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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:30:51 -0700 |
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If you are not located in the United States, you'll have +to check the laws of the country where you are located before using this ebook. + +Title: La Cité Antique + Étude sur Le Culte, Le Droit, Les Institutions de la Grèce et de Rome + +Author: Fustel de Coulanges + +Posting Date: March 24, 2015 [EBook #8074] +Release Date: May, 2005 +First Posted: June 12, 2003 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITÉ ANTIQUE *** + + + + +Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon and the Online +Distributed Proofreading Team. + + + + + + + + + + +LA CITÉ ANTIQUE +ÉTUDE SUR LE CULTE, LE DROIT, LES INSTITUTIONS DE LA GRÈCE ET DE ROME + +PAR +FUSTEL DE COULANGES + + + + +INTRODUCTION. + +DE LA NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER LES PLUS VIEILLES CROYANCES DES ANCIENS POUR +CONNAÎTRE LEURS INSTITUTIONS. + + +On se propose de montrer ici d'après quels principes et par quelles règles +la société grecque et la société romaine se sont gouvernées. On réunit +dans la même étude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples, +qui étaient deux branches d'une même race, et qui parlaient deux idiomes +issus d'une même langue, ont eu aussi les mêmes institutions et les mêmes +principes de gouvernement et ont traversé une série de révolutions +semblables. + +On s'attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et +essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des +sociétés modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès +l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer +sans cesse à nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer +nos révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous +ont légué nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque +peine à les considérer comme des peuples étrangers; c'est presque toujours +nous que nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne +manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les +regardons à travers les opinions et les faits de notre temps. + +Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L'idée que l'on +s'est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour +avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de +les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberté chez +les anciens, et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en +péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l'une +des grandes difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne, +est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et +romaine devant les yeux. + +Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les +étudier sans songer à nous, comme s'ils nous étaient tout à fait +étrangers, avec le même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous +étudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie. + +Ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère +absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. +Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer +par quelles règles ces sociétés étaient régies, et l'on constatera +aisément que les mêmes règles ne peuvent plus régir l'humanité. + +D'où vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne +sont-elles plus les mêmes qu'autrefois? Les grands changements qui +paraissent de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne peuvent +être l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit +doit être puissante, et cette cause doit résider dans l'homme. Si les lois +de l'association humaine ne sont plus les mêmes que dans l'antiquité, +c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de changé. Nous avons en effet +une partie de notre être qui se modifie de siècle en siècle; c'est notre +intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en +progrès, et à cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au +changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a +vingt-cinq siècles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il +se gouvernait. + +L'histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de +l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intelligence +humaine et l'état social d'un peuple. Regardez les institutions des +anciens sans penser à leurs croyances, vous les trouvez obscures, +bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des +patrons et des clients, des eupatrides et des thètes, et d'où viennent les +différences natives et ineffaçables que nous trouvons entre ces classes? +Que signifient ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si +contraires à la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de +l'ancien droit privé: à Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre; à +Athènes, à Rome, inégalité dans la succession entre le frère et la soeur? +Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'_agnation_, par la +_gens_? Pourquoi ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la +politique? Qu'était-ce que ce patriotisme singulier qui effaçait +quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette +liberté dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des +institutions qui s'éloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idée +aujourd'hui, aient pu s'établir et régner longtemps? Quel est le principe +supérieur qui leur a donné l'autorité sur l'esprit des hommes? + +Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances; +les faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur explication se +présentera d'elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de cette race, +c'est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe l'idée +qu'elle se faisait de l'être humain, de la vie, de la mort, de la seconde +existence, du principe divin, on aperçoit un rapport intime entre ces +opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui +dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques. + +La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive +a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et +l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit +de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir +élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, +et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les +institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la +cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais +avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le +droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. +Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations +sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence. + +Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus +vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaître. Car les +institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la +Grèce et de Rome, ne sont que le développement de croyances et +d'institutions antérieures; il en faut chercher les racines bien loin dans +le passé. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus +vieilles que Romulus et Homère. C'est dans une époque plus ancienne, dans +une antiquité sans date, que les croyances se sont formées et que les +institutions se sont ou établies ou préparées. + +Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de ce passé +lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siècles +avant notre ère? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si +fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les +Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siècles; nous le savons par les +hymnes des Védas, qui sont assurément fort antiques, et par les lois de +Manou, où l'on peut distinguer des passages qui sont d'une époque +extrêmement reculée. Mais, où sont les hymnes des anciens Hellènes? Ils +avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacrés; +mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'à nous. Quel souvenir peut- +il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte +écrit? + +Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme +peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est +à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques +antérieures. S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces +différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui. + +Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron; +ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des +siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de +l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes; ces légendes lui +viennent d'un temps très-antique et elles portent témoignage de la manière +de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue +dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les +pensées des vieux âges, s'est modelée sur elles, et elle en a gardé +l'empreinte qu'elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d'un +radical peut quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage; +les idées se sont transformées et les souvenirs se sont évanouis; mais les +mots sont restés, immuables témoins de croyances qui ont disparu. Le +contemporain de Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les +funérailles, dans la cérémonie du mariage; ces rites sont plus vieux que +lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne répondent plus aux croyances +qu'il a. Mais qu'on regarde de près les rites qu'il observe ou les +formules qu'il récite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes +croyaient quinze ou vingt siècles avant lui. + + + + +LIVRE PREMIER. + +ANTIQUES CROYANCES. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +CROYANCES SUR L'ÂME ET SUR LA MORT. + + +Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grèce et de Rome, on voit +persister chez le vulgaire un ensemble de pensées et d'usages qui dataient +assurément d'une époque très-éloignée et par lesquels nous pouvons +apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature, +sur son âme, sur le mystère de la mort. + +Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-européenne, dont les +populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que +cette race ait jamais pensé qu'après cette courte vie tout fût fini pour +l'homme. Les plus anciennes générations, bien avant qu'il y eût des +philosophes, ont cru à une seconde existence après celle-ci. Elles ont +envisagé la mort, non comme une dissolution de l'être, mais comme un +simple changement de vie. + +Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette seconde existence? +Croyait-on que l'esprit immortel, une fois échappé d'un corps, allait en +animer un autre? Non; la croyance à la métempsycose n'a jamais pu +s'enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes; elle n'est +pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les +hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit +montait vers le ciel, vers la région de la lumière? Pas davantage; la +pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste, est d'une époque +relativement assez récente en Occident, puisqu'on la voit exprimée pour la +première fois par le poëte Phocylide; le séjour céleste ne fut jamais +regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des +bienfaiteurs de l'humanité. D'après les plus vieilles croyances des +Italiens et des Grecs, ce n'était pas dans un monde étranger à celui-ci +que l'âme allait passer sa seconde existence; elle restait tout près des +hommes et continuait à vivre sous la terre. [1] + +On a même cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence +l'âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne l'en séparait +pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau. + +Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté des témoins +authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont survécu +de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont nés +avec elles et peuvent nous les faire comprendre. + +Les rites de la sépulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un +corps au sépulcre, on croyait en même temps y mettre quelque chose de +vivant. Virgile, qui décrit toujours avec tant de précision et de scrupule +les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles de Polydore +par ces mots: « Nous enfermons l'âme dans le tombeau. » La même expression +se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle répondît +aux idées que ces écrivains se faisaient de l'âme, mais c'est que depuis +un temps immémorial elle s'était perpétuée dans le langage, attestant +d'antiques et vulgaires croyances. [2] + +C'était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre, d'appeler trois +fois l'âme du mort par le nom qu'il avait porté. On lui souhaitait de +vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On +ajoutait: Que la terre te soit légère. [3] Tant on croyait que l'être +allait continuer à vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le +sentiment du bien-être et de la souffrance! On écrivait sur le tombeau que +l'homme reposait là; expression qui a survécu à ces croyances et qui de +siècle en siècle est arrivée jusqu'à nous. Nous l'employons encore, bien +qu'assurément personne aujourd'hui ne pense qu'un être immortel repose +dans un tombeau. Mais dans l'antiquité on croyait si fermement qu'un homme +vivait là, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on +supposait qu'il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On +répandait du vin sur sa tombe pour étancher sa soif; on y plaçait des +aliments pour apaiser sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves, +dans la pensée que ces êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le +tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie, +les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmène sa belle +captive; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et +on lui donne Polyxène. [4] + +Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des +anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et +avait fui jusqu'en Colchide. Il était mort dans ce pays; mais tout mort +qu'il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui +prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son âme. Sans doute cette +âme avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais +attachée aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la +Colchide. [5] + +De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que +l'âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa +seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût +recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de +demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle +devait aimer après les agitations et le travail de cette vie; il lui +fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais +s'arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle +avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle +tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs +moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de +donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la +croyance aux revenants. Toute l'antiquité a été persuadée que sans la +sépulture l'âme était misérable, et que par la sépulture elle devenait à +jamais heureuse. Ce n'était pas pour l'étalage de la douleur qu'on +accomplissait la cérémonie funèbre, c'était pour le repos et le bonheur du +mort. [6] + +Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fût mis en terre. Il +fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules +déterminées. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une +âme qui est forcément errante, parce que son corps a été mis en terre sans +que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula +ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en +résulta que son âme fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au +jour où l'on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture +suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on +attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans +eux les âmes étaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que +par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même +qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en +possédaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'évoquer les +âmes et de les faire sortir momentanément du sépulcre. + +On peut voir dans les écrivains anciens combien l'homme était tourmenté +par la crainte qu'après sa mort les rites ne fussent pas observés à son +égard. C'était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la +mort que la privation de sépulture. C'est qu'il y allait du repos et du +bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les +Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer, +avaient négligé d'enterrer les morts. Ces généraux, élèves des +philosophes, distinguaient nettement l'âme du corps, et comme ils ne +croyaient pas que le sort de l'une fût attaché au sort de l'autre, il leur +semblait qu'il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la +terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine +formalité de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, +même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses +généraux d'impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé +Athènes; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d'âmes. +Les parents des morts, pensant au long supplice que ces âmes allaient +souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient +réclamé vengeance. + +Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d'un +châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi +l'âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel. + +Il faut observer qu'il s'est établi chez les anciens une autre opinion sur +le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi, +mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes, loin de +leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses +étaient distribuées suivant la conduite que l'homme avait menée pendant la +vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire, +sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là: preuve certaine +qu'à l'époque où ces rites s'établirent, on ne croyait pas encore au +Tartare et aux champs Élysées. L'opinion première de ces antiques +générations fut que l'être humain vivait dans le tombeau, que l'âme ne se +séparait pas du corps et qu'elle restait fixée à cette partie du sol où +les ossements étaient enterrés. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte à +rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait à +attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais +qui est l'enfance de la notion de la vie future. + +L'être qui vivait sous la terre n'était pas assez dégagé de l'humanité +pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l'année +portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la +description de cette cérémonie dont l'usage s'était conservé intact +jusqu'à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées. +Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes +et de fleurs, qu'on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu'on y +versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8] + +On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funèbre n'était +qu'une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait, +était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, +c'est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau; +qu'un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au +mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en étaient +brûlées pour qu'aucun vivant n'en eût sa part; que l'on prononçait +certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire; +que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle +pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un +peu de lait, et quelques gâteaux dans des vases, et qu'il y avait grande +impiété à ce qu'un vivant touchât à cette petite provision destinée aux +besoins du mort. [9] + +Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. « Je verse sur la +terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin; +car c'est avec cela qu'on réjouit les morts. » [10] Chez les Grecs, en +avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui était destiné à +l'immolation de la victime et à la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau +romain avait de même sa _culina_, espèce de cuisine d'un genre particulier +et uniquement à l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'après la +bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du +combat, les Platéens s'étaient engagés à leur offrir chaque année le repas +funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande +procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous +lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de +l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments +avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une formule +par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette +cérémonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le +six-centième anniversaire. [13] + +Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages, +faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire. +« Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plaçons sur leur +tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort à qui +l'on n'offre rien, est condamné à une faim perpétuelle. » [14] + +Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et +ridicules. Elles ont pourtant exercé l'empire sur l'homme pendant un grand +nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes; nous verrons même +bientôt qu'elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions +domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source. + + +NOTES + +[1] _Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum_. Cicéron, _Tusc._, +I, 16. Euripide, _Alceste_, 163; _Hécube_, passim. + +[2] Ovide, _Fastes_, V, 451. Pline, _Lettres_, VII, 27. Virgile, _En._, +III, 67. La description de Virgile se rapporte à l'usage des cénotaphes; +il était admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un +parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les +rites de la sépulture, et l'on croyait par là enfermer, à défaut du corps, +l'âme dans le tombeau. Euripide, _Hélène_, 1061, 1240. Scholiast. _ad +Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214. + +[3] _Iliade_, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463. +Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43; +_Fast._, IV, 852; _Métam._, X, 62. Juvénal, VII, 207. Martial, I, 89; V, +35; IV, 30. Servius, _ad Aen._, II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite, +_Agric._, 46. + +[4] Euripide, _Héc._, passim; _Alc._, 618; _Iphig._, 162. _Iliade_, XXIII, +166. Virgile, _Én._, V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, _H. N._, VIII, 40. +Suétone, _Caesar_, 84; Lucien, _De luctu_, 14. + +[5] Pindare, _Pythiq._, IV, 284, édit. Heyne; voir le Scholiaste. + +[6] _Odyssée_, XI, 72. Euripide, _Troad._, 1085. Hérodote, V, 92. Virgile, +VI, 371, 379. Horace, _Odes_, I, 23. Ovide, _Fast._, V, 483. Pline, +_Epist._, VII, 27. Suétone, _Calig._, 59. Servius, _ad Aen._, III, 68. + +[7] Plaute, _Mostellaria_. + +[8] Virgile, _Én._, III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, _Fast._, II, 535-542. + +[9] Hérodote, II, 40. Euripide, _Hécube_, 536. Pausanias, II, 10. Virgile, +V, 98. Ovide, _Fast._, II, 566. Lucien, _Charon_. + +[10] Eschyle, _Choéph._, 476. Euripide, _Iphigénie_, 162. + +[11] Euripide, _Électre_, 513. + +[12] Festus, v. _Culina_. + +[13] Plutarque, _Aristide_, 21. + +[14] Lucien, _De luctu_. + + + + +CHAPITRE II. + +LE CULTE DES MORTS + + +Ces croyances donnèrent lieu de très-bonne heure à des règles de conduite. +Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on conçut que +c'était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce besoin. Le soin de +porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au caprice ou aux +sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'établit toute +une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure, +mais dont les rites ont duré jusqu'au triomphe du christianisme. + +Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les +épithètes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les +appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la +vénération que l'homme peut avoir pour la divinité qu'il aime ou qu'il +redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu. [1] + +Cette sorte d'apothéose n'était pas le privilège des grands hommes; on ne +faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit: « Nos ancêtres +ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie, fussent comptés au +nombre des dieux. » Il n'était même pas nécessaire d'avoir été un homme +vertueux; le méchant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien; +seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais +penchants qu'il avait eus dans la première. [2] + +Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans +Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort: « O toi qui es un dieu sous +la terre. » Euripide dit en parlant d'Alceste: « Près de son tombeau le +passant s'arrêtera et dira: Celle-ci est maintenant une divinité +bienheureuse. » [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes. +« Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron; ce sont des +hommes qui ont quitté la vie; tenez-les pour des êtres divins. » [4] + +Les tombeaux étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils +l'inscription sacramentelle _Dis Manibus_, et en grec _theois chthoniois_. +C'était là que le dieu vivait enseveli, _manesque sepulti_, dit Virgile. +Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant +les temples des dieux. [5] + +On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les Latins, chez les +Sabins, [6] chez les Étrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de +l'Inde. Les hymnes du Rig-Véda en font mention. Le livre des lois de Manou +parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Déjà l'on +voit dans ce livre que l'idée de la métempsycose a passé par-dessus cette +vieille croyance; déjà même auparavant, la religion de Brahma s'était +établie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la +métempsycose, la religion des âmes des ancêtres subsiste encore, vivante +et indestructible, et elle force le rédacteur des Lois de Manou à tenir +compte d'elle et à admettre encore ses prescriptions dans le livre sacré. +Ce n'est pas la moindre singularité de ce livre si bizarre, que d'avoir +conservé les règles relatives à ces antiques croyances, tandis qu'il est +évidemment rédigé à une époque où des croyances tout opposées avaient pris +le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les +croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour +que les pratiques extérieures et les lois se modifient. Aujourd'hui même, +après tant de siècles et de révolutions, les Hindous continuent à faire +aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y +a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi ce qu'il y a +eu de plus persistant. + +Ce culte était le même dans l'Inde qu'en Grèce et en Italie. Le Hindou +devait procurer aux mânes le repas qu'on appelait _sraddha_. « Que le +maître de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des +fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des mânes. » Le Hindou +croyait qu'au moment où il offrait ce repas funèbre, les mânes des +ancêtres venaient s'asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui +leur était offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une +grande jouissance: « Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les +ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction +inaltérable. » [7] + +Ainsi les Aryas de l'Orient, à l'origine, ont pensé comme ceux de +l'Occident relativement au mystère dé la destinée après la mort. Avant de +croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de +l'âme et du corps, ils ont cru à l'existence vague et indécise de l'être +humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une +nourriture et des offrandes. + +Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui +jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à +leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement +portées par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un +mort, l'âme de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une âme +errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les mânes étaient +vraiment des dieux, ce n'était qu'autant que les vivants les honoraient +d'un culte. + +Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l'on +cessait d'offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les morts sortaient +de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit +silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie; ils +cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le +sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au +jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l'offrande de +la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur +rendaient le repos et les attributs divins. L'homme était alors en paix +avec eux. [8] + +Si le mort qu'on négligeait était un être malfaisant, celui qu'on honorait +était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. +Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines; il +y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu'il était, il savait être fort +et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. +Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arrêtait, et l'on disait: « Dieu +souterrain, sois-moi propice. » [9] + +On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par +cette prière qu'Électre adresse aux mânes de son père: « Prends pitié de +moi et de mon frère Oreste; fais-le revenir en cette contrée; entends ma +prière, ò mon père; exauce mes voeux en recevant mes libations. » Ces +dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels; car Électre +ajoute: « Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mère et des mains +plus pures. » [10] Ainsi le Hindou demande aux mânes « que dans sa famille +le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup à +donner ». + +Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs +appelaient des _démons_ ou des _héros_. [11] Les Latins leur donnaient le +nom de _Lares, Mânes, Génies_. « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les +Mânes, lorsqu'ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et +ils les appelaient Lares lorsqu'ils étaient bienveillants et propices. » +[12] On lit ailleurs: « Génie et Lare, c'est le même être; ainsi l'ont cru +nos ancêtres. » [13] Et dans Cicéron: « Ceux que les Grecs nomment démons, +nous les appelons Lares. » [14] + +Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu'il y ait eu dans +cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme +adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prières. Il semble +que le sentiment religieux ait commencé par là. C'est peut-être à la vue +de la mort que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et +qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier +mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa +pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au +divin. + +NOTES + +[1] Eschyle, _Choéph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, _Solon_, +21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80. + +[2] Cicéron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cité de Dieu_, IX, 11; +VIII, 26. + +[3] Euripide, _Alceste_, 1003, 1015. + +[4] Cicéron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cité de +Dieu_, VIII, 26. + +[5] Virgile, _Én._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._, +14. Euripide, _Troy._, 96; _Électre_, 513. Suétone, _Néron_, 50. + +[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74. + +[7] _Lois de Manou_, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274. + +[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie +par un songe que les mânes d'Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte +d'envoyer des aliments sur son tombeau. + +[9] Euripide, _Alceste_, 1004 (1016). « On croit que si nous n'avons +aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous +font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les +rendons propices par nos offrandes. » Porphyre, _De abstin._, II, 37. Voy. +Horace, _Odes_, II, 23; Platon, _Lois_, IX, p. 926, 927. + +[10] Eschyle, _Choéph._, 122-135. + +[11] Le sens primitif de ce dernier mot paraît avoir été celui d'homme +mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs, +l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, _Corp. inscript._, nos +1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.--Ph. Lebas, _Monum. de Morée_, +p. 205. Voy. Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au +mort le nom de _daimou_, Euripide, _Alcest._, 1140 et Schol.; Eschyle, +_Pers._, 620. Pausanias, VI, 6. + +[12] Servius, _ad Aen._, III, 63. + +[13] Censorinus, 3. + +[14] Cicéron, _Timée_, 11. Denys d'Halic. traduit _Lar familiaris_ par +[Grec: o chat oichian haeroz] (_Antiq. rom._, IV, 2). + + + + +CHAPITRE III. + +LE FEU SACRÉ. + + +La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il +devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés. [1] +C'était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d'entretenir +le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s'éteindre! Chaque +soir on couvrait les charbons de cendre pour les empêcher de se consumer +entièrement; au réveil le premier soin était de raviver ce feu et de +l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur +l'autel que lorsque la famille avait péri tout entière; foyer éteint, +famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens. [2] + +Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel +se rapportait à une antique croyance. Les règles et les rites que l'on +observait à cet égard, montrent que ce n'était pas là une coutume +insignifiante. Il n'était pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte +de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les espèces qui +pouvaient être employées à cet usage et celles dont il y avait impiété à +se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours +pur; [4] ce qui signifiait, au sens littéral, qu'aucun objet sale ne +devait être jeté dans ce feu, et au sens figuré, qu'aucune action coupable +ne devait être commise en sa présence. Il y avait un jour de l'année, qui +était chez les Romains le 1er mars, où chaque famille devait éteindre son +feu sacré et en rallumer un autre aussitôt. [5] Mais pour se procurer le +feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer. +On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper +avec le fer. Les seuls procédés qui fussent permis, étaient de concentrer +sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux +morceaux de bois d'une espèce déterminée et d'en faire sortir l'étincelle. +[6] Ces différentes règles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens, +il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un élément +utile et agréable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brûlait +sur leurs autels. + +Ce feu était quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un +véritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir +être agréable à un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des +victimes. On réclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui +adressait de ferventes prières pour obtenir de lui ces éternels objets des +désirs humains, santé, richesse, bonheur. Une de ces prières qui nous a +été conservée dans le recueil des hymnes orphiques, est conçue ainsi: +« Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, ô foyer; ô toi qui es +éternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, reçois +de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la santé +qui est si douce. » [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant +qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses +dons, un dieu fort qui protégeait la maison et la famille. En présence +d'un danger on cherchait un refuge auprès de lui. Quand le palais de Priam +est envahi, Hécube entraîne le vieux roi près du foyer: « Tes armes ne +sauraient te défendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protégera tous. » +[8] + +Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son époux. Elle +s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: « O divinité, +maîtresse de cette maison, c'est la dernière fois que je m'incline devant +toi, et que je t'adresse mes prières; car je vais descendre où sont les +morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mère; donne à mon fils +une tendre épouse, à ma fille un noble époux. Fais qu'ils ne meurent pas +comme moi avant l'âge, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une +longue existence. » [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait à son foyer +et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait grâces. Le +soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait échapper +aux périls. Eschyle nous représente Agamemnon revenant de Troie, heureux, +couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa +reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de grâces au foyer qui est +dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une +prière au foyer; à son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses +enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11] + +Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était +fort simple. La première règle était qu'il y eût toujours sur l'autel +quelques charbons ardents; car si le feu s'éteignait, c'était un dieu qui +cessait d'être. A certains moments de la journée, on posait sur le foyer +des herbes sèches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme +éclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice +était d'entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer +le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le +bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brûlant de +la Grèce, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces +offrandes, les dévorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel +et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'était le moment de +l'invoquer; l'hymne de la prière sortait du coeur de l'homme. + +Le repas était l'acte religieux par excellence. Le dieu y présidait. +C'était lui qui avait cuit le pain et préparé les aliments; [12] aussi lui +devait-on une prière au commencement et à la fin du repas. Avant de +manger, on déposait sur l'autel les prémices de la nourriture; avant de +boire, on répandait la libation de vin. C'était la part du dieu. Nul ne +doutait qu'il ne fût présent, qu'il ne mangeât et ne bût; et, de fait, ne +voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fût nourrie des mets +offerts? Ainsi le repas était partagé entre l'homme et le dieu: c'était +une cérémonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble. +[13] Vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits, mais qui +laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de +langage, dont l'incrédule même ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide, +Pétrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la +prière. [14] + +Ce culte du feu sacré n'appartenait pas exclusivement aux populations de +la Grèce et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans +la rédaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma +complètement établie et penchant même vers son déclin; mais elles ont +gardé des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du +foyer, que le culte de Brahma avait reléguée au second rang, mais n'avait +pas pu détruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et +nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais, +comme chez les Grecs, ce ne peut être que le bois de certains arbres +indiqués par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le +vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentée qu'il appelle _soma_. Le +repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont décrits +scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prières au foyer, +comme en Grèce; on lui offre les prémices du repas, le riz, le beurre, le +miel. Il est dit: « Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle +récolte avant d'en avoir offert les prémices au foyer. Car le feu sacré +est avide de grain, et quand il n'est pas honoré, il dévore l'existence du +brahmane négligent. » Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se +figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais +même de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait forcé d'assouvir leur +faim et leur soif, s'il voulait éviter leur colère. + +Chez les Hindous cette divinité du feu est souvent appelée _Agni_. Le Rig- +Véda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressées. Il est dit +dans l'un d'eux: « O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de +l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au père de famille qui +t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un défenseur prudent +et un père; à toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. » Ainsi le +dieu du foyer est, comme en Grèce, une puissance tutélaire. L'homme lui +demande l'abondance: « Fais que la terre soit toujours libérale pour nous. +» Il lui demande la santé: « Que je jouisse longtemps de la lumière, et +que j'arrive à la vieillesse comme le soleil à son couchant. » Il lui +demande même la sagesse: « O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme +qui s'égarait dans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nous +avons marché loin de toi, pardonne-nous. » Ce feu du foyer était, comme en +Grèce, essentiellement pur; il était sévèrement interdit au brahmane d'y +jeter rien de sale, et même de s'y chauffer les pieds. Comme en Grèce, +l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'être +purifié de sa souillure. + +C'est une grande preuve de l'antiquité de ces croyances et de ces +pratiques que de les trouver à la fois chez les hommes des bords de ma +Méditerranée et chez ceux de la presqu'île indienne. Assurément les Grecs +n'ont pas emprunté cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs. +Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient à une même race; +leurs ancêtres, à une époque fort reculée, avaient vécu ensemble dans +l'Asie centrale. C'est là qu'ils avaient conçu d'abord ces croyances et +établi ces rites. La religion du feu sacré date donc de l'époque lointaine +et mystérieuse où il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, +et où il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'étaient séparées les +unes des autres, elles avaient transporté ce culte avec elles, les unes +sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Méditerranée. Plus +tard, parmi ces tribus séparées et qui n'avaient plus de relations entre +elles, les unes ont adoré Brahma, les autres Zeus, les autres Janus; +chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conservé comme un legs +antique la religion première qu'ils avaient conçue et pratiquée au berceau +commun de leur race. + +Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-européens n'en +démontrait pas suffisamment la haute antiquité, on en trouverait d'autres +preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les +sacrifices, même dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athéné, +c'était toujours au foyer qu'on adressait la première invocation. [15] +Toute prière à un dieu, quel qu'il fût, devait commencer et finir par une +prière au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grèce +assemblée était pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De même à Rome la +première adoration était toujours pour Vesta, qui n'était autre que le +foyer; [18] Ovide dit de cette divinité qu'elle occupe la première place +dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons +dans les hymnes du Rig-Véda: « Avant tous les autres dieux il faut +invoquer Agni. Nous prononcerons son nom vénérable avant celui de tous les +autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par +notre sacrifice, toujours à toi s'adresse l'holocauste. » Il est donc +certain qu'à Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le +feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter +et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la +religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer était de +beaucoup antérieur à ces dieux-là. Il avait pris, depuis nombre de +siècles, la première place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et +plus grands n'avaient pas pu l'en déposséder. + +Les