dont le résultat
+fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve
+de conserver le sacerdoce héréditaire de leur divinité. [9]
+On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et
+d'autres conquêtes, dont le souvenir ne s'est pas
+conservé. Le rocher des Cécropides, où s'était peu
+à peu développé le culte d'Athéné, et qui avait fini
+par adopter le nom de sa divinité principale, acquit
+la suprématie sur les onze autres États. Alors parut
+Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions
+s'accordent à dire qu'il réunit les douze groupes
+en une cité. Il réussit, en effet, à faire adopter dans
+toute l'Attique le culte d'Athéné Polias, en sorte
+que tout le pays célébra dès lors en commun le sacrifice
+des Panathénées. Avant lui, chaque bourgade
+avait son feu sacré et son prytanée; il voulut que le
+prytanée d'Athènes fût le centre religieux de toute
+l'Attique. [10] Dès lors l'unité athénienne fut fondée;
+religieusement, chaque canton conserva son ancien
+culte, mais tous adoptèrent un culte commun; politiquement,
+chacun conserva ses chefs, ses juges,
+son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y
+eut le gouvernement central
+de la cité. [11]
+
+De ces souvenirs et de ces traditions si précises
+qu'Athènes conservait religieusement, il nous semble
+qu'il ressort deux vérités également manifestes;
+l'une est que la cité a été une confédération de
+groupes constitués avant elle; l'autre est que la société
+ne s'est développée qu'autant que la religion
+s'élargissait. On ne saurait dire si c'est le progrès
+religieux qui a amené le progrès social; ce qui est
+certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux
+en même temps et avec un remarquable accord.
+
+Il faut bien penser à l'excessive difficulté qu'il y
+avait pour les populations primitives à fonder des
+sociétés régulières. Le lien social n'est pas facile à
+établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si
+libres, si inconstants. Pour leur donner des règles
+communes, pour instituer le commandement et faire
+accepter l'obéissance, pour faire céder la passion à
+la raison, et la raison individuelle, à la raison publique,
+il faut assurément quelque chose de plus fort
+que la force matérielle, de plus respectable que l'intérêt,
+de plus sûr qu'une théorie philosophique, de
+plus immuable qu'une convention, quelque chose
+qui soit également au fond de tous les coeurs et qui
+y siège avec empire.
+
+Cette chose-là, c'est une croyance. Il n'est rien
+de plus puissant sur l'âme. Une croyance est l'oeuvre
+de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de
+la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais
+nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la
+croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et
+elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle
+ne nous quitte pas; elle nous parle à tout moment.
+Si elle nous dit d'obéir, nous obéissons; si elle nous
+trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme
+peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à
+sa pensée.
+
+Or, une antique croyance commandait à l'homme
+d'honorer l'ancêtre; le culte de l'ancêtre a groupé la
+famille autour d'un autel. De là la première religion,
+les premières prières, la première idée du devoir et
+la première morale; de là aussi la propriété établie,
+l'ordre de la succession fixé; de là enfin tout le droit
+privé et toutes les règles de l'organisation domestique.
+Puis la croyance grandit, et l'association en
+même temps. A mesure que les hommes sentent
+qu'il y a pour eux des divinités communes, ils s'unissent
+en groupes plus étendus. Les mêmes règles,
+trouvées et établies dans la famille, s'appliquent
+successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité.
+
+Embrassons du regard le chemin que les hommes
+ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolée et
+l'homme ne connaît que les dieux domestiques,
+[Grec: theoi patrooi], _dii gentiles_. Au-dessus de la famille se
+forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], _Juno
+curialis_. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu,
+[Grec: theos phylios]. On arrive enfin à la cité, et l'on conçoit
+un dieu dont la providence embrasse cette cité entière,
+[Grec: theos polieus], _penates publici_. Hiérarchie de
+croyances, hiérarchie d'association. L'idée religieuse
+a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur
+de la société.
+
+Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques
+racontaient que les dieux avaient révélé aux
+hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire
+il y a une vérité. Les lois sociales ont été
+l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et
+si bienfaisants n'étaient pas autre chose que les
+croyances des hommes.
+
+Tel a été le mode d'enfantement de l'État chez
+les anciens; cette étude était nécessaire pour nous
+rendre compte tout à l'heure de la nature et des
+institutions de la cité. Mais il faut faire ici une réserve.
+Si les premières cités se sont formées par la
+confédération de petites sociétés constituées antérieurement,
+ce n'est pas à dire que toutes les cités à
+nous connues aient été formées de la même manière.
+L'organisation municipale une fois trouvée, il n'était
+pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on
+recommençât la même route longue et difficile. Il
+put même arriver assez souvent que l'on suivît l'ordre
+inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville déjà
+constituée, en alla fonder une autre, il n'emmena
+d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses
+concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres
+hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient
+même appartenir à des races diverses. Mais ce chef
+ne manqua jamais de constituer le nouvel État à
+l'image de celui qu'il venait de quitter. En conséquence,
+il partagea son peuple en tribus et en phratries.
+Chacune de ces petites associations eut un
+autel, des sacrifices, des fêtes; chacune imagina
+même un ancien héros qu'elle honora d'un culte, et
+duquel elle vint à la longue à se croire issue.
+
+Souvent encore il arriva que les hommes d'un
+certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit
+que l'organisation sociale n'eût pas réussi à s'établir,
+comme en Arcadie, soit qu'elle eût été corrompue
+et dissoute par des révolutions trop brusques, comme
+à Cyrène et à Thurii. Si un législateur entreprenait
+de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait
+jamais de commencer par les répartir en tribus et
+en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type
+de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres
+il instituait un héros éponyme, il établissait des sacrifices,
+il inaugurait des traditions. C'était toujours
+par là que l'on commençait, si l'on voulait fonder
+une société régulière. [12] Ainsi fait Platon lui-même
+lorsqu'il imagine une cité modèle.
+
+
+NOTES
+
+[1] Homère, _Iliade_, II, 362. Varron, _De ling. lat._, V, 89. Isée, II,
+42.
+
+[2] Aulu-Gelle, XV, 27.
+
+[3] Démosthènes, _in Eubul._ Isée, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., _in
+Demosth._, p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, _De republ._
+
+[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thésée, 24; _ibid._, 13.
+
+[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18.
+
+[6] Plutarque, _Thésée_, 18.
+
+[7] Id., _ibid._, 14. Pollux, VI, 105. Étienne de Byzance, [Grec:
+echelidai].
+
+[8] Philochore cité par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111.
+
+[9] Pausanias, I, 38.
+
+[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, _Thésée_, 24. Pausanias, I, 26; VIII,
+2.
+
+[11] Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées
+locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire,
+il est certain qu'il n'y réussit pas; car longtemps après lui nous
+trouvons
+encore les cultes locaux, les assemblées, les _rois de tribus_. Boeckh,
+_Corp, inscr._, 82, 85. Démosthènes, _in Theocrinem_. Pollux, VIII, III.
+-- Nous laissons de côté la légende d'Ion, à laquelle plusieurs historiens
+modernes nous semblent avoir donné trop d'importance en la présentant
+comme
+le symptôme d'une invasion étrangère dans l'Attique. Cette invasion n'est
+indiquée par aucune tradition. Si l'Attique eût été conquise par ces
+Ioniens du Péloponèse, il n'est pas probable que les Athéniens eussent
+conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d'Érechthéides, et
+qu'ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d'Ioniens
+(Hérodote, I, 143). A ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui
+ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore
+répondre que la plupart des grandes familles d'Athènes remontent à une
+époque bien antérieure à celle où l'on place l'arrivée d'Ion dans
+l'Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour
+la plupart? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race
+hellénique; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l'Attique
+s'appelait _Ionia_ et _Ias_. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du
+héros légendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment
+antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui
+d'Hellènes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et
+de présenter cette classe d'hommes comme une population conquérante qui
+eût
+opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur
+aucun témoignage ancien.
+
+[12] Hérodote, IV, 161. Cf. Platon, _Lois_, V, 738; VI, 771.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+LA VILLE.
+
+
+Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité
+était l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la
+ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le sanctuaire de
+cette association.
+
+Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée que nous donnent
+celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit quelques maisons,
+c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroît, c'est
+une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fossé et
+d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas à la
+longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des
+constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entière en un
+jour.
+
+Mais il fallait que la cité fût constituée d'abord, et c'était l'oeuvre la
+plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles,
+les phratries et les tribus étaient convenues de s'unir et d'avoir un même
+culte, aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte
+commun. Aussi la fondation d'une ville était-elle toujours un acte
+religieux.
+
+Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même, en dépit de la
+vogue d'incrédulité qui s'attache à cette ancienne histoire. On a bien
+souvent répété que Romulus était un chef d'aventuriers, qu'il s'était fait
+un peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces
+hommes ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes pour y
+enfermer leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les faits
+d'une tout autre façon; et il nous semble que, si l'on veut connaître
+l'antiquité, la première règle doit être de s'appuyer sur les témoignages
+qui nous viennent d'elle. Ces écrivains parlent à la vérité d'un asile,
+c'est-à-dire d'un enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se
+présentèrent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de
+villes lui avaient donné. Mais cet asile n'était pas la ville; il ne fut
+même ouvert qu'après que la ville avait été fondée et complètement bâtie.
+C'était un appendice ajouté à Rome; ce n'était pas Rome. Il ne faisait
+même pas partie de la ville de Romulus; car il était situé au pied du mont
+Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe
+de bien distinguer le double élément de la population romaine. Dans
+l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les
+hommes venus d'Albe, c'est-à-dire les hommes déjà organisés en société,
+distribués en _gentes_ et en curies, ayant des cultes domestiques et des
+lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes
+se bâtissent au hasard et sans règles; sur le Palatin s'élève une ville
+religieuse et sainte.
+
+Sur la manière dont cette ville fut fondée, l'antiquité abonde en
+renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait
+chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans
+les _Fastes_ d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulsé
+les vieilles annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout
+nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius
+Flaccus que Festus nous a en partie conservé, tous les deux fort instruits
+des antiquités romaines, amis de la vérité, nullement crédules, et
+connaissant assez bien les règles de la critique historique. Tous ces
+écrivains nous ont transmis le souvenir de la cérémonie religieuse qui
+avait marqué la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de
+rejeter un tel nombre de témoignages.
+
+Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous
+étonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces
+faits qui s'éloignent beaucoup des idées modernes, s'accordent
+parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privée
+une religion qui réglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette
+religion les avait constitués en société; qu'y a-t-il d'étonnant après
+cela que la fondation d'une ville ait été aussi un acte sacré et que
+Romulus lui-même ait dû accomplir des rites qui étaient observés partout?
+
+Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville
+nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinée du
+peuple dépend, est toujours laissé à la décision des dieux. Si Romulus eût
+été Grec, il aurait consulté l'oracle de Delphes; Samnite, il eût suivi
+l'animal sacré, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Étrusques,
+initié à la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui révéler leur
+volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui désignent le Palatin.
+
+Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses
+compagnons sont rangés autour de lui; ils allument un feu de broussailles,
+et chacun saute à travers la flamme légère. [2] L'explication de ce rite
+est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur;
+or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en
+sautant à travers la flamme sacrée.
+
+Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au grand acte de la
+fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette
+une motte de terre qu'il a apportée de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de
+ses compagnons, s'approchant à son tour, jette comme lui un peu de terre
+qu'il a apporté du pays d'où il vient. Ce rite est remarquable, et il nous
+révèle chez ces hommes une pensée qu'il importe de signaler. Avant de
+venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes
+voisines. Là était leur foyer: c'est là que leurs pères avaient vécu et
+étaient ensevelis. Or la religion défendait de quitter la terre où le
+foyer avait été fixé et ou les ancêtres divins reposaient. Il avait donc
+fallu, pour se dégager de toute impiété, que chacun de ces hommes usât
+d'une fiction, et qu'il emportât avec lui, sous le symbole d'une motte de
+terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis et auquel leurs
+mânes étaient attachés. L'homme ne pouvait se déplacer qu'en emmenant avec
+lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu'il
+pût dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée: Ceci est
+encore la terre de mes pères, _terra patrum, patria_; ici est ma patrie,
+car ici sont les mânes de ma famille.
+
+La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre, s'appelait _mundus_;
+or ce mot désignait dans l'ancienne langue la région des mânes. [4] De
+cette même place, suivant la tradition, les âmes des morts s'échappaient
+trois fois par an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons-
+nous pas encore dans cette tradition la véritable pensée de ces anciens
+hommes? En déposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne
+patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces
+âmes réunies là devaient recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs
+descendants. Romulus à cette même place posa un autel et y alluma du feu.
+Ce fut le foyer de la cité. [5]
+
+Autour de ce foyer doit s'élever la ville, comme la maison s'élève autour
+du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici
+encore les moindres détails sont fixés par un rituel. Le fondateur doit se
+servir d'un soc de cuivre; sa charrue est traînée par un taureau blanc et
+une vache blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume sacerdotal,
+tient lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant des
+prières. Ses compagnons marchent derrière lui en observant un silence
+religieux, A mesure que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette
+soigneusement à l'intérieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de
+cette terre sacrée ne soit du côté de l'étranger. [6]
+
+Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni étranger ni
+citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est
+un acte d'impiété; la tradition romaine disait que le frère du fondateur
+avait commis ce sacrilège et l'avait payé de sa vie. [7]
+
+Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est
+interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a soulevé et porté
+le soc; ces intervalles s'appellent _portae_; ce sont les portes de la
+ville.
+
+Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s'élèvent ensuite les murailles;
+elles sont sacrées aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, même pour les
+réparer, sans la permission des pontifes. Des deux côtés de cette
+muraille, un espace de quelques pas est donné à la religion; on l'appelle
+_pomoerium_; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y
+élever aucune construction.
+
+Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la cérémonie de la
+fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en
+conserver jusqu'aux écrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette
+cérémonie était rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une fête
+anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été
+célébrée dans toute l'antiquité, d'année en année, et le peuple romain la
+célèbre encore aujourd'hui à la même date qu'autrefois, le 21 avril; tant
+les hommes, à travers leurs incessantes transformations, restent fidèles
+aux vieux usages!
+
+On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient été
+imaginés pour la première fois par Romulus. Il est certain, au contraire,
+que beaucoup de villes avant Rome avaient été fondées de la même manière.
+Varron dit que ces rites étaient communs au Latium et à l'Étrurie. Caton
+l'Ancien qui, pour écrire son livre des _Origines_, avait consulté les
+annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues
+étaient pratiqués par tous les fondateurs de villes. Les Étrusques
+possédaient des livres liturgiques où était consigné le rituel complet de
+ces cérémonies. [11]
+
+Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville
+devait être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils voulaient en
+fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Hérodote signale
+comme un acte d'impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé bâtir
+une ville « sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des
+cérémonies prescrites », et le pieux historien n'est pas surpris qu'une
+ville ainsi construite en dépit des règles n'ait duré que trois ans. [13]
+Thucydide, rappelant le jour où Sparte fut fondée, mentionne les chants
+pieux et les sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les
+Athéniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une
+colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comédie
+d'Aristophane un tableau assez exact de la cérémonie qui était usitée en
+pareil cas. Lorsque le poète représentait la plaisante fondation de la
+ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui étaient
+observées dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la
+scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poëte qui
+chantait des hymnes, et un devin qui récitait des oracles.
+
+Pausanias parcourait la Grèce vers le temps d'Adrien. Arrivé en Messénie,
+il se fit raconter par les prêtres la fondation de la ville de Messène, et
+il nous a transmis leur récit. [15] L'événement n'était pas très-ancien;
+il avait eu lieu au temps d'Épaminondas. Trois siècles auparavant les
+Messéniens avaient été chassés de leur pays, et depuis ce temps-là ils
+avaient vécu dispersés parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant
+avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thébains
+voulaient les ramener dans le Péloponèse, pour attacher un ennemi aux
+flancs de Sparte; mais le plus difficile était de décider les Messéniens.
+Épaminondas, qui avait affaire à des hommes superstitieux, crut devoir
+mettre en circulation un oracle prédisant à ce peuple le retour dans son
+ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attestèrent que les dieux
+nationaux des Messéniens, qui les avaient trahis à l'époque de la
+conquête, leur étaient redevenus favorables. Ce peuple timide se décida
+alors à rentrer dans le Péloponèse à la suite d'une armée thébaine. Mais
+il s'agissait de savoir où la ville serait bâtie, car d'aller réoccuper
+les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient été
+souillées par la conquête. Pour choisir la place où l'on s'établirait, on
+n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car
+la Pythie était alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient
+d'autres moyens de révéler leur volonté; un prêtre messénien eut un songe
+où l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se
+fixer sur le mont Ithôme, et qu'il invitait le peuple à l'y suivre.
+L'emplacement de la ville nouvelle étant ainsi indiqué, il restait encore
+à savoir les rites qui étaient nécessaires pour la fondation; mais les
+Messéniens les avaient oubliés; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter
+ceux des Thébains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment bâtir
+la ville. Un songe vint fort à propos à un autre Messénien: les dieux lui
+ordonnaient de se transporter sur le mont Ithôme, d'y chercher un if qui
+se trouvait auprès d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il
+obéit; il découvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'étain, sur
+lesquelles se trouvait gravé le rituel complet de la cérémonie sacrée. Les
+prêtres en prirent aussitôt copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On
+ne manqua pas de croire que l'urne avait été déposée là par un ancien roi
+des Messéniens avant la conquête du pays.
+
+Dès qu'on fut en possession du rituel, la fondation commença. Les prêtres
+offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la
+Messénie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithôme, les anciens héros, les
+ancêtres connus et vénérés. Tous ces protecteurs du pays l'avaient
+apparemment quitté, suivant les croyances des anciens, le jour où l'ennemi
+s'en était rendu maître; on les conjura d'y revenir. On prononça des
+formules qui devaient avoir pour effet de les déterminer à habiter la
+ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'était là l'important; fixer
+les dieux avec eux était ce que ces hommes avaient le plus à coeur, et
+l'on peut croire que la cérémonie religieuse n'avait pas d'autre but. De
+même que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y
+déposer les mânes de leurs ancêtres, ainsi les contemporains d'Épaminondas
+appelaient à eux leurs héros, leurs ancêtres divins, les dieux du pays.
+Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol
+qu'ils allaient eux-mêmes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils
+allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: « Venez avec nous, ô Êtres
+divins, et habitez en commun avec nous cette ville. » Une première journée
+fut employée à ces sacrifices et à ces prières. Le lendemain on traça
+l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux.
+
+On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y
+avait aucune ville, si antique qu'elle pût être, qui ne prétendît savoir
+le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne
+pouvait pas perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui avait marqué sa
+naissance; car chaque année elle en célébrait l'anniversaire par un
+sacrifice. Athènes, aussi bien que Rome, fêtait son jour natal.
+
+Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants s'établissaient dans
+une ville déjà bâtie. Ils n'avaient pas de maisons à construire, car rien
+ne s'opposait à ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient
+à accomplir la cérémonie de la fondation, c'est-à-dire à poser leur propre
+foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est
+pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Hérodote que les Doriens
+fondèrent Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples
+eussent trouvé ces villes toutes bâties et déjà fort anciennes.
+
+Ces usages nous disent clairement ce que c'était qu'une ville dans la
+pensée des anciens. Entourée d'une enceinte sacrée, et s'étendant autour
+d'un autel, elle était le domicile religieux qui recevait les dieux et les
+hommes de la cité. Tite-Live disait de Rome: « Il n'y a pas une place dans
+cette ville qui ne soit imprégnée de religion et qui ne soit occupée par
+quelque divinité... Les dieux l'habitent. » Ce que Tite-Live disait de
+Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait
+été fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte des dieux
+protecteurs qui s'étaient comme implantés dans son sol et ne devaient plus
+le quitter. Toute ville était un sanctuaire; toute ville pouvait être
+appelée sainte. [16]
+
+Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville, le peuple ne
+devait pas non plus quitter l'endroit où ses dieux étaient fixés. Il y
+avait à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat entre les
+dieux et les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que Rome,
+dévastée par les Gaulois, n'était plus qu'un monceau de ruines, qu'à cinq
+lieues de là il existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien
+située et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la
+conquête; qu'il fallait donc laisser là Rome détruite et se transporter à
+Veii. Mais le pieux Camille leur répondit: « Notre ville a été fondée
+religieusement; les dieux mêmes en ont marqué la place et s'y sont établis
+avec nos pères. Toute ruinée qu'elle est, elle est encore la demeure de
+nos dieux nationaux. » Les Romains restèrent à Rome.
+
+Quelque chose de sacré et de divin s'attachait naturellement à ces villes
+que les dieux avaient élevées [17] et qu'ils continuaient à remplir de
+leur présence. On sait que les traditions romaines promettaient à Rome
+l'éternité. Chaque ville avait des traditions semblables. On bâtissait
+toutes les villes pour être éternelles.
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _De divin._, I, 17. Plutarque, _Camille_, 32. Pline, XIV, 2;
+XVIII, 12.
+
+[2] Denys, I, 88.
+
+[3] Plutarque, _Romulus_, 11. Dion Cassius, _Fragm._, 12. Ovide, _Fast._,
+IV, 821. Festus, v° _Quadrata_.
+
+[4] Festus, V° _Mundus_. Servius, _ad Aen._, III, 134. Plutarque,
+_Romulus_, 11.
+
+[5] Ovide, _ibid._ Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois
+villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le
+foyer commun ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les
+trois collines.
+
+[6] Plutarque, _Romulus_, 11. Ovide, _ibid._ Varron, _De ling. lat._, V,
+143. Festus, v° _Primigenius_; v° _Urvat._ Virgile, V, 755.
+
+[7] Voy. Plutarque, _Quest. rom._, 27.
+
+[8] Caton, dans Servius, V, 755.
+
+[9] Cicéron, _De nat. deor._, III, 40. _Digeste_, 8, 8. Gaius, II, 8.
+
+[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14.
+
+[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, _L. L._, V, 143. Festus, V°
+_Rituales._
+
+[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athénée, VIII, 62.
+
+[13] Hérodote, V, 42.
+
+[14] Thucydide, V, 16; III, 24.
+
+[15] Pausanias, IV, 27.
+
+[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, _Chev._, 1319),
+[Grec: Lakedaimoni diae] (Théognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit
+Théognis en parlant de Mégare.
+
+[17] _Neptunia Troja_, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Théognis, 755
+(Welcker).
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+LE CULTE DU FONDATEUR; LA LÉGENDE D'ÉNÉE.
+
+
+Le fondateur était l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel
+une ville ne pouvait pas être. C'était lui qui posait le foyer où devait
+brûler éternellement le feu sacré; c'était lui qui par ses prières et ses
+rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville
+nouvelle.
+
+On conçoit le respect qui devait s'attacher à cet homme sacré. De son
+vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le père de la
+cité; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui
+se succédaient; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour
+la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du
+foyer qu'il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la
+ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient
+renouvelés chaque année sur son tombeau. [1]
+
+Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu'il avait un temple et des
+prêtres. Les sénateurs purent bien l'égorger, mais non pas le priver du
+culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même
+celui qui l'avait fondée. Cécrops et Thésée que l'on regardait comme ayant
+été successivement fondateurs d'Athènes, y avaient des temples. Abdère
+faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à
+Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon.
+Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la
+Chersonèse de Thrace; cette colonie lui institua un culte après sa mort,
+« suivant l'usage ordinaire ». Hiéron de Syracuse, ayant fondé la ville
+d'Aetna, y jouit dans la suite « du culte des fondateurs ». [2]
+
+Il n'y avait rien qui fût plus à coeur à une ville que le souvenir de sa
+fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère,
+chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et
+les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient
+pas sortir de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils
+étaient rappelés chaque, année dans les cérémonies sacrées.
+
+On a conservé le souvenir d'un grand nombre de poëmes grecs qui avaient
+pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chanté celle de
+Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de
+Milet; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le
+même sujet des poëmes ou des histoires. Peut-être n'y avait-il pas une
+seule ville qui ne possédât son poëme ou au moins son hymne sur l'acte
+sacré qui lui avait donné naissance.
+
+Parmi tous ces anciens poëmes, qui avaient pour objet la fondation sainte
+d'une ville, il en est un qui n'a pas péri, parce que si son sujet le
+rendait cher à une cité, ses beautés l'ont rendu précieux pour tous les
+peuples et tous les siècles. On sait qu'Énée avait fondé Lavinium, d'où
+étaient issus les Albains et les Romains, et qu'il était par conséquent
+regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s'était établi sur lui un
+ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve déjà consignés dans
+les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile
+s'empara de ce sujet, et écrivit le poëme national de la cité romaine.
+
+C'est l'arrivée d'Énée, ou plutôt c'est le transport des dieux de Troie en
+Italie qui est le sujet de l'_Enéide_. Le poëte chante cet homme qui
+traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le
+Latium,
+
+ dum conderet urbem
+ Inferretque Deos Latio.
+
+Il ne faut pas juger l'_Enéide_ avec nos idées modernes. On se plaint
+souvent de ne pas trouver dans Énée l'audace, l'élan, la passion. On se
+fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s'étonne de
+voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux,
+invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il
+s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes
+les mers, et verser des larmes à la vue d'un danger. On ne manque guère
+non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tenté de dire
+avec la malheureuse reine:
+
+ Nullis ille movetur
+ Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit.
+
+C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un héros de roman. Le
+poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l'homme
+sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la
+cité,
+
+ Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Pénates
+ Classe veho mecum.
+
+Sa qualité dominante doit être la piété, et l'épithète que le poëte lui
+applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa
+vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non
+un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des
+passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond
+de son coeur,
+
+ Multa gemens multoque animum labefactus amore,
+ Jussa tamen Divum insequitur.
+
+Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand prêtre, que le
+peuple « vénérait à l'égal d'un dieu », et que Jupiter préférait à Hector.
+Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la
+nuit qui a consommé la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe.
+« Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle
+ville. » Et en même temps il lui a remis les choses saintes, les
+statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'éteindre. Ce
+songe n'est pas un ornement placé là par la fantaisie du poëte. Il est, au
+contraire, le fondement sur lequel repose le poëme tout entier; car c'est
+par lui qu'Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité et que sa
+mission sainte lui a été révélée.
+
+La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne; grâce à Énée, le
+foyer n'est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les
+dieux fuient avec Énée; ils parcourent les mers et cherchent une contrée
+où il leur soit donné de s'arrêter,
+
+ Considere Teucros
+ Errantesque Deos agitataque numina Trojae.
+
+Énée cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux
+paternels,
+
+ Dis sedem exiguam patriis.
+
+Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera
+liée pour toujours, ne dépend pas des hommes; il appartient aux dieux.
+Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui-
+même sa route et son but; il se laisse diriger par la divinité:
+
+ Italiam non sponte sequor.
+
+Il voudrait s'arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec
+Didon; _fata obstant_. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son
+amour, vient toujours se placer l'arrêt des dieux, la parole révélée,
+_fata_.
+
+Il ne faut pas s'y tromper: le vrai héros du poëme n'est pas Énée; ce sont
+les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome.
+Le sujet de l'_Enéide_, c'est la lutte des dieux romains contre une
+divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter,
+
+ Tantae mons erat romanam condere gentem!
+
+Peu s'en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme
+ne les enchaîne. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marqué,
+
+ Fata viam inveniunt.
+
+Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l'intérêt des Romains. Dans ce
+poëme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs
+institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité
+romaine n'existerait pas. [3]
+
+
+NOTES
+
+[1] Pindare, _Pyth._, V, 129; _Olymp._, VII, 145. Cicéron, _De nat.
+deor._, III, 19. Catulle, VII, 6.
+
+[2] Hérodote, I, 168; VI, 38. Pindare, _Pyth._, IV. Thucydide, V, 11.
+Strabon, XIV, 1. Plutarque, _Quest. gr._, 20. Pausanias, I, 34; III, 1.
+Diodore, XI, 78.
+
+[3] Nous n'avons pas à examiner ici si la légende d'Énée répond à un fait
+réel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les
+anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se
+faisaient du _penatiger_, et pour nous c'est là l'important. Ajoutons que
+plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en
+Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient
+un culte.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LES DIEUX DE LA CITÉ.
+
+
+Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien
+de toute société, c'était un culte. De même qu'un autel domestique tenait
+groupés autour de lui les membres d'une famille, de même la cité était la
+réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux protecteurs et qui
+accomplissaient l'acte religieux au même autel.
+
+Cet autel de la cité était renfermé dans l'enceinte d'un bâtiment que les
+Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient temple de Vesta.
+[1]
+
+Il n'y avait rien de plus sacré dans une ville que cet autel, sur lequel
+le feu sacré était toujours entretenu. Il est vrai que cette grande
+vénération s'affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que l'imagination
+grecque se laissa entraîner du côté des plus beaux temples, des plus
+riches légendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit
+jamais à Rome. Les Romains ne cessèrent pas d'être convaincus que le
+destin de la cité était attaché à ce foyer qui représentait leurs dieux.
+Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur
+sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait
+abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait
+le feu s'éteindre ou souillait le culte en manquant à son devoir de
+chasteté, la ville qui se croyait alors menacée de perdre ses dieux, se
+vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive.
+
+Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un incendie des
+maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son
+avenir en péril. Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de
+rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitôt ses
+accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors à
+Rome. Ce n'était pas qu'il eût aucune preuve contre eux, mais il faisait
+ce raisonnement: « Un incendie a menacé notre foyer; cet incendie qui
+devait briser notre grandeur et arrêter nos destinées, n'a pu être allumé
+que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus
+acharnés que les habitants de Capoue, cette ville qui est présentement
+l'alliée d'Annibal et qui aspire à être à notre place la capitale de
+l'Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui ont voulu détruire notre temple
+de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce garant de notre grandeur
+future. » [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idées religieuses,
+croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sûr
+de la vaincre que de détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des
+anciens; le foyer public était le sanctuaire de la cité; c'était ce qui
+l'avait fait naître et ce qui la conservait.
+
+De même que le culte du foyer domestique était secret et que la famille
+seule avait droit d'y prendre part, de même le culte du foyer public était
+caché aux étrangers. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait assister au
+sacrifice. Le seul regard de l'étranger souillait l'acte religieux. [3]
+
+Chaque cité avait des dieux qui n'appartenaient qu'à elle. Ces dieux
+étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des
+familles. On les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros; [4] sous
+tous ces noms, c'étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car
+nous avons vu que, dans la race indo-européenne, l'homme avait eu d'abord
+le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces
+Génies ou ces Héros étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple.
+[5] Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son
+territoire, et comme, d'après les croyances que nous avons montrées plus
+haut, l'âme ne quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins
+étaient attachés au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de
+leurs tombeaux ils veillaient sur la cité; ils protégeaient le pays, et
+ils en étaient en quelque sorte les chefs et les maîtres. Cette expression
+de chefs du pays, appliquée aux morts, se trouve dans un oracle adressé
+par la Pythie à Solon: « Honore d'un culte les chefs du pays, les morts
+qui habitent sous terre. » [6] Ces opinions venaient de la très-grande
+puissance que les antiques générations avaient attribuée à l'âme humaine
+après la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service à la cité,
+depuis celui qui l'avait fondée jusqu'à celui qui lui avait donné une
+victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu pour cette cité. Il
+n'était même pas nécessaire d'avoir été un grand homme ou un bienfaiteur;
+il suffisait d'avoir frappé vivement l'imagination de ses contemporains et
+de s'être rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un héros,
+c'est-à-dire, un mort puissant dont la protection fût à désirer et la
+colère à craindre. Les Thébains continuèrent pendant dix siècles à offrir
+des sacrifices à Étéocle et à Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient
+un culte à un Perse qui était mort chez eux pendant l'expédition de
+Xerxès. Hippolyte était vénéré comme dieu à Trézène. Pyrrhus, fils
+d'Achille, était un dieu à Delphes, uniquement parce qu'il y était mort et
+y était enterré. Crotone rendait un culte à un héros par le seul motif
+qu'il avait été de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athènes
+adorait comme un de ses protecteurs Eurysthée, qui était pourtant un
+Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il
+fait paraître sur la scène Eurysthée, près de mourir et lui fait dire aux
+Athéniens: « Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et
+dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hôte protecteur. »
+[8] Toute la tragédie d'_Édipe à Colone_ repose sur ces croyances: Athènes
+et Thèbes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir
+un dieu.
+
+C'était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu
+marquants. [9] Mantinée parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thèbes
+de ceux de Géryon, Messène de ceux d'Aristomène. [10] Pour se procurer ces
+reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote raconte par
+quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d'Oreste. [11]
+Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l'âme du héros,
+donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu'Athènes eut
+acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer
+des ossements de Thésée qui avait été enterré dans l'île de Scyros, et de
+leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux
+protecteurs.
+
+Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d'une autre
+espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la
+nature avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces créations de
+l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de divinités
+domestiques ou locales. On ne conçut pas d'abord ces dieux comme veillant
+sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en
+propre à une famille ou à une cité.
+
+Ainsi il était d'usage que chaque cité, sans compter ses héros, eût encore
+un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu'elle avait associée à
+ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en Grèce et en
+Italie une foule de divinités _poliades_. Chaque ville avait ses dieux qui
+l'habitaient. [12]
+
+Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés; c'est par hasard qu'on
+a conservé le souvenir du dieu Satrapès, qui appartenait à la ville
+d'Élis, de la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Aegium, de
+Britomartis en Crète, de Hyblaea à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra,
+Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils
+étaient souvent appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux
+villes donnaient à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure
+qu'elles adoraient le même dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y
+en avait une à Sparte; c'étaient deux déesses. Un grand nombre de cités
+avaient un Jupiter pour divinité poliade. C'étaient autant de Jupiters
+qu'il y avait de villes. Dans la légende de la guerre de Troie on voit une
+Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre
+Pallas qui reçoit un culte et qui protége ses adorateurs. [13] Dira-t-on
+que c'était la même divinité qui figurait dans les deux armées? Non
+certes; car les anciens n'attribuaient pas à leurs dieux le don
+d'ubiquité. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Héra
+poliade; ce n'était pas la même déesse, car elle était représentée dans
+les deux villes avec des attributs bien différents. II y avait à Rome une
+Junon; à cinq lieues de là, la ville de Veii en avait une autre; c'était
+si peu la même divinité, que nous voyons le dictateur Camille, assiégeant
+Veii, s'adresser à la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la
+ville étrusque et de passer dans son camp. Maître de la ville, il prend la
+statue, bien persuadé qu'il prend en même temps une déesse, et il la
+transporte dévotement à Rome. Rome eut dès lors deux Junons protectrices.
+Même histoire, quelques années après, pour un Jupiter, qu'un autre
+dictateur apporta de Préneste, alors que Rome en avait déjà trois ou
+quatre chez elle. [14]
+
+La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu'elle
+protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu'elle fût adorée par eux.
+La plupart du temps un temple n'était accessible qu'aux citoyens. Les
+Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Héra d'Argos.
+Pour pénétrer dans celui de l'Athéné d'Athènes, il fallait être Athénien.
+[15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas
+entrer dans le temple d'une troisième Junon qu'il y avait dans la petite
+ville de Lanuvium. [16]
+
+Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu
+comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs
+innombrables dieux avait son petit domaine; à l'un une famille, à l'autre
+une tribu, à celui-ci une cité: c'était là le monde qui suffisait à la
+providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques
+philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Eleusis ont pu le faire
+entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a
+jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme
+une force qui le protégeait personnellement, et chaque homme ou chaque
+groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les
+descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints
+avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu; chacun d'eux veut
+avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence spéciale.
+A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant
+celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'à côté; il n'est pas rare
+de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour
+les mérites de leurs deux madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui,
+et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines
+classes. C'était la règle chez les anciens.
+
+Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait d'aucune autorité
+étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n'y avait nul lien, nulle
+communication, nul échange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait
+d'une ville à une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes,
+d'autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux
+d'une ville ne ressemblaient pas à ceux d'une autre. Chaque cité avait son
+recueil de prières et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eût
+cru compromettre sa religion et sa destinée si elle l'eût laissé voir aux
+étrangers. Ainsi, la religion était toute locale, toute civile, à prendre
+ce mot dans le sens ancien, c'est-à-dire spéciale à chaque cité. [17]
+
+En général, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait
+et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragédie
+d'Eschyle, un étranger dit aux Argiennes: « Je ne crains pas les dieux de
+votre pays, et je ne leur dois rien. » [18]
+
+Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le
+danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait à
+eux d'une défaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de
+défenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'à renverser leurs
+autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19]
+
+Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont
+ils recevaient un culte, et cela était bien naturel; ces dieux étaient
+avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville.
+S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hécatombes, il
+fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cité. [20] Voyez dans
+Virgile comme Junon « fait effort et travaille » pour que sa Carthage
+obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de
+Virgile, avait à coeur la grandeur de sa cité. Ces dieux avaient mêmes
+intérêts que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils
+marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage
+qui dit, à l'approche d'une bataille: « Les dieux qui combattent avec nous
+valent bien ceux qui sont du côté de nos ennemis. » [21] Jamais les
+Éginètes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de
+leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes
+leurs expéditions les Tyndarides. [22] Dans la mêlée, les dieux et les
+citoyens se soutenaient réciproquement, et quand on était vainqueur, c'est
+que tous avaient fait leur devoir.
+
+Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec
+elle. [23] Si une ville était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs.
+
+Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient incertaines et
+variaient. Beaucoup étaient persuadés qu'une ville ne pouvait jamais être
+prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsque Énée voit les Grecs maîtres
+de Troie, il s'écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant
+leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thébaines
+exprime la même croyance lorsque, à l'approche de l'ennemi, il conjure les
+dieux de ne pas quitter la ville. [24]
+
+En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire
+sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule
+qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservée: « Toi,
+ô très-grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je
+t'adore, je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce peuple, de
+quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux, de venir
+à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux
+sacrés te soient plus agréables et plus chers; prends-nous sous ta garde.
+Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. » [25] Or les
+anciens étaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces
+et puissantes, que si on les prononçait exactement et sans y changer un
+seul mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le
+dieu, ainsi appelé, passait donc à l'ennemi, et la ville était prise.
+
+On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages analogues. Encore au
+temps de Thucydide, lorsqu'on assiégeait une ville, on ne manquait pas
+d'adresser une invocation à ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fût
+prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu,
+les Grecs préféraient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît
+la légende d'Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. A une autre époque,
+les Éginètes, voulant faire la guerre à Épidaure, commencèrent par enlever
+deux statues protectrices de cette ville, et les transportèrent chez eux.
+[27]
+
+Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes;
+mais l'entreprise était hasardeuse, car Égine avait un héros protecteur
+d'une grande puissance et d'une singulière fidélité; c'était Éacus. Les
+Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à trente années
+l'exécution de leur dessein; en même temps ils élevèrent dans leur pays
+une chapelle à ce même Éacus, et lui vouèrent un culte. Ils étaient
+persuadés que si ce culte était continué sans interruption durant trente
+ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il
+leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si
+longtemps de grasses victimes, sans devenir l'obligé de ceux qui les lui
+offraient. Éacus serait donc à la fin forcé d'abandonner les intérêts des
+Éginètes, et de donner la victoire aux Athéniens. [28]
+
+Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athènes fût
+maîtresse de la petite île de Salamine, qui appartenait alors aux
+Mégariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui répondit: « Si tu veux
+conquérir l'île, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des héros qui la
+protègent et qui l'habitent. » Solon obéit; au nom d'Athènes il offrit des
+sacrifices aux deux principaux héros salaminiens. Ces héros ne résistèrent
+pas aux dons qu'on leur faisait; ils passèrent du côté d'Athènes, et
+l'île, privée de protecteurs, fut conquise. [29]
+
+En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à s'emparer des
+divinités de la ville, les assiégés, de leur côté, les retenaient de leur
+mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaînes pour l'empêcher
+de déserter. D'autres fois on le cachait à tous les regards pour que
+l'ennemi ne pût pas le trouver, Ou bien encore on opposait à la formule
+par laquelle l'ennemi essayait de débaucher le dieu, une autre formule qui
+avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imaginé un moyen qui
+leur semblait plus sûr: ils tenaient secret le nom du principal et du plus
+puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis
+ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de
+leur côté et que leur ville ne serait jamais prise.
+
+On voit par là quelle singulière idée les anciens se faisaient des dieux.
+Ils furent très-longtemps sans concevoir la Divinité comme une puissance
+suprême. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cité sa
+religion nationale. Une ville était comme une petite Église complète, qui
+avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien
+grossières; mais elles ont été celles du peuple le plus spirituel de ces
+temps-là, et elles ont exercé sur ce peuple et sur le peuple romain une si
+forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs
+institutions et de leur histoire est venue de là.
+
+
+NOTES
+
+[1] Le prytanée contenait le foyer commun de la cité: Denys
+d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, _Ném._, XI.
+Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute ville
+grecque: Hérodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, _G.
+de Mithr._, 23; _G. puniq._, 84. Diodore, XX, 101. Cicéron, _De signis_,
+53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athénée, I, 58; X,
+24. Boeckh, _Corp. inscr._, 1193. -- A Rome, le temple de Vesta n'était
+pas autre chose qu'un foyer: Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12. Ovide,
+_Fast._, VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31.
+
+[2] Tite-Live, XXVI, 27.
+
+[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, _G. civ._, I, 54.
+
+[4] Ovide, _Fast_., II, 616.
+
+[5] Plutarque, _Aristide_, 11.
+
+[6] Plutarque, _Solon_, 9.
+
+[7] Pausanias, IX, 18. Hérodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X,
+23. Pindare, _Ném._, 65 et suiv. Hérodote, V, 47.
+
+[8] Euripide, _Héracl._, 1032.
+
+[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, _Trin_., II, 2, 14.
+
+[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9.
+
+[11] Hérodote, I, 68.
+
+[12] Hérodote, V, 82. Sophocle, _Phil_., 134. Thucydide, II, 71. Euripide,
+_Électre_, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, _Oiseaux_,
+828; _Chev._, 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14.
+
+[13] Homère, _Iliade_, VI, 88.
+
+[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29.
+
+[15] Hérodote, VI, 81; V, 72.
+
+[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquête. Tite-Live, VIII, 14.
+
+[17] Il n'existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de
+confédérations; nous en parlerons ailleurs.
+
+[18] Eschyle, _Suppl._, 858.
+
+[19] Suétone, _Calig._, 5; Sénèque, _De vita beata_, 36.
+
+[20] Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Théognis, 759.
+
+[21] Euripide, _Héracl._, 347.
+
+[22] Hérodote, V, 65; V, 80.
+
+[23] Virgile, _En._, I, 68.
+
+[24] Eschyle, _Sept chefs_, 202.
+
+[25] Macrobe, III, 9.
+
+[26] Thucydide, II, 74.
+
+[27] Hérodote, V, 83.
+
+[28] Hérodote, V, 89.
+
+[29] Plutarque, _Solon_, 9.
+
+[30] Macrobe, III.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+LA RELIGION DE LA CITÉ.
+
+
+_1° Les repas publics._
+
+On a vu plus haut que la principale cérémonie du culte domestique était un
+repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture préparée sur un
+autel, telle fut, suivant toute apparence, la première forme que l'homme
+ait donnée à l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la
+divinité fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui
+donnait sa part.
+
+La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette
+nature; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en
+l'honneur des divinités protectrices. L'usage de ces repas publics était
+universel en Grèce; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur
+accomplissement. [1]
+
+L'Odyssée nous donne la description d'un de ces repas sacrés; neuf longues
+tables sont dressées pour le peuple de Pylos; à chacune d'elles cinq cents
+citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l'honneur
+des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et
+finit par des libations et des prières. [2] L'antique usage des repas en
+commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions athéniennes; on
+racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à Athènes au
+moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait l'acte
+sacré. [3]
+
+Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait
+ordinairement une idée qui n'est pas conforme à la vérité. On se figure
+les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie
+privée n'eût pas été connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des
+textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur
+maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux
+fois par mois, sans compter les jours de fête. C'étaient des actes
+religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos
+et dans toute la Grèce. [5]
+
+Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne
+pouvaient guère avoir lieu qu'aux fêtes solennelles, la religion
+prescrivait qu'il y eût chaque jour un repas sacré. A cet effet, quelques
+hommes choisis par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans
+l'enceinte du prytanée, en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les
+Grecs étaient convaincus que, si ce repas venait à être omis un seul jour,
+l'État était menacé de perdre la faveur de ses dieux.
+
+A Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas
+commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s'acquitter
+de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient à la table sacrée, étaient
+revêtus momentanément d'un caractère sacerdotal; on les appelait
+_parasites_; ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par
+être un titre sacré. [6] Au temps de Démosthènes, les parasites avaient
+disparu; mais les prytanes étaient encore astreints à manger ensemble au
+Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles affectées, aux
+repas communs. [7]
+
+A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien
+une cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête;
+c'était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs
+chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. « Plus on
+est paré de fleurs, disait-on, et plus on est sûr de plaire aux dieux;
+mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se détournent de toi. »
+[8] – « Une couronne, disait-on encore, est la messagère d'heureux augure
+que la prière envoie devant elle vers les dieux. » [9] Les convives, pour
+la même raison, étaient vêtus de robes blanches; le blanc était la couleur
+sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10]
+
+Le repas commençait invariablement par une prière et des libations; on
+chantait des hymnes. La nature des mets et l'espèce de vin qu'on devait
+servir étaient réglées par le rituel dé chaque cité. S'écarter en quoi que
+ce fût de l'usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou
+altérer le rhythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité
+entière eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'à
+fixer la nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson
+des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il
+fallait que le pain fût placé dans des corbeilles de cuivre; dans telle
+autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme même des
+pains était immuablement fixée. [11] Ces règles de la vieille religion ne
+cessèrent jamais d'être observées, et les repas sacrés gardèrent toujours
+leur simplicité primitive. Croyances, moeurs, état social, tout changea;
+ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours très-
+scrupuleux observateurs de leur religion nationale.
+
+Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait à la
+religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immédiatement
+après commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec
+leur goût. C'était assez l'usage à Sparte. [12]
+
+La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu'en Grèce.
+Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait
+Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigné le souvenir, par
+deux fois, dans son Énéide; le vieux Latinus reçoit les envoyés d'Énée,
+non pas dans sa demeure, mais dans un temple « consacré par la religion
+des ancêtres; là ont lieu les festins sacrés après l'immolation des
+victimes; là tous les chefs de famille s'asseyent ensemble à de longues
+tables ». Plus loin, quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve
+célébrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont
+couronnés de fleurs; tous, assis à la même table, chantent un hymne à la
+louange du dieu de la cité.
+
+Cet usage se perpétua à Rome. Il y eut toujours une salle où les
+représentants des curies mangèrent en commun. Le sénat, à certains jours,
+faisait un repas sacré au Capitole. [14] Aux fêtes solennelles, des tables
+étaient dressées dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A
+l'origine, les pontifes présidaient à ces repas; plus tard on délégua ce
+soin à des prêtres spéciaux que l'on appela _epulones_.
+
+Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait
+les membres d'une cité. L'association humaine était une religion; son
+symbole était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces
+petites sociétés primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de
+famille, à une même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une
+couronne; tous font ensemble la libation, récitent une même prière,
+chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même
+autel; au milieu d'eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs
+partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'intérêt, ni
+une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement
+accomplie en présence des dieux de la cité.
+
+
+_2° Les fêtes et le calendrier._
+
+De tout temps et dans toutes les sociétés, l'homme a voulu honorer ses
+dieux par des fêtes; il a établi qu'il y aurait des jours pendant lesquels
+le sentiment religieux régnerait seul dans son âme, sans être distrait par
+les pensées et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journées qu'il a
+à vivre, il a fait la part des dieux.
+
+Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des
+anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux
+nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année
+par une nouvelle cérémonie religieuse; on appelait cette fête le jour
+natal; tous les citoyens devaient la célébrer.
+
+Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de
+l'enceinte de la ville, _amburbalia_, celle des limites du territoire,
+_ambarvalia_. Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession,
+vêtus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour
+de la ville ou du territoire en chantant des prières; en tête marchaient
+les prêtres, conduisant des victimes, qu'on immolait à la fin de la
+cérémonie. [15]
+
+Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité,
+chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices,
+réclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien
+d'autres, jusqu'à la nourrice de Romulus et à la mère d'Évandre. Athènes
+avait, de même, la fête de Cécrops, celle d'Érechthée, celle de Thésée; et
+elle célébrait chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et
+Eurysthée, et Androgée, et une foule d'autres.
+
+Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des
+semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en
+Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur était accompagné de
+sacrifices, et on exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. A
+Rome, les prêtres fixaient, chaque année, le jour où devaient commencer
+les vendanges, et le jour où l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout était
+réglé par la religion. C'était la religion qui ordonnait de tailler la
+vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiété à offrir aux dieux
+une libation avec le vin d'une vigne non taillée. [16]
+
+Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu'elle avait
+adoptées comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A
+mesure que le culte d'une divinité nouvelle s'introduisait dans la cité,
+il fallait trouver dans l'année un jour à lui consacrer. Ce qui
+caractérisait ces fêtes religieuses, c'était l'interdiction du travail,
+l'obligation d'être joyeux, le chant et les jeux en public. La religion
+athénienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-là de vous faire tort les
+uns aux autres. [17]
+
+Le calendrier n'était pas autre chose que la succession des fêtes
+religieuses. Aussi était-il établi par les prêtres. A Rome on fut
+longtemps sans le mettre en écrit; le premier jour du mois, le pontife,
+après avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles
+fêtes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait
+_calatio_, d'où vient le nom de calendes qu'on donnait à ce jour-là.
+
+Le calendrier n'était réglé ni sur le cours de la lune, ni sur le cours
+apparent du soleil; il n'était réglé que par les lois de la religion, lois
+mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion
+prescrivait de raccourcir l'année, et quelquefois de l'allonger. On peut
+se faire une idée des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les
+Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six.
+[18]
+
+On conçoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien à
+celui d'une autre, puisque la religion n'était pas la même entre elles, et
+que les fêtes comme les dieux différaient. L'année n'avait pas la même
+durée d'une ville à l'autre. Les mois ne portaient pas le même nom;
+Athènes les nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que
+Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois était tiré
+ordinairement de la principale fête qu'il contenait; or, les fêtes
+n'étaient pas les mêmes. Les cités ne s'accordaient pas pour faire
+commencer l'année à la même époque, ni pour compter la série de leurs
+années à partir d'une même date. En Grèce, la fête d'Olympie devint à la
+longue une date commune, mais qui n'empêcha pas chaque cité d'avoir son
+année particulière. En Italie, chaque ville comptait les années à partir
+du jour de sa fondation.
+
+
+_3° Le cens._
+
+Parmi les cérémonies les plus importantes de la religion de la cité, il y
+en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans
+à Athènes; [19] on ne l'accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les
+rites qui y étaient observés et le nom même qu'elle portait, indiquent que
+cette cérémonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par
+les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquée était
+une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la pureté des
+intentions étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans
+la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours
+craindre d'avoir commis quelque négligence, quelque omission ou quelque
+erreur, et l'on n'était jamais sûr de n'être pas sous le coup de la colère
+ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur
+de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui était chargé de
+l'accomplir (c'était à Rome le censeur; avant le censeur c'était le
+consul; avant le consul, le roi), commençait par s'assurer, à l'aide des
+auspices, que les dieux agréeraient la cérémonie. Puis il convoquait le
+peuple par l'intermédiaire d'un héraut, qui se servait à cet effet d'une
+formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se réunissaient
+hors des murs; là, tous étant en silence, le magistrat faisait trois fois
+le tour de l'assemblée, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un
+porc, un taureau (_suovetaurile_); la réunion de ces trois animaux
+constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice
+expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession; quand
+le troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de
+prière, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute
+souillure était effacée, toute négligence dans le culte réparée, et la
+cité était en paix avec ses dieux.
+
+Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses
+étaient nécessaires: l'une était qu'aucun étranger ne se glissât parmi les
+citoyens, ce qui eût troublé et funesté la cérémonie; l'autre était que
+tous les citoyens y fussent présents, sans quoi la cité aurait pu garder
+quelque souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût
+précédée d'un dénombrement des citoyens. A Rome et à Athènes on les
+comptait avec un soin très-scrupuleux; il est probable que leur nombre
+était prononcé par le magistrat dans la formule de prière, comme il était
+ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur rédigeait de la
+cérémonie.
+
+La perte du droit de cité était la punition de l'homme qui ne s'était pas
+fait inscrire. Cette sévérité s'explique. L'homme qui n'avait pas pris
+part à l'acte religieux, qui n'avait pas été purifié, pour qui la prière
+n'avait pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre
+de la cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie,
+il n'était plus citoyen. [21]
+
+On peut juger de l'importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant
+du magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice,
+rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les
+chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la
+place de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde
+étant rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacré. Or,
+il résultait de là qu'à partir de ce jour jusqu'à la lustration suivante,
+chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait
+assigné dans la cérémonie. Il était sénateur s'il avait compté ce jour-là
+parmi les sénateurs; chevalier, s'il avait figuré parmi les chevaliers.
+Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle
+il avait été ce jour-là; et même, si le magistrat avait refusé de
+l'admettre dans la cérémonie, il n'était plus citoyen. Ainsi, la place que
+chacun avait occupée dans l'acte religieux et où les dieux l'avaient vu,
+était celle qu'il gardait dans la cité pendant quatre ans. L'immense
+pouvoir des censeurs est venu de là.
+
+A cette cérémonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs
+enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, étaient, en
+quelque façon, purifiés en la personne du chef de famille. C'est pour cela
+qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'énumération des
+personnes et des choses qui dépendaient de lui.
+
+La lustration était accomplie au temps d'Auguste avec la même exactitude
+et les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la
+regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'État y voyaient
+au moins une excellente mesure d'administration.
+
+
+_4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à l'armée; le
+triomphe._
+
+Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fît
+intervenir les dieux. Comme on était sous l'empire de cette idée qu'ils
+étaient tour à tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme
+n'osait jamais agir sans être sûr qu'ils lui fussent favorables.
+
+Le peuple ne se réunissait en assemblée qu'aux jours où la religion le lui
+permettait. On se souvenait que la cité avait éprouvé un désastre un
+certain jour; c'était, sans nul doute, que ce jour-là les dieux avaient
+été ou absents ou irrités; sans doute encore ils devaient l'être chaque
+année à pareille époque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce
+jour était à tout jamais néfaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait
+pas, la vie publique était suspendue.
+
+A Rome, avant d'entrer en séance, il fallait que les augures assurassent
+que les dieux étaient propices. L'assemblée commençait par une prière que
+l'augure prononçait et que le consul répétait après lui. Il en était de
+même chez les Athéniens: l'assemblée commençait toujours par un acte
+religieux. Des prêtres offraient un sacrifice; puis on traçait un grand
+cercle en répandant à terre de l'eau lustrale, et c'était dans ce cercle
+sacré que les citoyens se réunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prît
+la parole, une prière était prononcée devant le peuple silencieux. On
+consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque
+signe d'un caractère funeste, l'assemblée se séparait aussitôt. [23]
+
+La tribune était un lieu sacré, et l'orateur n'y montait qu'avec une
+couronne sur la tête. [24]
+
+Le lieu de réunion du sénat de Rome était toujours un temple. Si une
+séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions
+prises eussent été entachées de nullité; car les dieux n'y eussent pas été
+présents. Avant toute délibération, le président offrait un sacrifice et
+prononçait une prière. Il y avait dans la salle un autel où chaque
+sénateur, en entrant, répandait une libation en invoquant les dieux. [25]
+
+Le sénat d'Athènes n'était guère différent. La salle renfermait aussi un
+autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au début de chaque
+séance. Tout sénateur en entrant s'approchait de l'autel et prononçait une
+prière. Tant que durait la séance, chaque sénateur portait une couronne
+sur la tête comme dans les cérémonies religieuses. [26]
+
+On ne rendait la justice dans la cité, à Rome comme à Athènes, qu'aux
+jours que la religion indiquait comme favorables. A Athènes, la séance du
+tribunal avait lieu près d'un autel et commençait par un sacrifice. [27]
+Au temps d'Homère, les juges s'assemblaient « dans un cercle sacré ».
+
+Festus dit que dans les rituels des Étrusques se trouvait l'indication de
+la manière dont on devait fonder une ville, consacrer un temple,
+distribuer les curies et les tribus en assemblée, ranger une armée en
+bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les rituels, parce que
+toutes ces choses touchaient à la religion.
+
+Dans la guerre la religion était pour le moins aussi puissante que dans la
+paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des collèges de prêtres
+appelés féciaux qui présidaient, comme les hérauts chez les Grecs, à
+toutes les cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations
+internationales. Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête,
+déclarait la guerre en prononçant une formule sacramentelle. En même
+temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait
+solennellement le temple de la divinité la plus ancienne et la plus
+vénérée de l'Italie. Avant de partir pour une expédition, l'armée étant
+rassemblée, le général prononçait des prières et offrait un sacrifice. Il
+en était exactement de même à Athènes et à Sparte. [29]
+
+L'armée en campagne présentait l'image de la cité; sa religion la suivait.
+Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinités. Toute armée
+grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait
+nuit et jour le feu sacré. [30] Une armée romaine était accompagnée
+d'augures et de pullaires; toute armée grecque avait un devin.
+
+Regardons une armée romaine au moment où elle se dispose au combat. Le
+consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses
+entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un aruspice les examine,
+et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la
+bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus
+heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le
+fond de l'art militaire chez les Romains était de n'être jamais obligé de
+combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C'est pour cela
+qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle.
+
+Regardons maintenant une armée grecque, et prenons pour exemple la
+bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en ligne, chacun à son
+poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tête, et les joueurs de
+flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arrière des
+rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes
+favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre
+victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie
+perse approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de
+Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs
+pieds, sans même se mettre en défense contre les coups de l'ennemi. Ils
+attendent le signal des dieux. Enfin les victimes présentent les signes
+favorables; alors les Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l'épée
+à la main, combattent et sont vainqueurs.
+
+Après chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est là l'origine du
+triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'était pas moins usité
+chez les Grecs. Cette coutume était la conséquence de l'opinion qui
+attribuait la victoire aux dieux de la cité. Avant la bataille, l'armée
+leur avait adressé une prière analogue à celle qu'on lit dans Eschyle: « A
+vous, dieux qui habitez et possédez notre territoire, si nos armes sont
+heureuses et si notre ville est sauvée, je vous promets d'arroser vos
+autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'étaler dans
+vos temples saints les trophées conquis par la lance. » [31] En vertu de
+cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armée rentrait dans la
+ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue
+procession et en chantant un hymne sacré, [Grec: thriambos]. [32]
+
+A Rome la cérémonie était à peu près la même. L'armée se rendait en
+procession au principal temple de la ville; les prêtres marchaient en tête
+du cortège, conduisant des victimes. Arrivé au temple, le général immolait
+les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une
+couronne, comme il convenait dans une cérémonie sacrée, et ils chantaient
+un hymne comme en Grèce. Il vint, à la vérité, un temps où les soldats ne
+se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus,
+par des chansons de caserne ou des railleries contre leur général. Mais
+ils conservèrent du moins l'usage de répéter de temps en temps le refrain,
+_Io triumphe_. [33] C'était même ce refrain qui donnait à la cérémonie son
+nom.
+
+Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans
+tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l'homme.
+L'âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les
+assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l'empire de cette
+religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l'homme, disposait
+de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle
+gouvernait l'être humain avec une autorité si absolue qu'il ne restait
+rien qui fût en dehors d'elle.
+
+Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire
+que cette religion des anciens était une imposture et pour ainsi dire une
+comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que
+pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute
+religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d'utilité
+publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les
+Romains assujettissaient la religion à l'État; c'est le contraire qui est
+vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en être
+convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits
+qui ont été si communs dans d'autres sociétés entre l'Église et l'État.
+Mais cela tient uniquement à ce qu'à Rome, comme à Sparte et à Athènes,
+l'État était asservi à la religion; ou plutôt, l'État et la religion
+étaient si complètement confondus ensemble qu'il était impossible non
+seulement d'avoir l'idée d'un conflit entre eux, mais même de les
+distinguer l'un de l'autre.
+
+
+NOTES
+
+[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athénée, V, 2.
+
+[2] Homère, _Odyssée_, III.
+
+[3] Athénée, X, 49.
+
+[4] Athénée, IV, 17; IV, 21. Hérodote, VI, 57. Plutarque, _Cléomène_, 43.
+
+[5] Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, _Gouv. d'Ath._, 2;
+le Scholiaste d'Aristophane, _Nuées_, 393; pour la Crète et la Thessalie,
+par des auteurs que cite Athénée, IV, 22; pour Argos, par une inscription,
+Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, _Ném._, XI; Théognis,
+269; Pausanias, V, 15; Athénée, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI,
+66.
+
+[6] Plutarque, _Solon_, 24. Athénée, VI, 26.
+
+[7] Démosthènes, _Pro corona_, 53. Aristote, _Politique_, VII, 1, 19.
+Pollux, VIII, 155.
+
+[8] Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16.
+
+[9] Athénée, XV, 19.
+
+[10] Platon, _Lois_, XII, 956. Cicéron, _De legib._, II, 18. Virgile, V,
+70, 774; VII, 135; VIII, 274. De même chez les Hindous, dans les actes
+religieux, il fallait porter une couronne et être vêtu de blanc.
+
+[11] Athénée, I, 58; IV, 32; XI, 66.
+
+[12] Athénée, IV, 19; IV, 20.
+
+[13] Aristote, _Politique_, IV, 9, 3.
+
+[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59.
+
+[15] Tibulle, II, 1. Festus, v° _Amburbiales_.
+
+[16] Varron, VI, 16. Virgile, _Géorg._, I, 340-350. Pline, XVIII. Festus,
+v° _Vinalia_. Plutarque, _Quest. rom._, 40; _Numa_, 14.
+
+[17] Loi de Solon, citée par Démosthènes, _in Timocrat_.
+
+[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27.
+
+[19] Diogène Laërce, _Vie de Socrate_, 23. Harpocration, [Grec:
+Pharmachos]. De même on purifiait chaque année le foyer domestique:
+Eschyle, _Choéph._, 966.
+
+[20] Varron, _L. L._, VI, 86. Valère-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44;
+III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, _ad Eclog._, X, 55; _ad
+Aen._, VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on
+peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans
+toutes les villes aussi bien qu'à Rome. Ce qui l'a fait attribuer à
+Servius, c'est précisément qu'il l'a modifiée, comme nous le verrons plus
+tard.
+
+[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration;
+aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15.
+
+[22] Aristophane, _Acharn._, 44. Eschine, _in Timarch._, 1, 21; _in
+Ctesiph._, 176, et Scholiaste. Dinarque, _in Aristog._, 14.
+
+[23] Aristophane, _Acharn._, 171.
+
+[24] Aristophane, _Thesmoph._, 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos
+haen tois legousi stephanousthai proton.]
+
+[25] Varron cité par Aulu-Gelle, XIV, 7. Cicéron, _ad Famil._, X, 12.
+Suétone, _Aug._, 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153.
+
+[26] Andocide, _De myst._, 44; _De red._, 15. Antiphon, _Pro chor._, 45.
+Lycurgue, _in Leocr._, 122. Démosthènes, _in Midiam_, 114. Diodore, XIV,
+4.
+
+[27] Aristophane, _Guêpes_, 860-865. Homère, _Iliade_, XVIII, 504.
+
+[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14.
+
+[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, _Hellen._, VI, 5.
+
+[30] Hérodote, VIII, 6. Plutarque, _Agésilas_, 6; _Publicola_, 17.
+Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14. Denys, IX, 6. Stobée, 42. Julius
+Obsequens, 12, 116.
+
+[31] Eschyle, _Sept chefs_, 252-260. Euripide, _Phénic._, 573.
+
+[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe].
+
+[33] Varron, _L. L._, VI, 64. Pline, _H. N._, VII, 56. Macrobe, I, 19.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+LES RITUELS ET LES ANNALES.
+
+
+Le caractère et la vertu de la religion des anciens n'était pas d'élever
+l'intelligence humaine à la conception de l'absolu, d'ouvrir à l'avide
+esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût entrevoir Dieu.
+Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites
+pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il
+n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne
+signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un
+corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères
+qui sont en nous et autour de nous; ce même mot, chez les anciens,
+signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était
+peu de chose; c'étaient les pratiques qui étaient l'important; c'étaient
+elles qui étaient obligatoires et qui _liaient_ l'homme (_ligare,
+religio_). La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait
+l'homme esclave. L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle.
+Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en
+face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte
+matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et
+plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis.
+
+Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux,
+irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec
+l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux.
+Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent
+pas. Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il
+craignait incessamment d'être trahi par eux. Encourir la haine de ces
+êtres invisibles était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie
+à les apaiser, _paces deorum quaerere_, dit le poète. Mais le moyen de les
+contenter? Le moyen surtout d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les
+avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules.
+Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu'on
+avait demandé, c'était sans doute qu'elle avait été entendue du dieu,
+qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait été puissante, plus
+puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui résister. On conserva donc
+les termes mystérieux et sacrés de cette prière. Après le père, le fils
+les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les mit en écrit. Chaque famille, du
+moins chaque famille religieuse, eut un livre où étaient contenues les
+formules dont les ancêtres s'étaient servis et auxquelles les dieux
+avaient cédé. [1] C'était une arme que l'homme employait contre
+l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une
+syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait être chantée.
+Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés
+libres.
+
+Mais la formule n'était pas assez: il y avait encore des actes extérieurs
+dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du
+sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En
+s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée; à un autre, la
+tête découverte; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé
+sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y
+avait des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les
+avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature
+de la victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme
+même du couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir
+les chairs, tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de
+chaque famille ou de chaque cité. En vain le coeur le plus fervent
+offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables
+rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre
+manquement faisait d'un acte sacré un acte impie. L'altération la plus
+légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait
+les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela
+qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux
+anciens rites; [2] c'est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses
+consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un
+sacrifice.
+
+Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres
+qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait
+se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété
+consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance
+changeât: elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre
+mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de
+l'imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que
+les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas
+modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était
+conservé.
+
+L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les
+Romains, chez les Étrusques. [3.] Quelquefois le rituel était écrit sur
+des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athènes gravait ses rites
+sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent impérissables. Rome avait
+ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des cérémonies,
+et son recueil des _Indigitamenta_. Il n'y avait pas de ville qui n'eût
+aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en
+vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et
+le rhythme restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter
+ces hymnes sans les comprendre.
+
+Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux
+avec un très-grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler
+un rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la cité et livrer
+ses dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux
+citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance.
+
+Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable
+et sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il
+disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la même expression.
+Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c'était dans le passé
+qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur
+religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des
+souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire
+avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour
+nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide; écrite
+ou non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine
+de la naissance des cités. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure
+qu'elle fût, qui ne mît la plus grande attention à conserver le souvenir
+de ce qui s'était passé en elle. Ce n'était pas de la vanité, c'était de
+la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car
+tout dans son histoire se liait à son culte.
+
+L'histoire commençait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le
+nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la
+cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison
+de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les
+prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient
+manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les
+cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un
+mauvais présage; ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles
+épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on les
+avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif
+un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui
+pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient
+l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux
+combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il
+avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela était écrit pour
+l'enseignement et la piété des descendante. Toute cette histoire était la
+preuve matérielle de l'existence des dieux nationaux; car les événements
+qu'elle contenait étaient la forme visible sous laquelle ces dieux
+s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi ces faits il y en avait
+beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels.
+L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et
+tant ce qu'il devait adorer.
+
+Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses
+annales des pontifes; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les
+prêtres étrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est
+resté le souvenir des livres ou annales sacrées d'Athènes, de Sparte, de
+Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grèce,
+au temps d'Adrien, les prêtres de chaque ville lui racontèrent les
+vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient
+apprises dans leurs annales.
+
+Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation,
+parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait en rien la
+cité; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré leurs
+origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la
+cité s'était trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la
+terre. Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa
+religion et son calendrier.
+
+On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort
+bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une oeuvre
+d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains,
+les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est
+sortie alors des mains des prêtres et s'est transformée. Malheureusement,
+ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter les vieilles
+annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les
+croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent
+avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne
+faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et
+il ne nous en est resté qu'un faible souvenir.
+
+Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on
+serait peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous
+racontent de leurs antiquités; tous ces récits, qui nous paraissent si peu
+vraisemblables, parce qu'ils s'écartent de nos habitudes et de notre
+manière de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de
+l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est resté des vieilles
+annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur
+histoire. Chaque ville avait des archives où les faits étaient
+religieusement déposés à mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres
+sacrés chaque page était contemporaine de l'événement qu'elle racontait.
+Il était matériellement impossible d'altérer ces documents, car les
+prêtres en avaient la garde, et la religion était grandement intéressée à
+ce qu'ils restassent inaltérables. Il n'était même pas facile au pontife,
+à mesure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer sciemment des faits
+contraires à la vérité. Car on croyait que tout événement venait des
+dieux, qu'il révélait leur volonté, qu'il donnait lieu pour les
+générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes sacrés;
+tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt partie de
+la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il
+y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de la
+prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais
+le mensonge volontaire ne se conçoit pas; car il eût été impie; il eût
+violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc
+croire que dans ces vieux livres, si tout n'était pas vrai, du moins il
+n'y avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c'est, pour l'historien qui
+cherche à percer l'obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de
+confiance, que de savoir que, s'il a affaire à des erreurs, il n'a pas
+affaire à l'imposture. Ces erreurs mêmes, ayant encore l'avantage d'être
+contemporaines des vieux âges qu'il étudie, peuvent lui révéler, sinon le
+détail des événements, du moins les croyances sincères des hommes.
+
+Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes; ni Hérodote ni Tite-
+Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent
+qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des
+fragments à la connaissance des historiens.
+
+Il y avait d'ailleurs, à côté des annales, documents écrits et
+authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une
+cité: non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres,
+mais tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de
+l'imagination, et qu'on n'était pas libre de modifier; car elle faisait
+partie du culte, et elle se composait de récits et de chants qui se
+répétaient d'année en année dans les fêtes de la religion. Ces hymnes
+sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpétuellement
+la tradition.
+
+Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eût l'exactitude des
+annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l'amour de
+la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales, et se
+trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient
+et qui lisaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où
+les vieux récits étaient chantés.
+
+Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées; Rome finit
+par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent
+connues; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de
+raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces
+monuments authentiques. Il se forma une école d'érudits, depuis Varron et
+Verrius Flaccus, jusqu'à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur
+toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'étaient
+glissées dans la tradition, et que les historiens de l'époque précédente
+avaient répétées; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et
+que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge de la critique historique
+commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui
+remontait aux sources, et étudiait les annales, n'y ait rien trouvé qui
+lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les Hérodote
+et les Tite-Live avaient construit.
+
+
+NOTES
+
+[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Cicéron, _Brutus_, 16. Aulu-Gelle, XIII,
+19.
+
+[2] Démosthènes, _in Neoeram_, 116, 117.
+
+[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, _contre Colotès_, 17. Pollux, VIII, 128.
+Pline, _H. N._, XIII, 21. Valère-Maxime, I, i, 3. Varron, _L. L._, VI, 16.
+Censorinus, 17. Festus, v° _Rituales_.
+
+[4] Plutarque, _Thésée_, 16. Tacite, _Ann._, IV, 43. Élien, _H. V._, II,
+39.
+
+[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, _De divin._, II, 41; I, 33;
+II, 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, _Claude_, 42. Macrobe, I, 12; V, 19.
+Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4.
+
+[6] Plutarque, _contre Colotès_, 17; _Solon_, 11; _Morales_, p. 869.
+Athénée, XI, 49. Tacite, _Annales_, IV, 43.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+GOUVERNEMENT DE LA CITÉ. LE ROI.
+
+
+_1° Autorité religieuse du roi._
+
+Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance, délibérant sur le
+gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois,
+combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouvèrent
+et que les gouvernements s'établirent. Les institutions politiques de la
+cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu'elle; chaque membre
+de la cité les portait en lui-même; car elles étaient en germe dans les
+croyances et la religion de chaque homme.
+
+La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême. Elle
+n'admettait pas que l'autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer
+domestique avait un grand-prêtre, qui était le père de famille; le foyer
+de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de même
+son chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La
+religion de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême.
+
+Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui
+donnait d'autres titres; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée,
+les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils
+l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous
+devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient
+le foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas
+religieux.
+
+Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grèce
+étaient des prêtres. On lit dans Aristote: « Le soin des sacrifices
+publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à des
+prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer, et
+que l'on appelle, ici rois, là prytanes, ailleurs archontes. » [1] Ainsi
+parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cités
+grecques. Ce passage si précis prouve d'abord que les trois mots roi,
+prytane, archonte, ont été longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un
+ancien historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de
+Lacédémone, l'intitula: _Archontes et prytanes des Lacédémoniens_. [2] Il
+prouve encore que le personnage que l'on appelait indifféremment de l'un
+de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre
+de la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité
+et de sa puissance.
+
+Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par
+les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaüs s'adressent au
+roi d'Argos en ces termes: « Tu es le prytane suprême, et c'est toi qui
+veilles sur le foyer de ce pays. » [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de
+sa mère, dit à Ménélas: « Il est juste que, fils d'Agamemnon, je règne
+dans Argos »; et Ménélas lui répond: « As-tu donc en mesure, toi
+meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu
+en mesure d'égorger les victimes? » [4] La principale fonction d'un roi
+était donc d'accomplir les cérémonies religieuses. Un ancien roi de
+Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par un meurtre,
+il n'était plus en état d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus être
+prêtre, il ne pouvait plus être roi.
+
+Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies
+sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l'Attique
+faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la
+religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les
+chefs de la religion lacédémonienne. [6] Les lucumons étrusques étaient à
+la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7]
+
+Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente
+toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit
+dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites
+religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart
+des fonctions sacerdotales; mais il prévit que ses successeurs, ayant
+souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin
+des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand
+ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'était
+qu'une sorte d'émanation de la royauté primitive.
+
+Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le
+nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un
+siége de pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche était assis un
+augure, la tête couverte de bandelettes sacrées, et tenant à la main le
+bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une
+prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de
+marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès
+qu'un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l'assentiment des
+dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live décrit
+cette cérémonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu
+pour tous les rois, et après les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle
+était pratiquée encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison
+d'être: comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de
+ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on
+avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi était accepté par les
+dieux.
+
+Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte
+étaient élus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait
+intervenir dans l'élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de
+vieux usages, qui ont duré jusqu'à la fin de l'histoire de Sparte, que la
+cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf
+ans; tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la
+divinité. « Tous les neuf ans, dit Plutarque, les éphores choisissent une
+nuit très-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux
+fixés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d'un côté du ciel à
+l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute
+envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royauté jusqu'à ce qu'un
+oracle venu de Delphes les relève de leur déchéance. » [9]
+
+
+_2° Autorité politique du roi._
+
+De même que dans la famille l'autorité était inhérente au sacerdoce, et
+que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge
+et maître, de même, le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef
+politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui conféra la
+dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a
+rien qui doive surprendre. On la trouve à l'origine de presque toutes les
+sociétés, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion
+qui puisse obtenir d'eux l'obéissance, soit que notre nature éprouve le
+besoin de ne se soumettre jamais à d'autre empire qu'à celui d'une idée
+morale.
+
+Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses.
+L'homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux, et par conséquent
+de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C'était ce prêtre qui
+veillait sur le feu sacré; c'était, comme dit Pindare, son culte de chaque
+jour qui sauvait chaque jour la cité. [10] C'était lui qui connaissait les
+formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas; au moment du
+combat, c'était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l'armée
+la protection des dieux. Il était bien naturel qu'un homme armé d'une
+telle puissance fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion
+se mêlait au gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta
+nécessairement que le prêtre fut en même temps magistrat, juge et chef
+militaire. « Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois
+attributions: ils font les sacrifices, ils commandent à la guerre, et ils
+rendent la justice. » Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les mêmes termes
+au sujet des rois de Rome.
+
+Les règles constitutives de cette monarchie furent très-simples, et il ne
+fut pas nécessaire de les chercher longtemps; elles découlèrent des règles
+mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer sacré en fut
+naturellement le premier prêtre. L'hérédité était la règle constante, à
+l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fût celui d'une
+famille ou qu'il fût celui d'une cité, la religion prescrivait que le soin
+de l'entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut donc
+héréditaire, et le pouvoir avec lui. [12]
+
+Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grèce prouve d'une
+manière frappante que la royauté appartint, à l'origine, à l'homme qui
+avait posé le foyer de la cité. On sait que la population des colonies
+ioniennes ne se composait pas d'Athéniens, mais qu'elle était un mélange
+de Pélasges, d'Éoliens, d'Abantes, de Cadméens. Pourtant les foyers des
+cités nouvelles furent tous posés par des membres de la famille religieuse
+de Codrus. Il en résulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des
+hommes de leur race, les Pélasges un Pélasge, les Abantes un Abante, les
+Éoliens un Éolien, donnèrent tous la royauté, dans leurs douze villes, aux
+Codrides. [13] Assurément ces personnages n'avaient pas acquis leur
+autorité par la force, car ils étaient presque les seuls Athéniens qu'il y
+eût dans cette nombreuse agglomération. Mais comme ils avaient posé les
+foyers, c'était à eux qu'il appartenait de les entretenir. La royauté leur
+fut donc déférée sans conteste, et resta héréditaire dans leur famille.
+Battos avait fondé Cyrène en Afrique: les Battiades y furent longtemps en
+possession de la dignité royale. Protis avait fondé Marseille: les
+Protiades, de père en fils, y exercèrent le sacerdoce et y jouirent de
+grands privilèges.
+
+Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces
+anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut
+roi fut un soldat heureux. L'autorité découla du culte du foyer. La
+religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille
+dans la maison. La croyance, l'indiscutable et impérieuse croyance, disait
+que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes
+et le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme? Un roi
+était un être sacré; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en
+lui, non pas tout à fait un dieu, mais du moins « l 'homme le plus
+puissant pour conjurer la colère des dieux », [14] l'homme sans le secours
+duquel nulle prière n'était efficace, nul sacrifice n'était accepté.
+
+Cette royauté demi-religieuse et demi-politique s'établit dans toutes les
+villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans
+résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l'origine des
+peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible
+enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu,
+après la chute de l'empire romain, pour retrouver les règles d'une société
+régulière. L'Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se
+disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser
+quelquefois à toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni
+dans l'ancienne Grèce ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence
+pas par des conflits; les révolutions n'ont paru qu'à la fin. Chez ces
+populations, la société s'est formée lentement, longuement, par degrés, en
+passant de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans
+secousses et sans luttes. La royauté s'est établie tout naturellement,
+dans la famille d'abord, dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée
+par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une nécessité qui était
+manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible,
+honorée, obéie. Les rois n'avaient pas besoin de la force matérielle; ils
+n'avaient ni armée ni finances; mais soutenue par des croyances qui
+étaient puissantes sur l'âme, leur autorité était sainte et inviolable.
+
+Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royauté dans
+toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le
+coeur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s'attache d'ordinaire aux
+grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu'elle était, le
+respect et l'affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit
+même en Grèce une chose qui n'est pas très-commune dans l'histoire, c'est
+que dans les villes où la famille royale ne s'éteignit pas, non-seulement
+elle ne fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l'avaient dépouillée
+du pouvoir, continuèrent à l'honorer. A Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la
+famille royale, privée de sa puissance, resta entourée du respect des
+peuples et garda même le titre et les insignes de la royauté. [15]
+
+Les peuples établirent le régime républicain; mais le nom de roi, loin de
+devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l'habitude de dire que ce
+mot était odieux et méprisé: singulière erreur! les Romains l'appliquaient
+aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n'osèrent jamais prendre
+ce titre, ce n'était pas qu'il fût odieux, c'était plutôt qu'il était
+sacré. [16] En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les
+villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se
+faire appeler rois et se contentèrent d'être appelés tyrans. Ce qui
+faisait la différence de ces deux noms, ce n'était pas le plus ou le moins
+de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas
+roi un bon prince et tyran un mauvais. C'était la religion qui les
+distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les
+fonctions de prêtres et avaient tenu leur autorité du foyer; les tyrans de
+l'époque postérieure n'étaient que des chefs politiques et ne devaient
+leur pouvoir qu'à la force ou à l'élection.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Polit._, VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65.
+
+[2] Suidas, v° [Grec: Chadon].
+
+[3] Eschyle, _Suppliantes_, 361 (357).
+
+[4] Euripide, _Oreste_, 1605.
+
+[5] Nicolas de Damas, dans les _Fragm. des. hist. grecs_, t. III, p. 394.
+
+[6] Démosthènes, _contre Néère_. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 13.
+
+[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4.
+
+[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80.
+
+[9] Plutarque, _Agis_, 11.
+
+[10] Pindare, _Ném._, XI, 5.
+
+[11] Aristote, _Politique_, III, 9.
+
+[12] Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin
+qu'il vint un temps où l'hérédité cessa d'être la règle, et nous dirons
+pourquoi, à Rome, la royauté ne fut pas héréditaire.
+
+[13] Hérodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon.
+
+[14] Sophocle, _Oedipe roi_, 34.
+
+[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athénée, XIII, 576.
+
+[16] _Sanctitas regum_, Suétone, _Jules César_, 6. Tite-Live, III, 39.
+Cicéron, _Républ._, I, 33.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+LE MAGISTRAT.
+
+
+La confusion de l'autorité politique et du sacerdoce dans le même
+personnage n'a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le
+régime républicain, n'a pas séparé des fonctions dont le mélange
+paraissait fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société
+humaine. Le magistrat qui remplaça le roi fut comme lui un prêtre en même
+temps qu'un chef politique.
+
+Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi. [1] Ailleurs
+le nom de prytane, [2] qui lui fut conservé, indiqua sa principale
+fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prévalut. A Thèbes, par
+exemple, le premier magistrat fut appelé de ce nom; mais ce que Plutarque
+dit de cette magistrature montre qu'elle différait peu d'un sacerdoce. Cet
+archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3]
+comme il convenait à un prêtre; la religion lui défendait de laisser
+croître ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne,
+prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville
+de Platée avait aussi un archonte, et la religion de cette cité ordonnait
+que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fût vêtu de blanc, [4]
+c'est-à-dire de la couleur sacrée.
+
+Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à
+l'acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la
+divinité poliade. [5] C'était aussi l'usage que dans l'exercice de leurs
+fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tête. [6] Or il est
+certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée
+l'emblème de la puissance, n'était alors qu'un emblème religieux, un signe
+extérieur qui accompagnait la prière et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf
+archontes, celui qu'on appelait Roi était surtout le chef de la religion;
+mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à remplir,
+quelque sacrifice à offrir aux dieux. [8]
+
+Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats;
+ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie littéralement ceux qui
+sont à accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idée
+qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces
+personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le
+salut de la cité.
+
+A Rome le premier acte du consul était d'accomplir un sacrifice au forum.
+Des victimes étaient amenées sur la place publique; quand le pontife les
+avait déclarées dignes d'être offertes, le consul les immolait de sa main,
+pendant qu'un héraut commandait à la foule le silence religieux et qu'un
+joueur de flûte faisait entendre l'air sacré. [10] Peu de jours après, le
+consul se rendait à Lavinium, d'où les pénates romains étaient issus, et
+il offrait encore un sacrifice.
+
+Quand on examine avec un peu d'attention le caractère du magistrat chez
+les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'État des
+sociétés modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa
+personne. Il représente la cité, qui est une association religieuse au
+moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites,
+la prière, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus
+qu'un homme; il est l'intermédiaire entre l'homme et la divinité. A sa
+fortune est attachée la fortune publique; il est comme le génie tutélaire
+de la cité. La mort d'un consul funeste la république. [11] Quand le
+consul Claudius Néron quitte son armée pour voler au secours de son
+collègue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de
+cette armée; c'est que, privée de son chef, l'armée est en même temps
+privée de la protection céleste; avec le consul sont partis les auspices,
+c'est-à-dire la religion et les dieux.
+
+Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des
+membres successivement détachés du consulat, réunirent comme lui des
+attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, à
+certains jours, le censeur, une couronne sur la tête, offrir un sacrifice
+au nom de la cité et frapper de sa main la victime. Les préteurs, les
+édiles curules présidaient à des fêtes religieuses. [12] Il n'y avait pas
+de magistrat qui n'eût à accomplir quelque acte sacré; car dans la pensée
+des anciens toute autorité devait être religieuse par quelque côté. Les
+tribuns de la plèbe étaient les seuls qui n'eussent à accomplir aucun
+sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous
+verrons plus loin que leur autorité était d'une nature tout à fait
+exceptionnelle.
+
+Le caractère sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout
+dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas
+que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la
+cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût
+désigné par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que
+le fils succédât au père dans tout sacerdoce; la naissance semblait
+révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent
+supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour
+suppléer à la naissance, un mode d'élection que les dieux n'eussent pas à
+désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas
+de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une
+idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d'accusation contre la
+démocratie athénienne; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la
+pensée des anciens. Pour eux le sort n'était pas le hasard; le sort était
+la révélation de la volonté divine. De même qu'on y avait recours dans les
+temples pour surprendre les secrets d'en haut, de même la cité y recourait
+pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux
+désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette
+opinion était celle de Platon lui-même qui disait: « L'homme que le sort a
+désigné, nous disons qu'il est cher à la divinité et nous trouvons juste
+qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses
+sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables,
+nous nous en remettons au sort. » La cité croyait ainsi recevoir ses
+magistrats des dieux. [13]
+
+Au fond les choses se passaient de même à Rome. La désignation du consul
+ne devait pas appartenir aux hommes. La volonté ou le caprice du peuple
+n'était pas ce qui pouvait créer légitimement un magistrat. Voici donc
+comment le consul était choisi. Un magistrat en charge, c'est-à-dire un
+homme déjà en possession du caractère sacré et des auspices, indiquait
+parmi les jours fastes celui où le consul devait être nommé. Pendant la
+nuit qui précédait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixés au
+ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en même temps qu'il
+prononçait mentalement le nom de quelques candidats à la magistrature.
+[14] Si les présages étaient favorables, c'est que les dieux agréaient ces
+candidats. Le lendemain, le peuple se réunissait au champ de Mars; le même
+personnage qui avait consulté les dieux, présidait l'assemblée. Il disait
+à haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les
+auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un
+pour lequel les auspices n'eussent pas été favorables, il omettait son
+nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui étaient prononcés par
+le président. [16] Si le président ne nommait que deux candidats, le
+peuple votait pour eux nécessairement; s'il en nommait trois, le peuple
+choisissait entre eux. Jamais l'assemblée n'avait le droit de porter ses
+suffrages sur d'autres hommes que ceux que le président avait désignés;
+car pour ceux-là seulement les auspices avaient été favorables et
+l'assentiment des dieux était assuré.
+
+Ce mode d'élection, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers
+siècles de la république, explique quelques traits de l'histoire romaine
+dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le
+peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que
+pourtant il ne le peut pas; c'est que le président n'a pas pris les
+auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montrés
+favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls
+deux hommes qu'il déteste; [17] c'est que le président n'a prononcé que
+deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas
+par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans
+qu'il soit possible d'en écrire d'autres que ceux qui ont été désignés. Le
+peuple à qui l'on présente des candidats qui lui sont odieux, peut bien
+marquer sa colère en se retirant sans voter; il reste toujours dans
+l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote.
+
+On voit par là quelle était la puissance du président des comices, et l'on
+ne s'étonne plus de l'expression consacrée, _creat consules_, qui
+s'appliquait, non au peuple, mais au président des comices. C'était de
+lui, en effet, plutôt que du peuple, qu'on pouvait dire: Il crée les
+consuls; car c'était lui qui découvrait la volonté des dieux. S'il ne
+faisait pas les consuls, c'était au moins par lui que les dieux les
+faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'à ratifier
+l'élection, tout au plus jusqu'à choisir entre trois ou quatre noms, si
+les auspices s'étaient montrés également favorables à trois ou quatre
+candidats.
+
+Il est hors de doute que cette manière de procéder fut fort avantageuse à
+l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout
+cela qu'une ruse imaginée par elle. Une telle ruse ne se conçoit pas dans
+les siècles où l'on croyait à cette religion. Politiquement, elle était
+inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la
+majorité dans les suffrages. Elle aurait même pu tourner contre eux en
+investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication
+qu'on puisse donner de ces usages, ou plutôt de ces rites de l'élection,
+c'est que tout le monde croyait très sincèrement que le choix du magistrat
+n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer
+de la religion et de la fortune de la cité devait être révélé par la voix
+divine.
+
+La règle première pour l'élection d'un magistrat était celle que donne
+Cicéron: « Qu'il soit nommé suivant les rites. » Si, plusieurs mois après,
+on venait dire au Sénat que quelque rite avait été négligé ou mal
+accompli, le Sénat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obéissaient.
+Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il
+est permis de croire que le Sénat fut bien aise de se débarrasser d'un
+consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on
+ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux.
+
+Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient désigné l'archonte
+ou le consul, il y avait une sorte d'épreuve par laquelle on examinait le
+mérite du nouvel élu. Mais cela même va nous montrer ce que la cité
+souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne
+cherchait pas l'homme le plus courageux à la guerre, le plus habile ou le
+plus juste dans la paix, mais le plus aimé des dieux. En effet, le sénat
+athénien demandait au nouvel élu s'il avait quelque défaut corporel, s'il
+possédait un dieu domestique, si sa famille avait toujours été fidèle à
+son culte, si lui-même avait toujours rempli ses devoirs envers les morts.
+[18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un défaut corporel, signe de la
+malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun
+sacerdoce, et, par conséquent, d'exercer aucune magistrature; c'est que
+celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au
+culte national, et n'était pas apte à faire les sacrifices au nom de la
+cité; c'est que si la famille n'avait pas été toujours fidèle à son culte,
+c'est-à-dire si l'un des ancêtres avait commis un de ces actes qui
+blessaient la religion, le foyer était à jamais souillé, et les
+descendants détestés des dieux; c'est, enfin, que si lui-même avait
+négligé le tombeau de ses morts, il était exposé à leurs redoutables
+colères et était poursuivi par des ennemis invisibles. La cité aurait été
+bien téméraire de confier sa fortune à un tel homme. Voilà les principales
+questions que l'on adressait à celui qui allait être magistrat. Il
+semblait qu'on ne se préoccupât ni de son caractère ni de son
+intelligence. On tenait surtout à s'assurer qu'il était apte à remplir les
+fonctions sacerdotales, et que la religion de la cité ne serait pas
+compromise dans ses mains.
+
+Cette sorte d'examen était aussi en usage à Rome. Il est vrai que nous
+n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait
+répondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen était fait
+par les pontifes. [19]
+
+
+NOTES
+
+[1] A Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, _Corp. inscr._,
+1052.
+
+[2] Pindare, _Néméennes_, XI.
+
+[3] Plutarque, _Quest. rom._, 40.
+
+[4] Id., _Aristide_, 21.
+
+[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, _Fragm._ 21 (coll. Didot).
+
+[6] Démosthènes, _in Midiam_, 38. Eschine, _in Timarch._, 19.
+
+[7] Plutarque, _Nicias_, 3; _Phocion_, 37. Cicéron, _in Verr._, IV, 50.
+
+[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362.
+
+[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Hérodote, I, 135;
+III, 18; Eschyle, _Pers._, 204; _Agam._, 1202; Euripide, _Trach._, 238.
+
+[10] Cicéron, _De lege agr._, II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3.
+
+[11] Tite-Live, XXVII, 40.
+
+[12] Varron, _L. L_., VI, 54. Athénée, XIV, 79.
+
+[13] Platon, _Lois_, III, 690; VI, 759. Comp. Démétrius de Phalore,
+_Fragm._, 4. Il est surprenant que les historiens modernes représentent le
+tirage au sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était,
+au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque,
+_Périclès_, 9), et il paraît aussi ancien que l'archontat lui-même. Ce
+n'était pas non plus un procédé démocratique; nous savons, en effet,
+qu'encore au temps de Lysias et de Démosthènes les noms de tous les
+citoyens n'étaient pas mis dans l'urne (Lysias, _or, de invalido_, c. 13;
+_in Andocidem_, c. 4); à plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou
+les Pentacosiomédimnes pouvaient être archontes. Les textes de Platon
+montrent clairement quelle idée les anciens se faisaient du tirage au
+sort; la pensée qui le fit instituer pour des magistrats-prêtres comme les
+archontes, ou pour des sénateurs chargés de fonctions sacrées comme les
+prytanes, fut une pensée religieuse et non pas une pensée égalitaire. Il
+est digne de remarque que, lorsque la démocratie prit le dessus, elle
+garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne
+laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonça pour le choix des
+stratéges qui eurent alors la véritable autorité. De sorte qu'il y avait
+tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'âge
+aristocratique, et élection pour celles qui dataient de l'âge
+démocratique.
+
+[14] Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, _Marcellus_, 5.
+
+[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velléius, II, 92. Valère-Maxime, III, 8, 3.
+
+[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49.
+
+[17] Tite-Live, II, 42; II, 43.
+
+[18] Platon, _Lois_, VI. Xénophon, _Mém._, II. Pollux, VIII, 85, 86, 95.
+
+[19] Denys, II, 78.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+LA LOI.
+
+
+Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut
+d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cités étaient un
+ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, en même temps
+que de dispositions législatives. Les règles du droit de propriété et du
+droit de succession y étaient éparses au milieu des règles des sacrifices,
+de la sépulture et du culte des morts.
+
+Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois
+royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie
+civile. L'une d'elles interdisait à la femme coupable d'approcher des
+autels; une autre défendait de servir certains mets dans les repas sacrés,
+une troisième disait quelle cérémonie religieuse un général vainqueur
+devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique
+plus récent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites
+religieux de la sépulture. L'oeuvre de Solon était à la fois un code, une
+constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes
+y étaient réglés, ainsi que les rites des noces et le culte des morts.
+
+Cicéron, dans son traité des Lois, trace le plan d'une législation qui
+n'est pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son
+code, il imite les anciens législateurs. Or, voici les premières lois
+qu'il écrit: « Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; --
+que l'on entretienne les temples des pères et la demeure des Lares
+domestiques; -- que les prêtres n'emploient dans les repas sacrés que les
+mets prescrits; -- que l'on rende aux dieux Mânes le culte qui leur est
+dû. » Assurément le philosophe romain se préoccupait peu de cette vieille
+religion des Lares et des Mânes; mais il traçait un code à l'image des
+codes anciens, et il se croyait tenu d'y insérer les règles du culte.
+
+A Rome, c'était une vérité reconnue qu'on ne pouvait pas être un bon
+pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, réciproquement, que l'on
+ne pouvait pas connaître le droit si l'on ne savait pas la religion. Les
+pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait
+presque aucun acte de la vie qui n'eût quelque rapport avec la religion,
+il en résultait que presque tout était soumis aux décisions de ces
+prêtres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges compétents dans un nombre
+infini de procès. Toutes les contestations relatives au mariage, au
+divorce, aux droits civils et religieux des enfants, étaient portées à
+leur tribunal. Ils étaient juges de l'inceste comme du célibat. Comme
+l'adoption touchait à la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec
+l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'était rompre l'ordre que
+la religion avait établi pour la succession des biens et la transmission
+du culte; aussi le testament devait-il, à l'origine, être autorisé par le
+pontife. Comme les limites de toute propriété étaient marquées par la
+religion, dès que deux voisins étaient en litige, ils devaient plaider
+devant le pontife ou devant des prêtres qu'on appelait frères arvales.
+Voilà pourquoi les mêmes hommes étaient pontifes et jurisconsultes; droit
+et religion ne faisaient qu'un. [1]
+
+A Athènes, l'archonte et le roi avaient a peu près les mêmes attributions
+judiciaires que le pontife romain. [2]
+
+Le mode de génération des lois anciennes apparaît clairement. Ce n'est pas
+un homme qui les a inventées. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre
+en écrit les lois de leurs cités; ils ne les ont pas faites. Si nous
+entendons par législateur un homme qui crée un code par la puissance de
+son génie et qui l'impose aux autres hommes, ce législateur n'exista
+jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes
+du peuple. La pensée que le nombre des suffrages pouvait faire une loi,
+n'apparut que fort tard dans les cités, et seulement après que deux
+révolutions les avaient transformées. Jusque-là les lois se présentent
+comme quelque chose d'antique, d'immuable, de vénérable. Aussi vieilles
+que la cité, c'est le fondateur qui les a _posées_, en même temps qu'il
+_posait_ le foyer, _moresque viris et moenia ponit_. Il les a instituées
+en même temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas
+dire qu'il les ait imaginées lui-même. Quel en est donc le véritable
+auteur? Quand nous avons parlé plus haut de l'organisation de la famille
+et des lois grecques ou romaines qui réglaient la propriété, la
+succession, le testament, l'adoption, nous avons observé combien ces lois
+correspondaient exactement aux croyances des anciennes générations. Si
+l'on met ces lois en présence de l'équité naturelle, on les trouve souvent
+en contradiction avec elle, et il paraît assez évident que ce n'est pas
+dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est
+allé les chercher. Mais que l'on mette ces mêmes lois en regard du culte
+des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de
+cette religion primitive, et l'on reconnaîtra qu'elles sont avec tout cela
+dans un accord parfait.
+
+L'homme n'a pas eu à étudier sa conscience et à dire: Ceci est juste; ceci
+ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est né le droit antique. Mais l'homme
+croyait que le foyer sacré, en vertu de la loi religieuse, passait du père
+au fils; il en est résulté que la maison a été un bien héréditaire.
+L'homme qui avait enseveli son père dans son champ, croyait que l'esprit
+du mort prenait à jamais possession de ce champ et réclamait de sa
+postérité un culte perpétuel; il en est résulté que le champ, domaine du
+mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriété inaliénable d'une
+famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et
+la loi a dit avec la religion: Le fils hérite, la fille n'hérite pas; le
+neveu par les mâles hérite, non pas le neveu par les femmes. Voilà comment
+la loi s'est faite; elle s'est présentée d'elle-même et sans qu'on eût à
+la chercher. Elle était la conséquence directe et nécessaire de la
+croyance; elle était la religion même s'appliquant aux relations des
+hommes entre eux.
+
+Les anciens disaient que leurs lois leur étaient venues des dieux. Les
+Crétois attribuaient les leurs, non à Minos, mais à Jupiter; les
+Lacédémoniens croyaient que leur législateur n'était pas Lycurgue, mais
+Apollon. Les Romains disaient que Numa avait écrit sous la dictée d'une
+des divinités les plus puissantes de l'Italie ancienne, la déesse Égérie.
+Les Étrusques avaient reçu leurs lois du dieu Tagès. Il y a du vrai dans
+toutes ces traditions. Le véritable législateur chez les anciens, ce ne
+fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi.
+
+Les lois restèrent longtemps une chose sacrée. Même à l'époque où l'on
+admit que la volonté d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient
+faire une loi, encore fallait-il que la religion fût consultée et qu'elle
+fût an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimité des
+suffrages fût suffisante pour qu'il y eût une loi; il fallait encore que
+la décision du peuple fût approuvée par les pontifes et que les augures
+attestassent que les dieux étaient favorables à la loi proposée. [3] Un
+jour que les tribuns plébéiens voulaient faire adopter une loi par une
+assemblée des tribus, un patricien leur dit: « Quel droit avez-vous de
+faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez
+pas les auspices, vous qui dans vos assemblées n'accomplissez pas d'actes
+religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses
+sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [4]
+
+On conçoit d'après cela le respect et l'attachement que les anciens ont
+eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre
+humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand
+Platon dit qu'obéir aux lois c'est obéir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer
+la pensée grecque lorsque, dans le _Criton_, il montre Socrate donnant sa
+vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait écrit sur
+le rocher des Thermopyles: « Passant, va dire à Sparte que nous sommes
+morts ici pour obéir à ses lois. » La loi chez les anciens fut toujours
+sainte; au temps de la royauté elle était la reine des rois; au temps des
+républiques elle fut la reine des peuples. Lui désobéir était un
+sacrilège.
+
+En principe, la loi était immuable, puisqu'elle était divine. Il est à
+remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de
+nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction
+qu'il y eût entre elles. Le code de Dracon n'a pas été aboli par celui de
+Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre où la loi
+était gravée était inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se
+croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a été la cause
+principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien.
+Des lois opposées et de différentes époques s'y trouvaient réunies; et
+toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isée deux
+hommes se disputer un héritage; chacun d'eux allègue une loi en sa faveur;
+les deux lois sont absolument contraires et également sacrées. C'est ainsi
+que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui établit le droit d'aînesse,
+et en écrit une autre à côté qui prescrit le partage égal entre les
+frères.
+
+La loi antique n'a jamais de considérants. Pourquoi en aurait-elle? Elle
+n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont
+faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre
+d'autorité; les hommes lui obéissent parce qu'ils ont foi en elle.
+
+Pendant de longues générations, les lois n'étaient pas écrites; elles se
+transmettaient de père en fils, avec la croyance et la formule de prière.
+Elles étaient une tradition sacrée qui se perpétuait autour du foyer de la
+famille ou du foyer de la cité.
+
+Le jour où l'on a commencé à les mettre en écrit, c'est dans les livres
+sacrés qu'on les a consignées, dans les rituels, au milieu des prières et
+des cérémonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il
+ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacrés de cette ville. [6] Denys
+d'Halicarnasse, qui avait consulté les documents originaux, dit qu'avant
+l'époque des Décemvirs tout ce qu'il y avait à Rome de lois écrites se
+trouvait dans les livres des prêtres. [7] Plus tard la loi est sortie des
+rituels; on l'a écrite à part; mais l'usage a continué de la déposer dans
+un temple, et les prêtres en ont conservé la garde.
+
+Écrites ou non, ces lois étaient toujours formulées en arrêts très-brefs,
+que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moïse ou
+aux slocas du livre de Manou. Il y a même grande apparence que les paroles
+de la loi étaient rhythmées. [8] Aristote dit qu'avant le temps où les
+lois furent écrites, on les chantait. [9] Il en est resté des souvenirs
+dans la langue; les Romains appelaient les lois _carmina_, des vers; les
+Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10]
+
+Ces vieux vers étaient des textes invariables. Y changer une lettre, y
+déplacer un mot, en altérer le rhythme, c'eût été détruire la loi elle-
+même, en détruisant la forme sacrée sous laquelle elle s'était révélée aux
+hommes. La loi était comme la prière, qui n'était agréable à la divinité
+qu'à la condition d'être récitée exactement, et qui devenait impie si un
+seul mot y était changé. Dans le droit primitif, l'extérieur, la lettre
+est tout; il n'y a pas à chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne
+vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa
+formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrées qui la composent.
+
+Chez les anciens et surtout à Rome, l'idée du droit était inséparable de
+l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une
+obligation à contracter; l'un devait dire: _Dari spondes?_ et l'autre
+devait répondre: _Spondeo_. Si ces mots-là n'étaient pas prononcés, il n'y
+avait pas de contrat. En vain le créancier venait-il réclamer le payement
+de la dette, le débiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans
+ce droit antique, ce n'était pas la conscience ni le sentiment du juste,
+c'était la formule sacrée. Cette formule prononcée entre deux hommes
+établissait entre eux un lien de droit. Où la formule n'était pas, le
+droit n'était pas.
+
+Les formes bizarres de l'ancienne procédure romaine ne nous surprendront
+pas, si nous songeons que le droit antique était une religion, la loi un
+texte sacré, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec
+la loi, _agit lege_. Par l'énoncé de la loi il saisit l'adversaire. Mais
+qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaître les
+termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi
+n'existe plus et ne peut pas le défendre. Gaius raconte l'histoire d'un
+homme dont un voisin avait coupé les vignes; le fait était constant; il
+prononça la loi. Mais la loi disait arbres, il prononça vignes; il perdit
+son procès.
+
+L'énoncé de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement
+de signes extérieurs, qui étaient comme les rites de cette cérémonie
+religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procédure en justice.
+C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau
+de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher
+de la main, _mancipatio_; que, si l'on se disputait une propriété, il y
+avait combat fictif, _manuum consertio_. De là les formes de
+l'affranchissement, celles de l'émancipation, celles de l'action en
+justice, et toute la pantomime de la procédure.
+
+Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractère
+mystérieux de toute cette religion des cités. Les formules de la loi
+étaient tenues secrètes comme celles du culte. Elle était cachée à
+l'étranger, cachée même au plébéien. Ce n'est pas parce que les patriciens
+avaient calculé qu'ils puiseraient une grande force dans la possession
+exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature,
+parut longtemps un mystère auquel on ne pouvait être initié qu'après
+l'avoir été préalablement au culte national et au culte domestique.
+
+L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des
+principaux caractères de ce droit. La religion était purement civile,
+c'est-à-dire spéciale à chaque cité; il n'en pouvait découler aussi qu'un
+droit _civil_. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez
+les anciens. Quand ils disaient que le droit était civil, _jus civile_,
+[Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cité
+avait son code, comme de nos jours chaque État a le sien. Ils voulaient
+dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une
+même cité. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour être soumis à ses
+lois et être protégé par elles; il fallait en être citoyen. La loi
+n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour
+l'étranger. Nous verrons plus loin que l'étranger, domicilié dans une
+ville, ne pouvait ni y être propriétaire, ni y hériter, ni tester, ni
+faire un contrat d'aucune sorte, ni paraître devant les tribunaux
+ordinaires des citoyens. A Athènes, s'il se trouvait créancier d'un
+citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa
+dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui.
+
+Ces dispositions de l'ancien droit étaient d'une logique parfaite. Le
+droit n'était pas né de l'idée de la justice, mais de la religion, et il
+n'était pas conçu en dehors d'elle. Pour qu'il y eût un rapport de droit
+entre deux hommes, il fallait qu'il y eût déjà entre eux un rapport
+religieux, c'est-à-dire qu'ils eussent le culte d'un même foyer et les
+mêmes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communauté religieuse
+n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit pût
+exister. Or ni l'esclave ni l'étranger n'avaient part à la religion de la
+cité. Un étranger et un citoyen pouvaient vivre côte à côte pendant de
+longues années, sans qu'on conçût la possibilité d'établir un lien de
+droit entre eux. Le droit n'était qu'une des faces de la religion. Pas de
+religion commune, pas de loi commune.
+
+
+NOTES
+
+[1] De là est venue cette vieille définition que les jurisconsultes ont
+conservée jusqu'à Justinien: _Jurisprudentia est rerum divinarum atque
+humanarum notitia._ Cf. Cicéron, _De legib._, II, 9; II, 19; _De arusp.
+resp._, 7. Denys, II, 73. Tacite, _Ann._, I, 10; _Hist._, I, 15. Dion
+Cassius, XLVIII, 44. Pline, _Hist. nat._, XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV,
+27.
+
+[2] Pollux, VIII, 90.
+
+[3] Denys, IX, 41; IX, 49.
+
+[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31.
+
+[5] Andocide, I, 82, 83. Démosthènes, _in Everg._, 71.
+
+[6] Varron, _L. L._, VI, 16.
+
+[7] Denys, X, I.
+
+[8] Élien, _H. V._, II, 39.
+
+[9] Aristote, _Probl._, XIX, 28.
+
+[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme,
+chant; voy. Plutarque, _De musica_, p. 1133; Pindare, _Pyth._, XII, 41;
+_fragm._ 190 (édit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, _Chev._, 9: [Grec:
+Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi].
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+LE CITOYEN ET L'ÉTRANGER.
+
+
+On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte de la cité, et
+c'était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et
+politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. Nous avons
+parlé plus haut des repas publics, qui étaient la principale cérémonie du
+culte national. Or à Sparte celui qui n'y assistait pas, même sans que ce
+fût par sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens. [1] A
+Athènes, celui qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux,
+perdait le droit de cité. [2] A Rome, il fallait avoir été présent à la
+cérémonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3]
+L'homme qui n'y avait pas assisté, c'est-à-dire qui n'avait pas eu part à
+la prière commune et au sacrifice, n'était plus citoyen jusqu'au lustre
+suivant.
+
+Si l'on veut donner la définition exacte du citoyen, il faut dire que
+c'est l'homme qui a la religion de la cité. [4] L'étranger, au contraire,
+est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité ne
+protègent pas et qui n'a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux
+nationaux ne veulent recevoir de prières et d'offrandes que du citoyen;
+ils repoussent l'étranger; l'entrée de leurs temples lui est interdite et
+sa présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage de cet
+antique sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux rites
+du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir
+la tête voilée, « parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacrés, dans
+l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un
+étranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient
+troublés ». [5] Un objet sacré, qui tombait momentanément aux mains d'un
+étranger, devenait aussitôt profane; il ne pouvait recouvrer son caractère
+religieux que par une cérémonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'était emparé
+d'une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il fallait avant
+toute chose que les temples fussent purifiés et tous les foyers éteints et
+renouvelés; le regard de l'étranger les avait souillés. [7]
+
+C'est ainsi que la religion établissait entre le citoyen et l'étranger une
+distinction profonde et ineffaçable. Cette même religion, tant qu'elle fut
+puissante sur les âmes, défendit de communiquer aux étrangers le droit de
+cité. Au temps d'Hérodote, Sparte ne l'avait encore accordé à personne,
+excepté à un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de
+l'oracle. Athènes l'accordait quelquefois; mais avec quelles précautions!
+Il fallait d'abord que le peuple réuni votât au scrutin secret l'admission
+de l'étranger; ce n'était rien encore; il fallait que, neuf jours après,
+une seconde assemblée votât dans le même sens, et qu'il y eût au moins six
+mille suffrages favorables: chiffre qui paraîtra énorme si l'on songe
+qu'il était fort rare qu'une assemblée athénienne réunît ce nombre de
+citoyens. Il fallait ensuite un vote du Sénat qui confirmât la décision de
+cette double assemblée. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait
+opposer une sorte de veto et attaquer le décret comme contraire aux
+vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le législateur
+eût entouré d'autant de difficultés et de précautions que celui qui allait
+conférer à un étranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup
+qu'il y eût autant de formalités à remplir pour déclarer la guerre ou pour
+faire une loi nouvelle. D'où vient qu'on opposait tant d'obstacles à
+l'étranger qui voulait être citoyen? Assurément on ne craignait pas que
+dans les assemblées politiques son vote fît pencher la balance.
+Démosthènes nous dit le vrai motif et la vraie pensée des Athéniens:
+« C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur pureté. » Exclure
+l'étranger c'est « veiller sur les cérémonies saintes ». Admettre un
+étranger parmi les citoyens c'est « lui donner part à la religion et aux
+sacrifice ». [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas
+entièrement libre, et il était saisi d'un scrupule religieux; car il
+savait que les dieux nationaux étaient portés à repousser l'étranger et
+que les sacrifices seraient peut-être altérés par la présence du nouveau
+venu. Le don du droit de cité à un étranger était une véritable violation
+des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la
+cité, à l'origine, en était si avare. Encore faut-il noter que l'homme si
+péniblement admis comme citoyen ne pouvait être ni archonte ni prêtre. La
+cité lui permettait bien d'assister à son culte; mais quant à y présider,
+c'eût été trop.
+
+Nul ne pouvait devenir citoyen à Athènes, s'il était citoyen dans une
+autre ville. [9] Car il y avait une impossibilité religieuse à être à la
+fois membre de deux cités, comme nous avons vu qu'il y en avait une à être
+membre de deux familles. On ne pouvait pas être de deux religions à la
+fois.
+
+La participation au culte entraînait avec elle la possession des droits.
+Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui précédait l'assemblée,
+il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de
+la cité, il pouvait être prytane et archonte. Ayant la religion de la
+cité, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la
+procédure.
+
+L'étranger, au contraire, n'ayant aucune part à la religion n'avait aucun
+droit. S'il entrait dans l'enceinte sacrée que le prêtre avait tracée pour
+l'assemblée, il était puni de mort. Les lois de la cité n'existaient pas
+pour lui. S'il avait commis un délit, il était traité comme l'esclave et
+puni sans forme de procès, la cité ne lui devant aucune justice. [10]
+Lorsqu'on est arrivé à sentir le besoin d'avoir une justice pour
+l'étranger, il a fallu établir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour
+juger l'étranger, le préteur a dû se faire étranger lui-même (_praetor
+peregrinus_). A Athènes le juge des étrangers a été le polémarque, c'est-
+à-dire le magistrat qui était chargé des soins de la guerre et de toutes
+les relations avec l'ennemi. [11]
+
+Ni à Rome ni à Athènes l'étranger ne pouvait être propriétaire. [12] Il ne
+pouvait pas se marier; du moins son mariage n'était pas reconnu, et ses
+enfants étaient réputés bâtards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat
+avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune
+valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La
+loi romaine lui défendait d'hériter d'un citoyen, et même à un citoyen
+d'hériter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que,
+si un étranger obtenait le droit de cité romaine sans que son fils, né
+avant cette époque, eût la même faveur, le fils devenait à l'égard du père
+un étranger et ne pouvait pas hériter de lui. [16] La distinction entre
+citoyen et étranger était plus forte que le lien de nature entre père et
+fils. Il semblerait à première vue qu'on eût pris à tâche d'établir un
+système de vexation contre l'étranger. Il n'en était rien. Athènes et Rome
+lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protégeaient, par des
+raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur
+intérêt même ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion
+avait établies. Cette religion ne permettait pas que l'étranger devînt
+propriétaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol
+religieux de la cité. Elle ne permettait ni à l'étranger d'hériter du
+citoyen ni au citoyen d'hériter de l'étranger, parce que toute
+transmission de biens entraînait la transmission d'un culte, et qu'il
+était aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'étranger qu'à
+l'étranger celui du citoyen.
+
+On pouvait accueillir l'étranger, veiller sur lui, l'estimer même, s'il
+était riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part à la religion
+et au droit. L'esclave, à certaine égards, était mieux traité que lui; car
+l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, était
+rattaché à la cité par l'intermédiaire de son maître; les dieux le
+protégeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de
+l'esclave était sacré, mais que celui de l'étranger ne l'était pas. [17]
+
+Pour que l'étranger fût compté pour quelque chose aux yeux de la loi, pour
+qu'il pût faire le commerce, contracter, jouir en sûreté de son bien, pour
+que la justice de la cité pût le défendre efficacement, il fallait qu'il
+se fît le client d'un citoyen. Rome et Athènes voulaient que tout étranger
+adoptât un patron. [18] En se mettant dans la clientèle et sous la
+dépendance d'un citoyen, l'étranger était rattaché par cet intermédiaire à
+la cité. Il participait alors à quelques-uns des bénéfices du droit civil
+et la protection des lois lui était acquise.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, II, 6, 21 (II, 7).
+
+[2] Boeckh, _Corp. inscr._, 3641 b.
+
+[3] Velléius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne;
+encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin
+qu'inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés
+comme présents.
+
+[4] Démosthènes, _in Neoeram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec
+[Grec: suntelein], c'est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec:
+meteinai leron chai osion].
+
+[5] Virgile, _En._, III, 406. Festus, v° _Exesto: Lictor in quibusdam
+sacris clamitabat, hostis exesto_. On sait que _hostis_ se disait de
+l'étranger (Macrobe, I, 17); _hostilis facies_, dans Virgile, signifie le
+visage d'un étranger.
+
+[6] _Digeste_, liv. XI, tit. 6, 36.
+
+[7] Plutarque, _Aristide_, 20. Tite-Live, V, 50.
+
+[8] Démosthènes, _in Neoeram_, 89, 91, 92, 113, 114.
+
+[9] Plutarque, _Solon_, 24. Cicéron, _Pro Coecina_, 34.
+
+[10] Aristote, _Politique_, III, 4, 3. Platon, _Lois_, VI.
+
+[11] Démosthènes, _in Neaeram_, 49. Lysias, in _Pancleonem_.
+
+[12] Gaius, _fr._ 234.
+
+[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, _Ois._, 1652.
+
+[14] Ulpien, XIX,4. Démosthènes, _Pro Phorm.; in Eubul_.
+
+[15] Cicéron, _Pro Archia_, 5. Gaius, II, 110.
+
+[16] Pausanias, VIII, 48.
+
+[17] _Digeste_, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4.
+
+[18] Harpocration, [Grec: prostates].
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+LE PATRIOTISME. L'EXIL.
+
+
+Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des pères, _terra
+patria_. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa religion
+domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les
+ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie
+était l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande
+patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte
+sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la
+patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était
+véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. État,
+Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les
+modernes; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités
+locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur
+l'âme.
+
+On s'explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui
+était pour eux la vertu suprême et auquel toutes les autres vertus
+venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se
+confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son
+droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque
+impossible que l'intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public.
+Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous
+élève. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve.
+
+Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il
+quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrées du
+territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social
+d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de
+la vie régulière et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en
+dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses
+devoirs. Il ne peut être homme que là.
+
+La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme
+on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. « Il faut se donner
+à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. » Il faut l'aimer
+glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses
+bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle
+sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham
+aimait son Dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir
+mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un
+homme ou par point d'honneur; mais à la patrie il doit sa vie. Car si la
+patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat
+véritablement pour ses autels, pour ses foyers, _pro aris et focis_; car
+si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers
+éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé.
+L'amour de la patrie, c'est la piété des anciens.
+
+Il fallait que la possession de la patrie fût bien précieuse; car les
+anciens n'imaginaient guère de châtiment plus cruel que d'en priver
+l'homme. La punition ordinaire des grands crimes était l'exil.
+
+L'exil était proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'était,
+suivant la formule également usitée chez les Grecs et chez les Romains,
+lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu
+sacré du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices.
+L'exil mettait donc un homme hors de la religion. « Qu'il fuie, disait la
+sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui
+parle ni ne le reçoive; que nul né l'admette aux prières ni aux
+sacrifices; que nul ne lui présente l'eau lustrale. » [2] Toute maison
+était souillée par sa présence. L'homme qui l'accueillait devenait impur à
+son contact. « Celui qui aura mangé ou bu avec lui ou qui l'aura touché,
+disait la loi, devra se purifier. » Sous le coup de cette excommunication,
+l'exilé ne pouvait prendre part à aucune cérémonie religieuse; il n'avait
+plus de culte, plus de repas sacrés, plus de prières; il était déshérité
+de sa part de religion.
+
+Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'était pas partout. S'ils
+avaient quelque vague idée d'une divinité de l'univers, ce n'était pas
+celle-là qu'ils considéraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient.
+Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison, son
+canton, sa ville. L'exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait
+aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le
+consoler et le protéger; il ne sentait plus de providence qui veillât sur
+lui; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les
+besoins de son âme était éloigné de lui.
+
+Or la religion était la source d'où découlaient les droits civils et
+politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la
+patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son
+culte domestique et il devait éteindre son foyer. [3]
+
+Il n'avait plus de droit de propriété; sa terre et tous ses biens, comme
+s'il était mort, passaient à ses enfants, à moins qu'ils ne fussent
+confisqués, au profit des dieux ou de l'État. [4] N'ayant plus de culte,
+il n'avait plus de famille; il cessait d'être époux et père. Ses fils
+n'étaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'était plus sa femme, [6] et
+elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Voyez Régulus,
+prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile à un exilé; si le Sénat
+lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exilé n'est plus
+sénateur; si sa femme et ses enfants courent à lui, il repousse leurs
+embrassements, car pour l'exilé il n'y a plus d'enfants, plus d'épouse:
+
+ Fertur pudicae conjugis osculum
+ Parvosque natos, _ut capitis minor_,
+ A se removisse. [7]
+
+« L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. »
+Mort, il n'a pas le droit d'être enseveli dans le tombeau de sa famille;
+car il est un étranger. [8]
+
+Il n'est pas surprenant que les républiques anciennes aient presque
+toujours permis au coupable d'échapper à la mort par la fuite. L'exil ne
+semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains
+l'appelaient une peine capitale.
+
+
+NOTES
+
+[1] Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, _Pro
+domo_, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3.
+
+[2] Sophocle, _Oedipe roi_, 239. Platon, _Lois_, IX, 881.
+
+[3] Ovide, _Tristes_, I, 3, 43.
+
+[4] Pindare, _Pyth._, IV, 517. Platon, _Lois_, IX, 877. Diodore, XIII, 49.
+Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58.
+
+[5] _Institutes_ de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128.
+
+[6] Denys, VIII, 41.
+
+[7] Horace, _Odes_, III.
+
+[8] Thucydide, I, 138.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+DE L'ESPRIT MUNICIPAL.
+
+
+Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions
+et surtout des anciennes croyances a pu
+nous donner une idée de la distinction profonde qu'il
+y avait toujours entre deux cités. Si voisines qu'elles
+fussent, elles formaient toujours deux sociétés complètement
+séparées. Entre elles il y avait bien plus
+que la distance qui sépare aujourd'hui deux villes,
+bien plus que la frontière qui divise deux États; les
+dieux n'étaient pas les mêmes, ni les cérémonies,
+ni les prières. Le culte d'une cité était interdit à
+l'homme de la cité voisine. On croyait que les dieux
+d'une ville repoussaient les hommages et les prières
+de quiconque n'était pas leur concitoyen.
+
+Il est vrai que ces vieilles croyances se sont à la
+longue modifiées et adoucies; mais elles avaient été
+dans leur pleine vigueur à l'époque où les sociétés
+s'étaient formées, et ces sociétés en ont toujours
+gardé l'empreinte.
+
+On conçoit aisément deux choses: d'abord, que
+cette religion propre à chaque ville a dû constituer
+la cité d'une manière très-forte et presque inébranlable;
+il est, en effet, merveilleux combien cette organisation
+sociale, malgré ses défauts et toutes ses
+chances de ruine, a duré longtemps; ensuite, que
+cette religion a dû avoir pour effet, pendant de longs
+siècles, de rendre impossible l'établissement d'une
+autre forme sociale que la cité.
+
+Chaque cité, par l'exigence de sa religion même,
+devait être absolument indépendante. Il fallait que
+chacune eût son code particulier, puisque chacune
+avait sa religion et que c'était de la religion que la
+loi découlait. Chacune devait avoir sa justice souveraine,
+et il ne pouvait y avoir aucune justice supérieure
+à celle de la cité. Chacune avait ses fêtes
+religieuses et son calendrier; les mois et l'année ne
+pouvaient pas être les mêmes dans deux villes, puisque
+la série des actes religieux était différente. Chacune
+avait sa monnaie particulière, qui, à l'origine,
+était ordinairement marquée de son emblème religieux.
+Chacune avait ses poids et ses mesures. On
+n'admettait pas qu'il pût y avoir rien de commun
+entre deux cités. La ligne de démarcation était si
+profonde qu'on imaginait à peine que le mariage fût
+permis entre habitants de deux villes différentes.
+Une telle union parut toujours étrange et fut longtemps
+réputée illégitime. La législation de Rome et
+celle d'Athènes répugnent visiblement à l'admettre.
+Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage
+étaient confondus parmi les bâtards et privés
+des droits de citoyen. Pour que le mariage fût légitime
+entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y
+eût entre elles une convention particulière (_jus connubii_,
+[Grec: epilamia]).
+
+Chaque cité avait autour de son territoire une
+ligne de bornes sacrées. C'était l'horizon de sa religion
+nationale et de ses dieux. Au delà de ces bornes
+d'autres dieux régnaient et l'on pratiquait un autre
+culte.
+
+Le caractère le plus saillant de l'histoire de la
+Grèce et de celle de l'Italie, avant la conquête romaine,
+c'est le morcellement poussé à l'excès et
+l'esprit d'isolement de chaque cité. La Grèce n'a jamais
+réussi à former un seul État; ni les villes latines,
+ni les villes étrusques, ni les tribus samnites
+n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribué
+l'incurable division des Grecs à la nature de
+leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y
+croisent, établissent entre les hommes des lignes de
+démarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes
+entre Thèbes et Platée, entre Argos et Sparte,
+entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre
+les villes du Latium ni entre les douze cités de
+l'Étrurie. La nature physique a sans nul doute quelque
+action sur l'histoire des peuples; mais les croyances
+de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre
+deux cités voisines il y avait quelque chose de
+plus infranchissable qu'une montagne; c'était la série
+des bornes sacrées, c'était la différence des cultes
+et la haine des dieux nationaux pour l'étranger.
+
+Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu établir
+ni même concevoir aucune autre organisation sociale
+que la cité. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les
+Romains même pendant fort longtemps n'ont eu la
+pensée que plusieurs villes pussent s'unir et vivre à
+titre égal sous un même gouvernement. Entre deux
+cités il pouvait bien y avoir alliance, association momentanée
+en vue d'un profit à faire ou d'un danger
+à repousser; mais il n'y avait jamais union complète.
+Car la religion faisait de chaque ville un corps
+qui ne pouvait s'agréger à aucun autre. L'isolement
+était la loi de la cité.
+
+Avec les croyances et les usages religieux que
+nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles
+pu se confondre dans un même État? On ne
+comprenait l'association humaine et elle ne paraissait
+régulière qu'autant qu'elle était fondée sur la religion. Le symbole de
+cette association devait être
+un repas sacré fait en commun. Quelques milliers
+de citoyens pouvaient bien, à la rigueur, se réunir
+autour d'un même prytanée, réciter la même prière
+et se partager les mets sacrés. Mais essayez donc,
+avec ces usages, de faire un seul État de la Grèce
+entière! Comment fera-t-on les repas publics et toutes
+les cérémonies saintes auxquelles tout citoyen
+est tenu d'assister? Où sera le prytanée? Comment
+fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront
+les limites inviolables qui ont marqué à
+l'origine le territoire de la cité et qui l'ont séparé
+pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous
+les cultes locaux, les divinités poliades, les héros qui
+habitent chaque canton? Athènes a sur ses terres le
+héros Oedipe, ennemi de Thèbes; comment réunir
+Athènes et Thèbes dans un même culte et dans un
+même gouvernement?
+
+Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne
+s'affaiblirent que très-tard dans l'esprit du vulgaire),
+il n'était plus temps d'établir une nouvelle forme d'État.
+La division était consacrée par l'habitude, par
+l'intérêt, par la haine invétérée, par le souvenir des
+vieilles luttes. Il n'y avait plus à revenir sur le
+passé.
+
+Chaque ville tenait fort à son autonomie; elle appelait
+ainsi un ensemble qui comprenait son culte,
+son droit, son gouvernement, toute son indépendance
+religieuse et politique.
+
+Il était plus facile à une cité d'en assujettir une
+autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire
+de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves;
+elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du
+vainqueur. Confondre deux cités en un seul État,
+unir la population vaincue à la population victorieuse
+et les associer sous un même gouvernement,
+c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, à
+une seule exception près dont nous parlerons plus
+tard. Si Sparte conquiert la Messénie, ce n'est pas
+pour faire des Spartiates et des Messéniens un seul
+peuple; elle expulse toute la race des vaincus et
+prend leurs terres. Athènes en use de même à l'égard
+de Salamine, d'Égine, de Mélos.
+
+Faire entrer les vaincus dans la cité des vainqueurs
+était une pensée qui ne pouvait venir à l'esprit
+de personne. La cité possédait des dieux, des
+hymnes, des fêtes, des lois, qui étaient son patrimoine
+précieux; elle se gardait bien d'en donner
+part à des vaincus. Elle n'en avait même pas le
+droit; Athènes pouvait-elle admettre que l'habitant
+d'Égine entrât dans le temple d'Athéné poliade?
+qu'il adressât un culte à Thésée? qu'il prît part aux
+repas sacrés? qu'il entretînt, comme prytane, le
+foyer public? La religion le défendait. Donc la population
+vaincue de l'île d'Égine ne pouvait pas former
+un même État avec la population d'Athènes.
+N'ayant pas les mêmes dieux, les Éginètes et les
+Athéniens ne pouvaient pas avoir les mêmes lois, ni
+les mêmes magistrats.
+
+Mais Athènes ne pouvait-elle pas du moins, en
+laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses
+murs des magistrats pour la gouverner? Il était absolument
+contraire aux principes des anciens qu'une
+cité fût gouvernée par un homme qui n'en fût pas
+citoyen. En effet le magistrat devait être un chef religieux
+et sa fonction principale était d'accomplir le
+sacrifice au nom de la cité. L'étranger, qui n'avait
+pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas
+être magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse,
+il n'avait aux yeux des hommes aucune autorité régulière.
+Sparte essaya de mettre dans les villes ses
+harmostes; mais ces hommes n'étaient pas magistrats,
+ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les
+assemblées. N'ayant aucune relation régulière avec
+le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir
+longtemps.
+
+Il résultait de là que tout vainqueur était dans
+l'alternative, ou de détruire la cité vaincue et d'en
+occuper le territoire, ou de lui laisser toute son indépendance.
+Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la
+cité cessait d'être, ou elle était un État souverain.
+Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement;
+elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors
+elle n'existait plus.
+
+Cette indépendance absolue de la cité ancienne
+n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles
+elle était fondée eurent complètement disparu.
+Après que les idées eurent été transformées et que
+plusieurs révolutions eurent passé sur ces sociétés
+antiques, alors on put arriver à concevoir et à établir
+un État plus grand régi par d'autres règles. Mais il
+fallut pour cela que les hommes découvrissent d'autres
+principes et un autre lien social que ceux des
+vieux âges.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+RELATIONS ENTRE LES CITÉS; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX.
+
+
+La religion qui exerçait un si grand empire sur la vie intérieure de la
+cité, intervenait avec la même autorité dans toutes les relations que les
+cités avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment
+les hommes de ces vieux âges se faisaient la guerre, comment ils
+concluaient la paix, comment ils formaient des alliances.
+
+Deux cités étaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les
+mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n'étaient pas seulement les
+hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu'on
+ne croie pas que ce soit là une simple fiction poétique. Il y a eu chez
+les anciens une croyance très-arrêtée et très-vivace en vertu de laquelle
+chaque armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu'ils
+combattaient dans la mêlée; les soldats les défendaient et ils défendaient
+les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi
+contre les dieux de l'autre cité; ces dieux étrangers, il était permis de
+les détester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire
+prisonniers.
+
+La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux
+petites armées en présence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son
+autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés; chacune a ses oracles
+qui lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent
+la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense
+et dit comme ce Grec dans Euripide: « Les dieux qui combattent avec nous
+sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. » Chaque armée
+prononce contre l'armée ennemie une imprécation dans le genre de celle
+dont Macrobe nous a conservé la formule: « O dieux, répandez l'effroi, la
+terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite
+leurs champs et leur ville, soient par vous privés de la lumière du
+soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs têtes et leurs personnes
+y vous soient dévoués. » Cela dit, on se bat des deux côtés avec cet
+acharnement sauvage que donne la pensée qu'on a des dieux pour soi et
+qu'on combat contre des dieux étrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la
+guerre est implacable; la religion préside à la lutte et excite les
+combattants. Il ne peut y avoir aucune règle supérieure qui tempère le
+désir de tuer; il est permis d'égorger les prisonniers, d'achever les
+blessés.
+
+Même en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idée d'un devoir, quel
+qu'il soit, vis-à-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour
+l'étranger; à plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la
+guerre. On n'a pas à distinguer à son égard le juste et l'injuste. Mucius
+Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il était beau d'assassiner un
+ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompé le roi de
+Macédoine. Paul-Émile vendit comme esclaves cent mille Épirotes qui
+s'étaient remis volontairement dans ses mains.
+
+Le Lacédémonien Phébidas, en pleine paix, s'était emparé de la citadelle
+des Thébains. On interrogeait Agésilas sur la justice de cette action:
+« Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car dès qu'une action
+est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Voilà le droit des gens
+des cités anciennes. Un autre roi de Sparte, Cléomène, disait que tout le
+mal qu'on pouvait faire aux ennemis était toujours juste aux yeux des
+dieux et des hommes.
+
+Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi
+divine ni humaine n'arrêtait sa vengeance ou sa cupidité. Le jour où
+Athènes décréta que tous les Mityléniens, sans distinction de sexe ni
+d'âge, seraient exterminés, elle ne croyait pas dépasser son droit; quand,
+le lendemain, elle revint sur son décret et se contenta de mettre à mort
+mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et
+indulgente. Après la prise de Platée, les hommes furent égorgés, les
+femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir violé le
+droit.
+
+On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait à la
+population tout entière, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la
+faisait pas seulement aux êtres humains; on la faisait aux champs et aux
+moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres; la récolte de
+l'ennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par
+conséquent brûlée. On exterminait les bestiaux; on détruisait même les
+semis qui auraient pu produire l'année suivante. Une guerre pouvait faire
+disparaître d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et
+transformer une contrée fertile en un désert. C'est en vertu de ce droit
+de la guerre que Rome a étendu la solitude autour d'elle; du territoire où
+les Volsques avaient vingt-trois cités, elle a fait les marais pontins;
+les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put
+longtemps reconnaître les lieux où les armées romaines avaient passé,
+moins aux vestiges de leurs camps, qu'à la solitude qui régnait aux
+environs.
+
+Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de
+supprimer leur cité, c'est-à-dire de briser leur association religieuse et
+politique. Alors les cultes cessaient et les dieux étaient oubliée. La
+religion de la cité étant abattue, la religion de chaque famille
+disparaissait en même temps. Les foyers s'éteignaient. Avec le culte
+tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriété, tout ce qui
+s'étayait sur la religion. [1] Écoutons le vaincu à qui l'on fait grâce de
+la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: « Je donne ma personne,
+ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes
+objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les
+donne au peuple romain. » [2] A partir de ce moment, les dieux, les
+temples, les maisons, les terres, les personnes étaient au vainqueur. Nous
+dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome.
+
+Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement
+de l'un des deux partis, un traité de paix pouvait la terminer. Mais pour
+cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnée; il fallait
+un acte religieux. Tout traité était marqué par l'immolation d'une
+victime. Signer un traité est une expression toute moderne; les Latins
+disaient frapper un chevreau, _icere haedus ou foedus_; le nom de la
+victime qui était le plus ordinairement employée à cet effet est resté
+dans la langue usuelle pour désigner l'acte tout entier. [3] Les Grecs
+s'exprimaient d'une manière analogue, ils disaient faire la libation,
+[Grec: spendesthai]. C'étaient toujours des prêtres qui, se conformant au
+rituel, [4] accomplissaient la cérémonie du traité. On les appelait
+féciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs.
+
+Cette cérémonie religieuse donnait seule aux conventions internationales
+un caractère sacré et inviolable. Tout le monde connaît l'histoire des
+fourches caudines. Une armée entière, par l'organe de ses consuls, de ses
+questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention
+avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolée. Aussi le
+Sénat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur.
+En l'annulant, il ne vint à l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien,
+que l'on commettait un acte de mauvaise foi.
+
+C'était une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait
+d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot
+d'un certain Grec dont la cité adorait le héros Alabandos; il s'adressait
+à un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: « Alabandos, disait-il,
+est un dieu et Hercule n'en est pas un. » [5] Avec de telles idées, il
+était nécessaire que dans un traité de paix chaque cité prît ses propres
+dieux à témoin de ses serments. « Nous avons fait un traité et versé les
+libations, disent les Platéens aux Spartiates, nous avons attesté, vous
+les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On
+cherchait bien, à invoquer, s'il était possible, des divinités qui fussent
+communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles à
+tous, le soleil qui éclaire tout, la terre nourricière. Mais les dieux de
+chaque cité et ses héros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il
+fallait que les contractants les prissent à témoin, si l'on voulait qu'ils
+fussent véritablement liés par la religion.
+
+De même que pendant la guerre les dieux s'étaient mêlés aux combattants,
+ils devaient aussi être compris dans le traité. On stipulait donc qu'il y
+aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes.
+Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les
+deux peuples s'autorisaient mutuellement à assister à leurs fêtes sacrées.
+[7] Quelquefois ils s'ouvraient réciproquement leurs temples et faisaient
+un échange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la
+ville de Lanuvium protégerait dorénavant les Romains, qui auraient le
+droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des
+deux parties contractantes s'engageait à offrir un culte aux divinités de
+l'autre. Ainsi les Éléens, ayant conclu un traité avec les Étoliens,
+offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux héros de leurs alliés. [9]
+Il était fréquent qu'à la suite d'une alliance on représentât par des
+statues ou des médailles les divinités des deux villes se donnant la main.
+C'est ainsi qu'on a des médailles où nous voyons unis l'Apollon de Milet
+et le Génie de Smyrne, la Pallas des Sidéens et l'Artémis de Perge,
+l'Apollon d'Hiérapolis et l'Artémis d'Éphèse. Virgile, parlant d'une
+alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Pénates des deux
+peuples unis et associés.
+
+Ces coutumes bizarres répondaient parfaitement à l'idée que les anciens se
+faisaient des dieux. Comme chaque cité avait les siens, il semblait
+naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traités. La
+guerre ou la paix entre deux villes était la guerre ou la paix entre deux
+religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fondé sur ce
+principe. Quand les dieux étaient ennemis, il y avait guerre sans merci et
+sans règle; dès qu'ils étaient amis, les hommes étaient liés entre eux et
+avaient le sentiment de devoirs réciproques. Si l'on pouvait supposer que
+les divinités poliades de deux cités eussent quelque motif pour être
+alliées, c'était assez pour que les deux cités le fussent. La première
+ville avec laquelle Borne contracta amitié fut Caeré en Étrurie, et Tite-
+Live en dit la raison: dans le désastre de l'invasion gauloise, les dieux
+romains avaient trouvé un asile à Caeré; ils avaient habité cette ville,
+ils y avaient été adorés; un lien sacré d'hospitalité s'était ainsi formé
+entre les dieux romains et la cité étrusque; [10] dès lors la religion ne
+permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles étaient alliées
+pour toujours. [11]
+
+
+NOTES
+
+[1] Cicéron, _in Verr._, II, 3, 6. Siculus Flaccus, _passim_. Thucydide,
+III, 50 et 68.
+
+[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, _Amphitr._, 100-105.
+
+[3] Festus, vis _Foedum et Foedus_.
+
+[4] En Grèce, ils portaient une couronne. Xénophon, _Hell._, IV, 7, 3.
+
+[5] Cicéron, _De nat. deor._, III, 19.
+
+[6] Thucydide, II.
+
+[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thésée, 25, 33.
+
+[8] Tite-Live, VIII, 14.
+
+[9] Pausanias, V, 15.
+
+[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13.
+
+[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confédérations ou
+amphictyonies qui étaient nombreuses dans l'ancienne Grèce et en Italie.
+Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles étaient des
+associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas
+d'amphictyonie qui n'eût un culte commun et un sanctuaire. Celle des
+Béotiens offrait un culte à Athéné Itonia, celle des Achéens à Déméter
+Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie était Poséidon Héliconien, comme
+celui de la pentapole dorienne était Apollon Triopique. La confédération
+des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'île de Délos, les villes
+de l'Argolide à Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles était une
+association de même nature. Toutes les réunions avaient lieu dans des
+temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cités
+confédérées envoyait pour y prendre part quelques citoyens revêtus
+momentanément d'un caractère sacerdotal, et qu'on appelait théores. Une
+victime était immolée en l'honneur du dieu de l'association, et les
+chairs, cuites sur l'autel, étaient partagées entre les représentants des
+cités. Le repas commun, avec les chants, les prières et les jeux sacrés
+qui l'accompagnaient, formait le lien de la confédération. Les mêmes
+usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les féries
+latines où elles partageaient les chairs d'une victime. Il en était de
+même des villes étrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes
+amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien
+religieux. Les cités confédérées conservaient une indépendance entière.
+Elles pouvaient même se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles
+observassent une trêve pendant la durée de la fête fédérale.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+LE ROMAIN; L'ATHÉNIEN.
+
+
+Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et qui les gouverna
+longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son caractère. Par
+ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une
+certaine manière de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne
+purent de longtemps se défaire. Elle montrait à l'homme des dieux partout,
+dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle écrasait
+l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui
+laissait aucune liberté dans ses actes.
+
+Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa
+maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte
+et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil
+sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des
+dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancêtres sont des êtres divins.
+
+Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journée
+appartient à sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses
+pénates, ses ancêtres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur
+adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec
+ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la
+toge, le mariage et les anniversaires de tous ces événements sont les
+actes solennels de son culte.
+
+Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un
+objet sacré; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappé de la
+foudre, ou c'est un tombeau; tantôt il faut qu'il se recueille et prononce
+une prière, tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le visage pour
+éviter la vue d'un objet funeste.
+
+Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie,
+plusieurs fois par an dans sa _gens_ ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces
+dieux, il doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome plus de
+dieux que de citoyens.
+
+Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et
+en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il figure dans une
+procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flûte sacrée.
+Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées les statues
+des divinités. Une autre fois c'est un _lectisternium_; une table est
+dressée dans une rue et chargée de mets; sur des lits sont couchées les
+statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur
+la tête et une branche de laurier à la main. [2]
+
+Il a une fête pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille
+de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix
+sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le
+succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les
+morts, parce qu'il a peur d'eux.
+
+Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît pas quelque
+oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie.
+Forme-t-il quelque désir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il
+dépose aux pieds de la statue d'un dieu.
+
+A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve
+toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des
+oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un
+boeuf qui a parlé, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille
+que lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux.
+
+Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les
+cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il
+couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il
+sait des formules pour éviter la maladie, et d'autres pour la guérir; mais
+il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une
+certaine façon. [3]
+
+Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n'ont pas donné les signes
+favorables. Il quitte l'assemblée du peuple s'il a entendu le cri d'une
+souris. Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s'il a aperçu un mauvais
+présage ou si une parole funeste a frappé son oreille. Il est brave au
+combat, mais à condition que les auspices lui assurent la victoire.
+
+Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme à
+l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent dans la
+superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et
+riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul,
+agriculteur, commerçant; mais partout et toujours il est prêtre et sa
+pensée est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de
+l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des
+dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain:
+
+ Dis te minorem quod geris, imperas.
+
+On a dit que c'était une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer
+qu'un sénat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se
+soit entendu avec une telle unanimité pour tromper le peuple ignorant? et
+cela pendant des siècles, sans que parmi tant de rivalités, de luttes, de
+haines personnelles, une seule voix se soit jamais élevée pour dire: Ceci
+est un mensonge. Si un patricien eût trahi les secrets de sa secte, si,
+s'adressant aux plébéiens qui supportaient impatiemment le joug de cette
+religion, il les eût tout à coup débarrassés et affranchis de ces auspices
+et de ces sacerdoces, cet homme eût acquis immédiatement un tel crédit
+qu'il fût devenu le maître de l'État. Croit-on que, si les patriciens
+n'eussent pas cru à la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation
+n'aurait pas été assez forte pour déterminer au moins un d'entre eux à
+révéler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on
+suppose qu'une religion puisse s'établir par convention et se soutenir par
+imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion
+gênait les patriciens eux-mêmes, combien de fois elle embarrassa le Sénat
+et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait
+été inventée pour la commodité des hommes d'État. C'est bien tard, c'est
+seulement au temps des Scipions que l'on a commencé de croire que la
+religion était utile au gouvernement; mais déjà la religion était morte
+dans les âmes.
+
+Prenons un Romain des premiers siècles; choisissons un des plus grands
+guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus
+de dix batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le représenter autant
+comme un prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la _gens_ Furia;
+son surnom est un mot qui désigne une fonction sacerdotale. Enfant, on lui
+a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui
+détourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux
+cérémonies du culte; il a passé sa jeunesse à s'instruire des rites de la
+religion. Il est vrai qu'une guerre a éclaté et que le prêtre s'est fait
+soldat; on l'a vu, blessé à la cuisse dans un combat de cavalerie,
+arracher le fer de la blessure et continuer à combattre. Après plusieurs
+campagnes, il a été élevé aux magistratures; comme tribun consulaire, il a
+fait les sacrifices publics, il a jugé, il a commandé l'armée. Un jour
+vient où l'on songe à lui pour la dictature. Ce jour-là, le magistrat en
+charge, après s'être recueilli pendant une nuit claire, a consulté les
+dieux; sa pensée était attachée à Camille dont il prononçait tout bas le
+nom, et ses yeux étaient fixés au ciel où ils cherchaient les présages.
+Les dieux n'en ont envoyé que de bons; c'est que Camille leur est
+agréable; il est nommé dictateur.
+
+Le voilà chef d'armée; il sort de la ville, non sans avoir consulté les
+auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup
+d'officiers, presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des
+aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer.
+
+On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiège sans
+succès depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque, c'est-à-dire presque
+une ville sainte; c'est de piété plus que de courage qu'il faut lutter. Si
+depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Étrusques
+connaissent mieux les rites qui sont agréables aux dieux et les formules
+magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses livres
+Sibyllins et y a cherché la volonté des dieux. Elle s'est aperçue que ses
+féries latines avaient été souillées par quelque vice de forme et elle a
+renouvelé le sacrifice. Pourtant les Étrusques ont encore la supériorité;
+il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un prêtre étrusque et savoir par
+lui le secret des dieux. Un prêtre véien est pris et mené au Sénat: « Pour
+que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac
+albain, en se gardant bien d'en faire écouler l'eau dans la mer. » Rome
+obéit, on creuse une infinité de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se
+perd dans la campagne.
+
+C'est à ce moment que Camille est élu dictateur. Il se rend à l'armée près
+de Veii. Il est sûr du succès; car tous les oracles ont été révélés, tous
+les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a
+promis aux dieux protecteurs des fêtes et des sacrifices. Pour vaincre, il
+ne néglige pas les moyens humains; il augmente l'armée, raffermit la
+discipline, fait creuser une galerie souterraine pour pénétrer dans la
+citadelle. Le jour de l'attaque est arrivé; Camille sort de sa tente; il
+prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures
+l'entourent; revêtu du _paludamentum_, il invoque les dieux: « Sous ta
+conduite, ô Apollon, et par ta volonté qui m'inspire, je marche pour
+prendre et détruire la ville de Veii; à toi je promets et je voue la
+dixième partie du butin. » Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour
+soi; l'ennemi a aussi une divinité puissante qui le protège. Camille
+l'évoque par cette formule: « Junon Reine, qui pour le présent habites à
+Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville;
+que notre ville devienne la tienne. » Puis, les sacrifices accomplis, les
+prières dites, les formules récitées, quand les Romains sont sûrs que les
+dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne défend plus l'ennemi, l'assaut est
+donné et la ville est prise.
+
+Tel est Camille. Un général romain est un homme qui sait admirablement
+combattre, qui sait surtout l'art de se faire obéir, mais qui croit
+fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et
+qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce
+n'est pas même la discipline, c'est l'énoncé de quelques formules
+exactement dites suivant les rites. Ces formules adressées aux dieux les
+déterminent et les contraignent presque toujours à lui donner la victoire.
+Pour un tel général la récompense suprême est que le Sénat lui permette
+d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacré qui
+est attelé de quatre chevaux blancs; il est vêtu de la robe sacrée dont on
+revêt les dieux aux jours de fête; sa tête est couronnée, sa main droite
+tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont
+exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4]
+Sous cette majesté presque divine il se montre à ses concitoyens, et il va
+rendre hommage à la majesté vraie du plus grand des dieux romains. Il
+gravit la pente du Capitole, et arrivé devant le temple de Jupiter, il
+immole des victimes.
+
+La peur des dieux n'était pas un sentiment propre au Romain; elle régnait
+aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitués à l'origine
+par la religion, nourris et élevés par elle, conservèrent très-longtemps
+la marque de leur éducation première. On connaît les scrupules du
+Spartiate, qui ne commence jamais une expédition avant que la lune soit
+dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit
+combattre et qui renonce aux entreprises les mieux conçues et les plus
+nécessaires parce qu'un mauvais présage l'effraye. L'Athénien n'est pas
+moins scrupuleux. Une armée athénienne n'entre jamais en campagne avant le
+septième jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand
+soin de redorer la statue de Pallas.
+
+Xénophon assure que les Athéniens ont plus de fêtes religieuses qu'aucun
+autre peuple grec. [5] « Que de victimes offertes aux dieux, dit
+Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions
+sacrées! A tout moment de l'année on voit des festins religieux et des
+victimes couronnées. » La ville d'Athènes et son territoire sont couverts
+de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cité, pour le
+culte des tribus et des dèmes, pour le culte des familles. Chaque maison
+est elle-même un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacré.
+
+L'Athénien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur,
+a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les
+vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la dévotion
+la plus fervente, c'est la religion des ancêtres et des héros. Il a le
+culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige à leur offrir
+chaque année les prémices de sa récolte; une autre lui défend de prononcer
+un seul mot qui puisse provoquer leur colère. Tout ce qui touche à
+l'antiquité est sacré pour un Athénien. Il a de vieux recueils où sont
+consignés ses rites et jamais il ne s'en écarte; si un prêtre introduisait
+dans le culte la plus légère innovation, il serait puni de mort. Les rites
+les plus bizarres sont observés de siècle en siècle. Un jour de l'année,
+l'Athénien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que
+l'amante de Thésée est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et
+les mouvements d'une femme en travail. Il célèbre une autre fête annuelle
+qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de
+Thésée dans l'Attique; on couronne le caducée d'un héraut, parce que le
+héraut de Thésée a couronné son caducée; on pousse un certain cri que l'on
+suppose que le héraut a poussé, et il se fait une procession où chacun
+porte le costume qui était en usage au temps de Thésée. Il y a un autre
+jour où l'Athénien ne manque pas de faire bouillir des légumes dans une
+marmite d'une certaine espèce; c'est un rite dont l'origine se perd dans
+une antiquité lointaine, dont on ne connaît plus le sens, mais qu'on
+renouvelle pieusement chaque année. [7]
+
+L'Athénien, comme le Romain, a des jours néfastes; ces jours-là, on ne se
+marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblée,
+on ne rend pas la justice. Le dix-huitième et le dix-neuvième jour de
+chaque mois sont employés à des purifications. Le jour des Plyntéries,
+jour néfaste entre tous, on voile la statue de la grande divinité poliade.
+Au contraire, le jour des Panathénées, le voile de la déesse est porté en
+grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'âge ni de
+rang, doivent lui faire cortège. L'Athénien fait des sacrifices pour les
+récoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau
+temps; il en fait pour guérir les maladies et chasser la famine ou la
+peste. [8]
+
+Athènes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres
+Sibyllins, et elle nourrit au Prytanée des hommes qui lui annoncent
+l'avenir. Dans ses rues on rencontre à chaque pas des devins, des prêtres,
+des interprètes des songes. L'Athénien croit aux présages; un éternument
+ou un tintement des oreilles l'arrête dans une entreprise. Il ne
+s'embarque jamais sans avoir interrogé les auspices. Avant de se marier il
+ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblée du peuple se
+sépare dès que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe
+funeste. Si un sacrifice a été troublé par l'annonce d'une mauvaise
+nouvelle, il faut le recommencer. [9.]
+
+L'Athénien ne commence guère une phrase sans invoquer d'abord la bonne
+fortune. Il met ce mot invariablement à la tête de tous ses décrets. A la
+tribune, l'orateur débute volontiers par une invocation aux dieux et aux
+héros qui habitent le pays. On mène le peuple en lui débitant des oracles.
+Les orateurs, pour faire prévaloir leur avis, répètent à tout moment: La
+Déesse ainsi l'ordonne. [10]
+
+Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au
+sanctuaire de Délos une _théorie_, c'est-à-dire des victimes et un choeur
+pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu à Athènes,
+il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dédiant une statue à
+Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est _hestiateur_ et fait
+les frais du repas sacré de sa tribu; il est chorége et entretient un
+choeur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un
+sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le
+quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur
+ses intérêts particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre
+Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur à Athènes, il s'aperçoit que deux
+de ses soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi;
+il est saisi d'un scrupule religieux; il arrête sa flotte, et envoie un
+héraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux
+cadavres. Quelque temps après, le peuple athénien délibère sur
+l'expédition de Sicile. Nicias monte à la tribune et déclare que ses
+prêtres et son devin annoncent des présages qui s'opposent à l'expédition.
+Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui débitent des oracles en
+sens contraire. Le peuple est indécis. Surviennent des hommes qui arrivent
+d'Égypte; ils ont consulté le dieu d'Ammon, qui commence à être déjà fort
+en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Athéniens prendront tous
+les Syracusains. Le peuple se décide aussitôt pour la guerre. [11]
+
+Nicias, bien malgré lui, commande l'expédition. Avant de partir, il
+accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmène avec lui, comme fait
+tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de
+hérauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un emblème qui
+représente quelque dieu.
+
+Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annoncé par assez de
+prodiges? Des corbeaux ont endommagé une statue de Pallas; un homme s'est
+mutilé sur un autel; et le départ a lieu pendant les jours néfastes des
+Plyntéries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale à lui et
+à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on
+toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal
+d'un combat, lui que l'on connaît pour être si brave soldat et si habile
+général.
+
+On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes cruelles il faut se
+décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte pour le retour; la
+mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de lune. Il consulte
+son devin; le devin répond que le présage est contraire et qu'il faut
+attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit; il passe tout ce temps dans
+l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des dieux.
+Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa flotte.
+Il ne reste plus qu'à faire retraite par terre, chose impossible; ni lui
+ni aucun de ses soldats n'échappe aux Syracusains.
+
+Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre? Ils savaient le
+courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent
+pas non plus à le blâmer d'avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne
+trouvèrent qu'une chose à lui reprocher, c'était d'avoir emmené un devin
+ignorant. Car le devin s'était trompé sur le présage de l'éclipse de lune;
+il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune
+qui cache sa lumière est un présage favorable. [12]
+
+
+NOTES
+
+[1] Saint Augustin, _Cité de Dieu_, VI, T. Tertullien, _Ad nat._, II, 15.
+
+[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37.
+
+[3] Caton, _De re rust._, 160. Varron, _De re rust._, I, 2; I, 37. Pline,
+_H. N._, VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvénal, X, 55. Aulu-
+Gelle, IV, 5.
+
+[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, _G. puniq._, 59.
+Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7.
+
+[5] Xénophon, _Gouv. d'Ath._, III, 2.
+
+[6] Aristophane, _Nuées_.
+
+[7] Plutarque, _Thésée_, 20, 22, 23.
+
+[8] Platon, _Lois_, VII, p. 800. Philochore, _Fragm._ Euripide, _Suppl._,
+80.
+
+[9] Aristophane, _Paix_, 1084; _Oiseaux_, 596, 718. _Schol. ad Aves_, 721.
+Thucydide, II, 8
+
+[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, _Chevaliers_, 903, 999, 1171, 1179.
+
+[11] Plutarque, _Nicias_. Thucydide, VI.
+
+[12] Plutarque, _Nicias_, 23.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+DE L'OMNIPOTENCE DE L'ÉTAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTÉ
+INDIVIDUELLE.
+
+
+La cité avait été fondée sur une religion et constituée comme une Église.
+De là sa force; de là aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle
+exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels principes,
+la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était soumis en
+toutes choses et sans nulle réserve à la cité; il lui appartenait tout
+entier. La religion qui avait enfanté l'État, et l'État qui entretenait la
+religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux
+puissances associées et confondues formaient une puissance presque
+surhumaine à laquelle l'âme et le corps étaient également asservis.
+
+Il n'y avait rien dans l'homme qui fût indépendant. Son corps appartenait
+à l'État et était voué à sa défense; à Rome, le service militaire était dû
+jusqu'à cinquante ans, à Athènes jusqu'à soixante, à Sparte toujours. Sa
+fortune était toujours à la disposition de l'État; si la cité avait besoin
+d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux
+créanciers de lui abandonner leurs créances, aux possesseurs d'oliviers de
+lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquée. [1]
+
+La vie privée n'échappait pas à cette omnipotence de l'État. La loi
+athénienne, au nom de la religion, défendait à l'homme de rester
+célibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait
+pas, mais même celui qui se mariait tard. L'État pouvait prescrire à
+Athènes le travail, à Sparte l'oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque
+dans les plus petites choses; à Locres, la loi défendait aux hommes de
+boire du vin pur; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait aux
+femmes. [3] Il était ordinaire que le costume fût fixé invariablement par
+les lois de chaque cité; la législation de Sparte réglait la coiffure des
+femmes, et celle d'Athènes leur interdisait d'emporter en voyage plus de
+trois robes. [4] A Rhodes et à Byzance, la loi défendait de se raser la
+barbe. [5]
+
+L'État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes
+ou contrefaits. En conséquence il ordonnait au père à qui naissait un tel
+enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes
+de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes; nous
+savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs
+législations idéales.
+
+Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau
+admiraient fort. Sparte venait d'éprouver une défaite à Leuctres et
+beaucoup de ses citoyens avaient péri. A cette nouvelle, les parents des
+morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait
+que son fils avait échappé au désastre et qu'elle allait le revoir,
+montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne
+reverrait plus son fils, témoignait de la joie et parcourait les temples
+en remerciant les dieux. Quelle était donc la puissance de l'État, qui
+ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui était obéi!
+
+L'État n'admettait pas qu'un homme fût indifférent à ses intérêts; le
+philosophe, l'homme d'étude n'avait pas le droit de vivre à part. C'était
+une obligation qu'il votât dans l'assemblée et qu'il fût magistrat à son
+tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne
+ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec
+l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer à l'écart
+des factions et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l'exil
+avec confiscation des biens.
+
+Il s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez les Grecs. Il
+n'y avait rien, au contraire, où l'État tînt davantage à être maître. A
+Sparte, le père n'avait aucun droit sur l'éducation de son enfant. La loi
+paraît avoir été moins rigoureuse à Athènes; encore la cité faisait-elle
+en sorte que l'éducation fût commune sous des maîtres choisis par elle.
+Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d'Athènes
+se rendant à leur école; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent
+en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces
+enfants semblent déjà comprendre que c'est un devoir civique qu'ils
+remplissent. [6] L'État voulait diriger seul l'éducation, et Platon dit le
+motif de cette exigence: [7] « Les parents ne doivent pas être libres
+d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maîtres que la cité
+a choisis; car les enfants sont moins à leurs parents qu'à la cité. »
+L'État considérait le corps et l'âme de chaque citoyen comme lui
+appartenant; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à
+en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le
+corps de l'homme était une arme pour la cité, et qu'il fallait que cette
+arme fût aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait
+aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrées, parce que
+cette connaissance était nécessaire à la bonne exécution des sacrifices et
+des fêtes de la cité. [8]
+
+On reconnaissait à l'État le droit d'empêcher qu'il y eût un enseignement
+libre à côté du sien. Athènes fit un jour une loi qui défendait
+d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une
+autre qui interdisait spécialement d'enseigner la philosophie. [9]
+
+L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se
+soumettre à la religion de la cité. On pouvait haïr ou mépriser les dieux
+de la cité voisine; quant aux divinités d'un caractère général et
+universel, comme Jupiter Céleste ou Cybèle ou Junon, on était libre d'y
+croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisât de
+douter d'Athéné Poliade ou d'Érechthée ou de Cécrops. Il y aurait eu là
+une grande impiété qui eût porté atteinte à la religion et à l'État en
+même temps, et que l'État eût sévèrement punie. Socrate fut mis à mort
+pour ce crime. La liberté de penser à l'égard de la religion de la cité
+était absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer à
+toutes les règles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre
+part au repas sacré. La législation athénienne prononçait une peine contre
+ceux qui s'abstenaient de célébrer religieusement une fête nationale. [10]
+
+Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la
+liberté d'éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine
+comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et
+presque divine qu'on appelait la patrie ou l'État. L'État n'avait pas
+seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l'égard
+des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fût coupable et par cela seul
+que son intérêt était en jeu. Aristide assurément n'avait commis aucun
+crime et n'en était même pas soupçonné; mais la cité avait le droit de le
+chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par
+ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le
+voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'était pas
+particulière à Athènes; on la trouve à Argos, à Mégare, à Syracuse, et
+nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cités grecques. [11]
+Or l'ostracisme n'était pas un châtiment; c'était une précaution que la
+cité prenait contre un citoyen qu'elle soupçonnait de pouvoir la gêner un
+jour. A Athènes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner
+pour incivisme, c'est-à-dire pour défaut d'affection envers l'État. La vie
+de l'homme n'était garantie par rien dès qu'il s'agissait de l'intérêt de
+la cité. Rome fit une loi par laquelle il était permis de tuer tout homme
+qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut
+de l'État est la loi suprême, a été formulée par l'antiquité. [13] On
+pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant
+l'intérêt de la patrie.
+
+C'est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que
+d'avoir cru que dans les cités anciennes l'homme jouissait de la liberté.
+Il n'en avait pas même l'idée. Il ne croyait pas qu'il pût exister de
+droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. Nous verrons bientôt que le
+gouvernement a plusieurs fois changé de forme; mais la nature de l'État
+est restée à peu près la même, et son omnipotence n'a guère été diminuée.
+Le gouvernement s'appela tour à tour monarchie, aristocratie, démocratie;
+mais aucune de ces révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la
+liberté individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des
+magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu'on appelait la liberté;
+mais l'homme n'en était pas moins asservi à l'État. Les anciens, et
+surtout les Grecs, s'exagérèrent toujours l'importance et les droits de la
+société; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la
+société avait revêtu à l'origine.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Économ._, II.
+
+[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, _Lysandre_, 30.
+
+[3] Athénée, X, 33. Élien, _H. V_., II, 37.
+
+[4] _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 129, 211.
+Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[5] Athénée, XIII. Plutarque, _Cléomène_, 9. – « _Les Romains ne croyaient
+pas qu'on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d'avoir des
+enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de
+suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement
+préalable._ » Plutarque, _Caton l'Ancien_, 23.
+
+[6] Aristophane, _Nuées_, 960-965.
+
+[7] Platon, _Lois_ VII.
+
+[8] Aristophane, _Nuées_, 966-968.
+
+[9] Xenophon, _Mémor._, I, 2. Diogène Laërce, _Théophr._ Ces deux lois ne
+durèrent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence
+on reconnaissait à l'État en matière d'instruction.
+
+[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, _Schol. in Demosth., in Midiam_.
+
+[11] Aristote, _Pol_, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, _Cheval._,
+851.
+
+[12] Plutarque, _Publicola_, 12.
+
+[13] Cicéron, _De legibus_, III, 3.
+
+
+
+
+LIVRE IV.
+
+LES RÉVOLUTIONS.
+
+
+
+
+Assurément on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitué que
+cette famille des anciens âges qui contenait en elle ses dieux, son culte,
+son prêtre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cité qui avait
+aussi en elle-même sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce
+indépendant, qui commandait à l'âme autant qu'au corps de l'homme, et qui,
+infiniment plus puissante que l'État d'aujourd'hui, réunissait en elle la
+double autorité que nous voyons partagée de nos jours entre l'État et
+l'Église. Si une société a été constituée pour durer, c'était bien celle-
+là. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa série de
+révolutions.
+
+Nous ne pouvons pas dire d'une manière générale à quelle époque ces
+révolutions ont commencé. On conçoit, en effet, que cette époque n'ait pas
+été la même pour les différentes cités de la Grèce et de l'Italie. Ce qui
+est certain, c'est que, dès le septième siècle avant notre ère, cette
+organisation sociale était discutée et attaquée presque partout. A partir
+de ce temps-là, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un mélange
+plus ou moins habile de résistance et de concessions. Elle se débattit
+ainsi plusieurs siècles, au milieu de luttes perpétuelles, et enfin elle
+disparut.
+
+Les causes qui l'ont fait périr peuvent se réduire à deux. L'une est le
+changement qui s'est opéré à la longue dans les idées par suite du
+développement naturel de l'esprit humain, et qui, en effaçant les antiques
+croyances, a fait crouler en même temps l'édifice social que ces croyances
+avaient élevé et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une
+classe d'hommes qui se trouvait placée en dehors de cette organisation de
+la cité, qui en souffrait, qui avait intérêt à la détruire et qui lui fit
+la guerre sans relâche.
+
+Lors donc que les croyances sur lesquelles ce régime social était fondé se
+sont affaiblies, et que les intérêts de la majorité des hommes ont été en
+désaccord avec ce régime, il a dû tomber. Aucune cité n'a échappé à cette
+loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athènes, pas plus Rome que la
+Grèce. De même que nous avons vu que les hommes de la Grèce et ceux de
+l'Italie avaient eu à l'origine les mêmes croyances, et que la même série
+d'institutions s'était déployée chez eux, nous allons voir maintenant que
+toutes ces cités ont passé par les mêmes révolutions.
+
+Il faut étudier pourquoi et comment les hommes se sont éloignés par degrés
+de cette antique organisation, non pas pour déchoir, mais pour s'avancer,
+au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une
+apparence de désordre et quelquefois de décadence, chacun de leurs
+changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+PATRICIENS ET CLIENTS.
+
+
+Jusqu'ici nous n'avons pas parlé des classes inférieures et nous n'avions
+pas à en parler. Car il s'agissait de décrire l'organisme primitif de la
+cité, et les classes inférieures ne comptaient absolument pour rien dans
+cet organisme. La cité s'était constituée comme si ces classes n'eussent
+pas existé. Nous pouvions donc attendre pour les étudier que nous fussions
+arrivé à l'époque des révolutions.
+
+La cité antique, comme toute société humaine, présentait des rangs, des
+distinctions, des inégalités. On connaît à Athènes la distinction
+originaire entre les Eupatrides et les Thètes; à Sparte on trouve la
+classe des Égaux et celle des Inférieurs, en Eubée celle des chevaliers et
+celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les
+patriciens et les plébéiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cités
+sabines, latines et étrusques. On peut même remarquer que plus haut on
+remonte dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction
+apparaît profonde et les rangs fortement marqués: preuve certaine que
+l'inégalité ne s'est pas formée à la longue, mais qu'elle a existé dès
+l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités.
+
+Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des
+classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idées ou
+de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inférieures
+vont réclamer et au nom de quels principes les classes supérieures
+défendront leur empire.
+
+On a vu plus haut que la cité était née de la confédération des familles
+et des tribus. Or, avant le jour où la cité se forma, la famille contenait
+déjà en elle-même cette distinction de classes. En effet la famille ne se
+démembrait pas; elle était indivisible comme la religion primitive du
+foyer. Le fils aîné, succédant seul au père, prenait en main le sacerdoce,
+la propriété, l'autorité, et ses frères étaient à son égard ce qu'ils
+avaient été à l'égard du père. De génération en génération, d'aîné en
+aîné, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il présidait au
+sacrifice, disait la prière, jugeait, gouvernait. A lui seul, à l'origine,
+appartenait le titre de _pater_; car ce mot qui désignait la puissance et
+non pas la paternité, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille.
+Ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi.
+
+Voilà donc dans la constitution intime de la famille un premier principe
+d'inégalité. L'aîné est privilégié pour le culte, pour la succession, pour
+le commandement. Après plusieurs générations il se forme naturellement,
+dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par
+la religion et par la coutume, dans un état d'infériorité vis-à-vis de la
+branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité.
+
+Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont
+attachés héréditairement à elle, et sur lesquels le _pater_ ou _patron_
+exerce la triple autorité de maître, de magistrat et de prêtre. On les
+appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui
+de thètes sont les plus connus.
+
+Voilà encore une classe inférieure. Le client est au-dessous, non-
+seulement du chef suprême de la famille, mais encore des branches
+cadettes. Entre elles et lui il y a cette différence que le membre d'une
+branche cadette, en remontant la série de ses ancêtres, arrive toujours à
+un _pater_, c'est-à-dire à un chef de famille, à un de ces aïeux divins
+que la famille invoque dans ses prières. Comme il descend d'un _pater_, on
+l'appelle en latin _patricius_. Le fils d'un client, au contraire, si haut
+qu'il remonte dans sa généalogie, n'arrive jamais qu'à un client ou à un
+esclave. Il n'a pas de _pater_ parmi ses aïeux. De là pour lui un état
+d'infériorité dont rien ne peut le faire sortir.
+
+La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui
+concerne les intérêts matériels. La propriété de la famille appartient
+tout entière au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les
+branches cadettes et même avec les clients. Mais tandis que la branche
+cadette a au moins un droit éventuel sur la propriété, dans le cas où la
+branche aînée viendrait à s'éteindre, le client ne peut jamais devenir
+propriétaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en dépôt; s'il meurt,
+elle fait retour au patron; le droit romain des époques postérieures a
+conservé un vestige de cette ancienne règle dans ce qu'on appelait _jus
+applicationis_. L'argent même du client n'est pas à lui; le patron en est
+le vrai propriétaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est
+en vertu de cette règle antique que le droit romain dit que le client doit
+doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit
+fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures.
+
+La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant
+d'un _pater_ peut seul accomplir les cérémonies du culte de la famille. Le
+client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas
+lui-même. Entre lui et la divinité domestique il y a toujours un
+intermédiaire. Il ne peut pas même remplacer la famille absente. Que cette
+famille vienne à s'éteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils
+se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas
+de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancêtres. C'est une
+religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriété.
+
+Rappelons-nous que, d'après les idées des anciennes générations, le droit
+d'avoir un dieu et de prier était héréditaire. La tradition sainte, les
+rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui
+déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le
+sang. Il était donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques
+familles, la partie libre et ingénue qui descendait réellement de
+l'ancêtre premier, fût seule en possession du caractère sacerdotal. Les
+patriciens ou eupatrides avaient le privilège d'être prêtres et d'avoir
+une religion qui leur appartînt en propre.
+
+Ainsi, avant même qu'on fût sorti de l'état de famille, il existait déjà
+une distinction de classes; la vieille religion domestique avait établi
+des rangs.
+
+Lorsque ensuite la cité se forma, rien ne fut changé à la constitution
+intérieure de la famille. Nous avons même montré que la cité, à l'origine,
+ne fut pas une association d'individus, mais une confédération de tribus,
+de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de
+ces corps resta ce qu'il était auparavant. Les chefs de ces petits groupes
+s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maître absolu dans la
+petite société dont il était déjà le chef. C'est pour cela que le droit
+romain laissa si longtemps au _pater_ l'autorité absolue sur la famille,
+la toute-puissance et le droit de justice à l'égard des clients. La
+distinction des classes, née dans la famille, se continua donc dans la
+cité.
+
+La cité, dans son premier âge, ne fut que la réunion des chefs de famille.
+On a de nombreux témoignages d'un temps où il n'y avait qu'eux qui pussent
+être citoyens. Cette règle s'est conservée à Sparte, où les cadets
+n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans
+une ancienne loi d'Athènes qui disait que pour être citoyen il fallait
+posséder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans
+beaucoup de villes, il était de règle que le fils ne fût pas citoyen du
+vivant du père, et que, le père mort, le fils aîné seul jouît des droits
+politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cité ni les branches
+cadettes ni, à plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il
+que les vrais citoyens étaient alors en fort petit nombre.
+
+L'assemblée qui délibérait sur les intérêts généraux de la cité n'était
+aussi composée, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des
+_patres_. Il est permis de ne pas croire Cicéron quand il dit que Romulus
+appela _pères_ les sénateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils
+avaient pour le peuple. Les membres du Sénat portaient naturellement ce
+titre parce qu'ils étaient les chefs des _gentes_. En même temps que ces
+hommes réunis représentaient la cité, chacun d'eux restait maître absolu
+dans sa _gens_, qui était comme son petit royaume. On voit aussi dès les
+commencements de Rome une autre assemblée plus nombreuse, celle des
+curies; mais elle diffère assez peu de celle des _patres_. Ce sont encore
+eux qui forment l'élément principal de cette assemblée; seulement, chaque
+_pater_ s'y montre entouré de sa famille; ses parents, ses clients même
+lui font cortège et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs
+dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le
+chef consulte ses parents et même ses clients, mais il est clair que c'est
+lui qui vote. La loi défend d'ailleurs au client d'être d'un autre avis
+que son patron. Si les clients sont rattachés à la cité, ce n'est que par
+l'intermédiaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte
+public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblée,
+mais c'est à la suite de leurs patrons.
+
+Il ne faut pas se représenter la cité de ces anciens âges comme une
+agglomération d'hommes vivant pêle-mêle dans l'enceinte des mêmes
+murailles. La ville n'est guère, dans les premiers temps, un lieu
+d'habitation; elle est le sanctuaire où sont les dieux de la communauté;
+elle est la forteresse qui les défend et que leur présence sanctifie; elle
+est le centre de l'association, la résidence du roi et des prêtres, le
+lieu où se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant
+plusieurs générations encore, les hommes continuent à vivre hors de la
+ville, en familles isolées qui se partagent la campagne. Chacune de ces
+familles occupe son canton, où elle a son sanctuaire domestique et où elle
+forme, sous l'autorité de son _pater_, un groupe indivisible. Puis, à
+certains jours, s'il s'agit des intérêts de la cité ou des obligations du
+culte commun, les chefs de ces familles se rendent à la ville et
+s'assemblent autour du roi, soit pour délibérer, soit pour assister au
+sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa
+famille et de ses serviteurs (_sua manus_), ils se groupent par phratries
+ou par curies et ils forment l'armée de la cité sous les ordres du roi.
+
+
+NOTES
+
+[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios].
+
+[2] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2-3.
+
+[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientèle s'est formée plus
+tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siècles de Rome.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LES PLÉBÉIENS.
+
+
+Il faut maintenant signaler un autre élément de population qui était au-
+dessous des clients eux-mêmes, et qui, infime à l'origine, acquit
+insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale.
+Cette classe, qui devint plus nombreuse à Rome que dans aucune autre cité,
+y était appelée la plèbe. Il faut voir l'origine et le caractère de cette
+classe pour comprendre le rôle qu'elle a joué dans l'histoire de la cité
+et de la famille chez les anciens.
+
+Les plébéiens n'étaient pas les clients; les historiens de l'antiquité ne
+confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part:
+« La plèbe ne voulut pas prendre part à l'élection des consuls; les
+consuls furent donc élus par les patriciens et leurs clients. » Et
+ailleurs: « La plèbe se plaignit que les patriciens eussent trop
+d'influence dans les comices grâce aux suffrages de leurs clients. » [1]
+On lit dans Denys d'Halicarnasse: « La plèbe sortit de Rome et se retira
+sur le mont Sacré: les patriciens restèrent seuls clans la ville avec
+leurs clients. » Et plus loin: « La plèbe mécontente refusa de s'enrôler,
+les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. »
+[2] Cette plèbe, bien séparée des clients, ne faisait pas partie, du moins
+dans les premiers siècles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une
+vieille formule de prière, qui se répétait encore au temps des guerres
+puniques, on demandait aux dieux d'être propices « au peuple et à la
+plèbe. » [3] La plèbe n'était donc pas comprise dans le peuple, du moins à
+l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plèbe
+était en dehors.
+
+Ce qui fait le caractère essentiel de la plèbe, c'est qu'elle est
+étrangère à l'organisation religieuse de là cité, et même à celle de la
+famille. On reconnaît à cela le plébéien et on le distingue du client. Le
+client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une
+famille, d'une _gens_. Le plébéien, à l'origine, n'a pas de culte et ne
+connaît pas la famille sainte.
+
+Ce que nous avons vu plus haut de l'état social et religieux des anciens
+âges nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne
+se propageait pas; née dans une famille, elle y restait comme enfermée; il
+fallait que chaque famille se fît sa croyance, ses dieux, son culte. Mais
+nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si éloignés de nous, un
+grand nombre de familles où l'esprit n'eut pas la puissance de créer des
+dieux, d'arrêter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et
+le rhythme de la prière. Ces familles se trouvèrent naturellement dans un
+état d'infériorité vis-à-vis de celles qui avaient une religion, et ne
+purent pas s'unir en société avec elles; elles n'entrèrent ni dans les
+curies ni dans la cité. Même dans la suite il arriva que des familles qui
+avaient un culte, le perdirent, soit par négligence et oubli des rites,
+soit après une de ces fautes qui interdisaient à l'homme d'approcher de
+son foyer et de continuer son culte. Il a dû arriver aussi que des
+clients, coupables ou mal traités, aient quitté la famille et renoncé à sa
+religion; le fils qui était né d'un mariage sans rites, était réputé
+bâtard, comme celui qui naissait de l'adultère, et la religion de la
+famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et
+mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer,
+c'est-à-dire dans la plèbe.
+
+On trouve cette classe à côté de presque toutes les cités anciennes, mais
+séparée par une ligne de démarcation. A l'origine, une ville grecque est
+double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'élève
+ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a été bâtie avec des rites
+religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de
+la colline on trouve une agglomération de maisons, qui ont été bâties sans
+cérémonies religieuses, sans enceinte sacrée; c'est le domicile de la
+plèbe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte.
+
+A Rome la différence entre les deux populations est frappante. La ville
+des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant
+les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l'asile,
+espèce d'enclos qui est situé sur la pente du mont Capitolin et où Romulus
+a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans
+sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plébéiens vinrent à Rome, comme ils
+étaient étrangers à la religion de la cité, on les établit sur l'Aventin,
+c'est-à-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse.
+
+Un mot caractérise ces plébéiens: ils sont sans foyer; ils ne possèdent
+pas, du moins à l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur
+reprochent toujours de ne pas avoir d'ancêtres, ce qui veut dire
+assurément qu'ils n'ont pas le culte des ancêtres et ne possèdent pas un
+tombeau de famille où ils puissent porter le repas funèbre. Ils n'ont pas
+de père, _pater_, c'est-à-dire qu'ils remonteraient en vain la série de
+leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille
+religieuse. Ils n'ont pas de famille, _gentem non habent_, c'est-à-dire
+qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant à celle que forme et
+constitue la religion, ils ne l'ont pas.
+
+Le mariage sacré n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les
+rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer établit leur est
+interdite. Aussi le patricien qui ne connaît pas d'autre union régulière
+que celle qui lie l'époux à l'épouse en présence de la divinité
+domestique, peut-il dire en parlant des plébéiens: _Connubia promiscua
+habent more ferarum._
+
+Pas de famille pour eux, pas d'autorité paternelle. Ils peuvent avoir sur
+leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorité sainte
+dont la religion revêt le père, ils ne l'ont pas.
+
+Pour eux le droit de propriété n'existe pas. Car toute propriété doit être
+établie et consacrée par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes,
+c'est-à-dire par tous les éléments du culte domestique. Si le plébéien
+possède une terre, cette terre n'a pas le caractère sacré; elle est
+profane et ne connaît pas le bornage. Mais peut-il même posséder une terre
+dans les premiers temps? On sait qu'à Rome nul ne peut exercer le droit de
+propriété s'il n'est citoyen, or le plébéien, dans le premier âge de Rome,
+n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut être propriétaire
+que parle droit des Quirites; or le plébéien n'est pas compté d'abord
+parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'_ager romanus_ a été partagé
+entre les tribus, les curies et les _gentes_; or le plébéien, qui
+n'appartient à aucun de ces groupes, n'est certainement pas entré dans le
+partage. Ces plébéiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait
+que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire
+sienne. On sait qu'ils habitèrent longtemps l'Aventin et y bâtirent des
+maisons; mais ce ne fut qu'après trois siècles et beaucoup de luttes
+qu'ils obtinrent enfin la propriété de ce terrain.
+
+Pour les plébéiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est
+l'arrêt de la religion, et la procédure est un ensemble de rites. Le
+client a le bénéfice du droit de la cité par l'intermédiaire du patron;
+pour le plébéien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit
+formellement que le sixième roi de Rome fit le premier quelques lois pour
+la plèbe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps.
+[4] Il paraît même que ces lois furent ensuite retirées à la plèbe, ou
+que, n'étant pas fondées sur la religion, les patriciens refusèrent d'en
+tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on créa des
+tribuns, il fallut faire une loi spéciale pour protéger leur vie et leur
+liberté, et que cette loi était conçue ainsi: « Que nul ne s'avise de
+frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un homme de la plèbe. » [5]
+Il semble donc que l'on eût le droit de frapper ou de tuer un plébéien, ou
+du moins ce méfait commis envers un homme qui était hors la loi, n'était
+pas puni.
+
+Pour les plébéiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas
+d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut être magistrat. Il n'y a d'autre
+assemblée à Rome, durant deux siècles, que celle des curies; or les curies
+ne comprennent pas les plébéiens. La plèbe n'entre même pas dans la
+composition de l'armée, tant que celle-ci est distribuée par curies.
+
+Mais ce qui sépare le plus manifestement le plébéien du patricien, c'est
+que le plébéien n'a pas la religion de la cité. Il est impossible qu'il
+soit revêtu d'un sacerdoce. On peut même croire que la prière, dans les
+premiers siècles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui
+être révélés. C'est comme dans l'Inde où « le coudra doit ignorer toujours
+les formules sacrées ». Il est étranger, et par conséquent sa seule
+présence souille le sacrifice. Il est repoussé des dieux. Il y a entre le
+patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux
+hommes. La plèbe est une population méprisée et abjecte, hors de la
+religion, hors de la loi, hors de la société, hors de la famille. Le
+patricien ne peut comparer cette existence qu'à celle de la bête, _more
+ferarum_. Le contact du plébéien est impur. Les décemvirs, dans leurs dix
+premières tables, avaient oublié d'interdire le mariage entre les deux
+ordres; c'est que ces premiers décemvirs étaient tous patriciens et qu'il
+ne vint à l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fût possible.
+
+On voit combien de classes, dans l'âge primitif des cités, étaient
+superposées l'une à l'autre. En tête était l'aristocratie des chefs de
+famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait _patres_, que les
+clients appelaient _reges_, que l'Odyssée nomme [Grec: basileis] ou [Grec:
+anachtes]. Au-dessous étaient les branches cadettes des familles; au-
+dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plèbe.
+
+C'est de la religion que cette distinction des classes était venue. Car au
+temps où les ancêtres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient
+encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: « L'aîné fera
+la prière. » De là était venue la prééminence de l'aîné en toutes choses;
+la branche aînée dans chaque famille avait été la branche sacerdotale et
+maîtresse. La religion comptait néanmoins pour beaucoup les branches
+cadettes, qui étaient comme une réserve pour remplacer un jour la branche
+aînée éteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose
+le client, même l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux.
+Mais le plébéien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait
+absolument pour rien. Les rangs avaient été ainsi fixés.
+
+Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et établit, n'est
+immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'était
+cette inégalité trop grande. Beaucoup d'hommes avaient intérêt à détruire
+une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait.
+
+
+NOTES
+
+[1] Tite-Live, II, 64; II, 56.
+
+[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27.
+
+[3] Tite-Live, XXIX, 27: _Ut ea mihi populo plebique romanae bene
+verruncent._ -- Cicéron, _pro Murena_, I: _Ut ea res mihi magistratuique
+meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat_. -- Macrobe
+(_Saturn._, I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait:
+_Praetor qui jus populo plebique dabit_. -- Que les écrivains anciens
+n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le
+_populus_ et la _plebs_, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on
+songe que cette distinction n'existait plus au temps où ils écrivaient. A
+l'époque de Cicéron, il y avait plusieurs siècles que la _plebs_ faisait
+légalement partie du _populus_. Mais les vieilles formules, que citent
+Tite-Live, Cicéron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps où
+les deux populations ne se confondaient pas encore.
+
+[4] Denys, IV, 43.
+
+[5] Denys, VI, 89.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+PREMIÈRE RÉVOLUTION.
+
+
+_1° L'autorité politique est enlevée aux rois._
+
+Nous avons dit qu'à l'origine le roi avait été le chef religieux de la
+cité, le grand prêtre du foyer public, et qu'à cette autorité sacerdotale
+il avait joint l'autorité politique, parce qu'il avait paru naturel que
+l'homme qui représentait la religion de la cité fût en même temps le
+président de l'assemblée, le juge, le chef de l'armée. En vertu de ce
+principe il était arrivé que tout ce qu'il y avait de puissance dans
+l'État avait été réuni dans les mains du roi.
+
+Mais les chefs des familles, les _patres_, et au-dessus d'eux les chefs
+des phratries et des tribus formaient à côté de ce roi une aristocratie
+très-forte. Le roi n'était pas seul roi; chaque _pater_ l'était comme lui
+dans sa _gens_; c'était même à Rome un antique usage d'appeler chacun de
+ces puissants patrons du nom de roi; à Athènes, chaque phratrie et chaque
+tribu avait son chef, et à côté du roi de la cité il y avait les rois des
+tribus, [Grec: phylobasileis]. C'était une hiérarchie de chefs ayant tous,
+dans un domaine plus ou moins étendu, les mêmes attributions et la même
+inviolabilité. Le roi de la cité n'exerçait pas son pouvoir sur la
+population entière; l'intérieur des familles et toute la clientèle
+échappaient à son action. Comme le roi féodal, qui n'avait pour sujets que
+quelques puissants vassaux, ce roi de la cité ancienne ne commandait
+qu'aux chefs des tribus et des _gentes_, dont chacun individuellement
+pouvait être aussi puissant que lui, et qui réunis l'étaient beaucoup
+plus. On peut bien croire qu'il ne lui était pas facile de se faire obéir.
+Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il était le
+chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de
+soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les
+gouvernés ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas
+d'accord sur la mesure d'obéissance qui était due. Les rois voulaient être
+puissants et les _pères_ ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte
+s'engagea donc, dans toutes les cités, entre l'aristocratie et les rois.
+
+Partout l'issue de la lutte fut la même; la royauté fut vaincue. Mais il
+ne faut pas perdre de vue que cette royauté primitive était sacrée. Le roi
+était l'homme qui disait la prière, qui faisait le sacrifice, qui avait
+enfin par droit héréditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la
+protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer à se passer de roi; il
+en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cité.
+Aussi voyons-nous dans toutes les cités dont l'histoire nous est connue,
+que l'on ne toucha pas d'abord à l'autorité sacerdotale du roi et que l'on
+se contenta de lui ôter l'autorité politique. Celle-ci n'était qu'une
+sorte d'appendice que les rois avaient ajouté à leur sacerdoce; elle
+n'était pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi
+sans que la religion fût mise en péril.
+
+La royauté fut donc conservée; mais, dépouillée de sa puissance, elle ne
+fut plus qu'un sacerdoce. « Dans les temps très-anciens, dit Aristote, les
+rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite
+les uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, aux autres il fut enlevé de
+force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. »
+Plutarque dit la même chose: « Comme les rois se montraient orgueilleux et
+durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevèrent le pouvoir
+et ne leur laissèrent que le soin de la religion. » [1] Hérodote parle de
+la ville de Cyrène et dit: « On laissa à Battos, descendant des rois, le
+soin du culte et la possession des terres sacrées et on lui retira toute
+la puissance dont ses pères avaient joui. »
+
+Cette royauté ainsi réduite aux fonctions sacerdotales continua, la
+plupart du temps, à être héréditaire dans la famille sacrée qui avait
+jadis posé le foyer et commencé le culte national. Au temps de l'empire
+romain, c'est-à-dire sept ou huit siècles après cette révolution, il y
+avait encore à Éphèse, à Marseille, à Thespies, des familles qui
+conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royauté et avaient
+encore la présidence des cérémonies religieuses. [2]
+
+Dans les autres villes les familles sacrées s'étaient éteintes, et la
+royauté était devenue élective et ordinairement annuelle.
+
+
+_2° Histoire de cette révolution à Sparte._
+
+Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la révolution dont nous parlons
+ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cités.
+
+Il paraît que les premiers rois doriens régnèrent en maîtres absolus. Mais
+dès la troisième génération la querelle s'engagea entre les rois et
+l'aristocratie. Il y eut pendant deux siècles une série de luttes qui
+firent de Sparte une des cités les plus agitées de la Grèce; on sait qu'un
+de ces rois, le père de Lycurgue, périt frappé dans une guerre civile. [3]
+
+Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien
+commence par ces mots: « On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet à
+controverse. » Il paraît du moins certain que Lycurgue parut au milieu des
+discordes, « dans un temps où le gouvernement flottait dans une agitation
+perpétuelle ». Ce qui ressort le plus clairement de tous les
+renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa réforme porta
+à la royauté un coup dont elle ne se releva jamais. « Sous Charilaos, dit
+Aristote, la monarchie fit place à une aristocratie. » [4] Or ce Charilaos
+était roi lorsque Lycurgue fit sa réforme. On sait d'ailleurs par
+Plutarque que Lycurgue ne fut chargé des fonctions de législateur qu'au
+milieu d'une émeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un
+asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maître de supprimer la
+royauté; il s'en garda bien, jugeant la royauté nécessaire et la famille
+régnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent désormais
+soumis au Sénat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent
+plus que les présidents de cette assemblée et les exécuteurs de ses
+décisions. Un siècle après, la royauté fut encore affaiblie et ce pouvoir
+exécutif lui fut ôté; on le confia à des magistrats annuels qui furent
+appelés éphores.
+
+Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux éphores, de
+celles qu'on laissa aux rois. Les éphores rendaient la justice en matière
+civile, tandis que le Sénat jugeait les affaires criminelles. Les éphores,
+sur l'avis du Sénat, déclaraient la guerre ou réglaient les clauses des
+traités de paix. En temps de guerre, deux éphores accompagnaient le roi,
+le surveillaient; c'étaient eux qui fixaient le plan de campagne et
+commandaient toutes les opérations. [5] Que restait-il donc aux rois, si
+on leur ôtait la justice, les relations extérieures, les opérations
+militaires? Il leur restait le sacerdoce. Hérodote décrit leurs
+prérogatives: « Si la cité fait un sacrifice, ils ont la première place au
+repas sacré; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils
+font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur
+appartient. On leur donne à chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils
+immolent à Apollon. » [6] « Les rois, dit Xénophon, accomplissent les
+sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. » S'ils ne
+jugent ni en matière civile ni en matière criminelle, on leur réserve du
+moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En
+cas de guerre, un des deux rois marche toujours à la tête des troupes,
+faisant chaque jour les sacrifices et consultant les présages. En présence
+de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables,
+il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entouré de devins
+qui lui indiquent la volonté des dieux, et de joueurs de flûte qui font
+entendre les hymnes sacrés. Les Spartiates disent que c'est le roi qui
+commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices;
+mais ce sont les éphores et les polémarques qui règlent tous les
+mouvements de l'armée. [7]
+
+Il est donc vrai de dire que la royauté de Sparte n'est qu'un sacerdoce
+héréditaire. La même révolution qui a supprimé la puissance politique du
+roi dans toutes les cités, l'a supprimée aussi à Sparte. La puissance
+appartient réellement au Sénat qui dirige et aux éphores qui exécutent.
+Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obéissent aux
+éphores. Aussi Hérodote peut-il dire que Sparte ne connaît pas le régime
+monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une
+aristocratie. [8]
+
+
+_3° Même révolution à Athènes._
+
+On a vu plus haut quel avait été l'état primitif de la population de
+l'Attique. Un certain nombre de familles, indépendantes et sans lien entre
+elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite société
+que gouvernait un chef héréditaire. Puis ces familles se groupèrent et de
+leur association naquit la cité athénienne. On attribuait à Thésée d'avoir
+achevé la grande oeuvre de l'unité de l'Attique. Mais les traditions
+ajoutaient et nous croyons sans peine que Thésée avait dû briser beaucoup
+de résistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle
+des clients, des pauvres, qui étaient répartis dans les bourgades et les
+[Grec: genae]. Ces hommes se réjouirent plutôt d'un changement qui donnait
+un chef à leurs chefs et assurait à eux-mêmes un recours et une
+protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des
+familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les
+[Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit héréditaire
+l'autorité suprême dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils
+défendirent de leur mieux leur indépendance; perdue, ils la regrettèrent.
+
+Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorité.
+Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec:
+genos]. Thésée ne put pas détruire une autorité que la religion avait
+établie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les
+traditions qui sont relatives à cette époque, on voit que ces puissants
+eupatrides ne consentirent à s'associer pour former une cité qu'en
+stipulant que le gouvernement serait réellement fédératif et que chacun
+d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi suprême; mais dès que les
+intérêts communs étaient en jeu, l'assemblée des chefs devait être
+convoquée et rien d'important ne pouvait être fait qu'avec l'assentiment
+de cette sorte de sénat.
+
+Ces traditions, dans le langage des générations suivantes, s'exprimaient à
+peu près ainsi: Thésée a changé le gouvernement d'Athènes et de
+monarchique il l'a rendu républicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate,
+Démosthènes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongère il y a un fonds
+vrai. Thésée a bien, comme dit la tradition, « remis l'autorité souveraine
+entre les mains du peuple ». Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que
+la tradition a conservé, n'avait pas au temps de Thésée une application
+aussi étendue que celle qu'il a eue au temps de Démosthènes. Ce peuple ou
+corps politique n'était certainement alors que l'aristocratie, c'est-à-
+dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae].
+
+Thésée, en instituant cette assemblée, n'était pas volontairement
+novateur. La formation de la grande unité athénienne changeait, malgré
+lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont
+l'autorité restait intacte dans les familles, étaient réunis en une même
+cité, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait
+avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cécrops devint roi de toute
+l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait été roi
+absolu, il ne fut plus que le chef d'un État fédératif, c'est-à-dire le
+premier entre des égaux.
+
+Un conflit ne pouvait guère tarder à éclater entre cette aristocratie et
+la royauté. « Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que
+chacun d'eux avait exercée jusque-là dans son bourg. » Il paraît que ces
+guerriers prêtres mirent la religion en avant et prétendirent que
+l'autorité des cultes locaux était amoindrie. S'il est vrai, comme le dit
+Thucydide, que Thésée essaya de détruire les prytanées des bourgs, il
+n'est pas étonnant que le sentiment religieux se soit soulevé contre lui.
+On ne peut pas dire combien de luttes il eut à soutenir, combien de
+soulèvements il dut réprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est
+certain, c'est qu'il fut à la fin vaincu, qu'il fut chassé d'Athènes et
+qu'il mourut en exil.
+
+Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimèrent pas la royauté,
+mais ils firent un roi de leur choix, Ménesthée. Après lui la famille de
+Thésée ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois générations. Puis
+elle fut remplacée par une autre famille, celle des Mélanthides. Toute
+cette époque a dû être très troublée; mais le souvenir des guerres civiles
+ne nous a pas été nettement conservé.
+
+La mort de Codrus coïncide avec la victoire définitive des eupatrides. Ils
+ne supprimèrent pas encore la royauté; car leur religion le leur
+défendait; mais ils lui ôtèrent sa puissance politique. Le voyageur
+Pausanias qui était fort postérieur à ces événements, mais qui consultait
+avec soin les traditions, dit que la royauté perdit alors une grande
+partie de ses attributions et « devint dépendante »; ce qui signifie sans
+doute qu'elle fut dès lors subordonnée au Sénat des eupatrides. Les
+historiens modernes appellent cette période de l'histoire d'Athènes
+l'archontat, et ils ne manquent guère de dire que la royauté fut alors
+abolie. Cela n'est pas entièrement vrai. Les descendants de Codrus se
+succédèrent de père en fils pendant treize générations. Ils avaient le
+titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi
+celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres étaient
+exactement synonymes. Athènes, pendant cette longue période, avait donc
+encore des rois héréditaires; mais elle leur avait enlevé leur puissance
+et ne leur avait laissé que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on
+avait fait à Sparte.
+
+Au bout de trois siècles, les eupatrides trouvèrent cette royauté
+religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent.
+On décida que le même homme ne serait plus revêtu de cette haute dignité
+sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que
+l'ancienne famille royale était seule apte à remplir les fonctions
+d'archonte. [10]
+
+Quarante ans environ se passèrent ainsi. Mais un jour la famille royale se
+souilla d'un crime. On allégua qu'elle ne pouvait plus remplir les
+fonctions sacerdotales; [11] on décida qu'à l'avenir les archontes
+seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignité serait accessible à
+tous les eupatrides. Quarante ans encore après, pour affaiblir cette
+royauté ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et
+en même temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-là
+l'archonte était en même temps roi; désormais ces deux titres furent
+séparés. Un magistrat nommé archonte et un autre magistrat nommé roi se
+partagèrent les attributions de l'ancienne royauté religieuse. La charge
+de veiller à la perpétuité des familles, d'autoriser ou d'interdire
+l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matière de propriété
+immobilière, toutes choses où la religion se trouvait intéressée, fut
+dévolue à l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et
+celle de juger en matière d'impiété furent réservées au roi. Ainsi le
+titre de roi, titre sacré qui était nécessaire à la religion, se perpétua
+dans la cité avec les sacrifices et le culte national. Le roi et
+l'archonte joints au polémarque et aux six thesmothètes, qui existaient
+peut-être depuis longtemps, complétèrent le nombre de neuf magistrats
+annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du
+premier d'entre eux.
+
+La révolution qui enleva à la royauté sa puissance politique, s'opéra sous
+des formes diverses, dans toutes les cités. A Argos, dès la seconde
+génération des rois doriens, la royauté fut affaiblie au point « qu'on ne
+laissa aux descendants de Téménos que le nom de roi sans aucune puissance
+»; d'ailleurs cette royauté resta héréditaire pendant plusieurs siècles.
+[12] A Cyrène les descendants de Battos réunirent d'abord dans leurs mains
+le sacerdoce et la puissance; mais à partir de la quatrième génération on
+ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royauté s'était
+d'abord transmise héréditairement dans la famille des Bacchides; la
+révolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir
+de cette famille, dont les membres la possédèrent à tour de rôle pendant
+un siècle.
+
+
+_4° Même révolution à Rome._
+
+La royauté fut d'abord à Rome ce qu'elle était en Grèce. Le roi était le
+grand prêtre de la cité; il était en même temps le juge suprême; en temps
+de guerre, il commandait les citoyens armés. A côté de lui étaient les
+chefs de famille, _patres_, qui formaient un Sénat. Il n'y avait qu'un
+roi, parce que la religion prescrivait l'unité dans le sacerdoce et
+l'unité dans le gouvernement. Mais il était entendu que ce roi devait sur
+toute affaire importante consulter les chefs des familles confédérées.
+[14] Les historiens mentionnent, dès cette époque, une assemblée du
+peuple. Mais il faut se demander quel pouvait être alors le sens du mot
+peuple (_populus_), c'est-à-dire quel était le corps politique au temps
+des premiers rois. Tous les témoignages s'accordent à montrer que ce
+peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies étaient la réunion
+des _gentes_; chaque _gens_ s'y rendait en corps et n'avait qu'un
+suffrage. Les clients étaient là, rangés autour du _pater_, consultés
+peut-être, donnant peut-être leur avis, contribuant à composer le vote
+unique que la _gens_ prononçait, mais ne pouvant pas être d'une autre
+opinion que le _pater_. Cette assemblée des curies n'était donc pas autre
+chose que la cité patricienne réunie en face du roi.
+
+On voit par là que Rome se trouvait dans les mêmes conditions que les
+autres cités. Le roi était en présence d'un corps aristocratique très
+fortement constitué et qui puisait sa force dans la religion. Les mêmes
+conflits que nous avons vus en Grèce se retrouvent donc à Rome.
+
+L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le
+premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorité du Sénat.
+Il se fait aimer des classes inférieures; mais les _Pères_ lui sont
+hostiles. Il périt assassiné dans une réunion du Sénat.
+
+L'aristocratie songe aussitôt à abolir la royauté, et les _Pères_ exercent
+à tour de rôle les fonctions de roi. Il est vrai que les classes
+inférieures s'agitent; elles ne veulent pas être gouvernées par les chefs
+des _gentes_; elles exigent le rétablissement de la royauté. [15] Mais les
+patriciens se consolent en décidant qu'elle sera désormais élective et ils
+fixent avec une merveilleuse habileté les formes de l'élection: le Sénat
+devra choisir le candidat; l'assemblée patricienne des curies confirmera
+ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel élu plaît aux
+dieux.
+
+Numa fut élu d'après ces règles. Il se montra fort religieux, plus prêtre
+que guerrier, très scrupuleux observateur de tous les rites du culte et,
+par conséquent, fort attaché à la constitution religieuse des familles et
+de la cité. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut
+paisiblement dans son lit.
+
+Il semble que sous Numa la royauté ait été réduite aux fonctions
+sacerdotales, comme il était arrivé dans les cités grecques. Il est au
+moins certain que l'autorité religieuse du roi était tout à fait distincte
+de son autorité politique et que l'une n'entraînait pas nécessairement
+l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double élection. En
+vertu de la première, le roi n'était qu'un chef religieux; si à cette
+dignité il voulait joindre la puissance politique, _imperium_, il avait
+besoin que la cité la lui conférât par un décret spécial. Ce point ressort
+clairement de ce que Cicéron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le
+sacerdoce et la puissance étaient distincts; ils pouvaient être placés
+dans les mêmes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double
+élection.
+
+Le troisième roi les réunit certainement en sa personne. Il eut le
+sacerdoce et le commandement; il fut même plus guerrier que prêtre; il
+dédaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de
+l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'étrangers, en
+dépit du principe religieux qui les exclut; il ose même habiter au milieu
+d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer à des plébéiens
+quelques terres dont le revenu avait été affecté jusque-là aux frais des
+sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir négligé les rites, et même,
+chose plus grave, de les avoir modifiés et altérés. Aussi meurt-il comme
+Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils
+avec lui.
+
+Ce coup rend l'autorité au Sénat, qui nomme un roi de son choix. Ancus
+observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et
+passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit.
+
+Le cinquième roi est Tarquin, qui a obtenu la royauté malgré le Sénat et
+par l'appui des classes inférieures. Il est peu religieux, fort incrédule;
+il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des
+augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il crée des patriciens;
+il altère autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cité.
+Tarquin est assassiné.
+
+Le sixième roi s'est emparé de la royauté par surprise; il semble même que
+le Sénat ne l'ait jamais reconnu comme roi légitime. Il flatte les classes
+inférieures, leur distribue des terres, méconnaissant le principe du droit
+de propriété; il leur donne même des droits politiques. Servius est égorgé
+sur les marches du Sénat.
+
+La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractère d'une
+lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la
+plèbe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organisé ils
+opposaient les classes inférieures si nombreuses à Rome. L'aristocratie se
+trouva alors dans un double danger, dont le pire n'était pas d'avoir à
+plier devant la royauté. Elle voyait se lever derrière elle les classes
+qu'elle méprisait. Elle voyait se dresser la plèbe, la classe sans
+religion et sans foyer. Elle se voyait peut-être attaquée par ses clients,
+dans l'intérieur même de la famille, dont la constitution, le droit, la
+religion se trouvaient discutés et mis en péril. Les rois étaient donc
+pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient à
+bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cité.
+
+A Servius succède le second Tarquin; il trompe l'espoir des sénateurs qui
+l'ont élu; il veut être maître, _de rege dominus exstitit_. Il fait autant
+de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes têtes; il règne sans
+consulter les Pères, fait la guerre et la paix sans leur demander leur
+approbation. Le patriciat semble décidément vaincu.
+
+Enfin une occasion se présente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement
+lui, mais l'armée, c'est-à-dire ce qui le soutient. La ville est
+momentanément entre les mains du patriciat. Le préfet de la ville, c'est-
+à-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien,
+Lucrétius. Le chef de la cavalerie, c'est-à-dire celui qui a l'autorité
+militaire après le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes
+préparent l'insurrection. Ils ont pour associés d'autres patriciens, un
+Valérius, un Tarquin Collatin. Le lieu de réunion n'est pas Rome, c'est la
+petite ville de Collatie, qui appartient en propre à l'un des conjurés.
+Là, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette
+femme s'est tuée elle-même, se punissant du crime d'un fils du roi. Le
+peuple de Collatie se soulève; on se porte à Rome; on y renouvelle la même
+scène. Les esprits sont troublés, les partisans du roi déconcertés; et
+d'ailleurs, dans ce moment même, le pouvoir légal dans Rome appartient à
+Junius et à Lucrétius.
+
+Les conjurés se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Sénat. Le
+Sénat prononce que Tarquin est déchu et la royauté abolie. Mais le décret
+du Sénat doit être confirmé par la cité. Lucrétius, à titre de préfet de
+la ville, a le droit de convoquer l'assemblée. Les curies se réunissent;
+elles pensent comme les conjurés; elles prononcent la déposition de
+Tarquin et la création de deux consuls.
+
+Ce point principal décidé, on laisse le soin de nommer les consuls à
+l'assemblée par centuries. Mais cette assemblée où quelques plébéiens
+votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait
+dans le Sénat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblée
+romaine est présidée par un magistrat qui désigne l'objet du vote, et nul
+ne peut mettre en délibération un autre objet. Il y a plus: nul autre que
+le président, à cette époque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi?
+les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une
+élection? le président présente des candidats, et nul ne peut voter que
+pour les candidats présentés. Dans le cas actuel, le président désigné par
+le Sénat est Lucrétius, l'un des conjurés. Il indique comme unique sujet
+de vote l'élection de deux consuls. Il présente deux noms aux suffrages
+des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont
+nécessairement élus. Puis le Sénat ratifie l'élection, et enfin les
+augures la confirment au nom des dieux.
+
+Cette révolution ne plut pas à tout le monde dans Rome. Beaucoup de
+plébéiens rejoignirent le roi et s'attachèrent à sa fortune. En revanche,
+un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une _gens_ nombreuse,
+le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme à ses
+vues qu'il vint s'établir à Rome.
+
+Du reste, la royauté politique fut seule supprimée; la royauté religieuse
+était sainte et devait durer. Aussi se hâta-t-on de nommer un roi, mais
+qui ne fut roi que pour les sacrifices, _rex sacrorum_. On prit toutes les
+précautions imaginables pour que ce roi-prêtre n'abusât jamais du grand
+prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorité.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, III, 9, 8. Plutarque, _Quest. rom._, 63.
+
+[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29.
+
+[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, _Lycurgue_, 2.
+
+[4] Aristote, _Politique_, VIII, 10, 3 (V, 10). Héraclide de Pont, dans
+les _Fragments des historiens grecs_, coll. Didot, t. II, p. 11.
+Plutarque, _Lycurgue_, 4.
+
+[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14
+(13); _Helléniques_, VI, 4. Plutarque, _Agésilas_, 10, 17, 23, 28;
+_Lysandre_, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des
+opérations militaires qu'il fallu une décision toute spéciale du Sénat
+pour confier le commandement de l'armée à Agésilas, lequel réunit ainsi,
+par exception, les attributions de roi et celles de général: Plutarque,
+_Agésilas_, 6; _Lysandre_, 23. Il en avait été de même autrefois pour le
+roi Pausanias: Thucydide, I, 128.
+
+[6] Hérodote, VI, 56, 57.
+
+[7] Xénophon, _Gouv. de Lacédémone_.
+
+[8] Hérodote, V, 92. Aristote, _Politique_, VIII, 10 (V,10).
+
+[9] Voy. Les _Marbres de Paros_ et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2,
+1; Platon, _Ménéxène_, p. 238c; Élien, _H. V._, V, 13
+
+[10] Pausanias, IV, 8.
+
+[11] Héraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, _Fragm._, 51.
+
+[12] Pausanias, II, 19.
+
+[13] Hérodote, IV, 161. Diodore, VIII.
+
+[14] Cicéron, _De Republ._, II, 8.
+
+[15] Tite-Live, I. Cicéron, _De Republ._, II.
+
+[16] La famille Junia était patricienne. Denys, IV, 68.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITÉS.
+
+
+La même révolution, sous des formes légèrement variées, s'était accomplie
+à Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin dont l'histoire
+nous est connue. Partout elle avait été l'oeuvre de l'aristocratie,
+partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique en laissant
+subsister la royauté religieuse. A partir de cette époque et pendant une
+période dont la durée fut fort inégale pour les différentes villes, le
+gouvernement de la cité appartint à l'aristocratie.
+
+Cette aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la
+fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des
+familles. La source d'où elle dérivait, c'étaient ces mêmes règles que
+nous avons observées plus haut dans le culte domestique et dans le droit
+privé, c'est-à-dire la loi d'hérédité du foyer, le privilège de l'aîné, le
+droit de dire la prière attaché à la naissance. La religion héréditaire
+était le titre de cette aristocratie à la domination absolue. Elle lui
+donnait des droits qui paraissaient sacrés. D'après les vieilles
+croyances, celui-là seul pouvait être propriétaire du sol, qui avait un
+culte domestique; celui-là seul était membre de la cité, qui avait en lui
+le caractère religieux qui faisait le citoyen; celui-là seul pouvait être
+prêtre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-là seul pouvait
+être magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui
+n'avait pas de culte héréditaire devait être le client d'un autre homme,
+ou s'il ne s'y résignait pas, il devait rester en dehors de toute société.
+Pendant de longues générations, il ne vint pas à l'esprit des hommes que
+cette inégalité fût injuste. On n'eut pas la pensée de constituer la
+société humaine d'après d'autres règles.
+
+A Athènes, depuis la mort de Codrus jusqu'à Solon, toute autorité fut aux
+mains des eupatrides. Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls
+ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'étaient pas
+écrites et dont ils se transmettaient de père en fils les formules
+sacrées.
+
+Ces familles gardaient autant qu'il leur était possible les anciennes
+formes du régime patriarcal. Elles ne vivaient pas réunies dans la ville.
+Elles continuaient à vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune
+sur son vaste domaine, entourée de ses nombreux serviteurs, gouvernée par
+son chef eupatride et pratiquant dans une indépendance absolue son culte
+héréditaire. [1] La cité athénienne ne fut pendant quatre siècles que la
+confédération de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient à
+certains jours pour la célébration du culte central ou pour la poursuite
+des intérêts communs.
+
+On a souvent remarqué combien l'histoire est muette sur cette longue
+période de l'existence d'Athènes et en général de l'existence des cités
+grecques. On s'est étonné qu'ayant gardé le souvenir de beaucoup
+d'événements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistré presque
+aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il
+se produisit alors très-peu d'actes qui eussent un intérêt général. Le
+retour au régime patriarcal avait suspendu presque partout la vie
+nationale. Les hommes vivaient séparés et avaient peu d'intérêts communs.
+L'horizon de chacun était le petit groupe et la petite bourgade où il
+vivait à titre d'eupatride ou à titre de serviteur.
+
+A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine,
+entourée de ses clients. On venait à la ville pour les fêtes du culte
+public ou pour les assemblées. Pendant les années qui suivirent
+l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre
+que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la
+cité; c'était dans la caste sacrée qu'il fallait choisir exclusivement les
+vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls
+patriciens pouvaient être consuls; seuls ils composaient le Sénat. Si l'on
+ne supprima pas l'assemblée par centuries, où les plébéiens avaient accès,
+on regarda du moins l'assemblée par curies comme la seule qui fût légitime
+et sainte. Les centuries avaient en apparence l'élection des consuls; mais
+nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les
+patriciens leur présentaient, et d'ailleurs leurs décisions étaient
+soumises à la triple ratification du Sénat, des curies et des augures. Les
+seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la
+loi.
+
+Ce régime politique n'a duré à Rome qu'un petit nombre d'années. En Grèce,
+au contraire, il y eut un long âge où l'aristocratie fut maîtresse.
+L'Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social, dans la
+partie occidentale de la Grèce. Nous y voyons, en effet, un régime
+patriarcal fort analogue à celui que nous avons remarqué dans l'Attique.
+Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux
+serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple;
+une même table réunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appelés
+d'un nom qui devint dans d'autres sociétés un titre pompeux, [Grec:
+anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Athéniens de l'époque primitive
+appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de
+Rome gardèrent l'usage d'appeler _rex_ le chef de la _gens_. Ces chefs de
+famille ont un caractère sacré; le poëte les appelle les rois divins.
+Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces
+rois. Parmi eux il y a, à la vérité, un roi suprême; mais il n'a guère
+d'importance et ne paraît pas avoir d'autre prérogative que celle de
+présider le conseil des chefs. Il semble même à certains signes qu'il soit
+soumis à l'élection, et l'on voit bien que Télémaque ne sera le chef
+suprême de l'île qu'autant que les autres chefs, ses égaux, voudront bien
+l'élire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne paraît pas avoir d'autres
+sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tué
+quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et
+soutiennent une lutte que le poëte ne songe pas à trouver blâmable. Chez
+les Phéaciens, Alcinoos a l'autorité suprême; mais nous le voyons se
+rendre dans la réunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas
+lui qui a convoqué le conseil, mais que c'est le conseil qui a mandé le
+roi. Le poëte décrit une assemblée de la cité phéacienne; il s'en faut de
+beaucoup que ce soit une réunion de la multitude; les chefs seuls,
+individuellement convoqués par un héraut, comme à Rome pour les _comitia
+calata_, se sont réunis; ils sont assis sur des sièges de pierre; le roi
+prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de
+sceptres.
+
+Dans la ville d'Hésiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe
+d'hommes que le poëte appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui
+rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de
+chefs chez les Cadméens; à Thèbes, il vante la race sacrée des Spartes, à
+laquelle Épaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guère
+lire Pindare sans être frappé de l'esprit aristocratique qui règne encore
+dans la société grecque au temps des guerres médiques; et l'on devine par
+là combien cette aristocratie fut puissante un siècle ou deux plus tôt.
+Car ce que le poëte vante le plus dans ses héros, c'est leur famille, et
+nous devons supposer que cette sorte d'éloge avait alors un grand prix et
+que la naissance semblait encore le bien suprême. Pindare nous montre les
+grandes familles qui brillaient alors dans chaque cité; dans la seule cité
+d'Égine il nomme les Midylides, les Théandrides, les Euxénides, les
+Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille
+sacerdotale des Jamides, à Agrigente celle des Emménides, et ainsi dans
+toutes les villes dont il a occasion de parler.
+
+A Épidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui
+avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres;
+tout le reste « était en dehors de la cité ». [2] Les vrais citoyens
+étaient moins nombreux encore à Héraclée, où les cadets des grandes
+familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de
+même à Cnide, à Istros, à Marseille. A Théra, tout le pouvoir était aux
+mains de quelques familles qui étaient réputées sacrées. Il en était ainsi
+à Apollonie. [4] A Érythres il existait une classe aristocratique que l'on
+nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubée la classe maîtresse
+s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer à ce sujet que chez les
+anciens, comme au moyen âge, c'était un privilège de combattre à cheval.
+
+La monarchie n'existait déjà plus à Corinthe lorsqu'une colonie en partit
+pour fonder Syracuse. Aussi la cité nouvelle ne connut-elle pas la royauté
+et fut-elle gouvernée tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette
+classe les Géomores, c'est-à-dire les propriétaires. Elle se composait des
+familles qui, le jour de la fondation, s'étaient distribué avec tous les
+rites ordinaires les parts sacrées du territoire. Cette aristocratie resta
+pendant plusieurs générations maîtresse absolue du gouvernement, et elle
+conserva son titre de _propriétaires_, ce qui semble indiquer que les
+classes inférieures n'avaient pas le droit de propriété sur le sol. Une
+aristocratie semblable fut longtemps maîtresse à Milet et à Samos. [6]
+
+
+NOTES
+
+[1] Thucydide, II, 15-16.
+
+[2] Plutarque, _Quest. gr._, 1.
+
+[3] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2.
+
+[4] Aristote, _Politique_, III, 9, 8; VI, 3, 8.
+
+[5] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 10.
+
+[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Hérodote, VII, 155.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+DEUXIÈME RÉVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE
+DROIT D'AÎNESSE DISPARAÎT; LA GENS SE DÉMEMBRE.
+
+
+La révolution qui avait renversé la royauté, avait modifié la forme
+extérieure du gouvernement plutôt qu'elle n'avait changé la constitution
+de la société. Elle n'avait pas été l'oeuvre des classes inférieures, qui
+avaient intérêt à détruire les vieilles institutions, mais de
+l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas été faite
+pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la
+conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'élever les basses
+classes et d'affaiblir les _gentes_, et c'était pour cela qu'on avait
+renversé les rois. L'aristocratie n'avait opéré une révolution politique
+que pour empêcher une révolution sociale. Elle avait pris en mains le
+pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour défendre contre des
+attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte
+domestique, son autorité paternelle, le régime de la _gens_ et enfin le
+droit privé que la religion primitive avait établi.
+
+Ce grand et général effort de l'aristocratie répondait donc à un danger.
+Or il paraît qu'en dépit de ses efforts et de sa victoire même, le danger
+subsista. Les vieilles institutions commençaient à chanceler et de graves
+changements allaient s'introduire dans la constitution intime des
+familles.
+
+Le vieux régime de la _gens_, fondé par la religion domestique, n'avait
+pas été détruit le jour où les hommes étaient passés au régime de la cité.
+On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immédiatement, les
+chefs tenant à conserver leur autorité, les inférieurs n'ayant pas tout de
+suite la pensée de s'affranchir. On avait donc concilié le régime de la
+_gens_ avec celui de la cité. Mais c'étaient, au fond, deux régimes
+opposés, que l'on ne devait pas espérer d'allier pour toujours et qui
+devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et
+nombreuse, était trop forte et trop indépendante pour que le pouvoir
+social n'éprouvât pas la tentation et même le besoin de l'affaiblir. Ou la
+cité ne devait pas durer, ou elle devait à la longue briser la famille.
+
+L'ancienne _gens_ avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine
+indivisible, se conçoit bien tant que dure l'état d'isolement et qu'il
+n'existe pas d'autre société qu'elle. Mais dès que les hommes sont réunis
+en cité, le pouvoir de l'ancien chef est forcément amoindri; car en même
+temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communauté; comme
+tel, des intérêts généraux l'obligent à des sacrifices, et des lois
+générales lui commandent l'obéissance. A ses propres yeux et surtout aux
+yeux de ses inférieurs, sa dignité est diminuée. Puis, dans cette
+communauté, si aristocratiquement qu'elle soit constituée, les inférieurs
+comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'à cause de leur
+nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux
+comices entourée d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorité
+dans les délibérations communes que la famille peu nombreuse et qui compte
+peu de bras et peu de soldats. Or ces inférieurs ne tardent guère à sentir
+l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierté et
+le désir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez à cela les rivalités
+des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement à
+s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de
+la cité, que pour les obtenir ils cherchent à se rendre populaires, et que
+pour les gérer ils négligent ou oublient leur petite souveraineté locale.
+Ces causes produisirent peu à peu une sorte de relâchement dans la
+constitution de la _gens_; ceux qui avaient intérêt à maintenir cette
+constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient intérêt à la modifier
+devenaient plus hardis et plus forts.
+
+La force d'individualité qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit
+insensiblement. Le droit d'aînesse, qui était la condition de son unité,
+disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre à ce qu'aucun écrivain de
+l'antiquité nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est
+probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en
+une année. Il s'est fait à la longue, d'abord dans une famille, puis dans
+une autre, et peu à peu dans toutes. Il s'est achevé sans qu'on s'en fût
+pour ainsi dire aperçu.
+
+On peut bien croire aussi que les hommes ne passèrent pas d'un seul bond
+de l'indivisibilité du patrimoine au partage égal entre les frères. Il y
+eut vraisemblablement entre ces deux régimes une transition. Les choses se
+passèrent peut-être en Grèce et en Italie comme dans l'ancienne société
+hindoue, où la loi religieuse, après avoir prescrit l'indivisibilité du
+patrimoine, laissa le père libre d'en donner quelque portion à ses fils
+cadets, puis, après avoir exigé que l'aîné eût au moins une part double,
+permit que le partage fût fait également, et finit même par le
+recommander.
+
+Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication précise. Un seul point
+est certain, c'est que le droit d'aînesse a existé à une époque ancienne
+et qu'ensuite il a disparu.
+
+Ce changement ne s'est pas accompli en même temps ni de la même manière
+dans toutes les cités. Dans quelques-unes, la législation le maintint
+assez longtemps. A Thèbes et à Corinthe il était encore en vigueur au
+huitième siècle. A Athènes la législation de Solon marquait encore une
+certaine préférence à l'égard de l'aîné. A Sparte le droit d'aînesse a
+subsisté jusqu'au triomphe de la démocratie. Il y a des villes où il n'a
+disparu qu'à la suite d'une insurrection. A Héraclée, à Cnide, à Istros, à
+Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour détruire à la fois
+l'autorité paternelle et le privilège de l'aîné. [1] A partir de ce
+moment, telle cité grecque qui n'avait compté jusque-là qu'une centaine
+d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'à cinq ou
+six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens
+et l'accès des magistratures et du Sénat leur fut ouvert.
+
+Il n'est pas possible de dire à quelle époque le privilège de l'aîné a
+disparu à Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte
+contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour
+désorganiser ainsi les _gentes_. Au début de la république, nous voyons
+cent nouveaux membres entrer dans le Sénat; Tite-Live croit qu'ils
+sortaient de la plèbe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si
+dure du patriciat ait commencé par une concession de cette nature. Ces
+nouveaux sénateurs durent être tirés des familles patriciennes. Ils
+n'eurent pas le même titre que les anciens membres du Sénat; on appelait
+ceux-ci _patres_ (chefs de famille); ceux-là furent appelés _conscripti_
+(choisis [3]). Cette différence de dénomination ne permet-elle pas de
+croire que les cent nouveaux sénateurs, qui n'étaient pas chefs de
+famille, appartenaient à des branches cadettes des _gentes_ patriciennes?
+On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et
+énergique, n'apporta son concours à l'entreprise de Brutus et des pères
+qu'à la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques.
+Elle acquit ainsi, à la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la
+même classe conquit par les armes à Héraclée, à Cnide et à Marseille.
+
+Le droit d'aînesse disparut donc partout: révolution considérable qui
+commença à transformer la société. La _gens_ italienne et le _genos_
+hellénique perdirent leur unité primitive. Les différentes branches se
+séparèrent; chacune d'elles eut désormais sa part de propriété, son
+domicile, ses intérêts à part, son indépendance. _Singuli singulas
+familias incipiunt habere_, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue
+latine une vieille expression qui paraît dater de cette époque: _familiam
+ducere_, disait-on de celui qui se détachait de la _gens_ et allait faire
+souche à part, comme on disait _ducere coloniam_ de celui qui quittait la
+métropole et allait au loin fonder une colonie. Le frère qui s'était ainsi
+séparé du frère aîné, avait désormais son foyer propre, qu'il avait sans
+doute allumé au foyer commun de la _gens_, comme la colonie allumait le
+sien au prytanée de la métropole. La _gens_ ne conserva plus qu'une sorte
+d'autorité religieuse à l'égard des différentes familles qui s'étaient
+détachées d'elle. Son culte eut la suprématie sur leurs cultes. Il ne leur
+fut pas permis d'oublier qu'elles étaient issues de cette _gens_; elles
+continuèrent à porter son nom; à des jours fixés, elles se réunirent
+autour du foyer commun, pour vénérer l'antique ancêtre ou la divinité
+protectrice. Elles continuèrent même à avoir un chef religieux et il est
+probable que l'aîné conserva son privilège pour le sacerdoce, qui resta
+longtemps héréditaire. A cela près, elles furent indépendantes.
+
+Ce démembrement de la _gens_ eut de graves conséquences. L'antique famille
+sacerdotale, qui avait formé un groupe si bien uni, si fortement
+constitué, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette révolution
+prépara et rendit plus faciles d'autres changements.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2, édit. B. Saint-Hilaire.
+
+[2] Il se contredit d'ailleurs: « _Ex primoribus ordinis equestris », dit-
+il. Or les _primores_ de l'ordre équestre, c'est-à-dire les chevaliers des
+six premières centuries, étaient des patriciens. Voy. Belot, _Hist. des
+chevaliers romains_, liv. 1er, ch. 2.
+
+[3] Festus. V° _Conscripti, Allecti_. Plutarque, _Quest. rom._, 58. On
+distingua pendant plusieurs siècles les _patres_ des _conscripti_.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT.
+
+
+_1° Ce que c'était d'abord que la clientèle et comment elle s'est
+transformée._
+
+Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui
+a très certainement modifié la constitution de la famille et de la société
+elle-même. La famille antique comprenait, sous l'autorité d'un chef
+unique, deux classes de rang inégal: d'une part, les branches cadettes,
+c'est-à-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les
+serviteurs ou clients, inférieurs par la naissance, mais rapprochés du
+chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous
+venons de voir la première sortir de son état d'infériorité; la seconde
+aspire aussi de bonne heure à s'affranchir. Elle y réussit à la longue; la
+clientèle se transforme et finit par disparaître.
+
+Immense changement que les écrivains anciens ne nous racontent pas. C'est
+ainsi que, dans le moyen âge, les chroniqueurs ne nous disent pas comment
+la population des campagnes s'est peu à peu transformée. Il y a eu dans
+l'existence des sociétés humaines un assez grand nombre de révolutions
+dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les écrivains ne
+les ont pas remarquées, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une
+manière insensible, sans luttes visibles; révolutions profondes et cachées
+qui remuaient le fond de la société humaine sans qu'il en parût rien à la
+surface, et qui restaient inaperçues des générations mêmes qui y
+travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps après
+qu'elles sont achevées, lorsqu'en comparant deux époques de la vie d'un
+peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu'il devient
+évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une grande révolution s'est
+accomplie.
+
+Si l'on s'en rapportait au tableau, que les écrivains nous tracent de la
+clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l'âge
+d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en
+justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit à
+l'éducation de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui
+soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paye sas dettes,
+qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rançon? Mais il n'y a pas tant
+de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection désintéressée
+et le dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une
+autre idée de la clientèle et du patronage.
+
+Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne
+peut pas se séparer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attaché
+de père en fils à une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez
+pour croire que sa condition ne devait pas être très-douce. Ajoutons que
+le client n'est pas propriétaire du sol; la terre appartient au patron,
+qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cité, a
+seul qualité pour être propriétaire. Si le client cultive le sol, c'est au
+nom et au profit du maître. Il n'a même pas la propriété des objets
+mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en est que le patron
+peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rançon.
+Ainsi rien n'est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance,
+à lui et à ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On
+ne peut pas dire qu'il soit précisément esclave; mais il a un maître
+auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute chose.
+Toute sa vie il est client, et ses fils le sont après lui.
+
+Il y a quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du
+moyen âge. A la vérité, le principe qui les condamne à l'obéissance n'est
+pas le même. Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui
+s'exerce sur la terre et sur l'homme à la fois; pour le client, ce
+principe est la religion domestique à laquelle il est attaché sous
+l'autorité du patron qui en est le prêtre. D'ailleurs pour le client et
+pour le serf la subordination est la même; l'un est lié à son patron comme
+l'autre l'est à son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la _gens_
+que le serf la glèbe. Le client, comme le serf, reste soumis à un maître
+de père en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est
+interdit de se marier hors de la _gens_, comme il l'est au serf de se
+marier hors du village. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne peut pas contracter
+mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que
+le client cultive et l'argent qu'il possède, comme le seigneur peut le
+faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage
+revient de droit au patron, de même que la succession du serf appartient
+au seigneur.
+
+Le patron n'est pas seulement un maître; il est un juge; il peut condamner
+à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous
+cette autorité à la fois matérielle et morale qui le prend par son corps
+et par son âme. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au
+patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y
+a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protège; il n'est pas
+citoyen par lui-même; s'il veut paraître devant le tribunal de la cité, il
+faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi?
+Il n'en connaît pas les formules sacrées; les connaîtrait-il, la première
+loi pour lui est de ne jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans
+le patron nulle justice; contre le patron nul recours.
+
+Le client n'existe pas seulement à Rome; on le trouve chez les Sabins et
+les Étrusques, faisant partie de la _manus_ de chaque chef. Il a existé
+dans l'ancienne _gens_ hellénique aussi bien que dans la _gens_ italienne.
+Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cités doriennes, où le
+régime de la _gens_ a disparu de bonne heure et où les vaincus sont
+attachés, non à la famille d'un maître, mais à un lot de terre. Nous le
+trouvons à Athènes et dans les cités ioniennes et éoliennes sous le nom de
+_thète_ ou de _pélate_. Tant que dure le régime aristocratique, ce _thète_
+ne fait pas partie de la cité; enfermé dans une famille dont il ne peut
+sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le même caractère
+et la même autorité que le patron romain.
+
+On peut bien présumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le
+patron et le client. On se figure sans peine ce qu'était l'existence dans
+cette famille où l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit,
+où l'obéissance sans réserve et sans espoir était tout à côté de
+l'omnipotence sans frein, où le meilleur maître avait ses emportements et
+ses caprices, où le serviteur le plus résigné avait ses rancunes, ses
+gémissements et ses colères. Ulysse est un bon maître: voyez quelle
+affection paternelle il porte à Eumée et à Philaetios. Mais il fait mettre
+à mort un serviteur qui l'a insulté sans le reconnaître, et des servantes
+qui sont tombées dans le mal auquel son absence même les a exposées. De la
+mort des prétendants il est responsable vis-à-vis de la cité; mais de la
+mort des serviteurs personne ne lui demande compte.
+
+Dans l'état d'isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle
+avait pu se former et se maintenir. La religion domestique était alors
+toute-puissante sur l'âme. L'homme qui en était le prêtre par droit
+héréditaire, apparaissait aux classes inférieures comme un être sacré.
+Plus qu'un homme, il était l'intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa
+bouche sortait la prière puissante, la formule irrésistible qui attirait
+la faveur ou la colère de la divinité. Devant une telle force il fallait
+s'incliner; l'obéissance était commandée par la foi et la religion.
+D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il
+ne voyait pas d'autre horizon que cette famille à laquelle tout
+l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance
+assurée; en elle seule, s'il avait un maître, il avait aussi un
+protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût
+approcher, et des dieux qu'il lui fût permis d'invoquer. Quitter cette
+famille, c'était se placer en dehors de toute organisation sociale et de
+tout droit; c'était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier.
+
+Mais la cité étant fondée, les clients des différentes familles pouvaient
+se voir, se parler, se communiquer leurs désirs ou leurs rancunes,
+comparer les différents maîtres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur
+regard commençait à s'étendre au delà de l'enceinte de la famille. Ils
+voyaient qu'en dehors d'elle il existait une société, des règles, des
+lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'était
+donc plus pour eux un malheur sans remède. La tentation devenait chaque
+jour plus forte; la clientèle semblait un fardeau de plus en plus lourd,
+et l'on cessait de croire que l'autorité du maître fût légitime et sainte.
+Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent désir d'être libres.
+Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cité le souvenir d'une
+insurrection générale de cette classe. S'il y eut des luttes à main armée,
+elles furent renfermées et cachées dans l'enceinte de chaque famille.
+C'est là qu'il y eut, pendant plus d'une génération, d'un côté
+d'énergiques efforts pour l'indépendance, de l'autre une répression
+implacable. Il se déroula, dans chaque maison, une longue et dramatique
+histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire
+seulement, c'est que les efforts de la classe inférieure ne furent pas
+sans résultats. Une nécessité invincible obligea peu à peu les maîtres à
+céder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorité cesse de
+paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de
+le paraître aux maîtres; mais cela vient à la longue, et alors le maître,
+qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y
+renoncer. Ajoutez que cette classe inférieure était utile, que ses bras,
+en cultivant la terre, faisaient la richesse du maître, et en portant les
+armes, faisaient sa force au milieu des rivalités des familles, qu'il
+était donc sage de la satisfaire et que l'intérêt s'unissait à l'humanité
+pour conseiller des concessions.
+
+Il paraît certain que la condition des clients s'améliora peu à peu. A
+l'origine ils vivaient dans la maison du maître, cultivant ensemble le
+domaine commun. Plus tard on assigna à chacun d'eux un lot de terre
+particulier. Le client dut se trouver déjà plus heureux. Sans doute il
+travaillait encore au profit du maître; la terre n'était pas à lui,
+c'était plutôt lui qui était à elle. N'importe; il la cultivait de longues
+années de suite et il l'aimait. Il s'établissait entre elle et lui, non
+pas ce lien que la religion de la propriété avait créé entre elle et le
+maître, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance même
+peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses
+fruits.
+
+Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais
+pour lui-même. Sous la condition d'une redevance, qui peut-être fut
+d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte.
+Ses sueurs trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois
+plus libre et plus fière. « Les chefs de famille, dit un ancien,
+assignaient des portions de terre à leurs inférieurs, comme s'ils eussent
+été leurs propres enfants. » [1] On lit de même dans l'Odyssée: « Un
+maître bienveillant donne à son serviteur une maison et une terre »; et
+Eumée ajoute: « une épouse désirée », parce que le client ne peut pas
+encore se marier sans la volonté du maître, et que c'est le maître qui lui
+choisit sa compagne.
+
+Mais ce champ où s'écoulait désormais sa vie, où étaient tout son labeur
+et toute sa jouissance, n'était pas encore sa propriété. Car ce client
+n'avait pas en lui le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait
+devenir la propriété d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait à
+porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maître avait
+autrefois posé. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni à la
+famille du maître par un lien sacré, ne pourrait jamais appartenir en
+propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait
+le _villicus_, client du patron, renfermaient un foyer, un _Lar
+familiaris_; mais ce foyer n'était pas au cultivateur; c'était le foyer du
+maître. [2] Cela établissait à la fois le droit de propriété du patron et
+la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fût du patron,
+suivait encore son culte.
+
+Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas être propriétaire et
+aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire disparaître de ce champ,
+qui semblait bien à lui par le droit du travail, la borne sacrée qui en
+faisait à jamais la propriété de l'ancien maître.
+
+On voit clairement qu'en Grèce les clients arrivèrent à leur but; par
+quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts
+pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s'est-il opéré dans
+l'antiquité la même série de changements sociaux que l'Europe a vus se
+produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de
+la glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs
+abonnés, et qu'enfin ils se transformèrent à la longue en paysans
+propriétaires.
+
+
+_2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon._
+
+Cette sorte de révolution est marquée nettement dans l'histoire d'Athènes.
+Le renversement de la royauté avait eu pour effet de raviver le régime du
+[Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune
+avait recommencé à former un petit État qui avait pour chef un eupatride
+et pour sujets la foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé
+lourdement sur la population athénienne; car elle en conserva un mauvais
+souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'époque précédente lui
+parut avoir été une sorte d'âge d'or; il regretta les rois; il en vint à
+s'imaginer que sous la monarchie il avait été heureux et libre, qu'il
+avait joui alors de l'égalité, et que c'était seulement à partir de la
+chute des rois que l'inégalité et la souffrance avaient commencé. Il y
+avait là une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition
+populaire plaçait le commencement de l'inégalité là où le peuple avait
+commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette sorte de servage,
+qui était aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait
+dater de l'époque où les hommes en avaient pour la première fois senti le
+poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est
+pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la
+clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur
+tort; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les
+acceptaient sans gémir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes.
+Les eupatrides de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs
+que n'avaient été leurs ancêtres; ils furent pourtant détestés davantage.
+
+Il paraît que, même sous la domination de cette aristocratie, la condition
+de la classe inférieure s'améliora. Car c'est alors que l'on voit
+clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la
+seule condition de payer une redevance qui était fixée au sixième de la
+récolte. Ces hommes étaient ainsi presque émancipés; ayant un chez soi et
+n'étant plus sous les yeux du maître, ils respiraient plus à l'aise et
+travaillaient à leur profit.
+
+Mais telle est la nature humaine que ces hommes, à mesure que leur sort
+s'améliorait, sentaient plus amèrement ce qu'il leur restait d'inégalité.
+N'être pas citoyens et n'avoir aucune part à l'administration de la cité
+les touchait sans doute médiocrement; mais ne pas pouvoir devenir
+propriétaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait
+bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur
+condition présente, manquait de stabilité. Car s'ils étaient vraiment
+possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette
+possession ni l'indépendance qui en résultait. On voit dans Plutarque que
+l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance
+annuelle n'était pas payée ou pour toute autre cause, ces hommes
+retombaient dans une sorte d'esclavage.
+
+De graves questions furent donc agitées dans l'Attique pendant une suite
+de quatre ou cinq générations. Il n'était guère possible que les hommes de
+la classe inférieure restassent dans cette position instable et
+irrégulière vers laquelle un progrès insensible les avait conduits; et
+alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient
+retomber dans les liens de la dure clientèle, ou décidément affranchis par
+un progrès nouveau ils devaient monter au rang de propriétaires du sol et
+d'hommes libres.
+
+On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur,
+ancien client, de résistance de la part du propriétaire, ancien patron. Ce
+ne fut pas une guerre civile; aussi les annales athéniennes n'ont-elles
+conservé le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans
+chaque bourgade, dans chaque maison, de père en fils.
+
+Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du
+sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine où l'eupatride avait
+son principal domaine et où il était toujours présent, son autorité se
+maintint à peu près intacte sur le petit groupe de serviteurs qui étaient
+toujours sous ses yeux; aussi les _pédiéens_ se montrèrent-ils
+généralement fidèles à l'ancien régime. Mais ceux qui labouraient
+péniblement le flanc de la montagne, les _diacriens_, plus loin du maître,
+plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux,
+renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une
+ferme volonté de s'affranchir. C'étaient surtout ces hommes-là qui
+s'indignaient de voir sur leur champ « la borne sacrée » du maître, et de
+sentir « leur terre esclave ». [3] Quant aux habitants des cantons voisins
+de la mer, aux _paraliens_, la propriété du sol les tentait moins; ils
+avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs
+étaient devenus riches, et avec la richesse ils étaient à peu près libres.
+Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et
+n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils
+n'avaient pas non plus la lâche résignation des pédiéens; ils demandaient
+plus de stabilité dans leur condition et des droits mieux assurés.
+
+C'est Solon qui donna satisfaction à ces voeux dans la mesure du possible.
+Il y a une partie de l'oeuvre de ce législateur que les anciens ne nous
+font connaître que très-imparfaitement, mais qui paraît en avoir été la
+partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique
+étaient encore réduits à la possession précaire du sol et pouvaient même
+retomber dans la servitude personnelle. Après lui, cette nombreuse classe
+d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriété est accessible à tous;
+il n'y a plus de servitude pour l'Athénien; les familles de la classe
+inférieure sont à jamais affranchies de l'autorité des familles
+eupatrides. Il y a là un grand changement dont l'auteur ne peut être que
+Solon.
+
+Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon
+n'aurait fait qu'adoucir la législation sur les dettes en ôtant au
+créancier le droit d'asservir le débiteur. Mais il faut regarder de près à
+ce qu'un écrivain qui est si postérieur à cette époque, nous dit de ces
+dettes qui troublèrent la cité athénienne comme toutes les cités de la
+Grèce et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eût avant Solon
+une telle circulation d'argent qu'il dût y avoir beaucoup de prêteurs et
+d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-là d'après ceux qui ont suivi. Il
+y avait alors fort peu de commerce; l'échange des créances était inconnu
+et les emprunts devaient être assez rares. Sur quel gage l'homme qui
+n'était propriétaire de rien, aurait-il emprunté? Ce n'est guère l'usage,
+dans aucune société, de prêter aux pauvres. On dit à la vérité, sur la foi
+des traducteurs de Plutarque plutôt que de Plutarque lui-même, que
+l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fût sa
+propriété, il n'aurait pas pu l'engager; car le système des hypothèques
+n'était pas encore connu en ce temps-là et était en contradiction avec la
+nature du droit de propriété. Dans ces débiteurs dont Plutarque nous
+parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance
+annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maîtres; dans la servitude où
+ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientèle qui les ressaisit.
+
+Solon supprima peut-être la redevance, ou, plus probablement, en réduisit
+le chiffre à un taux tel que le rachat en devînt facile; il ajouta qu'à
+l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en
+servitude.
+
+Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol,
+ne pouvaient pas en devenir propriétaires: car sur leur champ se dressait
+toujours la borne sacrée et inviolable de l'ancien patron. Pour
+l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette
+borne disparût. Solon la renversa: nous trouvons le témoignage de cette
+grande réforme dans quelques vers de Solon lui-même: « C'était une oeuvre
+inespérée, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste
+la déesse Mère, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arraché les
+bornes, la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En
+faisant cela, Solon avait accompli une révolution considérable. Il avait
+mis de côté l'ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme
+immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arraché
+la terre à la religion pour la donner au travail. Il avait supprimé, avec
+l'autorité de l'eupatride sur le sol, son autorité sur l'homme, et il
+pouvait dire dans ses vers: « Ceux qui sur cette terre subissaient la
+cruelle servitude et tremblaient devant un maître, je les ai faits
+libres. »
+
+Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de
+Solon appelèrent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les
+générations suivantes qui, une fois habituées à la liberté, ne voulaient
+ou ne pouvaient pas croire que leurs pères eussent été serfs, expliquèrent
+ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a
+une énergie qui nous révèle une plus grande révolution. Ajoutons-y cette
+phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le récit de l'oeuvre de Solon, dit
+simplement: « Il fit cesser l'esclavage du peuple. » [4]
+
+
+_3° Transformation de la clientèle à Rome_.
+
+Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue
+période de l'existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n'en dit rien,
+parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de près le changement des
+institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents
+analogues où avaient puisé les anciens historiens que Tite-Live
+compulsait, ne devaient pas donner le récit de ces luttes domestiques.
+
+Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, à l'origine de Rome, des
+clients; il nous est même resté des témoignages très précis de la
+dépendance où leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siècles après,
+nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe
+encore, non la clientèle. Car il n'y a rien de plus différent des clients
+de l'époque primitive que ces plébéiens du temps de Cicéron qui se
+disaient clients d'un riche pour avoir droit à la sportule.
+
+Il y a quelqu'un qui ressemble mieux à l'ancien client, c'est l'affranchi.
+[5] Pas plus à la fin de la république qu'aux premiers temps de Rome,
+l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immédiatement homme libre
+et citoyen. Il reste soumis au maître. Autrefois on l'appelait client,
+maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est changé. Quant au
+maître, son nom même ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est
+encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client,
+reste attaché à la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien
+client. Il dépend de son patron; il lui doit non-seulement de la
+reconnaissance, mais un véritable service, dont le maître seul fixe la
+mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait
+sur son client; il peut le remettre en esclavage pour délit d'ingratitude.
+[6] L'affranchi rappelle donc tout à fait l'ancien client. Entre eux il
+n'y a qu'une différence: on était client autrefois de père en fils;
+maintenant la condition d'affranchi cesse à la seconde ou au moins à la
+troisième génération. La clientèle n'a donc pas disparu; elle saisit
+encore l'homme au moment où la servitude le quitte; seulement, elle n'est
+plus héréditaire. Cela seul est déjà un changement considérable; il est
+impossible de dire à quelle époque il s'est opéré.
+
+On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportés
+au sort du client, et par quels degrés il est arrivé au droit de
+propriété. A l'origine le chef de la _gens_ lui assigne un lot de terre à
+cultiver. [7] Il ne tarde guère à devenir possesseur viager de ce lot,
+moyennant qu'il contribue à toutes les dépenses qui incombent à son ancien
+maître. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent à payer
+la rançon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires,
+prouvent du moins qu'au temps où cette loi fut écrite il était déjà
+possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progrès de plus: il
+obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot à son fils; il est
+vrai qu'à défaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un
+progrès nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de
+faire un testament. Ici la coutume hésite et varie; tantôt le patron
+reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur est respectée
+tout entière; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8]
+Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire propriétaire, a du moins
+une jouissance aussi étendue qu'il est possible.
+
+Sans doute ce n'est pas encore là l'affranchissement complet. Mais aucun
+document ne nous permet de fixer l'époque où les clients se sont
+définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de
+Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les
+premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a
+grande apparence qu'ils l'étaient déjà au temps du roi Servius; peut-être
+même votaient-ils dans les comices curiates dès l'origine de Rome. Mais on
+ne peut pas conclure de là qu'ils fussent dès lors tout à fait affranchis;
+car il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner
+à leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela
+consenti à leur donner des droits civils.
+
+Il ne paraît pas que la révolution qui affranchit les clients à Rome, se
+soit achevée d'un seul coup comme à Athènes. Elle s'accomplit fort
+lentement et d'une manière presque imperceptible, sans qu'aucune loi
+formelle l'ait jamais consacrée. Les liens de la clientèle se relâchèrent
+peu à peu et le client s'éloigna insensiblement du patron.
+
+Le roi Servius fit une grande réforme à l'avantage des clients: il changea
+l'organisation de l'armée. Avant lui, l'armée marchait divisée en tribus,
+en curies, en _gentes_; c'était la division patricienne: chaque chef de
+_gens_ était à la tête de ses clients. Servius partagea l'armée en
+centuries, chacun eut son rang d'après sa richesse. Il en résulta que le
+client ne marcha plus à côté de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour
+chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'indépendance.
+
+Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices.
+Auparavant l'assemblée se partageait en curies et en _gentes_, et le
+client, s'il votait, votait sous l'oeil du maître. Mais la division par
+centuries étant établie pour les comices comme pour l'armée, le client ne
+se trouva plus dans le même cadre que son patron. Il est vrai que la
+vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment vérifier
+son vote?
+
+C'était beaucoup que de séparer le client du patron dans les moments les
+plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote.
+L'autorité du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut
+de jour en jour plus contesté. Dès que le client eut goûté à
+l'indépendance, il la voulut tout entière. Il aspira à se détacher de la
+_gens_ et à entrer dans la plèbe, où l'on était libre. Que d'occasions se
+présentaient! Sous les rois, il était sûr d'être aidé par eux, car ils ne
+demandaient pas mieux que d'affaiblir les _gentes_. Sous la république, il
+trouvait la protection de la plèbe elle-même et des tribuns. Beaucoup de
+clients s'affranchirent ainsi et la _gens_ ne put pas les ressaisir. En
+472 avant J.-C., le nombre des clients était encore assez considérable,
+puisque la plèbe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices
+centuriates, ils fissent pencher la balance du côté des patriciens. [9]
+Vers la même époque, la plèbe ayant refusé de s'enrôler, les patriciens
+purent former une armée avec leurs clients. [10] Il paraît pourtant que
+ces clients n'étaient plus assez nombreux pour cultiver à eux seuls les
+terres des patriciens, et que ceux-ci étaient obligés d'emprunter des bras
+à la plèbe. [11] Il est vraisemblable que la création du tribunat, en
+assurant aux clients échappés des protecteurs contre leurs anciens
+patrons, et en rendant la situation des plébéiens plus enviable et plus
+sûre, hâta ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y
+avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire à la plèbe: « Autant
+vous avez été de clients autour de chaque patron, autant vous serez
+maintenant contre un seul ennemi. » [12] Dès lors nous ne voyons plus dans
+l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes héréditairement
+attachés à la _gens_. La clientèle primitive fait place à une clientèle
+d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraîne plus
+les mêmes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes
+des patriciens, des clients, des plébéiens. Il n'en reste plus que deux,
+et les clients se sont fondus dans la plèbe. Les Marcellus paraissent être
+une branche ainsi détachée de la _gens_ Claudia. Leur nom était Claudius;
+mais puisqu'ils n'étaient pas patriciens, ils n'avaient dû faire partie de
+la _gens_ qu'à titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des
+moyens qui nous sont inconnus, ils s'élevèrent d'abord aux dignités de la
+plèbe, plus tard à celles de la cité. Pendant plusieurs siècles, la _gens_
+Claudia parut avoir oublié ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant,
+au temps de Cicéron, [13] elle s'en souvint inopinément. Un affranchi ou
+client des Marcellus était mort et laissait un héritage qui, suivant la
+loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens prétendirent
+que les Marcellus, en clients qu'ils étaient, ne pouvaient pas avoir eux-
+mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur
+héritage, dans les mains du chef de la _gens_ patricienne, seul capable
+d'exercer les droits de patronage. Ce procès étonna fort le public et
+embarrassa les jurisconsultes; Cicéron même trouva la question fort
+obscure. Elle ne l'aurait pas été quatre siècles plus tôt, et les Claudius
+auraient gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel
+ils fondaient leur réclamation était si antique qu'on l'avait oublié et
+que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne
+clientèle n'existait plus.
+
+
+NOTES
+
+[1] Festus, v° _Patres_.
+
+[2] Caton, _De re rust._, 143. Columelle, XI, 1, 19.
+
+[3] Solon, édition Bach, p. 104, 105.
+
+[4] Aristote, _Gouv. d'Ath., Fragm._, coll. Didot, t. II, p. 107.
+
+[5] L'affranchi devenait un client. L'identité entre ces deux termes est
+marquée par un passage de Denys, IV, 23.
+
+[6] _Digeste_, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valère Maxime,
+V, 1, 4. Suétone, _Claude_, 25. Dion Cassius, LV. La législation était la
+même à Athènes; voy. Lysias et Hypéride dans Harpocration, v° [Grec:
+Apostasion]. Démosthènes, _in Aristogitonem_ et Suidas. V° [Grec:
+Anagchaion].
+
+[7] Festus, v° _Patres_.
+
+[8] _Institutes_ de Justinien, III, 7.
+
+[9] Tite-Live, II, 56.
+
+[10] Denys, VII, 19; X, 27.
+
+[11] _Inculti per secessionem plebis agri_, Tite-Live, II, 34.
+
+[12] Tite-Live, VI, 18.
+
+[13] Cicéron, _De oratore_, I, 39.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+TROISIÈME RÉVOLUTION: LA PLÈBE ENTRE DANS LA CITÉ.
+
+
+_1° Histoire générale de cette révolution._
+
+Les changements qui s'étaient opérés à la longue dans la constitution de
+la famille, en amenèrent d'autres dans la constitution de la cité.
+L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le
+droit d'aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur;
+les clients s'étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus
+grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n'étaient
+plus répartis dans les _gentes_; vivant en dehors d'elles, ils formèrent
+entre eux un corps. Par là, la cité changea d'aspect; au lieu qu'elle
+avait été précédemment un assemblage faiblement lié d'autant de petits
+États qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les
+membres patriciens des _gentes_, de l'autre entre les hommes de rang
+inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés
+ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'époque précédente, une lutte
+obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte.
+Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cité
+fût maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restât dans les
+mains des familles sacrées. L'autre voulait briser les vieilles barrières
+qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société
+politique.
+
+Dans la première partie de la lutte, l'avantage était à l'aristocratie de
+naissance. A la vérité, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force
+matérielle était tombée; mais il lui restait le prestige de sa religion,
+son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions,
+son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se
+défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n'avait pour lui
+que son grand nombre. Il était gêné par une habitude de respect dont il ne
+lui était pas facile de se défaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs;
+tout principe d'organisation lui manquait. Il était, à l'origine, une
+multitude sans lien plutôt qu'un corps bien constitué et vigoureux. Si
+nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouvé d'autre principe
+d'association que la religion héréditaire des familles, et qu'ils
+n'avaient pas l'idée d'une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous
+comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de
+la religion, n'ait pas pu former d'abord une société régulière, et qu'il
+lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d'une
+discipline et les règles d'un gouvernement.
+
+Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre
+moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie.
+
+Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des
+anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et
+les encouragea à augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le
+rétablissement de la royauté après Romulus; elle fit nommer Hostilius;
+elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin
+le Superbe.
+
+Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l'aristocratie devint
+maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie; il aspira à
+la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle,
+il réussit généralement à se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler
+rois, parce que ce titre impliquait l'idée de fonctions religieuses et ne
+pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela
+tyrans. [1]
+
+Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'était pas
+emprunté à la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux
+dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononçait pas dans les
+prières. Il désignait, en effet, quelque chose de très nouveau parmi les
+hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la
+religion n'avait pas établi. L'apparition de ce mot dans la langue grecque
+marque l'apparition d'un principe que les générations précédentes
+n'avaient pas connu, l'obéissance de l'homme à l'homme. Jusque-là, il n'y
+avait eu d'autres chefs d'État que ceux qui étaient les chefs de la
+religion; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice
+et invoquaient les dieux pour elle; en leur obéissant, on n'obéissait qu'à
+la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'à la divinité.
+L'obéissance à un homme, l'autorité donnée à cet homme par d'autres
+hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait été
+inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les
+classes inférieures rejetèrent le joug de l'aristocratie et cherchèrent un
+gouvernement nouveau.
+
+Citons quelques exemples. À Corinthe, « le peuple supportait avec peine la
+domination des Bacchides; Cypsélus, témoin de la haine qu'on leur portait
+et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à
+l'affranchissement », s'offrit à être ce chef; le peuple l'accepta, le fit
+tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un
+certain Thrasybule; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous
+trouvons des tyrans à Argos, à Epidaure, à Mégare au sixième siècle;
+Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs
+d'Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A
+Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et
+chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se
+gouverner, et au bout d'une année elle dut se donner un tyran. [2]
+
+Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même
+politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des
+conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute réponse, coupa les épis
+de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était
+d'abattre les hautes têtes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur
+le peuple.
+
+La plèbe romaine forma d'abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle
+essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur
+Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat
+adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas
+être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la
+plèbe.
+
+Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à
+relever la monarchie, ce n'était pas par un véritable attachement à ce
+régime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne détestait l'aristocratie. La
+monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais
+ce gouvernement, qui n'était issu que du droit de la force et ne reposait
+sur aucune tradition sacrée, n'eut de racines dans le coeur des
+populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui
+laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité; mais
+lorsque quelques années s'étaient écoulées et que le souvenir de la dure
+oligarchie s'était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement
+n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'acceptèrent que comme une
+ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un
+régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même.
+
+La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui
+s'accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l'avenir d'une
+classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre
+ère, la Grèce et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse.
+La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l'homme; les goûts se
+portaient vers le beau et vers le luxe: même les arts naissaient; alors
+l'industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu
+une richesse mobilière; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or
+l'apparition de l'argent était une grande révolution. L'argent n'était pas
+soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre; il était, suivant
+l'expression du jurisconsulte, _res nec mancipi_; il pouvait passer de
+main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au
+plébéien. La religion, qui avait marqué le sol de son empreinte, ne
+pouvait rien sur l'argent.
+
+Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation
+que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs,
+des chefs d'industrie, des commerçants; bientôt il y eut des riches parmi
+eux. Singulière nouveauté! Auparavant les chefs des _gentes_ pouvaient
+seuls être propriétaires, et voici d'anciens clients ou des plébéiens qui
+sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait
+l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cités,
+notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique
+tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les
+rangs sont bien près d'être renversés.
+
+Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des
+distinctions et des rangs s'établirent, comme il en faut dans toute
+société humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent
+peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'était
+pas un mal; le peuple cessa d'être une masse confuse et commença à
+ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner
+des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le
+premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne
+eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse
+acquise par le travail, c'est-à-dire le sentiment de la valeur
+personnelle, l'amour d'une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui, en
+souhaitant les améliorations, redoute les aventures. La plèbe se laissa
+guider par cette élite qu'elle fut fière d'avoir en elle. Elle renonça à
+avoir des tyrans dès qu'elle sentit qu'elle possédait dans son sein les
+éléments d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque
+temps, comme nous le verrons tout à l'heure, un principe d'organisation
+sociale.
+
+Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la
+classe inférieure à grandir; c'est celui qui s'opéra dans l'art militaire.
+Dans les premiers siècles de l'histoire des cités, la force des armées
+était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait
+sur un char ou à cheval; le fantassin, peu utile au combat, était peu
+estimé. Aussi l'ancienne aristocratie s'était-elle réservé partout le
+droit de combattre à cheval; [3] même dans quelques villes les nobles se
+donnaient le titre de chevaliers. Les _celeres_ de Romulus, les chevaliers
+romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens
+la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu à peu l'infanterie prit
+quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la
+naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce
+point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car
+elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les légionnaires,
+les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et
+les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de
+l'extension, surtout en Grèce, qu'il y eut des batailles sur mer et que le
+destin d'une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-à-dire
+des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société
+l'est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime
+influence. L'état social et politique d'une nation est toujours en rapport
+avec la nature et la composition de ses armées.
+
+Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces
+hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux
+qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de
+l'adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la
+religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt
+à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu'avec le sang. Ils
+travaillèrent à avoir aussi un culte.
+
+Il est impossible d'entrer ici dans le détail des efforts qu'ils firent,
+des moyens qu'ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se
+présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le
+secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les
+résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu'elle eût
+osé l'allumer elle-même, soit qu'elle se fût procuré ailleurs le feu
+sacré; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice,
+son sacerdoce, à l'image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien,
+sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité; à Rome,
+ceux qui n'avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique,
+offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe
+supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure,
+celle-ci se faisait des temples pour elle; à Rome elle en avait un sur
+l'Aventin, qui était consacré à Diana; elle avait le temple de la pudeur
+plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle,
+envahirent la Grèce et l'Italie, furent accueillis avec empressement par
+la plèbe; c'étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient
+acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se
+faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus
+patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier,
+pour que la multitude eût l'occasion de faire des sacrifices; de même les
+Pisistratides dressèrent des _hermès_ dans les rues et sur les places
+d'Athènes. [5] Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe,
+autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et
+ses fêtes. Elle put prier; c'était beaucoup dans une société où la
+religion faisait la dignité de l'homme.
+
+Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand
+il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout
+ce qui donne à l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand
+enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque
+chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale
+et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps.
+
+L'entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui,
+du septième au cinquième siècle, a rempli l'histoire de la Grèce et de
+l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas
+partout de la même manière ni par les mêmes moyens.
+
+Ici, le peuple, dès qu'il s'est senti fort, s'est insurgé; les armes à la
+main, il a force les portes de la ville où il lui était interdit
+d'habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a
+occupé leurs maisons, ou il s'est contenté de décréter l'égalité des
+droits. C'est ce qu'on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet.
+
+Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à
+main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers
+progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé
+alors un législateur et la constitution a été changée. C'est ce qu'on vit
+à Athènes.
+
+Ailleurs, la classe inférieure, sans secousse et sans bouleversement,
+arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la
+cité, d'abord très restreint, s'accrut une première fois par l'admission
+de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus
+tard, on éleva jusqu'à mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin
+peu à peu à la démocratie. [6]
+
+Dans quelques villes, l'admission de la plèbe parmi les citoyens fut
+l'oeuvre des rois; il en fut ainsi à Rome. Dans d'autres, elle fut
+l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu à Corinthe, à
+Sicyone, à Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut
+ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de
+citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos,
+l'aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu'en
+affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'énumérer
+toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s'est
+accomplie. Le résultat a été partout le même: la classe inférieure a
+pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique.
+
+Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et
+de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux
+sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des _bons_, [Grec: agathoi];
+c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes
+grecques. Il appelle l'autre la classe des _mauvais_, [Grec: kakoi]; c'est
+encore de ce nom qu'il était d'usage de désigner la classe inférieure.
+Cette classe, le poëte nous décrit sa condition ancienne: « elle ne
+connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois »; c'est assez dire
+qu'elle n'avait pas le droit de cité. Il n'était même pas permis à ces
+hommes d'approcher de la ville; « ils vivaient en dehors comme des bêtes
+sauvages ». Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas
+le droit de se marier dans les familles des _bons_.
+
+Mais que tout cela est changé! les rangs ont été bouleversés, « les
+mauvais ont été mis au-dessus des bons ». La justice est troublée; les
+antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveauté étrange les ont
+remplacées. La richesse est devenue l'unique objet des désirs des hommes,
+parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble épouse la fille du
+riche plébéien et « le mariage confond les races ».
+
+Théognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essayé de
+résister au cours des choses. Condamné à l'exil, dépouillé de ses biens,
+il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il
+n'espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa
+cause; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. À
+ses yeux, la révolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils
+de l'aristocratie, il lui semble que cette révolution n'a pour elle ni la
+justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte à la religion. « Les dieux,
+dit-il, ont quitté la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a
+disparu; on n'a plus souci des Immortels. »
+
+Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gémit ainsi, c'est
+par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a reçu des anciens « la
+tradition sainte », et qu'il doit la perpétuer. Mais en vain: la tradition
+même va se flétrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse;
+bientôt on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plébéiennes,
+« ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table »; ils adopteront
+bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui
+reste à l'aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître.
+
+En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les
+grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et
+la mémoire des ancêtres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui
+s'amusèrent à compter leurs aïeux; mais on riait de ces hommes. On garda
+l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race;
+mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé.
+Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d'Athènes
+n'existaient plus que dans leurs tombeaux.
+
+Ainsi la cité ancienne s'était transformée par degrés. A l'origine, elle
+était l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le
+nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent
+l'égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette
+foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l'association
+religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l'enceinte sacrée
+de la ville, renversa les barrières qu'on lui opposait et pénétra dans la
+cité, où aussitôt elle fut maîtresse.
+
+
+_2° Histoire de cette révolution à Athènes._
+
+Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes
+pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l'histoire est muette;
+on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes
+inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime.
+
+L'an 598, le mécontentement que l'on voyait général, et les signes
+certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l'ambition
+d'un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste
+et à se faire tyran populaire. L'énergie des archontes fit avorter
+l'entreprise; mais l'agitation continua après lui. En vain les eupatrides
+mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent
+que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain
+ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux
+autels à la Violence et à l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinités
+dont l'influence maligne avait troublé les esprits. [7] Tout cela ne
+servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit
+venir de Crête le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu'on disait fils
+d'une déesse; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires; on
+espérait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion
+et fortifier, par conséquent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'émut
+pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son âme; il
+persista à réclamer des réformes.
+
+Pendant seize années encore, l'opposition farouche des pauvres de la
+montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude
+guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les
+trois partis s'entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces
+querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare
+fortune d'appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux
+commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le
+montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste; par
+son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par
+son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il
+appartient à la nouvelle Athènes.
+
+Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la
+vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée
+sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans
+l'état social en entraînait un autre dans l'ordre politique. Il fallait
+que les classes inférieures eussent désormais, suivant l'expression de
+Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce
+bouclier, c'étaient des droits politiques.
+
+Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement
+connue; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie
+de l'assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls
+eupatrides; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de
+l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes
+les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces,
+direction de la société, il fallait que l'eupatride partageât tout cela
+avec l'homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il
+n'était tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore
+des classes, mais elles n'étaient plus distinguées que par la richesse.
+Dès lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus
+rien, à moins qu'il ne fût riche; il valut par sa richesse et non pas par
+sa naissance. Désormais le poëte put dire: « Dans la pauvreté l'homme
+noble n'est plus rien »; et le peuple applaudit au théâtre cette boutade
+du comique: « De quelle naissance est cet homme? -- Riche, ce sont là
+aujourd'hui les nobles. » [8]
+
+Le régime qui s'était ainsi fondé, avait deux sortes d'ennemis: les
+eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui
+souffraient encore de l'inégalité.
+
+A peine Solon avait-il achevé son oeuvre, que l'agitation recommença.
+« Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches.
+» Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des
+eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore être
+archontes et sénateurs, beaucoup s'imaginaient que la révolution n'avait
+pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines; or le
+peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de
+gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siècles que le
+règne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cités grecques,
+il voulut un tyran.
+
+Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition
+personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha.
+Un jour il parut dans l'assemblée, et prétendant qu'on l'avait blessé, il
+demanda qu'on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes
+allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais « la populace était
+prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les
+riches s'enfuirent en désordre ». Ainsi l'un des premiers actes de
+l'assemblée populaire récemment instituée fut d'aider un homme à se rendre
+maître de la patrie.
+
+Il ne paraît pas d'ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune
+entrave au développement des destinées d'Athènes. Il eut, au contraire,
+pour principal effet d'assurer et de garantir contre une réaction la
+grande réforme sociale et politique qui venait de s'opérer. Les eupatrides
+ne s'en relevèrent jamais.
+
+Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté; deux fois
+la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il
+reprit le pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut
+l'intervention d'une armée Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la
+domination de cette famille.
+
+L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des
+Pisistratides pour ressaisir ses privilèges. Non-seulement elle n'y
+réussit pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été
+porté. Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d'une famille que
+cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois
+générations, trouva le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu'il lui
+restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique,
+avait laissé subsister toute la vieille organisation religieuse de la
+société athénienne. La population restait partagée en deux ou trois cents
+_gentes_, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes
+il y avait encore, comme dans l'époque précédente, un culte héréditaire,
+un prêtre qui était un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre.
+Tout cela était le reste d'un passé qui avait peine à disparaître; par là,
+les traditions, les usages, les règles, les distinctions qu'il y avait eu
+dans l'ancien état social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis
+par la religion, et ils maintenaient à leur tour la religion, c'est-à-dire
+la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres
+deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possédaient
+héréditairement le sacerdoce et l'autorité, de l'autre les hommes d'une
+condition inférieure, qui n'étaient plus serviteurs ni clients, mais qui
+étaient encore retenus sous l'autorité de l'eupatride par la religion. En
+vain la loi de Solon disait que tous les Athéniens étaient libres. La
+vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblée où il avait
+librement voté, et lui disait: Tu es lié à un eupatride par le culte; tu
+lui dois respect, déférence, soumission; comme membre d'une cité, Solon
+t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obéis à un eupatride;
+comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la
+famille même, dans la _gens_ où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux
+pas sortir, tu retrouves encore l'autorité d'un eupatride. A quoi servait-
+il que la loi politique eût fait de cet homme un citoyen, si la religion
+et les moeurs persistaient à en faire un client? Il est vrai que depuis
+plusieurs générations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces
+cadres, soit qu'ils fussent venus de pays étrangers, soit qu'ils se
+fussent échappés de la _gens_ et de la tribu pour être libres. Mais ces
+hommes souffraient d'une autre manière, ils se trouvaient dans un état
+d'infériorité morale vis-à-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie
+s'attachait à leur indépendance.
+
+Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à
+opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l'accomplit en
+supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant
+par dix tribus qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes.
+
+Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et
+aux _gentes_. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un
+prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies religieuses, des
+assemblées pour délibérer sur les intérêts communs. [9] Mais les groupes
+nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous
+les hommes libres d'Athènes, même ceux qui n'avaient pas fait partie des
+anciennes tribus et des _gentes_, furent répartis dans les cadres formés
+par Clisthènes: [10] grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en
+manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse
+ceux qui auparavant étaient exclus de toute association. En second lieu,
+les hommes furent distribués dans les tribus et dans les dèmes, non plus
+d'après leur naissance, comme autrefois, mais d'après leur domicile. La
+naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent égaux et l'on n'y
+connut plus de privilèges. Le culte, pour la célébration duquel la
+nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n'était plus le culte héréditaire
+d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un
+eupatride. Ce n'était plus un ancien eupatride que la tribu ou le dème
+vénérait comme ancêtre divin; les tribus eurent de nouveaux héros éponymes
+choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé bon
+souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux
+protecteurs _Zeus gardien de l'enceinte_ et _Apollon paternel_. Dès lors
+il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le
+dème comme il l'avait été dans la _gens_; il n'y en avait non plus aucune
+pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes,
+la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque membre put
+l'exercer à son tour. Cette réforme fut ce qui acheva de renverser
+l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de
+caste religieuse; plus de privilèges de naissance, ni en religion ni en
+politique. La société athénienne était entièrement transformée. [11]
+
+ Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus
+nouvelles, où tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n'est pas un
+fait particulier à l'histoire d'Athènes. Le même changement a été opéré à
+Cyrène, à Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup
+d'autres cités grecques. [12] De tous les moyens propres à affaiblir
+l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que
+celui-là. « Si l'on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit
+Clisthènes chez les Athéniens: on établira de nouvelles tribus et de
+nouvelles phratries; aux sacrifices héréditaires des familles on
+substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis; on confondra
+autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de
+briser toutes les associations antérieures. » [13]
+
+Lorsque cette réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire
+que l'ancien moule de la société est brisé et qu'il se forme un nouveau
+corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion
+héréditaire avait établis et qu'elle déclarait immuables, marque la fin du
+régime religieux de la cité.
+
+
+_3° Histoire de cette révolution à Rome._
+
+La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de
+la ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une
+guerre perpétuelle, et la guerre exigeait qu'elle eût une population
+nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les
+étrangers, sans avoir égard à leur origine. Les guerres se succédaient
+sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le résultat le plus
+ordinaire de chaque victoire était qu'on enlevait à la ville vaincue sa
+population pour la transférer à Rome. Que devenaient ces hommes ainsi
+amenés avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales
+et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant à la
+foule, une partie entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une
+partie était reléguée dans la plèbe.
+
+D'autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe.
+Beaucoup d'étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation
+rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l'Étrurie, du
+Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client
+qui réussissait à s'échapper de la _gens_, devenait un plébéien. Le
+patricien qui se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui
+entraînaient la déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard
+était repoussé par la religion des familles pures, et relégué dans la
+plèbe.
+
+Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était
+engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La
+royauté et la plèbe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les mêmes
+ennemis. L'ambition des rois était de se dégager des vieux principes de
+gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la
+plèbe était de briser les vieilles barrières qui l'excluaient de
+l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'établit; les
+rois protégèrent la plèbe, et la plèbe soutint les rois.
+
+Les traditions et les témoignages de l'antiquité placent sous le règne de
+Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens
+conservèrent pour ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique.
+Sa première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est
+vrai, sur l'_ager romanus_, mais sur les territoires pris à l'ennemi; ce n
+était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de
+propriété sur le sol à des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver
+que le sol d'autrui. [14]
+
+Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plèbe,
+qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois étaient relatives pour la
+plupart aux obligations que le plébéien pouvait contracter avec le
+patricien. C'était un commencement de droit commun entre les deux ordres,
+et pour la plèbe, un commencement d'égalité. [15]
+
+Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire
+les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients
+étaient répartis d'après la naissance, il forma quatre tribus nouvelles où
+la population tout entière était distribuée d'après le domicile. Nous
+avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets; ils
+furent les mêmes à Rome. La plèbe, qui n'entrait pas dans les anciennes
+tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque-
+là flottante, espèce de population nomade qui n'avait aucun lien avec la
+cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation régulière. La
+formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés, marque
+véritablement l'entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un foyer
+et des sacrifices; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour
+de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de
+divinités à ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra
+les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (_compitalia,
+paganalia_), comme le patricien célébrait les sacrifices de sa _gens_ et
+de sa curie. Le plébéien eut une religion.
+
+En même temps un grand changement fut opéré dans la cérémonie sacrée de la
+lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l'exclusion de ceux
+que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous
+ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l'acte
+sacré. Pour la première fois, tous les hommes, sans distinction de
+patriciens, de clients, de plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de
+cette assemblée mêlée, en poussant devant lui les victimes et en chantant
+l'hymne solennel. La cérémonie achevée, tous se trouvèrent également
+citoyens.
+
+Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d'hommes, la caste
+sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On
+ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion
+héréditaire avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui
+avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux
+grandes catégories: dans l'une étaient ceux qui possédaient quelque chose,
+dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La première se divisa elle-même en
+cinq classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le
+chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par là un principe tout
+nouveau dans la société romaine: la richesse marqua désormais des rangs,
+comme avait fait la religion.
+
+Servius appliqua cette division de la population romaine au service
+militaire. Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n'était pas dans
+les rangs de la légion. Mais comme Servius avait fait d'eux des
+propriétaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des légionnaires.
+Dorénavant l'armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies;
+tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose,
+en firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus.
+Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l'armure de
+chaque soldat et son poste de bataille; l'armée était divisée par classes,
+exactement comme la population, d'après la richesse. La première classe,
+qui avait l'armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins
+le bouclier, le casque et l'épée, formèrent les trois premières lignes de
+la légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent
+les corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en
+compagnies, que l'on appelait centuries. La première en comprenait, dit-
+on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie
+était à part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation;
+tandis que jusque-là les jeunes patriciens composaient seuls les centuries
+de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plébéiens, choisis parmi
+les plus riches, à combattre à cheval, et il en forma douze centuries
+nouvelles.
+
+Or on ne pouvait guère toucher à l'armée sans toucher en même temps à la
+constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans
+l'Etat s'était accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs;
+chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette
+organisation militaire était permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il
+est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs,
+la loi leur défendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais
+ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de
+Mars, où chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or
+il arriva, 25 ans après Servius Tullius, qu'on eut la pensée de convoquer
+l'armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L'armée s'étant
+réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à sa
+tête et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit
+voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens
+votèrent d'abord, après elles les centuries d'infanterie de première
+classe, et les autres à la suite. Ainsi se trouva établie au bout de peu
+de temps l'assemblée centuriate, où quiconque était soldat avait droit de
+suffrage, et où l'on ne distinguait presque plus le plébéien du patricien.
+[18]
+
+Toutes ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine.
+Le patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son
+sénat. Mais les plébéiens acquéraient l'habitude de l'indépendance, la
+richesse, les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le
+patriciat, mais elle grandissait à côté de lui.
+
+Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger
+Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut
+vaincue.
+
+Les patriciens s'efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu'elle
+avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux
+plébéiens les terres que Servius leur avait données; et l'on peut
+remarquer que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi fut qu'ils
+étaient plébéiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux
+principe qui voulait que la religion héréditaire fondât seule le droit de
+propriété, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans
+ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol.
+
+Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées.
+Si le système des classes et l'assemblée centuriate ne furent pas abolis,
+c'est d'abord parce que l'état de guerre ne permettait pas de désorganiser
+l'armée, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de
+formalités telles que le patriciat fût toujours le maître des élections.
+On n'osa pas enlever aux plébéiens le titre de citoyens; on les laissa
+figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant à
+la plèbe de faire partie de la cité, ne partagea avec elle ni les droits
+politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plèbe resta dans la
+cité; de fait, elle en fut exclue.
+
+N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas
+qu'ils aient froidement conçu le dessein d'opprimer et d'écraser la plèbe.
+Le patricien qui descendait d'une famille sacrée et se sentait l'héritier
+d'un culte, ne comprenait pas d'autre régime social que celui dont
+l'antique religion avait tracé les règles. A ses yeux, l'élément
+constitutif de toute société était la _gens_, avec son culte, son chef
+héréditaire, sa clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre
+chose que la réunion des chefs des _gentes_. Il n'entrait pas dans son
+esprit qu'il pût y avoir un autre système politique que celui qui reposait
+sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les
+sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicté
+les saintes formules. Il ne fallait même pas lui objecter que les
+plébéiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des
+sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eût répondu que ce culte
+n'avait pas le caractère essentiel de la véritable religion, qu'il n'était
+pas héréditaire, que ces foyers n'étaient pas des feux antiques, et que
+ces dieux Lares n'étaient pas de vrais ancêtres. Il eût ajouté que les
+plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le
+droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient violé tous les
+principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient
+retranché le principe essentiel qui était l'hérédité, qu'enfin leur
+simulacre de religion était absolument l'opposé de la religion.
+
+Dès que le patricien s'obstinait à penser que la religion héréditaire
+devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu'il ne voyait pas de
+gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir
+social pût s'exercer régulièrement sur cette classe d'hommes. La loi
+sainte ne pouvait pas leur être appliquée; la justice était un terrain
+sacré qui leur était interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient
+pris sur eux de régir la plèbe, et ils l'avaient fait d'après certaines
+règles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le
+besoin ou l'intérêt public avait fait trouver. Mais par la révolution, qui
+avait chassé les rois, la religion avait repris l'empire, et il était
+arrivé forcément que toute la classe plébéienne avait été rejetée en
+dehors des lois sociales.
+
+Le patriciat s'était fait alors un gouvernement conforme à ses propres
+principes; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il
+n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas
+non plus le moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi
+au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait
+pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cité, le
+_populus_, c'est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui
+étaient restés, s'élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d'elle
+vivait la multitude plébéienne qui n'était pas un peuple et ne formait pas
+un corps. Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l'ordre
+matériel dans cette population confuse; les plébéiens obéissaient;
+faibles, généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps
+patricien.
+
+Le problème dont la solution devait décider de l'avenir de Rome était
+celui-ci: comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière?
+
+Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne
+voyait qu'un moyen de résoudre ce problème, et c'était de faire entrer la
+plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des _gentes_. Il paraît
+qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita
+Rome à cette époque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la
+question plus grave de la clientèle et du servage. La plèbe romaine,
+dépouillée de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens
+calculèrent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber
+dans leurs liens. L'homme de la plèbe emprunta. En empruntant il se
+donnait au créancier, se vendait à lui. C'était si bien une vente que cela
+se faisait _per aes et libram_, c'est-à-dire avec la formalité solennelle
+que l'on employait d'ordinaire pour conférer à un homme le droit de
+propriété sur un objet. [20] Il est vrai que le plébéien prenait ses
+sûretés contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il
+stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de
+l'échéance et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même
+en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'était pas
+éteinte, le plébéien perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la
+discrétion du créancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son
+client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire
+acte d'inhumanité; l'idéal de la société étant à ses yeux le régime de la
+_gens_, il ne voyait rien de plus légitime et de plus beau que d'y ramener
+les hommes par quelque moyen que ce fût. Si son plan avait réussi, la
+plèbe eût en peu de temps disparu et la cité romaine n'eût été que
+l'association des _gentes_ patriciennes se partageant la foule des
+clients.
+
+Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il
+se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l'y
+faire tomber. La clientèle était pour lui l'équivalent de l'esclavage; la
+maison du patricien était à ses yeux une prison (_ergastulum_). Maintes
+fois le plébéien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses
+semblables et ameuta la plèbe, s'écriant qu'il était homme libre et
+montrant en témoignage les blessures qu'il avait reçues dans les combats
+pour la défense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'à irriter
+la plèbe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son énergie à sortir de
+cet état précaire où la chute du gouvernement royal l'avait placée. Elle
+voulut avoir des lois et des droits.
+
+Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d'abord souhaité d'entrer en
+partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils,
+comme les patriciens eux-mêmes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun
+entre les deux ordres. Nul ne songeait à l'égalité civile et politique.
+Que la plèbe pût s'élever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus
+dans l'esprit du plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc
+de réclamer l'égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir
+préféré d'abord une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas
+de remède à leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur
+infériorité, c'était de s'éloigner de Rome.
+
+L'historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce
+langage; « Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu'ils
+en jouissent à leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons là ni
+foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville étrangère;
+aucune religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous
+est bonne; là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie. » [21]
+Et ils allèrent s'établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de
+l'_ager romanus_.
+
+En présence d'un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus
+ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était
+loin de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome
+avec les clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa
+grandeur future, mais le patriciat y serait le maître. On n'aurait plus à
+s'occuper de cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement
+ne pouvaient pas s'appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On
+aurait dû peut-être la chasser en même temps que les rois; puisqu'elle
+prenait d'elle-même le parti de s'éloigner, on devait la laisser faire et
+se réjouir.
+
+Mais d'autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la
+grandeur romaine, s'affligeaient du départ de la plèbe, Rome perdait la
+moitié de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des
+Sabins, des Étrusques, tous ennemis? La plèbe avait du bon; que ne savait-
+on la faire servir aux intérêts de la cité? Ces sénateurs souhaitaient
+donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être
+pas toutes les conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras
+qui faisaient la force des légions.
+
+D'autre part, la plèbe s'aperçut, au bout de peu de mois, qu'elle ne
+pouvait pas vivre sur le mont Sacré. Elle se procurait bien ce qui était
+matériellement nécessaire à l'existence. Mais tout ce qui fait une société
+organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder là une ville, car elle
+n'avait pas de prêtre qui sût accomplir la cérémonie religieuse de la
+fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait
+pas de prytanée régulièrement allumé où un magistrat eût l'occasion de
+sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales,
+puisque les seules lois dont l'homme eût alors l'idée dérivaient de la
+religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les éléments
+d'une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante, elle
+n'était pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une société plus
+régulière qu'à Rome, et qu'ainsi le problème dont la solution lui
+importait si fort n'était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de
+s'éloigner de Rome; ce n'était pas dans l'isolement du mont Sacré qu'elle
+pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait.
+
+Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n'ayant presque rien de
+commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se
+rapprochèrent et conclurent un traité d'alliance. Ce traité paraît avoir
+été fait dans les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre
+deux peuples différents; plèbe et patriciat n'étaient, en effet, ni un
+même peuple ni une même cité. Par ce traité, le patriciat n'accorda pas
+que la plèbe fît partie de la cité religieuse et politique, il ne semble
+même pas que la plèbe l'ait demandé. On convint seulement qu'à l'avenir la
+plèbe, constituée en une société à peu près régulière, aurait des chefs
+tirés de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plèbe,
+institution toute nouvelle et qui ne ressemble à rien de ce que les cités
+avaient connu auparavant.
+
+Le pouvoir des tribuns n'était pas de même nature que l'autorité du
+magistrat; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun
+n'accomplissait aucune cérémonie religieuse; il était élu sans auspices,
+et l'assentiment des dieux n'était pas nécessaire pour le créer. [22] Il
+n'avait ni siège curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni
+aucun de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la
+vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi
+les magistrats romains.
+
+Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir? Il
+est nécessaire ici d'écarter de notre esprit toutes les idées et toutes
+les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible,
+au milieu des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n'avaient
+compris l'autorité que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils
+voulurent établir un pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui
+ne fussent pas des prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour.
+Pour cela, le jour où l'on créa les premiers tribuns, on accomplit une
+cérémonie religieuse d'un caractère particulier. [23] Les historiens n'en
+décrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de
+rendre ces premiers tribuns _sacrosaints_. Or ce mot signifiait que le
+corps du tribun serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la
+religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber
+l'homme en état de souillure. [24] De là venait que, si quelque dévot de
+Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se
+faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, « comme si
+son corps eût été souillé par cette seule rencontre. » [25] Ce caractère,
+sacrosaint restait attaché au tribun pendant toute la durée de ses
+fonctions; puis en créant son successeur, il lui transmettait ce
+caractère, exactement comme le consul, en créant d'autres consuls, leur
+passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacrés. Plus tard,
+le tribunal ayant été interrompu pendant deux ans, il fallut, pour établir
+de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie religieuse qui avait été
+accomplie sur le mont Sacré.
+
+On ne connaît pas assez complètement les idées des anciens pour dire si ce
+caractère sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des
+patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malédiction et
+d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance.
+Ce qui est certain, c'est que, de toute manière, le tribun se trouvait
+tout à fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans
+une impiété grave.
+
+Une loi confirma et garantit cette inviolabilité; elle prononça que « nul
+ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ». Elle ajouta
+que « celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait
+impur, que ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et
+qu'on pourrait le tuer impunément ». Elle se terminait par cette formule,
+dont le vague aida puissamment aux progrès futurs du tribunal: « Ni
+magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire à rencontre d'un
+tribun. » Tous les citoyens prononcèrent un serment par lequel ils
+s'engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur eux la
+colère des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se
+rendrait coupable d'attentat sur un tribun « serait entaché de la plus
+grande souillure ». [26]
+
+Ce privilège d'inviolabilité s'étendait aussi loin, que le corps du tribun
+pouvait étendre son action directe. Un plébéien, était-il maltraité par un
+consul qui le condamnait à la prison, ou par un créancier qui mettait la
+main sur lui, le tribun se montrait, se plaçait entre eux (_intercessio_)
+et arrêtait la main patricienne. Qui eût osé « faire quelque chose à
+l'encontre d'un tribun », ou s'exposer à être touché par lui?
+
+Mais le tribun n'exerçait cette singulière puissance que là où il était
+présent. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plébéiens. Il n'avait
+aucune action sur ce qui se passait hors de la portée de sa main, de son
+regard, de sa parole. [27]
+
+Les patriciens n'avaient pas donné à la plèbe des droits; ils avaient
+seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables.
+Toutefois c'était assez pour qu'il y eût quelque sécurité pour tous. Le
+tribun était une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile.
+
+Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe; et s'emparèrent
+du droit de juger. A la vérité ils n'avaient pas le droit de citer devant
+eux, même un plébéien; mais ils pouvaient appréhender au corps. [28] Une
+fois sous leur main, l'homme obéissait. Il suffisait même de se trouver
+dans le rayon où leur parole se faisait entendre; cette parole était
+irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul.
+
+Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorité politique. N'étant pas
+magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il
+n'avait aucune proposition à faire dans le Sénat; on ne pensait même pas,
+à l'origine, qu'il y pût paraître. Il n'avait rien de commun avec la
+véritable cité, c'est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui
+reconnaissait aucune autorité. Il n'était pas tribun du peuple, il était
+tribun de la plèbe.
+
+Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et
+la plèbe: l'une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un
+sénat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans
+ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges.
+
+Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis,
+et quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à
+convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat; ils
+s'asseyent d'abord à la porte de la salle, plus tard dans l'intérieur.
+Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et
+les condamnent. C'était la suite de cette inviolabilité qui s'attachait à
+leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat
+s'était désarmé le jour où il avait prononcé avec les rites solennels que
+quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera
+rien à l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plèbe, la
+plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblée, que la
+présence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si
+le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il
+saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien ne
+résistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de
+force, si ce n'était un autre tribun.
+
+Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses
+assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à
+celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était
+distribuée en tribus; c'était le domicile qui réglait la place de chacun,
+ce n'était ni la religion, ni la richesse. L'assemblée ne commençait pas
+par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas
+les présages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer
+les hommes à se séparer. C'étaient vraiment les comices de la plèbe, et
+ils n'avaient rien des vieilles règles ni de la religion du patriciat.
+
+Il est vrai que ces assemblées ne s'occupaient pas d'abord des intérêts
+généraux de la cité: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient
+pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne
+nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il
+y eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour
+les patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n'obéissait aux
+sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux
+peuples dans Rome.
+
+Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs,
+n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être
+consul de la cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien
+n'entrait pas dans l'assemblée par curies, ni le patricien dans
+l'assemblée par tribus. [29]
+
+C'étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n'ayant pas pour
+ainsi dire d'idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion
+et des lois, le plébéien répondait qu'il ne connaissait pas cette religion
+héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la
+sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se
+renvoyaient l'un à l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux était
+juste d'après ses propres principes, injuste d'après les principes et les
+croyances de l'autre. L'assemblée des curies et la réunion des _patres_
+semblaient au plébéien des privilèges odieux. Dans l'assemblée des tribus
+le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat
+était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique; le tribunal
+était aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire
+à tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui
+n'était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat
+dérangeait l'ordre sacré de la cité; il était ce qu'est une hérésie dans
+une religion; le culte public en était flétri. « Les dieux nous seront
+contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère
+qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. »
+L'histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus
+entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le
+patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique; la
+plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population
+romaine devenait de jour en jour plus manifeste.
+
+Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux
+peuples, c'était la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de
+soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que
+pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d'ailleurs veillé à
+ce que l'inviolabilité des tribuns ne s'étendît pas hors de Rome, et pour
+cela on avait décidé qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A
+l'armée, la plèbe était donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir;
+en présence de l'ennemi, Rome redevenait une.
+
+Puis, grâce à l'habitude prise après l'expulsion des rois de réunir
+l'armée pour la consulter sur les intérêts publics ou sur le choix des
+magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait à coté
+des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices
+par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent
+insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le
+conflit qui était engagé entre l'assemblée par curies et l'assemblée par
+tribus, il paraissait naturel que l'assemblée centuriate devînt une sorte
+de terrain neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence.
+
+Le plébéien n'était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une
+famille qui était originaire d'une autre ville, qui y avait été riche et
+considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui
+enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d'ordinaire
+l'accompagne. Quelquefois aussi le plébéien avait pu s'enrichir par son
+travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la
+population en classes d'après la fortune, quelques plébéiens étaient
+entrés dans la première. Le patriciat n'avait pas osé ou n'avait pas pu
+abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plébéiens qui
+combattaient à côté des patriciens dans les premiers rangs de la légion et
+qui votaient avec eux dans les premières centuries.
+
+Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire
+aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome
+tombait, et beaucoup à gagner si elle s'élevait, fut un intermédiaire
+naturel entre les deux ordres ennemis.
+
+Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir
+s'établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la
+création du tribunal, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu'il y
+en eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait
+à conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie
+pauvre, qui n'était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre
+aucune réclamation; elle laissait aux plus aisés leur privilège, et
+n'exigeait pas qu'on choisît aussi chez elle des tribuns.
+
+Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que
+prenait la richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus
+heureux que les eupatrides d'Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour
+où la direction de la société appartint à la richesse, les patriciens ne
+négligèrent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni même l'industrie.
+Augmenter leur fortune fut toujours leur grande préoccupation. Le travail,
+la frugalité, la bonne spéculation furent toujours leurs vertus.
+D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquête agrandissait
+leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un très-grand mal à ce que la
+puissance s'attachât à la richesse.
+
+Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu'ils ne
+pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche
+plébéien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'intérêt ou
+d'amitié s'établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d'idées.
+Le plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les voeux et les
+droits de la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il
+arrivait insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine
+de sa supériorité; il n'était plus aussi sûr de son droit. Or quand une
+aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n'a
+plus le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les
+prérogatives du patricien n'étaient plus un article de foi pour lui-même,
+on peut dire que le patriciat était à moitié vaincu.
+
+La classe riche paraît avoir exercé une action d'un autre genre sur la
+plèbe, dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme
+elle avait intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux
+ordres. Elle était d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la séparation
+absolue des deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l'enchaînant pour
+toujours à la classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une
+voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforça donc d'imprimer
+aux idées et aux voeux de la plèbe une autre direction. Au lieu de
+persister à former un ordre séparé, au lieu de se donner péniblement des
+lois particulières, que l'autre ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de
+travailler lentement par ses plébiscites à faire des espèces de lois à son
+usage et à élaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle
+lui inspira l'ambition de pénétrer dans la cité patricienne et d'entrer en
+partage des lois, des institutions, des dignités du patricien. Les désirs
+de la plèbe tendirent alors à l'union des deux ordres, sous la condition
+de l'égalité.
+
+La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code.
+Il y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables
+et saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les
+prêtres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne
+s'appliquaient qu'aux membres de la cité religieuse. Le plébéien n'avait
+pas le droit de les connaître, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non
+plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour
+les _gentes_, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour
+d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriété à celui qui
+n'avait pas de _sacra_; elles n'accordaient pas l'action en justice à
+celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractère exclusivement
+religieux de la loi que la plèbe voulut faire disparaître. Elle demanda,
+non pas seulement que les lois fussent mises en écrit et rendues
+publiques, mais qu'il y eût des lois qui fussent également applicables aux
+patriciens et à elle.
+
+Il paraît que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent rédigées
+par des plébéiens. Les patriciens répondirent qu'apparemment les tribuns
+ignoraient ce que c'était qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas
+exprimé cette prétention. « Il est de toute impossibilité, disaient-ils,
+que les plébéiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous
+qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec
+toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [31]
+Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les
+vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de
+leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des
+spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige
+était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois. Entre les
+deux ordres, dont chacun s'étonnait de l'insistance de l'autre, la
+république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un
+compromis: « Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les
+plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres.
+» Par là ils croyaient concéder beaucoup; c'était peu à l'égard des
+principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu'il
+ne s'opposait nullement à la rédaction d'un code, mais que ce code ne
+pouvait être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen
+de concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le
+patriciat invoquait: on décida que les législateurs seraient tous
+patriciens, mais que leur code, avant d'être promulgué et mis en vigueur,
+serait exposé aux yeux du public et soumis à l'approbation préalable de
+toutes les classes.
+
+Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des décemvirs. Il importe
+seulement de remarquer dès à présent que l'oeuvre des législateurs,
+préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens,
+fut ensuite acceptée par les comices centuriates, c'est-à-dire par
+l'assemblée où les deux ordres étaient confondus. Il y avait en cela une
+innovation grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s'appliqua
+désormais à toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code,
+un seul mot qui implique une inégalité entre le plébéien et le patricien
+soit pour le droit de propriété, soit pour les contrats et les
+obligations, soit pour la procédure. A partir de ce moment, le plébéien
+comparut devant le même tribunal que le patricien, agit comme lui, fut
+jugé d'après la même loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de
+révolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les
+sentiments de l'homme envers l'homme, l'idée de la dignité personnelle, le
+principe du droit, tout fut changé dans Rome.
+
+Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et
+parmi eux, il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu'on eut proclamé avec
+tant d'énergie que le droit d'écrire les lois n'appartenait qu'à la classe
+patricienne, le progrès des idées était si rapide qu'au bout d'une année
+on admettait des plébéiens parmi les législateurs.
+
+Les moeurs tendaient à l'égalité. On était sur une pente où l'on ne
+pouvait plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour
+défendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion
+et les moeurs ne suffisaient plus à l'interdire. Mais à peine avait-on eu
+le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une réprobation
+universelle. Quelques patriciens persistèrent bien à alléguer la religion:
+« Notre sang va être souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en
+sera flétri; nul ne saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices
+il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines
+et humaines. » Les plébéiens n'entendaient rien à ces arguments, qui ne
+leur paraissaient que des subtilités sans valeur. Discuter des articles de
+foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les
+tribuns répliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: « S'il est vrai
+que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle
+ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant
+de ne pas vous allier aux familles plébéiennes. » La loi fut retirée.
+Aussitôt les mariages devinrent fréquents entre les deux ordres. Les
+riches plébéiens furent à tel point recherchés que, pour ne parler que des
+Licinius, on les vit s'allier à trois _gentes_ patriciennes, aux Fabius,
+aux Cornélius, aux Manlius. [33] On put reconnaître alors que la loi avait
+été un moment la seule barrière qui séparât les deux ordres. Désormais, le
+sang patricien et le sang plébéien se mêlèrent.
+
+Dès que l'égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile
+était fait, et il semblait naturel que l'égalité existât de même en
+politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était
+interdit, et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours.
+
+Il y avait pourtant une raison très-forte. Le consulat n'était pas
+seulement un commandement; c'était un sacerdoce. Pour être consul, il ne
+suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de
+probité; il fallait surtout être capable d'accomplir les cérémonies du
+culte public. Il était nécessaire que les rites fussent bien observés et
+que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le
+caractère sacré qui permettait de prononcer les prières et d'appeler la
+protection divine sur la cité. Le plébéien n'avait rien de commun avec le
+culte; la religion s'opposait donc à ce qu'il fût consul, _nefas plebeium
+consulem fieri._
+
+On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des
+plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d'être consuls.
+Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour
+faire comprendre cela à la plèbe; on lui dit quelle importance la religion
+avait dans la cité, que c'était elle qui avait fondé la ville, elle qui
+présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées
+délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta
+que cette religion était, suivant la règle antique (_more majorum_), le
+patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et
+pratiqués que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le
+sacrifice du plébéien. Proposer de créer des consuls plébéiens, c'était
+vouloir supprimer la religion de la cité; désormais le culte serait
+souillé et la cité ne serait plus en paix avec ses dieux. [34]
+
+Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter
+les plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et
+sa puissance. Dès qu'il vit que le consulat était en danger d'être obtenu
+par la plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes
+le plus d'importance celle qui consistait à faire la lustration des
+citoyens: ainsi furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui
+semblait trop difficile de résister aux voeux des plébéiens, il remplaça
+le consulat par le tribunat militaire. La plèbe montra d'ailleurs une
+grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son désir fût
+réalisé. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur à obtenir ces
+hautes magistratures qu'elle n'en avait mis à conquérir le tribunat et un
+code.
+
+Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie
+plébéienne qui avait de l'ambition. Voici une légende de cette époque:
+« Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses
+deux filles, l'une à un patricien qui devint tribun militaire, l'autre à
+Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un
+jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire à
+sa maison, frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet
+usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui
+apprirent combien un mariage plébéien l'avait fait déchoir, en la plaçant
+dans une maison où les dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer.
+Son père devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un
+jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il
+s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillèrent au même
+dessein. » Cette légende nous apprend deux choses: l'une, que
+l'aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les patriciens, prenait
+leur ambition et aspirait à leurs dignités; l'autre, qu'il se trouvait des
+patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle
+aristocratie, qui s'était unie à eux par les liens les plus étroits.
+
+Il paraît que Licinius et Sextius, qui s'était joint à lui, ne comptaient
+pas que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d'être
+consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle
+qui avait pour objet d'établir qu'un des consuls serait forcément choisi
+dans la plèbe, était précédée de deux autres, dont l'une diminuait les
+dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est évident que les
+deux premières devaient servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur
+de la troisième. Il y eut un moment où la plèbe fut trop clairvoyante:
+elle prit dans les propositions de Licinius ce qui était pour elle, c'est-
+à-dire la réduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de
+côté le consulat. Mais Licinius répliqua que les trois lois étaient
+inséparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La
+constitution romaine autorisait ce procédé. On pense bien que la plèbe
+aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la
+plèbe voulût faire des lois; il fallait encore à cette époque que le Sénat
+convoquât les grands comices et qu'ensuite il confirmât le décret. [35] Il
+s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un événement que Tite-Live
+laisse trop dans l'ombre; [36] il paraît que la plèbe prit les armes et
+que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu
+donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait à
+l'avance tous les décrets que le peuple porterait cette année-là. Rien
+n'empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce
+moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne tarda
+guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe de
+pourpre et fut précédé des faisceaux; il rendit la justice, il fut
+sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions.
+
+Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on pût les enlever aux
+patriciens. Car c'était dans la vieille religion un dogme inébranlable que
+le droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se
+transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession
+des dieux, était héréditaire. De même qu'un culte domestique était un
+patrimoine auquel nul étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité
+appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient formé la cité
+primitive. Assurément dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu
+à l'esprit de personne qu'un plébéien pût être pontife.
+
+Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la
+règle d'hérédité, s'était fait une religion à son usage. Elle s'était
+donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu.
+Le patricien n'avait eu d'abord que du mépris pour cette parodie de sa
+religion. Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le
+plébéien était arrivé à croire qu'il était, même au point de vue du culte
+et à l'égard des dieux, l'égal du patricien.
+
+Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir
+que le caractère sacerdotal et le droit d'adorer la divinité étaient
+héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette
+vieille règle de l'hérédité; elle prétendait que tout homme était apte à
+prononcer la prière, et que, pourvu qu'on fût citoyen, on avait le droit
+d'accomplir les cérémonies du culte de la cité; elle arrivait à cette
+conséquence qu'un plébéien pouvait être pontife.
+
+Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la
+politique, il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi
+ardemment convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues: le prêtre
+était un magistrat; le pontife était un juge, l'augure pouvait dissoudre
+les assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s'apercevoir que sans
+les sacerdoces elle n'avait réellement ni l'égalité civile ni l'égalité
+politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux
+ordres, comme elle avait réclamé le partage du consulat.
+
+Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse; car
+depuis soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les
+sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de
+l'ennemi, il remplissait les saintes formalités du triomphe. Par les
+magistratures, la plèbe s'était déjà emparée d'une partie des sacerdoces;
+il n'était pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'hérédité
+religieuse était ébranlée chez les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns
+d'entre eux invoquèrent en vain les vieilles règles et dirent: « Le culte
+va être altéré, souillé par des mains indignes; vous vous attaquez aux
+dieux mêmes; prenez garde que leur colère ne se fasse sentir à notre
+ville. » Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur
+la plèbe, ni même que la majorité du patriciat s'en soit émue. Les moeurs
+nouvelles donnaient gain de cause au principe plébéien. Il fut donc décidé
+que la moitié des pontifes et des augures seraient désormais choisis parmi
+la plèbe. [37]
+
+Ce fut là la dernière conquête de l'ordre inférieur; il n'avait plus rien
+à désirer. Le patriciat perdait jusqu'à sa supériorité religieuse. Rien ne
+le distinguait plus de la plèbe; le patriciat n'était plus qu'un nom ou un
+souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes
+les cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique
+religion héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi
+des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le
+plébéien avait lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la
+république et sous les rois, et il l'avait vaincue.
+
+
+NOTES
+
+[1] Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires,
+lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92.
+
+[2] Nicolas de Damas, _Fragm._. Aristote, _Politique_, V, 9. Thucydide, I,
+126. Diodore, IV, 5.
+
+[3] Aristote, _Politique_, VI, 3, 2.
+
+[4] Varron, _L. L._, VI, 13.
+
+[5] Denys, IV, 5. Platon, _Hipparque_.
+
+[6] Héraclide de Pont, dans les _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot,
+t. II, p. 217.
+
+[7] Diogène Laërce, I, 110. Cicéron, _De leg._ II, 11. Athénée, p. 602.
+
+[8] Euripide, _Phéniciennes_. Alexis, dans Athénée, IV, 49.
+
+[9] Eschine, _in Ctesiph._, 30. Démosthènes, _in Eubul_. Pollux, VIII, 19,
+95, 107.
+
+[10] Aristote, _Politique_, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine,
+édit. Didot, p. 511.
+
+[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimés;
+ils subsistèrent, au contraire, jusqu'à la fin de l'histoire grecque; mais
+ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en
+politique.
+
+[12] Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V,
+9.
+
+[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3).
+
+[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Déjà les rois précédents avaient
+partagé les terres prises à l'ennemi; mais il n'est pas sûr qu'ils aient
+admis la plèbe au partage.
+
+[15] Denys, IV, 13; IV, 43.
+
+[16] Denys, IV, 26.
+
+[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en
+a en réalité que cinq: Cicéron, _De republ._, II, 22; Aulu-Gelle, X, 28.
+Les chevaliers d'une part, de l'autre les prolétaires, étaient en dehors
+des classes. -- Notons d'ailleurs que le mot _classis_ n'avait pas, dans
+l'ancienne langue, un sens analogue à celui de nôtre mot classe; il
+signifiait corps de troupe. Cela marque que la division établie par
+Servius fut plutôt militaire que politique.
+
+[18] Il nous paraît incontestable que les commices par centuries n'étaient
+pas autre chose que la réunion de l'armée romaine. Ce qui le prouve, c'est
+1° que cette assemblée est souvent appelée _l'armée_ par les écrivains
+latins; _urbanus exercitus_, Varron, VI, 93; _quum comitiorum causa
+exercitus eductus esset_, Tite-Live, XXXIX, 15, _miles ad suffragia
+vocatur et comitia centuriata dicuntur_, Ampélius, 48; 2° que ces comices
+étaient convoqués exactement comme l'armée, quand elle entrait en
+campagne, c'est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux
+étendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie,
+l'autre vert foncé pour la cavalerie; 3° que ces comices se tenaient
+toujours au champ de Mars, parce que l'armée ne pouvait pas se réunir dans
+l'intérieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4° que chacun s'y rendait
+en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5° que l'on y était distribué par
+centuries, l'infanterie d'un côté, la cavalerie de l'autre; 6° que chaque
+centurie avait à sa tête son centurion et son enseigne, [Grec: osper en
+polémo], Denys, VII, 59; 7° que les sexagénaires, ne faisant pas partie de
+l'armée, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices;
+Macrobe, I, 5; Festus, v° _Depontani_. Ajoutons que dans l'ancienne langue
+le mot _classis_ signifiait corps de troupe et que le mot _centuria_
+désignait une compagnie militaire. -- Les prolétaires ne paraissaient pas
+d'abord dans cette assemblée; pourtant comme il était d'usage qu'ils
+formassent dans l'armée une centurie employée aux travaux, ils purent
+aussi former une centurie dans ces comices.
+
+[19] Cassius Hémina, dans Nonius, liv. II, v° _Plevitas_.
+
+[20] Varron, _L. L._, VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l,
+Festus, v° _Nexum_.
+
+[21] Denys, VI, 45; VI, 79.
+
+[22] Denys, X. Plutarque, _Quest. rom._, 84.
+
+[23] Tite-Live, III, 55.
+
+[24] C'est le sens propre du mot _sacer_: Plaute, _Bacch._, IV, 6, 13;
+Catulle, XIV, 12; Festus, _v° Sacer_; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live,
+l'épithète de _sacrosanctus_ ne serait pas d'abord appliquée au tribun,
+mais à l'homme qui portait atteinte à la personne du tribun.
+
+[25] Plutarque, _Quest. Rom._, 81.
+
+[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42.
+
+[27] _Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque
+de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes
+fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur._ Aulu-Gelle, XIII, 12.
+
+[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90.
+
+[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v° _Scita plebis_. Il est
+bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens étaient
+inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des
+assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans cérémonie religieuse,
+et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur légale.
+
+[30] Denys, X, I.
+
+[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4.
+
+[32] Julius Obsequens, 16.
+
+[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39.
+
+[34] Tite-Live, VI, 41.
+
+[35] Tite-Live, IV, 49.
+
+[36] Tite-Live, 48.
+
+[37] Les dignités de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de
+vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent
+laissées sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste
+sacrée, mais qui ne fut plus une caste dominante.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVÉ; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE
+SOLON.
+
+
+Il n'est pas dans la nature du droit d'être absolu et immuable; il se
+modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque société a son
+droit, qui se forme et se développe avec elle, qui change comme elle, et
+qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et
+de ses croyances.
+
+Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une religion d'autant
+plus puissante sur leur âme qu'elle était plus grossière; cette religion
+leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs institutions
+politiques. Mais voici que la société s'est transformée. Le régime
+patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s'est dissous à
+la longue dans le régime de la cité. Insensiblement la _gens_ s'est
+démembrée, le cadet s'est détaché de l'aîné, le serviteur du chef; la
+classe inférieure a grandi; elle s'est armée; elle a fini par vaincre
+l'aristocratie et conquérir l'égalité. Ce changement dans l'état social
+devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les
+patriciens étaient attachés à la vieille religion des familles et par
+conséquent au vieux droit, autant la classe inférieure avait de haine pour
+cette religion héréditaire qui avait fait longtemps son infériorité, et
+pour ce droit antique qui l'avait opprimée. Non-seulement elle le
+détestait, elle ne le comprenait même pas. Comme elle n'avait pas les
+croyances sur lesquelles il était fondé, ce droit lui paraissait n'avoir
+pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et dès lors il devenait
+impossible qu'il restât debout.
+
+Si l'on se place à l'époque où la plèbe a grandi et est entrée dans le
+corps politique, et que l'on compare le droit de cette époque au droit
+primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et
+le plus saillant est que le droit a été rendu public et est connu de tous.
+Ce n'est plus ce chant sacré et mystérieux que l'on se disait d'âge en âge
+avec un pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les hommes
+des familles religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti des
+rituels et des livres des prêtres; il a perdu son religieux mystère; c'est
+une langue que chacun peut lire et peut parler.
+
+Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature
+de la loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la période
+précédente. Auparavant la loi était un arrêt de la religion; elle passait
+pour une révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin fondateur,
+aux rois sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux, au
+contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le législateur parle; les
+décemvirs de Rome ont reçu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple
+qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le législateur ne
+représente donc plus la tradition religieuse, mais la volonté populaire.
+La loi a dorénavant pour principe l'intérêt des hommes, et pour fondement
+l'assentiment du plus grand nombre.
+
+De là deux conséquences. D'abord, la loi ne se présente plus comme une
+formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se
+reconnaît sujette au changement. Les Douze Tables le disent: « Ce que les
+suffrages du peuple ont ordonné en dernier lieu, c'est la loi. » [1] De
+tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait
+plus d'importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la
+révolution qui s'opéra alors dans le droit. La loi n'est plus une
+tradition sainte, _mos_; elle est un simple texte, _lex_, et comme c'est
+la volonté des hommes qui l'a faite, cette même volonté peut la changer.
+
+L'autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant était une partie
+de la religion et était, par conséquent, le patrimoine des familles
+sacrées, fut dorénavant la propriété commune de tous les citoyens. Le
+plébéien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de
+Rome, plus tenace ou plus rusé que l'eupatride d'Athènes, essaya-t-il de
+cacher à la foule les formes de la procédure; ces formes mêmes ne
+tardèrent pas à être divulguées.
+
+Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait plus contenir les
+mêmes prescriptions que dans l'époque précédente. Tant que la religion
+avait eu l'empire sur lui, il avait réglé les relations des hommes entre
+eux d'après les principes de cette religion. Mais la classe inférieure,
+qui apportait dans la cité d'autres principes, ne comprenait rien ni aux
+vieilles règles du droit de propriété, ni à l'ancien droit de succession,
+ni à l'autorité absolue du père, ni à la parenté d'agnation. Elle voulait
+que tout cela disparût.
+
+A la vérité, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un
+seul coup. S'il est quelquefois possible à l'homme de changer brusquement
+ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit
+privé qu'avec lenteur et par degrés. C'est ce que prouve l'histoire du
+droit romain comme celle du droit athénien.
+
+Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont été écrites au
+milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont
+faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour son
+usage. Cette législation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle
+n'est pas encore le droit prétorien; elle est une transition entre les
+deux.
+
+Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'éloigne pas encore du
+droit antique:
+
+Elle maintient la puissance du père; elle le laisse juger son fils, le
+condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le fils n'est jamais
+majeur.
+
+Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les règles anciennes;
+l'héritage passe aux agnats, et à défaut d'agnats aux _gentiles_. Quant
+aux cognats, c'est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les
+connaît pas encore; ils n'héritent pas entre eux; la mère ne succède pas
+au fils, ni le fils à la mère. [2]
+
+Elle conserve à l'émancipation et à l'adoption le caractère et les effets
+que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils émancipé n'a
+plus part au culte de la famille, et il suit de là qu'il n'a plus droit à
+la succession.
+
+Voici maintenant les points sur lesquels cette législation s'écarte du
+droit primitif:
+
+Elle admet formellement que le patrimoine peut être partagé entre les
+frères, puisqu'elle accorde l'_actio familiae erciscundae_. [3]
+
+Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de trois fois de la
+personne de son fils, et qu'après trois ventes le fils sera libre. [4]
+C'est ici la première atteinte que le droit romain ait portée à l'autorité
+paternelle.
+
+Un autre changement plus grave fut celui qui donna à l'homme le pouvoir de
+tester. Auparavant, le fils était héritier _sien et nécessaire_; à défaut
+de fils, le plus proche agnat héritait; à défaut d'agnats, les biens
+retournaient à la _gens_, en souvenir du temps où la _gens_ encore
+indivise était l'unique propriétaire du domaine qu'on avait partagé
+depuis. Les Douze Tables laissent de côté ces principes vieillis; elles
+considèrent la propriété comme appartenant non plus à la _gens_, mais à
+l'individu; elles reconnaissent donc à l'homme le droit de disposer de ses
+biens par testament.
+
+Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fût tout à fait
+inconnu. L'homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors de la
+_gens_, mais à la condition de faire agréer son choix par l'assemblée des
+curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonté de la cité entière qui pût
+faire déroger à l'ordre que la religion avait jadis établi. Le droit
+nouveau débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une
+forme plus facile, celle d'une vente simulée. L'homme feindra de vendre sa
+fortune à celui qu'il aura choisi pour légataire; en réalité il aura fait
+un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaître devant l'assemblée
+du peuple.
+
+Cette forme de testament avait le grand avantage d'être permise au
+plébéien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu
+jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Désormais il put user du procédé de
+la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable
+dans cette période de l'histoire de la législation romaine, c'est que par
+l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put étendre son
+action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes règles et
+les anciennes formalités n'avaient pu et ne pouvaient encore
+convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait
+de nouvelles règles et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux
+plébéiens.
+
+C'est pour la même raison et en conséquence du même besoin que des
+innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait
+au mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne pratiquaient pas
+le mariage sacré, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale
+reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (_mutuus
+consensus_) et sur l'affection qu'elles s'étaient promise (_affectio
+maritalis_). Nulle formalité civile ni religieuse n'était accomplie. Ce
+mariage plébéien finit par prévaloir, à la longue, dans les moeurs et dans
+le droit; mais à l'origine, les lois de la cité patricienne ne lui
+reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves conséquences; comme
+la puissance maritale et paternelle ne découlait, aux yeux du patricien,
+que de la cérémonie religieuse qui avait initié la femme au culte de
+l'époux, il résultait que le plébéien n'avait pas cette puissance. La loi
+ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit privé n'existait pas pour
+lui. C'était une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une
+formalité qui fût à l'usage du plébéien et qui, pour les relations
+civiles, produisît les mêmes effets que le mariage sacré. On eut recours,
+comme pour le testament, à une vente fictive. La femme fut achetée par le
+mari (_coemptio_); dès lors elle fut reconnue en droit comme faisant
+partie de sa propriété (_familia_) elle fut _dans sa main_; et eut rang de
+fille à son égard, absolument comme si la formalité religieuse avait été
+accomplie. [6]
+
+Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus ancien que les
+Douze Tables. Il est du moins certain, que la législation nouvelle le
+reconnut comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit privé,
+qui était analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en
+différât beaucoup pour les principes.
+
+A la _coemptio_ correspond l'_usus_; ce sont deux formes d'un même acte.
+Tout objet peut être acquis indifféremment de deux manières, par achat ou
+par _usage_; il en est de même de la propriété fictive de la femme.
+L'_usage_ ici, c'est la cohabitation d'une année; elle établit entre les
+époux les mêmes liens de droit que l'achat et que la cérémonie religieuse.
+Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation
+eût été précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui
+s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la _coemptio_
+ni l'_usus_ ne créaient l'union morale entre les époux; ils ne venaient
+qu'après le mariage et n'établissaient qu'un lien de droit. Ce n'étaient
+pas, comme on l'a trop souvent répété, des modes de mariage; c'étaient
+seulement des moyens d'acquérir la puissance maritale et paternelle. [7]
+
+Mais la puissance maritale des temps antiques avait des conséquences qui,
+à l'époque de l'histoire où nous sommes arrivés, commençaient à paraître
+excessives. Nous avons vu que la femme était soumise sans réserve au mari,
+et que le droit de celui-ci allait jusqu'à pouvoir l'aliéner et la vendre.
+[8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des
+effets que le bon sens du plébéien avait peine à comprendre; ainsi la
+femme placée _dans la main_ de son mari était séparée d'une manière
+absolue de sa famille paternelle, n'en héritait pas, et ne conservait avec
+elle aucun lien ni aucune parenté aux yeux de la loi. Cela était bon dans
+le droit primitif, quand la religion défendait que la même personne fît
+partie de deux _gentes_, sacrifiât à deux foyers, et fût héritière dans
+deux maisons. Mais la puissance maritale n'était plus conçue avec cette
+rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir
+échapper à ces dures conséquences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en
+établissant que la cohabitation d'une année mettrait la femme en
+puissance, fut-elle forcée de laisser aux époux la liberté de ne pas
+contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque année la
+cohabitation, ne fût-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez
+pour que la puissance maritale ne s'établisse pas. Dès lors la femme
+conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en hériter.
+
+Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs détails, on voit
+que le code des Douze Tables s'écarte déjà beaucoup du droit primitif. La
+législation romaine se transforme comme le gouvernement et l'état social.
+Peu à peu et presque à chaque génération il se produira quelque changement
+nouveau. A mesure que les classes inférieures feront un progrès dans
+l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les
+règles du droit. C'est d'abord le mariage qui va être permis entre
+patriciens et plébéiens. C'est ensuite la loi Papiria qui défendra au
+débiteur d'engager sa personne au créancier. C'est la procédure qui va se
+simplifier, au grand profit des plébéiens, par l'abolition des _actions de
+la loi_. Enfin le préteur, continuant à marcher dans la voie que les Douze
+Tables ont ouverte, tracera à côté du droit ancien un droit absolument
+nouveau, que la religion n'aura pas dicté et qui se rapprochera de plus en
+plus du droit de la nature.
+
+Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien. On sait que deux
+codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de trente années,
+le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a été écrit au
+plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides
+n'étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la
+classe inférieure l'emportait. Aussi les différences sont-elles grandes
+entre les deux codes.
+
+Dracon était un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et
+« était instruit dans le droit religieux ». Il ne paraît pas avoir fait
+autre chose que de mettre en écrit les vieilles coutumes, sans y rien
+changer. Sa première loi est celle-ci: « On devra honorer les dieux et les
+héros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'écarter des
+rites suivis par les ancêtres. » On a conservé le souvenir de ses lois sur
+le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit écarté du temple, et
+lui défendent de toucher à l'eau lustrale et aux vases des cérémonies. [9]
+
+Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes. Elles étaient, en
+effet, dictées par une religion implacable, qui voyait dans toute faute
+une offense à la divinité, et dans toute offense à la divinité un crime
+irrémissible. Le vol était puni de mort, parce que le vol était un
+attentat à la religion de la propriété.
+
+Un curieux article qui nous a été conservé de cette législation [10]
+montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de
+poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa
+_gens_. Nous voyons là combien la _gens_ était encore puissante à cette
+époque, puisqu'elle ne permettait pas à la cité d'intervenir d'office dans
+ses affaires, fût-ce pour la venger. L'homme appartenait encore à la
+famille plus qu'à la cité.
+
+Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation, nous voyons quelle
+ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la dureté et la
+raideur de la vieille loi non écrite. On peut croire qu'elle établissait
+une démarcation bien profonde entre les classes; car la classe inférieure
+l'a toujours détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une
+législation nouvelle.
+
+Le code de Solon est tout différent; on voit qu'il correspond à une grande
+révolution sociale. La première chose qu'on y remarque, c'est que les lois
+sont les mêmes pour tous. Elles n'établissent pas de distinction entre
+l'eupatride, le simple homme libre, et le thète. Ces mots ne se trouvent
+même dans aucun des articles qui nous ont été conservés. Solon se vante
+dans ses vers d'avoir écrit les mêmes lois pour les grands et pour les
+petits.
+
+Comme les Douze Tables, le code de Solon s'écarte en beaucoup de points du
+droit antique; sur d'autres points il lui reste fidèle. Ce n'est pas à
+dire que les décemvirs romains aient copié les lois d'Athènes; mais les
+deux législations, oeuvres de la même époque, conséquences de la même
+révolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette
+ressemblance n'est-elle guère que dans l'esprit des deux législations; la
+comparaison de leurs articles présente des différences nombreuses. Il y a
+des points sur lesquels le code de Solon reste plus près du droit primitif
+que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en éloigne
+davantage.
+
+Le droit très-antique avait prescrit que le fils aîné fût seul héritier.
+La loi de Solon s'en écarte et dît en termes formels: « Les frères se
+partageront le patrimoine. » Mais le législateur ne s'éloigne pas encore
+du droit primitif jusqu'à donner à la soeur une part dans la succession:
+« Le partage, dit-il, se fera entre les fils. » [11]
+
+Il y a plus: si un père ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut
+pas être héritière; c'est toujours le plus proche agnat qui a la
+succession. En cela Solon se conforme à l'ancien droit; du moins il
+réussit à donner à la fille la jouissance du patrimoine, en forçant
+l'héritier à l'épouser. [12]
+
+La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux droit; Solon
+l'admet dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de la parenté
+par les mâles. Voici sa loi: [13] « Si un père ne laisse qu'une fille, le
+plus proche agnat hérite en épousant la fille. S'il ne laisse pas
+d'enfant, son frère hérite, non pas sa soeur; son frère germain ou
+consanguin, non pas son frère utérin. A défaut de frères ou de fils de
+frères, la succession passe à la soeur. S'il n'y a ni frères, ni soeurs,
+ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle
+héritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle
+(c'est-à-dire parmi les agnats), la succession est déférée aux collatéraux
+de la branche maternelle (c'est-à-dire aux cognats). » Ainsi les femmes
+commencent à avoir des droits à la succession, mais inférieurs à ceux des
+hommes; la loi énonce formellement ce principe: « Les mâles et les
+descendants par les mâles excluent les femmes et les descendante des
+femmes. » Du moins cette sorte de parenté est reconnue et se fait sa place
+dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence à parler
+presque aussi haut que la vieille religion.
+
+Solon introduisit encore dans la législation athénienne quelque chose de
+très-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient nécessairement
+au plus proche agnat, ou à défaut d'agnats aux _gennètes_ (_gentiles_);
+cela venait de ce que les biens n'étaient pas considérés comme appartenant
+à l'individu, mais à la famille. Mais au temps de Solon on commençait à
+concevoir autrement le droit de propriété; la dissolution de l'ancien
+[Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu.
+Le législateur permit donc à l'homme de disposer de sa fortune et de
+choisir son légataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec:
+genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas
+le droit de la famille naturelle; le fils resta héritier nécessaire; si le
+mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu'à
+la condition que cet héritier épouserait la fille; sans enfants, l'homme
+était libre de tester à sa fantaisie. [14] Cette dernière règle était
+absolument nouvelle dans le droit athénien, et nous pouvons voir par elle
+combien on se faisait alors de nouvelles idées sur la famille.
+
+La religion primitive avait donné au père une autorité souveraine dans la
+maison. Le droit antique d'Athènes allait jusqu'à lui permettre de vendre
+ou de mettre à mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs
+nouvelles, posa des limites à cette puissance; [16] on sait avec certitude
+qu'il défendit au père de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la
+même défense protégeait le fils. L'autorité paternelle allait
+s'affaiblissant, à mesure que l'antique religion perdait son empire: ce
+qui avait lieu plus tôt à Athènes qu'à Rome. Aussi le droit athénien ne se
+contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: « Après triple vente le
+fils sera libre. » Il permit au fils arrivé à un certain âge d'échapper au
+pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arrivèrent insensiblement à
+établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous connaissons une
+loi d'Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu vieux ou
+infirme; une telle loi indique nécessairement que le fils peut posséder,
+et par conséquent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette
+loi n'existait pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien et
+restait toujours en puissance.
+
+Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique,
+quand elle lui défendait de faire un testament, parce que la femme n'était
+jamais réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais
+elle s'écartait de ce droit antique quand elle permettait à la femme de
+reprendre sa dot. [17]
+
+Il y avait encore d'autres nouveautés dans ce code. A l'opposé de Dracon,
+qui n'avait accordé le droit de poursuivre un crime en justice qu'à la
+famille de la victime, Solon l'accorda à tout citoyen. [18] Encore une
+règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait.
+
+Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour
+un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les
+moeurs, les institutions s'étant modifiées, les lois qui auparavant
+avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu
+elles étaient effacées.
+
+
+NOTES
+
+[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34.
+
+[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Cicéron, _De invent._, II,
+50.
+
+[3] Gaius, III, 19.
+
+[4] _Digeste_, liv. X, tit. 2, 1.
+
+[5] Il y avait bien le testament _in procinctu_; mais nous ne sommes pas
+bien renseignés sur cette sorte de testament; peut-être était-il au
+testament _calatis comitiis_ ce que l'assemblée par centuries était à
+l'assemblée par curies.
+
+[6] Gaius, I, 114.
+
+[7] Gaius, I, 111: _quae anno continuo_ NUPTA _perseverabat_. La
+_coemptio_ était si peu un mode de mariage que la femme pouvait la
+contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur.
+
+[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps
+de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put être réelle à
+l'origine. Il n'en était pas d'ailleurs du mariage par simple _consensus_
+comme du mariage sacré, qui établissait entre les époux un lien
+indissoluble.
+
+[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Démosthènes, _in Lept._, 158. Porphyre, _De
+abstinentia_, IX.
+
+[10] Démosthènes, _in Everg._, 71; _in Macart._, 57.
+
+[11] Isée, VI, 25.
+
+[12] Isée, III, 42.
+
+[13] Isée, VII, 19; XI, 1, 11.
+
+[14] Isée, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, _Solon_, 21.
+
+[15] Plutarque, _Solon_, 13.
+
+[16] Plutarque, _Solon_, 23.
+
+[17] Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias].
+Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Démosthènes, _in Evergum; in Boeotum
+de dote; in Neoeram_, 51, 52.
+
+[18] Plutarque, _Solon_, 18.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTÉRÊT PUBLIC ET LE SUFFRAGE.
+
+
+La révolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et éleva
+la classe inférieure au niveau des anciens chefs des _gentes_, marqua le
+commencement d'une période nouvelle dans l'histoire des cités. Une sorte
+de renouvellement social s'accomplit. Ce n'était pas seulement une classe
+d'hommes qui remplaçait une autre classe au pouvoir. C'étaient les vieux
+principes qui étaient mis de côté, et des règles nouvelles qui allaient
+gouverner les sociétés humaines.
+
+Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures qu'elle avait eues
+dans l'époque précédente. Le régime républicain subsista; les magistrats
+gardèrent presque partout leurs anciens noms; Athènes eut encore ses
+archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux cérémonies
+de la religion publique; les repas du prytanée, les sacrifices au
+commencement de l'assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut
+conservé. Il est assez ordinaire à l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles
+institutions, de vouloir en garder au moins les dehors.
+
+Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le droit, ni les
+croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle période ce qu'ils
+avaient été dans la précédente. L'ancien régime disparut, entraînant avec
+lui les règles rigoureuses qu'il avait établies en toutes choses; un
+régime nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face.
+
+La religion avait été pendant de longs siècles l'unique principe de
+gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût capable de la
+remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les mettant autant
+que possible à l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur
+lequel le gouvernement des cités se fonda désormais, fut l'intérêt public.
+
+Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans
+l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la règle supérieure
+d'où dérivait l'ordre social, n'était pas l'intérêt, c'était la religion.
+Le devoir d'accomplir les rites du culte avait été le lien social. De
+cette nécessité religieuse avait découlé, pour les uns le droit de
+commander, pour les autres l'obligation d'obéir; de là étaient venues les
+règles de la justice et de la procédure, celles des délibérations
+publiques, celles de la guerre. Les cités ne s'étaient pas demandé si les
+institutions qu'elles se donnaient, étaient utiles; ces institutions
+s'étaient fondées, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'intérêt ni
+la convenance n'avaient contribué à les établir; et si la classe
+sacerdotale avait combattu pour les défendre, ce n'était pas au nom de
+l'intérêt public, mais au nom de la tradition religieuse.
+
+Mais dans la période où nous entrons maintenant, la tradition n'a plus
+d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe régulateur duquel
+toutes les institutions doivent tirer désormais leur force, le seul qui
+soit au-dessus des volontés individuelles et qui puisse les obliger à se
+soumettre, c'est l'intérêt public. Ce que les Latins appellent _res
+publica_, les Grecs [Grec: to choinon], voilà ce qui remplace la vieille
+religion. C'est là ce qui décide désormais des institutions et des lois,
+et c'est à cela que se rapportent tous les actes importants des cités.
+Dans les délibérations des sénats ou des assemblées populaires, que l'on
+discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de
+droit privé ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que
+la religion prescrit, mais ce que réclame l'intérêt général.
+
+On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien le régime
+nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donné à sa patrie la
+constitution la meilleure: « Non pas, répondit-il; mais celle qui lui
+convient le mieux. » Or, c'était quelque chose de très-nouveau que de ne
+plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un mérite relatif.
+Les anciennes constitutions, fondées sur les règles du culte, s'étaient
+proclamées infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et
+l'inflexibilité de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'à
+l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins,
+aux moeurs, aux intérêts des hommes de chaque époque. Il ne s'agissait
+plus de vérité absolue; les règles du gouvernement devaient être désormais
+flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que
+ses lois fussent observées pendant cent ans.
+
+Les prescriptions de l'intérêt public ne sont pas aussi absolues, aussi
+claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut
+toujours les discuter; elles ne s'aperçoivent pas tout d'abord. Le mode
+qui parut le plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l'intérêt
+public réclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce
+procédé fut jugé nécessaire et fut presque journellement employé. Dans
+l'époque précédente, les auspices avaient fait à peu près tous les frais
+des délibérations; l'opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était
+toute-puissante; on votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que
+pour faire connaître l'opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes
+choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour être sûr de connaître
+l'intérêt de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il
+fut la source des institutions, la règle du droit; il décida de l'utile et
+même du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus même des lois;
+il fut le souverain dans la cité.
+
+Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut
+plus l'accomplissement régulier des cérémonies religieuses; il fut surtout
+constitué pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignité et la
+puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan, passa au
+premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des
+hommes devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou bien que des
+magistratures nouvelles furent créées, ou tout au moins que les anciennes
+prirent un caractère nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple
+d'Athènes et par celui de Rome.
+
+A Athènes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient
+été surtout des prêtres; le soin de juger, d'administrer, de faire la
+guerre, se réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient être
+joint au sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux procédés
+religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait
+une répugnance extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté des
+archontes elle établit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs
+fonctions répondaient mieux aux besoins de l'époque. Ce furent les
+_stratéges_. Le mot signifie chef de l'armée; mais leur autorité n'était
+pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres
+cités, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police
+de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la
+religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les stratéges avaient le
+pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorité, telle que les
+vieux âges l'avaient conçue; les stratéges avaient celle que les nouveaux
+besoins avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que les
+archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les stratéges en
+eurent toute la réalité. Ces nouveaux magistrats n'étaient plus des
+prêtres; à peine faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables
+en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer
+de la religion. Ces stratéges purent être choisis en dehors de la classe
+des eupatrides. Dans l'épreuve qu'on leur faisait subir avant de les
+nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait à
+l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils étaient d'une
+famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de
+citoyens et qu'ils eussent une propriété dans l'Attique. [1] Les archontes
+étaient désignés par le sort, c'est-à-dire par la voix des dieux; il en
+fut autrement des stratéges. Comme le gouvernement devenait plus difficile
+et plus compliqué, que la piété n'était plus la qualité principale, et
+qu'il fallait l'habileté, la prudence, le courage, l'art de commander, on
+ne croyait plus que la voix du sort fût suffisante pour faire un bon
+magistrat. La cité ne voulait plus être liée par la prétendue volonté des
+dieux, et elle tenait à avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte,
+qui était un prêtre, fût désigné par les dieux, cela était naturel; mais
+le stratége, qui avait dans ses mains les intérêts matériels de la cité,
+devait être élu par les hommes.
+
+Si l'on observe de près les institutions de Rome, on reconnaît que des
+changements du même genre s'y opérèrent. D'une part, les tribuns de la
+plèbe augmentèrent à tel point leur importance que la direction de la
+république, au moins en ce qui concernait les affaires intérieures, finit
+par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractère
+sacerdotal, ressemblent assez aux stratéges. D'autre part, le consulat
+lui-même ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de
+sacerdotal en lui s'effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des
+Romains pour les traditions et les formes du passé exigea que le consul
+continuât à accomplir les cérémonies religieuses instituées par les
+ancêtres. Mais on comprend bien que le jour où les plébéiens furent
+consuls, ces cérémonies n'étaient plus que de vaines formalités. Le
+consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un
+commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inaperçue; elle
+n'en fut pas moins complète. Le consulat n'était certainement plus au
+temps des Scipion ce qu'il avait été au temps de Publicola. Le tribunat
+militaire, que le Sénat institua en 443, et sur lequel les anciens nous
+donnent trop peu de renseignements, fut peut-être la transition entre le
+consulat de la première époque et celui de la seconde.
+
+On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la manière de
+nommer les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des
+centuries dans l'élection du magistrat n'était, nous l'avons vu, qu'une
+pure formalité. Dans le vrai, le consul de chaque année était _créé_ par
+le consul de l'année précédente, qui lui transmettait les auspices, après
+avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les
+deux ou trois candidats que présentait le consul en charge; il n'y avait
+pas de débat. Le peuple pouvait détester un candidat; il n'en était pas
+moins forcé de voter pour lui. A l'époque où nous sommes maintenant,
+l'élection est tout autre, quoique les formes en soient encore les mêmes.
+Il y a bien encore, comme par le passé, une cérémonie religieuse et un
+vote; mais c'est la cérémonie religieuse qui est pour la forme, et c'est
+le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se faire présenter par
+le consul qui préside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du
+moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de déclarer que les
+auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les centuries
+nomment qui elles veulent. L'élection n'appartient plus aux dieux, elle
+est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus
+consultés qu'à la condition d'être impartiaux entre tous les candidats. Ce
+sont les hommes qui choisissent.
+
+
+NOTES
+
+[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot).
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ÉTABLISSEMENT
+DE LA DÉMOCRATIE; QUATRIÈME RÉVOLUTION.
+
+
+Le régime qui succéda à la domination de l'aristocratie religieuse ne fut
+pas tout d'abord la démocratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athènes et
+de Rome, que la révolution qui s'était accomplie, n'avait pas été l'oeuvre
+des plus basses classes. Il y eut, à la vérité, quelques villes où ces
+classes s'insurgèrent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de
+durable; les longs désordres où tombèrent Syracuse, Milet, Samos, en sont
+la preuve. Le régime nouveau ne s'établit avec quelque solidité que là où
+il se trouva tout de suite une classe supérieure pour prendre en mains,
+pour quelque temps, le pouvoir et l'autorité morale qui échappaient aux
+eupatrides ou aux patriciens.
+
+Quelle pouvait être cette aristocratie nouvelle? La religion héréditaire
+étant écartée, il n'y avait plus d'autre élément de distinction sociale
+que la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer des rangs, les
+esprits n'admettant pas tout de suite que l'égalité dût être absolue.
+
+Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondée
+sur la religion héréditaire, qu'en établissant une division nouvelle qui
+fut fondée sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et
+leur donna des droits inégaux; il fallut être riche pour parvenir aux
+hautes magistratures; il fallut être au moins d'une des deux classes
+moyennes pour avoir accès au Sénat et aux tribunaux. [1]
+
+Il en fut de même à Rome. Nous avons déjà vu que Servius ne détruisit la
+puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il créa
+douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plébéiens; ce
+fut l'origine de l'ordre équestre, qui fut dorénavant l'ordre riche de
+Rome. Les plébéiens qui n'avaient pas le cens fixé pour être chevalier,
+furent répartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les
+prolétaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits
+politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sûr du
+moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution républicaine conserva
+ces distinctions établies par un roi, et la plèbe ne se montra pas d'abord
+très-désireuse de mettre l'égalité entre ses membres.
+
+Ce qui se voit si clairement à Athènes et à Rome, se retrouve dans presque
+toutes les autres cités. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne
+furent donnés d'abord qu'à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une
+sorte d'ordre équestre; plus tard, ceux qui venaient après eux par le
+chiffre de la fortune, obtinrent les mêmes droits, et cette dernière
+mesure n'éleva qu'à mille le nombre des citoyens. A Rhégium, le
+gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cité. A
+Thurii, il fallait un cens très-élève pour faire partie du corps
+politique. Nous voyons clairement dans les poésies de Théognis qu'à
+Mégare, après la chute des nobles, ce fut la richesse qui régna. A Thèbes,
+pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait être ni artisan ni
+marchand. [3]
+
+Ainsi les droits politiques qui, dans l'époque précédente, étaient
+inhérents à la naissance, furent, pendant quelque temps, inhérents à la
+fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cités,
+non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature même de l'esprit
+humain, qui, en sortant d'un régime de profonde inégalité, n'arrivait pas
+tout de suite à l'égalité complète.
+
+Il est à remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa supériorité
+uniquement sur sa richesse. Partout elle eut à coeur d'être la classe
+militaire. Elle se chargea de défendre les cités en même temps que de les
+gouverner. Elle se réserva les meilleures armes et la plus forte part de
+périls dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle
+remplaçait. Dans toutes les cités, les plus riches formèrent la cavalerie,
+la classe aisée composa le corps des hoplites ou des légionnaires. Les
+pauvres furent exclus de l'armée; tout au plus les employa-t-on comme
+vélites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4]
+L'organisation de l'armée répondait ainsi avec une exactitude parfaite à
+l'organisation politique de la cité. Les dangers étaient proportionnés aux
+privilèges, et la force matérielle se trouvait dans les mêmes mains que la
+richesse. [5]
+
+Il y eut ainsi dans presque toutes les cités dont l'histoire nous est
+connue, une période pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la
+classe aisée fut en possession du gouvernement. Ce régime politique eut
+ses mérites, comme tout régime peut avoir les siens, quand il est conforme
+aux moeurs de l'époque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La
+noblesse sacerdotale de l'époque précédente avait assurément rendu de
+grands services; car c'était elle qui, pour la première fois, avait établi
+des lois et fondé des gouvernements réguliers. Elle avait fait vivre avec
+calme et dignité, pendant plusieurs siècles, les sociétés humaines.
+L'aristocratie de richesse eut un autre mérite: elle imprima à la société
+et à l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes
+ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau régime donnait le plus
+de valeur politique à l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus
+habile; il était donc favorable au développement de l'industrie et du
+commerce; il l'était aussi au progrès intellectuel; car l'acquisition de
+cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le
+mérite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de
+l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a
+donc pas à être surpris que sous ce régime la Grèce et Rome aient élargi
+les limites de leur culture intellectuelle et poussé plus avant leur
+civilisation.
+
+La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne
+noblesse héréditaire l'avait gardé. Ses titres à la domination n'étaient
+pas de même valeur. Elle n'avait pas ce caractère sacré dont l'ancien
+eupatride était revêtu; elle ne régnait pas en vertu des croyances et par
+la volonté des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eût prise sur la
+conscience et qui forçât l'homme à se soumettre. L'homme ne s'incline
+guère que devant ce qu'il croit être le droit ou ce que ses opinions lui
+montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps
+devant la supériorité religieuse de l'eupatride qui disait la prière et
+possédait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la
+richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est
+l'envie. L'inégalité politique qui résultait de la différence des
+fortunes, parut bientôt une iniquité, et les hommes travaillèrent à la
+faire disparaître.
+
+D'ailleurs, la série des révolutions, une fois commencée, ne devait pas
+s'arrêter. Les vieux principes étaient renversés, et l'on n'avait plus de
+traditions ni de règles fixes. Il y avait un sentiment général de
+l'instabilité des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'était plus
+capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc
+attaquée comme l'avait été l'ancienne; les pauvres voulurent être citoyens
+et firent effort pour entrer à leur tour dans le corps politique.
+
+Il est impossible d'entrer dans le détail de cette nouvelle lutte.
+L'histoire des cités, à mesure qu'elle s'éloigne de l'origine, se
+diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la même série de
+révolutions; mais ces révolutions s'y présentent sous des formes très-
+variées. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes où le
+principal élément de la richesse était la possession du sol, la classe
+riche fut plus longtemps respectée et plus longtemps maîtresse; et qu'au
+contraire dans les cités, comme Athènes, où il y avait peu de fortunes
+territoriales et où l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le
+commerce, l'instabilité des fortunes éveilla plus tôt les convoitises ou
+les espérances des classes inférieures, et l'aristocratie fut plus tôt
+attaquée.
+
+Les riches de Rome résistèrent beaucoup mieux que ceux de la Grèce; cela
+tient à des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire
+grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle
+se défendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les
+eupatrides, opposer à ses adversaires le grand et puissant argument de la
+tradition et de la piété. Elle ne pouvait pas appeler à son secours les
+ancêtres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres
+croyances; elle n'avait pas foi dans la légitimité de ses privilèges.
+
+Elle avait bien la force des armes; mais cette supériorité même finit par
+lui manquer. Les constitutions que les États se donnent, dureraient sans
+doute plus longtemps si chaque État pouvait demeurer dans l'isolement, ou
+si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre dérange les
+rouages des constitutions et hâte les changements. Or, entre ces cités de
+la Grèce et de l'Italie l'état de guerre était presque perpétuel. C'était
+sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement,
+puisque c'était elle qui occupait le premier rang dans les batailles.
+Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, décimée et
+affaiblie, hors d'état par conséquent de tenir tête au parti populaire. A
+Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de
+ses membres dans une guerre contre les Japyges, la démocratie s'établit
+aussitôt dans la cité. Le même fait s'était produit à Argos, une trentaine
+d'années auparavant: à la suite d'une guerre malheureuse contre les
+Spartiates, le nombre des vrais citoyens était devenu si faible, qu'il
+avait fallu donner le droit de cité à une foule de _périèques_. [6] C'est
+pour n'avoir pas à tomber dans cette extrémité que Sparte était si
+ménagère du sang des vrais Spartiates. Quant à Rome, ses guerres
+continuelles expliquent en grande partie ses révolutions. La guerre a
+détruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste
+comptait sous les rois, il en restait à peine un tiers après la conquête
+du Samnium. La guerre a moissonné ensuite la plèbe primitive, cette plèbe
+riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les
+légions.
+
+Un des effets de la guerre était que les cités étaient presque toujours
+réduites à donner des armes aux classes inférieures. C'est pour cela qu'à
+Athènes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les
+combats sur mer ont donné à la classe pauvre l'importance que les
+constitutions lui refusaient. Les thètes, élevés au rang de rameurs, de
+matelots et même de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se
+sont sentis nécessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la
+démocratie athénienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans
+Thucydide sa lenteur et sa répugnance à entrer en campagne. Elle s'est
+laissée entraîner malgré elle dans la guerre du Péloponèse; mais combien
+elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte était forcée
+d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses néodamodes, ses mothaces, ses
+laconiens et même ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en
+donnant des armes à ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de
+révolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armée, ou subir la loi de
+ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les
+plébéiens calomniaient le Sénat de Rome, quand ils lui reprochaient de
+chercher toujours de nouvelles guerres. Le Sénat était bien trop habile.
+Il savait ce que ces guerres lui coûtaient de concessions et d'échecs au
+forum. Mais il ne pouvait pas les éviter.
+
+Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que
+l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes
+inférieures. Par là il est arrivé bientôt que les constitutions se sont
+trouvées en désaccord avec l'état social et qu'il a fallu les modifier.
+D'ailleurs on doit reconnaître que tout privilège était nécessairement en
+contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'intérêt
+public n'était pas un principe qui fût de nature à autoriser et à
+maintenir longtemps l'inégalité. Il conduisait inévitablement les sociétés
+à la démocratie.
+
+Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tôt ou un peu plus
+tard, donner à tous les hommes libres des droits politiques. Dès que la
+plèbe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y
+admettre les prolétaires, et ne put pas y faire passer la division en
+classes. La plupart des cités virent ainsi se former des assemblées
+vraiment populaires, et le suffrage universel fut établi.
+
+Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus
+grande que celle qu'il peut avoir dans les États modernes. Par lui le
+dernier des citoyens mettait la main à toutes les affaires, nommait les
+magistrats, faisait les lois, rendait la justice, décidait de la guerre ou
+de la paix et rédigeait les traités d'alliance. Il suffisait donc de cette
+extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fût vraiment
+démocratique.
+
+Il faut faire une dernière remarque. On aurait peut-être évité l'avènement
+de la démocratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec:
+oligarchia isonomos], c'est-à-dire le gouvernement pour quelques-uns et la
+liberté pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idée nette de la
+liberté; les droits individuels manquèrent toujours chez eux de garanties.
+Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zèle
+pour le gouvernement démocratique, que sous la domination de l'oligarchie
+le peuple était en butte à beaucoup de vexations, de condamnations
+arbitraires, d'exécutions violentes. Nous lisons dans cet historien
+« qu'il fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un
+refuge et les riches un frein ». Les Grecs n'ont jamais su concilier
+l'égalité civile avec l'inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas
+lésé dans ses intérêts personnels, il leur a paru nécessaire qu'il eût un
+droit de suffrage, qu'il fût juge dans les tribunaux, et qu'il pût être
+magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'État
+était une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre
+lui, nous comprendrons quel immense intérêt il y avait pour chaque homme,
+même pour le plus humble, à avoir des droits politiques, c'est-à-dire à
+faire partie du gouvernement. Le souverain collectif étant si omnipotent,
+l'homme ne pouvait être quelque chose qu'en étant un membre de ce
+souverain. Sa sécurité et sa dignité tenaient à cela. On voulait posséder
+les droits politiques, non pour avoir la vraie liberté, mais pour avoir au
+moins ce qui pouvait en tenir lieu.
+
+
+NOTES
+
+[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cité par Harpocration,
+aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129.
+
+[2] Tite-Live, I, 43.
+
+[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (édit. Didot).
+
+[4] Lysias, in _Alcib._, I, 8; II, 7. Isée, VII, 89, Xénophon, _Hellen._,
+VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes].
+
+[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est
+manifeste: à Rome, l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que
+l'armée; cela est si vrai que les hommes qui avaient dépassé l'âge du
+service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les
+historiens ne nous disent pas qu'il y eût une loi semblable à Athènes;
+mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend
+(II, 31; II, 13) qu'au début de la guerre, Athènes avait 13,000 hoplites;
+si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les _Guêpes_) porte à
+un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque
+nous dit qu'à la même époque le nombre des citoyens était de 14,000. C'est
+donc que les prolétaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les
+hoplites, n'étaient pas non plus comptés parmi les citoyens. La
+constitution d'Athènes, en 430, n'était donc pas encore tout à fait
+démocratique.
+
+[6] Aristote, _Politique_, VIII, 2, 8 (V, 2).
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+RÈGLES DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE.
+
+
+A mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l'on s'éloignait
+de l'ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il
+y fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus
+délicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement
+d'Athènes.
+
+Athènes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle
+avait conservé tous ceux de l'époque précédente, l'archonte qui donnait
+son nom à l'année et veillait à la perpétuité des cultes domestiques, le
+roi qui accomplissait les sacrifices, le polémarque qui figurait comme
+chef de l'armée et qui jugeait les étrangers, les six thesmothètes qui
+paraissaient rendre la justice et qui en réalité ne faisaient que présider
+des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient
+les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui
+accompagnaient l'archonte et le roi dans les cérémonies, les dix
+athlothètes qui restaient quatre ans en exercice pour préparer la fête de
+Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, étaient réunis en
+permanence pour veiller à l'entretien du foyer public et à la continuation
+des repas sacrés. On voit, par cette liste, qu'Athènes restait fidèle aux
+traditions de l'ancien temps; tant de révolutions n'avaient pas encore
+achevé de détruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les
+vieilles formes de la religion nationale; la démocratie continuait le
+culte institué par les eupatrides.
+
+Venaient ensuite les magistrats spécialement créés pour la démocratie, qui
+n'étaient pas des prêtres, et qui veillaient aux intérêts matériels de la
+cité. C'étaient d'abord les dix stratéges qui s'occupaient des affaires de
+la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui
+avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les
+marchés de la ville et du Pirée; les quinze sitophylaques qui avaient les
+yeux sur la vente du blé; les quinze métronomes qui contrôlaient les poids
+et les mesures; les dix gardes du trésor; les dix receveurs des comptés;
+les onze qui étaient chargés de l'exécution des sentences. Ajoutez que la
+plupart de ces magistratures étaient répétées dans chacune des tribus et
+dans chacun des dèmes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique,
+avait son archonte, son prêtre, son secrétaire, son receveur, son chef
+militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la
+campagne sans rencontrer un magistrat.
+
+Ces fonctions étaient annuelles; il en résultait qu'il n'était presque pas
+un homme qui ne pût espérer d'en exercer quelqu'une à son tour. Les
+magistrats-prêtres étaient choisis par le sort. Les magistrats qui
+n'exerçaient que des fonctions d'ordre public, étaient élus par le peuple.
+Toutefois il y avait une précaution contre les caprices du sort ou ceux du
+suffrage universel: chaque nouvel élu subissait un examen, soit devant le
+Sénat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant
+l'Aréopage, non que l'on demandât des preuves de capacité ou de talent;
+mais on faisait une enquête sur la probité de l'homme et sur sa famille;
+on exigeait aussi que tout magistrat eût un patrimoine en fonds de terre.
+
+Il semblerait que ces magistrats, élue par les suffrages de leurs égaux,
+nommés seulement pour une année, responsables et même révocables, dussent
+avoir peu de prestige et d'autorité. Il suffit pourtant de lire Thucydide
+et Xénophon pour s'assurer qu'ils étaient respectés et obéis. Il y a
+toujours eu dans le caractère des anciens, même des Athéniens, une grande
+facilité à se plier à une discipline. C'était peut-être la conséquence des
+habitudes d'obéissance que le gouvernement sacerdotal leur avait données.
+Ils étaient accoutumés à respecter l'État et tous ceux qui, à des degrés
+divers, le représentaient. Il ne leur venait pas à l'esprit de mépriser un
+magistrat parce qu'il était leur élu; le suffrage était réputé une des
+sources les plus saintes de l'autorité.
+
+Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire
+exécuter les lois, il y avait le Sénat. Ce n'était qu'un corps délibérant,
+une sorte de Conseil d'État; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois,
+n'exerçait aucune souveraineté. On ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il
+fût renouvelé chaque année; car il n'exigeait de ses membres ni une
+intelligence supérieure ni une grande expérience. Il était composé des
+cinquante prytanes de chaque tribu, qui exerçaient à tour de rôle les
+fonctions sacrées et délibéraient toute l'année sur les intérêts religieux
+ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Sénat n'était
+que la réunion des prytanes, c'est-à-dire des prêtres annuels du foyer,
+qu'il était nommé par la voie du sort. Il est juste de dire qu'après que
+le sort avait prononcé, chaque nom subissait une épreuve et était écarté
+s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1]
+
+Au-dessus même du Sénat il y avait l'assemblée du peuple. C'était le vrai
+souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le
+monarque s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses
+erreurs, la démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle
+se soumettait.
+
+L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratéges. Elle se
+tenait dans une enceinte consacrée par la religion; dès le matin, les
+prêtres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en
+appelant la protection des dieux. Le peuple était assis sur des bancs de
+pierre. Sur une sorte d'estrade élevée se tenaient les prytanes et, en
+avant, les proèdres qui présidaient l'assemblée. Un autel se trouvait près
+de la tribune, et la tribune elle-même était réputée une sorte d'autel.
+Quand tout le monde était assis, un prêtre ([Grec: chaerux]) élevait la
+voix: « Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec:
+euphaemia]); priez les dieux et les déesses (et ici il nommait les
+principales divinités du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette
+assemblée pour le plus grand avantage d'Athènes et la félicité des
+citoyens. » Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom répondait: « Nous
+invoquons les dieux pour qu'ils protègent la cité. Puisse l'avis du plus
+sage prévaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils,
+qui prétendrait changer les décrets et les lois, ou qui révélerait nos
+secrets à l'ennemi! » [2]
+
+Ensuite le héraut, sur l'ordre des présidents, disait de quel sujet
+l'assemblée devait s'occuper. Ce qui était présenté au peuple devait avoir
+été déjà discuté et étudié par le Sénat. Le peuple n'avait pas ce qu'on
+appelle en langage moderne l'initiative. Le Sénat lui apportait un projet
+de décret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas à
+délibérer sur autre chose.
+
+Quand le héraut avait donné lecture du projet de décret, la discussion
+était ouverte. Le héraut disait: « Qui veut prendre la parole? » Les
+orateurs montaient à la tribune, par rang d'âge. Tout homme pouvait
+parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais à la condition
+qu'il eût prouvé qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'était pas
+débiteur de l'État, que ses moeurs étaient pures, qu'il était marié en
+légitime mariage, qu'il possédait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il
+avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes
+les expéditions militaires pour lesquelles il avait été commandé, et qu'il
+n'avait jeté son bouclier dans aucun combat. [3]
+
+Ces précautions une fois prises contre l'éloquence, le peuple
+s'abandonnait ensuite à elle tout entier. Les Athéniens, comme dit
+Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à l'action. Ils
+sentaient, au contraire, le besoin d'être éclairés. La politique n'était
+plus, comme dans le régime précédent, une affaire de tradition et de foi.
+Il fallait réfléchir et peser les raisons. La discussion était nécessaire;
+car toute question était plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait
+mettre la vérité en lumière. Le peuple athénien voulait que chaque affaire
+lui fût présentée sous toutes ses faces différentes et qu'on lui montrât
+clairement le pour et le contre. Il tenait fort à ses orateurs; on dit
+qu'il les rétribuait en argent pour chaque discours prononcé à la tribune.
+[4] Il faisait mieux encore: il les écoutait. Car il ne faut pas se
+figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple était
+plutôt le contraire; le poète comique le représente écoutant bouche
+béante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les
+orateurs nous décrivent fréquemment ces réunions populaires; nous ne
+voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Périclès
+ou Cléon, Eschine ou Démosthènes, le peuple est attentif; qu'on le flatte
+ou qu'on le gourmande, il écoute. Il laisse exprimer les opinions les plus
+opposées, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris
+ni de huées. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de
+son discours.
+
+A Sparte l'éloquence n'est guère connue. C'est que les principes du
+gouvernement ne sont pas les mêmes. L'aristocratie gouverne encore, et
+elle a des traditions fixes qui la dispensent de débattre longuement le
+pour et le contre de chaque sujet. A Athènes le peuple veut être instruit;
+il ne se décide qu'après un débat contradictoire; il n'agit qu'autant
+qu'il est convaincu ou qu'il croit l'être. Pour mettre en branle le
+suffrage universel, il faut la parole; l'éloquence est le ressort du
+gouvernement démocratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure
+le titre de _démagogues_, c'est-à-dire de conducteurs de la cité; ce sont
+eux, en effet, qui la font agir et qui déterminent toutes ses résolutions.
+
+On avait prévu le cas où un orateur ferait une proposition contraire aux
+lois existantes. Athènes avait des magistrats spéciaux, qu'elle appelait
+les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblée,
+assis sur des sièges élevés, et semblaient représenter la loi, qui est au-
+dessus du peuple même. S'ils voyaient qu'une loi était attaquée, ils
+arrêtaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la
+dissolution immédiate de l'assemblée. Le peuple se séparait, sans avoir le
+droit d'aller aux suffrage. [6]
+
+Il y avait une loi, peu applicable à la vérité, qui punissait tout orateur
+convaincu d'avoir donné un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une
+autre qui interdisait l'accès de la tribune à tout orateur qui avait
+conseillé trois fois des résolutions contraires aux lois existantes. [7]
+
+Athènes savait très-bien que la démocratie ne peut se soutenir que par le
+respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait être
+utile d'apporter dans la législation, appartenait spécialement aux
+thesmothètes. Leurs propositions étaient présentées au Sénat, qui avait le
+droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas
+d'approbation, le Sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du
+projet des thesmothètes. Mais le peuple ne devait rien résoudre
+immédiatement; il renvoyait la discussion à un autre jour, et en attendant
+il désignait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission spéciale de
+défendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvénients de
+l'innovation proposée. Au jour fixé, le peuple se réunissait de nouveau,
+et écoutait d'abord les orateurs chargés de la défense des lois anciennes,
+puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple
+ne se prononçait pas encore. Il se contentait de nommer une commission,
+fort nombreuse, mais composée exclusivement d'hommes qui eussent exercé
+les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire,
+entendait de nouveau les orateurs, discutait et délibérait. Si elle
+rejetait la loi proposée, son jugement était sans appel. Si elle
+l'approuvait, elle réunissait encore le peuple, qui, pour cette troisième
+fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la
+proposition une loi. [8]
+
+Malgré tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste
+ou funeste fût adoptée. Mais la loi nouvelle portait à jamais le nom de
+son auteur, qui pouvait plus tard être poursuivi en justice et puni. Le
+peuple, en vrai souverain, était réputé impeccable; mais chaque orateur
+restait toujours responsable du conseil qu'il avait donné. [9]
+
+Telles étaient les règles auxquelles la démocratie obéissait. Il ne
+faudrait pas conclure de là qu'elle ne commît jamais de fautes. Quelle que
+soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a
+des jours où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la
+passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les
+vices de la nature humaine. Plus les règles sont minutieuses, plus elles
+accusent que la direction de la société est difficile et pleine de périls.
+La démocratie ne pouvait durer qu'à force de prudence.
+
+On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des
+hommes. C'était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la
+vie d'un Athénien. Un jour il est appelé à l'assemblée de son dème et il a
+à délibérer sur les intérêts religieux ou politiques de cette petite
+association. Un autre jour il est convoqué à l'assemblée de sa tribu; il
+s'agit de régler une fête religieuse, ou d'examiner des dépenses, ou de
+faire des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par
+mois régulièrement il faut qu'il assiste à l'assemblée générale du peuple;
+il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la séance est longue; il n'y va pas
+seulement pour voter; venu dès le matin, il faut qu'il reste jusqu'à une
+heure avancée du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant
+qu'il a été présent dès l'ouverture de la séance et qu'il a entendu tous
+les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus sérieuses; tantôt
+il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-à-dire ceux
+à qui son intérêt et sa vie vont être confiés pour un an; tantôt c'est un
+impôt à établir ou une loi à changer; tantôt c'est sur la guerre qu'il a à
+voter, sachant bien qu'il aura à donner son sang ou celui d'un fils. Les
+intérêts individuels sont unis inséparablement à l'intérêt de l'État.
+L'homme ne peut être ni indifférent ni léger. S'il se trompe, il sait
+qu'il en portera bientôt la peine, et que dans chaque vote il engage sa
+fortune et sa vie. Le jour où la malheureuse expédition de Sicile fut
+décidée, il n'était pas un citoyen qui ne sût qu'un des siens en ferait
+partie et qui ne dût appliquer toute l'attention de son esprit à mettre en
+balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle
+présentait de dangers. Il importait grandement de réfléchir et de
+s'éclairer. Car un échec de la patrie était pour chaque citoyen une
+diminution de sa dignité personnelle, de sa sécurité et de sa richesse.
+
+Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il
+devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux
+en moyenne, [10] il était héliaste, et il passait toute cette année-là
+dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les
+lois. Il n'y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux fois dans sa
+vie à faire partie du Sénat; alors, pendant une année, il siégeait chaque
+jour du matin au soir, recevant les dépositions des magistrats, leur
+faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs étrangers,
+rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant toutes
+les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les
+décrets. Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège,
+astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c'était une
+lourde charge que d'être citoyen d'un État démocratique, qu'il y avait là
+de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de
+temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote
+disait-il très-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour
+vivre, ne pouvait pas être citoyen. Telles étaient les exigences de la
+démocratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se
+devait tout entier à l'État. Il lui donnait son sang dans la guerre, son
+temps pendant la paix. Il n'était pas libre de laisser de côté les
+affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'étaient
+plutôt les siennes qu'il devait négliger pour travailler au profit de la
+cité. Les hommes passaient leur vie à se gouverner. La démocratie ne
+pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses
+citoyens. Pour peu que le zèle se ralentît, elle devait périr ou se
+corrompre.
+
+
+NOTES
+
+[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55.
+
+[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Démosthènes, _in Aristocr._,
+97. Aristophane, _Acharn._, 43, 44 et Scholiaste, _Thesmoph._, 295-310.
+
+[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71.
+
+[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, _Guêpes_, 711 (639);
+voy. le Scholiaste.
+
+[5] Aristophane, _Chevaliers_, 1119.
+
+[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, _Fragm._, coll. Didot, p. 407.
+
+[7] Athénée, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, _Hist. du droit
+public d'Athènes_, chap. II.
+
+[8] Eschine, _in Ctesiph._, 38. Démosthènes, _in Timocr.; in Leptin_.
+Andocide, I, 83.
+
+[9] Thucydide, III, 43. Démosthènes, _in. Timocratem._
+
+[10] Il y avait 5,000 héliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on
+retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient être écartés par
+la [Grec: dokimasia].
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+RICHES ET PAUVRES; LA DÉMOCRATIE PÉRIT; LES TYRANS POPULAIRES.
+
+
+Lorsque la série des révolutions eut amené l'égalité entre les hommes et
+qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits,
+les hommes se firent la guerre pour des intérêts. Cette période nouvelle
+de l'histoire des cités ne commença pas pour toutes en même temps. Dans
+les unes elle suivit de très près l'établissement de la démocratie; dans
+les autres elle ne parut qu'après plusieurs générations qui avaient su se
+gouverner avec calme. Mais toutes les cités, tôt ou tard, sont tombées
+dans ces déplorables luttes.
+
+A mesure que l'on s'était éloigné de l'ancien régime, il s'était formé une
+classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'une
+_gens_ et avait son maître, la misère était presque inconnue. L'homme
+était nourri par son chef; celui à qui il donnait son obéissance, lui
+devait en retour de subvenir à tous ses besoins. Mais les révolutions, qui
+avaient dissous le [Grec: genos], avaient aussi changé les conditions de
+la vie humaine. Le jour où l'homme s'était affranchi des liens de la
+clientèle, il avait vu se dresser devant lui les nécessités et les
+difficultés de l'existence. La vie était devenue plus indépendante, mais
+aussi plus laborieuse et sujette à plus d'accidents. Chacun avait eu
+désormais le soin de son bien-être, chacun sa jouissance et sa tâche. L'un
+s'était enrichi par son activité ou sa bonne fortune, l'autre était resté
+pauvre. L'inégalité de richesse est inévitable dans toute société qui ne
+veut pas rester dans l'état patriarcal ou dans l'état de tribu.
+
+La démocratie ne supprima pas la misère: elle la rendit, au contraire,
+plus sensible. L'égalité des droits politiques fit ressortir encore
+davantage l'inégalité des conditions.
+
+Comme il n'y avait aucune autorité qui s'élevât au-dessus des riches et
+des pauvres à la fois, et qui pût les contraindre à rester en paix, il eût
+été à souhaiter que les principes économiques et les conditions du travail
+fussent tels que les deux classes fussent forcées de vivre en bonne
+intelligence. Il eût fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de
+l'autre, que le riche ne pût s'enrichir qu'en demandant au pauvre son
+travail, et que le pauvre trouvât les moyens de vivre en donnant son
+travail au riche. Alors l'inégalité des fortunes eût stimulé l'activité et
+l'intelligence de l'homme; elle n'eût pas enfanté la corruption et la
+guerre civile.
+
+Mais beaucoup de cités manquaient absolument d'industrie et de commerce;
+elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse
+publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans dépouiller
+personne. Là où il y avait du commerce, presque tous les bénéfices en
+étaient pour les riches, par suite du prix exagéré de l'argent. S'il y
+avait de l'industrie, les travailleurs étaient des esclaves. On sait quel
+le riche d'Athènes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de
+tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Même les professions
+libérales étaient à peu près fermées au citoyen. Le médecin était souvent
+un esclave qui guérissait les malades au profit de son maître. Les commis
+de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas
+fonctionnaires de l'État, étaient des esclaves. L'esclavage était un fléau
+dont la société libre souffrait elle-même. Le citoyen trouvait peu
+d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientôt
+paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il méprisait le
+travail. Ainsi les habitudes économiques, les dispositions morales, les
+préjugés, tout se réunissait pour empêcher le pauvre de sortir de sa
+misère et de vivre honnêtement. La richesse et la pauvreté n'étaient pas
+constituées de manière à pouvoir vivre en paix.
+
+Le pauvre avait l'égalité des droits. Mais assurément ses souffrances
+journalières lui faisaient penser que l'égalité des fortunes eût été bien
+préférable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'égalité
+qu'il avait, pouvait lui servir à acquérir celle qu'il n'avait pas, et
+que, maître des suffrages, il pouvait devenir maître de la richesse.
+
+Il commença par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer
+pour assister à l'assemblée, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cité
+n'était pas assez riche pour subvenir à de telles dépenses, le pauvre
+avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de
+voter étaient fréquentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait
+régulièrement et au grand jour; à Athènes, on se cachait mieux. A Rome, où
+le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme témoin; à
+Athènes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misère et le
+jetait dans la dégradation.
+
+Ces expédients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus énergiques.
+Il organisa une guerre en règle contre la richesse. Cette guerre fut
+d'abord déguisée sous des formes légales; on chargea les riches de toutes
+les dépenses publiques, on les accabla d'impôts, on leur fit construire
+des trirèmes, on voulut qu'ils donnassent des fêtes au peuple. Puis on
+multiplia les amendes dans les jugements; on prononça la confiscation des
+biens pour les fautes les plus légères. Peut-on dire combien d'hommes
+furent condamnés à l'exil par la seule raison qu'ils étaient riches? La
+fortune de l'exilé allait au trésor public, d'où elle s'écoulait ensuite,
+sous forme de triobole, pour être partagée entre les pauvres. Mais tout
+cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait
+toujours. Les pauvres en vinrent alors à user de leur droit de suffrage
+pour décréter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse
+et un bouleversement général.
+
+Dans les époques précédentes on avait respecté le droit de propriété,
+parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque
+patrimoine avait été attaché à un culte et avait été réputé inséparable
+des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pensé qu'on eût le droit
+de dépouiller un homme de son champ. Mais à l'époque où les révolutions
+nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnées et la religion
+de la propriété a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacré et
+inviolable. Elle ne paraît plus un don des dieux, mais un don du hasard.
+On a le désir de s'en emparer, en dépouillant celui qui la possède; et ce
+désir, qui autrefois eût paru une impiété, commence à paraître légitime.
+On ne voit plus le principe supérieur qui consacre le droit de propriété;
+chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit.
+
+Nous avons déjà dit que la cité, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir
+sans limites, que la liberté était inconnue, et que le droit individuel
+n'était rien vis-à-vis de la volonté de l'État. Il résultait de là que la
+majorité des suffrages pouvait décréter la confiscation des biens des
+riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illégalité ni injustice.
+Ce que l'État avait prononcé, était le droit. Cette absence de liberté
+individuelle a été une cause de malheurs et de désordres pour la Grèce.
+Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins
+souffert.
+
+Plutarque raconte qu'à Mégare, après une insurrection, on décréta que les
+dettes seraient abolies, et que les créanciers, outre la perte du capital,
+seraient tenus de rembourser les intérêts déjà payés. [1]
+
+« A Mégare, comme dans d'autres villes, dit Aristote, [2] le parti
+populaire, s'étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la
+confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans
+cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arrêter. Il fallut faire
+chaque jour quelque nouvelle victime; et à la fin le nombre de riches
+qu'on dépouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formèrent une
+armée. »
+
+En 412, « le peuple de Samos fit périr deux cents de ses adversaires, en
+exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons ».
+[3]
+
+A Syracuse, le peuple fut à peine délivré du tyran Denys que dès la
+première assemblée il décréta le partage des terres. [4]
+
+Dans cette période de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons
+une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans
+l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent
+la conserver ou la reprendre. « Dans toute guerre civile, dit un historien
+grec, il s'agit de déplacer les fortunes. » [5] Tout démagogue faisait
+comme ce Molpagoras de Cios, [6] qui livrait à la multitude ceux qui
+possédaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et
+distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messène, dès que le parti
+populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres.
+
+Les classes élevées n'ont jamais eu chez les anciens assez d'intelligence
+ni assez d'habileté pour tourner les pauvres vers le travail et les aider
+à sortir honorablement de la misère et de la corruption. Quelques hommes
+de coeur l'ont essayé; ils n'y ont pas réussi. Il résultait de là que les
+cités flottaient toujours entre deux révolutions, l'une qui dépouillait
+les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela
+dura depuis la guerre du Péloponèse jusqu'à la conquête de la Grèce par
+les Romains.
+
+Dans chaque cité, le riche et le pauvre étaient deux ennemis qui vivaient
+à côté l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa
+richesse convoitée. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui
+les unît. Le pauvre ne pouvait acquérir la richesse qu'en dépouillant le
+riche. Le riche ne pouvait défendre son bien que par une extrême habileté
+ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'était dans chaque
+ville une double conspiration: les pauvres conspiraient par cupidité, les
+riches par peur. Aristote dit que les riches prononçaient entre eux ce
+serment: « Je jure d'être toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire
+tout le mal que je pourrai. » [7]
+
+Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de
+cruautés et de crimes. Les haines effaçaient dans le coeur tout sentiment
+d'humanité. « Il y eut à Milet une guerre entre les riches et les pauvres.
+Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcèrent les riches à s'enfuir de la
+ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les égorger, ils prirent
+leurs enfants, les rassemblèrent dans des granges et les firent broyer
+sous les pieds des boeufs. Les riches rentrèrent ensuite dans la ville et
+redevinrent les maîtres. Ils prirent, à leur tour, les enfants des
+pauvres, les enduisirent de poix et les brûlèrent tout vifs. » [8]
+
+Que devenait alors la démocratie? Elle n'était pas précisément responsable
+de ces excès et de ces crimes; mais elle en était atteinte la première. Il
+n'y avait plus de règles; or, la démocratie ne peut vivre qu'au milieu des
+règles les plus strictes et les mieux observées. On ne voyait plus de
+vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exerçait
+plus l'autorité au profit de la paix et de la loi, mais au profit des
+intérêts et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni
+titres légitimes ni caractère sacré; l'obéissance n'avait plus rien de
+volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche.
+La cité n'était plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une
+partie était maîtresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il
+était aristocratique quand les riches étaient au pouvoir, démocratique
+quand c'étaient les pauvres. En réalité, la vraie démocratie n'existait
+plus.
+
+À partir du jour où les besoins et les intérêts matériels avaient fait
+irruption en elle, elle s'était altérée et corrompue. La démocratie, avec
+les riches au pouvoir, était devenue une oligarchie violente; la
+démocratie des pauvres était devenue la tyrannie. Du cinquième au deuxième
+siècle avant notre ère, nous voyons dans toutes les cités de la Grèce et
+de l'Italie, Rome encore exceptée, que les formes républicaines sont mises
+en péril et qu'elles sont devenues odieuses à un parti. Or, on peut
+distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les détruire, et qui sont
+ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus éclairés et plus
+fiers, restent fidèles au régime républicain, pendant que les pauvres,
+pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers
+pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, après plusieurs guerres
+civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti
+contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'après de longues
+alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte était toujours
+à recommencer, elle imagina d'établir un régime monarchique qui fût
+conforme à ses intérêts, et qui, en comprimant à jamais le parti
+contraire, lui assurât pour l'avenir les bénéfices de sa victoire. Elle
+créa ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changèrent de
+nom: on ne fut plus aristocrate ou démocrate; on combattit pour la
+liberté, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'étaient
+encore la richesse et la pauvreté qui se faisaient la guerre. Liberté
+signifiait le gouvernement où les riches avaient le dessus et défendaient
+leur fortune; tyrannie indiquait exactement le contraire.
+
+C'est un fait général et presque sans exception dans l'histoire de la
+Grèce et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont
+pour ennemi le parti aristocratique. « Le tyran, dit Aristote, n'a pour
+mission que de protéger le peuple contre les riches; il a toujours
+commencé par être un démagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de
+combattre l'aristocratie. » -- « Le moyen d'arriver à la tyrannie, dit-il
+encore, c'est de gagner la confiance de la foule; or, on gagne sa
+confiance en se déclarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate à
+Athènes, Théagène à Mégare, Denys à Syracuse. » [9]
+
+Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Mégare, Théagène surprend
+dans la campagne les troupeaux des riches et les égorge. A Cumes,
+Aristodème abolit les dettes, et enlève les terres aux riches pour les
+donner aux pauvres. Ainsi font Nicoclès à Sicyone, Aristomaque à Argos.
+Tous ces tyrans nous sont représentés par les écrivains comme très-cruels;
+il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature; mais ils
+l'étaient par la nécessité pressante où ils se trouvaient de donner des
+terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au
+pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et
+qu'ils entretenaient ses passions.
+
+Le tyran de ces cités grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne
+peut nous donner une idée. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets,
+sans intermédiaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il
+n'est pas dans cette position élevée et indépendante où est le souverain
+d'un grand État. Il a toutes les petites passions de l'homme privé: il
+n'est pas insensible aux profits d'une confiscation; il est accessible à
+la colère et au désir de la vengeance personnelle; il a peur; il sait
+qu'il a des ennemis tout près de lui et que l'opinion publique approuve
+l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappé. On devine ce que peut
+être le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables
+exceptions, les tyrans qui se sont élevés dans toutes les villes grecques
+au quatrième et au troisième siècle, n'ont régné qu'en flattant ce qu'il y
+avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui
+était supérieur par la naissance, la richesse ou le mérite. Leur pouvoir
+était illimité; les Grecs purent reconnaître combien le gouvernement
+républicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits
+individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donné
+un tel pouvoir à l'État, que le jour où un tyran prenait en mains cette
+omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et
+qu'il était légalement le maître de leur vie et de leur fortune.
+
+
+NOTES
+
+[1] Plutarque, _Quest. grecq._, 18.
+
+[2] Aristote, _Politique_, VIII, 4 (V, 4).
+
+[3] Thucydide, VIII, 21.
+
+[4] Plutarque, _Dion_, 37, 48.
+
+[5] Polybe, XV, 21.
+
+[6] Polybe, VII, 10.
+
+[7] Aristote, _Politique_, VIII, 7, 10 (V, 7). Plutarque, _Lysandre_, 19.
+
+[8] Héraclide de Pont, dans Athénée, XII, 26. -- Il est assez d'usage
+d'accuser la démocratie athénienne d'avoir donné à la Grèce l'exemple de
+ces excès et de ces bouleversements. Athènes est, au contraire, la seule
+cité grecque à nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre
+atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage
+avait compris, dès le jour où la série des révolutions avait commencé, que
+l'on marchait vers un terme où il n'y aurait que le travail qui put sauver
+la société. Elle l'avait donc encouragé et rendu honorable. Solon avait
+prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail fût privé des droits
+politiques. Périclès avait voulu qu'aucun esclave ne mît la main à la
+construction des grands monuments qu'il élevait, et il avait réservé tout
+ce travail aux hommes libres. La propriété était d'ailleurs tellement
+divisée qu'un recensement, qui fut fait à la fin du cinquième siècle,
+montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10,000 propriétaires.
+Aussi Athènes, vivant sous un régime économique un peu meilleur que celui
+des autres cités, fut-elle moins violemment agitée que le reste de la
+Grèce; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et
+n'aboutirent pas aux mêmes désordres.
+
+[9] Aristote, _Politique_, V, 8; VIII, 4, 5; V, 4.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+RÉVOLUTIONS DE SPARTE.
+
+
+Il ne faut pas croire que Sparte ait vécu dix siècles sans voir de
+révolutions. Thucydide nous dit, au contraire, « qu'elle fut travaillée
+par les dissensions plus qu'aucune autre cité grecque ». [1] L'histoire de
+ces querelles intérieures nous est, à la vérité, peu connue; mais cela
+vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour règle et pour
+habitude de s'entourer du plus profond mystère. [2] La plupart des luttes
+qui l'agitèrent, ont été cachées et mises en oubli; nous en savons du
+moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte diffère
+sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traversé la
+même série de révolutions.
+
+Les Doriens étaient déjà formés en corps, de peuple lorsqu'ils envahirent
+le Péloponèse. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays? Était-ce
+l'invasion d'un peuple étranger, était-ce une révolution intérieure? on
+l'ignore. Ce qui paraît certain, c'est qu'à ce moment de l'existence du
+peuple dorien, l'ancien régime de la _gens_ avait déjà disparu. On ne
+distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille; on ne
+trouve plus de traces du régime patriarcal, plus de vestiges de noblesse
+religieuse ni de clientèle héréditaire; on ne voit que des guerriers égaux
+sous un roi. Il est donc probable qu'une première révolution sociale
+s'était déjà accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui
+conduisit ce peuple jusqu'à Sparte. Si l'on compare la société dorienne du
+neuvième siècle avec la société ionienne de la même époque, on s'aperçoit
+que la première était beaucoup plus avancée que l'autre dans la série des
+changements. La race ionienne est entrée plus tard dans la route des
+révolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite.
+
+Si les Doriens, à leur arrivée à Sparte, n'avaient plus le régime de la
+_gens_, ils n'avaient pas pu s'en détacher encore si complètement qu'ils
+n'en eussent gardé quelques institutions, par exemple le droit d'aînesse
+et l'inaliénabilité du patrimoine. Ces institutions ne tardèrent pas à
+rétablir dans la société Spartiate une aristocratie.
+
+Toutes les traditions nous montrent qu'à l'époque où parut Lycurgue, il y
+avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles étaient en lutte. La
+royauté avait une tendance naturelle à prendre parti pour la classe
+inférieure. Lycurgue, qui n'était pas roi, se fit le chef de
+l'aristocratie, et du même coup il affaiblit la royauté et mit le peuple
+sous le joug. [3]
+
+Les déclamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la
+sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inaltérable dont on y
+jouissait, sur l'égalité, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire
+illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut-
+être celle où l'aristocratie a régné le plus durement et où l'on a le
+moins connu l'égalité. Il ne faut pas parler du partage des terres; si ce
+partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sûr qu'il n'a pas été
+maintenu. Car au temps d'Aristote, « les uns possédaient des domaines
+immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien; on comptait à peine
+dans toute la Laconie un millier de propriétaires ». [4]
+
+Laissons de côté les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la
+société Spartiate: nous y trouvons une hiérarchie de classes superposées
+l'une à l'autre. Ce sont d'abord les Néodamodes, qui paraissent être
+d'anciens esclaves affranchis; [5] puis les Épeunactes, qui avaient été
+admis à combler les vides faits par la guerre parmi les Spartiates; [6] à
+un rang un peu supérieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables à
+des clients domestiques, vivaient avec le maître, lui faisaient cortège,
+partageaient ses occupations, ses travaux, ses fêtes, et combattaient à
+côté de lui. [7] Venait ensuite la classe des bâtards, qui descendaient
+des vrais Spartiates, mais que la religion et la loi éloignaient d'eux;
+[8] puis, encore une classe, qu'on appelait les inférieurs, [Grec:
+hypomeiones], [9] et qui étaient probablement les cadets déshérités des
+familles. Enfin au-dessus de tout cela s'élevait la classe aristocratique,
+composée des hommes qu'on appelait les _Égaux_, [Grec: homoioi]. Ces
+hommes étaient, en effet, égaux entre eux, mais fort supérieurs à tout le
+reste. Le nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu; nous
+savons seulement qu'il était très-restreint. Un jour, un de leurs ennemis
+les compta sur la place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au
+milieu d'une foule de 4,000 individus. [10] Ces égaux avaient seuls part
+au gouvernement de la cité. « Être hors de cette classe, dit Xénophon,
+c'est être hors du corps politique. » [11] Démosthènes dit que l'homme qui
+entre dans la classe des Égaux, devient par cela seul « un des maîtres du
+gouvernement ». [12] « On les appelle _Égaux_, dit-il encore, parce que
+l'égalité doit régner entre les membres d'une oligarchie. »
+
+Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement précis. Il
+paraît qu'il se recrutait par voie d'élection; mais le droit d'élire
+appartenait au corps lui-même, et non pas au peuple. Y être admis était ce
+qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte _le prix de la vertu_.
+Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de mérite,
+d'âge, pour composer cette _vertu_. On voit bien que la naissance ne
+suffisait pas, puisqu'il y avait une élection; on peut croire que c'était
+plutôt la richesse qui déterminait les choix, dans une ville « qui avait
+au plus haut degré l'amour de l'argent, et où tout était permis aux
+riches. » [13]
+
+Quoi qu'il en soit, ces Égaux avaient seuls les droits du citoyen; seuls
+ils composaient l'assemblée; ils formaient seuls ce qu'on appelait à
+Sparte _le peuple_. De cette classe sortaient par voie d'élection les
+sénateurs, à qui la constitution donnait une bien grande autorité, puisque
+Démosthènes dit que le jour où un homme entre au Sénat, il devient un
+despote pour la foule. [14] Ce Sénat, dont les rois étaient de simples
+membres, gouvernait l'État suivant le procédé habituel des corps
+aristocratiques; des magistrats annuels dont l'élection lui appartenait
+indirectement exerçaient en son nom une autorité absolue. Sparte avait
+ainsi un régime républicain; elle avait même tous les dehors de la
+démocratie, des rois-prêtres, des magistrats annuels, un Sénat délibérant,
+une assemblée du peuple. Mais ce peuple n'était que la réunion de deux ou
+trois centaines d'hommes.
+
+Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'établissement des éphores, le
+gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composée de quelques riches,
+faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et même
+sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son énergie, par son
+habileté, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois morales,
+elle sut garder le pouvoir pendant cinq siècles. Mais elle suscita de
+cruelles haines et eut à réprimer, un grand nombre d'insurrections.
+
+Nous n'avons pas à parler des complots des Hilotes. Tous ceux des
+Spartiates ne nous sont pas connus; le gouvernement était trop habile pour
+ne pas chercher à en étouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant
+quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui
+fondèrent Tarente étaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le
+gouvernement. Une indiscrétion du poète Tyrtée fit connaître à la Grèce
+que pendant les guerres de Messénie un parti avait conspiré pour obtenir
+le partage des terres.
+
+Ce qui sauvait Sparte, c'était la division extrême qu'elle savait mettre
+entre les classes inférieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les
+Laconiens; les Mothaces méprisaient les Néodamodes. Nulle coalition
+n'était possible, et l'aristocratie, grâce à son éducation militaire et à
+l'étroite union de ses membres, était toujours assez forte pour tenir tête
+à chacune des classes ennemies.
+
+Les rois essayèrent ce qu'aucune classe ne pouvait réaliser. Tous ceux
+d'entre eux qui aspirèrent à sortir de l'état d'infériorité où
+l'aristocratie les tenait, cherchèrent un appui chez les hommes de
+condition inférieure. Pendant la guerre médique, Pausanias forma le projet
+de relever à la fois la royauté et les basses classes, en renversant
+l'oligarchie. Les Spartiates le firent périr, l'accusant d'avoir noué des
+relations avec le roi de Perse; son vrai crime était plutôt d'avoir eu la
+pensée d'affranchir les Hilotes. [15] On peut compter dans l'histoire
+combien sont nombreux les rois qui furent exilés par les éphores; la cause
+de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit: « Les rois de
+Sparte, pour tenir tête aux éphores et au Sénat, se faisaient
+démagogues. » [16]
+
+En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique.
+Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas à la classe des Égaux, était le
+chef des conjurés. Quand il voulait affilier un homme au complot, il le
+menait sur la place publique, et lui faisait compter les citoyens; en y
+comprenant les rois, les éphores, les sénateurs, on arrivait au chiffre
+d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors: « Ces gens-là sont nos
+ennemis; tous les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre
+de plus de quatre mille, sont nos alliés. » Il ajoutait: « Quand tu
+rencontres dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un
+maître; tous les autres hommes sont des amis. » Hilotes, Laconiens,
+Néodamodes, [Grec: hypomeiones], tous étaient associés, cette fois, et
+étaient les complices de Cinadon; « car tous, dit l'historien, avaient une
+telle haine pour leurs maîtres qu'il n'y en avait pas un seul parmi eux
+qui n'avouât qu'il lui serait agréable de les dévorer tout crus. » Mais le
+gouvernement de Sparte était admirablement servi: il n'y avait pas pour
+lui de secret. Les éphores prétendirent que les entrailles des victimes
+leur avaient révélé le complot. On ne laissa pas aux conjurés le temps
+d'agir: on mit la main sur eux, et on les fit périr secrètement.
+L'oligarchie fut encore une fois sauvée. [17]
+
+A la faveur de ce gouvernement, l'inégalité alla grandissant toujours. La
+guerre du Péloponèse et les expéditions en Asie avaient fait affluer
+l'argent à Sparte; mais il s'y était répandu d'une manière fort inégale,
+et n'avait enrichi que ceux qui étaient déjà riches. En même temps, la
+petite propriété disparut. Le nombre des propriétaires, qui était encore
+de mille au temps d'Aristote, était réduit à cent, un siècle après lui.
+[18] Le sol était tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait
+ni industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les
+riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une
+part étaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le très-grand
+nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous présente, dans la vie
+d'Agis et dans celle de Cléomène, un tableau de la société Spartiate; on y
+voit un amour effréné de la richesse, tout mis au-dessous d'elle; chez
+quelques-uns le luxe, la mollesse, le désir d'augmenter sans fin leur
+fortune; hors de là, rien qu'une tourbe misérable, indigente, sans droits
+politiques, sans aucune valeur dans la cité, envieuse, haineuse, et qu'un
+tel état social condamnait à désirer une révolution.
+
+Quand l'oligarchie eut ainsi poussé les choses aux dernières limites du
+possible, il fallut bien que la révolution s'accomplît, et que la
+démocratie, arrêtée et contenue si longtemps, brisât à la fin ses digues.
+On devine bien aussi qu'après une si longue compression la démocratie ne
+devait pas s'arrêter à des réformes politiques, mais qu'elle devait
+arriver du premier coup aux réformes sociales.
+
+Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'étaient plus, en y
+comprenant toutes les classes diverses, que sept cents), et l'affaissement
+des caractères, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal
+des changements ne vint pas des classes inférieures. Il vint d'un roi.
+Agis essaya d'accomplir cette inévitable révolution par des moyens légaux:
+ce qui augmenta pour lui les difficultés de l'entreprise. Il présenta au
+Sénat, c'est-à-dire aux riches eux-mêmes, deux projets de loi pour
+l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'être
+trop surpris que le Sénat n'ait pas rejeté ces propositions; Agis avait
+peut-être pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptées. Mais, les lois
+une fois votées, restait à les mettre à exécution; or ces réformes sont
+toujours tellement difficiles à accomplir que les plus hardis y échouent.
+Agis, arrêté court par la résistance des éphores, fut contraint de sortir
+de la légalité: il déposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre
+autorité; puis il arma ses partisans et établit, durant une année, un
+régime de terreur. Pendant ce temps-là il put appliquer la loi sur les
+dettes et faire brûler tous les titres de créance sur la place publique.
+Mais il n'eut pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis
+hésita sur ce point et s'il fut effrayé de son oeuvre, ou si l'oligarchie
+répandit contre lui d'habiles accusations; toujours est-il que le peuple
+se détacha de lui et le laissa tomber. Les éphores l'égorgèrent, et le
+gouvernement aristocratique fut rétabli.
+
+Cléomène reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de
+scrupules. Il commença par massacrer les éphores, supprima hardiment cette
+magistrature, qui était odieuse aux rois et au parti populaire, et
+proscrivit les riches. Après ce coup d'État, il opéra la révolution,
+décréta le partage des terres, et donna le droit de cité à quatre mille
+Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cléomène n'avouaient
+qu'ils faisaient une révolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom
+du vieux législateur Lycurgue, prétendaient ramener Sparte aux antiques
+coutumes. Assurément la constitution de Cléomène en était fort éloignée.
+Le roi était véritablement un maître absolu; aucune autorité ne lui
+faisait contre-poids; il régnait à la façon des tyrans qu'il y avait alors
+dans la plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait
+d'avoir obtenu des terres, paraissait se soucier fort peu des libertés
+politiques. Cette situation ne dura pas longtemps. Cléomène voulut étendre
+le régime démocratique à tout le Péloponèse, où Aratus, précisément à
+cette époque, travaillait à établir un régime de liberté et de sage
+aristocratie. Dans toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de
+Cléomène, espérant obtenir, comme à Sparte, une abolition des dettes et un
+partage des terres. C'est cette insurrection imprévue des basses classes
+qui obligea Aratus à changer tous ses plans; il crut pouvoir compter sur
+la Macédoine, dont le roi Antigone Doson avait alors pour politique de
+combattre partout les tyrans et le parti populaire, et il l'introduisit
+dans le Péloponèse. Antigone et les Achéens vainquirent Cléomène à
+Sellasie. La démocratie spartiate fut encore une fois abattue, et les
+Macédoniens rétablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant Jésus-
+Christ).
+
+Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles;
+une année, trois éphores qui étaient favorables au parti populaire,
+massacrèrent leurs deux collègues: l'année suivante, les cinq éphores
+appartenaient au parti oligarchique; le peuple prit les armes et les
+égorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois; le peuple voulut en
+avoir; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce
+qui ne s'était jamais vu à Sparte. Ce roi nommé Lycurgue fut deux fois
+renversé du trône, une première fois par le peuple, parce qu'il refusait
+de partager les terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on
+le soupçonnait de vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit;
+mais après lui on voit à Sparte un tyran, Machanidas; preuve certaine que
+le parti populaire avait pris le dessus.
+
+Philopémen qui, à la tête de la ligue achéenne, faisait partout la guerre
+aux tyrans démocrates, vainquit et tua Machanidas. La démocratie Spartiate
+adopta aussitôt un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cité à
+tous les hommes libres, élevant les Laconiens eux-mêmes au rang des
+Spartiates; il alla jusqu'à affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des
+tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les
+riches; « il proscrivit ou fit périr ceux que leur richesse élevait au-
+dessus des autres ».
+
+Cette nouvelle Sparte démocratique ne manqua pas de grandeur; Nabis mit
+dans la Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il
+assujettit à Sparte la Messénie, une partie de l'Arcadie, l'Élide. Il
+s'empara d'Argos. Il forma une marine, ce qui était bien éloigné des
+anciennes traditions de l'aristocratie spartiate; avec sa flotte il domina
+sur toutes les îles qui entourent le Péloponèse, et étendit son influence
+jusque sur la Crète. Partout il soulevait la démocratie; maître d'Argos,
+son premier soin fut de confisquer les biens des riches, d'abolir les
+dettes, et de partager les terres. On peut voir dans Polybe combien la
+ligue achéenne avait de haine pour ce tyran démocrate. Elle détermina
+Flamininus à lui faire la guerre au nom de Rome. Dix mille Laconiens, sans
+compter les mercenaires, prirent les armes pour défendre Nabis. Après un
+échec, il voulait faire la paix; le peuple s'y refusa; tant la cause du
+tyran était celle de la démocratie! Flamininus vainqueur lui enleva une
+partie de ses forces, mais le laissa régner en Laconie, soit que
+l'impossibilité de rétablir l'ancien gouvernement fût trop évidente, soit
+qu'il fût conforme à l'intérêt de Rome que quelques tyrans fissent contre-
+poids à la ligue achéenne. Nabis fut assassiné plus tard par un Éolien;
+mais sa mort ne rétablit pas l'oligarchie; les changements qu'il avait
+accomplis dans l'état social, furent maintenus après lui, et Rome elle-
+même se refusa à remettre Sparte dans son ancienne situation.
+
+
+NOTES
+
+[1] Thucydide, I, 18.
+
+[2] Thucydide, V, 68.
+
+[3] Voy. plus haut, p. 284.
+
+[4] Aristote, _Politique_, II, 6, 10 et 11.
+
+[5] Myron de Priène, dans Athénée, VI.
+
+[6] Théopompe, dans Athénée, VI.
+
+[7] Athénée, VI, 102. Plutarque, _Cléomène_, 8. Élien, XII, 43.
+
+[8] Aristote, _Politique_, VIII, 6 (V, 6). Xénophon, _Helléniques_, V, 3,
+9.
+
+[9] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 6.
+
+[10] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 5.
+
+[11] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10.
+
+[12] Démosthènes, _in Leptin._, 107.
+
+[13] [Grec: Ha philochraematia Spartan eloi]: c'était déjà un proverbe en
+Grèce au temps d'Aristote. Zénobius. II, 24. Aristote, _Politique_, VIII,
+6, 7 (V, 6).
+
+[14] Démosthènes, _in Leptin._, 107. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10.
+
+[15] Aristote, _Politique_, VIII, 1 (V, 1). Thucydide I, 13, 2.
+
+[16] Aristote, _Politique_, II, 6, 14.
+
+[17] Xénophon, _Helléniques_, III, 3.
+
+[18] Plutarque, _Agis_, 5.
+
+
+
+
+LIVRE V.
+
+LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+NOUVELLES CROYANCES; LA PHILOSOPHIE CHANGE LES RÈGLES DE LA POLITIQUE.
+
+
+On a vu dans ce qui précède comment le régime municipal s'était constitué
+chez les anciens. Une religion très-antique avait fondé d'abord la
+famille, puis la cité; elle avait établi d'abord le droit domestique et le
+gouvernement de la _gens_, ensuite les lois civiles et le gouvernement
+municipal. L'État était étroitement lié à la religion; il venait d'elle et
+se confondait avec elle. C'est pour cela que, dans la cité primitive,
+toutes les institutions politiques avaient été des institutions
+religieuses, les fêtes des cérémonies du culte, les lois des formules
+sacrées, les rois et les magistrats des prêtres. C'est pour cela encore
+que la liberté individuelle avait été inconnue, et que l'homme n'avait pas
+pu soustraire sa conscience elle-même à l'omnipotence de la cité. C'est
+pour cela enfin que l'État était resté borné aux limites d'une ville, et
+n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux lui avaient
+tracée à l'origine. Chaque cité avait non-seulement son indépendance
+politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le droit, le
+gouvernement, tout était municipal. La cité était la seule force vive;
+rien au-dessus, rien au-dessous; ni unité nationale ni liberté
+individuelle.
+
+Il nous reste à dire comment ce régime a disparu, c'est-à-dire comment, le
+principe de l'association humaine étant changé, le gouvernement, la
+religion, le droit ont dépouillé ce caractère municipal qu'ils avaient eu
+dans l'antiquité.
+
+La ruine du régime politique que la Grèce et l'Italie avaient créé, peut
+se rapporter à deux causes principales. L'une appartient à l'ordre des
+faits moraux et intellectuels, l'autre à l'ordre des faits matériels; la
+première est la transformation des croyances, la seconde est la conquête
+romaine. Ces deux grands faits sont du même temps; ils se sont développés
+et accomplis ensemble pendant la série de six siècles qui précède notre
+ère.
+
+La religion primitive, dont les symboles étaient la pierre immobile du
+foyer et le tombeau des ancêtres, religion qui avait constitué la famille
+antique et organisé ensuite la cité, s'altéra avec le temps et vieillit.
+L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On
+commença a avoir l'idée de la nature immatérielle; la notion de l'âme
+humaine se précisa, et presque en même temps celle d'une intelligence
+divine surgit dans les esprits.
+
+Que dut-on penser alors des divinités du premier âge, de ces morts qui
+vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient été des hommes,
+de ces ancêtres sacrés qu'il fallait continuer à nourrir d'aliments? Une
+telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'étaient plus au
+niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces préjugés, si grossiers
+qu'ils fussent, ne furent pas aisément arrachés de l'esprit du vulgaire:
+ils y régnèrent longtemps encore; mais dès le cinquième siècle avant notre
+ère, les hommes qui réfléchissaient s'étaient affranchis de ces erreurs.
+Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient à l'anéantissement,
+les autres à une seconde existence toute spirituelle dans un monde des
+âmes; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vécût dans la
+tombe, se nourrissant d'offrandes. On commençait aussi à se faire une idée
+trop haute du divin pour qu'on pût persister à croire que les morts
+fussent des dieux. On se figurait, au contraire, l'âme humaine allant
+chercher dans les champs Élysées sa récompense ou allant payer la peine de
+ses fautes; et par un notable progrès, on ne divinisait plus parmi les
+hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au-
+dessus de l'humanité.
+
+L'idée de la divinité se transformait peu à peu, par l'effet naturel de la
+puissance plus grande de l'esprit. Cette idée, que l'homme avait d'abord
+appliquée à la force invisible qu'il sentait en lui-même, il la transporta
+aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature,
+en attendant qu'il s'élevât jusqu'à la conception d'un être qui fût en
+dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Héros
+perdirent l'adoration de tout ce qui pensait.
+
+Quant au foyer, qui ne paraît avoir eu de sens qu'autant qu'il se
+rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua à
+avoir dans la maison un foyer domestique, à le saluer, à l'adorer, à lui
+offrir la libation; mais ce n'était plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune
+foi ne vivifiait plus.
+
+Le foyer des villes ou prytanée fut entraîné insensiblement dans le
+discrédit où tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il
+signifiait; on avait oublié que le feu toujours vivant du prytanée
+représentait la vie invisible des ancêtres, des fondateurs, des Héros
+nationaux. On continuait à entretenir ce feu, à faire les repas publics, à
+chanter les vieux hymnes: vaines cérémonies, dont on n'osait pas se
+débarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens.
+
+Même les divinités de la nature, qu'on avait associées aux foyers,
+changèrent de caractère. Après avoir commencé par être des divinités
+domestiques, après être devenues des divinités de cité, elles se
+transformèrent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les êtres
+différents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'être
+qu'un seul et même être; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut
+embarrassé de la multitude des divinités, et il sentit le besoin d'en
+réduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun à
+une famille ou à une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain
+et veillaient sur l'univers. Les poëtes allaient de ville en ville et
+enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cité, des chants
+nouveaux où il n'était parlé ni des dieux Lares ni des divinités poliades,
+et où se disaient les légendes des grands dieux de la terre et du ciel; et
+le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour
+cette poésie nouvelle, qui n'était pas fille de la religion, mais de l'art
+et de l'imagination libre. En même temps, quelques grands sanctuaires,
+comme ceux de Delphes et de Délos, attiraient les hommes et leur faisaient
+oublier les cultes locaux. Les Mystères et la doctrine qu'ils contenaient,
+les habituaient à dédaigner la religion vide et insignifiante de la cité.
+
+Ainsi une révolution intellectuelle s'opéra lentement et obscurément. Les
+prêtres mêmes ne lui opposaient pas de résistance; car dès que les
+sacrifices continuaient à être accomplis aux jours marqués, il leur
+semblait que l'ancienne religion était sauve; les idées pouvaient changer
+et la foi périr, pourvu que les rites ne reçussent aucune atteinte. Il
+arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiées, les croyances
+se transformèrent, et que la religion domestique et municipale perdit tout
+empire sur les âmes.
+
+Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la
+vieille politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes
+sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement.
+Pythagore, ayant la conception vague de l'Être suprême, dédaigna les
+cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetât les vieux modes de
+gouvernement et essayât de fonder une société nouvelle.
+
+Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et
+sur tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna
+aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du
+prytanée, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen; il
+fuyait les assemblées et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine
+portait atteinte à la cité; les Athéniens le frappèrent d'une sentence de
+mort.
+
+Les Sophiates vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux
+grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles
+erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au
+passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les
+préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois
+qui régissaient encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en
+ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément
+l'indifférence au juste et à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins
+étroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle,
+et dégagée des formules des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie,
+qui souleva une tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir
+ni religion, ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces
+choses ils n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient
+avoir assez fait quand ils avaient combattu des préjugés. Ils remuaient,
+comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la
+règle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience
+humaine, et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable
+tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne
+suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il
+fallait persuader les hommes et agir sur des volontés libres. A la
+connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et
+de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour
+eux la tradition; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit.
+
+Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus
+croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner
+sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles
+lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la
+bouche d'un sophiste ces belles paroles: « Vous tous qui êtes ici, je vous
+regarde comme parents entre vous. La nature, à défaut de la loi, vous a
+faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence à la
+nature en bien des occasions. » Opposer ainsi la nature à la loi et à la
+coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique ancienne. En
+vain les Athéniens chassèrent Protagonas et brûlèrent ses écrits; le coup
+était porté le résultat de l'enseignement des Sophistes avait été immense.
+L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité des dieux
+nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et
+sur la place publique.
+
+Socrate, tout an réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de
+douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de
+la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées
+dans la conscience humaine. Il ne différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait
+cette conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver
+l'obligation d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au-
+dessus de la coutume, la justice au dessus de la loi. Il dégageait la
+morale de la religion; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un
+arrêt des anciens dieux; il montra que le principe du devoir est dans
+l'âme de l'homme. En tout cela, qu'il le voulût ou non, il faisait la
+guerre aux cultes de la cité. En vain prenait-il soin d'assister à toutes
+les fêtes et de prendre part aux sacrifices; ses croyances et ses paroles
+démentaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui était le
+contraire de la religion de la cité. On l'accusa avec vérité « de ne pas
+adorer les dieux que l'État adorait ». On le fit périr pour avoir attaqué
+les coutumes et les croyances des ancêtres, ou, comme on disait, pour
+avoir corrompu la génération présente. L'impopularité de Socrate et les
+violentes colères de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux
+habitudes religieuses de cette société athénienne, où il y avait tant de
+prêtres, et où ils étaient si puissants. Mais la révolution que les
+Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait reprise avec plus de
+mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La société grecque
+s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances
+et des vieilles institutions.
+
+Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et
+les règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes,
+Speusippe, Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des
+traités sur la politique. On chercha, on examina; les grands problèmes de
+l'organisation de l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des
+obligations et des droits, se posèrent à tous les esprits.
+
+Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a
+faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des
+vieilles idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique; il est
+étroit; il ne doit contenir que 5,000 membres. Le gouvernement y est
+encore réglé par les anciens principes; la liberté y est inconnue; le but
+que le législateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que
+la sûreté et la grandeur de l'association. La famille même est presque
+étouffée, pour qu'elle ne fasse pas concurrence à la cité; l'État seul est
+propriétaire; seul il est libre; seul il a une volonté; seul il a une
+religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit périr.
+Pourtant au milieu de tout cela, les idées nouvelles se font jour. Platon
+proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la règle de la morale
+et de la politique est en nous-mêmes, que la tradition n'est rien, que
+c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes
+qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine.
+
+Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. « La loi, dit-il, c'est
+la raison. » Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme
+à la coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure
+que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le
+respect des ancêtres: « Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient nés du
+sein de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient,
+suivant toute apparence, à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de
+plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en
+tenir à l'opinion de ces gens-là. » Aristote, comme tous les philosophes,
+méconnaissait absolument l'origine religieuse de la société humaine; il ne
+parle pas des prytanées; il ignore que ces cultes locaux aient été le
+fondement de l'État. « L'État, dit-il, n'est pas autre chose qu'une
+association d'êtres égaux recherchant en commun une existence heureuse et
+facile. » Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des sociétés,
+et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois
+sociales et l'idée de patrie. [1]
+
+L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se
+vantait de n'avoir droit de cité nulle part, et Cratès disait que sa
+patrie à lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques
+ajoutaient cette vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de
+l'univers et que la patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils
+considéraient le patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient
+du nombre des sentiments l'amour de la cité.
+
+Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus
+des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du
+citoyen; Platon avait essayé de travailler pour l'État en le réformant.
+Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de
+l'État un objet d'études scientifiques. Les épicuriens laissèrent de côté
+les affaires publiques. « N'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins
+que quelque puissance supérieure ne vous y contraigne. » Les cyniques ne
+voulaient même pas être citoyens.
+
+Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe
+écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs
+principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici
+en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient
+leurs écrits. « Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé
+de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de
+telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des
+lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des
+concitoyens, comme si nous appartenions tous au même dème et à la même
+cité. » [2] On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de
+Socrate à Zénon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il
+pouvait, les dieux de l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre
+gouvernement que celui d'une cité. Zénon passe par-dessus ces étroites
+limites de l'association humaine. Il dédaigne les divisions que la
+religion des vieux âges a établies. Comme il conçoit le Dieu de l'univers,
+il a aussi l'idée d'un État où entrerait le genre humain tout entier. [3]
+
+Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant
+l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion
+de la cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que
+la personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare
+nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins
+la conscience. Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même,
+trouver en lui le devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de
+s'occuper des affaires publiques; il l'y invite même, mais en
+l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son
+amélioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa
+conscience doit rester indépendante. Grand principe, que la cité antique
+avait toujours méconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des règles
+les plus saintes de la politique.
+
+On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs
+envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à
+d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et
+si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de
+toutes ses vertus; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y
+avait eu d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme
+qu'il a une dignité, non de citoyen, mais d'homme; qu'outre ses devoirs
+envers la loi, il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas
+de vivre ou de mourir pour l'État, mais d'être vertueux et de plaire à la
+divinité. Vertus un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance
+nationale et la liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les
+vertus publiques allèrent dépérissant, mais les vertus personnelles se
+dégagèrent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord à lutter,
+soit contre la corruption générale, soit contre le despotisme. Mais elles
+s'enracinèrent peu à peu dans l'humanité; à la longue elles devinrent une
+puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien
+que les règles de la politique fussent modifiées pour qu'une place libre
+leur fût faite.
+
+Ainsi se transformèrent peu à peu les croyances; la religion municipale,
+fondement de la cité, s'éteignit; le régime municipal, tel que les anciens
+l'avaient conçu, dut tomber avec elle. On se détachait insensiblement de
+ces règles rigoureuses et de ces formes étroites du gouvernement. Des
+idées plus hautes sollicitaient les hommes à former des sociétés plus
+grandes. On était entraîné vers l'unité; ce fut l'aspiration générale des
+deux siècles qui précédèrent notre ère. Il est vrai que les fruits que
+portent ces révolutions de l'intelligence, sont très-lents à mûrir. Mais
+nous allons voir, en étudiant la conquête romaine, que les événements
+marchaient dans le même sens que les idées, qu'ils tendaient comme elles à
+la ruine du vieux régime municipal, et qu'ils préparaient de nouveaux
+modes de gouvernement.
+
+
+NOTES
+
+[1] Aristote, _Politique_, II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4).
+
+[2] Pseudo-Plutarque, _Fortune d'Alexandre_, 1.
+
+[3] L'idée de la cité universelle est exprimée par Sénèque, _ad Mareiam_,
+4; _De tranquillitate_, 14; par Plutarque, _De exsilio_; par Marc-Aurèle:
+« Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie; comme homme, le monde. »
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+LA CONQUÊTE ROMAINE.
+
+
+Il paraît, au premier abord, bien surprenant que parmi les mille cités de
+la Grèce et de l'Italie il s'en soit trouvé une qui ait été capable
+d'assujettir toutes les autres. Ce grand événement est pourtant explicable
+par les causes ordinaires qui déterminent la marche des affaires humaines.
+La sagesse de Rome a consisté, comme toute sagesse, à profiter des
+circonstances favorables qu'elle rencontrait.
+
+On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquête romaine deux périodes.
+L'une concorde avec le temps où le vieil esprit municipal avait encore
+beaucoup de force; c'est alors que Rome eut à surmonter le plus
+d'obstacles. La seconde appartient au temps où l'esprit municipal était
+fort affaibli; la conquête devint alors facile et s'accomplit rapidement.
+
+ _1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome_.
+
+Les origines de Rome et la composition de son peuple sont dignes de
+remarque. Elles expliquent le caractère particulier de sa politique et le
+rôle exceptionnel qui lui fut dévolu, dès le commencement, au milieu des
+autres cités.
+
+La race romaine était étrangement mêlée. Le fond principal était latin et
+originaire d'Albe; mais ces Albains eux-mêmes, suivant des traditions
+qu'aucune critique ne nous autorise à rejeter, se composaient de deux
+populations associées et non confondues: l'une était la race aborigène,
+véritables Latins; l'autre était d'origine étrangère, et on la disait
+venue de Troie, avec Énée, le prêtre-fondateur; elle était peu nombreuse,
+suivant toute apparence, mais elle était considérable par le culte et les
+institutions qu'elle avait apportés avec elle. [1]
+
+Ces Albains, mélange de deux races, fondèrent Rome en un endroit où
+s'élevait déjà une autre ville, Pallantium, fondée par des Grecs. Or, la
+population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du
+culte grec s'y conservèrent. [2] Il y avait aussi, à l'endroit où fut plus
+tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir été fondée par Hercule, et
+dont les familles se perpétuèrent distinctes du reste de la population
+romaine, pendant toute la durée de la république. [3]
+
+Ainsi, à Rome toutes les races s'associent et se mêlent: il y a des
+Latins, des Troyens, des Grecs; il y aura bientôt des Sabins et des
+Étrusques. Voyez les diverses collines: le Palatin est la ville latine,
+après avoir été la ville d'Évandre; le Capitolin, après avoir été la
+demeure des compagnons d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius.
+Le Quirinal reçoit son nom des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus.
+Le Coelius paraît avoir été habité dès l'origine par des Étrusques. [4]
+Rome ne semblait pas une seule ville; elle semblait une confédération de
+plusieurs villes, dont chacune se rattachait par son origine à une autre
+confédération. Elle était le centre où Latins, Étrusques, Sabelliens et
+Grecs se rencontraient.
+
+Son premier roi fut un Latin; le second un Sabin; le cinquième était, dit-
+on, fils d'un Grec; le sixième fut un Étrusque.
+
+Sa langue était un composé des éléments les plus divers; le latin y
+dominait; mais les racines sabelliennes y étaient nombreuses, et on y
+trouvait plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de
+l'Italie centrale. Quant à son nom même, on ne savait pas à quelle langue
+il appartenait. Suivant les uns, Rome était un mot troyen; suivant
+d'autres, un mot grec; il y a des raisons de le croire latin, mais
+quelques anciens le croyaient étrusque.
+
+Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversité
+d'origine. Au temps d'Auguste, il y avait encore une cinquantaine de
+familles qui, en remontant la série de leurs ancêtres, arrivaient à des
+compagnons d'Énée. [5] D'autres se disaient issues des Arcadiens
+d'Évandre, et depuis un temps immémorial, les hommes de ces familles
+portaient sur leur chaussure, comme signe distinctif, un petit croissant
+d'argent. [6] Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on
+appelait les compagnons d'Hercule, et leur descendance était prouvée par
+le culte héréditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius
+étaient venus d'Albe après la conquête de cette ville. Beaucoup de
+familles joignaient à leur nom un surnom qui rappelait leur origine
+étrangère; il y avait ainsi les Sulpicius Camerinus, les Cominius
+Auruncus, les Sicinius Sabinus, les Claudius Regillensis, les Aquillius
+Tuscus. La famille Nautia était troyenne; les Aurélius étaient Sabins; les
+Caecilius venaient de Préneste; les Octaviens étaient originaires de
+Vélitres.
+
+L'effet de ce mélange des populations les plus diverses était que Rome
+avait des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle
+pouvait se dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, étrusque
+avec les Étrusques, et grecque avec les Grecs.
+
+Son culte national était aussi un assemblage de plusieurs cultes,
+infiniment divers, dont chacun la rattachait à l'un de ces peuples. Elle
+avait les cultes grecs d'Évandre et d'Hercule, elle se vantait de posséder
+le palladium troyen. Ses pénates étaient dans la ville latine de Lavinium:
+elle adopta dès l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu
+sabin, Quirinus, s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa à
+Romulus, son fondateur. Elle avait aussi les dieux des Étrusques, et leurs
+fêtes, et leur augurat, et jusqu'à leurs insignes sacerdotaux.
+
+Dans un temps où nul n'avait le droit d'assister aux fêtes religieuses
+d'une nation, s'il n'appartenait à cette nation par la naissance, le
+Romain avait cet avantage incomparable de pouvoir prendre part aux féries
+latines, aux fêtes sabines, aux fêtes étrusques et aux jeux olympiques.
+[7] Or, la religion était un lien puissant. Quand deux villes avaient un
+culte commun, elles se disaient parentes; elles devaient se regarder comme
+alliées, et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquité,
+d'autre union que celle que la religion établissait. Aussi Rome
+conservait-elle avec grand soin tout ce qui pouvait servir de témoignage
+de cette précieuse parenté avec les autres nations. Aux Latins, elle
+présentait ses traditions sur Romulus; aux Sabins, sa légende de Tarpeia
+et de Tatius; elle alléguait aux Grecs les vieux hymnes qu'elle possédait
+en l'honneur de la mère d'Évandre, hymnes qu'elle ne comprenait plus, mais
+qu'elle persistait à chanter. Elle gardait aussi avec la plus grande
+attention le souvenir d'Énée; car, si par Évandre elle pouvait se dire
+parente des Péloponésiens, [8] par Énée elle l'était de plus de trente
+villes [9] répandues en Italie, en Sicile, en Grèce, en Thrace et en Asie
+Mineure, toutes ayant eu Énée pour fondateur ou étant colonies de villes
+fondées par lui, toutes ayant, par conséquent, un culte commun avec Rome.
+On peut voir dans les guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en
+Grèce contre Philippe, quel parti elle tira de cette antique parenté.
+
+La population romaine était donc un mélange de plusieurs races, son culte
+un assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de
+plusieurs foyers. Elle était presque la seule cité que sa religion
+municipale n'isolât pas de toutes les autres. Elle touchait à toute
+l'Italie, à toute la Grèce. Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne
+pût admettre à son foyer.
+
+
+_2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-Christ)._
+
+Pendant les siècles où la religion municipale était partout en vigueur,
+Rome régla sa politique sur elle.
+
+On dit que le premier acte de la nouvelle cité fut d'enlever quelques
+femmes sabines: légende qui paraît bien invraisemblable, si l'on songe à
+la sainteté du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que
+la religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cités
+différentes, à moins que ces deux cités n'eussent un lien d'origine ou un
+culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe,
+d'où ils étaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres
+voisins, les Sabins. Ce que Romulus voulut conquérir tout d'abord, ce
+n'étaient pas quelques femmes, c'était le droit de mariage, c'est-à-dire
+le droit de contracter des relations régulières avec la population sabine.
+Pour cela, il lui fallait établir entre elle et lui un lien religieux; il
+adopta donc le culte du dieu sabin Consus et en célébra la fête. [10] La
+tradition ajoute que pendant cette fête il enleva les femmes; s'il avait
+fait ainsi, les mariages n'auraient pas pu être célébrés suivant les
+rites, puisque le premier acte et le plus nécessaire du mariage était la
+_traditio in manum_, c'est-à-dire le don de la fille par le père; Romulus
+aurait manqué son but. Mais la présence des Sabins et de leurs familles à
+la cérémonie religieuse et leur participation au sacrifice établissaient
+entre les deux peuples un lien tel que le _connubium_ ne pouvait plus être
+refusé. Il n'était pas besoin d'enlèvement; la fête avait pour conséquence
+naturelle le droit de mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les
+textes et les hymnes anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariées
+suivant les rites les plus solennels, ce que confirment Plutarque et
+Cicéron. Il est digne de remarquer que le premier effort des Romains ait
+eu pour résultat de faire tomber les barrières que la religion municipale
+mettait entre eux et un peuple voisin. Il ne nous est pas parvenu de
+légende analogue relativement à l'Étrurie; mais il paraît bien certain que
+Rome avait avec ce pays les mêmes relations qu'avec le Latium et la
+Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par le sang à
+tout ce qui était autour d'elle. Elle tenait à avoir le _connubium_ avec
+toutes les cités, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance
+de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cités, ses
+sujettes, l'eussent entre elles. [11]
+
+Rome entra ensuite dans la longue série de ses guerres. La première fut
+contre les Sabins de Tatius; elle se termina par une alliance religieuse
+et politique entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre à
+Albe; les historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle
+en fût une colonie. C'est précisément parce qu'elle en était une colonie,
+qu'elle jugea nécessaire de la détruire. Toute métropole, en effet,
+exerçait sur ses colonies une suprématie religieuse; or, la religion avait
+alors tant d'empire que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait être
+qu'une cité dépendante, et que ses destinées étaient à jamais arrêtées.
+
+Albe détruite, Rome ne se contenta pas de n'être plus une colonie; elle
+prétendit s'élever au rang de métropole, en héritant des droits et de la
+suprématie religieuse qu'Albe avait exercés jusque-là sur ses trente
+colonies du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la
+présidence du sacrifice des féries latines. C'était le moyen d'acquérir le
+seul genre de supériorité et de domination que l'on conçût en ce temps-là.
+
+Elle éleva chez elle un temple à Diana; elle obligea les Latins à venir y
+faire des sacrifices; elle y attira même les Sabins. [12] Par là elle
+habitua les deux peuples à partager avec elle, sous sa présidence, les
+fêtes, les prières, les chairs sacrées des victimes. Elle les réunit sous
+sa suprématie religieuse.
+
+Rome est la seule cité qui ait su par la guerre augmenter sa population.
+Elle eut une politique inconnue à tout le reste du monde gréco-italien;
+elle s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les
+habitants des villes prises, et des vaincus fit peu à peu des Romains. En
+même temps elle envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette
+manière elle semait Rome partout; car ses colons, tout en formant des
+cités distinctes au point de vue politique, conservaient avec la métropole
+la communauté religieuse; or, c'était assez pour qu'ils fussent contraints
+de subordonner leur politique à la sienne, de lui obéir, et de l'aider
+dans toutes ses guerres.
+
+Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait
+à elle tous les cultes des cités voisines. Elle s'attachait autant à
+conquérir les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veii,
+d'un Jupiter de Préneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de
+Lanuvium, d'une Vénus des Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne
+connaissons pas. [13] « Car c'était l'usage à Rome, dit un ancien, [14] de
+faire entrer chez elle les religions des villes vaincues; tantôt elle les
+répartissait parmi ses _gentes_, et tantôt elle leur donnait place dans sa
+religion nationale. »
+
+Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement d'habile politique,
+de n'avoir pas imposé leurs dieux aux peuples vaincus. Mais cela eût été
+absolument contraire à leurs idées et à celles de tous les anciens. Rome
+conquérait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les siens. Elle
+gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait même à en augmenter le
+nombre. Elle tenait à posséder plus de cultes et plus de dieux tutélaires
+qu'aucune autre cité.
+
+Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux étaient, pour la plupart, pris
+aux vaincus, Rome était par eux en communion religieuse avec tous les
+peuples. Les liens d'origine, la conquête du _connubium_, celle de la
+présidence des féries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle
+prétendait avoir de sacrifier à Olympie et à Delphes, étaient autant de
+moyens par lesquels Rome préparait sa domination. Comme toutes les villes,
+elle avait sa religion municipale, source de son patriotisme; mais elle
+était la seule ville qui fît servir cette religion à son agrandissement.
+Tandis que, par la religion, les autres villes étaient isolées, Rome avait
+l'adresse ou la bonne fortune de l'employer à tout attirer à elle et à
+tout dominer.
+
+
+_3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ)._
+
+Pendant que Rome s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la
+religion et les idées d'alors mettaient à sa disposition, une série de
+changements sociaux et politiques se déroulait dans toutes les cités et
+dans Rome même, transformant à la fois le gouvernement des hommes et leur
+manière de penser. Nous avons retracé plus haut cette révolution; ce qu'il
+importe de remarquer ici, c'est qu'elle coïncide avec le grand
+développement de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits
+en même temps, n'ont pas été sans avoir quelque action l'un sur l'autre.
+Les conquêtes de Rome n'auraient pas été si faciles, si le vieil esprit
+municipal ne s'était pas alors éteint partout; et l'on peut croire aussi
+que le régime municipal ne serait pas tombé si tôt, si la conquête romaine
+ne lui avait pas porté le dernier coup.
+
+Au milieu des changements qui s'étaient produits, dans les institutions,
+dans les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui-
+même avait changé de nature, et c'est une des choses qui contribuèrent le
+plus aux grands progrès de Rome. Nous avons dit plus haut quel était ce
+sentiment dans le premier âge des cités. Il faisait partie de la religion;
+on aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que
+chez elle on trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières,
+des hymnes, et parce que hors d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte.
+Ce patriotisme était de la foi et de la piété. Mais quand la domination
+eut été retirée à la caste sacerdotale, cette sorte de patriotisme
+disparut avec toutes les vieilles croyances. L'amour de la cité ne périt
+pas encore, mais il prit une forme nouvelle.
+
+On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux; on l'aima
+seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la
+sécurité qu'elle accordait à ses membres. Voyez dans l'oraison funèbre que
+Thucydide met dans la bouche de Périclès, quelles sont les raisons qui
+font aimer Athènes: c'est que cette ville « veut que tous soient égaux
+devant la loi »; c'est « qu'elle donne aux hommes la liberté et ouvre à
+tous la voie, des honneurs; c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure
+aux magistrats l'autorité, protége les faibles, donne à tous des
+spectacles et des fêtes qui sont l'éducation de l'âme ». Et l'orateur
+termine en disant: « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts héroïquement
+plutôt que de se laisser ravir cette patrie; voilà pourquoi ceux qui
+survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. » L'homme
+a donc encore des devoirs envers la cité; mais ces devoirs ne découlent
+plus du même principe qu'autrefois. Il donne encore son sang et sa vie,
+mais ce n'est plus pour défendre sa divinité nationale et le foyer de ses
+pères; c'est pour défendre les institutions dont il jouit et les avantages
+que la cité lui procure.
+
+Or, ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les mêmes effets que celui
+des vieux âges. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanée, aux dieux
+protecteurs, au sol sacré, mais seulement aux institutions et aux lois, et
+que d'ailleurs celles-ci, dans l'état d'instabilité où toutes les cités se
+trouvèrent alors, changeaient fréquemment, le patriotisme devint un
+sentiment variable et inconsistant qui dépendit des circonstances et qui
+fut sujet aux mêmes fluctuations que le gouvernement lui-même. On n'aima
+sa patrie qu'autant qu'on aimait le régime politique qui y prévalait
+momentanément; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien
+qui l'attachât à elle.
+
+Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et périt dans les âmes.
+L'opinion de chaque homme lui fut plus sacrée que sa patrie, et le
+triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la
+gloire de sa cité. Chacun en vint à préférer à sa ville natale, s'il n'y
+trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville où il voyait
+ces institutions en vigueur. On commença alors à émigrer plus volontiers;
+on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'être exclu du prytanée et
+d'être privé de l'eau lustrale? On ne pensait plus guère aux dieux
+protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement à se passer de la patrie.
+
+De là à s'armer contre elle, il n'y avait pas très-loin. On s'allia à une
+ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux
+Argiens, l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc
+mieux Sparte qu'Argos; l'autre préférait la démocratie, et il aimait
+Athènes. Ni l'un ni l'autre ne tenait très-fort à l'indépendance de sa
+cité, et ne répugnait beaucoup à se dire le sujet d'une autre ville,
+pourvu que cette ville soutînt sa faction dans Argos. On voit clairement
+dans Thucydide et dans Xénophon que c'est cette disposition des esprits
+qui engendra et fit durer la guerre du Péloponèse. A Platée, les riches
+étaient du parti de Thèbes et de Lacédémone, les démocrates étaient du
+parti d'Athènes. A Corcyre, la faction populaire était pour Athènes,
+l'aristocratie pour Sparte. [15] Athènes avait des alliés dans toutes les
+villes du Péloponèse, et Sparte en avait dans toutes les villes ioniennes.
+Thucydide et Xénophon s'accordent à dire qu'il n'y avait pas une seule
+cité où le peuple ne fût favorable aux Athéniens et l'aristocratie aux
+Spartiates. [16] Cette guerre représente un effort général que font les
+Grecs pour établir partout une même constitution, avec l'hégémonie d'une
+ville; mais les uns veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte,
+les autres la démocratie avec l'appui d'Athènes. Il en fut de même au
+temps de Philippe: le parti aristocratique, dans toutes les villes, appela
+de ses voeux la domination de la Macédoine. Au temps de Philopémen, les
+rôles étaient intervertis, mais les sentiments restaient les mêmes: le
+parti populaire acceptait l'empire de la Macédoine, et tout ce qui était
+pour l'aristocratie s'attachait à la ligue achéenne. Ainsi les voeux et
+les affections des hommes n'avaient plus pour objet la cité. Il y avait
+peu de Grecs qui ne fussent prêts à sacrifier l'indépendance municipale,
+pour avoir la constitution qu'ils préféraient.
+
+Quant aux hommes honnêtes et scrupuleux, les dissensions perpétuelles dont
+ils étaient témoins, leur donnaient le dégoût du régime municipal. Ils ne
+pouvaient pas aimer une forme de société où il fallait se combattre tous
+les jours, où le pauvre et le riche étaient toujours en guerre, où ils
+voyaient alterner sans fin les violences populaires et les vengeances
+aristocratiques. Ils voulaient échapper à un régime qui, après avoir
+produit une véritable grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et
+des haines. On commençait à sentir la nécessité de sortir du système
+municipal et d'arriver à une autre forme de gouvernement que la cité.
+Beaucoup d'hommes songeaient au moins à établir au-dessus des cités une
+sorte de pouvoir souverain qui veillât au maintien de l'ordre et qui
+forçât ces petites sociétés turbulentes à vivre en paix. C'est ainsi que
+Phocion, un bon citoyen, conseillait à ses compatriotes d'accepter
+l'autorité de Philippe, et leur promettait à ce prix la concorde et la
+sécurité.
+
+En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grèce. Les
+villes du Latium, de la Sabine, de l'Étrurie étaient troublées par les
+mêmes révolutions et les mêmes luttes, et l'amour de la cité
+disparaissait. Comme en Grèce, chacun s'attachait volontiers à une ville
+étrangère, pour faire prévaloir ses opinions ou ses intérêts dans la
+sienne.
+
+Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya
+partout l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliée.
+Citons quelques exemples. La _gens_ Claudia quitta la Sabine parce que les
+institutions romaines lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la
+même époque, beaucoup de familles latines émigrèrent à Rome, parce
+qu'elles n'aimaient pas le régime démocratique du Latium et que Rome
+venait de rétablir le règne du patriciat. [17] A Ardée, l'aristocratie et
+la plèbe étant en lutte, la plèbe appela les Volsques à son aide, et
+l'aristocratie livra la ville aux Romains. [18] L'Étrurie était pleine de
+dissensions; Veii avait renversé son gouvernement aristocratique; les
+Romains l'attaquèrent, et les autres villes étrusques, où dominait encore
+l'aristocratie sacerdotale, refusèrent de secourir les Véiens. La légende
+ajoute que dans cette guerre les Romains enlevèrent un aruspice véien et
+se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire; cette
+légende ne signifie-t-elle pas que les prêtres étrusques ouvrirent la
+ville aux Romains?
+
+Plus tard, lorsque Capoue se révolta contre Rome, on remarqua que les
+chevaliers, c'est-à-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part à
+cette insurrection. [19] En 313, les villes d'Ausona, de Sora, de
+Minturne, de Vescia furent livrées aux Romains par le parti
+aristocratique. [20] Lorsqu'on vit les Étrusques se coaliser contre Rome,
+c'est que le gouvernement populaire s'était établi chez eux; une seule
+ville, celle d'Arrétium, refusa d'entrer dans cette coalition; c'est que
+l'aristocratie prévalait encore dans Arrétium. Quand Annibal était en
+Italie, toutes les villes étaient agitées; mais il ne s'agissait pas de
+l'indépendance; dans chaque ville l'aristocratie était pour Rome, et la
+plèbe pour les Carthaginois. [21]
+
+La manière dont Rome était gouvernée peut rendre compte de cette
+préférence constante que l'aristocratie avait pour elle. La série des
+révolutions s'y déroulait comme dans toutes les villes, mais plus
+lentement. En 509, quand les cités latines avaient déjà des tyrans, une
+réaction patricienne avait réussi dans Rome. La démocratie s'éleva
+ensuite, mais à la longue, avec beaucoup de mesure et de tempérament. Le
+gouvernement romain fut donc plus longtemps aristocratique qu'aucun autre,
+et put être longtemps l'espoir du parti aristocratique.
+
+Il est vrai que la démocratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors
+même, les procédés et ce qu'on pourrait appeler les artifices du
+gouvernement restèrent aristocratiques. Dans les comices par centuries les
+voix étaient réparties d'après la richesse. Il n'en était pas tout à fait
+autrement des comices par tribus; en droit, nulle distinction de richesse
+n'y était admise; en fait, la classe pauvre, étant enfermée dans les
+quatre tribus urbaines, n'avait que quatre suffrages à opposer aux trente
+et un de la classe des propriétaires. D'ailleurs, rien n'était plus calme,
+à l'ordinaire, que ces réunions; nul n'y parlait que le président ou celui
+à qui il donnait la parole; on n'y écoutait guère d'orateurs; on y
+discutait peu; tout se réduisait, le plus souvent, à voter par oui ou par
+non, et à compter les votes; cette dernière opération, étant fort
+compliquée, demandait beaucoup de temps et beaucoup de calme. Il faut
+ajouter à cela que le Sénat n'était pas renouvelé tous les ans, comme dans
+les cités démocratiques de la Grèce; il était à vie, et se recrutait à peu
+près lui-même; il était véritablement un corps oligarchique.
+
+Les moeurs étaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les
+sénateurs avaient des places réservées au théâtre. Les riches seuls
+servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armée étaient en grande
+partie réservés aux jeunes gens des grandes familles; Scipion n'avait pas
+seize ans qu'il commandait déjà un escadron.
+
+La domination de la classe riche se soutint à Rome plus longtemps que dans
+aucune autre ville. Cela tient à deux causes. L'une est que l'on fit de
+grandes conquêtes, et que les profits en furent pour la classe qui était
+déjà riche; toutes les terres enlevées aux vaincus furent possédées par
+elle; elle s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les énormes
+bénéfices de la perception des impôts et de l'administration des
+provinces. Ces familles, s'enrichissant ainsi à chaque génération,
+devinrent démesurément opulentes, et chacune d'elles fut une puissance
+vis-à-vis du peuple. L'autre cause était que le Romain, même le plus
+pauvre, avait un respect inné pour la richesse. Alors que la vraie
+clientèle avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitée sous
+la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes; et l'usage s'établit que
+les prolétaires allassent chaque matin saluer les riches.
+
+Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue à Rome
+comme dans toutes les cités. Mais elle ne commença qu'au temps des
+Gracques, c'est-à-dire après que la conquête était presque achevée.
+D'ailleurs, cette lutte n'eut jamais à Rome le caractère de violence
+qu'elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas très
+ardemment la richesse; il aida mollement les Gracques; il se refusa à
+croire que ces réformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna
+au moment décisif. Les lois agraires, si souvent présentées aux riches
+comme une menace, laissèrent toujours le peuple assez indifférent et ne
+l'agitèrent qu'à la surface. On voit bien qu'il ne souhaitait pas très-
+vivement de posséder des terres; d'ailleurs, si on lui offrait le partage
+des terres publiques, c'est-à-dire du domaine de l'État, du moins il
+n'avait pas la pensée de dépouiller les riches de leurs propriétés. Moitié
+par un respect invétéré, et moitié par habitude de ne rien faire, il
+aimait à vivre à côté et comme à l'ombre des riches.
+
+Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus
+considérables des villes sujettes ou des alliés. Tout ce qui était riche
+en Italie, arriva peu à peu à former la classe riche de Rome. Ce corps
+grandit toujours en importance et fut maître de l'État. Il exerça seul les
+magistratures, parce qu'elles coûtaient beaucoup à acheter; et il composa
+seul le Sénat, parce qu'il fallait un cens très-élevé pour être sénateur.
+Ainsi l'on vit se produire ce fait étrange, qu'en dépit des lois qui
+étaient démocratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui
+était tout-puissant, souffrit qu'elle s'élevât au-dessus de lui et ne lui
+fit jamais une véritable opposition.
+
+Rome était donc, au troisième et au second siècle avant notre ère, la
+ville la plus aristocratiquement gouvernée qu'il y eût en Italie et en
+Grèce. Remarquons enfin que, si dans les affaires intérieures le Sénat
+était obligé de ménager la foule, pour ce qui concernait la politique
+extérieure il était maître absolu. C'était lui qui recevait les
+ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces
+et les légions, qui ratifiait les actes des généraux, qui déterminait les
+conditions faites aux vaincus: toutes choses qui, partout ailleurs,
+étaient dans les attributions de l'assemblée populaire. Les étrangers,
+dans leurs relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire an peuple;
+ils n'entendaient parler que du Sénat, et on les entretenait dans cette
+idée que le peuple n'avait aucun pouvoir. C'est là l'opinion qu'un Grec
+exprimait à Flamininus: « Dans votre pays, disait-il, la richesse
+gouverne, et tout le reste lui est soumis. » [22]
+
+Il résulta de là que, dans toutes les cités, l'aristocratie tourna les
+yeux vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaîna
+à sa fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'était pour
+personne une ville étrangère: Sabins, Latins, Étrusques voyaient en elle
+une ville sabine, une ville latine ou une ville étrusque, et les Grecs
+reconnaissaient en elle des Grecs.
+
+Dès que Rome se montra à la Grèce (199 avant Jésus-Christ), l'aristocratie
+se livra à elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eût à choisir
+entre l'indépendance et la sujétion; pour la plupart des hommes, la
+question n'était qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans
+toutes les villes, celui-ci était pour Philippe, pour Antiochus ou pour
+Persée, celle-là pour Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite-Live que
+si, en 198, Argos ouvre ses portes aux Macédoniens, c'est que le peuple y
+domine; que, l'année suivante, c'est le parti des riches qui livre Opunte
+aux Romains; que, chez les Acarnaniens, l'aristocratie fait un traité
+d'alliance avec Rome, mais que, l'année d'après, ce traité est rompu,
+parce que, dans l'intervalle, le peuple a repris l'avantage; que Thèbes
+est dans l'alliance de Philippe tant que le parti populaire y est le plus
+fort, et se rapproche de Rome aussitôt que l'aristocratie y devient
+maîtresse; qu'à Athènes, à Démétriade, à Phocée, la populace est hostile
+aux Romains; que Nabis, le tyran démocrate, leur fait la guerre; que la
+ligue achéenne, tant qu'elle est gouvernée par l'aristocratie, leur est
+favorable; que les hommes comme Philopémen et Polybe souhaitent
+l'indépendance nationale, mais aiment encore mieux la domination romaine
+que la démocratie; que dans la ligue achéenne elle-même il vient un moment
+où le parti populaire surgit à son tour; qu'à partir de ce moment la ligue
+est l'ennemie de Rome; que Diaeos et Critolaos sont à la fois les chefs de
+la faction populaire et les généraux de la ligue contre les Romains; et
+qu'ils combattent bravement à Scarphée et à Leucopetra, moins peut-être
+pour l'indépendance de la Grèce que pour le triomphe de la démocratie.
+
+De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de très-grands
+efforts, obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu à peu.
+L'amour de l'indépendance devenait un sentiment très-rare, et les coeurs
+étaient tout entiers aux intérêts et aux passions des partis.
+Insensiblement on oubliait la cité. Les barrières qui avaient autrefois
+séparé les villes et en avaient fait autant de petits mondes distincts,
+dont l'horizon bornait les voeux et les pensées de chacun, tombaient l'une
+après l'autre. On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute
+la Grèce, que deux groupes d'hommes: d'une part, une classe
+aristocratique; de l'autre, un parti populaire; l'une appelait la
+domination de Rome, l'autre la repoussait. Ce fut l'aristocratie qui
+l'emporta, et Rome acquit l'empire.
+
+
+_4° Rome détruit partout le régime municipal._
+
+Les institutions de la cité antique avaient été affaiblies et comme
+épuisées par une série de révolutions. La domination romaine eut pour
+premier résultat d'achever de les détruire, et d'effacer ce qui en
+subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir en observant dans quelle
+condition les peuples tombèrent à mesure qu'ils furent soumis par Rome.
+
+Il faut d'abord écarter de notre esprit toutes les habitudes de la
+politique moderne, et ne pas nous représenter les peuples entrant l'un
+après l'autre dans l'État romain, comme, de nos jours, des provinces
+conquises sont annexées à un royaume qui, en accueillant ces nouveaux
+membres, recule ses limites. L'État romain, _civitas romana_, ne
+s'agrandissait pas par la conquête; il ne comprenait toujours que les
+familles qui figuraient dans la cérémonie religieuse du cens. Le
+territoire romain, _ager romanus_, ne s'étendait pas davantage; il restait
+enfermé dans les limites immuables que les rois lui avaient tracées et que
+la cérémonie des Ambarvales sanctifiait chaque année. Une seule chose
+s'agrandissait à chaque conquête: c'était la domination de Rome, _imperium
+romanum_.
+
+Tant que dura la république, il ne vint à l'esprit de personne que les
+Romains et les autres peuples pussent former une même nation. Rome pouvait
+bien accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire
+habiter ses murs, et les transformer à la longue en Romains; mais elle ne
+pouvait pas assimiler toute une population étrangère à sa population, tout
+un territoire à son territoire. Cela ne tenait pas à la politique
+particulière de Rome, mais à un principe qui était constant dans
+l'antiquité, principe dont Rome se serait plus volontiers écartée
+qu'aucune autre ville, mais dont elle ne pouvait pas s'affranchir
+entièrement. Lors donc qu'un peuple était assujetti, il n'entrait pas dans
+l'État romain, mais seulement dans la domination romaine. Il ne s'unissait
+pas à Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies à une capitale;
+entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de lien, la
+sujétion ou l'alliance.
+
+Il semblerait d'après cela que les institutions municipales dussent
+subsister chez les vaincus, et que le monde dût être un vaste ensemble de
+cités distinctes entre elles, et ayant à leur tête une cité maîtresse. Il
+n'en était rien. La conquête romaine avait pour effet d'opérer dans
+l'intérieur de chaque ville une véritable transformation.
+
+D'une part étaient les sujets, _dedititii_; c'étaient ceux qui, ayant
+prononcé la formule de _deditio_, avaient livré au peuple romain « leurs
+personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs
+temples, leurs dieux ». Ils avaient donc renoncé, non-seulement à leur
+gouvernement municipal, mais encore à tout ce qui y tenait chez les
+anciens, c'est-à-dire à leur religion et à leur droit privé. A partir de
+ce moment, ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique; ils
+n'avaient plus rien d'une société régulière. Leur ville pouvait rester
+debout, mais leur cité avait péri. S'ils continuaient à vivre ensemble,
+c'était sans avoir ni institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorité
+arbitraire d'un praefectus envoyé par Rome maintenait parmi eux l'ordre
+matériel. [23]
+
+D'autre part étaient les alliés, _faederati_ ou _socii_. Ils étaient moins
+mal traités. Le jour où ils étaient entrés dans la domination romaine, il
+avait été stipulé qu'ils conserveraient leur régime municipal et
+resteraient organisés en cités. Ils continuaient donc à avoir, dans chaque
+ville, une constitution propre, des magistratures, un sénat, un prytanée,
+des lois, des juges. La ville était réputée indépendante et semblait
+n'avoir d'autres relations avec Rome que celles d'une alliée avec son
+alliée. Toutefois, dans les termes du traité qui avait été rédigé au
+moment de la conquête, Rome avait inséré cette formule: _majestatem populi
+romani comiter conservato_. [24] Ces mots établissaient la dépendance de
+la cité alliée à l'égard de la cité maîtresse, et comme ils étaient très-
+vagues, il en résultait que la mesure de cette dépendance était toujours
+au gré du plus fort. Ces villes qu'on appelait libres, recevaient des
+ordres de Rome, obéissaient aux proconsuls, et payaient des impôts aux
+publicains; leurs magistrats rendaient leurs comptes au gouverneur de la
+province, qui recevait aussi les appels de leurs juges. [25] Or, telle
+était la nature du régime municipal chez les anciens qu'il lui fallait une
+indépendance complète ou qu'il cessait d'être. Entre le maintien des
+institutions de la cité et la subordination à un pouvoir étranger, il y
+avait une contradiction, qui n'apparaît peut-être pas clairement aux yeux
+des modernes, mais qui devait frapper tous les hommes de cette époque. La
+liberté municipale et l'empire de Rome étaient inconciliables; la première
+ne pouvait être qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon à
+occuper les hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque année,
+une députation à Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus
+minutieuses étaient réglées dans le Sénat. Elles avaient encore leurs
+magistrats municipaux, archontes et stratéges, librement élus par elles;
+mais l'archonte n'avait plus d'autre attribution que d'inscrire son nom
+sur les registres publics pour marquer l'année, et le stratége, autrefois
+chef de l'armée et de l'État, n'avait plus que le soin de la voirie et
+l'inspection des marchés. [26]
+
+Les institutions municipales périssaient donc aussi bien chez les peuples
+qu'on appelait alliés que chez ceux qu'on appelait sujets; il y avait
+seulement cette différence que les premiers en gardaient encore les formes
+extérieures. A vrai dire, la cité, telle que l'antiquité l'avait conçue,
+ne se voyait plus nulle part, si ce n'était dans les murs de Rome.
+
+D'ailleurs Rome, en détruisant partout le régime de la cité, ne mettait
+rien à la place. Aux peuples à qui elle enlevait leurs institutions, elle
+ne donnait pas les siennes en échange. Elle ne songeait même pas à créer
+des institutions nouvelles qui fussent à leur usage. Elle ne fit jamais
+une constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas établir des
+règles fixes pour les gouverner. L'autorité même qu'elle exerçait sur eux
+n'avait rien de régulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son État,
+de sa cité, elle n'avait sur eux aucune action légale. Ses sujets étaient
+pour elle des étrangers; aussi avait-elle vis-à-vis d'eux ce pouvoir
+irrégulier et illimité que l'ancien droit municipal laissait au citoyen à
+l'égard de l'étranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se régla
+longtemps l'administration romaine, et voici comment elle procédait.
+
+Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la
+_province_ de cet homme, c'est-à-dire sa charge, son soin propre, son
+affaire personnelle; c'était le sens du mot _provincia_. En même temps,
+elle conférait à ce citoyen l'_imperium_; cela signifiait qu'elle se
+dessaisissait en sa faveur, pour un temps déterminé, de la souveraineté
+qu'elle possédait sur le pays. Dès lors, ce citoyen représentait en sa
+personne tous les droits de la république, et, à ce titre, il était un
+maître absolu. Il fixait le chiffre de l'impôt; il exerçait le pouvoir
+militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les
+alliés n'étaient réglés par aucune constitution. Quand il siégeait sur son
+tribunal, il jugeait suivant sa seule volonté; aucune loi ne pouvait
+s'imposer à lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il était Romain, ni la
+loi romaine, puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eût des lois
+entre lui et ses administrés, il fallait qu'il les eût faites lui-même;
+car lui seul pouvait se lier. Aussi l'_imperium_ dont il était revêtu,
+comprenait-il la puissance législative. De là vient que les gouverneurs
+eurent le droit et contractèrent l'habitude de publier, à leur entrée dans
+la province, un code de lois qu'ils appelaient leur Édit, et auquel ils
+s'engageaient moralement à se conformer. Mais comme les gouverneurs
+changeaient tous les ans, ces codes changèrent aussi chaque année, par la
+raison que la loi n'avait sa source que dans la volonté de l'homme
+momentanément revêtu de l'imperium. Ce principe était si rigoureusement
+appliqué que, lorsqu'un jugement avait été prononcé par le gouverneur,
+mais n'avait pas été entièrement exécuté au moment de son départ de la
+province, l'arrivée du successeur annulait de plein droit ce jugement, et
+la procédure était à recommencer. [27]
+
+Telle était l'omnipotence du gouverneur. Il était la loi vivante. Quant à
+invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les
+provinciaux ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui
+voulût leur servir de patron. [28] Car d'eux-mêmes ils n'avaient pas le
+droit d'alléguer la loi de la cité ni de s'adresser à ses tribunaux. Ils
+étaient des étrangers; la langue juridique et officielle les appelait
+_peregrini_; tout ce que la loi disait du _hostis_ continuait à
+s'appliquer à eux.
+
+La situation légale des habitants de l'empire apparaît clairement dans les
+écrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont
+considérés comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les
+lois romaines. Pour eux le droit n'existe donc en aucune façon. Aux yeux
+du jurisconsulte romain, le provincial n'est ni mari, ni père, c'est-à-
+dire que la loi ne lui reconnaît ni la puissance maritale ni l'autorité
+paternelle. La propriété n'existe pas pour lui; il y a même une double
+impossibilité à ce qu'il soit propriétaire: impossibilité à cause de sa
+condition personnelle, parce qu'il n'est pas citoyen romain; impossibilité
+à cause de la condition de sa terre, parce qu'elle n'est pas terre
+romaine, et que la loi n'admet le droit de propriété complète que dans les
+limites de l'_ager romanus_. Aussi les jurisconsultes enseignent-ils que
+le sol provincial n'est jamais propriété privée, et que les hommes ne
+peuvent en avoir que la possession et l'usufruit. [29] Or ce qu'ils
+disent, au second siècle de notre ère, du sol provincial, avait été
+également vrai du sol italien avant le jour où l'Italie avait obtenu le
+droit de cité romaine, comme nous le verrons tout à l'heure.
+
+Il est donc avéré que les peuples, à mesure qu'ils entraient dans l'empire
+romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit
+privé. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la
+sujétion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne
+reconnaissait pas au sujet l'autorité paternelle, encore laissait-on cette
+autorité subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas à un tel homme
+de se dire propriétaire du sol, encore lui en laissait-on la possession;
+il cultivait sa terre, la vendait, la léguait. On ne disait jamais que
+cette terre fût sienne, mais on disait qu'elle était comme sienne, _pro
+suo_. Elle n'était pas sa propriété, _dominium_, mais elle était dans ses
+biens, _in bonis_. [30] Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule
+de détours et d'artifices de langage. Assurément le génie romain, si ses
+traditions municipales l'empêchaient de faire des lois pour les vaincus,
+ne pouvait pourtant pas souffrir que la société tombât en dissolution. En
+principe on les mettait en dehors du droit; en fait ils vivaient comme
+s'ils en avaient un. Mais à cela près, et sauf la tolérance du vainqueur,
+on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes leurs
+lois disparaître. L'empire romain présenta, pendant plusieurs générations,
+ce singulier spectacle: une seule cité restait debout et conservait des
+institutions et un droit; tout le reste, c'est-à-dire plus de cent
+millions d'âmes, ou n'avait plus aucune espèce de lois ou du moins n'en
+avait pas qui fussent reconnues par la cité maîtresse. Le monde alors
+n'était pas précisément un chaos; mais la force, l'arbitraire, la
+convention, à défaut de lois et de principes, soutenaient seuls la
+société.
+
+Tel fut l'effet de la conquête romaine sur les peuples qui en devinrent
+successivement la proie. De la cité, tout tomba: la religion d'abord, puis
+le gouvernement, et enfin le droit privé; toutes les institutions
+municipales, déjà ébranlées depuis longtemps, furent enfin déracinées et
+anéanties. Mais aucune société régulière, aucun système de gouvernement ne
+remplaça tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arrêt
+entre le moment où les hommes virent le régime municipal se dissoudre, et
+celui où ils virent naître un autre mode de société. La nation ne succéda
+pas d'abord à la cité, car l'empire romain ne ressemblait en aucune
+manière à une nation. C'était une multitude confuse, où il n'y avait
+d'ordre vrai qu'en un point central, et où tout le reste n'avait qu'un
+ordre factice et transitoire, et ne l'avait même qu'au prix de
+l'obéissance. Les peuples soumis ne parvinrent à se constituer en un corps
+organisé qu'en conquérant, à leur tour, les droits et les institutions que
+Rome voulait garder pour elle; il leur fallut pour cela entrer dans la
+cité romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer elle aussi,
+afin de faire d'eux et de Rome un même corps. Ce fut une oeuvre longue et
+difficile.
+
+
+_5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité romaine._
+
+On vient de voir combien la condition de sujet de Rome était déplorable,
+et combien le sort du citoyen devait être envié. La vanité n'avait pas
+seule à souffrir; il y allait des intérêts les plus réels et les plus
+chers. Qui n'était pas citoyen romain n'était réputé ni mari ni père; il
+ne pouvait être légalement ni propriétaire ni héritier. Telle était la
+valeur du titre de citoyen romain que sans lui on était en dehors du
+droit, et que par lui on entrait dans la société régulière. Il arriva donc
+que ce titre devint l'objet des plus vifs désirs des hommes. Le Latin,
+l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirèrent à être
+citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque
+chose. Tous, l'un après l'autre, à peu près dans l'ordre où ils étaient
+entrés dans l'empire de Rome, travaillèrent à entrer dans la cite romaine,
+et, après de longs efforts, y réussirent.
+
+Cette lente introduction des peuples dans l'État romain est le dernier
+acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour
+observer ce grand événement dans toutes ses phases successives, il faut le
+voir commencer au quatrième siècle avant notre ère.
+
+Le Latium avait été soumis; des quarante petits peuples qui l'habitaient,
+Rome en avait exterminé la moitié, en avait dépouillé quelques-uns de
+leurs terres, et avait laissé aux autres le titre d'alliés. En 340, ceux-
+ci s'aperçurent que l'alliance était toute à leur détriment, qu'il leur
+fallait obéir en tout, et qu'ils étaient condamnés à prodiguer, chaque
+année, leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se
+coalisèrent; leur chef Annius formula ainsi leurs réclamations dans le
+Sénat de Rome: « Qu'on nous donne l'égalité; ayons mêmes lois; ne formons
+avec vous qu'un seul État, _una civitas_; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on
+nous appelle tous également Romains. » Annius énonçait ainsi dès l'année
+340 le voeu que tous les peuples de l'empire conçurent l'un après l'autre,
+et qui ne devait être complètement réalisé qu'après cinq siècles et demi.
+Alors une telle pensée était bien nouvelle, bien inattendue; les Romains
+la déclarèrent monstrueuse et criminelle; elle était, en effet, contraire
+à la vieille religion et au vieux droit des cités. Le consul Manlius
+répondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fût acceptée, lui,
+consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait siéger dans le
+Sénat; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu à témoin, disant:
+« Tu as entendu, ô Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la
+bouche de cet homme! Pourras-tu tolérer, ô dieu, qu'un étranger vienne
+s'asseoir dans ton temple sacré, comme sénateur, comme consul? » Manlius
+exprimait ainsi le vieux sentiment de répulsion qui séparait le citoyen de
+l'étranger. Il était l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait
+que l'étranger fût détesté des hommes, parce qu'il était maudit des dieux
+de la cité. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fût sénateur, parce
+que le lieu de réunion du Sénat était un temple et que les dieux romains
+ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la présence d'un étranger.
+
+La guerre s'ensuivit; les Latins vaincus firent _dédition_, c'est-à-dire
+livrèrent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs
+terres. Leur position était cruelle. Un consul dit dans le Sénat que, si
+l'on ne voulait pas que Rome fût entourée d'un vaste désert, il fallait
+régler le sort des Latins avec quelque clémence. Tite-Live n'explique pas
+clairement ce qui fut fait; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le
+droit de cité romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le
+droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage; on peut
+noter en outre que ces nouveaux citoyens n'étaient pas comptés dans le
+cens. On voit bien que le Sénat trompait les Latins, en leur appliquant le
+nom de citoyens romains; ce titre déguisait une véritable sujétion,
+puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen
+sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se
+révoltèrent pour qu'on leur retirât ce prétendu droit de cité.
+
+Une centaine d'années se passent, et, sans que Tite-Live nous en
+avertisse, on reconnaît bien que Rome a changé de politique. La condition
+de Latins ayant droit de cité sans suffrage et sans _connubium_, n'existe
+plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutôt elle a fait
+disparaître ce mensonge, et elle s'est décidée à rendre aux différentes
+villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures.
+
+Mais, par un trait de grande habileté, Rome ouvrait une porté qui, si
+étroite qu'elle fût, permettait aux sujets d'entrer dans la cité romaine.
+Elle accordait que tout Latin qui aurait exercé une magistrature dans sa
+ville natale, fût citoyen romain à l'expiration de sa charge. [31] Cette
+fois, le don du droit de cité était complet et sans réserve: suffrages,
+magistratures, cens, mariage, droit privé, tout s'y trouvait. Rome se
+résignait à partager avec l'étranger sa religion, son gouvernement, ses
+lois; seulement, ses faveurs étaient individuelles et s'adressaient, non à
+des villes entières, mais à quelques hommes dans chacune d'elles. Rome
+n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche,
+de plus considéré dans le Latium.
+
+Ce droit de cité devint alors précieux, d'abord parce qu'il était complet,
+ensuite parce qu'il était un privilège. Par lui, on figurait dans les
+comices de la ville la plus puissante de l'Italie; on pouvait être consul
+et commander des légions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions
+plus modestes; grâce à lui on pouvait s'allier par mariage à une famille
+romaine; on pouvait s'établir à Rome et y être propriétaire; on pouvait
+faire le négoce dans Rome, qui devenait déjà l'une des premières places de
+commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains,
+c'est-à-dire prendre part aux énormes bénéfices que procurait la
+perception des impôts ou la spéculation sur les terres de l'_ager
+publicus_. En quelque lieu qu'on habitât, on était protégé très-
+efficacement; on échappait à l'autorité des magistrats municipaux, et on
+était à l'abri des caprices des magistrats romains eux-mêmes. A être
+citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, sécurité.
+
+Les Latins se montrèrent donc empressés à rechercher ce titre et usèrent
+de toutes sortes de moyens pour l'acquérir. Un jour que Rome voulut se
+montrer un peu sévère, elle découvrit que 12,000 d'entre eux l'avaient
+obtenu par fraude.
+
+Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par là sa population
+s'augmentait et que les pertes de la guerre étaient réparées. Mais les
+villes latines souffraient; leurs plus riches habitants devenaient
+citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impôt, dont les plus
+riches étaient exempts à titre de citoyens romains, devenait de plus en
+plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir à Rome était
+chaque, année plus difficile à compléter. Plus était grand le nombre de
+ceux qui obtenaient le droit de cité, plus était dure la condition de ceux
+qui ne l'avaient pas. Il vint un temps où les villes latines demandèrent
+que ce droit de cité cessât d'être un privilège. Les villes italiennes
+qui, soumises depuis deux siècles, étaient à peu près dans la même
+condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches
+habitants les abandonner pour devenir Romains, réclamèrent pour elles ce
+droit de cité. Le sort des sujets ou des alliés était devenu d'autant
+moins supportable à cette époque, que la démocratie romaine agitait alors
+la grande question des lois agraires. Or, le principe de toutes ces lois
+était que ni le sujet ni l'allié ne pouvait être propriétaire du sol, sauf
+un acte formel de la cité, et que la plus grande partie des terres
+italiennes appartenait à la république; un parti demandait donc que ces
+terres, qui étaient occupées presque toutes par des Italiens, fussent
+reprises par l'État et partagées entre les pauvres de Rome. Les Italiens
+étaient donc menacés d'une ruine générale; ils sentaient vivement le
+besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en
+devenant citoyens romains.
+
+La guerre qui s'ensuivit fut appelée la guerre _sociale_; c'étaient les
+alliés de Rome qui prenaient les armes pour ne plus être alliés et devenir
+Romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui
+demandait, et les Italiens reçurent le droit de cité. Assimilés dès lors
+aux Romains, ils purent voter au forum; dans la vie privée, ils furent
+régis par les lois romaines; leur droit sur le sol fut reconnu, et la
+terre italienne, à l'égal de la terre romaine, put être possédée en
+propre. Alors s'établit le _jus italicum_, qui était le droit, non de la
+personne italienne, puisque l'Italien était devenu Romain, mais du sol
+italique, qui fut susceptible de propriété, comme s'il était _ager
+romanus_. [32]
+
+À partir de ce temps-là, l'Italie entière forma un seul État. Il restait
+encore à faire entrer dans l'unité romaine les provinces.
+
+Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grèce.
+A l'Occident étaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquête,
+n'avaient pas connu le véritable régime municipal. Rome s'attacha à créer
+ce régime chez ces peuples, soit qu'elle ne crût pas possible de les
+gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu à peu aux
+populations italiennes, il fallût les faire passer par la même route que
+ces populations avaient suivie. De là vient que les empereurs, qui
+supprimaient toute vie politique à Rome, entretenaient avec soin les
+formes de la liberté municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des
+cités en Gaule; chacune d'elles eut son Sénat, son corps aristocratique,
+ses magistratures électives; chacune eut même son culte local, son
+_Genius_, sa divinité poliade, à l'image de ce qu'il y avait dans
+l'ancienne Grèce et l'ancienne Italie. Or ce régime municipal qu'on
+établissait ainsi, n'empêchait pas les hommes d'arriver à la cité romaine;
+il les y préparait au contraire. Une hiérarchie habilement combinée entre
+ces villes marquait les degrés par lesquels elles devaient s'approcher
+insensiblement de Rome pour s'assimiler enfin à elle. On distinguait: 1°
+les alliés, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien
+de droit avec les citoyens romains; 2° les colonies, qui jouissaient du
+droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques; 3° les
+villes de droit italique, c'est-à-dire celles à qui la faveur de Rome
+avait accordé le droit de propriété complète sur leurs terres, comme si
+ces terres eussent été en Italie; 4° les villes de droit latin, c'est-à-
+dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois établi
+dans le Latium, devenir citoyens romains, après avoir exercé une
+magistrature municipale. Ces distinctions étaient si profondes qu'entre
+personnes de deux catégories différentes il n'y avait ni mariage possible
+ni aucune relation légale. Mais les empereurs eurent soin que les villes
+pussent s'élever, à la longue et d'échelon en échelon, de la condition de
+sujet ou d'allié au droit italique, du droit italique au droit latin.
+Quand une ville en était arrivée là, ses principales familles devenaient
+romaines l'une après l'autre.
+
+La Grèce entra aussi peu à peu dans l'État romain. Chaque ville conserva
+d'abord les formes et les rouages du régime municipal. Au moment de la
+conquête, la Grèce s'était montrée désireuse de garder son autonomie; on
+la lui laissa, et plus longtemps peut-être qu'elle ne l'eût voulu. Au bout
+de peu de générations, elle aspira à se faire romaine; la vanité,
+l'ambition, l'intérêt y travaillèrent.
+
+Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement
+à un maître étranger; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la
+vénération; d'eux-mêmes ils lui vouaient un culte et lui élevaient des
+temples comme à un dieu. Chaque ville oubliait sa divinité poliade et
+adorait à sa place la déesse Rome et le dieu César; les plus belles fêtes
+étaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction
+plus haute que celle de célébrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les
+hommes s'habituaient ainsi à lever les yeux au-dessus de leurs cités; ils
+voyaient dans Rome la cité par excellence, la vraie patrie, le prytanée de
+tous les peuples. La ville où l'on était né paraissait petite; ses
+intérêts n'occupaient plus la pensée; les honneurs qu'elle donnait ne
+satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'était pas
+citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conférait
+plus de droits politiques; mais il offrait de plus solides avantages,
+puisque l'homme qui en était revêtu acquérait en même temps le plein droit
+de propriété, le droit d'héritage, le droit de mariage, l'autorité
+paternelle et tout le droit privé de Rome. Les lois que chacun trouvait
+dans sa ville, étaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient
+qu'une valeur de tolérance; le Romain les méprisait et le Grec lui-même
+les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment
+saintes, il fallait avoir les lois romaines.
+
+On ne voit pas que ni la Grèce entière ni même une ville grecque ait
+formellement demandé ce droit de cité si désiré; mais les hommes
+travaillèrent individuellement à l'acquérir, et Rome s'y prêta d'assez
+bonne grâce. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur; d'autres
+l'achetèrent; on l'accorda à ceux qui donnaient trois enfants à la
+société, ou qui servaient dans certains corps de l'armée; quelquefois il
+suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage
+déterminé, ou d'avoir porté du blé à Rome. Un moyen facile et prompt de
+l'acquérir était de se vendre comme esclave à un citoyen romain; car
+l'affranchissement dans les formes légales conduisait au droit de cité.
+[33]
+
+L'homme qui possédait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie
+civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer à
+l'habiter, mais il y était réputé étranger; il n'était plus soumis aux
+lois de la ville, n'obéissait plus à ses magistrats, n'en supportait plus
+les charges pécuniaires. [34] C'était la conséquence du vieux principe qui
+ne permettait pas qu'un même homme appartînt à deux cités à la fois. [35]
+Il arriva naturellement qu'après quelques générations il y eut dans chaque
+ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'étaient ordinairement
+les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de
+cette ville. Le régime municipal périt ainsi lentement et comme de mort
+naturelle. Il vint un jour où la cité fut un cadre qui ne renferma plus
+rien, où les lois locales ne s'appliquèrent presque plus à personne, où
+les juges municipaux n'eurent plus de justiciables.
+
+Enfin, quand huit ou dix générations eurent soupiré après le droit de cité
+romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut
+un décret impérial qui l'accorda à tous les hommes libres sans
+distinction.
+
+Ce qui est étrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date
+de ce décret ni le nom du prince qui l'a porté. On en fait honneur avec
+quelque vraisemblance à Caracalla, c'est-à-dire à un prince qui n'eut
+jamais de vues bien élevées; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une
+simple mesure fiscale. On ne rencontre guère dans l'histoire de décrets
+plus importants que celui-là: il supprimait la distinction qui existait
+depuis la conquête romaine entre le peuple dominateur et les peuples
+sujets; il faisait même disparaître la distinction beaucoup plus vieille
+que la religion et le droit avaient marquée entre les cités. Cependant les
+historiens de ce temps-là n'en ont pas pris note, et nous ne le
+connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte
+indication de Dion Cassius. [36] Si ce décret n'a pas frappé les
+contemporains et n'a pas été remarqué de ceux qui écrivaient alors
+l'histoire, c'est que le changement dont il était l'expression légale
+était achevé depuis longtemps. L'inégalité entre les citoyens et les
+sujets s'était affaiblie à chaque génération et s'était peu à peu effacée.
+Le décret put passer inaperçu, sous le voile d'une mesure fiscale; il
+proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui était déjà un
+fait accompli.
+
+Le titre de citoyen commença alors à tomber en désuétude, ou, s'il fut
+encore employé, ce fut pour désigner la condition d'homme libre opposée à
+celle d'esclave. A partir de ce temps-là, tout ce qui faisait partie de
+l'empire romain, depuis l'Espagne jusqu'à l'Euphrate, forma véritablement
+un seul peuple et un seul État. La distinction des cités avait disparu;
+celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants
+de cet immense empire étaient également Romains. Le Gaulois abandonna son
+nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain; ainsi fit
+l'Espagnol; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut
+plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un
+seul droit.
+
+On voit combien la cité romaine s'était développée d'âge en âge. A
+l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients; ensuite
+la classe plébéienne y avait pénétré, puis les Latins, puis les Italiens;
+enfin vinrent les provinciaux. La conquête n'avait pas suffi à opérer ce
+grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idées, les
+concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et
+l'empressement des intérêts individuels. Alors toutes les cités
+disparurent peu à peu; et la cité romaine, la dernière debout, se
+transforma elle-même si bien qu'elle devint la réunion d'une douzaine de
+grands peuples sous un maître unique. Ainsi tomba le régime municipal.
+
+Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel système de gouvernement
+ce régime fut remplacé, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus
+avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arrêter au moment
+où les vieilles formes sociales que l'antiquité avait établies furent
+effacées pour jamais.
+
+
+NOTES
+
+[1] L'origine troyenne de Rome était une opinion reçue avant même que Rome
+fût en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prédiction
+qui se rapportait à la seconde guerre punique, donnait au Romain
+l'épithète de _trojugena_. Tite-Live, XXV, 12.
+
+[2] Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, _Fast._, I, 579. Plutarque,
+_Quest. rom._, 56. Strabon, V, p. 230.
+
+[3] Denys, I, 85. Varron, _L. L._, V, 42. Virgile, VIII, 358.
+
+[4] Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que
+l'un était un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisième un nom
+étrusque.
+
+[5] Denys, I, 85.
+
+[6] Plutarque, _Quest. rom._, 76.
+
+[7] Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37.
+
+[8] Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232.
+
+[9] Servius, _ad Aen._, III, 12.
+
+[10] Denys, II, 30.
+
+[11] Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4.
+
+[12] Tite-Live, I, 45. Denys, IV, 48, 49.
+
+[13] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, _Fast._, III, 837, 843.
+Plutarque, _Parallèle des hist. gr. et rom._, 75.
+
+[14] Cincius, cité par Arnobe, _Adv. gentes_, III, 38.
+
+[15] Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76.
+
+[16] Thucydide, III, 47. Xénophon, _Helléniques_, VI, 3.
+
+[17] Denys, VI, 2.
+
+[18] Tite-Live, IV, 9, 10.
+
+[19] Tite-Live, VIII, 11.
+
+[20] Tite-Live, IX, 24, 25; X, 1.
+
+[21] Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3.
+
+[22] Tite-Live, XXXIV, 31.
+
+[23] Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Cicéron, _De
+lege agr._, I, 6; II, 32. Festus, v° _Praefecturae_.
+
+[24] Cicéron, _pro Balbo_, 16.
+
+[25] Tite-Live, XLV, 18. Cicéron, _ad Att_., VI, 1; VI, 2. Appien,
+_Guerres civiles_, I, 102. Tacite, XV, 45.
+
+[26] Philostrate, _Vie des sophistes_, I, 23. Boeckh, _Corp. inscr._,
+passim.
+
+[27] Gaius, IV, 103, 105.
+
+[28] Cicéron, _De orat._, I, 9.
+
+[29] Gaius, II, 7. Cicéron, _pro Flacco_, 32.
+
+[30] Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7.
+
+[31] Appien, _Guerres civiles_, II, 26.
+
+[32] Aussi est-il appelé dès lors, en droit, _res mancipi_. Voy. Ulpien.
+
+[33] Suétone, _Néron_. 24. Pétrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17.
+
+[34] Il devenait un étranger à l'égard de sa famille même, si elle n'avait
+pas comme lui le droit de cité. Il n'héritait pas d'elle. Pline,
+_Panégyrique_, 37.
+
+[35] Cicéron, _pro Balbo_, 28; _pro Archia_, 5; _pro Coecina_, 36.
+Cornélius Nepos, _Atticus_, 9. La Grèce avait depuis longtemps abandonné
+ce principe; mais Rome s'y tenait fidèlement.
+
+[36] « _Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit_. »
+Justinien, _Novelles_, 78, ch. 5. « _In orbe romano qui sunt, ex
+constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt_. » Ulpien,
+au _Digeste_, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que
+Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion
+Cassius dit que Caracalla donna à tous les habitants de l'empire le droit
+de cité pour généraliser l'impôt du dixième sur les affranchissements et
+sur les successions. -- La distinction entre pérégrins, Latins et citoyens
+n'a pas entièrement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le
+Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne
+devinssent pas aussitôt citoyens romains, mais passassent par tous les
+anciens échelons qui séparaient la servitude du droit de cité. On voit
+aussi à certains indices que la distinction entre les terres italiques et
+les terres provinciales subsista encore assez longtemps (_Code_, VII, 25;
+VII, 31; X, 39; _Digeste_, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en
+Phénicie, encore après Caracalla, jouissait par privilège du droit
+italique (_Digeste_, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique
+par l'intérêt des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs
+que le sol provincial payait au fisc.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT.
+
+
+La victoire du christianisme marque la fin de la société antique. Avec la
+religion nouvelle s'achève cette transformation sociale que nous avons vue
+commencer six ou sept siècles avant elle.
+
+Pour savoir combien les principes et les règles essentielles de la
+politique furent alors changés, il suffit de se rappeler que l'ancienne
+société avait été constituée par une vieille religion dont le principal
+dogme était que chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une
+cité, et n'existait que pour elle. C'était le temps des dieux domestiques
+et des divinités poliades. Cette religion avait enfanté le droit; les
+relations entre les hommes, la propriété, l'héritage, la procédure, tout
+s'était trouvé réglé, non par les principes de l'équité naturelle, mais
+par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte.
+C'était elle aussi qui avait établi un gouvernement parmi les hommes:
+celui du père dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cité.
+Tout était venu de la religion, c'est-à-dire de l'opinion que l'homme
+s'était faite de la divinité. Religion, droit, gouvernement s'étaient
+confondus et n'avaient été qu'une même chose sous trois aspects divers.
+
+Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social des anciens, où la
+religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie
+publique; où l'État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le
+magistrat un prêtre, la loi une formule sainte; où le patriotisme était de
+la piété, l'exil une excommunication; où la liberté individuelle était
+inconnue, où l'homme était asservi à l'État par son âme, par son corps,
+par ses biens; où la haine était obligatoire contre l'étranger, où la
+notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arrêtait
+aux limites de la cité; où l'association humaine était nécessairement
+bornée dans une certaine circonférence, autour d'un prytanée, et où l'on
+ne voyait pas la possibilité de fonder des sociétés plus grandes. Tels
+furent les traits caractéristiques des cités grecques et italiennes
+pendant la première période de leur histoire.
+
+Mais peu à peu, nous l'avons vu, la société se modifia. Des changements
+s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même temps que
+dans les croyances. Déjà, dans les cinq siècles qui précèdent le
+christianisme, l'alliance n'était plus aussi intime entre la religion
+d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes
+opprimées, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des
+philosophes, le progrès de la pensée, avaient ébranlé les vieux principes
+de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour
+s'affranchir de l'empire de cette vieille religion, à laquelle l'homme ne
+pouvait plus croire; le droit et la politique, comme la morale, s'étaient
+peu à peu dégagés de ses liens.
+
+Seulement, cette espèce de divorce venait de l'effacement de l'ancienne
+religion; si le droit et la politique commençaient à être quelque peu
+indépendants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances; si la
+société n'était plus gouvernée par la religion, cela tenait surtout à ce
+que la religion n'avait plus de force. Or, il vint un jour où le sentiment
+religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme chrétienne, la
+croyance ressaisit l'empire de l'âme. N'allait-on pas voir alors
+reparaître l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi
+et de la loi?
+
+Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravivé, il
+prit encore une expression plus haute et moins matérielle. Tandis
+qu'autrefois on s'était fait des dieux de l'âme humaine ou des grandes
+forces physiques, on commença à concevoir Dieu comme véritablement
+étranger, par son essence, à la nature humaine d'une part, au monde de
+l'autre. Le Divin fut décidément placé en dehors de la nature visible et
+au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'était fait son dieu,
+et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cités, Dieu apparut
+alors comme un être unique, immense, universel, seul animant les mondes,
+et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu
+qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grèce et de l'Italie,
+n'était guère autre chose qu'un ensemble de pratiques, une série de rites
+que l'on répétait sans y voir aucun sens, une suite de formules que
+souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une
+tradition qui se transmettait d'âge en âge et ne tenait son caractère
+sacré que de son antiquité, au lieu de cela, la religion fut un ensemble
+de dogmes et un grand objet proposé à la foi. Elle ne fut plus extérieure;
+elle siégea surtout dans la pensée de l'homme. Elle ne fut plus matière;
+elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de
+l'adoration: l'homme ne donna plus à Dieu l'aliment et le breuvage; la
+prière ne fut plus une formule d'incantation; elle fut un acte de foi et
+une humble demande. L'âme fut dans une autre relation avec la divinité: la
+crainte des dieux fut remplacée par l'amour de Dieu.
+
+Le christianisme apportait encore d'autres nouveautés. Il n'était la
+religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cité
+ni d'aucune race. Il n'appartenait ni à une caste ni à une corporation.
+Dès son début, il appelait à lui l'humanité entière. Jésus-Christ disait à
+ses disciples: « Allez et instruisez _tous les peuples_. »
+
+Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que les premiers
+disciples eurent un moment d'hésitation; on peut voir dans les Actes des
+apôtres que plusieurs se refusèrent d'abord à propager la nouvelle
+doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces
+disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne
+voulait pas être adoré par des étrangers; comme les Romains et les Grecs
+des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que
+propager le nom et le culte de ce dieu c'était se dessaisir d'un bien
+propre et d'un protecteur spécial, et qu'une telle propagande était à la
+fois contraire au devoir et à l'intérêt. Mais Pierre répliqua à ces
+disciples: « Dieu ne fait pas de différence entre les gentils et nous. »
+Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute occasion et sous
+toute espèce de forme: « Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la
+foi. Dieu n'est-il Dieu que des Juifs? non, certes, il l'est aussi des
+gentils... Les gentils sont appelés au même héritage que les Juifs. »
+
+Il y avait en tout cela quelque chose de très-nouveau. Car partout, dans
+le premier âge de l'humanité, on avait conçu la divinité comme s'attachant
+spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les
+Athéniens à la Pallas athénienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le
+droit de pratiquer un culte avait été un privilège. L'étranger avait été
+repoussé des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des
+Juifs; le Lacédémonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas
+athénienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siècles qui
+précédèrent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait déjà contre
+ces règles étroites. La philosophie avait enseigné maintes fois, depuis
+Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages
+de tous les hommes. La religion d'Éleusis avait admis des initiés de
+toutes les villes. Les cultes de Cybèle, de Sérapis et quelques autres
+avaient accepté indifféremment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs
+avaient commencé à admettre l'étranger dans leur religion, les Grecs et
+les Romains l'avaient admis dans leurs cités. Le christianisme, venant
+après tous ces progrès de la pensée et des institutions, présenta à
+l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu
+qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait
+ni les races, ni les familles, ni les États.
+
+Pour ce Dieu il n'y avait plus d'étrangers. L'étranger ne profanait plus
+le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule présence. Le temple
+fut ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'être
+héréditaire, parce que la religion n'était plus un patrimoine. Le culte ne
+fut plus tenu secret; les rites, les prières, les dogmes ne furent plus
+cachés; au contraire, il y eut désormais un enseignement religieux, qui ne
+se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus
+éloignés, qui alla chercher les plus indifférents. L'esprit de propagande
+remplaça la loi d'exclusion.
+
+Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations entre les
+peuples que pour le gouvernement des États.
+
+Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine; elle ne fit plus
+un devoir au citoyen de détester l'étranger; il fut de son essence, au
+contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'étranger, envers
+l'ennemi, des devoirs de justice et même de bienveillance. Les barrières
+entre les peuples et les races furent ainsi abaissées; le _pomoerium_
+disparut; « Jésus-Christ, dit l'apôtre, a rompu la muraille de séparation
+et d'inimitié. » -- « Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous
+ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni Juif; ni circoncis, ni
+incirconcis; ni barbare, ni Scythe. Tout le genre humain est ordonné dans
+l'unité. » On enseigna même aux peuples qu'ils descendaient tous d'un même
+père commun. Avec l'unité de Dieu, l'unité de la face humaine apparut aux
+esprits; et ce fut dès lors une nécessité de la religion de défendre à
+l'homme de haïr les autres hommes.
+
+Pour ce qui est du gouvernement de l'État, on peut dire que le
+christianisme l'a transformé dans son essence, précisément parce qu'il ne
+s'en est pas occupé. Dans les vieux âges, la religion et l'État ne
+faisaient qu'un; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait
+son peuple; le même code réglait les relations entre les hommes et les
+devoirs envers les dieux de la cité. La religion commandait alors à
+l'État, et lui désignait ses chefs par la voix du sort ou par celle des
+auspices; l'État, à son tour, intervenait dans le domaine de la conscience
+et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cité. Au lieu de
+cela, Jésus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il
+sépare la religion du gouvernement. La religion, n'étant plus terrestre,
+ne se mêle plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jésus-
+Christ ajoute: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à
+Dieu. » C'est la première fois que l'on distingue si nettement Dieu de
+l'État. Car César, à cette époque, était encore le grand pontife, le chef
+et le principal organe de la religion romaine; il était le gardien et
+l'interprète des croyances; il tenait dans ses mains le culte et le dogme.
+Sa personne même était sacrée et divine; car c'était précisément un des
+traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs
+de la royauté antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractère divin
+que l'antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux prêtres-fondateurs.
+Mais voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le paganisme et
+l'empire voulaient renouer; il proclame que la religion n'est plus l'État,
+et qu'obéir à César n'est plus la même chose qu'obéir à Dieu.
+
+Le christianisme achève de renverser les cultes locaux; il éteint les
+prytanées, brise définitivement les divinités poliades. Il fait plus: il
+ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exercé sur la
+société civile. Il professe qu'entre l'État et la religion il n'y a rien
+de commun; il sépare ce que toute l'antiquité avait confondu. On peut
+d'ailleurs remarquer que, pendant trois siècles, la religion nouvelle
+vécut tout à fait en dehors de l'action de l'État; elle sut se passer de
+sa protection et lutter même contre lui. Ces trois siècles établirent un
+abîme entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et
+comme le souvenir de cette glorieuse époque n'a pas pu s'effacer, il s'en
+est suivi que cette distinction est devenue une vérité vulgaire et
+incontestable que les efforts mêmes d'une partie du clergé n'ont pas pu
+déraciner.
+
+Ce principe fut fécond en grands résultats. D'une part, la politique fut
+définitivement affranchie des règles strictes que l'ancienne religion lui
+avait tracées. On put gouverner les hommes sans avoir à se plier à des
+usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans
+conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La
+politique fut plus libre dans ses allures; aucune autre autorité que celle
+de la loi morale ne la gêna plus. D'autre part, si l'État fut plus maître
+en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié
+de l'homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l'homme
+n'appartenait plus à la société que par une partie de lui-même, qu'il
+était engagé à elle par son corps et par ses intérêts matériels, que,
+sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une république,
+il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son âme, il était libre
+et n'était engagé qu'à Dieu.
+
+Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation; il avait rendu l'homme à
+lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce qui n'était que
+l'effort d'énergie d'une secte courageuse, le christianisme fit la règle
+universelle et inébranlable des générations suivantes; de ce qui n'était
+que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanité.
+
+Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur l'omnipotence
+de l'État chez les anciens, si l'on songe à quel point la cité, au nom de
+son caractère sacré et de la religion qui était inhérente à elle, exerçait
+un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la source d'où a
+pu venir la liberté de l'individu. Une fois que l'âme s'est trouvée
+affranchie, le plus difficile était fait, et la liberté est devenue
+possible dans l'ordre social.
+
+Les sentiments et les moeurs se sont alors transformés aussi bien que la
+politique. L'idée qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie.
+Le devoir par excellence n'a plus consisté à donner son temps, ses forces
+et sa vie à l'État. La politique et la guerre n'ont plus été le tout de
+l'homme; toutes les vertus n'ont plus été comprises dans le patriotisme;
+car l'âme n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres
+obligations que celle de vivre et de mourir pour la cité. Le christianisme
+a distingué les vertus privées des vertus publiques. En abaissant celles-
+ci, il a relevé celles-là; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine
+au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen.
+
+Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations anciennes, le
+droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d'elle toutes ses
+règles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs,
+les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres
+sacrés ou dans la tradition religieuse. Aussi chaque religion avait-elle
+fait le droit à son image. Le christianisme est la première religion qui
+n'ait pas prétendu que le droit dépendît d'elle. Il s'occupa des devoirs
+des hommes, non de leurs relations d'intérêts. On ne le vit régler ni le
+droit de propriété, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la
+procédure. Il se plaça en dehors du droit, comme en dehors de toute chose
+purement terrestre. Le droit fut donc indépendant; il put prendre ses
+règles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idée
+du juste qui est en nous. Il put se développer en toute liberté, se
+réformer et s'améliorer sans nul obstacle, suivre les progrès de la
+morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux de chaque génération.
+
+L'heureuse influence de l'idée nouvelle se reconnaît bien dans l'histoire
+du droit romain. Durant les quelques siècles qui précédèrent le triomphe
+du christianisme, le droit romain travaillait déjà à se dégager de la
+religion et à se rapprocher de l'équité et de la nature; mais il ne
+procédait que par des détours et par des subtilités, qui l'énervaient et
+affaiblissaient son autorité morale. L'oeuvre de régénération du droit,
+annoncée par la philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts
+des jurisconsultes romains, ébauchée par les artifices et les ruses du
+préteur, ne put réussir complètement qu'à la faveur de l'indépendance que
+la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, à mesure que le
+christianisme conquérait la société, les codes romains admettre les règles
+nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans
+hésitation. Les pénates domestiques ayant été renversés et les foyers
+éteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et
+avec elle les règles qui en avaient découlé. Le père perdit l'autorité
+absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnée, et ne conserva que
+celle que la nature même lui confère pour les besoins de l'enfant. La
+femme, que le vieux culte plaçait dans une position inférieure au mari,
+devint moralement son égale. Le droit de propriété fut transformé dans son
+essence; les bornes sacrées des champs disparurent; la propriété ne
+découla plus de la religion, mais du travail; l'acquisition en fut rendue
+plus facile, et les formalités du vieux droit furent définitivement
+écartées.
+
+Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa
+constitution et son droit furent transformés; de même que, par cela seul
+que l'État n'avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement
+des hommes furent changées pour toujours.
+
+Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne
+de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle
+s'établit: la société humaine se constitue. Elle se modifie: la société
+traverse une série de révolutions. Elle disparaît: la société change de
+face. Telle a été la loi des temps antiques.
+
+
+
+
+TABLE ANALYTIQUE.
+
+
+ADOPTION.
+ L'adoption a eu pour principe le devoir de perpétuer le culte
+ domestique;
+ -- n'était permise qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants;
+ ses effets religieux et civils.
+
+AFFRANCHIS.
+ Droit que les patrons conservaient sur eux;
+ leur analogie avec les anciens clients.
+
+AGNATION.
+ Quelle sorte de parenté c'était, chez les Romains et chez les Grecs.
+
+AGNI,
+ divinité des vieux âges dans toute la race indo-européenne.
+
+AÎNESSE (Droit d'),
+ établi à l'origine des sociétés anciennes;
+ disparaît peu à peu.
+
+AMBARVALES.
+
+AMPHICTYONIES,
+ assemblées religieuses plus que politiques.
+
+ANCÊTRES (Culte des).
+
+ANNALES.
+ Usage général des annales chez les anciens;
+ elles étaient rédigées par les prêtres et faisaient partie de la
+ religion.
+
+ARCHIVES des villes.
+
+ARCHONTES des [Grec: genae].
+ Archontes des villes;
+ le titre d'archonte était d'abord synonyme de celui de roi;
+ fonctions religieuses des archontes;
+ leur pouvoir judiciaire;
+ comment ils étaient élus;
+ leur autorité est peu à peu réduite;
+ ce qu'ils deviennent sous l'empire romain.
+
+ARISTOCRATIE.
+ Aristocratie héréditaire des patriciens, des Eupatrides, des [Grec:
+ basileis], des Géomores, etc.
+ La distinction des classes est d'abord fondée sur la religion;
+ l'aristocratie de naissance s'appuie sur le sacerdoce héréditaire.
+ Cette aristocratie disparaît plus tard;
+ il se forme une aristocratie de richesse.
+ Aristocratie spartiate.
+
+ARMÉE.
+ Actes religieux qui s'accomplissaient dans les armées grecques et
+ romaines.
+ L'armée était organisée primitivement, comme la cité, en _gentes_
+ et en curies, en [Grec: genae] et en phratries.
+ Changements opérés par Servius Tullius dans la constitution de l'armée;
+ sens du mot _classis_;
+ en Grèce, comme à Rome, la cavalerie était un corps aristocratique.
+ La nature de l'armée change avec la constitution de la cité.
+ L'armée romaine forme une assemblée politique.
+ Pendant le règne de la ploutocratie, en Grèce comme à Rome, les rangs
+ dans l'armée furent fixés d'après la richesse.
+
+ASILE.
+ Ce que c'était.
+
+ASSEMBLÉES du peuple.
+ Elles commençaient par une prière et un acte sacré.
+ Assemblées par curies.
+ Assemblées par centuries, comment on y votait;
+ l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que l'armée.
+ Assemblées par tribus.
+ Assemblées athéniennes.
+ Assemblées Spartiates.
+
+ATHÈNES.
+ Formation de la cité athénienne;
+ oeuvre de Thésée;
+ royauté primitive;
+ aristocratie des Eupatrides;
+ abolition de la royauté politique;
+ domination de l'aristocratie;
+ archontat viager et archontat annuel;
+ l'archonte-roi.
+ Caractère athénien;
+ superstitions athéniennes.
+ Tentative de Cylon;
+ oeuvre législative de Dracon;
+ oeuvre de Solon;
+ Pisistrate;
+ oeuvre de Clisthènes.
+ Domination de l'aristocratie de richesse;
+ progrès des classes inférieures.
+ Les magistratures athéniennes;
+ l'assemblée du peuple;
+ les orateurs;
+ l'armée athénienne;
+ caractère de la démocratie athénienne.
+
+AUSPICES.
+ Mode d'élection des magistrats par les auspices.
+
+CALENDRIER chez les anciens.
+
+CÉLIBAT,
+ interdit par la religion;
+ interdit par les lois.
+
+CENS,
+ recensement, lustration, cérémonie religieuse dans les cités anciennes.
+ Transformation du cens.
+
+CENSEURS.
+ Origine et nature de leur pouvoir;
+ leurs fonctions religieuses.
+
+CHEVALIERS ROMAINS.
+
+CHRISTIANISME,
+ son action sur les idées politiques et sur le gouvernement des sociétés.
+
+CITÉ.
+ La cité se forme par l'association des tribus, des curies, des
+ _gentes_.
+ Exemple de la cité athénienne.
+ Religion propre à chaque cité.
+ Ce que l'on entendait par l'autonomie de la cité.
+ Pourquoi les anciens n'ont pas pu fonder de société plus large que la
+ cité.
+ Puissance absolue de la cité sur le citoyen.
+ Affaiblissement du régime de la cité.
+ La conquête romaine détruit le régime municipal.
+
+CITOYEN.
+ Ce qui distinguait le citoyen du non-citoyen.
+
+CLIENTS.
+ Ce que c'était à l'origine;
+ -- étaient distincts des plébéiens;
+ leur condition;
+ ils figuraient dans les comices par curies;
+ leur analogie avec les serfs du moyen âge;
+ leur affranchissement progressif;
+ ils deviennent peu à peu propriétaires du sol;
+ comment ils le sont devenus à Athènes;
+ comment ils le sont devenus à Rome;
+ disparition de la clientèle primitive;
+ le patriciat essaye en vain de la rétablir.
+ Clientèle des âges postérieurs.
+
+COGNATIO,
+ parenté par les femmes, en Grèce et en Rome;
+ elle pénètre peu à peu dans le droit.
+
+CONDITIONS économiques des sociétés anciennes.
+
+CONFARREATIO,
+ cérémonie religieuse usitée dans le mariage romain et dans le mariage
+ grec.
+
+CONFÉDÉRATIONS.
+
+CONQUÊTE de la Grèce par les Romains.
+
+CONSULAT.
+ Fonctions religieuses des consuls.
+ Quelle idée l'on se faisait primitivement du consul;
+ quelle idée on s'en fit plus tard.
+ Avec quelles formalités religieuses les consuls étaient élus;
+ changements dans le mode d'élection.
+ Consuls plébéiens.
+
+COURONNE,
+ son usage dans les cérémonies religieuses;
+ dans le mariage;
+ dans quel cas les magistrats portaient la couronne.
+
+CROYANCES.
+ Croyances primitives des anciens;
+ leurs rapports avec le droit privé;
+ leurs rapports avec la morale primitive.
+ Intolérance des anciens au sujet des croyances.
+ Changements dans les croyances.
+
+CULTE DES MORTS,
+ chez tous les peuples anciens;
+ relation de ce culte avec le culte du foyer.
+ -- Culte des héros indigètes.
+ Culte du fondateur.
+
+CURIES et phratries.
+
+DÉMAGOGUES.
+ Sens de ce mot.
+
+DÉMOCRATIE.
+ Comment elle s'établit;
+ règles du gouvernement démocratique.
+
+DÉMONS,
+ âmes des morts.
+
+DETESTATIO SACRORUM.
+
+DETTES.
+ Pourquoi le corps de l'homme et non sa terre répondait de sa dette.
+
+DEVINS à Athènes.
+
+DIEUX.
+ Dieux domestiques.
+ Divinités poliades.
+ Les dieux de l'Olympe ont été d'abord des dieux domestiques et des
+ divinités poliades.
+ Idée que les anciens se faisaient des dieux.
+ Alliance des divinités poliades;
+ évocation des dieux;
+ prières et formules qui les contraignaient à agir;
+ peur des dieux.
+ Nouvelles idées sur la divinité.
+ Le christianisme.
+
+DIFFARREATIO.
+
+DIVORCE;
+ était obligatoire dans le cas de stérilité de la femme.
+
+[Grec: DOCHIMASIA],
+ examen que subissaient les magistrats et les sénateurs.
+
+DROIT.
+ Le droit ancien est né dans la famille;
+ il a été en rapport avec les croyances et avec le culte.
+ -- Droit de propriété.
+ Droit de succession.
+ Idée que les anciens se faisaient du droit.
+ Droit civil, _jus civile_.
+ Changements dans le droit privé.
+ Droit des Douze Tables.
+ Lois de Solon.
+ Droit prétorien.
+
+DROIT DE CITÉ.
+ En quoi il consistait;
+ comment il était conféré.
+ Importance du droit de cité.
+ Le droit de cité romaine est peu à peu étendu aux Latins;
+ aux Italiens;
+ aux provinciaux.
+
+DROIT DES GENS.
+
+[Grec: ENGUAESIS],
+ acte du mariage grec correspondant à la _traditio in manum_.
+
+ÉDUCATION.
+ L'État la dirigeait en Grèce.
+
+ÉLECTION.
+ Mode d'élection des rois;
+ -- des consuls;
+ -- des archontes.
+
+ÉMANCIPATION du fils;
+ ses effets en droit civil.
+
+EMPIRE de Rome,
+ _imperium romanum_;
+ condition des peuples qui y étaient sujets.
+
+ÉNÉE (Légende d').
+ Sens de l'Énéide.
+
+ÉPHORES à Sparte.
+
+[Grec: EPIGAMIA],
+ _jus connubii_.
+
+[Grec: EPICHLAEROS].
+
+[Grec: EPISTION].
+
+[Grec: ERCHEIOS ZEUS],
+ divinité domestique.
+
+[Grec: ERCHOS],
+ _herctum_, enceinte sacrée du domicile.
+
+ESCLAVES,
+ comment ils étaient introduits dans la famille et initiés à son culte.
+
+[Grec: HESTIA],
+ _Vesta_, foyer.
+
+ÉTRANGER.
+ L'étranger ne pouvait être ni propriétaire ni héritier;
+ n'était pas protégé par le droit civil;
+ était jugé par le préteur pérégrin ou par l'archonte polémarque.
+ Sentiment de haine pour l'étranger.
+
+EUPATRIDES,
+ analogues aux patriciens;
+ luttent contre les rois;
+ gouvernent la cité;
+ sont attaqués par les classes inférieures.
+
+EXIL,
+ interdiction du culte national et du culte domestique, analogue à
+ l'excommunication.
+
+FAMILIA.
+ Sens de ce mot.
+
+FAMILLE.
+ Sa religion;
+ son indépendance religieuse;
+ ce qui en faisait le lien;
+ avait l'obligation de se perpétuer.
+ -- Noms de famille chez les Romains et les Grecs.
+ -- Changements dans la constitution de la famille.
+ -- Division de la _gens_ en familles.
+
+FÉCIAUX.
+ dans les villes italiennes, [Grec: chaeruches];
+ et spendophores dans les villes grecques.
+
+FEMME.
+ Son rôle dans la religion domestique.
+ Son rôle dans la famille.
+ Le régime dotal fut longtemps inconnu.
+ La femme toujours en tutelle.
+ Elle ne pouvait paraître en justice;
+ n'était pas justiciable de la cité;
+ était jugée, d'abord par son mari, plus tard par un tribunal
+ domestique.
+ Son titre de _mater familias_.
+ La femme obtient peu à peu des droits à l'héritage, et la possession de
+ sa dot.
+ Parenté par les femmes.
+
+FILLE.
+ La fille, d'après les anciennes croyances, était réputée inférieure au
+ fils.
+ Elle n'héritait pas de son père.
+ La fille [Grec: hepichlaeros].
+
+FONDATION des villes,
+ cérémonie religieuse.
+
+FONDATEUR (Culte du).
+
+FOYER.
+ Le foyer était un autel, un objet divin;
+ rites prescrits pour l'entretien du feu sacré;
+ le foyer ne pouvait pas être changé de place;
+ prières qu'on lui adressait;
+ antiquité de ce culte;
+ sa relation avec le culte des morts.
+ Influence que ce culte a exercée sur la morale.
+ -- Foyer public ou prytanée.
+ Foyer transporté dans les armées, et sur les flottes.
+ -- Le culte du foyer perd son crédit.
+
+[Grec: GENOS]
+ grec analogue à la _gens_ romaine;
+ le [Grec: genos] à Athènes;
+ [Grec: genos] des Brytides.
+ Culte intérieur du [Grec: genos];
+ son tombeau commun;
+ son chef.
+ Le [Grec: genos] perd son importance politique.
+
+GENS.
+ Sens de ce mot.
+ La _gens_ était la vraie famille.
+ Culte intérieur de la _gens_;
+ son tombeau commun;
+ solidarité de ses membres.
+ Le chef de la _gens_.
+ Comment la _gens_ s'est démembrée.
+ Les _gentes_ plébéiennes.
+ Transformations successives et disparition du régime de la _gens_.
+
+GENTILES.
+ Lien de culte entre eux;
+ lien de droit;
+ le _gentilis_ était plus proche que le cognat.
+ -- _Dii gentiles_.
+
+GENTILITÉ.
+
+HÉLIASTES à Athènes.
+
+HERES _suus et necessarius_.
+ Sens de ces mots en droit romain.
+
+HÉROS,
+ âmes des morts;
+ étaient les mêmes que les Lares et les Génies;
+ héros éponymes;
+ héros nationaux.
+
+HOSPITALITÉ.
+
+HOSTIS.
+ Sens de ce mot.
+ Pourquoi les idées d'étranger et d'ennemi se sont confondues à
+ l'origine.
+
+HYMÉNÉE,
+ chant sacré.
+
+HYPOTHÈQUE,
+ inconnue dans le droit primitif.
+
+JOURS NÉFASTES chez les Romains et chez les Grecs.
+
+LECTISTERNIUM.
+
+LÉGENDES.
+ Leur importance en histoire;
+ légende d'Énée;
+ légende de l'enlèvement des Sabines.
+
+LÉGISLATEURS.
+ Les anciens législateurs.
+
+LIBERTÉ.
+ Comment les anciens la comprenaient, absence de toute garantie pour la
+ liberté individuelle.
+
+LIVRES liturgiques des anciens.
+ Livres sibyllins à Athènes et à Rome.
+
+LOI.
+ La loi faisait partie de la religion;
+ respect des anciens pour la loi;
+ la loi était réputée sainte;
+ elle venait des dieux.
+ Les lois primitives n'étaient pas écrites;
+ elles étaient rédigées sous forme de vers et chantées.
+ Importance du texte de la loi.
+ La plèbe réclame la rédaction d'un Code de lois;
+ lois des Douze Tables.
+ Changement dans la nature et le principe de la loi.
+ Comment on faisait les lois à Athènes.
+
+LUSTRATIO, cérémonie religieuse.
+
+LYCURGUE.
+ Oeuvre de Lycurgue à Sparte.
+
+MAGISTRATS.
+ Ce qu'étaient les magistrats dans la première époque de l'existence des
+ cités;
+ ce qu'ils furent dans la seconde.
+
+MANCIPATIO.
+
+MANES,
+ étaient les âmes des morts;
+ correspondent aux [Grec: theoi chthonioi] des Grecs.
+
+MANUS,
+ sens de ce mot dans le droit romain.
+ Relation entre la puissance maritale et le culte domestique.
+
+MARIAGE.
+ Le mariage sacré;
+ ses effets religieux;
+ était interdit entre habitants de deux villes.
+ Légende de l'enlèvement des Sabines.
+ Interdit, puis autorisé entre patriciens et plébéiens.
+ Mariage par _mutuus consensus_;
+ _usus_, _coemptio_.
+ Effets de la puissance maritale;
+ manière d'échapper à la puissance maritale.
+
+MORALE primitive.
+
+MUNDUS.
+ Sens spécial de ce mot.
+
+NATAL (Jour) des villes.
+
+[Grec: NOTHOI]
+ Ce que les anciens comprenaient dans la catégorie des [Grec: nothoi].
+
+NOMS de famille en Grèce et à Rome.
+
+ODYSSÉE.
+ La société qui y est dépeinte est une société aristocratique.
+
+ORATEURS.
+ Leur rôle dans la démocratie athénienne.
+
+[Grec: OROI, Theoi orioi], dieux termes.
+
+OSTRACISME dans toutes les villes grecques.
+
+PARASITES.
+ Sens ancien de ce mot.
+
+PARENTÉ.
+ Comment les anciens la comprenaient;
+ se marquait par le culte.
+ Il n'y avait pas de parenté par les femmes.
+
+[Grec: PATRIAZEIN], _parentare_.
+
+PATRICIENS.
+ Origine de la classe des patriciens;
+ leur privilège sacerdotal;
+ leurs privilèges politiques.
+ Leur lutte contre les rois;
+ leur résistance aux efforts de la plèbe.
+
+PATRIE.
+ Sens de ce mot.
+ Ce qu'était primitivement l'amour de la patrie;
+ ce que ce sentiment devint plus tard.
+
+PATRONS.
+
+PATRUUS et _avunculus_.
+ Différence radicale entre la parenté que ces deux mots exprimaient.
+
+PÈRE.
+ Sens originel du mot _pater_.
+ Autorité religieuse du père.
+ Sa puissance dérivait de la religion domestique.
+ Son autorité sur ses enfants.
+ Ce qu'il faut entendre par le droit qu'il avait de vendre son fils;
+ de tuer son fils ou sa femme.
+ Son droit de justice.
+ Il était responsable de tous les délits commis par les siens.
+ La puissance paternelle d'après la loi des Douze Tables;
+ d'après la loi de Solon.
+
+PHRATRIES,
+ analogues aux curies.
+ Culte spécial de la phratrie.
+ Comment le jeune homme était admis dans la phratrie.
+ Les phratries perdent leur importance politique.
+
+PHILOSOPHIE.
+ Son influence sur les transformations de la politique.
+ Pythagore;
+ Anaxagore;
+ les Sophistes;
+ Socrate;
+ Platon;
+ Aristote;
+ politique des Épicuriens et des Stoïciens.
+ Idée de la cité universelle.
+
+PIETAS.
+ Sens complexe de ce mot.
+
+PINDARE,
+ poète de l'aristocratie.
+
+PLÉBÉIENS.
+ Cette classe d'hommes existait dans toutes les cités.
+ Ils étaient distincts des clients.
+ A l'origine, ils n'étaient pas compris dans le populus.
+ Comment la plèbe s'était formée.
+ Les plébéiens n'avaient à l'origine ni religion, ni droits civils, ni
+ droits politiques.
+ Leur lutte contre la classe supérieure.
+ Ils soutiennent les rois.
+ Ils créent des tyrans.
+ Efforts et progrès de la plèbe romaine;
+ sa sécession au mont Sacré;
+ le tribunal de la plèbe.
+ La plèbe entre dans la cité.
+
+PLÉBISCITES.
+
+PONTIFES.
+ Surveillaient les cultes domestiques.
+ Pontifes patriciens;
+ pontifes plébéiens.
+
+PRÉTEURS.
+ Leurs fonctions religieuses.
+
+PROCÉDURE antique.
+
+PROPRIÉTÉ.
+ Droit de propriété chez les anciens;
+ relation entre le droit de propriété et la religion.
+ La propriété était inaliénable;
+ -- indivisible.
+ Ce que devint le droit de propriété aux époques postérieures.
+
+PROVINCIA.
+ Sens de ce mot.
+ Comment Rome administrait les provinces.
+ Les provinciaux n'avaient aucun droit.
+
+PRYTANÉE,
+ analogue au temple de Vesta.
+
+PRYTANES.
+ Les prytanes étaient à la fois des prêtres et des magistrats.
+
+REPAS.
+ Le repas était un acte religieux.
+ Repas funèbres offerts aux morts.
+ Les repas publics étaient des cérémonies religieuses;
+ repas publics à Sparte;
+ à Athènes;
+ en Italie;
+ à Rome.
+
+RELIGION.
+ La religion domestique.
+ Comment les anciens comprenaient la religion.
+ Religion de la cité.
+ La religion romaine n'a pas été établie par calcul.
+ Influence de la religion dans l'élection des magistrats.
+
+RESPUBLICA, [Grec: to choinon].
+
+RÉVOLUTIONS.
+ Caractères essentiels et causes générales des révolutions dans les cités
+ anciennes.
+ Première révolution qui enlève à la royauté sa puissance politique.
+ Révolution dans la constitution de la famille.
+ Révolution dans la cité par les progrès de la plèbe.
+ Révolutions de Rome.
+ Révolutions d'Athènes.
+ Révolutions de Sparte.
+ Disparition de l'ancien régime, et nouveau système de gouvernement.
+ L'aristocratie de richesse.
+ La démocratie.
+ Luttes entre les riches et les pauvres.
+
+RITUELS,
+ dans toutes les cités anciennes.
+
+ROME.
+ Formation de la cité romaine.
+ Cérémonie de la fondation.
+ Nature de l'asile ouvert par Romulus.
+ Le caractère romain;
+ superstitions romaines.
+ Le patriciat.
+ La plèbe.
+ Le sénat.
+ L'assemblée par curies.
+ La royauté.
+ Lutte des rois contre l'aristocratie.
+ Révolution qui supprime la royauté.
+ Domination du patriciat.
+ Efforts et progrès de la plèbe.
+ Le tribunal.
+ Les assemblées par tribus et les plébiscites.
+ La plèbe acquiert l'égalité civile, politique, religieuse.
+ Pourtant, les procédés de gouvernement et les moeurs restent
+ aristocratiques.
+ Formation d'une nouvelle noblesse.
+ Conquêtes des Romains.
+ Relations d'origine et de culte entre Rome et les cités de l'Italie et
+ de la Grèce.
+ Premiers agrandissements.
+ Sa suprématie religieuse sur les cités latines.
+ Rome se fait partout la protectrice de l'aristocratie.
+ _Imperium romanum_.
+ Comment elle traite ses sujets.
+ Elle accorde le droit de cité romaine.
+
+ROYAUTÉ.
+ Ce qu'était la royauté primitive.
+ Les rois prêtres.
+ Avec quelles formes liturgiques ils étaient élus.
+ Leurs attributions judiciaires et militaires.
+ La royauté héréditaire comme le sacerdoce.
+ [Grec: Basileis hieroi].
+ _Sanctitas regum_.
+ Révolution qui supprime partout la royauté.
+ Magistrats annuels appelés rois.
+ _Rex sacrorum_.
+ Le mot roi appliqué, durant l'âge aristocratique, aux chefs des
+ _gentes_.
+
+SACERDOCES.
+ Dans les anciennes cités, les sacerdoces furent longtemps héréditaires.
+ Sacerdoces réservés au patriciat.
+ La plèbe acquiert les sacerdoces.
+
+SACROSANCTUS.
+ Sens de ce mot.
+
+SECONDE VIE.
+ On a cru d'abord qu'elle se passait dans le tombeau.
+
+SÉNAT.
+ Le sénat se réunissait dans un lieu sacré.
+ Il était composé des chefs des _gentes_.
+ Introduction des sénateurs _conscripti_.
+ Le sénat d'Athènes.
+
+SÉPULTURE,
+ ses rites et les croyances qui s'y rattachaient.
+ Pourquoi la privation de sépulture était redoutée des anciens.
+
+SERVIUS TULLIUS.
+ Ses réformes.
+
+SHRADDA,
+ chez les Hindous, analogue au repas funèbre des Grecs et des Romains.
+
+SOEUR (la) subordonnée au frère, pour le culte;
+ pour l'héritage.
+
+SOLON.
+ Son oeuvre.
+
+SPARTE.
+ Ce qu'étaient les repas publics.
+ La royauté à Sparte.
+ Le caractère Spartiate.
+ L'aristocratie gouverne à Sparte.
+ Série des révolutions de Sparte.
+ Les rois démagogues et les tyrans populaires.
+
+STRATÉGES à Athènes;
+ ce qu'ils deviennent sous la domination de Rome.
+
+SUCCESSION.
+ La règle pour le droit de succession était la même que pour la
+ transmission du culte domestique.
+ Pourquoi le fils, seul héritait, non la fille.
+ Succession collatérale.
+ L'héritier collatéral devait épouser la fille du défunt.
+ Droit d'aînesse, privilège de l'aîné.
+ Le droit de succession d'après les Douze Tables;
+ d'après la législation de Solon.
+
+SUJÉTION.
+ La sujétion entraînait la destruction des cultes nationaux.
+
+TERMES,
+ limites inviolables des propriétés.
+ Légende du dieu Terme.
+ Avec quelles cérémonies le terme était posé.
+
+TESTAMENT.
+ Le testament était contraire aux vieilles prescriptions religieuses et
+ fut longtemps inconnu.
+ Il ne fut permis par Solon qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants.
+ Formalités difficiles dont il était entouré dans l'ancien droit romain.
+ Il est autorisé par les Douze Tables.
+
+THÈTES (les) à Athènes.
+
+TIRAGE au sort pour l'élection des magistrats.
+
+TOMBEAUX.
+ Les tombeaux de famille.
+ L'étranger n'avait pas le droit d'en approcher;
+ ni d'y être enterré.
+ Le tombeau était placé, à l'origine, dans le champ de chaque famille.
+ Le tombeau était inaliénable.
+
+TRADITIONS.
+ Quelle valeur on peut accorder aux traditions et aux légendes des
+ anciens.
+
+TRAITÉS.
+ Les traités de paix étaient des actes religieux.
+
+TRIBUNAT de la plèbe.
+ Nature particulière de cette sorte de magistrature.
+
+TRIBUNAT militaire.
+
+TRIBUNE.
+ La tribune était un lieu sacré.
+
+TRIBUS.
+ Les tribus de naissance.
+ Ces tribus sont supprimées par Clisthènes et par d'autres dans toutes
+ les cités grecques.
+ Les tribus de domicile à Athènes;
+ à Rome.
+
+TRIOMPHE,
+ cérémonie religieuse chez les Romains et chez les Grecs.
+
+TYRANS.
+ En quoi ils différaient des rois.
+ Ils étaient les chefs du parti démocratique.
+ Politique habituelle des tyrans.
+
+VESTA n'était autre que le feu du foyer;
+ se confondait avec les Lares.
+ Légende de Vesta.
+ Le temple de Vesta était analogue au prytanée des Grecs.
+ Croyances qui s'y rattachaient.
+
+VILLE.
+ La ville était distincte de la cité.
+ Ce que c'était que la ville dans les idées des anciens.
+ Comment on choisissait l'emplacement de la ville.
+ Rites de la fondation des villes.
+ Les villes étaient réputées saintes.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES.
+
+
+INTRODUCTION. -- De la nécessité d'étudier les plus vieilles croyances des
+anciens pour connaître leurs institutions.
+
+
+LIVRE PREMIER.
+
+ANTIQUES CROYANCES.
+
+CHAP. I. Croyances sur l'âme et sur la mort
+CHAP. II. Le culte des morts
+CHAP. III. Le feu sacré
+CHAP. IV. La religion domestique
+
+
+LIVRE II.
+
+LA FAMILLE.
+
+CHAP. I. La religion a été le principe constitutif de la famille
+ ancienne
+CHAP. II. Le mariage chez les Grecs et chez les Romains.
+CHAP. III. De la continuité de la famille; célibat interdit; divorce en
+ cas de stérilité, inégalité entre le fils et la fille
+CHAP. IV. De l'adoption et de l'émancipation
+CHAP. V. De la parenté; de ce que les Romains appelaient agnation
+CHAP. VI. Le droit de propriété
+CHAP. VII. Le droit de succession
+ 1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens
+ 2° Le fils hérite, non la fille
+ 3° De la succession collatérale
+ 4° Effets de l'adoption et de l'émancipation
+ 5° Le testament n'était pas connu à l'origine
+ 6° Le droit d'aînesse
+CHAP. VIII. L'autorité dans la famille
+ 1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les
+ anciens
+ 2° Énumération des droits qui composaient la puissance
+ paternelle
+CHAP. IX. La morale de la famille
+CHAP. X. La gens à Rome et en Grèce
+ 1° Ce que les documents anciens nous font connaître de la
+ _gens_
+ 2° Examen des opinions qui ont été émises pour expliquer la
+ _gens_ romaine
+ 3° La _gens_ n'était autre chose que la famille ayant
+ encore son organisation primitive et son unité
+ 4° La famille (_gens_) a été d'abord la seule forme de
+ société
+
+
+LIVRE III.
+
+LA CITÉ.
+
+CHAP. I. La phratrie et la curie; la tribu
+CHAP. II. Nouvelles croyances religieuses
+ 1° Les dieux de la nature physique
+ 2° Rapport de cette religion avec le développement de la
+ société humaine
+CHAP. III. La cité se forme
+CHAP. IV. La ville
+CHAP. V. Le culte du fondateur; la légende d'Énée
+CHAP. VI. Les dieux de la cité
+CHAP. VII. La religion de la cité
+ 1° Les repas publics
+ 2° Les fêtes et le calendrier
+ 3° Le cens
+ 4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à
+ l'armée; le triomphe
+CHAP. VIII. Les rituels et les annales
+CHAP. IX. Le gouvernement de la cité. Le roi
+ 1° Autorité religieuse du roi
+ 2° Autorité politique du roi
+CHAP. X. Le magistrat
+CHAP. XI. La loi
+CHAP. XII. Le citoyen et l'étranger
+CHAP. XIII. Le patriotisme; l'exil
+CHAP. XIV. L'esprit municipal
+CHAP. XV. Relations entre les cités; la guerre; la paix; l'alliance des
+ dieux
+CHAP. XVI. Le Romain; l'Athénien
+CHAP. XVII. De l'omnipotence de l'État; les anciens n'ont pas connu la
+ liberté individuelle
+
+
+LIVRE IV.
+
+LES RÉVOLUTIONS.
+
+CHAP I. Patriciens et clients
+CHAP. II. Les plébéiens
+CHAP. III. Première révolution
+ 1° L'autorité politique est enlevée aux rois qui conservent
+ l'autorité religieuse
+ 2° Histoire de cette révolution à Sparte
+ 3° Histoire de cette révolution à Athènes
+ 4° Histoire de cette révolution à Rome
+CHAP. IV. L'aristocratie gouverne les cités
+CHAP. V. Deuxième révolution. Changements dans la constitution de la
+ famille, le droit d'aînesse disparaît; la _gens_ se
+ démembre
+CHAP. VI. Les clients s'affranchissent
+ 1° Ce que c'était que la clientèle, à l'origine, et comment
+ elle s'est transformée
+ 2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon
+ 3° Transformation de la clientèle à Rome
+CHAP. VII. Troisième révolution. La plèbe entre dans la cité
+ 1° Histoire générale de cette révolution
+ 2° Histoire de cette révolution à Athènes
+ 3º Histoire de cette révolution à Rome
+CHAP. VIII. Changements dans le droit privé; le code des Douze Tables; le
+ code de Solon
+CHAP. IX. Nouveau principe de gouvernement; l'intérêt public et le
+ suffrage
+CHAP. X. Une aristocratie de richesse essaye de se constituer;
+ établissement de la démocratie; quatrième révolution
+CHAP. XI Règles du gouvernement démocratique; exemple de la démocratie
+ athénienne
+CHAP. XII. Riches et pauvres; la démocratie périt; les tyrans populaires
+CHAP. XIII. Révolutions de Sparte
+
+
+LIVRE V.
+
+LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT.
+
+CHAP. I. Nouvelles croyances; la philosophie change les principes et
+ les règles de la politique
+CHAP. II. La conquête romaine
+ 1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome
+ 2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-
+ Christ)
+ 3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ)
+ 4° Rome détruit partout le régime municipal
+ 5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité
+ romaine
+CHAP. III. Le christianisme change les conditions du gouvernement
+
+
+TABLE ANALYTIQUE
+
+
+
+
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+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
+ways.
+
+Donations by check or money order may be sent to:
+
+Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+PMB 113
+1739 University Ave.
+Oxford, MS 38655-4109
+
+Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
+method other than by check or money order.
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
+the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
+
+We need your donations more than ever!
+
+You can get up to date donation information online at:
+
+http://www.gutenberg.net/donation.html
+
+
+***
+
+If you can't reach Project Gutenberg,
+you can always email directly to:
+
+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
+
+We would prefer to send you information by email.
+
+
+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
+Why is this "Small Print!" statement here? You know: lawyers.
+They tell us you might sue us if there is something wrong with
+your copy of this eBook, even if you got it for free from
+someone other than us, and even if what's wrong is not our
+fault. So, among other things, this "Small Print!" statement
+disclaims most of our liability to you. It also tells you how
+you may distribute copies of this eBook if you want to.
+
+*BEFORE!* YOU USE OR READ THIS EBOOK
+By using or reading any part of this PROJECT GUTENBERG-tm
+eBook, you indicate that you understand, agree to and accept
+this "Small Print!" statement. If you do not, you can receive
+a refund of the money (if any) you paid for this eBook by
+sending a request within 30 days of receiving it to the person
+you got it from. If you received this eBook on a physical
+medium (such as a disk), you must return it with your request.
+
+ABOUT PROJECT GUTENBERG-TM EBOOKS
+This PROJECT GUTENBERG-tm eBook, like most PROJECT GUTENBERG-tm eBooks,
+is a "public domain" work distributed by Professor Michael S. Hart
+through the Project Gutenberg Association (the "Project").
+Among other things, this means that no one owns a United States copyright
+on or for this work, so the Project (and you!) can copy and
+distribute it in the United States without permission and
+without paying copyright royalties. Special rules, set forth
+below, apply if you wish to copy and distribute this eBook
+under the "PROJECT GUTENBERG" trademark.
+
+Please do not use the "PROJECT GUTENBERG" trademark to market
+any commercial products without permission.
+
+To create these eBooks, the Project expends considerable
+efforts to identify, transcribe and proofread public domain
+works. Despite these efforts, the Project's eBooks and any
+medium they may be on may contain "Defects". Among other
+things, Defects may take the form of incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other
+intellectual property infringement, a defective or damaged
+disk or other eBook medium, a computer virus, or computer
+codes that damage or cannot be read by your equipment.
+
+LIMITED WARRANTY; DISCLAIMER OF DAMAGES
+But for the "Right of Replacement or Refund" described below,
+[1] Michael Hart and the Foundation (and any other party you may
+receive this eBook from as a PROJECT GUTENBERG-tm eBook) disclaims
+all liability to you for damages, costs and expenses, including
+legal fees, and [2] YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE OR
+UNDER STRICT LIABILITY, OR FOR BREACH OF WARRANTY OR CONTRACT,
+INCLUDING BUT NOT LIMITED TO INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE
+OR INCIDENTAL DAMAGES, EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE
+POSSIBILITY OF SUCH DAMAGES.
+
+If you discover a Defect in this eBook within 90 days of
+receiving it, you can receive a refund of the money (if any)
+you paid for it by sending an explanatory note within that
+time to the person you received it from. If you received it
+on a physical medium, you must return it with your note, and
+such person may choose to alternatively give you a replacement
+copy. If you received it electronically, such person may
+choose to alternatively give you a second opportunity to
+receive it electronically.
+
+THIS EBOOK IS OTHERWISE PROVIDED TO YOU "AS-IS". NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, ARE MADE TO YOU AS
+TO THE EBOOK OR ANY MEDIUM IT MAY BE ON, INCLUDING BUT NOT
+LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR A
+PARTICULAR PURPOSE.
+
+Some states do not allow disclaimers of implied warranties or
+the exclusion or limitation of consequential damages, so the
+above disclaimers and exclusions may not apply to you, and you
+may have other legal rights.
+
+INDEMNITY
+You will indemnify and hold Michael Hart, the Foundation,
+and its trustees and agents, and any volunteers associated
+with the production and distribution of Project Gutenberg-tm
+texts harmless, from all liability, cost and expense, including
+legal fees, that arise directly or indirectly from any of the
+following that you do or cause: [1] distribution of this eBook,
+[2] alteration, modification, or addition to the eBook,
+or [3] any Defect.
+
+DISTRIBUTION UNDER "PROJECT GUTENBERG-tm"
+You may distribute copies of this eBook electronically, or by
+disk, book or any other medium if you either delete this
+"Small Print!" and all other references to Project Gutenberg,
+or:
+
+[1] Only give exact copies of it. Among other things, this
+ requires that you do not remove, alter or modify the
+ eBook or this "small print!" statement. You may however,
+ if you wish, distribute this eBook in machine readable
+ binary, compressed, mark-up, or proprietary form,
+ including any form resulting from conversion by word
+ processing or hypertext software, but only so long as
+ *EITHER*:
+
+ [*] The eBook, when displayed, is clearly readable, and
+ does *not* contain characters other than those
+ intended by the author of the work, although tilde
+ (~), asterisk (*) and underline (_) characters may
+ be used to convey punctuation intended by the
+ author, and additional characters may be used to
+ indicate hypertext links; OR
+
+ [*] The eBook may be readily converted by the reader at
+ no expense into plain ASCII, EBCDIC or equivalent
+ form by the program that displays the eBook (as is
+ the case, for instance, with most word processors);
+ OR
+
+ [*] You provide, or agree to also provide on request at
+ no additional cost, fee or expense, a copy of the
+ eBook in its original plain ASCII form (or in EBCDIC
+ or other equivalent proprietary form).
+
+[2] Honor the eBook refund and replacement provisions of this
+ "Small Print!" statement.
+
+[3] Pay a trademark license fee to the Foundation of 20% of the
+ gross profits you derive calculated using the method you
+ already use to calculate your applicable taxes. If you
+ don't derive profits, no royalty is due. Royalties are
+ payable to "Project Gutenberg Literary Archive Foundation"
+ the 60 days following each date you prepare (or were
+ legally required to prepare) your annual (or equivalent
+ periodic) tax return. Please contact us beforehand to
+ let us know your plans and to work out the details.
+
+WHAT IF YOU *WANT* TO SEND MONEY EVEN IF YOU DON'T HAVE TO?
+Project Gutenberg is dedicated to increasing the number of
+public domain and licensed works that can be freely distributed
+in machine readable form.
+
+The Project gratefully accepts contributions of money, time,
+public domain materials, or royalty free copyright licenses.
+Money should be paid to the:
+"Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+If you are interested in contributing scanning equipment or
+software or other items, please contact Michael Hart at:
+hart@pobox.com
+
+[Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only
+when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by
+Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
+used in any sales of Project Gutenberg eBooks or other materials be
+they hardware or software or any other related product without
+express permission.]
+
+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
+
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Binary files differ