symboles de cette religion se modifièrent suivant les âges. Quand les +populations de la Grèce et de l'Italie prirent l'habitude de se +représenter leurs dieux comme des personnes et de donner à chacun d'eux un +nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi +commune que l'intelligence humaine, dans cette période, imposait à toute +religion. L'autel du feu sacré fut personnifié; on l'appela [Grec: +hestia], Vesta; le nom fut le même en latin et en grec, et ne fut pas +d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive +désignait un autel. Par un procédé assez ordinaire, du nom commun on avait +fait un nom propre. Une légende se forma peu à peu. On se figura cette +divinité sous les traits d'une femme, parce que le mot qui désignait +l'autel était du genre féminin. On alla même jusqu'à représenter cette +déesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la +croyance primitive d'après laquelle cette divinité était simplement le feu +de l'autel; et Ovide lui-même était forcé de convenir que Vesta n'était +pas autre chose qu'une « flamme vivante ». [19] + +Si nous rapprochons ce culte du feu sacré du culte des morts, dont nous +parlions tout à l'heure, une relation étroite nous apparaît entre eux. + +Remarquons d'abord que ce feu qui était entretenu sur le foyer n'est pas, +dans la pensée des hommes, le feu de la nature matérielle. Ce qu'on voit +en lui, ce n'est pas l'élément purement physique qui échauffe ou qui +brûle, qui transforme les corps, fond les métaux et se fait le puissant +instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre +nature. C'est un feu pur, qui ne peut être produit qu'à l'aide de certains +rites et n'est entretenu qu'avec certaines espèces de bois. C'est un feu +chaste; l'union des sexes doit être écartée loin de sa présence. [20] On +ne lui demande pas seulement la richesse et la santé; on le prie aussi +pour en obtenir la pureté du coeur, la tempérance, la sagesse. « Rends- +nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages +et chastes. » Le feu du foyer est donc une sorte d'être moral. Il est vrai +qu'il brille, qu'il réchauffe, qu'il cuit l'aliment sacré; mais en même +temps il a une pensée, une conscience; il conçoit des devoirs et veille à +ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la +double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure +l'abondance, il prépare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a +des sentiments et des affections, il donne à l'homme la pureté, il +commande le beau et le bien, il nourrit l'âme. On peut dire qu'il +entretient la vie humaine dans la double série de ses manifestations. Il +est à la fois la source de la richesse, de la santé, de la vertu. C'est +vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a +été relégué au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est +resté ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible à l'homme; il a +été son intermédiaire auprès des dieux de la nature physique; il s'est +chargé de porter au ciel la prière et l'offrande de l'homme et d'apporter +à l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe +du feu sacré la grande Vesta, Vesta fut la déesse vierge; elle ne +représenta dans le monde ni la fécondité ni la puissance; elle fut +l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathématique, la loi +impérieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on aperçut de bonne heure +entre les phénomènes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se +la figura comme une sorte d'âme universelle qui réglait les mouvements +divers des mondes, comme l'âme humaine mettait la règle parmi nos organes. + +Ainsi la pensée des générations primitives se laisse entrevoir. Le +principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans +ce petit monde mystérieux qui est l'homme. + +Ceci nous ramène au culte des morts. Tous les deux sont de la même +antiquité. Ils étaient associés si étroitement que la croyance des anciens +n'en faisait qu'une religion. Foyer, Démons, Héros, dieux Lares, tout cela +était confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columèle +que dans le langage ordinaire on disait indifféremment foyer ou Lare +domestique, et l'on voit encore par Cicéron que l'on ne distinguait pas le +foyer des Pénates, ni les Pénates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans +Servius: « Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi +Virgile a-t-il pu mettre indifféremment, tantôt foyer pour Pénates, tantôt +Pénates pour foyer. » [23] Dans un passage fameux de l'Énéide, Hector dit +à Énée qu'il va lui remettre les Pénates troyens, et c'est le feu du foyer +qu'il lui remet. Dans un autre passage, Énée invoquant ces mêmes dieux les +appelle à la fois Pénates, Lares et Vesta. [24] + +Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou +Héros, n'étaient autres que les âmes des morts auxquelles l'homme +attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces +morts sacrés était toujours attaché au foyer. En adorant l'un, on ne +pouvait pas oublier l'autre. Ils étaient associés dans le respect des +hommes et dans leurs prières. Les descendants, quand ils parlaient du +foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancêtre: « Quitte cette place, +dit Oreste à sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pélops pour +entendre mes paroles. » [25] De même, Énée, parlant du foyer qu'il +transporte à travers les mers, le désigne par le nom de Lare d'Assaracus, +comme s'il voyait dans ce foyer l'âme de son ancêtre. + +Le grammairien Servius, qui était fort instruit des antiquités grecques et +romaines (on les étudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de +Cicéron), dit que c'était un usage très-ancien d'ensevelir les morts dans +les maisons, et il ajoute: « Par suite de cet usage, c'est aussi dans les +maisons qu'on honore les Lares et les Pénates. » [26] Cette phrase établit +nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On +peut donc penser que le foyer domestique n'a été à l'origine que le +symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancêtre +reposait, que le feu y était allumé pour l'honorer, et que ce feu semblait +entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante. + +Ce n'est là qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui +est certain, c'est que les plus anciennes générations, dans la race d'où +sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du +foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature +physique, mais dans l'homme lui-même et qui avait pour objet d'adoration +l'être invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et +qui gouverne notre corps. + +Cette religion ne fut pas toujours également puissante, sur l'âme; elle +s'affaiblit peu à peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des +premiers âges de la race aryenne, elle s'enfonça si profondément dans les +entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne +suffit pas à la déraciner et qu'il fallut le christianisme. + +Nous verrons bientôt quelle action puissante cette religion a exercée sur +les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a été conçue et +établie dans cette époque lointaine où cette race cherchait ses +institutions, et elle a déterminé la voie dans laquelle les peuples ont +marché depuis. + + +NOTES + +[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, _bomoz, eschara, +hestia_; ce dernier finit par prévaloir dans l'usage et fut le mot dont on +désigna ensuite la déesse Vesta. Les Latins appelaient le même autel _ara_ +ou _focus_. + +[2] _Hymnes homér._, XXIX. _Hymnes orph._, LXXXIV. Hésiode, _Opera_, 732. +Eschyle, _Agam._, 1056. Euripide, _Hercul. fur._, 503, 599. Thucydide, I, +136. Aristophane, _Plut._, 795. Caton, _De re rust._, 143. Cicéron, _Pro +Domo_, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, _Epod._, II, 43. Ovide, _A. A._, I, +637. Virgile, II, 512. + +[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. _Felicis_. Plutarque, _Numa_, 9. + +[4] Euripide, _Hercul. fur._, 715. Caton, _De re rust._, 143. Ovide, +_Fast._, III, 698. + +[5] Macrobe, _Saturn._, I, 12. + +[6] Ovide, _Fast_., III:, 148. Festus, v. _Felicis_. Julien, _Oraison à la +louange du soleil_. + +[7] _Hymnes orph._, 84. Plante, _Captiv._, II, 2. Tibulle, I, 9, 74. +Ovide, _A. A._, I, 637. Pline, _H. N._, XVIII, 8. + +[8] Virgile, _En._, II, 523. Horace, _Épit._, I, 5. Ovide, _Trist._, IV, +8, 22. + +[9] Euripide, _Alceste_, 162-168. + +[10] Eschyle, _Agam._, 1015. + +[11] Caton, _De re rust._, 2. Euripide, _Hercul. fur._, 523. + +[12] Ovide. _Fast._, VI, 315. + +[13] Plutarque, _Quest. rom._, 64; _Comm. sur Hésiode_, 44. _Hymnes +homér._, 29. + +[14] Horace, _Sat._ II, 6, 66. Ovide, _Fast_., II, 631. Pétrone, 60. + +[15] Porphyre, _De Abstin. _, II, p. 106; Plutarq., _De frigido_. + +[16] _Hymnes hom._, 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, _Cratyle,_ 18. +_Hesychius,_ _hestias_. Diodore, VI, 2. Aristophane, _Oiseaux,_ 865. + +[17] Pausanias, V, 14. + +[18] Cicéron, _De nat. Deor._, II, 27. Ovide, _Fast._, VI, 304. + +[19] Ovide, _Fast._, VI, 291. + +[20] Hésiode, _Opéra_, 731. Plutarque, _Comm. sur Hés._, frag. 43. + +[21] Tibulle, II, 2. Horace, _Odes_, IV, 11. Ovide, _Trist._, III, 13; V, +5. Les Grecs donnaient à leurs dieux domestiques ou héros l'épithète de +_ephestioi_ ou _hestioeuchoi_. + +[22] Plaute, _Aulul._, II, 7, 16: _In foco nostro Lari._ Columèle, XI, 1, +19: _Larem focumque familiarem_. Cicéron, _Pro domo_, 41; _Pro Quintio_, +27, 28. + +[23] Servius, _in Aen._, III, 134. + +[24] Virgile, IX, 259; V, 744. + +[25] Euripide, _Oreste_, 1140-1142. + +[26] Servius, _in Aen._, V, 84; VI, 152. Voy. Platon, _Minos_, p. 315. + + + + +CHAPITRE IV. + +LA RELIGION DOMESTIQUE. + + +Il ne faut pas se représenter cette antique religion comme celles qui ont +été fondées plus tard dans l'humanité plus avancée. Depuis un assez grand +nombre de siècles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse +qu'à deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique; +l'autre est qu'elle s'adresse à tous les hommes et soit accessible à tous, +sans repousser systématiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette +religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions. +Non seulement elle n'offrait pas à l'adoration des hommes un dieu unique; +mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes. +Ils ne se présentaient pas comme étant les dieux du genre humain. Ils ne +ressemblaient même, pas à Brahma qui était au moins le dieu de toute une +grande caste, ni à Zeus Panhellénien qui était celui de toute une nation. +Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait être adoré que par +une famille. La religion était purement domestique. + +Il faut éclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela +la relation très-étroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la +constitution de la famille grecque et romaine. + +Le culte des morts ne ressemblait en aucune manière à celui que les +chrétiens ont pour les saints. Une des premières règles de ce culte était +qu'il ne pouvait être rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui +appartenaient par le sang. Les funérailles ne pouvaient être +religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas +funèbre qui se renouvelait ensuite à des époques déterminées, la famille +seule avait le droit d'y assister, et tout étranger en était sévèrement +exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main +des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La présence d'un +homme qui n'était pas de la famille troublait le repos des mânes. Aussi la +loi interdisait-elle à l'étranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du +pied, même par mégarde, une sépulture, était un acte impie, pour lequel il +fallait apaiser le mort et se purifier soi-même. Le mot par lequel les +anciens désignaient le culte des morts est significatif; les Grecs +disaient _patriazein_, les Latins disaient _parentare_. C'est que la +prière et l'offrande n'étaient adressées par chacun qu'à ses pères. Le +culte des morts était uniquement le culte des ancêtres. [3] Lucien, tout +en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand +il dit: « Le mort qui n'a pas laissé de fils ne reçoit pas d'offrandes, et +il est exposé à une faim perpétuelle. » [4] + +Dans l'Inde comme en Grèce, l'offrande ne pouvait être faite à un mort que +par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi +athénienne, défendait d'admettre un étranger, fût-ce un ami, au repas +funèbre. Il était si nécessaire que ces repas fussent offerts par les +descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les +mânes, dans leur séjour, prononçaient souvent ce voeu: « Puisse-t-il +naître successivement de notre lignée des fils qui nous offrent dans toute +la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre +clarifié. » [5] + +Il suivait de là qu'en Grèce et à Rome, comme dans l'Inde, le fils avait +le devoir de faire les libations et les sacrifices aux mânes de son père +et de tous ses aïeux. Manquer à ce devoir était l'impiété la plus grave +qu'on pût commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait déchoir +les morts et anéantissait leur bonheur. Cette négligence n'était pas moins +qu'un véritable parricide multiplié autant de fois qu'il y avait +d'ancêtres dans la famille. + +Si, au contraire, les sacrifices étaient toujours accomplis suivant les +rites, si les aliments étaient portés sur le tombeau aux jours fixés, +alors l'ancêtre devenait un dieu protecteur. Hostile à tous ceux qui ne +descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de +maladie s'ils approchaient, pour les siens il était bon et secourable. + +Il y avait un échange perpétuel de bons offices entre les vivants et les +morts de chaque famille. L'ancêtre recevait de ses descendants la série +des repas funèbres, c'est-à-dire les seules jouissances qu'il pût avoir +dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancêtre l'aide et la +force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer +du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s'établissait entre +toutes les générations d'une même famille et en faisait un corps +éternellement inséparable. + +Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l'un après +l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la +maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en +entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs +pères, et chaque fois leur adressassent une invocation ». [6] Ainsi +l'ancêtre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours présent, +il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui +immortel, lui heureux, lui divin, il s'intéressait à ce qu'il avait laissé +de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la +faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon +l'expression antique, ne s'était pas encore acquitté de l'existence, +celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis; c'étaient ses pères. +Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse; dans le +chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, +après une faute son pardon. + +Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd'hui à comprendre que +l'homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l'homme un dieu nous +semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile +de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eût été à eux +d'imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idée +de la création; dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que +le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur +paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce +sentiment ait été bien naturel et bien puissant, car il apparaît, comme +principe d'une religion à l'origine de presque toutes les sociétés +humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Gètes et +les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau- +Monde. [7] + +Le feu sacré, qui était associé si étroitement au culte des morts, avait +aussi pour caractère essentiel d'appartenir en propre à chaque famille. Il +représentait les ancêtres; [8] il était la providence d'une famille, et +n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui était une +autre providence. Chaque foyer protégeait les siens et repoussait +l'étranger. + +Toute cette religion était renfermée dans l'enceinte de chaque maison. Le +culte n'en était pas public. Toutes les cérémonies, au contraire, en +étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille seule, +elles étaient cachées à l'étranger. [9] Le foyer n'était jamais placé ni +hors de la maison ni même près de la porte extérieure, où on l'aurait trop +bien vu. Les Grecs le plaçaient toujours dans une enceinte [10] qui le +protégeait contre le contact et même le regard des profanes. Les Romains +le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares, +Mânes, on les appelait les dieux cachés ou les dieux de l'intérieur. [11] +Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une +cérémonie fût aperçue par un étranger, elle était troublée, souillée, +funestée par ce seul regard. + +Pour cette religion domestique, il n'y avait ni règles uniformes, ni +rituel commun. Chaque famille avait l'indépendance la plus complète. Nulle +puissance extérieure n'avait le droit de régler son culte ou sa croyance. +Il n'y avait pas d'autre prêtre que le père; comme prêtre, il ne +connaissait aucune hiérarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athènes +pouvait bien s'assurer que le père de famille accomplissait tous ses rites +religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre +modification. _Suo quisque ritu sacrificia faciat_, telle était la règle +absolue. [13] Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres, +ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes. [14] Le +père, seul interprète et seul pontife de sa religion, avait seul le +pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'à son fils. Les +rites, les termes de la prière, les chants, qui faisaient partie +essentielle de cette religion domestique, étaient un patrimoine, une +propriété sacrée, que la famille ne partageait avec personne et qu'il +était même interdit de révéler aux étrangers. Il en était ainsi dans +l'Inde: « Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que +je tiens de ma famille et que mon père m'a transmis. » [15] + +Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison, +chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protégeait qu'une famille et +n'était dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer +qu'une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par +l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait été +enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans +l'esprit humain; son berceau a été la famille; chaque famille s'est fait +ses dieux. + +Cette religion ne pouvait se propager que par la génération. Le père, en +donnant la vie à son fils, lui donnait en même temps sa croyance, son +culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funèbre, de +prononcer les formules de prière. La génération établissait un lien +mystérieux entre l'enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la +famille. Ces dieux étaient sa famille même, [Grec: theoi engeneis]; +c'était son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en +naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme +aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinisé lui-même, il devait être +compté à son tour parmi ces dieux de la famille. + +Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne +se propageait que de mâle en mâle. Cela tenait sans nul doute à l'idée que +les hommes se faisaient de la génération [17]. La croyance des âges +primitifs, telle qu'on la trouve dans les Védas et qu'on en voit des +vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir +reproducteur résidait exclusivement dans le père. Le père seul possédait +le principe mystérieux de l'être et transmettait l'étincelle de vie. Il +est résulté de cette vieille opinion qu'il fut de règle que le culte +domestique passât toujours de mâle en mâle, que la femme n'y participât +que par l'intermédiaire de son père ou de son mari, et enfin qu'après la +mort la femme n'eût pas la même part que l'homme au culte et aux +cérémonies du repas funèbre. Il en est résulté encore d'autres +conséquences très-graves dans le droit privé et dans la constitution de la +famille; nous les verrons plus loin. + + +NOTES + +[1] Cicéron, _De legib._, II, 26. Varron, _L. L._, VI, 13: _Ferunt epulas +ad sepulcrum quibus jus ibi parentare._ Gaius, II, 5, 6: _Si modo mortui +funits ad nos pertineat._ Plutarque, _Solon_. + +[2] _Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum_. Cicéron, +_De legib._, II, 26. Plutarque, _Solon_, 21. Démosthènes, _in Timocr_. +Isée, I. + +[3] Du moins à l'origine; car ensuite les cités ont eu leurs héros +topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin. + +[4] Lucien, _De luctu_. + +[5] _Lois de Manou_, III, 138; III, 274. + +[6] Euripide, _Hélène_, 1163-1168. + +[7] Chez les Étrusques et les Romains il était d'usage que chaque famille +religieuse gardât les images de ses ancêtres rangées autour de l'atrium. +Ces images étaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles? + +[8] [Grec: Hestia patroa], _focus patrius_. De même dans les Védas Agui +est encore invoque quelquefois comme dieu domestique. + +[9] Isée, VIII, 17, 18. + +[10] Cette enceinte était appelée _herchos_. + +[11] [Grec: Theoi mychioi], _dii Pénates_. + +[12] Cicéron, _De arusp. resp._, 17. + +[13] Varron, _De ling. lat._, VII, 88. + +[14] Hésiode, _Opera_, 753. Macrobe, _Sat._, I, 10. Cic., _De legib._, II, +11. + +[15] _Rig-Véda_, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent +souvent les rites particuliers à chaque famille: VIII, 3; IX, 7. + +[16] Sophocle, _Antig._, 199; _Ibid._, 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi] +dans Aristophane, _Guêpes_, 388; Eschyle, _Pers._, 404; Sophocle, +_Électre_, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, _Lois_, V, p. 729; _Di +Generis_, Ovide, _Fast._, II. + +[17] Les Védas appellent le feu sacré la cause de la postérité masculine. +Voy. le _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 139. + + + + +LIVRE II. + +LA FAMILLE. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE. + + +Si nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes +générations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour +de cet autel la famille assemblée. Elle se réunit chaque matin pour +adresser au foyer ses premières prières, chaque soir pour l'invoquer une +dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès de +lui pour le repas qu'elle se partage pieusement après la prière et la +libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes +que ses pères lui ont légués. + +Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. +C'est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs +générations d'ancêtres; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés +dans cette seconde existence, et continuent à former une famille +indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la +famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison +du tombeau. A certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa +religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils +leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent +les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d'une victime. +En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection; ils les +appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la +maison prospère, les coeurs vertueux. + +Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la génération. Ce +qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le +frère, c'est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complètement +d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des +lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin. + +Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le +droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il +peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le père peut +chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession, +c'est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des +idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction +flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection +naturelle. [2] + +Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la +naissance ni l'affection n'étaient le fondement de la famille romaine, ont +cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou +maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale. +Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formée, à moins que ce ne +soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les +enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force à +l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorité +paternelle ou maritale, loin d'avoir été une cause première, a été elle- +même un effet; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle. +Elle n'est donc pas le principe qui a constitué la famille. + +Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus +puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est +la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un +corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une +association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi +verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptée qu'autant +que la cérémonie sacrée du mariage l'aura initiée au culte; que le fils +n'y comptera plus, s'il a renoncé au culte ou s'il a été émancipé; que +l'adopté y sera, au contraire, un véritable fils, parce que, s'il n'a pas +le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte; +que le légataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura +pas la succession; qu'enfin la parenté et le droit à l'héritage seront +réglés, non d'après la naissance, mais d'après les droits de participation +au culte tels que la religion les a établis. Ce n'est sans doute pas la +religion qui a créé la famille, mais c'est elle assurément qui lui a donné +ses règles, et de là est venu que la famille antique a eu une constitution +si différente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels +avaient été seuls à la fonder. + +L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une +famille; on disait _epistion_, mot qui signifie littéralement _ce qui est +auprès d'un foyer_. Une famille était un groupe de personnes auxquelles la +religion permettait d'invoquer le même foyer et d'offrir le repas funèbre +aux mêmes ancêtres. + + +NOTES + +[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il +n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont +obscurcies. Les mots _taphos patroos, taphos ton progonon_ reviennent sans +cesse chez les Grecs, comme chez les Latins _tumulus patrius_ ou _avitus, +sepulcrum gentis_. Voy. Démosthènes, _in Eubul._, 28; _in Macart._, 79. +Lycurgue, _in Leocr._, 25. Cicéron, _De offic._, I, 17. _De legib._, II, +22: _mortuum extra gentem inferri fas negant_. Ovide, _Trist_., IV, 3, 45. +Velleius, II, 119. Suétone, _Néron_, 50; _Tibère_, 1. Digeste, XI, 5; +XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait +nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On +raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les +Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières +contenant leur nom et celui de leur père, afin qu'en cas de mort le corps +pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau +paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, _Sept._, 889 (914), [Grec: taphon +patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage; +quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à +telle famille et a droit à l'héritage, ils ne manquent guère de dire que +le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille. + +[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous +verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées. + + + + +CHAPITRE II + +LE MARIAGE. + + +La première institution que la religion domestique ait établie, fut +vraisemblablement le mariage. + +Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se +transmettait de mâle en mâle, n'appartenait pourtant pas exclusivement à +l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes +religieux de son père; mariée, à ceux de son mari. + +On pressent par cela seul le caractère essentiel de l'union conjugale chez +les anciens. Deux familles vivent à côté l'une de l'autre; mais elles ont +des dieux différents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part, +depuis son enfance, à la religion de son père; elle invoque son foyer; +elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de +guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de +ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la +famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre +chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le +foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l'époux. Il +s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer +d'autres prières. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se +mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connaît pas. Qu'elle n'espère +pas rester fidèle à l'un en honorant l'autre; car dans cette religion +c'est un principe immuable qu'une même personne ne peut pas invoquer deux +foyers ni deux séries d'ancêtres. « A partir du mariage, dit un ancien, la +femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères; +elle sacrifie au foyer du mari. » [1] + +Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave +pour l'époux. Car cette religion veut que l'on soit né près du foyer pour +qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire près de +son foyer une étrangère; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de +son culte; il lui révélera les rites et les formules qui sont le +patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus précieux que cet héritage; +ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses pères, c'est ce qui +le protège dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur, +la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire, +comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme +à la partager avec lui. + +Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de +quelle importance était pour eux l'union conjugale, et combien +l'intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que +par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu'elle +allait suivre désormais? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la +naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination +ou d'adoption? + +Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands +effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le +mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui +vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux +usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de +désigner le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le +désignait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie cérémonie +sacrée; [3] comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la +cérémonie sacrée par excellence. + +Or la religion qui faisait le mariage n'était pas celle de Jupiter, de +Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La cérémonie n'avait pas lieu dans +un temple; elle était accomplie dans la maison, et c'était le dieu +domestique qui y présidait. A la vérité, quand la religion des dieux du +ciel devint prépondérante, on ne put s'empêcher de les invoquer aussi dans +les prières du mariage; on prit même l'habitude de se rendre préalablement +dans des temples et d'offrir à ces dieux des sacrifices, que l'on appelait +les préludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de +la cérémonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique. + +Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de +trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, [Grec: +egguaesis]; le troisième au foyer du mari, [Grec: telos]; le second était +le passage de l'un à l'autre, [Grec: pompae]. [5] + +1° Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré +ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il +déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au +jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage. +Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l'heure, adorer le foyer +de l'époux, si son père ne l'avait pas préalablement détachée du foyer +paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être +dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première. + +2° La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c'est +le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener +la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les +Grecs d'un caractère sacerdotal et qu'ils appelaient hérauts. La jeune +fille est ordinairement placée sur un char; elle a le visage couvert d'un +voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent +l'occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte. +Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les +actes religieux. On la précède en portant un flambeau; c'est le flambeau +nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne +religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet +hymne l'_hyménée_, et l'importance de ce chant sacré était si grande que +l'on donnait son nom à la cérémonie tout entière. + +La jeune fille n'entre pas d'elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut +que son mari l'enlève, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris +et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la défendre. Pourquoi ce +rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu +probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va +s'accomplir dans cette maison, c'est une cérémonie religieuse. Ne veut-on +pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n'y +a par elle-même aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa +volonté, et qu'il faut que le maître du lieu et du dieu l'y introduise par +un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, après une lutte simulée, +l'époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en +ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil. + +Ce qui précède n'est que l'apprêt et le prélude de la cérémonie. L'acte +sacré va commencer dans la maison. + +3° On approche du foyer, l'épouse est mise en présence de la divinité +domestique. Elle est arrosée d'eau lustrale; elle touche le feu sacré. Des +prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain. + +Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une +prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux +en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux +domestiques. + +Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait +comme lui trois actes, _traditio, deductio in domum, confarreatio_. [6] + +1° La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachée +à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermédiaire du +père de famille, il n'y a que l'autorité du père qui puisse l'en détacher. +La _tradition_ est donc une formalité indispensable. + +2° La jeune fille est conduite à la maison de l'époux. Comme en Grèce, +elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède +le cortège. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles +de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s'accommodant aux +variations des croyances ou à celles du langage; mais le refrain +sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré: c'était le mot +_Talassie_, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas +mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui +était probablement le reste sacré et inviolable d'une antique formule. + +Le cortège s'arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune +fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'emblème de la divinité domestique; +l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes +religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en +Grèce, simuler l'enlèvement. L'époux doit la soulever dans ses bras, et la +porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent. + +3° L'épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où +tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés, autour +du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent +la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de +fleur de farine (_panis farreus_). + +Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et +sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l'union sainte de +l'époux et de l'épouse. [7] Dès lors ils sont associés dans le même culte. +La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes +fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les +jurisconsultes nous ont conservée: _Nuptiae sunt divini juris et humani +communicatio_. Et cette autre: _Uxor socia humanae rei atque divinae_. [8] +C'est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette +femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont +introduite dans la maison. + +La femme ainsi mariée a encore le culte des morts; mais ce n'est plus à +ses propres ancêtres qu'elle porte le repas funèbre; elle n'a plus ce +droit. Le mariage l'a détachée complètement de la famille de son père, et +a brisé tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux +ancêtres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille; +ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde +naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, _filiae loco_, disent +les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux +religions domestiques; la femme est tout entière dans la famille et la +religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le +droit de succession. + +L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo- +européenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre. +Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose +qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux +époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La +cérémonie des noces était d'ailleurs si solennelle et produisait de si +graves effets qu'on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l'aient +crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une +telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie. + +On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût +presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le +mariage par _coemptio_ ou par _usus_. Mais la dissolution du mariage +religieux était fort difficile. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée +était nécessaire; car la religion seule pouvait délier ce que la religion +avait uni. L'effet de la _confarreatio_ ne pouvait être détruit que par la +_diffarreatio_. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour +la dernière fois devant le foyer commun; un prêtre et des témoins étaient +présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de +fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le +repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d'un +caractère étrange, sévère, haineux, effrayant, [10] une sorte de +malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari. +Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant, +toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était +dissous. + + +NOTES + +[1] Étienne de Byzance, [Grec: patra]. + +[2] [Grec: thyein gamon], _sacrum nuptiale_. + +[3] Pollux, III, 3, 38. + +[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38. + +[5] Homère, _Il._, XVIII, 391. Hésiode, _Scutum_, v. 275. Hérodote, VI, +129, 130. Plutarque, _Thésée_, 10; _Lycurg._, passim; _Solon_, 20; +_Aristide_, 20; _Quest. gr._, 27. Démosthènes, _in Stephanum_, II. Isée, +III, 39. Euripide, _Hélène_, 722-725; _Phén._, 345. Harpocration, v. +[Grec: +Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. -- Même usage chez les Macédoniens. Quinte- +Curce, VIII, 16. + +[6] Varron, _L. L._, V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, _Fast._, II, +558. Plutarque, _Quest. rom._, 1 et 29; _Romul._, 15. Pline, _H. N._, +XVIII, 3. Tacite, _Ann._, IV, 16; XI, 27. Juvénal, _Sat._, X., 329-336. +Gaius, _Inst._, 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. +_Rapi_. Macrobe, _Sat._, I, 15. Servius, _ad. Aen._, IV, 168. -- Mêmes +usages chez les Étrusques, Varron, _De re rust._, II, 4. -- Mêmes usages +chez les anciens Hindous, _Lois de Manou_, III, 27-30, 172; V, 152; VIII, +227; IX, 194. _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 166, 167, 236. + +[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent +usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous +suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien; +car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à +mesure qu'elles s'affaiblissaient. + +[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse, +II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Étienne de Byz., [Grec: +patra]. + +[9] Festus, v. _Diffarreatio_. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On +lit dans une inscription: _Sacerdos confarreationum et diffarreationum_. +Orelli, n° 2648. + +[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, _Quest. rom._, 50. + + + + +CHAPITRE III + +DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE; CÉLIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE +STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE. + + +Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû, ont +constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de ses règles. + +On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux +et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le +repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il y avait déchéance +pour le mort, qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car +lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie +future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments; +elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite +qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants +avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la +série des repas funèbres qui devaient assurer à ses mânes le repos et le +bonheur. + +Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les +anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dût se +perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne +s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre +sujet d'inquiétude que celui-là. Leur unique pensée, comme leur unique +intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter +les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts +répétaient sans cesse: « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des +fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » L'Hindou disait +encore: « L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de +cette famille; les ancêtres privés de l'offrande des gâteaux tombent au +séjour des malheureux. » [1] + +Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. S'ils +ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances +aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient, +du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions. +A Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce +qu'aucune famille ne vînt à s'éteindre. [2] De même la loi romaine était +attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un +discours d'un orateur athénien: « Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il +doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa +famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre +le culte qui est dû aux morts. » [4] Chacun avait donc un intérêt puissant +à laisser un fils après soi, convaincu qu'il y allait de son immortalité +heureuse. C'était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne +devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou +appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour +l'accomplissement du devoir ». + +Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la +famille antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle +ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il +faut se représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont +pas encore altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux, +précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa +piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion +disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses +morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt +de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte. + +En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété +grave et un malheur; une impiété, parce que le célibataire mettait en +péril le bonheur des mânes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne +devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas +connaître « ce qui réjouit les mânes ». C'était à la fois pour lui et pour +ses ancêtres une sorte de damnation. + +On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances religieuses durent +longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que, +dès qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une +chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les +vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les +jeunes gens à se marier. [5] Le traité des lois de Cicéron, traité qui +reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes +lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat. [6] A Sparte, la +législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui +ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le +célibat cessa d'être défendu par les lois, il le fut encore par les +moeurs. Il paraît enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de +villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit. [8] Cela +était conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait +à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que +la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard; on l'avait +introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte; il ne devait pas +quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui. + +Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer +la religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le +bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et +les Latins _spurius_, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion +assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas à lui seul +la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils né d'une +femme qui n'avait pas été associée au culte de l'époux par la cérémonie du +mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte. [9] Il n'avait pas +le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour +lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit +à l'héritage. + +Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son +objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et +qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. +L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en +unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un +troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la +formule sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage: _Ducere +uxorem liberûm quaerendorum causa_, disaient les Romains; _paidonep' aroto +gnaesion_, disaient les Grecs. [10] + +Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il +semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce +dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens; il est même possible +qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que +« la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans ». [11] Que le devoir +fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant +Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs +femmes parce qu'elles étaient stériles. [12] Pour ce qui est de Rome, on +connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier +que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu- +Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce, +parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec +tendresse et n'avait qu'à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son +amour à la religion du serment, parce qu'il avait juré (dans la formule du +mariage) qu'il la prenait pour épouse afin d'avoir des enfants. » [13] + +La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre; toute +affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue. +Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins +que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait +se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme. +L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari, et +continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous; +nous les retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte. [14] +Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant +tous les autres! + +A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage +de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche +parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt. [15] + +La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet +la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où +elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et +appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se +continuait, comme le culte, que par les mâles: fait capital, dont on verra +plus loin les conséquences. + +C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire; c'était lui +que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les +vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de +ses ancêtres et s'assure à lui-même l'immortalité. » Ce fils n'était pas +moins précieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les +sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la +religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le +sauveur du foyer paternel. [16] + +L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux. +Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de +maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait +prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La +naissance ne formait que le lien physique; la déclaration du père +constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également +obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde. + +Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une +sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le +neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le +douzième. [17] Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des +témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au +dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui +faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré. [18] Cette cérémonie +avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui +ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par +le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A +partir de ce moment l'enfant était admis dans cette sorte de société +sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la +religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières; +il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un +ancêtre honoré. + + +NOTES + +[1] Bhagavad-Gita, I, 40. + +[2] Isée, VII, 30-32. + +[3] Cicéron, _De legib._, II, 19. + +[4] Isée, VII, 30. + +[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22. + +[6] Cicéron, _De legib._, III, 2. + +[7] Plutarque, _Lycurg.; Apophth. des Lacédémoniens_. + +[8] Pollux, III, 48. + +[9] Isée, VII. Démosthènes, _in Macart._ + +[10] Ménandre, _fr._ 185, _éd. Didot._ Alciphron, I, 16. Eschyle, +_Agam._,1166, _éd. Hermann_. + +[11] _Lois de Manou_, IX, 81. + +[12] Hérodote, V, 39; VI, 61. + +[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25. + +[14] Xénophon, _Gouv. des Lacéd._ Plutarque, _Solon_, 20. _Lois de Manou_, +IX, 121. + +[15] _Lois de Manou_, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, +_Deutéronome_, 25. + +[16] Eschyle, _Choéph._, 264 (262). + +[17] Aristophane, _Oiseaux_, 922. Démosthènes, _in Boeot._, p. 1016. +Macrobe, _Sat._, I, 17. _Lois de Manou_, II, 30. + +[18] Platon, _Thééthète_. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec: +Amphidomia]. + + + + +CHAPITRE IV. + +DE L'ADOPTION ET DE L'ÉMANCIPATION. + + +Le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit +d'adoption chez les anciens. La même religion qui obligeait l'homme à se +marier, qui prononçait le divorce en cas de stérilité, qui, en cas +d'impuissance ou de mort prématurée, substituait au mari un parent, +offrait encore à la famille une dernière ressource pour échapper au +malheur si redouté de l'extinction; cette ressource était le droit +d'adopter. + +« Celui à qui la nature n'a pas donné de fils, peut en adopter un, pour +que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux +législateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur +athénien dans un procès où l'on contestait à un fils adoptif la légitimité +de son adoption. Le défendeur nous montre d'abord pour quel motif on +adoptait un fils: « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants; +il tenait à laisser après lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire +dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui +arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à +lui-même, mais à celui qui l'a adopté; Ménéclès est mort, mais c'est +encore l'intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si vous annulez mon +adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après +lui, qu'en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que +nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu'enfin il sera sans culte. » +[2] + +Adopter un fils, c'était donc veiller à la perpétuité de la religion +domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres, +au repos des mânes des ancêtres. L'adoption n'ayant sa raison d'être que +dans la nécessité de prévenir l'extinction d'un culte, il suivait de là +qu'elle n'était permise qu'à celui qui n'avait pas de fils. La loi des +Hindous est formelle à cet égard. [3] Celle d'Athènes ne l'est pas moins; +tout le plaidoyer de Démosthènes contre Léocharès en est la preuve. [4] +Aucun texte précis ne prouve qu'il en fût de même dans l'ancien droit +romain, et nous savons qu'au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir +des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il paraît pourtant que +ce point n'était pas admis en droit au temps de Cicéron; car dans un de +ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: « Quel est le droit qui régit +l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'âge à ne plus avoir +d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherché à en avoir? Adopter, c'est +demander à la religion et à la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la +nature. » [5] Cicéron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce +que l'homme qui l'a adopté a déjà un fils, et il s'écrie que cette +adoption est contraire au droit religieux. + +Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier à son culte, +« l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses pénates ». +[6] Aussi l'adoption s'opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît +avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là +le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux, +objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père +adoptif. On disait de lui _in sacra transiit_, il est passé au culte de sa +nouvelle famille. [7] + +Par cela même il renonçait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en +effet, que d'après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas +sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d'ancêtres. Admis dans une +nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n'avait +plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naître et ne pouvait plus +offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance +était brisé; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si +complètement étranger à son ancienne famille que, s'il venait à mourir, +son père naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funérailles et +de conduire son convoi. Le fils adopté ne pouvait plus rentrer dans son +ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un +fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait +que, la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en +sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9] + +A l'adoption correspondait comme corrélatif l'émancipation. Pour qu'un +fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu'il +eût pu sortir de l'ancienne, c'est-à-dire qu'il eût été affranchi de sa +religion. [10] Le principal effet de l'émancipation était le renoncement +au culte de la famille où l'on était né. Les Romains désignaient cet acte +par le nom bien significatif de _sacrorum detestatio_. [11] + + +NOTES + +[1] _Lois de Manou_, IX, 10. + +[2] Isée, II, 10-46. + +[3] _Lois de Manou_, IX, 168, 174. _Dattaca-Sandrica_, tr. Orianne, p. +260. + +[4] Voy. aussi Isée, II, 11-14. + +[5] Cicéron, _Pro domo_, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19. + +[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isée, VII. _Venire in sacra_, Cicéron, _Pro +domo_, 13; _in penates adsciscere_, Tacite, _Hist._, I, 15. + +[7] Valère-Maxime, VII, 7. + +[8] _Amissis sacris paternis_, Cicéron, _ibid_. + +[9] Isée, VI, 44; X, 11. Démosthènes, _contre Léocharès_, Antiphon, +_Frag._, 15. Comparez les _Lois de Manou_, IX, 142. + +[10] _Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se +abdicaret ab ea in qua natus fuerat._ Servius. _ad Aen._, II, 156. + +[11] Aulu-Gelle, XV, 27. + + + + +CHAPITRE V. + +DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION. + + +Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux domestiques. +[1] Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre +qu'ils pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même +tombeau. C'était, en effet, la religion domestique qui constituait la +parenté. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les +mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre. + +Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au +foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne +s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de +cette règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par les femmes. +Dans l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni +l'être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas +d'ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers; le fils +n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du père. [2] +Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mère elle-même, le jour où +les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une +manière absolue à sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le +repas funèbre aux ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur +fille, et elle ne l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce +qu'elle n'était plus censée descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien +religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. A plus forte +raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille. + +Le principe de la parenté n'était pas la naissance; c'était le culte. Cela +se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de famille, deux fois par +mois, offre le repas funèbre; il présente un gâteau aux mânes de son père, +un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père +paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère, ni +au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la +même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième +ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère; c'est une +simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funèbre; +et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que l'on compte la +parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas +funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en +trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents. +Ils se disent _samanodacas_ si l'ancêtre commun est de ceux à qui l'on +n'offre que la libation d'eau, _sapindas_ s'il est de ceux à qui le gâteau +est présenté. [3] A compter d'après nos usages, la parenté des _sapindas_ +irait jusqu'au septième degré, et celle des _samanodacas_ jusqu'au +quatorzième. Dans l'un et l'autre cas la parenté se reconnaît à ce qu'on +fait l'offrande à un même ancêtre; et l'on voit que dans ce système la +parenté par les femmes ne peut pas être admise. + +Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les +jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème +devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la +religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de +mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens +que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant +toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs. +[4] La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y +avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre +chose que la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine. + +Pour rendre cette vérité plus claire., traçons le tableau d'une famille +romaine. + + L. Cornélius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ. + | + ---------------------------------------------------- + | | + Publius Scipio Cn. Scipio + | | + --------------------------- | + | | | +Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica + | | | + | --------------------- | + | | | | +Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie, P. Scip. Nasica + | | ép. de Sempr. Gracchus | + | | | | + | | | | +Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip. Serapio. + +Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l'an 140 avant +Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous +parents entre eux? Ils le seraient d'après nos idées, modernes; ils ne +l'étaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils +avaient le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient les +offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui +reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre; en +remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius +Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans +la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus +et Scipion Émilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les +appellerait _sapindas_. + +D'autre part, Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornélius +Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont +donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait _samanodacas_. +Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont +agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième +l'est avec eux au huitième. + +Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos +coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, +n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe, en +effet, pour Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions; +ni lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la +religion. Il n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius; c'est, à eux +qu'il offre le repas funèbre; en remontant la série de ses ascendants, il +ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne +sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette +parenté, il faut le lien du culte. + +On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères +consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on +ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe +immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la +naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le +fils que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son +père. L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte, +devenait l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est +vrai que c'était la religion qui fixait la parenté. + +Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome, +où la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure +que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut, +et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains +appelèrent _cognatio_ cette sorte de parenté qui était absolument +indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les +jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à Justinien, on voit les deux systèmes +de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au +temps des Douze Tables, la seule parenté d'agnation était connue, et seule +elle conférait des droits à l'héritage. On verra plus loin qu'il en a été +de même chez les Grecs. + + +NOTES + +[1] Platon, _Lois_, V, p. 729. + +[2] _Patris, non matris familiam sequitur_. Digeste, liv. 50, tit. 16, § +196. + +[3] _Lois de Manou_, V, 60; _Mitakchara_, tr. Orianne, p. 213. + +[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2; +III, 5. + + + + +CHAPITRE VI. + +LE DROIT DE PROPRIÉTÉ. + + +Voici une institution des anciens dont il ne faut +pas nous faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les +anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus +ceux des générations présentes; il en est résulté que les lois par +lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres. + +On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez +elles la propriété privée; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et +péniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile problème, à l'origine des +sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un +tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire: Cette +terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares +conçoivent le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le +comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la +terre n'appartenait à personne; chaque année la tribu assignait à chacun +de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l'année suivante. +Le Germain était propriétaire de la moisson; il ne l'était pas de la +terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et +chez, quelques peuples slaves. + +Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité +la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne +trouve pas une époque où la terre ait été commune; [1] et l'on ne voit non +plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité +chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les +races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui accordent +au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa récolte, +c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens +étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus +grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'était +donc pas maître du blé qu'il avait récolté; mais en même temps, par une +contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La +terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la +conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée +à celle qui paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson +d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi. + +Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et +solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes: la religion +domestique, la famille, le droit de propriété; trois choses qui ont eu +entre elles, à l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir +été inséparables. + +L'idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille +avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que +par elle, ne protégeaient qu'elle; ils étaient sa propriété. + +Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un +rapport mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de +la vie sédentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit être posé sur le +sol; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la +famille veut avoir une demeure fixe; matériellement, il est difficile de +transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est +plus difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité +le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. +Quand on pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera +toujours à cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour, +non pas même pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette +famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le +sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il +la fait sienne; elle est sa propriété. + +Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupée +autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même. L'idée de +domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer +l'est au sol; une relation étroite s'établit donc entre le sol et la +famille. Là doit être sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas à +quitter, à moins qu'une nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le +foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient; +elle est sa propriété, propriété non d'un homme seulement, mais d'une +famille dont les différents membres doivent venir l'un après l'autre +naître et mourir là. + +Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités +distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si +vrai que le mariage même entre deux familles n'établit pas d'alliance +entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé nettement +de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'étranger en approche au +moment où les cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il ait vue +sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux cachés, [Grec: +muchioi], ou les dieux intérieurs, _Penates_. Pour que cette règle +religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, à une certaine +distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formée par une +haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle +soit, elle marque la limite qui sépare le domaine d'un foyer du domaine +d'un autre foyer. Cette enceinte est réputée sacrée. [3] Il y a impiété à +la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi +donne-t-on à ce dieu l'épithète de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte +tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain, +la marque la plus irrécusable du droit de propriété. + +Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacrée +que les Grecs appellent _herchos_ et les Latins _herctum_, c'est l'enclos +assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit +champ qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons +aux âges suivants: la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie, +et elle a bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées; elles ne sont +pourtant pas contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de +moindres proportions; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à +un fossé, à un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de +largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la +mitoyenneté est une chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être +commun à deux maisons; car alors l'enceinte sacrée des dieux domestiques +aurait disparu. A Rome, la loi fixe à deux pieds et demi la largeur de +l'espace libre qui doit toujours séparer deux maisons, et cet espace est +consacré au « dieu de l'enceinte ». [5] + +Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté +n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère n'y a jamais été +connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des institutions auxquelles +la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune +époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du +village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille, +ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur +le sol, son domicile isolé, sa propriété. + +Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à bâtir des +maisons. [6] En effet, l'homme qui était fixé par sa religion à une place +qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever +en cet endroit une construction solide. La tente convient à l'Arabe, le +chariot au Tartare; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut +une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la +maison de pierre. On n'a pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais +pour la famille dont les générations devaient se succéder dans la même +demeure. + +La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée. Chez les Grecs on +partageait en deux le carré que formait cette enceinte; la première partie +était la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers +le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et +près de l'entrée de la maison. A Rome la disposition était différente, +mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de +l'enceinte, mais les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés, +de manière à l'enfermer au milieu d'une petite cour. + +On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction: les murs +se sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le défendre, et l'on peut +dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une +maison. + +Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire; c'est sa +divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par +la présence perpétuelle des dieux; elle est le temple qui les garde. +« Qu'y a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure de chaque homme? +Là est l'autel; là brille le feu sacré; là sont les choses saintes et la +religion. » [7] A pénétrer dans cette maison avec des intentions +malveillantes il y avait sacrilège. Le domicile était inviolable. Suivant +une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et écartait +l'ennemi. [8] + +Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les +mêmes idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans +la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancêtres, +et d'autre part la principale cérémonie de ce culte, c'est-à-dire le repas +funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les ancêtres +reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun où ses membres +devaient venir s'endormir l'un après l'autre. Pour ce tombeau la règle +était la même que pour le foyer. Il n'était pas plus permis d'unir deux +familles dans une même sépulture qu'il ne l'était d'unir deux foyers +domestiques en une seule maison. C'était une égale impiété d'enterrer un +mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps +d'un étranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la +mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement +toute apparence de communauté, De même que les maisons ne devaient pas +être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux +avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante. + +Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela! Les +morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu'elle +a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils +vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut +penser à se mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les +déposséder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut +jamais être détruit ni déplacé, [11] les lois les plus sévères le +défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient +un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s'est +approprié cette terre en y plaçant ses morts; elle s'est implantée là pour +toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement: Cette +terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est inséparable de lui +et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où reposent les morts +est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une +famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire +de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ +pour aller accomplir les cérémonies de son culte. [12] + +L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou +sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette +habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par +plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes +que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son +champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait +la sépulture des anciens propriétaires. [13] Pour l'Italie, cette même +coutume nous est attestée par une loi des Douze Tables, par les textes de +deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: « Il y avait +anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la +limite du champ, les autres vers le milieu. » [14] + +D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit facilement +étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce +tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle +le laboureur italien priait les mânes de veiller sur son champ, de faire +bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi +ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur +droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille +était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union +indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété. + +Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le +droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham: +« Je suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te +donner ce pays », et à Moïse: « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai +juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi +Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l'homme sa +propriété sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue +chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n'est +pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu'elle +n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son +droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les +mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi +celle qui constitua chez eux la propriété. + +Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la +religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait +d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture; la vie en commun a +donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au +sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété, +le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront +abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture +permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a été, en +quelque sorte, imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres. +Ainsi l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles +problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation, +il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la +conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute +civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui- +même meilleur. + +Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété, +ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités +domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait être entouré, +comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le séparât +nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un +mur de pierre; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui +devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet +espace était sacré: la loi romaine le déclarait imprescriptible; [17] il +appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année, +le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne; +il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des +sacrifices. [18] Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la +bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison; il +avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son +champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les +prières, était la limite inviolable du domaine. + +Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses +pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des _termes_. On +peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient +par la manière dont la piété des hommes les posait en terre. +« Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient: ils +commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le +bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils +offraient un sacrifice; la victime immolée, ils en faisaient couler le +sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumés (allumés +probablement au feu sacré du foyer), des grains, des gâteaux, des fruits, +un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'était consumé dans la fosse, +sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de +bois. » [19] On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de +faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour +lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte +sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé +en terre, c'était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée +dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la +famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu +distinct. + +L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel +dans la race indo-européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute +antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une +grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie. +[20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le +trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes +sacrées qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22] + +Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au +monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute +éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende: +Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir +un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille +tradition montre combien la propriété était sacrée; car le Terme immobile +ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable. + +Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le +voisin n'osait pas en approcher de trop près; « car alors, comme dit +Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait: +Arrête, ceci est mon champ, voilà le tien. » [23] Pour empiéter sur le +champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne: or, cette +borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère; +la vieille loi romaine disait: « Que l'homme et les boeufs qui auront +touché le Terme, soient dévoués »; [24] cela signifiait que l'homme et les +boeufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de +la religion, s'exprimait ainsi: « Celui qui aura touché ou déplacé la +borne, sera condamné par les dieux; sa maison disparaîtra, sa race +s'éteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grêle, la rouille, les +feux de la canicule détruiront ses moissons; les membres du coupable se +couvriront d'ulcères et tomberont de consomption .» [25] + +Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet; il +ne nous en est resté que trois mots qui signifient: « Ne dépasse pas la +borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il +dit: « Notre première loi doit être celle-ci: Que personne ne touche à la +borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester +immobile.... Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare +l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa +place. » [26] + +De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il +résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme +à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle. + +On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et +établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il +ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres +principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique +qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La +maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni +les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traité des lois, ne +prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de +vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à +croire que dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est +assez connu qu'à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de +terre. [27] La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et +de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, législateur du neuvième siècle, +prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable. +[29] Or, cette prescription ne pouvait être observée que s'il était +interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Selon, +postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne +défendait plus à l'homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le +vendeur d'une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen. [30] +Enfin Aristote nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de +villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres. [31] + +De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le +droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la +religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonté de +l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où +vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un +culte, n'est pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce +n'est pas l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette +terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt; elle +appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait +corps avec cette famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de +l'autre, c'est altérer un culte et offenser une religion. Chez les +Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable. +[32] + +Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze +Tables; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était +permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de +Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était +inaliénable comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette +vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été +apportés peu à peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le +caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite +de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères, mais à la +condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le +nouveau partage serait fait par un prêtre: [33] la religion seule pouvait +partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a +permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des +formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu +qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait _libripens_ et avec la formalité +sainte qu'on appelait _mancipation_. Quelque chose d'analogue se voit en +Grèce: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours +accompagnée d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriété +avait besoin d'être autorisée par la religion. + +Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de +sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui. +L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les +anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de +l'arrêt d'exil, [35] c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre +de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. +L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit +ancien des cités. [36] La loi des Douze Tables ne ménage assurément pas le +débiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au +profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre, +car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre +l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété; le +débiteur est mis dans les mains de son créancier; sa terre le suit en +quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des +forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre; mais il +ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est +au-dessus de tout et inviolable. [37] + + +NOTES + +[1] Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait +d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Numa. Cette erreur +vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (_Numa_, +16), de Cicéron (_République_, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois +auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais +ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu'à l'égard +des terres conquises par son prédécesseur, _agri quos bello Romulus +ceperat_. Quant au sol romain lui-même, _ager Romanus_, il était propriété +privée depuis l'origine de la ville. + +[2] [Grec: Hestia, hestaemi] _stare_. Voy. Plutarque, _De primo frigido_, +21; Macrobe, I, 23; Ovide, _Fast_., VI, 299. + +[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, _Trachin._, 606. + +[4] A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus +jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu +nouveau prit pour lui l'épithète de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas +moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur da l'enceinte était le dieu +domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les +[Grec: theoi hercheioi] sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort, +d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un +passage d'Euripide (_Troy_., 17) et un de Virgile (_En._, II, 514); ces +trois passages se rapportent au même fait et montrent que le [Grec: Zeus +hercheios] n'est autre que le foyer domestique. + +[5] Festus, v. _Ambitus_. Varron, _L. L._, V, 22. Servius, _ad Aen._, II, +469. + +[6] Diodore, V, 68. + +[7] Cicéron, _Pro domo_, 41. + +[8] Ovide, _Fast._, V, 141. + +[9] Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le +repas +funèbre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, _Troyennes_, 381. + +[10] Cicéron, _De legib._, II, 22; II, 26. Gaius, _Instit_., II, 6. +_Digeste_, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, +comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et +étaient enterrés dans le tombeau commun. La règle qui prescrivait que +chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une +exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles +publiques. + +[11] Lycurgue, _contre Léocrate_, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût +déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, _Lettres_, X, 73. + +[12] Cicéron, _De legib._, II, 24. _Digeste_, liv. XVIII, tit. 1, 6. + +[13] _Loi de Solon_, citée par Gaius au _Digeste_, liv. X, tit. 1, 13. +_Démosthènes, _contre Calliclès_. Plutarque, _Aristide_, 1. + +[14] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. _Fragm. terminalia_, édit. +Goez, p. 147. Pomponius, _au Digeste_, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, _au +Digeste_, VIII, 1, 14. + +[15] Même tradition chez les Étrusques: « _Quum Jupiter terram Etruriae +sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. » +Auctores rei agrariae_, au fragment qui a pour titre: _Idem Vegoiae +Arrunti_, édit. Goez. + +[16] _Lares agri custodes_, Tibulle, I, 1, 23. _Religio Larum posita in +fundi villaeque conspectu_. Cicéron, _De legib_., II, 11. + +[17] Cicéron, _De legib._, I, 21. + +[18] Caton, _De re rust_., 141. _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 808. +Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, _Fast_., II, 639. Strabon, V, 3. + +[19] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 5. + +[20] _Lois de Manou_, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, _Législat. +hindoue_, p. 159. + +[21] Varron, _L. L._, V, 74. + +[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, _Lois_, VIII, p. 842. + +[23] Ovide, _Fast._, II, 677. + +[24] Festus, v° _Terminus_. + +[25] _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 258. + +[26] Platon, _Lois_, VIII, p. 842. + +[27] Plutarque, _Lycurgue, Agis_. Aristote, _Polit._, II, 6, 10 (II, 7). + +[28] Aristote, _Polit._, II, 4, 4 (II, 5). + +[29] Id., _ibid._, II, 3, 7. + +[30] Eschine, _contre Timarque_. Diogène Laërce, I, 55. + +[31] Aristote, _Polit_., VII, 2. + +[32] _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu +quand le brahmanisme devint dominant. + +[33] Ce prêtre était appelé _agrimensor_. Voy. _Scriptores rei agrariae_. + +[34] Stobée, 42. + +[35] Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités. + +[36] Une loi des Éléens défendait de mettre hypothèque sur la terre, +Aristote, _Polit._, VII, 2. L'hypothèque était inconnue dans l'ancien +droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypothèque dans le droit athénien avant +Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque. + +[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le débiteur +insolvable, nous lisons: _Si volet suo vivito_; donc le débiteur, devenu +presque esclave, conserve encore quelque chose à lui; sa propriété, s'il +en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous +les noms de _mancipation avec fiducie_ et de _pignus_ étaient, avant +l'action Servienne, des moyens détournés pour assurer au créancier le +payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour +dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude +corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du +débiteur. Cela n'était pas facile; mais la distinction que l'on faisait +entre la _propriété_ et la _possession_, offrit une ressource. Le +créancier obtint du préteur le droit de faire vendre, non pas la +propriété, _dominium_, mais les biens du débiteur, _bona_. Alors +seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la +jouissance de sa propriété. + + + + +CHAPITRE VII. + +LE DROIT DE SUCCESSION. + + +_1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens._ + +Le droit de propriété ayant été établi pour l'accomplissement d'un culte +héréditaire, il n'était pas possible que ce droit fût éteint après la +courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne +doit pas s'éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion domestique +se continuant, le droit de propriété doit se continuer avec elle. + +Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois +des anciens, le culte d'une famille et la propriété de cette famille. +Aussi était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le +droit romain, qu'on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le +culte sans la propriété. « La religion prescrit, dit Cicéron, que les +biens et le culte de chaque famille soient inséparables, et que le soin +des sacrifices soit toujours dévolu à celui à qui revient l'héritage. » +[1] A Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession: +« Réfléchissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi, +doit hériter des biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son +tombeau. » [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est +inséparable de la succession? Il en est de même dans l'Inde: « La personne +qui hérite, quelle qu'elle soit, est chargée de faire les offrandes sur le +tombeau. » [3] + +De ce principe sont venues toutes les règles du droit de succession chez +les anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous +l'avons vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l'est aussi. Comme +le fils est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi +des biens. Par là, la règle d'hérédité est trouvée; elle n'est pas le +résultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle dérive de +leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur +leurs âmes. Ce qui fait que le fils hérite, ce n'est pas la volonté +personnelle du père. Le père n'a pas besoin de faire un testament; le fils +hérite de son plein droit, _ipso jure heres exsistit_, dit le +jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire, _heres necessarius_. [4] +Il n'a ni à accepter ni à refuser l'héritage. La continuation de la +propriété, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un +droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe, +quelle qu'elle puisse être, même avec ses charges et ses dettes. Le +bénéfice d'inventaire et le bénéfice d'abstention ne sont pas admis pour +le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le +droit romain. + +La langue juridique de Rome appelle le fils _heres suus_, comme si l'on +disait _heres sui ipsius_. Il n'hérite, en effet, que de lui-même. Entre +le père et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il +y a simplement continuation, _morte parentis continuatur dominium_. Déjà +du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison, +_vivo quoque patre dominus existimatur_. [5] + +Pour se faire une idée vraie de l'hérédité chez les anciens, il ne faut +pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La +fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est +attachée. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, à mesure que la +famille déroule ses générations, arrive à son heure marquée pour continuer +le culte et prendre soin du domaine. + + +_2° Le fils hérite, non la fille._ + +C'est ici que les lois anciennes, à première vue, semblent bizarres et +injustes. On éprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain +que la fille n'hérite pas du père, si elle est mariée, et dans le droit +grec qu'elle n'hérite en aucun cas. Ce qui concerne les collatéraux +paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la nature et de la +justice. C'est que toutes ces lois découlent, suivant une logique très- +rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observées plus +haut. + +La règle pour le culte est qu'il se transmet de mâle en mâle; la règle +pour l'héritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte à +continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant +elle renonce au culte du père pour adopter celui de l'époux. Elle n'a donc +aucun titre à l'héritage; s'il arrivait qu'un père laissât ses biens à sa +fille, la propriété serait séparée du culte, ce qui n'est pas admissible. +La fille ne pourrait même pas remplir le premier devoir de l'héritier, qui +est de continuer la série des repas funèbres, puisque c'est aux ancêtres +de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc +d'hériter de son père. + +Tel est l'antique principe; il s'impose également aux législateurs des +Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les +mêmes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont +tiré leurs lois des mêmes croyances. + +« Après la mort du père, dit le code de Manou, que les frères se partagent +entre eux le patrimoine »; et le législateur ajoute qu'il recommande aux +frères de doter leurs soeurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n'ont +par elles-mêmes aucun droit à la succession paternelle. + +Il en est de même à Athènes. Démosthènes, dans ses plaidoyers, a souvent +l'occasion de montrer que les filles n'héritent pas. [6] Il est lui-même +un exemple de l'application de cette règle; car il avait une soeur, et +nous savons par ses propres écrits qu'il a été l'unique héritier du +patrimoine; son père en avait réservé seulement la septième partie pour +doter sa fille. + +Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient +les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes +formels et précis; mais elles ont laissé des traces profondes dans le +droit des époques postérieures. Les Institutes de Justinien excluent +encore la fille du nombre des héritiers naturels, si elle n'est plus sous +la puissance du père; or elle n'y est plus dès qu'elle est mariée suivant +les rites religieux. [7] Il résulte déjà de ce texte que, si la fille, +avant d'être mariée, pouvait partager l'héritage avec son frère, elle ne +le pouvait certainement pas dès que le mariage l'avait attachée à une +autre religion et à une autre famille. Et s'il en était encore ainsi au +temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le +principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la fille non mariée +encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas hériter du +patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors +tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que l'héritage passât +toujours aux mâles. [8] C'est sans doute en souvenir de cette règle que la +femme, en droit civil, ne peut jamais être instituée héritière. Plus nous +remontons de l'époque de Justinien vers les époques anciennes, plus nous +nous rapprochons de la règle qui interdit aux femmes d'hériter. Au temps +de Cicéron, si un père laisse un fils et une fille, il ne peut léguer à sa +fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne +peut encore avoir que la moitié. Encore faut-il noter que pour que cette +fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine, il faut que le père ait +fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9] +Enfin un siècle et demi avant Cicéron, Caton, voulant faire revivre les +anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui défend: 1° d'instituer +héritière une femme, fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée; 2° de +léguer à des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne +fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer +qu'elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle ne +s'était appuyée sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle +rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu'elle ne stipule rien à +l'égard de l'hérédité _ab intestat_, probablement parce que, sous ce +rapport, l'ancien droit était encore en vigueur et qu'il n'y avait rien à +réparer sur ce point. A Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la +fille de l'héritage, et ce n'était là que la conséquence naturelle et +inévitable des principes que la religion avait posés. + +Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour +concilier la prescription religieuse qui défendait à la fille d'hériter, +avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle pût jouir de la fortune du +père. La loi décida que la fille épouserait l'héritier. + +La législation athénienne poussait ce principe jusqu'à ses dernières +conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le fils héritait +seul et devait doter sa soeur; si sa soeur était d'une autre mère que lui, +il devait à son choix l'épouser ou la doter. [11] Si le défunt ne laissait +qu'une fille, il avait pour héritier son plus proche parent; mais ce +parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille, devait +pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait +déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l'héritier de son +père. L'héritier pouvait être déjà marié lui-même; il devait divorcer pour +épouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour +s'être conformé à la religion, a méconnu la nature. + +La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver +les intérêts d'une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce +point-ci le droit hindou et le droit athénien se rencontraient +merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: « Celui qui n'a pas +d'enfant mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne +le sien et qui accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre. » Pour +cela, le père doit prévenir l'époux auquel il donne sa fille, en +prononçant cette formule: « Je te donne, parée de bijoux, cette fille qui +n'a pas de frère; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes +obsèques. » [13] L'usage était le même à Athènes; le père pouvait faire +continuer sa descendance par sa fille, en la donnant à un mari avec cette +condition spéciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage était réputé +fils du père de la femme; il suivait son culte, assistait à ses actes +religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit +hindou cet enfant héritait de son grand-père comme s'il eût été son fils; +il en était exactement de même à Athènes. Lorsqu'un père avait marié sa +fille unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n'était ni +sa fille ni son gendre, c'était le _fils de la fille_. [15] Dès que celui- +ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du patrimoine de son +grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent encore vivants. +[16] + +Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle +que nous indiquions plus haut. La fille n'était pas apte à hériter. Mais +par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille +unique était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille +pouvait se continuer. Elle n'héritait pas; mais le culte et l'héritage se +transmettaient par elle. + + +_3° De la succession collatérale._ + +Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel était l'héritier de ses +biens, on n'avait qu'à chercher quel devait être le continuateur de son +culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en +mâle. La descendance en ligne masculine établissait seule entre deux +hommes le rapport religieux qui permettait à l'un de continuer le culte de +l'autre. Ce qu'on appelait la parenté n'était pas autre chose, comme nous +l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On était parent +parce qu'on avait un même culte, un même foyer originaire, les mêmes +ancêtres. Mais on n'était pas parent pour être sorti du même sein +maternel; la religion n'admettait pas de parenté par les femmes. Les +enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frère n'avaient entre eux +aucun lien et n'appartenaient ni à la même religion domestique ni à la +même famille. + +Ces principes réglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu +son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de +son fils héritait, mais non pas le fils de sa fille. A défaut de +descendants, il avait pour héritier son frère, non pas sa soeur, le fils +de son frère, non pas le fils de sa soeur. A défaut de frères et de +neveux, il fallait remonter dans la série des ascendants du défunt, +toujours dans la ligne masculine, jusqu'à ce qu'on trouvât une branche qui +se fût détachée de la famille par un mâle; puis on redescendait dans cette +branche de mâle en mâle, jusqu'à ce qu'on trouvât un homme vivant; c'était +l'héritier. + +Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs, +chez les Romains. Dans l'Inde « l'héritage appartient au plus proche +sapinda; à défaut de sapinda, au samanodaca ». [17] Or, nous avons vu que +la parenté qu'exprimaient ces deux mots était la parenté religieuse ou +parenté par les mâles, et correspondait à l'agnation romaine. + +Voici maintenant la loi d'Athènes: « Si un homme est mort sans enfant, +l'héritier est le frère du défunt, pourvu qu'il soit frère consanguin; à +défaut de lui, le fils du frère; _car la succession passe toujours aux +mâles et aux descendants des mâles_. » [18] On citait encore cette vieille +loi au temps de Démosthènes, bien qu'elle eût été déjà modifiée et qu'on +eût commencé d'admettre à cette époque la parenté par les femmes. + +Les Douze Tables décidaient de même que si un homme mourait sans _héritier +sien_, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu +qu'on n'était jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain +spécifiait encore que le neveu héritait du _patruus_, c'est-à-dire du +frère de son père, et n'héritait pas de l'_avunculus_, frère de sa mère. +[19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des +Scipions, on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son +héritage ne devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui, +d'après nos idées modernes, serait son cousin germain, mais à Scipion +Asiaticus qui était réellement son parent le plus proche. + +Au temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles +lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive +le droit des Douze Tables « qui accordait toujours la préférence à la +postérité masculine et excluait de l'héritage ceux qui n'étaient liés au +défunt que par les femmes ». [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne +tenait pas compte de la nature; mais droit singulièrement logique, car +partant du principe que l'héritage était lié au culte, il écartait de +l'héritage ceux que la religion n'autorisait pas à continuer le culte. + + +_4° Effets de l'émancipation et de l'adoption_. + +Nous avons vu précédemment que l'émancipation et l'adoption produisaient +pour l'homme un changement de culte. La première le détachait du culte +paternel, la seconde l'initiait à la religion d'une autre famille. Ici +encore le droit ancien se conformait aux règles religieuses. Le fils qui +avait été exclu du culte paternel par l'émancipation, était écarté aussi +de l'héritage. Au contraire, l'étranger qui avait été associé au culte +d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et +héritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus +de compte du lien religieux que du lien de naissance. + +Comme il était contraire à la religion qu'un même homme eût deux cultes +domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le +fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n'héritait-il pas de +sa famille naturelle. Le droit athénien était très-explicite sur cet +objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des +hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de +celle où ils sont nés. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopté ne peut +hériter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en +renonçant à la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'à +deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille; +l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été +adopté, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans +cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et +la possession des biens; le père alors peut retourner à sa famille de +naissance et hériter d'elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus +hériter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont +pas parents. [21] + +On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il +établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux +héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes +domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main. + + +_5° Le testament n'était pas connu à l'origine_. + +Le droit de tester, c'est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort +pour les faire passer à d'autres qu'à l'héritier naturel, était en +opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du +droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente +au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament? +D'ailleurs la propriété n'appartenait pas à l'individu, mais à la famille; +car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le +culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au +vivant, non d'après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de +règles supérieures que la religion avait établies. + +L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien, +jusqu'à Solon, l'interdisait d'une manière absolue, et Solon lui-même ne +l'a permis qu'à ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a +été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n'a été autorisé que +postérieurement à la guerre du Péloponèse. [23] On a conservé le souvenir +d'un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes. [24] Il est +certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas +reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des époques +anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle +la religion l'avait attachée. + +Platon, dans son Traité des lois, qui n'est en grande partie qu'un +commentaire sur les lois athéniennes, explique très-clairement la pensée +des anciens législateurs. Il suppose qu'un homme, à son lit de mort, +réclame la faculté de faire un testament et qu'il s'écrie: « O dieux, +n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je +l'entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins +à celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? » Mais le +législateur répond à cet homme: « Toi qui ne peux te promettre plus d'un +jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décidé de +telles affaires? Tu n'es le maître ni de tes biens ni de toi-même; toi et +tes biens, tout cela appartient à ta famille, c'est-à-dire à tes ancêtres +et à ta postérité. » [25] + +L'ancien droit de Rome est pour nous très-obscur; il l'était déjà pour +Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les +Douze Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et +dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le +testament; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop +court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de +connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière; en +accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et +quelles conditions il pouvait y mettre. [26] + +Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou +qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un +temps où il n'était pas connu; car elle appelait le fils _héritier sien et +nécessaire_. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais +qui n'était plus d'accord avec la législation de leur temps, venait sans +nul doute d'une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité +ni refuser l'héritage. Le père n'avait donc pas la libre disposition de sa +fortune. A défaut de fils et si le défunt n'avait que des collatéraux, le +testament n'était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il +y fallait de grandes formalités. D'abord le secret n'était pas accordé au +testateur de son vivant; l'homme qui déshéritait sa famille et violait la +loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand +jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait à un +tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonté du testateur +reçût l'approbation de l'autorité souveraine, c'est-à-dire du peuple +assemblé par curies sous la présidence du pontife. [27] Ne croyons pas que +ce ne fût là qu'une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles. +Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité +romaine; et il serait puéril de dire que l'on convoquait un peuple, sous +la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à +la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela +était même, si l'on y réfléchit, tout à fait nécessaire; il y avait, en +effet, une loi générale qui réglait l'ordre de la succession d'une manière +rigoureuse; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il +fallait une autre loi. Cette loi d'exception était le testament. La +faculté de tester n'était donc pas pleinement reconnue à l'homme, et ne +pouvait pas l'être tant que cette société restait sous l'empire de la +vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l'homme vivant +n'était que le représentant pour quelques années d'un être constant et +immortel, qui était la famille. Il n'avait qu'en dépôt le culte et la +propriété; son droit sur eux cessait avec sa vie. + + +_6° Le droit d'aînesse._ + +Il faut nous reporter au delà des temps dont l'histoire a conservé le +souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions +domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont +préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument +écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques +traces dans le droit des époques suivantes. + +Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner +longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future +des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas +s'expliquer. C'est le droit d'aînesse. + +La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le +cadet: « L'aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour +l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de +l'amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait le +privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du +culte domestique; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui +prononçait les formules de prière; « car le droit de prononcer les prières +appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier ». L'aîné +était donc l'héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef +religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit: +l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le +dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code: +« L'aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères +vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de leur père. Le +fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir. +» [28] + +Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit +hindou; il n'est donc pas étonnant d'y trouver aussi, à l'origine, le +droit d'aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes +grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles +institutions; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet +n'avait aucune part. [29] Il en était de même dans beaucoup d'anciennes +législations qu'Aristote avait étudiées; il nous apprend, en effet, que +celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des lots +de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre +frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des +familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu'autant que le droit +d'aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération. [30] + +Chez les Athéniens, il ne faut pas s'attendre à trouver cette vieille +institution encore en vigueur au temps de Démosthènes; mais il subsistait +encore à cette époque ce qu'on appelait le privilège de l'aîné. [31] Il +consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage +matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue +religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la +famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthènes, allait allumer un +foyer nouveau, l'aîné, seul véritablement héritier, restait en possession +du foyer paternel et du tombeau des ancêtres; seul aussi il gardait le nom +de la famille. [32] C'étaient les vestiges d'un temps où il avait eu seul +le patrimoine. + +On peut remarquer que l'iniquité du droit d'aînesse, outre qu'elle ne +frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute-puissante, +était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était +adopté dans une famille et il en héritait; tantôt il épousait une fille +unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille +éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés +en colonie. + +Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au +droit d'aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu'il ait été inconnu +dans l'antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s'en +effacer. Ce qui permet de croire qu'au delà des temps à nous connus il +avait été en vigueur, c'est que l'existence de la _gens_ romaine et sabine +ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver +à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille +Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la +famille Fabia, si le droit d'aînesse n'en eût maintenu l'unité pendant une +longue suite de générations et ne l'eût accrue de siècle en siècle en +l'empêchant de se démembrer? Ce vieux droit d'aînesse se prouve par ses +conséquences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33] + + +NOTES + +[1] Cicéron, _De legib._, II, 19, 20. Festus, v° _Everriator_. + +[2] Isée, VI, 51. Platon appelle l'héritier [Grec: diadochos theon], +_Lois_, V, 740. + +[3] _Lois de Manou_, IX, 186. + +[4] _Digeste_, liv. XXXVIII, tit. 16, 14. + +[5] _Institutes_, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2. + +[6] Démosthènes, _in Boeotumin Mantith._, 10. + +[7] _Institutes_, II, 9, 2. + +[8] _Institutes_, III, 4, 46; III, 2, 3. + +[9] Cicéron, _De rep._, III, 7. + +[10] Cicéron, _in Verr._, I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité +de Dieu, III, 21. + +[11] Démosthènes, _in Eubul._, 21. Plutarque, _Thémist._, 32. Isée, X, 4. +Corn. Népos, _Cimon_. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'épouser +un frère utérin, ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère +consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père. + +[12] Isée, III, 64; X, 5. Démosthènes, _in Eubul._, 41. La fille unique +était appelée [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit à tort par +héritière; il signifie _qui est à côté de l'héritage_, qui _passe avec +l'héritage_, que l'on _prend avec lui_. En fait, la fille n'était jamais +héritière. + +[13] _Lois de Manou_, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16. + +[14] Isée, VII. + +[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de +[Grec: thugatridous.] + +[16] Isée, VIII, 31; X, 12. Démosthènes, _in Steph._, II, 20. + +[17] _Lois de Manou_, IX, 186, 187. + +[18] Démosthènes, _in Macart.; in Leoch._ Isée, VII, 20. + +[19] _Institutes_, III, 2, 4. + +[20] _Ibid._, III, 3. + +[21] Isée, X. Démosthène, _passim_. Gaius, III, 2. _Institutes_, III, l, +2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces règles furent modifiées dans le +droit prétorien. + +[22] Plutarque, _Solon_, 21. + +[23] Id., _Agis_, 5. + +[24] Aristote, _Polit_., II, 3, 4. + +[25] Platon, _Lois_, XI. + +[26] _Uti legassit, ita jus esto_. Si nous n'avions de la loi de Solon que +les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le +testament était permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajouté +[Grec: an me paides osi]. + +[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament +_calatis comitiis_ fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué; il +n'était déjà plus connu au temps de Cicéron (_De orat._, I, 53). + +[28] _Lois de Manou_, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été +modifiée à mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Déjà dans le +code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la +succession. + +[29] _Fragments des histor. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 211. + +[30] Aristote, _Polit._, II, 9; II, 3. + +[31] [Grec: Presbeia], Démosthènes, _Pro Phorm._, 34. + +[32] Démosthènes, _in Boeot. de nomine_. + +[33] La vieille langue latine en a conservé d'ailleurs un vestige qui si +faible qu'il soit, mérite pourtant d'être signalé. On appelait _sors_ un +lot de terre, domaine d'une famille; _sors patrimonium significat_, dit +Festus; le mot _consortes_ se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux +qu'un lot de terre et vivaient sur le même domaine; or la vieille langue +désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez +éloigné: témoignage d'un temps où le patrimoine et la famille étaient +indivisibles. (Festus, v° _Sors_. Cicéron, _in Verrem_, II, 3, 23. Tite- +Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrèce, III, 772; VI, 1280.) + + + + +CHAPITRE VIII. + +L'AUTORITÉ DANS LA FAMILLE. + + +_1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens._ + +La famille n'a pas reçu ses lois de la cité. Si c'était la cité qui eût +établi le droit privé, il est probable qu'elle l'eût fait tout différent +de ce que nous l'avons vu. Elle eût réglé d'après d'autres principes le +droit de propriété et le droit de succession; car il n'était pas de son +intérêt que la terre fût inaliénable et le patrimoine indivisible. La loi +qui permet au père de vendre et même de tuer son fils, loi que nous +trouvons en Grèce comme à Rome, n'a pas été imaginée par la cité. La cité +aurait plutôt dit au père: « La vie de ta femme et de ton enfant ne +t'appartient pas plus que leur liberté; je les protégerai, même contre +toi; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont failli; je +serai leur seul juge. » Si la cité ne parle pas ainsi, c'est apparemment +qu'elle ne le peut pas. Le droit privé existait avant elle. Lorsqu'elle a +commencé à écrire ses lois, elle a trouvé ce droit déjà établi, vivant, +enraciné dans les moeurs, fort de l'adhésion universelle. Elle l'a +accepté, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a osé le modifier qu'à +la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un législateur; il s'est, +au contraire, imposé au législateur. C'est dans la famille qu'il a pris +naissance. Il est sorti spontanément et tout formé des antiques principes +qui la constituaient. Il a découlé des croyances religieuses qui étaient +universellement admises dans l'âge primitif de ces peuples et qui +exerçaient l'empire sur les intelligences et sur les volontés. + +Une famille se compose d'un père, d'une mère, d'enfants, d'esclaves. Ce +groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc +appartiendra l'autorité première? Au père? Non. Il y a dans chaque maison +quelque chose qui est au-dessus du père lui-même; c'est la religion +domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maître, [Grec: +_estia despoina_], que les Latins nomment _Lar familiaris_. Cette divinité +intérieure, ou, ce qui revient au même, la croyance qui est dans l'âme +humaine, voilà l'autorité la moins discutable. C'est elle qui va fixer les +rangs dans la famille. + +Le père est le premier près du foyer; il l'allume et l'entretient; il en +est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute +fonction; il égorge la victime; sa bouche prononce la formule de prière +qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille +et le culte se perpétuent par lui; il représente à lui seul toute la série +des ancêtres et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur lui +repose le culte domestique; il peut presque dire comme le Hindou: C'est +moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin que les +descendants invoqueront. + +La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé. -- La femme, à la +vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maîtresse +du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance; elle y a été +seulement initiée par le mariage; elle a appris de son mari la prière +qu'elle prononce. Elle ne représente pas les ancêtres, puisqu'elle ne +descend pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-même un ancêtre; mise au +tombeau, elle n'y recevra pas un culte spécial. Dans la mort comme dans la +vie, elle ne compte que comme un membre de son époux. + +Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui dérivent de ces +croyances religieuses, s'accordent à considérer la femme comme toujours +mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer à elle; elle n'est jamais chef +de culte. A Rome, elle reçoit le titre de _mater familias_, mais elle le +perd si son mari meurt. [1] N'ayant jamais un foyer qui lui appartienne, +elle n'a rien de ce qui donne l'autorité dans la maison. Jamais elle ne +commande; elle n'est même jamais libre ni maîtresse d'elle-même. Elle est +toujours près du foyer d'un autre, répétant la prière d'un autre; pour +tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les +actes de la vie civile un tuteur. + +La loi de Manou dit: « La femme, pendant son enfance, dépend de son père; +pendant sa jeunesse, de son mari; son mari mort, de ses fils; si elle n'a +pas de fils, des proches parents de son mari; car une femme ne doit jamais +se gouverner à sa guise. » [2] Les lois grecques et romaines disent la +même chose. Fille, elle est soumise à son père; le père mort, à ses +frères; mariée, elle est sous la tutelle du mari; le mari mort, elle ne +retourne pas dans sa propre famille, car elle a renoncé à elle pour +toujours par le mariage sacré; [3] la veuve reste soumise à la tutelle des +agnats de son mari, c'est-à-dire de ses propres fils, s'il y en a, ou à +défaut de fils, des plus proches parents. [4] Son mari a une telle +autorité sur elle, qu'il peut, avant de mourir, lui désigner un tuteur et +même lui choisir un second mari. [5] + +Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une +très-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservée; c'est le +mot _manus_. Il n'est pas aisé d'en découvrir le sens primitif. Les +commentateurs en font l'expression de la force matérielle, comme si la +femme était placée sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence +qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne résultait +nullement de la force plus grande du premier. Elle dérivait, comme tout le +droit privé, des croyances religieuses qui plaçaient l'homme au-dessus de +la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas été mariée +suivant les rites sacrés, et qui, par conséquent, n'avait pas été associée +au culte, n'était pas soumise à la puissance maritale. [6] C'était le +mariage qui faisait la subordination et en même temps la dignité de la +femme. Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a +constitué la famille. + +Passons à l'enfant. Ici la nature parle d'elle-même assez haut; elle veut +que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maître. La religion est +d'accord avec la nature; elle dit que le père sera le chef du culte et que +le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature +n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'années; la +religion exige davantage. La nature fait au fils une majorité: la religion +ne lui en accorde pas. D'après les antiques principes, le foyer est +indivisible et la propriété l'est comme lui; les frères ne se séparent pas +à la mort de leur père; à plus forte raison ne peuvent-ils pas se détacher +de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent +liés au foyer du père et, par conséquent, soumis à son autorité; tant +qu'il vit, ils sont mineurs. + +On conçoit que cette règle n'ait pu durer qu'autant que la vieille +religion domestique était en pleine vigueur. Cette sujétion sans fin du +fils au père disparut de bonne heure à Athènes. Elle subsista plus +longtemps à Sparte, où le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la +vieille règle fut scrupuleusement conservée: le fils ne put jamais +entretenir un foyer particulier du vivant du père; même marié, même ayant +des enfants, il fut toujours en puissance. [7] + +Du reste, il en était de la puissance paternelle comme de la puissance +maritale; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique. +Le fils né du concubinat n'était pas placé sous l'autorité du père. Entre +le père et lui il n'existait pas de communauté religieuse; il n'y avait +donc rien qui conférât à l'un l'autorité et qui commandât à l'autre +l'obéissance. La paternité ne donnait, par elle seule, aucun droit au +père. + +Grâce à la religion domestique, la famille était un petit corps organisé, +une petite société qui avait son chef et son gouvernement. Rien, dans +notre société moderne, ne peut nous donner une idée de cette puissance +paternelle. Dans cette antiquité, le père n'est pas seulement l'homme fort +qui protège et qui a aussi le pouvoir de se faire obéir; il est le prêtre, +il est l'héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des +descendants, le dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules +secrètes de la prière. Toute la religion réside en lui. + +Le nom même dont on l'appelle, _pater_, porte en lui-même de curieux +enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en sanscrit; d'où +l'on peut déjà conclure que ce mot date d'un temps où les Hellènes, les +Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale. +Quel en était le sens et quelle idée présentait-il alors à l'esprit des +hommes? on peut le savoir, car il a gardé sa signification première dans +les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue +juridique. Lorsque les anciens, en invoquant Jupiter, l'appelaient _pater +hominum Deorumque_, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fût le père des +dieux et des hommes; car ils ne l'ont jamais considéré comme tel et ils +ont cru, au contraire, que le genre humain existait avant lui. Le même +titre de _pater_ était donné à Neptune, à Apollon, à Bacchus, à Vulcain, à +Pluton, que les hommes assurément ne considéraient pas comme leurs pères; +ainsi le titre de _mater_ s'appliquait à Minerve, à Diane, à Vesta, qui +étaient réputées trois déesses vierges. De même dans la langue juridique +le titre de _pater_ ou _pater familias_ pouvait être donné à un homme qui +n'avait pas d'enfants, qui n'était pas marié, qui n'était même pas en âge +de contracter le mariage. L'idée de paternité ne s'attachait donc pas à ce +mot. La vieille langue en avait un autre qui désignait proprement le père, +et qui, aussi ancien que _pater_, se trouve, comme lui, dans les langues +des Grecs, des Romains et des Hindous (_gánitar_, [Grec: genneter], +_genitor_). Le mot _pater_ avait un autre sens. Dans la langue religieuse +on l'appliquait aux dieux; dans la langue du droit, à tout homme qui avait +un culte et un domaine. Les poëtes nous montrent qu'on l'employait à +l'égard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le client le +donnaient à leur maître. Il était synonyme des mots _rex_, [Grec: anax, +basileus]. Il contenait en lui, non pas l'idée de paternité, mais celle de +puissance, d'autorité, de dignité majestueuse. + +Qu'un tel mot se soit appliqué au père de famille jusqu'à pouvoir devenir +peu à peu son nom le plus ordinaire, voilà assurément un fait bien +significatif et qui paraîtra grave à quiconque veut connaître les antiques +institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idée de la +puissance que le père a exercée longtemps dans la famille et du sentiment +de vénération qui s'attachait à lui comme à un pontife et à un souverain. + + +_2° Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle._ + +Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette puissance +illimitée dont la religion l'avait d'abord revêtu. Les droits très- +nombreux et très-divers qu'elles lui ont conférés peuvent être rangés en +trois catégories, suivant qu'on considère le père de famille comme chef +religieux, comme maître de la propriété ou comme juge. + +I. Le père est le chef suprême de la religion domestique; il règle toutes +les cérémonies du culte comme il l'entend ou plutôt comme il a vu faire à +son père. Personne dans la famille ne conteste sa suprématie sacerdotale. +La cité elle-même et ses pontifes ne peuvent rien changer à son culte. +Comme prêtre du foyer, il ne reconnaît aucun supérieur. + +A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpétuité +du culte et, par conséquent, de celle de la famille. Tout ce qui touche à +cette perpétuité, qui est son premier soin et son premier devoir, dépend +de lui seul. De là dérive toute une série de droits: + +Droit de reconnaître l'enfant à sa naissance ou de le repousser. Ce droit +est attribué au père par les lois grecques [8] aussi bien que par les lois +romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction avec les +principes sur lesquels la famille est fondée. La filiation, même +incontestée, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacré de la famille; +il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant que +l'enfant n'est pas associé à la religion domestique, il n'est rien pour le +père. + +Droit de répudier la femme, soit en cas de stérilité, parce qu'il ne faut +pas que la famille s'éteigne, soit en cas d'adultère, parce que la famille +et la descendance doivent être pures de toute altération. + +Droit de marier sa fille, c'est-à-dire de céder à un autre la puissance +qu'il a sur elle. Droit de marier son fils; le mariage du fils intéresse +la perpétuité de la famille. + +Droit d'émanciper, c'est-à-dire d'exclure un fils de la famille et du +culte. Droit d'adopter, c'est-à-dire d'introduire un étranger près du +foyer domestique. + +Droit de désigner en mourant un tuteur à sa femme, et à ses enfants. + +Il faut remarquer que tous ces droits étaient attribués au père seul, à +l'exclusion de tous les autres, membres de la famille. La femme n'avait +pas le droit de divorcer, du moins dans les époques anciennes. Même quand +elle était veuve, elle ne pouvait ni émanciper ni adopter. Elle n'était +jamais tutrice, même de ses enfants. En cas de divorce, les enfants +restaient avec le père; même les filles. Elle n'avait jamais ses enfants +en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'était +pas, demandé. [9] + +II. On a vu plus haut que la propriété n'avait pas été conçue, à +l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La +fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent +implicitement tous les anciens législateurs, aux ancêtres et aux +descendants. Cette propriété, par sa nature même, ne se partageait pas. Il +ne pouvait y avoir dans chaque famille qu'un propriétaire qui était la +famille même, et qu'un usufruitier qui était le père. Ce principe explique +plusieurs dispositions de l'ancien droit. + +La propriété ne pouvant pas se partager et reposant tout entière sur la +tête du père, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le +régime dotal et même la communauté de biens étaient alors inconnus. La dot +de la femme appartenait sans réserve au mari, qui exerçait sur les biens +dotaux non-seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un +propriétaire. Tout ce que la femme pouvait acquérir durant le mariage, +tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait même pas sa dot en +devenant veuve. [10] + +Le fils était dans les mêmes conditions que la femme: il ne possédait +rien. Aucune donation faite par lui n'était valable, par la raison qu'il +n'avait rien à lui. Il ne pouvait rien acquérir; les fruits de son +travail, les bénéfices de son commerce étaient pour son père. Si un +testament était fait en sa faveur par un étranger, c'était son père et non +pas lui qui recevait le legs. Par là s'explique le texte du droit romain +qui interdit tout contrat de vente entre le père et le fils. Si le père +eût vendu au fils, il se fût vendu à lui-même, puisque le fils n'acquérait +que pour le père. [11] + +On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athènes +que le père pouvait vendre son fils. [12] C'est que le père pouvait +disposer de toute la propriété qui était dans la famille, et que le fils +lui-même pouvait être envisagé comme une propriété, puisque ses bras et +son travail étaient une source de revenu. Le père pouvait donc à son choix +garder pour lui cet instrument de travail ou le céder à un autre. Le +céder, c'était ce qu'on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons +du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce +contrat de vente et sur les réserves qui pouvaient y être contenues. Il +paraît certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de +l'acheteur. Ce n'était pas sa liberté qu'on vendait, mais seulement son +travail. Même dans cet état, le fils restait encore soumis à la puissance +paternelle, ce qui prouve qu'il n'était pas considéré comme sorti de la +famille. On peut croire que cette vente n'avait d'autre effet que +d'aliéner pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de +louage. Plus tard elle ne fut usitée que comme un moyen détourné d'arriver +à l'émancipation du fils. + +III. Plutarque nous apprend qu'à Rome les femmes ne pouvaient pas paraître +en justice, même comme témoins. [13] On lit dans le jurisconsulte Gaius: +« Il faut savoir qu'on ne peut rien céder en justice aux personnes qui +sont en puissance, c'est-à-dire à la femme, au fils, à l'esclave. Car de +ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec +raison qu'elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si +votre fils, soumis à votre puissance, a commis un délit, l'action en +justice est donnée contre vous. Le délit commis par un fils contre son +père ne donne lieu à aucune action en justice. » [14] De tout cela il +résulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient être ni demandeurs +ni défendeurs, ni accusateurs, ni accusés, ni témoins. De toute la +famille, il n'y avait que le père qui pût paraître devant le tribunal de +la cité; la justice publique n'existait que pour lui. Aussi était-il +responsable des délits commis par les siens. + +Si la justice, pour le fils et la femme, n'était pas dans la cité, c'est +qu'elle était dans la maison. Leur juge était le chef de famille, siégeant +comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou paternelle, au +nom de la famille et sous les yeux des divinités domestiques. [15] + +Tite-Live raconte que le Sénat, voulant extirper de Rome les Bacchanales, +décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le décret +fut aisément exécuté à l'égard des citoyens. Mais à l'égard des femmes, +qui n'étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se présentait: +les femmes n'étaient pas justiciables de l'État; la famille seule avait le +droit de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa aux +maris et aux pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence de +mort. + +Ce droit de justice que le chef de famille exerçait dans sa maison, était +complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le +magistrat dans la cité; aucune autorité n'avait le droit de modifier ses +arrêts. « Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme; son pouvoir +n'a pas de limite; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute, +il la punit; si elle a bu du vin, il la condamne; si elle a eu commerce +avec un autre homme, il la tue. » + +Le droit était le même à l'égard des enfants. Valère-Maxime cite un +certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicité, et tout le monde +connaît ce père qui mit à mort son fils, complice de Catilina. + +Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait +s'en faire une idée fausse que de croire que le père eût le droit absolu +de tuer sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S'il les frappait de +mort, ce n'était qu'en vertu de son droit de justice. Comme le père de +famille était seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils ne +pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il était dans l'intérieur de sa +famille l'unique magistrat. + +Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorité paternelle n'était pas une +puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du droit du +plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au fond +des âmes, et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par +exemple, le père avait le droit d'exclure le fils de sa famille; mais il +savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'éteindre +et les mânes de ses ancêtres de tomber dans l'éternel oubli. Il avait le +droit d'adopter l'étranger; mais la religion lui défendait de le faire +s'il avait un fils. Il était propriétaire unique des biens; mais il +n'avait pas, du moins à l'origine, le droit de les aliéner. Il pouvait +répudier sa femme; mais pour le faire il fallait qu'il osât briser le lien +religieux que le mariage avait établi. Ainsi la religion imposait au père +autant d'obligations qu'elle lui conférait de droits. + +Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans +les esprits ont suffi, sans qu'on eût besoin du droit de la force ou de +l'autorité d'un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui +donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans +tous ses détails le droit privé. + + +NOTES + +[1] Festus, v° _Mater familiae_. + +[2] _Lois de Manou_, V, 147, 148. + +[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Démosthènes, _in Eubulid._, +41. + +[4] Démosthènes, _in Steph._, II; _in Aphob._ Plutarque, _Thémist._, 32. +Denys d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2. +Macrobe, I, 3. + +[5] Démosthènes, _in Aphobum; pro Phormione_. + +[6] Cicéron, _Topic._, 14. Tacite, _Ann._, IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6. +On verra plus loin qu'à une certaine époque et pour des raisons que nous +aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a +fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré. + +[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle: _Jus proprium est civium +romanorum_, il faut entendre qu'au temps de Gaius le _droit romain_ ne +reconnaît cette puissance que chez le _citoyen romain_; cela ne veut pas +dire qu'elle n'eût pas existé antérieurement ailleurs et qu'elle n'eût pas +été reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que +nous dirons de la situation légale des sujets sous la domination de Rome. + +[8] Hérodote, I, 59. Plutarque, _Alcib._, 29; _Agésilas_, 3. + +[9] Démosthènes, _in Eubul._, 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8. +_Institutes_, I, 9. _Digeste_, liv. I, tit. i, 11. + +[10] Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées +par le droit prétorien. + +[11] Cicéron, _De legib._, II, 20. Gaius, II, 87. _Digeste_, liv. XVIII, +tit. 1, 2. + +[12] Plutarque, _Solon_, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I, +132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v° _Deminutus_. + +[13] Plutarque, _Publicola_, 8. + +[14] Gaius, II, 96; IV, 77, 78. + +[15] Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les moeurs; le +père consulta la famille entière et l'érigea en un tribunal qu'il +présidait. Tacite, XIII, 32. _Digeste_, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon, +_Lois_, IX. + + + + +CHAPITRE IX. + +L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE. + + +L'histoire n'étudie pas seulement les faits matériels et les institutions; +son véritable objet d'étude est l'âme humaine; elle doit aspirer à +connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de +la vie du genre humain. + +Nous avons montré, au début de ce livre, d'antiques croyances que l'homme +s'était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite +comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le +droit privé. Il reste à chercher quelle a été l'action de ces croyances +sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette +vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le coeur de l'homme, +on peut croire du moins qu'elle s'est associée à eux pour les fortifier, +pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et +leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour +les fausser. + +La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique; la morale +l'était aussi. La religion ne disait pas à l'homme, en lui montrant un +autre homme: Voilà ton frère. Elle lui disait: Voilà un étranger; il ne +peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas +approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne +peut pas s'unir à toi par une prière commune; tes dieux repoussent son +adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi. + +Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinité en faveur +des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe +grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de +l'homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à +l'égoïste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'éloignes de +tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi, +tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l'indice d'un temps +où, toute religion étant autour du foyer, l'horizon de la morale et de +l'affection ne dépassait pas non plus le cercle étroit de la famille. + +Il est naturel que l'idée morale ait eu son commencement et ses progrès +comme l'idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette +race, était bien petit; peu à peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi +la morale, fort étroite d'abord et fort incomplète, s'est insensiblement +élargie jusqu'à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le +devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille, +et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les +devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme. + +Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l'époque de sa +pleine vigueur. L'homme voit, tout près de lui la divinité. Elle est +présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être +fragile se trouve sous les yeux d'un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se +sent jamais seul. A côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des +protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour +punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des +divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de +veiller sur tout ce qui se passe dans l'intérieur des maisons. » -- « Les +Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils +nourrissent notre corps et règlent notre âme. » [2] + +On aimait à donner au foyer l'épithète de chaste et l'on croyait qu'il +commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement +impur ne devait être commis à sa vue. + +Les premières idées de faute, de châtiment, d'expiation semblent être +venues de là. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son +propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n'y +a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de +repas sacré. Le dieu est si sévère qu'il n'admet aucune excuse; il ne +distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main +tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés. [3] Pour que +l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, +il faut au moins qu'il se purifie par une cérémonie expiatoire. [4] Cette +religion connaît la miséricorde; elle a des rites pour effacer les +souillures de l'âme; si étroite et si grossière qu'elle soit, elle sait +consoler l'homme de ses fautes mêmes. + +Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à +l'homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le +mariage obligatoire; le célibat est un crime aux yeux d'une religion qui +fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des +devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en présence +des divinités domestiques; c'est l'union religieuse, sacrée, indissoluble +de l'époux et de l'épouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser +de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel, +comme il l'a été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique +religion le lui défend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils +qui vient à naître d'une telle union, est considéré comme un bâtard, +c'est-à-dire comme un être qui n'a pas place au foyer; il n'a droit +d'accomplir aucun acte sacré; il ne peut pas prier. [5] + +Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. A ses +yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l'adultère. Car la +première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils; or +l'adultère trouble l'ordre de la naissance. Une autre règle est que le +tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de +l'adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les +principes de la religion sont violés; le culte est souillé, le foyer +devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a +plus: par l'adultère la série des descendants est brisée; la famille, même +à l'insu des hommes vivants, est éteinte, et il n'y a plus de bonheur +divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il: « Le fils de l'adultère +anéantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressées aux +mânes. » [6] + +Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de +repousser l'enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si +rigoureuses, si inexorables pour l'adultère. A Athènes il est permis au +mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne à +mort. Cette religion était si sévère que l'homme n'avait pas même le droit +de pardonner complètement et qu'il était au moins forcé de répudier sa +femme. [7] + +Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et +sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse +qui dit à l'homme et à la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de +cette union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les +conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est +venu le caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens +et la pureté que la famille a conservée longtemps. + +Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit à +l'épouse qu'elle doit obéir, au mari qu'il doit commander. Elle leur +apprend à tous les deux à se respecter l'un l'autre. La femme a des +droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de +veiller à ce qu'il ne s'éteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce. +Là où elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant. +C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir « un foyer privé d'épouse +». [9] Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le +sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10] + +On peut croire que c'est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère +de famille a dû la vénération dont on n'a jamais cessé de l'entourer dans +la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille +le même titre que son mari: les Latins disent _pater familias_ et _mater +familias_, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les +Hindous _grihapati, grihapatni_. De là vient aussi cette formule que la +femme prononçait dans le mariage romain: _Ubi tu Caius, ego Caia_, formule +qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas égale autorité, il y a au +moins dignité égale. + +Quant au fils, nous l'avons vu soumis à l'autorité d'un père qui peut le +vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le +culte; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses; sa +présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n'a +pas de fils est forcé d'en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin +que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la +religion établit entre le père et le fils! On croit à une seconde vie dans +le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement +offerts. Ainsi le père est convaincu, que sa destinée après cette vie +dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son +côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu'il aura à +l'invoquer. + +On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et +d'affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus +domestiques le nom de piété: l'obéissance du fils envers le père, l'amour +qu'il portait à sa mère, c'était de la piété, _pietas erga parentes_; +l'attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c'était +encore de la piété, _pietas erga liberos_. Tout était divin dans la +famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout +cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un même mot. + +Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l'amour de la maison parmi +les vertus; c'en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et +puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes, +ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l'on +offre tous les trésors et l'immortalité même, et qui ne veut que revoir la +flamme de son foyer. Avançons jusqu'à Cicéron; ce n'est plus un poëte, +c'est un homme d'État qui parle: « Ici est ma religion, ici est ma race, +ici les traces de mes pères; je ne sais quel charme se trouve ici qui +pénètre mon coeur et mes sens. » [12] Il faut nous placer par la pensée au +milieu des plus antiques générations, pour comprendre combien ces +sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et +puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la +quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons, +ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la +religion n'est pas là; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le +trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens; c'était dans +l'intérieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinité, +leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait +leurs prières et exauçait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se +sentait plus de dieu; le dieu du voisin était un dieu hostile. L'homme +aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son église. [13] + +Ainsi ces croyances des premiers âges n'ont pas été étrangères au +développement moral de cette partie de l'humanité. Ces dieux prescrivaient +la pureté et défendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle +n'est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces +dieux appartenaient en commun à tous les membres d'une même famille; la +famille s'est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres +ont appris à s'aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux +vivaient dans l'intérieur de chaque maison; l'homme a aimé sa maison, sa +demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants +comme un sanctuaire. + +L'antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité; mais elle +enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a +été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont +apparu, claire, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle +restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce +caractère étroit de la morale primitive; car la société civile, fondée +plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et +plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par là. +[14] + + +NOTES + +[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., édit. Dubner, V, 167. + +[2] Plutarque, _Quest. rom._, 51. Macrobe, _Sat._, III, 4. + +[3] Hérodote, I, 35. Virgile, _Én._, II, 719. Plutarque, _Thésée_, 12. + +[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, _Choeph._, 96. + +[5] Isée, VII. Démosthènes, _in Macari._ + +[6] _Lois de Manou_, III, 175. + +[7] Démosthènes, _in Neoer_., 89. Il est vrai que, si cette morale +primitive condamnait l'adultère, elle ne réprouvait pas l'inceste; la +religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage étaient au +rebours des nôtres: il était louable d'épouser sa soeur (Démosthènes, _in +Neoer_., 22; Cornélius Nepos, _prooemium_; id., _Vie de Cimon_; Minucius +Felix, _in Octavio_), mais il était défendu, en principe, d'épouser une +femme d'une autre ville. + +[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. _Lois de Manou_, III, 62; V, +151. + +[9] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._. + +[10] Plutarque, _Quest. rom._, 50. + +[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22. + +[12] Cicéron, _De legib._, II, 1. _Pro domo_, 41. + +[13] De là la sainteté du domicile, que les anciens réputèrent toujours +inviolable. Démosthènes, _in Androt._, 52; _in Evergum_, 60. _Digeste, de +in jus voc._, II, 4. + +[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essayé, dans ce chapitre, de +saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et +les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiée +ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Déjà dans l'_Odyssée_ nous +trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce +livre le montrera. + + + + +CHAPITRE X. + +LA GENS À ROME ET EN GRÈCE. + + +On trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains grecs les +traces d'une antique institution qui paraît avoir été en grande vigueur +dans le premier âge des sociétés grecque et italienne, mais qui, s'étant +affaiblie peu à peu, n'a laissé que des vestiges à peine perceptibles dans +la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les +Latins appelaient _gens_ et les Grecs [Grec: genos]. + +On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la _gens_. Il ne +sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulté du +problème. + +La _gens_, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la +constitution était tout aristocratique; c'est grâce à son organisation +intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athènes +perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti populaire +prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette +vieille institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est +probable qu'il ne nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais +elle était singulièrement vivace et enracinée dans les moeurs; on ne put +pas la faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier: +on lui enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa +subsister que ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau +régime. Ainsi à Rome les plébéiens imaginèrent de former des _gentes_ à +l'imitation des patriciens; à Athènes on essaya de bouleverser les [Grec: +genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les _dèmes_ que +l'on établit à leur ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand +nous parlerons des révolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici +que cette altération profonde que la démocratie a introduite dans le +régime de la _gens_ est de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître +la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui +nous sont parvenus sur elle datent de l'époque où elle avait été ainsi +transformée. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les révolutions en +avaient laissé subsister. + +Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait +péri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution +de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une +idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait dans +les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c'est-à- +dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais il songerait +qu'une grande révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon droit +que cette institution, comme toutes les autres, a dû être transformée; +cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui +que l'ombre ou l'image affaiblie et altérée d'une autre noblesse +incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les +faibles débris de l'antique monument, quelques expressions demeurées dans +la langue, quelques termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de +stériles regrets, il devinerait peut-être quelque chose du régime féodal +et se ferait des institutions du moyen âge une idée qui ne serait pas trop +éloignée de la vérité. La difficulté serait grande assurément; elle n'est +pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaître la _gens_ antique; +car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps +où elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. + +Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous +disent de la _gens_, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où +elle était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous +essayerons d'entrevoir le véritable régime de la _gens_ antique. + + +_1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la_ gens. + +Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on +rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius +Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une même _gens_, la +_gens_ Claudia. + +Démosthènes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept témoins qui +certifient qu'ils font partie du même [Grec: genos], celui des Brytides. +Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes +citées comme membres du même [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans +six dèmes différents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait +pas exactement au dème et n'était pas, comme lui, une simple division +administrative. [1] + +Voilà donc un premier fait avéré; il y avait des _gentes_ à Rome et à +Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d'autres +villes de la Grèce et de l'Italie et en conclure que, suivant toute +vraisemblance, cette institution a été universelle chez ces anciens +peuples. + +Chaque _gens_ avait un culte spécial. En Grèce on reconnaissait les +membres d'une même _gens_ « à ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en +commun depuis une époque fort reculée ». [2] Plutarque mentionne le lieu +des sacrifices de la _gens_ des Lycomèdes, et Eschine parle de l'autel de +la _gens_ des Butades. [3] + +A Rome aussi, chaque _gens_ avait des actes religieux à accomplir; le +jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion particulière. [4] +Le Capitole est bloqué par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les +lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets +sacrés; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa _gens_ qui est situé +sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui +qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal; assurément la +république a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armée; il la laisse +pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour +anniversaire du sacrifice de sa _gens_ est arrivé et qu'il faut qu'il +coure à Rome pour accomplir l'acte sacré. [5] + +Ce culte devait être perpétué de génération en génération; et c'était un +devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un ennemi +personnel de Cicéron, Claudius, a quitté sa _gens_ pour entrer dans une +famille plébéienne; Cicéron lui dit: « Pourquoi exposes-tu la religion de +la _gens_ Claudia à s'éteindre par ta faute? » + +Les dieux de la _gens_, _Dii gentiles_, ne protégeaient qu'elle et ne +voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis +aux cérémonies religieuses. On croyait que, si un étranger avait une part +de la victime ou même s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de +la _gens_ en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup +d'une impiété grave. + +De même que chaque _gens_ avait son culte et ses fêtes religieuses, elle +avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Démosthènes: +« Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses +pères, dans ce tombeau qui est commun à tous ceux de sa _gens_. » La suite +du plaidoyer montre qu'aucun étranger ne pouvait être enseveli dans ce +tombeau. Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau où la +_gens_ des Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque +année un sacrifice funèbre; « ce lieu de sépulture est un champ assez +vaste qui est entouré d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. » [6] + +Il en était de même chez les Romains. Velléius parle du tombeau de la +_gens_ Quintilia, et Suétone nous apprend que la _gens_ Claudia avait le +sien sur la pente du mont Capitolin. + +L'ancien droit de Rome considère les membres d'une _gens_ comme aptes à +hériter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, à défaut de +fils et d'agnats, le _gentilis_ est héritier naturel. Dans cette +législation, le _gentilis_ est donc plus proche que le cognat, c'est-à- +dire plus proche que le parent par les femmes. + +Rien n'est plus étroitement lié que les membres d'une _gens_. Unis dans la +célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s'aident mutuellement dans +tous les besoins de la vie. La _gens_ entière répond de la dette d'un de +ses membres; elle rachète le prisonnier, elle paye l'amende du condamné. +Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les +dépenses qu'entraîne toute magistrature. [7] + +L'accusé se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa +_gens_; cela marque la solidarité que la loi établit entre l'homme et le +corps dont il fait partie. C'est un acte contraire à la religion que de +plaider contre un homme de sa _gens_ ou même de porter témoignage contre +lui. Un Claudius, personnage considérable, était l'ennemi personnel +d'Appius Claudius le décemvir; quand celui-ci fut cité en justice et +menacé de mort, Claudius se présenta pour le défendre et implora le peuple +en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette démarche, +« ce n'était pas par affection, mais par devoir ». + +Si un membre de la _gens_ n'avait pas le droit d'en appeler un autre +devant la justice de la cité, c'est qu'il y avait une justice dans la +_gens_ elle-même. Chacune avait, en effet, son chef, qui était à la fois +son juge, son prêtre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque +la famille sabine des Claudius vint s'établir à Rome, les trois mille +personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus tard, +quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous +voyons que cette _gens_ a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et +qui la conduit à l'ennemi. [9] + +En Grèce aussi, chaque _gens_ avait son chef; les inscriptions en font +foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez généralement le +titre d'archonte. [10] Enfin à Rome comme en Grèce, la _gens_ avait ses +assemblées; elle portait des décrets, auxquels ses membres devaient obéir, +et que la cité elle-même respectait. [11] + +Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur +aux époques où la _gens_ était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce +sont là les restes de cette antique institution. + + +_2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la_ +gens _romaine_. + +Sur cet objet, qui est livré depuis longtemps aux disputes des érudits, +plusieurs systèmes ont été proposés. Les uns disent: La _gens_ n'est pas +autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot _gens_ désigne +une sorte de parenté factice. Suivant d'autres, la _gens_ n'est que +l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et +d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications +ne répond à toute la série de faits, de lois, d'usages, que nous venons +d'énumérer. + +Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut ainsi: la _gens_ +est une association politique de plusieurs familles qui étaient à +l'origine étrangères les unes aux autres; à défaut de lien du sang, la +cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté +religieuse. + +Mais une première objection se présente. Si la _gens_ n'est qu'une +association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit à +hériter les uns des autres? Pourquoi le _gentilis_ est-il préféré au +cognat? Nous avons vu plus haut les règles de l'hérédité, et nous avons +dit quelle relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre +le droit d'hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi +ancienne se fût écartée de ce principe au point d'accorder la succession +aux _gentiles_, si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des +étrangers? + +Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la _gens_, c'est +qu'elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on +cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque +toujours un ancêtre divinisé, et que l'autel où elle porte le sacrifice +est un tombeau. A Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos, auteur de +leur race; les Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès, +les Busélides Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops. [13] +A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme +chef de leur race le héros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius +un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14] + +Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces +généalogies ont été imaginées après coup; mais il faut bien avouer que +cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait été un usage +constant chez les véritables _gentes_ de reconnaître un ancêtre commun et +de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité. + +D'ailleurs la supercherie n'était pas aussi aisée à commettre qu'il nous +le semble. Ce culte n'était pas une vaine formalité de parade. Une des +règles les plus rigoureuses de la religion était qu'on ne devait honorer +comme ancêtres que ceux dont on descendait véritablement; offrir ce culte +à un étranger était une impiété grave. Si donc la _gens_ adorait en commun +un ancêtre, c'est qu'elle croyait sincèrement descendre de lui. Simuler un +tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c'eût été porter le +mensonge dans ce qu'on avait de plus sacré, et se jouer de la religion. +Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille +religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte +au temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que +plusieurs familles, s'associant dans une même fourberie, se soient dit: +Nous allons feindre d'avoir un même ancêtre; nous lui érigerons un +tombeau, nous lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants +l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensée ne devait pas +se présenter aux esprits, ou elle était écartée comme une pensée coupable. + +Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de +demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent +donner. Une institution est quelquefois expliquée par le mot qui la +désigne. Or, le mot _gens_ est exactement le même que le mot _genus_, au +point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifféremment +_gens Fabia_ et _genus Fabium_; tous les deux correspondent au verbe +_gignere_ et au substantif _genitor_, absolument comme [Grec: genos] +correspond à [Grec: gennan] et à [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en +eux l'idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d'un +[Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie _nourris du +même lait_. Que l'on compare à tous ces mots ceux que nous avons +l'habitude de traduire par famille, le latin _familia_, le grec [Grec: +oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de génération ou de +parenté. La signification vraie de _familia_ est propriété; il désigne le +champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze +Tables disent, en parlant de l'héritier, _familiam nancitor_, qu'il prenne +la succession. Quant à [Grec: oikos], il est clair qu'il ne présente à +l'esprit aucune autre idée que celle de propriété ou de domicile. Voilà +cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or, +est-il admissible que des termes dont le sens intrinsèque est celui de +domicile ou de propriété, aient pu être employés souvent pour désigner une +famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation, +naissance, paternité, n'aient jamais désigné qu'une association +artificielle? Assurément cela ne serait pas conforme à la logique si +droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs +et les Romains attachaient aux mots _gens_ et [Grec: genos] l'idée d'une +origine commune. Cette idée a pu s'effacer quand la gens s'est altérée, +mais le mot est resté pour en porter témoignage. + +Le système qui présente la _gens_ comme une association factice, a donc +contre lui, 1° la vieille législation qui donne aux _gentiles_ un droit +d'hérédité, 2° les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de +culte que là où il y a communauté de naissance; 3° les termes de la langue +qui attestent dans la _gens_ une origine commune. Ce système a encore ce +défaut qu'il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par +une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut +pas admettre comme vrai. + + +_3° La_ gens _est la famille ayant encore son organisation primitive et +son unité._ + +Tout nous présente la _gens_ comme unie par un lien de naissance. +Consultons encore le langage: les noms des _gentes_, en Grèce aussi bien +qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée dans les deux langues pour +les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butadès fils +de Butès. + +Ceux qui croient voir dans la _gens_ une association artificielle, partent +d'une donnée qui est fausse. Ils supposent qu'une _gens_ comptait toujours +plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers +l'exemple de la _gens_ Cornélia qui renfermait en effet des Scipions, des +Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fût +toujours ainsi. La _gens_ Marcia paraît n'avoir jamais eu qu'une seule +lignée; on n'en voit qu'une aussi dans la _gens_ Lucrétia, et dans la +_gens_ Quintilia pendant longtemps. Il serait assurément fort difficile de +dire quelles sont les familles qui ont formé la _gens_ Fabia; car tous les +Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement à la même +souche; tous portent d'abord le même surnom de Vibulanus; ils le changent +tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui +de Maximus ou de Dorso. + +On sait qu'il était d'usage à Rome que tout patricien portât trois noms. +On s'appelait, par exemple, Publius Cornélius Scipio. Il n'est pas inutile +de rechercher lequel de ces trois mots était considère comme le nom +véritable. Publius n'était qu'un _nom mis en avant, praenomen_; Scipio +était un _nom ajouté, agnomen_. Le vrai nom était Cornélius; or, ce nom +était en même temps celui de la _gens_ entière. N'aurions-nous que ce seul +renseignement sur la _gens_ antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il +y a eu des Cornélius avant qu'il y eût des Scipions, et non pas, comme on +le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associée à d'autres pour +former la _gens_ Cornélia. + +Nous voyons, en effet, par l'histoire que la _gens_ Cornélia fut longtemps +indivise et que tous ses membres portaient également le surnom de +Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur +Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus +tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite +par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'à l'époque des guerres +des Samnites, les Céthégus que dans la seconde guerre punique. Il en est +de même de la _gens_ Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une +seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis, +signe de leur origine. On les suit pendant sept générations sans +distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est +seulement à la huitième génération, c'est-à-dire au temps de la première +guerre punique, que l'on voit trois branches se séparer et adopter trois +surnoms qui leur deviennent héréditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui +se continuent pendant deux siècles, les Claudius Centho qui ne tardent +guère à s'éteindre, et les Claudius Nero qui se perpétuent jusqu'au temps +de l'Empire. + +Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une association de +familles, mais qu'elle était la famille elle-même. Elle pouvait +indifféremment ne comprendre qu'une seule lignée ou produire des branches +nombreuses; ce n'était toujours qu'une famille. + +Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens +antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux +vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On reconnaîtra +même que la gens est dérivée tout naturellement de la religion domestique +et du droit privé des anciens âges. Que prescrit, en effet, cette religion +primitive? Que l'ancêtre, c'est-à-dire l'homme qui le premier a été +enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu, et +que ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose, +lui offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau +toujours honoré d'un culte, voilà le centre autour duquel toutes les +générations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la +famille, quelque nombreuses qu'elles puissent être, restent groupées en un +seul faisceau. Que dit encore le droit privé de ces vieux âges? En +observant ce qu'était l'autorité dans la famille ancienne, nous avons vu +que les fils ne se séparaient pas du père; en étudiant les règles de la +transmission du patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit +d'aînesse, les frères cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer, +tombeau, patrimoine, tout cela à l'origine était indivisible. La famille +l'était par conséquent. Le temps ne la démembrait pas. Cette famille +indivisible, qui se développait à travers les âges, perpétuant de siècle +en siècle son culte et son nom, c'était véritablement la gens antique. La +gens était la famille, mais la famille ayant conservé l'unité que sa +religion lui commandait, et ayant atteint tout le développement que +l'ancien droit privé lui permettait d'atteindre. [15] + +Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la +_gens_, devient clair. L'étroite solidarité que nous remarquions tout à +l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents +par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une +fiction; il leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille, +ils ont une sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze +Tables les déclare aptes à hériter les une des autres. Pour la même raison +encore, ils portent un même nom. Comme ils avaient tous, à l'origine, un +même patrimoine indivis, ce fut un usage et même une nécessité que la +_gens_ entière répondît de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payât +la rançon du prisonnier ou l'amende du condamné. Toutes ces règles +s'étaient établies d'elles-mêmes lorsque la _gens_ avait encore son unité; +quand elle se démembra, elles ne purent pas disparaître complètement. De +l'unité antique et sainte de cette famille il resta des marques +persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres +épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la législation qui leur +reconnaissait des droits d'hérédité, dans les moeurs qui leur enjoignaient +de s'entr'aider. [16] + + +_4° La famille_ (gens) _a été d'abord la seule forme de société._ + +Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux +qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était données, le droit +d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son développement +d'âge en âge jusqu'à former la _gens_, sa justice, son sacerdoce, son +gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une +époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir +supérieur, et où la cité n'existait pas encore. + +Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient +qu'à une famille et n'exerçaient leur providence que dans l'enceinte d'une +maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être +propagée, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles: +il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre +naissance dans les esprits des hommes qu'à une époque où les grandes +sociétés n'étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s'est +contenté d'une conception si étroite du divin, c'est que l'association +humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l'homme ne croyait +qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n'existait que des +familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et +même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées. +L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris +l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent +alors en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus +contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque +famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction +n'avait pas existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient +établies dans les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former +une religion, elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or, +le seul état social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la +famille vit indépendante et isolée. + +C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps. +Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux +Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit privé l'attestent pour +ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains. + +Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec +celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si +l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers +peuples, on s'aperçoit que la famille était constituée d'après les mêmes +principes dans la Grèce et dans l'Inde; ces principes étaient d'ailleurs, +comme nous l'avons constaté plus haut, d'une nature si singulière, qu'il +n'est pas à supposer que cette ressemblance fût l'effet du hasard; enfin, +non-seulement ces institutions offrent une évidente analogie, mais encore +les mots qui les désignent sont souvent les mêmes dans les différentes +langues que cette race a parlées depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut +tirer de là une double conclusion: l'une est que la naissance des +institutions domestiques dans cette race est antérieure à l'époque où ses +différentes branches se sont séparées; l'autre est qu'au contraire la +naissance des institutions politiques est postérieure à cette séparation. +Les premières ont été fixées dès le temps où la race vivait encore dans +son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formées peu à +peu dans les diverses contrées où ses migrations l'ont conduite. + +On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes +n'ont connu aucune autre forme de société que la famille. C'est alors que +s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître dans une +société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle +au développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit privé, +qui plus tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une société un +peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de société +dans lequel il est né. + +Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont +le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances +et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses +dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est +secret. Dans la mort même ou dans l'existence qui la suit, les familles ne +se mêlent pas: chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d'où +l'étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa +part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion; ses +dieux Termes gardent l'enceinte, et ses mânes veillent sur elle. +L'isolement de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne +peuvent pas confiner l'un à l'autre et doivent laisser entre eux une bande +de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a +son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute +ne sont pas écrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur +de chaque homme. Elle a sa justice intérieure au-dessus de laquelle il +n'en est aucune autre à laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a +rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la +famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un état +organisé, une société qui se suffit. + +Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux proportions de +la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et +s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre société, elle s'étend, elle +se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes +restent groupées autour d'une branche aînée, près du foyer unique et du +tombeau commun. + +Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille +antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a +du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal, +serviteurs ou esclaves c'est tout un. On conçoit, en effet, que le +principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du +serviteur, ne peut guère s'accorder avec un état social où la famille vit +isolée. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la +famille un étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur +devienne un membre et une partie intégrante, de cette famille. C'est à +quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte +domestique. + +Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes, +nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait +approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique; +on lui versait sur la tête de l'eau lustrale et il partageait avec la +famille quelques gâteaux et quelques fruits. [17] Cette cérémonie avait de +l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait +sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un +membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait- +il aux prières et partageait-il les fêtes. [18] Le foyer le protégeait; la +religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'à son maître. [19] +C'est pour cela que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la +sépulture de la famille. + +Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de +prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le +retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le +temps qui suivait la mort. + +Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en +homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme +il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer +d'elle. Sous le nom d'_affranchi_ ou sous celui de _client_, il continuait +à reconnaître l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des +obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maître, +et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir. + +Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de +petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient +l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de +cette nature pouvait être l'oeuvre d'un homme. La clientèle est plus +vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien +que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont établie et +réglée; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu à +peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du droit +domestique, et elle a existé dans les familles avant qu'il y eût des +cités. + +Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d'après les +clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut +longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque +chose qui faisait sa dignité: c'est qu'il avait part au culte et qu'il +était associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les +mêmes fêtes, les mêmes _sacra_ que son patron. A Rome, en signe de cette +communauté religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était +considéré comme un membre par l'adoption. De là un lien étroit et une +réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Écoutez la vieille +loi romaine: « Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit, +_sacer esto_, qu'il meure. » Le patron doit protéger le client par tous +les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme +prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard, +quand la justice de la cité appellera le client, le patron devra le +défendre; il devra même lui révéler les formules mystérieuses de la loi +qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en justice contre un +cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera à +considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs +envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lié seulement par +les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part à la religion de la +famille. Le client, au contraire, a la communauté du culte; il a, tout +inférieur qu'il est, la véritable parenté, qui consiste, suivant +l'expression de Platon, à adorer les mêmes dieux domestiques. + +La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut +rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se détacher d'elle. +La clientèle est même héréditaire. + +On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa +branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, +pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa +religion qui en maintenait l'unité, grâce à son droit privé qui la rendait +indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs, +arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef +héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la +race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de +siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de +rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis +par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun +son gouvernement intérieur, chacun ses dieux. + + +NOTES + +[1] Démosthènes, _in Neoer._, 71. Voy. Plutarque, _Thémist._, 1. Eschine, +_De falsa legat._, 147. Boeckh, _Corp. inscr._, 385. Ross, _Demi Attici_, +24. La _gens_ chez les Grecs est souvent appelée [Grec: patra]: Pindare, +_passim_. + +[2] Hésychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec: +orgeones]. + +[3] Plutarque, _Thémist._, I. Eschine, _De falsa legat._, 147. + +[4] Cicéron, _De arusp. resp._, 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus, +_Propudi_. + +[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. +Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5. + +[6] Démosthènes, _in Macart._, 79; _in Eubul._, 28. + +[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, _Annib._, 28. + +[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7. + +[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5. + +[10] Boeckh, _Corp. inscr._, 397, 399. Ross, _Demi Attici_, 24. + +[11] Tite-Live, VI, 20. Suétone, _Tibère_, 1. Ross, _Demi Attici_, 24. + +[12] Deux passages de Cicéron, _Tuscul._, 1, 16, et _Topiques_, 6, ont +singulièrement embrouillé la question. Cicéron paraît avoir ignoré, comme +presque tous ses contemporains, ce que c'était que la _gens_ antique. + +[13] Démosthènes, _in Macart._, 79. Pausanias, I, 37. _Inscription des +Amynandrides_, citée par Ross, p. 24. + +[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia. + +[15] Nous n'avons pas à revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv. +II, ch. v) de l'_agnation_. On a pu voir que l'_agnation_ et la +_gentilité_ découlaient des mêmes principes et étaient une parenté dé même +nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'héritage aux +_gentiles_ à défaut d'_agnati_ a embarrasse les jurisconsultes et a fait +penser qu'il pouvait y avoir une différence essentielle entre ces deux +sortes de parenté. Mais cette différence essentielle ne se voit par aucun +texte. On était _agnatus_ comme on était _gentilis_, par la descendance +masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une +différence de degré, qui se marqua surtout à partir de l'époque où les +branches d'une même _gens_ se divisèrent. L'_agnatus_ fut membre de la +branche, le _gentilis_ de la _gens_. Il s'établit alors la même +distinction entre les termes de _gentilis_ et d'_agnatus_ qu'entre les +mots _gens_ et _familia_. _Familiam dicimus omnium agnatorum_, dit Ulpien +au _Digeste_, liv. L, tit. 16, § 195. Quand on était agnat à l'égard d'un +homme, on était à plus forte raison son _gentilis_; mais on pouvait être +_gentilis_ sans être agnat. La loi des Douze Tables donnait l'héritage, à +défaut d'agnats, à ceux qui n'étaient que _gentilis_ à l'égard du défunt, +c'est-à-dire qui n'étaient de sa _gens_ sans être de sa branche ou de sa +_familia_. + +[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquité et se +rattache visiblement à cette vieille religion. L'unité de naissance et de +culte se marqua par l'unité de nom. Chaque _gens_ se transmit de +génération en génération le nom de l'ancêtre et le perpétua avec le même +soin qu'elle perpétuait son culte. Ce que les Romains appelaient +proprement _nomen_ était ce nom de l'ancêtre que tous les descendants et +tous les membres de la _gens_ devaient porter. Un jour vint où chaque +branche, en se rendant indépendante à certains égards, marqua son +individualité en adoptant un surnom (_cognomen_). Comme d'ailleurs chaque +personne dut être distinguée par une dénomination particulière, chacun eut +son _agnomen_, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom était celui de la +_gens_; c'était celui-là que l'on portait officiellement; c'était celui-là +qui était sacré; c'était celui-là qui, remontant au premier ancêtre connu, +devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. -- Il en +était de même en Grèce; Romains et Hellènes se ressemblent encore en ce +point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait à une famille ancienne et +régulièrement constituée, avait trois noms comme le patricien de Rome. +L'un de ces noms lui était particulier; un autre était celui de son père, +et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des +deux équivalait au _cognomen_ héréditaire qui désignait à Rome une branche +de la _gens_. Enfin le troisième nom était celui de la _gens_ tout +entière. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et à la +génération suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades +formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une _gens_. Il en était +ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On +peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'éloge de ses héros sans +rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, était +ordinairement terminé en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une +forme d'adjectif, de même que le nom de la _gens_, chez les Romains, était +invariablement terminé en _ius_. Ce n'en était pas moins le vrai nom; dans +le langage journalier on pouvait désigner l'homme par son surnom +individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la +religion, il fallait donner à l'homme sa dénomination complète et surtout +ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la +démocratie substitua le nom du dème à celui du [Grec: genos].) -- Il est +digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche +chez les anciens que dans les sociétés chrétiennes. Au moyen âge, jusqu'au +douzième siècle, le vrai nom était le nom de baptême ou nom individuel, et +les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou +comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette +différence se rattache, si l'on y prend garde, à la différence des deux +religions. Pour la vieille religion domestique, la famille était le vrai +corps, le véritable être vivant, dont l'individu n'était qu'un membre +inséparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le +premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait à +l'individu une vie propre, une liberté complète, une indépendance toute +personnelle, et ne répugnait nullement à l'isoler de la famille; aussi le +nom de baptême fut-il le premier et longtemps le seul nom. + +[17] Démosthènes, _in Stephanum_, I, 74. Aristophane, _Plutus_, 768. Ces +deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent +pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails. + +[18] _Ferias in famulis habento_. Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12. + +[19] _Quum dominus tum famulis religio Larum_. Cicéron, _De legib._, II, +11. Comp. Eschyle, _Agamemnon_, 1035-1038. L'esclave pouvait même +accomplir l'acte religieux au nom de son maître. Caton, _De re rust_, 83. + +[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1. + + + + +LIVRE III. + +LA CITÉ. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU. + + +Nous n'avons présenté jusqu'ici et nous ne pouvons présenter encore aucune +date. Dans l'histoire de ces sociétés antiques, les époques sont plus +facilement marquées par la succession des idées et des institutions que +par celle des années. + +L'étude des anciennes règles du droit privé nous a fait entrevoir, par +delà les temps qu'on appelle historiques, une période de siècles pendant +lesquels la famille fut la seule forme de société. Cette famille pouvait +alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'êtres humains. +Mais dans ces limites l'association humaine était encore trop étroite: +trop étroite pour les besoins matériels, car il était difficile que cette +famille se suffît en présence de toutes les chances de la vie; trop +étroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu +combien dans ce petit monde l'intelligence du divin était insuffisante et +la morale incomplète. + +La petitesse de cette société primitive répondait bien à la petitesse de +l'idée qu'on s'était faite de la divinité. Chaque famille avait ses dieux, +et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinités domestiques. Mais +il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de +ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup +de siècles pour arriver à se représenter Dieu comme un être unique, +incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de +cet idéal en agrandissant d'âge en âge sa conception et en reculant peu à +peu l'horizon dont la ligne sépare pour lui l'Être divin des choses de la +terre. + +L'idée religieuse et la société humaine allaient donc grandir en même +temps. + +La religion domestique défendait à deux familles de se mêler et de se +fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs familles, sans rien +sacrifier de leur religion particulière, s'unissent du moins pour la +célébration d'un autre culte qui leur fût commun. C'est ce qui arriva. Un +certain nombre de familles formèrent un groupe, que la langue grecque +appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre +les familles d'un même groupe un lien de naissance? Il est impossible de +l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette association nouvelle ne se fit +pas sans un certain élargissement de l'idée religieuse. Au moment même où +elles s'unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs +divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait +sur le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu +sacré et instituèrent un culte. + +Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût son autel et son dieu +protecteur. L'acte religieux y était de même nature que dans la famille. +Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture +avait été préparée sur l'autel lui-même et était par conséquent sacrée; on +la mangeait en récitant quelques prières; la divinité était présente et +recevait sa part d'aliments et de breuvage. + +Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à Rome; Cicéron les +mentionne, Ovide les décrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore +conservé toutes leurs formes antiques. « J'ai vu dans ces demeures +sacrées, dit un historien de cette époque, le repas dressé devant le dieu; +les tables étaient de bois, suivant l'usage des ancêtres, et la vaisselle +était de terre. Les aliments étaient des pains, des gâteaux de fleur de +farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne +tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai +admiré les hommes de nos jours qui restent si fidèles aux rites et aux +coutumes de leurs pères. » [3] A Athènes ces repas avaient lieu pendant la +fête qu'on appelait Apaturies. [4] + +Il y a des usages qui ont duré jusqu'aux derniers temps de l'histoire +grecque et qui jettent quelque lumière sur la nature de la phratrie +antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Démosthènes, pour faire partie +d'une phratrie, il fallait être né d'un mariage légitime dans une des +familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle +de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était +présenté à la phratrie par son père, qui jurait qu'il était son fils. +L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une +victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres étaient +présents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en +avaient le droit s'ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils +devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si +après la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la +victime, le jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de +l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens +croyaient que toute nourriture préparée sur un autel et partagée entre +plusieurs personnes établissait entre elles un lien indissoluble et une +union sainte qui ne cessait qu'avec la vie. + +Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la +principale fonction était de présider aux sacrifices. [6] Peut-être ses +attributions avaient-elles été, à l'origine, plus étendues. La phratrie +avait ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets. En +elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un +sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'était une petite société qui +était modelée exactement sur la famille. + +L'association continua naturellement à grandir, et d'après le même mode. +Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et formèrent une tribu. + +Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un +autel et une divinité protectrice. + +Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que celui de la +phratrie ou celui de la famille. C'était un homme divinisé, un _héros_. De +lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le _héros +éponyme_. Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la +cérémonie religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part. +[7] + +La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et portait des décrets, +auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et +un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, _tribunus_, +[Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la +tribu, on voit qu'elle avait été constituée, à l'origine, pour être une +société indépendante, et comme s'il n'y eût eu aucun pouvoir social au- +dessus d'elle. + + +NOTES + +[1] Homère, _Iliade, II, 362. Démosthènes, _in Macart._ Isée, III, 37; VI, +10; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, _Isthm._, VII, 18, et Scholiaste. +Phratrie et curie étaient deux termes que l'on traduisait l'un par +l'autre: +Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, _fr._ 14. + +[2] Cicéron, _De orat._, 1, 7. Ovide, _Fast._, VI, 305. Denys, II, 65. + +[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'étaient +introduits. Les repas de la curie n'étaient plus qu'une vaine formalité, +bonne pour les prêtres. Les membres de la curie s'en dispensaient +volontiers, et l'usage s'était introduit de remplacer le repas commun par +une distribution de vivres et d'argent: Plaute, _Aululaire_, V, 69 et 137. + +[4] Aristophane, _Acharn._, 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, [Grec: +Apatouria]. + +[5] Démosthènes, _in Eubul._; _in Macart._ Isée, VIII, 18. + +[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosthènes, _in Eubul._, 23. + +[7] Démosthènes, _in Theocrinem_. Eschine, III, 27. Isée, VII, 36. +Pausanias, I, 38. Schal., _in Demosth._, 702. -- Il y a dans l'histoire +des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les +tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières; les secondes leur +sont bien postérieures. L'existence des tribus est un fait universel en +Grèce. _Iliade_, II, 362, 668; _Odyssée_, XIX, 177. Hérodote, IV, 161. + +[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, _Frag._ cité par Photius, vº [Grec: +Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, _Corp. inscr._, 82, 85, 108. +L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome +a laissé peu de traces. Ces tribus étaient des corps trop considérables +pour que la cité ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur ôter +l'indépendance. Les plébéiens, d'ailleurs, ont travaillé à les faire +disparaître. + + + + +CHAPITRE II. + +NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES + + +_1° Les dieux de la nature physique._ + +Avant de passer de la formation des tribus à la naissance des cités, il +faut mentionner un élément important de la vie intellectuelle de ces +antiques populations. + +Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de ces peuples, +nous avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres et pour +principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitué la famille et +établi les premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses +branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont été +Zeus, Héra, Athéné, Junon, celle de l'Olympe hellénique et du Capitole +romain. + +De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans l'âme humaine; +la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la +force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspiré à l'homme +la première idée du Divin, la vue de cette immensité qui l'entoure et qui +l'écrase traça à son sentiment religieux un autre cours. + +L'homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature; les +habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle +et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces +grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s'effrayait de la nuit, et quand +il voyait revenir « la sainte clarté des cieux », il éprouvait de la +reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature; il attendait le +nuage bienfaisant d'où dépendait sa récolte; il redoutait l'orage qui +pouvait détruire le travail et l'espoir de toute une année. Il sentait à +tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il +éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d'amour et de terreur +pour cette puissante nature. + +Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d'un Dieu +unique régissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idée de l'univers. +Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un +même corps; la pensée ne lui venait pas qu'ils pussent être gouvernés par +un même Être. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde extérieur, +l'homme se le figura comme une sorte de république confuse où des forces +rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures +d'après lui-même et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi +dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l'arbre, dans le +nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes +semblables à la sienne; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix +des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire, +il avoua sa dépendance; il les pria et les adora; il en fit des dieux. + +Ainsi, dans cette race, l'idée religieuse se présenta sous deux formes +très-différentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe +invisible, à l'intelligence, à ce qu'il entrevoyait de l'âme, à ce qu'il +sentait de sacré en lui. D'autre part il appliqua son idée du divin aux +objets extérieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents +physiques qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie. + +Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l'on voit +durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se +firent pas la guerre; elles vécurent même en assez bonne intelligence et +se partagèrent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais. +Elles eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent +contradictoires, des cérémonies et des pratiques absolument différentes. +Le culte des dieux de l'Olympe et celui des héros et des mânes n'eurent +jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la +première en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que +l'une, celle des morts, ayant été fixée à une époque très-lointaine, resta +toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effaçaient +peu à peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et +se développa librement à travers les âges, modifiant peu à peu ses +légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorité sur +l'homme. + + +_2° Rapport de cette religion avec le développement de la société +humaine._ + +On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature +sont fort antiques; ils le sont peut-être autant que le culte des +ancêtres; mais comme elle répondait à des conceptions plus générales et +plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une +doctrine précise. [1] Il est bien avéré qu'elle ne se produisit pas dans +le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un +homme. On ne voit à l'origine de cette religion ni un prophète ni un corps +de prêtres. Elle naquit dans les différentes intelligences par un effet de +leur force naturelle. Chacune se la fit à sa façon. Entre tous ces dieux, +issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idées se +formaient en l'homme suivant un mode à peu près uniforme; mais il y eut +aussi une très-grande variété, parce que chaque esprit était l'auteur de +ses dieux. Il résulta de là que cette religion fut longtemps confuse et +que ses dieux furent innombrables. + +Pourtant les éléments que l'on pouvait diviniser n'étaient pas très- +nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour à +tour bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances +dont on pût faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers +de dieux naquirent. C'est que le même agent physique, aperçu sous des +aspects divers, reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple, +fut appelé ici Héraclès (le glorieux), là Phoebos (l'éclatant), ailleurs +Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Être élevé +(Hypérion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, à la longue, les +groupes d'hommes qui avaient donné ces noms divers à l'astre brillant, ne +reconnurent pas qu'ils avaient le même dieu. + +En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre très-restreint de divinités; +mais les dieux de l'un n'étaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient, +à la vérité, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner séparément +à leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient à +la langue usuelle et n'étaient que des adjectifs qui désignaient l'Être +divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous +ce même nom les différents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il +n'y eût qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters différents; il y +avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient +fort peu. Chacune de ces conceptions s'étant formée par le travail libre +de chaque esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il arriva que ces +dieux furent longtemps indépendants les uns des autres, et que chacun +d'eux eut sa légende particulière et son culte. [2] + +Comme la première apparition de ces croyances est d'une époque où les +hommes vivaient encore dans l'état de famille, ces dieux nouveaux eurent +d'abord, comme les démons, les héros et les lares, le caractère de +divinités domestiques. Chaque famille s'était fait ses dieux, et chacune +les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas +partager les bonnes grâces avec des étrangers. C'est là une pensée qui +apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas; et il n'y a pas de doute +qu'elle n'ait été aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a +laissé des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille +avait, en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l'associait +à son foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour +lui à sa formule de prière. C'est pour cela que l'on rencontre souvent +chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siègent +près de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes pères. [3] +« Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au nom du Jupiter qui siège près de +ton foyer. » Médée la magicienne dit dans Euripide: « Je jure par Hécate, +ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon +foyer. » Lorsque Virgile décrit ce qu'il y a de plus vieux dans la +religion de Rome, il montre Hercule associé au foyer d'Évandre et adoré +par lui comme divinité domestique. + +De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unité ne +put jamais s'établir. De là ces luttes de dieux dont le polythéisme est +plein et qui représentent des luttes de familles, de cantons ou de villes. +De là enfin cette foule innombrable de dieux et de déesses, dont nous ne +connaissons assurément que la moindre partie: car beaucoup ont péri, sans +laisser même le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les +adoraient se sont éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un +culte ont été détruites. + +Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des +familles qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur +patrimoine. On sait même que beaucoup d'entre eux ne se dégagèrent jamais +de cette sorte de lien domestique. La Déméter d'Eleusis resta la divinité +particulière de la famille des Eumolpides; l'Athéné de l'acropole +d'Athènes appartenait à la famille des Butades. Les Potitii de Rome +avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence +que le culte de Vénus fut longtemps renfermé dans la famille des Jules et +que cette déesse n'eut pas de culte public dans Rome. + +Il arriva à la longue que, la divinité d'une famille ayant acquis un grand +prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en +proportion de la prospérité de cette famille, toute une cité voulut +l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce +qui eut lieu pour la Déméter des Eumolpides, l'Athéné des Butades, +l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit à partager ainsi +son dieu, elle se réserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la +dignité de prêtre, pour chaque dieu, fut longtemps héréditaire et ne put +pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps où le +dieu lui-même était la propriété de cette famille, ne protégeait qu'elle +et ne voulait être servi que par elle. + +Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord à +l'unisson de l'état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque +famille et resta longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se +prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l'association +humaine. En effet les ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux +qui, par leur essence même, ne pouvaient être adorés que par un très-petit +nombre d'hommes et qui établissaient à perpétuité d'infranchissables +lignes de démarcation entre les familles. La religion des dieux de la +nature était un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait à ce +que chacun de ces cultes se propageât; il n'était pas dans la nature +intime de ces dieux de n'être adorés que par une famille et de repousser +l'étranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement à +s'apercevoir que le Jupiter d'une famille était, au fond, le même être ou +la même conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient +jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de deux foyers. + +Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne +se bornait pas à enseigner à l'homme les devoirs de famille. Jupiter était +le dieu de l'hospitalité; c'est de sa part que venaient les étrangers, les +suppliants, « les vénérables indigents », ceux qu'il fallait traiter +« comme des frères ». Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et +se montraient aux mortels. C'était bien quelquefois pour assister à leurs +luttes et prendre part à leurs combats; souvent aussi c'était pour leur +prescrire la concorde et leur apprendre à s'aider les uns les autres. + +A mesure que cette seconde religion alla se développant, la société dut +grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord, +prit ensuite une extension très-grande. A l'origine, elle s'était comme +abritée sous la protection de sa soeur aînée, auprès du foyer domestique. +Là le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une étroite _cella_, en +regard et à côté de l'autel vénéré, afin qu'un peu du respect que les +hommes avaient pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu, +prenant plus d'autorité sur l'âme, renonça à cette sorte de tutelle; il +quitta le foyer domestique; il eut une demeure à lui et des sacrifices qui +lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter) +fut d'ailleurs bâtie à l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme +auparavant, une _cella_ vis-à-vis d'un foyer; mais la _cella_ s'élargit, +s'embellit, devint un temple. Le foyer resta à l'entrée de la maison du +dieu, mais il parut bien petit à côté d'elle. Lui qui avait été d'abord le +principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'être le dieu et +descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut +chargé de brûler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la +prière de l'homme à la divinité majestueuse dont la statue résidait dans +le temple. + +Lorsqu'on voit ces temples s'élever et ouvrir leurs portes devant la foule +des adorateurs, on peut être assuré que l'association humaine a grandi. + + +NOTES + +[1] Est-il nécessaire de rappeler toutes les traditions grecques et +italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et +relativement récente? La Grèce et l'Italie avaient conservé le souvenir +d'un temps où les sociétés humaines existaient déjà et où cette religion +n'était pas encore formée. Ovide, _Fast._, II, 289; Virgile, _Géorg._, I, +126. Eschyle, _Euménides_, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez +les Hindous les _Pitris_ ont été antérieurs aux _Dévas_. + +[2] Le même nom cache souvent des divinités fort différentes: Poséidon +Hippios, Poséidon Phytalmios, Poséidon Érechthée, Poséidon Aegéen, +Poséidon Héliconien étaient des dieux divers qui n'avaient ni les mêmes +attributs, ni les mêmes adorateurs. + +[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide, +_Hécube_, 345; _Médée_, 395. Sophocle, _Ajax_, 492. Virgile, VIII, 643. +Hérodote, I, 44. + +[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69. + +[5] Hérodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, _Isthm_., VII, 18. Xénophon, +_Hell._, VI, 8. Platon, _Lois_, p. 759; _Banquet_, p. 40. Cicéron, _De +divin._, I, 41. Tacite, _Ann._, II, 54. Plutarque, _Thésée_, 23. Strabon, +IX, 421; XIV, 634. Callimaque, _Hymne à Apoll._, 84. Pausanias, I, 37; VI, +17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V° _Eunidai_. Boeckh, _Corp. +inscript._, 1340. + + + + +CHAPITRE III. + +LA CITÉ SE FORME. + + +La tribu, comme la famille et la phratrie, était +constituée pour être un corps indépendant, puisqu'elle +avait un culte spécial dont l'étranger était +exclu. Une fois formée, aucune famille nouvelle ne +pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient +pas davantage se fondre en une seule; leur religion +s'y opposait. Mais de même que plusieurs phratries +s'étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent +s'associer entre elles, à la condition que le culte de +chacune d'elles fût respecté. Le jour où cette alliance +se fit, la cité exista. + +Il importe peu de chercher la cause qui détermina +plusieurs tribus voisines à s'unir. Tantôt l'union fut +volontaire, tantôt elle fut imposée par la force supérieure +d'une tribu ou par la volonté puissante d'un +homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la +nouvelle association fut encore un culte. Les tribus +qui se groupèrent pour former une cité ne manquèrent +jamais d'allumer un feu sacré et de se donner +une religion commune. + +Ainsi la société humaine, dans cette race, n'a pas +grandi à la façon d'un cercle qui s'élargirait peu à +peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire, +de petits groupes qui, constitués longtemps +à l'avance, se sont agrégés les uns aux autres. Plusieurs +familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries +la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille, +phratrie, tribu, cité, sont d'ailleurs des sociétés +exactement semblables entre elles et qui sont nées +l'une de l'autre par une série de fédérations. + +Il faut même remarquer qu'à mesure que ces différents +groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun +d'eux ne perdait pourtant ni son individualité, ni son +indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent +unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituée +comme à l'époque de son isolement; rien +n'était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce, +ni son droit de propriété, ni sa justice intérieure. +Des curies s'associaient ensuite; mais chacune +gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son +chef. De la tribu on passa à la cité; mais les tribus +ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles +continua à former un corps, à peu près comme si la +cité n'existait pas. En religion il subsista une multitude +de petits cultes au-dessus desquels s'établit un +culte commun; en politique, une foule de petits +gouvernements continuèrent à fonctionner, et au-dessus +d'eux un gouvernement commun s'éleva. + +La cité était une confédération. C'est pour cela +qu'elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles, +de respecter l'indépendance religieuse et civile +des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut +pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulières +de chacun de ces petits corps. Elle n'avait +rien à voir dans l'intérieur d'une famille; elle n'était +pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au père +le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son +client. C'est pour cette raison que le droit privé, qui +avait été fixé à l'époque de l'isolement des familles, +a pu subsister dans les cités et n'a été modifié que +fort tard. + +Ce mode d'enfantement des cités anciennes est +attesté par des usages qui ont duré fort longtemps. +Si nous regardons l'armée de la cité, dans les premiers +temps, nous la trouvons distribuée en tribus, +en curies, en familles, [1] « de telle sorte, dit un ancien, +que le guerrier ait pour voisin dans le combat +celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation +et le sacrifice au même autel ». Si nous regardons le +peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome, +il vote par curies et par _gentes_. [2] Si nous regardons +le culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux +pour chaque tribu; à Athènes, l'archonte fait le sacrifice +au nom de la cité entière, mais il est assisté +pour la cérémonie religieuse d'autant de ministres +qu'il y a de tribus. + +Ainsi la cité n'est pas un assemblage d'individus: +c'est une confédération de plusieurs groupes qui +étaient constitués avant elle et qu'elle laisse subsister. +On voit dans les orateurs attiques que chaque +Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés distinctes; +il est membre d'une famille, d'une phratrie, +d'une tribu et d'une cité. Il n'entre pas en même +temps et le même jour dans toutes les quatre, comme +le Français qui, du moment de sa naissance, appartient +à la fois à une famille, à une commune, à un +département et à une patrie. La phratrie et la tribu +ne sont pas des divisions administratives. L'homme +entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés, et il monte, en +quelque sorte, de l'une à l'autre. +L'enfant est d'abord admis dans la famille par la cérémonie +religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance. +Quelques années après, il entre dans la phratrie +par une nouvelle cérémonie que nous avons +décrite plus haut. Enfin, à l'âge de seize ou de dix-huit +ans, il se présente pour être admis dans la cité. +Ce jour-là, en présence d'un autel et devant les +chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment +par lequel il s'engage, entre autres choses, à +respecter toujours la religion de la cité. A partir de +ce jour-là, il est initié au culte public et devient citoyen. [3] +Que l'on observe ce jeune Athénien s'élevant +d'échelon en échelon, de culte en culte, et l'on +aura l'image des degrés par lesquels l'association +humaine a passé. La marche que ce jeune homme +est astreint à suivre est celle que la société a d'abord +suivie. + +Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il nous +est resté sur les antiquités d'Athènes assez de traditions +et de souvenirs pour que nous puissions voir +avec quelque netteté comment s'est formée la cité +athénienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique +était divisée par familles. [4] Quelques-unes de ces familles +de l'époque primitive, comme les Eumolpides, +les Cécropides, les Céphyréens, les Phytalides, les +Lakiades, se sont perpétuées jusque dans les âges +suivants. Alors la cité athénienne n'existait pas; mais +chaque famille, entourée de ses branches cadettes +et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans +une indépendance absolue. Chacune avait sa religion +propre: les Eumolpides, fixés à Eleusis, adoraient +Déméter; les Cécropides, qui habitaient le rocher +où fut plus tard Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et +Athéné. Tout à côté, sur la +petite colline où fut l'Aréopage, le dieu protecteur +était Arès; à Marathon c'était un Hercule, à Prasies +un Apollon, un autre Apollon à Phlyes, les Dioscures +à Céphale et ainsi de tous les autres cantons. [5] + +Chaque famille, comme elle avait son dieu et son +autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita +l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques +traditions qui s'étaient perpétuées avec le culte; or +ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait +eu son roi avant le temps où Cécrops régnait à Athènes. +N'était-ce pas le souvenir d'une époque lointaine +où ces grandes familles patriarcales, semblables +aux clans celtiques, avaient chacune son chef +héréditaire, qui était à la fois prêtre et juge? Une +centaine de petites sociétés vivaient donc isolées +dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux +ni lien politique, ayant chacune son territoire, +se faisant souvent la guerre, étant enfin à tel +point séparées les unes des autres que le mariage +entre elles n'était pas toujours réputé permis. [6] + +Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent. +Insensiblement elles s'unirent en petits groupes, +par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons +dans les traditions que les quatre bourgs de la +plaine de Marathon s'associèrent pour adorer ensemble +Apollon Delphinien; les hommes du Pirée, +de Phalère et de deux cantons voisins s'unirent de +leur côté, et bâtirent en commun un temple à Hercule. [7] +A la longue cette centaine de petits États se +réduisit à douze confédérations. Ce changement, +par lequel la population de l'Attique passa de l'état +de famille patriarcale à une société un peu plus +étendue, était attribué par les traditions aux efforts +de Cécrops; il faut seulement entendre par là qu'il +ne fut achevé qu'à l'époque où l'on plaçait le règne +de ce personnage, c'est-à-dire vers le seizième siècle +avant notre ère. On voit d'ailleurs que ce Cécrops +ne régnait que sur l'une des douze associations, +celle qui fut plus tard Athènes, les onze autres +étaient pleinement indépendantes; chacune avait son +dieu protecteur, son autel, son feu sacré, son chef. [8] + +Plusieurs générations se passèrent pendant les-quelles +le groupe des Cécropides acquit insensiblement +plus d'importance. De cette période il est resté +le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent +contre les Eumolpides d'Éleusis, et dont le résultat +fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve +de conserver le sacerdoce héréditaire de leur divinité. [9] +On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et +d'autres conquêtes, dont le souvenir ne s'est pas +conservé. Le rocher des Cécropides, où s'était peu +à peu développé le culte d'Athéné, et qui avait fini +par adopter le nom de sa divinité principale, acquit +la suprématie sur les onze autres États. Alors parut +Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions +s'accordent à dire qu'il réunit les douze groupes +en une cité. Il réussit, en effet, à faire adopter dans +toute l'Attique le culte d'Athéné Polias, en sorte +que tout le pays célébra dès lors en commun le sacrifice +des Panathénées. Avant lui, chaque bourgade +avait son feu sacré et son prytanée; il voulut que le +prytanée d'Athènes fût le centre religieux de toute +l'Attique. [10] Dès lors l'unité athénienne fut fondée; +religieusement, chaque canton conserva son ancien +culte, mais tous adoptèrent un culte commun; politiquement, +chacun conserva ses chefs, ses juges, +son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y +eut le gouvernement central +de la cité. [11] + +De ces souvenirs et de ces traditions si précises +qu'Athènes conservait religieusement, il nous semble +qu'il ressort deux vérités également manifestes; +l'une est que la cité a été une confédération de +groupes constitués avant elle; l'autre est que la société +ne s'est développée qu'autant que la religion +s'élargissait. On ne saurait dire si c'est le progrès +religieux qui a amené le progrès social; ce qui est +certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux +en même temps et avec un remarquable accord. + +Il faut bien penser à l'excessive difficulté qu'il y +avait pour les populations primitives à fonder des +sociétés régulières. Le lien social n'est pas facile à +établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si +libres, si inconstants. Pour leur donner des règles +communes, pour instituer le commandement et faire +accepter l'obéissance, pour faire céder la passion à +la raison, et la raison individuelle, à la raison publique, +il faut assurément quelque chose de plus fort +que la force matérielle, de plus respectable que l'intérêt, +de plus sûr qu'une théorie philosophique, de +plus immuable qu'une convention, quelque chose +qui soit également au fond de tous les coeurs et qui +y siège avec empire. + +Cette chose-là, c'est une croyance. Il n'est rien +de plus puissant sur l'âme. Une croyance est l'oeuvre +de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de +la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais +nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la +croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et +elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle +ne nous quitte pas; elle nous parle à tout moment. +Si elle nous dit d'obéir, nous obéissons; si elle nous +trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme +peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à +sa pensée. + +Or, une antique croyance commandait à l'homme +d'honorer l'ancêtre; le culte de l'ancêtre a groupé la +famille autour d'un autel. De là la première religion, +les premières prières, la première idée du devoir et +la première morale; de là aussi la propriété établie, +l'ordre de la succession fixé; de là enfin tout le droit +privé et toutes les règles de l'organisation domestique. +Puis la croyance grandit, et l'association en +même temps. A mesure que les hommes sentent +qu'il y a pour eux des divinités communes, ils s'unissent +en groupes plus étendus. Les mêmes règles, +trouvées et établies dans la famille, s'appliquent +successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité. + +Embrassons du regard le chemin que les hommes +ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolée et +l'homme ne connaît que les dieux domestiques, +[Grec: theoi patrooi], _dii gentiles_. Au-dessus de la famille se +forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], _Juno +curialis_. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu, +[Grec: theos phylios]. On arrive enfin à la cité, et l'on conçoit +un dieu dont la providence embrasse cette cité entière, +[Grec: theos polieus], _penates publici_. Hiérarchie de +croyances, hiérarchie d'association. L'idée religieuse +a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur +de la société. + +Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques +racontaient que les dieux avaient révélé aux +hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire +il y a une vérité. Les lois sociales ont été +l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et +si bienfaisants n'étaient pas autre chose que les +croyances des hommes. + +Tel a été le mode d'enfantement de l'État chez +les anciens; cette étude était nécessaire pour nous +rendre compte tout à l'heure de la nature et des +institutions de la cité. Mais il faut faire ici une réserve. +Si les premières cités se sont formées par la +confédération de petites sociétés constituées antérieurement, +ce n'est pas à dire que toutes les cités à +nous connues aient été formées de la même manière. +L'organisation municipale une fois trouvée, il n'était +pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on +recommençât la même route longue et difficile. Il +put même arriver assez souvent que l'on suivît l'ordre +inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville déjà +constituée, en alla fonder une autre, il n'emmena +d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses +concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres +hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient +même appartenir à des races diverses. Mais ce chef +ne manqua jamais de constituer le nouvel État à +l'image de celui qu'il venait de quitter. En conséquence, +il partagea son peuple en tribus et en phratries. +Chacune de ces petites associations eut un +autel, des sacrifices, des fêtes; chacune imagina +même un ancien héros qu'elle honora d'un culte, et +duquel elle vint à la longue à se croire issue. + +Souvent encore il arriva que les hommes d'un +certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit +que l'organisation sociale n'eût pas réussi à s'établir, +comme en Arcadie, soit qu'elle eût été corrompue +et dissoute par des révolutions trop brusques, comme +à Cyrène et à Thurii. Si un législateur entreprenait +de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait +jamais de commencer par les répartir en tribus et +en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type +de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres +il instituait un héros éponyme, il établissait des sacrifices, +il inaugurait des traditions. C'était toujours +par là que l'on commençait, si l'on voulait fonder +une société régulière. [12] Ainsi fait Platon lui-même +lorsqu'il imagine une cité modèle. + + +NOTES + +[1] Homère, _Iliade_, II, 362. Varron, _De ling. lat._, V, 89. Isée, II, +42. + +[2] Aulu-Gelle, XV, 27. + +[3] Démosthènes, _in Eubul._ Isée, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., _in +Demosth._, p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, _De republ._ + +[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thésée, 24; _ibid._, 13. + +[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18. + +[6] Plutarque, _Thésée_, 18. + +[7] Id., _ibid._, 14. Pollux, VI, 105. Étienne de Byzance, [Grec: +echelidai]. + +[8] Philochore cité par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111. + +[9] Pausanias, I, 38. + +[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, _Thésée_, 24. Pausanias, I, 26; VIII, +2. + +[11] Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées +locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire, +il est certain qu'il n'y réussit pas; car longtemps après lui nous +trouvons +encore les cultes locaux, les assemblées, les _rois de tribus_. Boeckh, +_Corp, inscr._, 82, 85. Démosthènes, _in Theocrinem_. Pollux, VIII, III. +-- Nous laissons de côté la légende d'Ion, à laquelle plusieurs historiens +modernes nous semblent avoir donné trop d'importance en la présentant +comme +le symptôme d'une invasion étrangère dans l'Attique. Cette invasion n'est +indiquée par aucune tradition. Si l'Attique eût été conquise par ces +Ioniens du Péloponèse, il n'est pas probable que les Athéniens eussent +conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d'Érechthéides, et +qu'ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d'Ioniens +(Hérodote, I, 143). A ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui +ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore +répondre que la plupart des grandes familles d'Athènes remontent à une +époque bien antérieure à celle où l'on place l'arrivée d'Ion dans +l'Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour +la plupart? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race +hellénique; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l'Attique +s'appelait _Ionia_ et _Ias_. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du +héros légendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment +antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui +d'Hellènes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et +de présenter cette classe d'hommes comme une population conquérante qui +eût +opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur +aucun témoignage ancien. + +[12] Hérodote, IV, 161. Cf. Platon, _Lois_, V, 738; VI, 771. + + + + +CHAPITRE IV. + +LA VILLE. + + +Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité +était l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la +ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le sanctuaire de +cette association. + +Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée que nous donnent +celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit quelques maisons, +c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroît, c'est +une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fossé et +d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas à la +longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des +constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entière en un +jour. + +Mais il fallait que la cité fût constituée d'abord, et c'était l'oeuvre la +plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles, +les phratries et les tribus étaient convenues de s'unir et d'avoir un même +culte, aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte +commun. Aussi la fondation d'une ville était-elle toujours un acte +religieux. + +Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même, en dépit de la +vogue d'incrédulité qui s'attache à cette ancienne histoire. On a bien +souvent répété que Romulus était un chef d'aventuriers, qu'il s'était fait +un peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces +hommes ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes pour y +enfermer leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les faits +d'une tout autre façon; et il nous semble que, si l'on veut connaître +l'antiquité, la première règle doit être de s'appuyer sur les témoignages +qui nous viennent d'elle. Ces écrivains parlent à la vérité d'un asile, +c'est-à-dire d'un enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se +présentèrent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de +villes lui avaient donné. Mais cet asile n'était pas la ville; il ne fut +même ouvert qu'après que la ville avait été fondée et complètement bâtie. +C'était un appendice ajouté à Rome; ce n'était pas Rome. Il ne faisait +même pas partie de la ville de Romulus; car il était situé au pied du mont +Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe +de bien distinguer le double élément de la population romaine. Dans +l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les +hommes venus d'Albe, c'est-à-dire les hommes déjà organisés en société, +distribués en _gentes_ et en curies, ayant des cultes domestiques et des +lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes +se bâtissent au hasard et sans règles; sur le Palatin s'élève une ville +religieuse et sainte. + +Sur la manière dont cette ville fut fondée, l'antiquité abonde en +renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait +chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans +les _Fastes_ d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulsé +les vieilles annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout +nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius +Flaccus que Festus nous a en partie conservé, tous les deux fort instruits +des antiquités romaines, amis de la vérité, nullement crédules, et +connaissant assez bien les règles de la critique historique. Tous ces +écrivains nous ont transmis le souvenir de la cérémonie religieuse qui +avait marqué la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de +rejeter un tel nombre de témoignages. + +Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous +étonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces +faits qui s'éloignent beaucoup des idées modernes, s'accordent +parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privée +une religion qui réglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette +religion les avait constitués en société; qu'y a-t-il d'étonnant après +cela que la fondation d'une ville ait été aussi un acte sacré et que +Romulus lui-même ait dû accomplir des rites qui étaient observés partout? + +Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville +nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinée du +peuple dépend, est toujours laissé à la décision des dieux. Si Romulus eût +été Grec, il aurait consulté l'oracle de Delphes; Samnite, il eût suivi +l'animal sacré, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Étrusques, +initié à la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui révéler leur +volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui désignent le Palatin. + +Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses +compagnons sont rangés autour de lui; ils allument un feu de broussailles, +et chacun saute à travers la flamme légère. [2] L'explication de ce rite +est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur; +or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en +sautant à travers la flamme sacrée. + +Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au grand acte de la +fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette +une motte de terre qu'il a apportée de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de +ses compagnons, s'approchant à son tour, jette comme lui un peu de terre +qu'il a apporté du pays d'où il vient. Ce rite est remarquable, et il nous +révèle chez ces hommes une pensée qu'il importe de signaler. Avant de +venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes +voisines. Là était leur foyer: c'est là que leurs pères avaient vécu et +étaient ensevelis. Or la religion défendait de quitter la terre où le +foyer avait été fixé et ou les ancêtres divins reposaient. Il avait donc +fallu, pour se dégager de toute impiété, que chacun de ces hommes usât +d'une fiction, et qu'il emportât avec lui, sous le symbole d'une motte de +terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis et auquel leurs +mânes étaient attachés. L'homme ne pouvait se déplacer qu'en emmenant avec +lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu'il +pût dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée: Ceci est +encore la terre de mes pères, _terra patrum, patria_; ici est ma patrie, +car ici sont les mânes de ma famille. + +La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre, s'appelait _mundus_; +or ce mot désignait dans l'ancienne langue la région des mânes. [4] De +cette même place, suivant la tradition, les âmes des morts s'échappaient +trois fois par an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons- +nous pas encore dans cette tradition la véritable pensée de ces anciens +hommes? En déposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne +patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces +âmes réunies là devaient recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs +descendants. Romulus à cette même place posa un autel et y alluma du feu. +Ce fut le foyer de la cité. [5] + +Autour de ce foyer doit s'élever la ville, comme la maison s'élève autour +du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici +encore les moindres détails sont fixés par un rituel. Le fondateur doit se +servir d'un soc de cuivre; sa charrue est traînée par un taureau blanc et +une vache blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume sacerdotal, +tient lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant des +prières. Ses compagnons marchent derrière lui en observant un silence +religieux, A mesure que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette +soigneusement à l'intérieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de +cette terre sacrée ne soit du côté de l'étranger. [6] + +Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni étranger ni +citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est +un acte d'impiété; la tradition romaine disait que le frère du fondateur +avait commis ce sacrilège et l'avait payé de sa vie. [7] + +Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est +interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a soulevé et porté +le soc; ces intervalles s'appellent _portae_; ce sont les portes de la +ville. + +Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s'élèvent ensuite les murailles; +elles sont sacrées aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, même pour les +réparer, sans la permission des pontifes. Des deux côtés de cette +muraille, un espace de quelques pas est donné à la religion; on l'appelle +_pomoerium_; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y +élever aucune construction. + +Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la cérémonie de la +fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en +conserver jusqu'aux écrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette +cérémonie était rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une fête +anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été +célébrée dans toute l'antiquité, d'année en année, et le peuple romain la +célèbre encore aujourd'hui à la même date qu'autrefois, le 21 avril; tant +les hommes, à travers leurs incessantes transformations, restent fidèles +aux vieux usages! + +On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient été +imaginés pour la première fois par Romulus. Il est certain, au contraire, +que beaucoup de villes avant Rome avaient été fondées de la même manière. +Varron dit que ces rites étaient communs au Latium et à l'Étrurie. Caton +l'Ancien qui, pour écrire son livre des _Origines_, avait consulté les +annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues +étaient pratiqués par tous les fondateurs de villes. Les Étrusques +possédaient des livres liturgiques où était consigné le rituel complet de +ces cérémonies. [11] + +Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville +devait être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils voulaient en +fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Hérodote signale +comme un acte d'impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé bâtir +une ville « sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des +cérémonies prescrites », et le pieux historien n'est pas surpris qu'une +ville ainsi construite en dépit des règles n'ait duré que trois ans. [13] +Thucydide, rappelant le jour où Sparte fut fondée, mentionne les chants +pieux et les sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les +Athéniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une +colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comédie +d'Aristophane un tableau assez exact de la cérémonie qui était usitée en +pareil cas. Lorsque le poète représentait la plaisante fondation de la +ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui étaient +observées dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la +scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poëte qui +chantait des hymnes, et un devin qui récitait des oracles. + +Pausanias parcourait la Grèce vers le temps d'Adrien. Arrivé en Messénie, +il se fit raconter par les prêtres la fondation de la ville de Messène, et +il nous a transmis leur récit. [15] L'événement n'était pas très-ancien; +il avait eu lieu au temps d'Épaminondas. Trois siècles auparavant les +Messéniens avaient été chassés de leur pays, et depuis ce temps-là ils +avaient vécu dispersés parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant +avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thébains +voulaient les ramener dans le Péloponèse, pour attacher un ennemi aux +flancs de Sparte; mais le plus difficile était de décider les Messéniens. +Épaminondas, qui avait affaire à des hommes superstitieux, crut devoir +mettre en circulation un oracle prédisant à ce peuple le retour dans son +ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attestèrent que les dieux +nationaux des Messéniens, qui les avaient trahis à l'époque de la +conquête, leur étaient redevenus favorables. Ce peuple timide se décida +alors à rentrer dans le Péloponèse à la suite d'une armée thébaine. Mais +il s'agissait de savoir où la ville serait bâtie, car d'aller réoccuper +les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient été +souillées par la conquête. Pour choisir la place où l'on s'établirait, on +n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car +la Pythie était alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient +d'autres moyens de révéler leur volonté; un prêtre messénien eut un songe +où l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se +fixer sur le mont Ithôme, et qu'il invitait le peuple à l'y suivre. +L'emplacement de la ville nouvelle étant ainsi indiqué, il restait encore +à savoir les rites qui étaient nécessaires pour la fondation; mais les +Messéniens les avaient oubliés; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter +ceux des Thébains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment bâtir +la ville. Un songe vint fort à propos à un autre Messénien: les dieux lui +ordonnaient de se transporter sur le mont Ithôme, d'y chercher un if qui +se trouvait auprès d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il +obéit; il découvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'étain, sur +lesquelles se trouvait gravé le rituel complet de la cérémonie sacrée. Les +prêtres en prirent aussitôt copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On +ne manqua pas de croire que l'urne avait été déposée là par un ancien roi +des Messéniens avant la conquête du pays. + +Dès qu'on fut en possession du rituel, la fondation commença. Les prêtres +offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la +Messénie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithôme, les anciens héros, les +ancêtres connus et vénérés. Tous ces protecteurs du pays l'avaient +apparemment quitté, suivant les croyances des anciens, le jour où l'ennemi +s'en était rendu maître; on les conjura d'y revenir. On prononça des +formules qui devaient avoir pour effet de les déterminer à habiter la +ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'était là l'important; fixer +les dieux avec eux était ce que ces hommes avaient le plus à coeur, et +l'on peut croire que la cérémonie religieuse n'avait pas d'autre but. De +même que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y +déposer les mânes de leurs ancêtres, ainsi les contemporains d'Épaminondas +appelaient à eux leurs héros, leurs ancêtres divins, les dieux du pays. +Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol +qu'ils allaient eux-mêmes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils +allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: « Venez avec nous, ô Êtres +divins, et habitez en commun avec nous cette ville. » Une première journée +fut employée à ces sacrifices et à ces prières. Le lendemain on traça +l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux. + +On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y +avait aucune ville, si antique qu'elle pût être, qui ne prétendît savoir +le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne +pouvait pas perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui avait marqué sa +naissance; car chaque année elle en célébrait l'anniversaire par un +sacrifice. Athènes, aussi bien que Rome, fêtait son jour natal. + +Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants s'établissaient dans +une ville déjà bâtie. Ils n'avaient pas de maisons à construire, car rien +ne s'opposait à ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient +à accomplir la cérémonie de la fondation, c'est-à-dire à poser leur propre +foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est +pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Hérodote que les Doriens +fondèrent Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples +eussent trouvé ces villes toutes bâties et déjà fort anciennes. + +Ces usages nous disent clairement ce que c'était qu'une ville dans la +pensée des anciens. Entourée d'une enceinte sacrée, et s'étendant autour +d'un autel, elle était le domicile religieux qui recevait les dieux et les +hommes de la cité. Tite-Live disait de Rome: « Il n'y a pas une place dans +cette ville qui ne soit imprégnée de religion et qui ne soit occupée par +quelque divinité... Les dieux l'habitent. » Ce que Tite-Live disait de +Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait +été fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte des dieux +protecteurs qui s'étaient comme implantés dans son sol et ne devaient plus +le quitter. Toute ville était un sanctuaire; toute ville pouvait être +appelée sainte. [16] + +Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville, le peuple ne +devait pas non plus quitter l'endroit où ses dieux étaient fixés. Il y +avait à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat entre les +dieux et les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que Rome, +dévastée par les Gaulois, n'était plus qu'un monceau de ruines, qu'à cinq +lieues de là il existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien +située et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la +conquête; qu'il fallait donc laisser là Rome détruite et se transporter à +Veii. Mais le pieux Camille leur répondit: « Notre ville a été fondée +religieusement; les dieux mêmes en ont marqué la place et s'y sont établis +avec nos pères. Toute ruinée qu'elle est, elle est encore la demeure de +nos dieux nationaux. » Les Romains restèrent à Rome. + +Quelque chose de sacré et de divin s'attachait naturellement à ces villes +que les dieux avaient élevées [17] et qu'ils continuaient à remplir de +leur présence. On sait que les traditions romaines promettaient à Rome +l'éternité. Chaque ville avait des traditions semblables. On bâtissait +toutes les villes pour être éternelles. + + +NOTES + +[1] Cicéron, _De divin._, I, 17. Plutarque, _Camille_, 32. Pline, XIV, 2; +XVIII, 12. + +[2] Denys, I, 88. + +[3] Plutarque, _Romulus_, 11. Dion Cassius, _Fragm._, 12. Ovide, _Fast._, +IV, 821. Festus, v° _Quadrata_. + +[4] Festus, V° _Mundus_. Servius, _ad Aen._, III, 134. Plutarque, +_Romulus_, 11. + +[5] Ovide, _ibid._ Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois +villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le +foyer commun ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les +trois collines. + +[6] Plutarque, _Romulus_, 11. Ovide, _ibid._ Varron, _De ling. lat._, V, +143. Festus, v° _Primigenius_; v° _Urvat._ Virgile, V, 755. + +[7] Voy. Plutarque, _Quest. rom._, 27. + +[8] Caton, dans Servius, V, 755. + +[9] Cicéron, _De nat. deor._, III, 40. _Digeste_, 8, 8. Gaius, II, 8. + +[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14. + +[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, _L. L._, V, 143. Festus, V° +_Rituales._ + +[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athénée, VIII, 62. + +[13] Hérodote, V, 42. + +[14] Thucydide, V, 16; III, 24. + +[15] Pausanias, IV, 27. + +[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, _Chev._, 1319), +[Grec: Lakedaimoni diae] (Théognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit +Théognis en parlant de Mégare. + +[17] _Neptunia Troja_, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Théognis, 755 +(Welcker). + + + + +CHAPITRE V. + +LE CULTE DU FONDATEUR; LA LÉGENDE D'ÉNÉE. + + +Le fondateur était l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel +une ville ne pouvait pas être. C'était lui qui posait le foyer où devait +brûler éternellement le feu sacré; c'était lui qui par ses prières et ses +rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville +nouvelle. + +On conçoit le respect qui devait s'attacher à cet homme sacré. De son +vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le père de la +cité; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui +se succédaient; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour +la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du +foyer qu'il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la +ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient +renouvelés chaque année sur son tombeau. [1] + +Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu'il avait un temple et des +prêtres. Les sénateurs purent bien l'égorger, mais non pas le priver du +culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même +celui qui l'avait fondée. Cécrops et Thésée que l'on regardait comme ayant +été successivement fondateurs d'Athènes, y avaient des temples. Abdère +faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à +Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon. +Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la +Chersonèse de Thrace; cette colonie lui institua un culte après sa mort, +« suivant l'usage ordinaire ». Hiéron de Syracuse, ayant fondé la ville +d'Aetna, y jouit dans la suite « du culte des fondateurs ». [2] + +Il n'y avait rien qui fût plus à coeur à une ville que le souvenir de sa +fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère, +chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et +les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient +pas sortir de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils +étaient rappelés chaque, année dans les cérémonies sacrées. + +On a conservé le souvenir d'un grand nombre de poëmes grecs qui avaient +pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chanté celle de +Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de +Milet; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le +même sujet des poëmes ou des histoires. Peut-être n'y avait-il pas une +seule ville qui ne possédât son poëme ou au moins son hymne sur l'acte +sacré qui lui avait donné naissance. + +Parmi tous ces anciens poëmes, qui avaient pour objet la fondation sainte +d'une ville, il en est un qui n'a pas péri, parce que si son sujet le +rendait cher à une cité, ses beautés l'ont rendu précieux pour tous les +peuples et tous les siècles. On sait qu'Énée avait fondé Lavinium, d'où +étaient issus les Albains et les Romains, et qu'il était par conséquent +regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s'était établi sur lui un +ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve déjà consignés dans +les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile +s'empara de ce sujet, et écrivit le poëme national de la cité romaine. + +C'est l'arrivée d'Énée, ou plutôt c'est le transport des dieux de Troie en +Italie qui est le sujet de l'_Enéide_. Le poëte chante cet homme qui +traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le +Latium, + + dum conderet urbem + Inferretque Deos Latio. + +Il ne faut pas juger l'_Enéide_ avec nos idées modernes. On se plaint +souvent de ne pas trouver dans Énée l'audace, l'élan, la passion. On se +fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s'étonne de +voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux, +invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il +s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes +les mers, et verser des larmes à la vue d'un danger. On ne manque guère +non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tenté de dire +avec la malheureuse reine: + + Nullis ille movetur + Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit. + +C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un héros de roman. Le +poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l'homme +sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la +cité, + + Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Pénates + Classe veho mecum. + +Sa qualité dominante doit être la piété, et l'épithète que le poëte lui +applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa +vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non +un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des +passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond +de son coeur, + + Multa gemens multoque animum labefactus amore, + Jussa tamen Divum insequitur. + +Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand prêtre, que le +peuple « vénérait à l'égal d'un dieu », et que Jupiter préférait à Hector. +Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la +nuit qui a consommé la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe. +« Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle +ville. » Et en même temps il lui a remis les choses saintes, les +statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'éteindre. Ce +songe n'est pas un ornement placé là par la fantaisie du poëte. Il est, au +contraire, le fondement sur lequel repose le poëme tout entier; car c'est +par lui qu'Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité et que sa +mission sainte lui a été révélée. + +La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne; grâce à Énée, le +foyer n'est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les +dieux fuient avec Énée; ils parcourent les mers et cherchent une contrée +où il leur soit donné de s'arrêter, + + Considere Teucros + Errantesque Deos agitataque numina Trojae. + +Énée cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux +paternels, + + Dis sedem exiguam patriis. + +Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera +liée pour toujours, ne dépend pas des hommes; il appartient aux dieux. +Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui- +même sa route et son but; il se laisse diriger par la divinité: + + Italiam non sponte sequor. + +Il voudrait s'arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec +Didon; _fata obstant_. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son +amour, vient toujours se placer l'arrêt des dieux, la parole révélée, +_fata_. + +Il ne faut pas s'y tromper: le vrai héros du poëme n'est pas Énée; ce sont +les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome. +Le sujet de l'_Enéide_, c'est la lutte des dieux romains contre une +divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter, + + Tantae mons erat romanam condere gentem! + +Peu s'en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme +ne les enchaîne. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marqué, + + Fata viam inveniunt. + +Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l'intérêt des Romains. Dans ce +poëme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs +institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité +romaine n'existerait pas. [3] + + +NOTES + +[1] Pindare, _Pyth._, V, 129; _Olymp._, VII, 145. Cicéron, _De nat. +deor._, III, 19. Catulle, VII, 6. + +[2] Hérodote, I, 168; VI, 38. Pindare, _Pyth._, IV. Thucydide, V, 11. +Strabon, XIV, 1. Plutarque, _Quest. gr._, 20. Pausanias, I, 34; III, 1. +Diodore, XI, 78. + +[3] Nous n'avons pas à examiner ici si la légende d'Énée répond à un fait +réel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les +anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se +faisaient du _penatiger_, et pour nous c'est là l'important. Ajoutons que +plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en +Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient +un culte. + + + + +CHAPITRE VI. + +LES DIEUX DE LA CITÉ. + + +Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien +de toute société, c'était un culte. De même qu'un autel domestique tenait +groupés autour de lui les membres d'une famille, de même la cité était la +réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux protecteurs et qui +accomplissaient l'acte religieux au même autel. + +Cet autel de la cité était renfermé dans l'enceinte d'un bâtiment que les +Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient temple de Vesta. +[1] + +Il n'y avait rien de plus sacré dans une ville que cet autel, sur lequel +le feu sacré était toujours entretenu. Il est vrai que cette grande +vénération s'affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que l'imagination +grecque se laissa entraîner du côté des plus beaux temples, des plus +riches légendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit +jamais à Rome. Les Romains ne cessèrent pas d'être convaincus que le +destin de la cité était attaché à ce foyer qui représentait leurs dieux. +Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur +sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait +abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait +le feu s'éteindre ou souillait le culte en manquant à son devoir de +chasteté, la ville qui se croyait alors menacée de perdre ses dieux, se +vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive. + +Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un incendie des +maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son +avenir en péril. Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de +rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitôt ses +accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors à +Rome. Ce n'était pas qu'il eût aucune preuve contre eux, mais il faisait +ce raisonnement: « Un incendie a menacé notre foyer; cet incendie qui +devait briser notre grandeur et arrêter nos destinées, n'a pu être allumé +que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus +acharnés que les habitants de Capoue, cette ville qui est présentement +l'alliée d'Annibal et qui aspire à être à notre place la capitale de +l'Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui ont voulu détruire notre temple +de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce garant de notre grandeur +future. » [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idées religieuses, +croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sûr +de la vaincre que de détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des +anciens; le foyer public était le sanctuaire de la cité; c'était ce qui +l'avait fait naître et ce qui la conservait. + +De même que le culte du foyer domestique était secret et que la famille +seule avait droit d'y prendre part, de même le culte du foyer public était +caché aux étrangers. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait assister au +sacrifice. Le seul regard de l'étranger souillait l'acte religieux. [3] + +Chaque cité avait des dieux qui n'appartenaient qu'à elle. Ces dieux +étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des +familles. On les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros; [4] sous +tous ces noms, c'étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car +nous avons vu que, dans la race indo-européenne, l'homme avait eu d'abord +le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces +Génies ou ces Héros étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple. +[5] Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son +territoire, et comme, d'après les croyances que nous avons montrées plus +haut, l'âme ne quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins +étaient attachés au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de +leurs tombeaux ils veillaient sur la cité; ils protégeaient le pays, et +ils en étaient en quelque sorte les chefs et les maîtres. Cette expression +de chefs du pays, appliquée aux morts, se trouve dans un oracle adressé +par la Pythie à Solon: « Honore d'un culte les chefs du pays, les morts +qui habitent sous terre. » [6] Ces opinions venaient de la très-grande +puissance que les antiques générations avaient attribuée à l'âme humaine +après la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service à la cité, +depuis celui qui l'avait fondée jusqu'à celui qui lui avait donné une +victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu pour cette cité. Il +n'était même pas nécessaire d'avoir été un grand homme ou un bienfaiteur; +il suffisait d'avoir frappé vivement l'imagination de ses contemporains et +de s'être rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un héros, +c'est-à-dire, un mort puissant dont la protection fût à désirer et la +colère à craindre. Les Thébains continuèrent pendant dix siècles à offrir +des sacrifices à Étéocle et à Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient +un culte à un Perse qui était mort chez eux pendant l'expédition de +Xerxès. Hippolyte était vénéré comme dieu à Trézène. Pyrrhus, fils +d'Achille, était un dieu à Delphes, uniquement parce qu'il y était mort et +y était enterré. Crotone rendait un culte à un héros par le seul motif +qu'il avait été de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athènes +adorait comme un de ses protecteurs Eurysthée, qui était pourtant un +Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il +fait paraître sur la scène Eurysthée, près de mourir et lui fait dire aux +Athéniens: « Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et +dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hôte protecteur. » +[8] Toute la tragédie d'_Édipe à Colone_ repose sur ces croyances: Athènes +et Thèbes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir +un dieu. + +C'était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu +marquants. [9] Mantinée parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thèbes +de ceux de Géryon, Messène de ceux d'Aristomène. [10] Pour se procurer ces +reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote raconte par +quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d'Oreste. [11] +Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l'âme du héros, +donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu'Athènes eut +acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer +des ossements de Thésée qui avait été enterré dans l'île de Scyros, et de +leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux +protecteurs. + +Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d'une autre +espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la +nature avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces créations de +l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de divinités +domestiques ou locales. On ne conçut pas d'abord ces dieux comme veillant +sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en +propre à une famille ou à une cité. + +Ainsi il était d'usage que chaque cité, sans compter ses héros, eût encore +un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu'elle avait associée à +ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en Grèce et en +Italie une foule de divinités _poliades_. Chaque ville avait ses dieux qui +l'habitaient. [12] + +Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés; c'est par hasard qu'on +a conservé le souvenir du dieu Satrapès, qui appartenait à la ville +d'Élis, de la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Aegium, de +Britomartis en Crète, de Hyblaea à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra, +Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils +étaient souvent appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux +villes donnaient à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure +qu'elles adoraient le même dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y +en avait une à Sparte; c'étaient deux déesses. Un grand nombre de cités +avaient un Jupiter pour divinité poliade. C'étaient autant de Jupiters +qu'il y avait de villes. Dans la légende de la guerre de Troie on voit une +Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre +Pallas qui reçoit un culte et qui protége ses adorateurs. [13] Dira-t-on +que c'était la même divinité qui figurait dans les deux armées? Non +certes; car les anciens n'attribuaient pas à leurs dieux le don +d'ubiquité. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Héra +poliade; ce n'était pas la même déesse, car elle était représentée dans +les deux villes avec des attributs bien différents. II y avait à Rome une +Junon; à cinq lieues de là, la ville de Veii en avait une autre; c'était +si peu la même divinité, que nous voyons le dictateur Camille, assiégeant +Veii, s'adresser à la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la +ville étrusque et de passer dans son camp. Maître de la ville, il prend la +statue, bien persuadé qu'il prend en même temps une déesse, et il la +transporte dévotement à Rome. Rome eut dès lors deux Junons protectrices. +Même histoire, quelques années après, pour un Jupiter, qu'un autre +dictateur apporta de Préneste, alors que Rome en avait déjà trois ou +quatre chez elle. [14] + +La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu'elle +protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu'elle fût adorée par eux. +La plupart du temps un temple n'était accessible qu'aux citoyens. Les +Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Héra d'Argos. +Pour pénétrer dans celui de l'Athéné d'Athènes, il fallait être Athénien. +[15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas +entrer dans le temple d'une troisième Junon qu'il y avait dans la petite +ville de Lanuvium. [16] + +Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu +comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs +innombrables dieux avait son petit domaine; à l'un une famille, à l'autre +une tribu, à celui-ci une cité: c'était là le monde qui suffisait à la +providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques +philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Eleusis ont pu le faire +entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a +jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme +une force qui le protégeait personnellement, et chaque homme ou chaque +groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les +descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints +avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu; chacun d'eux veut +avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence spéciale. +A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant +celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'à côté; il n'est pas rare +de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour +les mérites de leurs deux madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui, +et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines +classes. C'était la règle chez les anciens. + +Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait d'aucune autorité +étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n'y avait nul lien, nulle +communication, nul échange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait +d'une ville à une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes, +d'autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux +d'une ville ne ressemblaient pas à ceux d'une autre. Chaque cité avait son +recueil de prières et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eût +cru compromettre sa religion et sa destinée si elle l'eût laissé voir aux +étrangers. Ainsi, la religion était toute locale, toute civile, à prendre +ce mot dans le sens ancien, c'est-à-dire spéciale à chaque cité. [17] + +En général, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait +et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragédie +d'Eschyle, un étranger dit aux Argiennes: « Je ne crains pas les dieux de +votre pays, et je ne leur dois rien. » [18] + +Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le +danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait à +eux d'une défaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de +défenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'à renverser leurs +autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19] + +Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont +ils recevaient un culte, et cela était bien naturel; ces dieux étaient +avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville. +S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hécatombes, il +fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cité. [20] Voyez dans +Virgile comme Junon « fait effort et travaille » pour que sa Carthage +obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de +Virgile, avait à coeur la grandeur de sa cité. Ces dieux avaient mêmes +intérêts que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils +marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage +qui dit, à l'approche d'une bataille: « Les dieux qui combattent avec nous +valent bien ceux qui sont du côté de nos ennemis. » [21] Jamais les +Éginètes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de +leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes +leurs expéditions les Tyndarides. [22] Dans la mêlée, les dieux et les +citoyens se soutenaient réciproquement, et quand on était vainqueur, c'est +que tous avaient fait leur devoir. + +Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec +elle. [23] Si une ville était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs. + +Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient incertaines et +variaient. Beaucoup étaient persuadés qu'une ville ne pouvait jamais être +prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsque Énée voit les Grecs maîtres +de Troie, il s'écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant +leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thébaines +exprime la même croyance lorsque, à l'approche de l'ennemi, il conjure les +dieux de ne pas quitter la ville. [24] + +En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire +sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule +qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservée: « Toi, +ô très-grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je +t'adore, je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce peuple, de +quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux, de venir +à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux +sacrés te soient plus agréables et plus chers; prends-nous sous ta garde. +Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. » [25] Or les +anciens étaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces +et puissantes, que si on les prononçait exactement et sans y changer un +seul mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le +dieu, ainsi appelé, passait donc à l'ennemi, et la ville était prise. + +On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages analogues. Encore au +temps de Thucydide, lorsqu'on assiégeait une ville, on ne manquait pas +d'adresser une invocation à ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fût +prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu, +les Grecs préféraient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît +la légende d'Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. A une autre époque, +les Éginètes, voulant faire la guerre à Épidaure, commencèrent par enlever +deux statues protectrices de cette ville, et les transportèrent chez eux. +[27] + +Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes; +mais l'entreprise était hasardeuse, car Égine avait un héros protecteur +d'une grande puissance et d'une singulière fidélité; c'était Éacus. Les +Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à trente années +l'exécution de leur dessein; en même temps ils élevèrent dans leur pays +une chapelle à ce même Éacus, et lui vouèrent un culte. Ils étaient +persuadés que si ce culte était continué sans interruption durant trente +ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il +leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si +longtemps de grasses victimes, sans devenir l'obligé de ceux qui les lui +offraient. Éacus serait donc à la fin forcé d'abandonner les intérêts des +Éginètes, et de donner la victoire aux Athéniens. [28] + +Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athènes fût +maîtresse de la petite île de Salamine, qui appartenait alors aux +Mégariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui répondit: « Si tu veux +conquérir l'île, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des héros qui la +protègent et qui l'habitent. » Solon obéit; au nom d'Athènes il offrit des +sacrifices aux deux principaux héros salaminiens. Ces héros ne résistèrent +pas aux dons qu'on leur faisait; ils passèrent du côté d'Athènes, et +l'île, privée de protecteurs, fut conquise. [29] + +En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à s'emparer des +divinités de la ville, les assiégés, de leur côté, les retenaient de leur +mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaînes pour l'empêcher +de déserter. D'autres fois on le cachait à tous les regards pour que +l'ennemi ne pût pas le trouver, Ou bien encore on opposait à la formule +par laquelle l'ennemi essayait de débaucher le dieu, une autre formule qui +avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imaginé un moyen qui +leur semblait plus sûr: ils tenaient secret le nom du principal et du plus +puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis +ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de +leur côté et que leur ville ne serait jamais prise. + +On voit par là quelle singulière idée les anciens se faisaient des dieux. +Ils furent très-longtemps sans concevoir la Divinité comme une puissance +suprême. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cité sa +religion nationale. Une ville était comme une petite Église complète, qui +avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien +grossières; mais elles ont été celles du peuple le plus spirituel de ces +temps-là, et elles ont exercé sur ce peuple et sur le peuple romain une si +forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs +institutions et de leur histoire est venue de là. + + +NOTES + +[1] Le prytanée contenait le foyer commun de la cité: Denys +d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, _Ném._, XI. +Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute ville +grecque: Hérodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, _G. +de Mithr._, 23; _G. puniq._, 84. Diodore, XX, 101. Cicéron, _De signis_, +53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athénée, I, 58; X, +24. Boeckh, _Corp. inscr._, 1193. -- A Rome, le temple de Vesta n'était +pas autre chose qu'un foyer: Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12. Ovide, +_Fast._, VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31. + +[2] Tite-Live, XXVI, 27. + +[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, _G. civ._, I, 54. + +[4] Ovide, _Fast_., II, 616. + +[5] Plutarque, _Aristide_, 11. + +[6] Plutarque, _Solon_, 9. + +[7] Pausanias, IX, 18. Hérodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X, +23. Pindare, _Ném._, 65 et suiv. Hérodote, V, 47. + +[8] Euripide, _Héracl._, 1032. + +[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, _Trin_., II, 2, 14. + +[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9. + +[11] Hérodote, I, 68. + +[12] Hérodote, V, 82. Sophocle, _Phil_., 134. Thucydide, II, 71. Euripide, +_Électre_, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, _Oiseaux_, +828; _Chev._, 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14. + +[13] Homère, _Iliade_, VI, 88. + +[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. + +[15] Hérodote, VI, 81; V, 72. + +[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquête. Tite-Live, VIII, 14. + +[17] Il n'existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de +confédérations; nous en parlerons ailleurs. + +[18] Eschyle, _Suppl._, 858. + +[19] Suétone, _Calig._, 5; Sénèque, _De vita beata_, 36. + +[20] Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Théognis, 759. + +[21] Euripide, _Héracl._, 347. + +[22] Hérodote, V, 65; V, 80. + +[23] Virgile, _En._, I, 68. + +[24] Eschyle, _Sept chefs_, 202. + +[25] Macrobe, III, 9. + +[26] Thucydide, II, 74. + +[27] Hérodote, V, 83. + +[28] Hérodote, V, 89. + +[29] Plutarque, _Solon_, 9. + +[30] Macrobe, III. + + + + +CHAPITRE VII. + +LA RELIGION DE LA CITÉ. + + +_1° Les repas publics._ + +On a vu plus haut que la principale cérémonie du culte domestique était un +repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture préparée sur un +autel, telle fut, suivant toute apparence, la première forme que l'homme +ait donnée à l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la +divinité fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui +donnait sa part. + +La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette +nature; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en +l'honneur des divinités protectrices. L'usage de ces repas publics était +universel en Grèce; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur +accomplissement. [1] + +L'Odyssée nous donne la description d'un de ces repas sacrés; neuf longues +tables sont dressées pour le peuple de Pylos; à chacune d'elles cinq cents +citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l'honneur +des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et +finit par des libations et des prières. [2] L'antique usage des repas en +commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions athéniennes; on +racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à Athènes au +moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait l'acte +sacré. [3] + +Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait +ordinairement une idée qui n'est pas conforme à la vérité. On se figure +les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie +privée n'eût pas été connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des +textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur +maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux +fois par mois, sans compter les jours de fête. C'étaient des actes +religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos +et dans toute la Grèce. [5] + +Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne +pouvaient guère avoir lieu qu'aux fêtes solennelles, la religion +prescrivait qu'il y eût chaque jour un repas sacré. A cet effet, quelques +hommes choisis par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans +l'enceinte du prytanée, en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les +Grecs étaient convaincus que, si ce repas venait à être omis un seul jour, +l'État était menacé de perdre la faveur de ses dieux. + +A Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas +commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s'acquitter +de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient à la table sacrée, étaient +revêtus momentanément d'un caractère sacerdotal; on les appelait +_parasites_; ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par +être un titre sacré. [6] Au temps de Démosthènes, les parasites avaient +disparu; mais les prytanes étaient encore astreints à manger ensemble au +Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles affectées, aux +repas communs. [7] + +A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien +une cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête; +c'était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs +chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. « Plus on +est paré de fleurs, disait-on, et plus on est sûr de plaire aux dieux; +mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se détournent de toi. » +[8] – « Une couronne, disait-on encore, est la messagère d'heureux augure +que la prière envoie devant elle vers les dieux. » [9] Les convives, pour +la même raison, étaient vêtus de robes blanches; le blanc était la couleur +sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10] + +Le repas commençait invariablement par une prière et des libations; on +chantait des hymnes. La nature des mets et l'espèce de vin qu'on devait +servir étaient réglées par le rituel dé chaque cité. S'écarter en quoi que +ce fût de l'usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou +altérer le rhythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité +entière eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'à +fixer la nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson +des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il +fallait que le pain fût placé dans des corbeilles de cuivre; dans telle +autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme même des +pains était immuablement fixée. [11] Ces règles de la vieille religion ne +cessèrent jamais d'être observées, et les repas sacrés gardèrent toujours +leur simplicité primitive. Croyances, moeurs, état social, tout changea; +ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours très- +scrupuleux observateurs de leur religion nationale. + +Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait à la +religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immédiatement +après commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec +leur goût. C'était assez l'usage à Sparte. [12] + +La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu'en Grèce. +Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait +Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigné le souvenir, par +deux fois, dans son Énéide; le vieux Latinus reçoit les envoyés d'Énée, +non pas dans sa demeure, mais dans un temple « consacré par la religion +des ancêtres; là ont lieu les festins sacrés après l'immolation des +victimes; là tous les chefs de famille s'asseyent ensemble à de longues +tables ». Plus loin, quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve +célébrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont +couronnés de fleurs; tous, assis à la même table, chantent un hymne à la +louange du dieu de la cité. + +Cet usage se perpétua à Rome. Il y eut toujours une salle où les +représentants des curies mangèrent en commun. Le sénat, à certains jours, +faisait un repas sacré au Capitole. [14] Aux fêtes solennelles, des tables +étaient dressées dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A +l'origine, les pontifes présidaient à ces repas; plus tard on délégua ce +soin à des prêtres spéciaux que l'on appela _epulones_. + +Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait +les membres d'une cité. L'association humaine était une religion; son +symbole était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces +petites sociétés primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de +famille, à une même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une +couronne; tous font ensemble la libation, récitent une même prière, +chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même +autel; au milieu d'eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs +partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'intérêt, ni +une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement +accomplie en présence des dieux de la cité. + + +_2° Les fêtes et le calendrier._ + +De tout temps et dans toutes les sociétés, l'homme a voulu honorer ses +dieux par des fêtes; il a établi qu'il y aurait des jours pendant lesquels +le sentiment religieux régnerait seul dans son âme, sans être distrait par +les pensées et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journées qu'il a +à vivre, il a fait la part des dieux. + +Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des +anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux +nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année +par une nouvelle cérémonie religieuse; on appelait cette fête le jour +natal; tous les citoyens devaient la célébrer. + +Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de +l'enceinte de la ville, _amburbalia_, celle des limites du territoire, +_ambarvalia_. Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession, +vêtus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour +de la ville ou du territoire en chantant des prières; en tête marchaient +les prêtres, conduisant des victimes, qu'on immolait à la fin de la +cérémonie. [15] + +Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité, +chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices, +réclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien +d'autres, jusqu'à la nourrice de Romulus et à la mère d'Évandre. Athènes +avait, de même, la fête de Cécrops, celle d'Érechthée, celle de Thésée; et +elle célébrait chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et +Eurysthée, et Androgée, et une foule d'autres. + +Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des +semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en +Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur était accompagné de +sacrifices, et on exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. A +Rome, les prêtres fixaient, chaque année, le jour où devaient commencer +les vendanges, et le jour où l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout était +réglé par la religion. C'était la religion qui ordonnait de tailler la +vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiété à offrir aux dieux +une libation avec le vin d'une vigne non taillée. [16] + +Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu'elle avait +adoptées comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A +mesure que le culte d'une divinité nouvelle s'introduisait dans la cité, +il fallait trouver dans l'année un jour à lui consacrer. Ce qui +caractérisait ces fêtes religieuses, c'était l'interdiction du travail, +l'obligation d'être joyeux, le chant et les jeux en public. La religion +athénienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-là de vous faire tort les +uns aux autres. [17] + +Le calendrier n'était pas autre chose que la succession des fêtes +religieuses. Aussi était-il établi par les prêtres. A Rome on fut +longtemps sans le mettre en écrit; le premier jour du mois, le pontife, +après avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles +fêtes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait +_calatio_, d'où vient le nom de calendes qu'on donnait à ce jour-là. + +Le calendrier n'était réglé ni sur le cours de la lune, ni sur le cours +apparent du soleil; il n'était réglé que par les lois de la religion, lois +mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion +prescrivait de raccourcir l'année, et quelquefois de l'allonger. On peut +se faire une idée des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les +Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six. +[18] + +On conçoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien à +celui d'une autre, puisque la religion n'était pas la même entre elles, et +que les fêtes comme les dieux différaient. L'année n'avait pas la même +durée d'une ville à l'autre. Les mois ne portaient pas le même nom; +Athènes les nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que +Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois était tiré +ordinairement de la principale fête qu'il contenait; or, les fêtes +n'étaient pas les mêmes. Les cités ne s'accordaient pas pour faire +commencer l'année à la même époque, ni pour compter la série de leurs +années à partir d'une même date. En Grèce, la fête d'Olympie devint à la +longue une date commune, mais qui n'empêcha pas chaque cité d'avoir son +année particulière. En Italie, chaque ville comptait les années à partir +du jour de sa fondation. + + +_3° Le cens._ + +Parmi les cérémonies les plus importantes de la religion de la cité, il y +en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans +à Athènes; [19] on ne l'accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les +rites qui y étaient observés et le nom même qu'elle portait, indiquent que +cette cérémonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par +les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquée était +une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la pureté des +intentions étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans +la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours +craindre d'avoir commis quelque négligence, quelque omission ou quelque +erreur, et l'on n'était jamais sûr de n'être pas sous le coup de la colère +ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur +de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui était chargé de +l'accomplir (c'était à Rome le censeur; avant le censeur c'était le +consul; avant le consul, le roi), commençait par s'assurer, à l'aide des +auspices, que les dieux agréeraient la cérémonie. Puis il convoquait le +peuple par l'intermédiaire d'un héraut, qui se servait à cet effet d'une +formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se réunissaient +hors des murs; là, tous étant en silence, le magistrat faisait trois fois +le tour de l'assemblée, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un +porc, un taureau (_suovetaurile_); la réunion de ces trois animaux +constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice +expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession; quand +le troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de +prière, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute +souillure était effacée, toute négligence dans le culte réparée, et la +cité était en paix avec ses dieux. + +Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses +étaient nécessaires: l'une était qu'aucun étranger ne se glissât parmi les +citoyens, ce qui eût troublé et funesté la cérémonie; l'autre était que +tous les citoyens y fussent présents, sans quoi la cité aurait pu garder +quelque souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût +précédée d'un dénombrement des citoyens. A Rome et à Athènes on les +comptait avec un soin très-scrupuleux; il est probable que leur nombre +était prononcé par le magistrat dans la formule de prière, comme il était +ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur rédigeait de la +cérémonie. + +La perte du droit de cité était la punition de l'homme qui ne s'était pas +fait inscrire. Cette sévérité s'explique. L'homme qui n'avait pas pris +part à l'acte religieux, qui n'avait pas été purifié, pour qui la prière +n'avait pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre +de la cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie, +il n'était plus citoyen. [21] + +On peut juger de l'importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant +du magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice, +rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les +chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la +place de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde +étant rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacré. Or, +il résultait de là qu'à partir de ce jour jusqu'à la lustration suivante, +chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait +assigné dans la cérémonie. Il était sénateur s'il avait compté ce jour-là +parmi les sénateurs; chevalier, s'il avait figuré parmi les chevaliers. +Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle +il avait été ce jour-là; et même, si le magistrat avait refusé de +l'admettre dans la cérémonie, il n'était plus citoyen. Ainsi, la place que +chacun avait occupée dans l'acte religieux et où les dieux l'avaient vu, +était celle qu'il gardait dans la cité pendant quatre ans. L'immense +pouvoir des censeurs est venu de là. + +A cette cérémonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs +enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, étaient, en +quelque façon, purifiés en la personne du chef de famille. C'est pour cela +qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'énumération des +personnes et des choses qui dépendaient de lui. + +La lustration était accomplie au temps d'Auguste avec la même exactitude +et les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la +regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'État y voyaient +au moins une excellente mesure d'administration. + + +_4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à l'armée; le +triomphe._ + +Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fît +intervenir les dieux. Comme on était sous l'empire de cette idée qu'ils +étaient tour à tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme +n'osait jamais agir sans être sûr qu'ils lui fussent favorables. + +Le peuple ne se réunissait en assemblée qu'aux jours où la religion le lui +permettait. On se souvenait que la cité avait éprouvé un désastre un +certain jour; c'était, sans nul doute, que ce jour-là les dieux avaient +été ou absents ou irrités; sans doute encore ils devaient l'être chaque +année à pareille époque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce +jour était à tout jamais néfaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait +pas, la vie publique était suspendue. + +A Rome, avant d'entrer en séance, il fallait que les augures assurassent +que les dieux étaient propices. L'assemblée commençait par une prière que +l'augure prononçait et que le consul répétait après lui. Il en était de +même chez les Athéniens: l'assemblée commençait toujours par un acte +religieux. Des prêtres offraient un sacrifice; puis on traçait un grand +cercle en répandant à terre de l'eau lustrale, et c'était dans ce cercle +sacré que les citoyens se réunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prît +la parole, une prière était prononcée devant le peuple silencieux. On +consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque +signe d'un caractère funeste, l'assemblée se séparait aussitôt. [23] + +La tribune était un lieu sacré, et l'orateur n'y montait qu'avec une +couronne sur la tête. [24] + +Le lieu de réunion du sénat de Rome était toujours un temple. Si une +séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions +prises eussent été entachées de nullité; car les dieux n'y eussent pas été +présents. Avant toute délibération, le président offrait un sacrifice et +prononçait une prière. Il y avait dans la salle un autel où chaque +sénateur, en entrant, répandait une libation en invoquant les dieux. [25] + +Le sénat d'Athènes n'était guère différent. La salle renfermait aussi un +autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au début de chaque +séance. Tout sénateur en entrant s'approchait de l'autel et prononçait une +prière. Tant que durait la séance, chaque sénateur portait une couronne +sur la tête comme dans les cérémonies religieuses. [26] + +On ne rendait la justice dans la cité, à Rome comme à Athènes, qu'aux +jours que la religion indiquait comme favorables. A Athènes, la séance du +tribunal avait lieu près d'un autel et commençait par un sacrifice. [27] +Au temps d'Homère, les juges s'assemblaient « dans un cercle sacré ». + +Festus dit que dans les rituels des Étrusques se trouvait l'indication de +la manière dont on devait fonder une ville, consacrer un temple, +distribuer les curies et les tribus en assemblée, ranger une armée en +bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les rituels, parce que +toutes ces choses touchaient à la religion. + +Dans la guerre la religion était pour le moins aussi puissante que dans la +paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des collèges de prêtres +appelés féciaux qui présidaient, comme les hérauts chez les Grecs, à +toutes les cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations +internationales. Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête, +déclarait la guerre en prononçant une formule sacramentelle. En même +temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait +solennellement le temple de la divinité la plus ancienne et la plus +vénérée de l'Italie. Avant de partir pour une expédition, l'armée étant +rassemblée, le général prononçait des prières et offrait un sacrifice. Il +en était exactement de même à Athènes et à Sparte. [29] + +L'armée en campagne présentait l'image de la cité; sa religion la suivait. +Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinités. Toute armée +grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait +nuit et jour le feu sacré. [30] Une armée romaine était accompagnée +d'augures et de pullaires; toute armée grecque avait un devin. + +Regardons une armée romaine au moment où elle se dispose au combat. Le +consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses +entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un aruspice les examine, +et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la +bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus +heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le +fond de l'art militaire chez les Romains était de n'être jamais obligé de +combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C'est pour cela +qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle. + +Regardons maintenant une armée grecque, et prenons pour exemple la +bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en ligne, chacun à son +poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tête, et les joueurs de +flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arrière des +rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes +favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre +victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie +perse approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de +Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs +pieds, sans même se mettre en défense contre les coups de l'ennemi. Ils +attendent le signal des dieux. Enfin les victimes présentent les signes +favorables; alors les Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l'épée +à la main, combattent et sont vainqueurs. + +Après chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est là l'origine du +triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'était pas moins usité +chez les Grecs. Cette coutume était la conséquence de l'opinion qui +attribuait la victoire aux dieux de la cité. Avant la bataille, l'armée +leur avait adressé une prière analogue à celle qu'on lit dans Eschyle: « A +vous, dieux qui habitez et possédez notre territoire, si nos armes sont +heureuses et si notre ville est sauvée, je vous promets d'arroser vos +autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'étaler dans +vos temples saints les trophées conquis par la lance. » [31] En vertu de +cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armée rentrait dans la +ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue +procession et en chantant un hymne sacré, [Grec: thriambos]. [32] + +A Rome la cérémonie était à peu près la même. L'armée se rendait en +procession au principal temple de la ville; les prêtres marchaient en tête +du cortège, conduisant des victimes. Arrivé au temple, le général immolait +les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une +couronne, comme il convenait dans une cérémonie sacrée, et ils chantaient +un hymne comme en Grèce. Il vint, à la vérité, un temps où les soldats ne +se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus, +par des chansons de caserne ou des railleries contre leur général. Mais +ils conservèrent du moins l'usage de répéter de temps en temps le refrain, +_Io triumphe_. [33] C'était même ce refrain qui donnait à la cérémonie son +nom. + +Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans +tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l'homme. +L'âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les +assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l'empire de cette +religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l'homme, disposait +de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle +gouvernait l'être humain avec une autorité si absolue qu'il ne restait +rien qui fût en dehors d'elle. + +Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire +que cette religion des anciens était une imposture et pour ainsi dire une +comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que +pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute +religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d'utilité +publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les +Romains assujettissaient la religion à l'État; c'est le contraire qui est +vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en être +convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits +qui ont été si communs dans d'autres sociétés entre l'Église et l'État. +Mais cela tient uniquement à ce qu'à Rome, comme à Sparte et à Athènes, +l'État était asservi à la religion; ou plutôt, l'État et la religion +étaient si complètement confondus ensemble qu'il était impossible non +seulement d'avoir l'idée d'un conflit entre eux, mais même de les +distinguer l'un de l'autre. + + +NOTES + +[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athénée, V, 2. + +[2] Homère, _Odyssée_, III. + +[3] Athénée, X, 49. + +[4] Athénée, IV, 17; IV, 21. Hérodote, VI, 57. Plutarque, _Cléomène_, 43. + +[5] Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, _Gouv. d'Ath._, 2; +le Scholiaste d'Aristophane, _Nuées_, 393; pour la Crète et la Thessalie, +par des auteurs que cite Athénée, IV, 22; pour Argos, par une inscription, +Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, _Ném._, XI; Théognis, +269; Pausanias, V, 15; Athénée, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI, +66. + +[6] Plutarque, _Solon_, 24. Athénée, VI, 26. + +[7] Démosthènes, _Pro corona_, 53. Aristote, _Politique_, VII, 1, 19. +Pollux, VIII, 155. + +[8] Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16. + +[9] Athénée, XV, 19. + +[10] Platon, _Lois_, XII, 956. Cicéron, _De legib._, II, 18. Virgile, V, +70, 774; VII, 135; VIII, 274. De même chez les Hindous, dans les actes +religieux, il fallait porter une couronne et être vêtu de blanc. + +[11] Athénée, I, 58; IV, 32; XI, 66. + +[12] Athénée, IV, 19; IV, 20. + +[13] Aristote, _Politique_, IV, 9, 3. + +[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59. + +[15] Tibulle, II, 1. Festus, v° _Amburbiales_. + +[16] Varron, VI, 16. Virgile, _Géorg._, I, 340-350. Pline, XVIII. Festus, +v° _Vinalia_. Plutarque, _Quest. rom._, 40; _Numa_, 14. + +[17] Loi de Solon, citée par Démosthènes, _in Timocrat_. + +[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27. + +[19] Diogène Laërce, _Vie de Socrate_, 23. Harpocration, [Grec: +Pharmachos]. De même on purifiait chaque année le foyer domestique: +Eschyle, _Choéph._, 966. + +[20] Varron, _L. L._, VI, 86. Valère-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44; +III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, _ad Eclog._, X, 55; _ad +Aen._, VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on +peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans +toutes les villes aussi bien qu'à Rome. Ce qui l'a fait attribuer à +Servius, c'est précisément qu'il l'a modifiée, comme nous le verrons plus +tard. + +[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration; +aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15. + +[22] Aristophane, _Acharn._, 44. Eschine, _in Timarch._, 1, 21; _in +Ctesiph._, 176, et Scholiaste. Dinarque, _in Aristog._, 14. + +[23] Aristophane, _Acharn._, 171. + +[24] Aristophane, _Thesmoph._, 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos +haen tois legousi stephanousthai proton.] + +[25] Varron cité par Aulu-Gelle, XIV, 7. Cicéron, _ad Famil._, X, 12. +Suétone, _Aug._, 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153. + +[26] Andocide, _De myst._, 44; _De red._, 15. Antiphon, _Pro chor._, 45. +Lycurgue, _in Leocr._, 122. Démosthènes, _in Midiam_, 114. Diodore, XIV, +4. + +[27] Aristophane, _Guêpes_, 860-865. Homère, _Iliade_, XVIII, 504. + +[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14. + +[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, _Hellen._, VI, 5. + +[30] Hérodote, VIII, 6. Plutarque, _Agésilas_, 6; _Publicola_, 17. +Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14. Denys, IX, 6. Stobée, 42. Julius +Obsequens, 12, 116. + +[31] Eschyle, _Sept chefs_, 252-260. Euripide, _Phénic._, 573. + +[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe]. + +[33] Varron, _L. L._, VI, 64. Pline, _H. N._, VII, 56. Macrobe, I, 19. + + + + +CHAPITRE VIII. + +LES RITUELS ET LES ANNALES. + + +Le caractère et la vertu de la religion des anciens n'était pas d'élever +l'intelligence humaine à la conception de l'absolu, d'ouvrir à l'avide +esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût entrevoir Dieu. +Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites +pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il +n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne +signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un +corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères +qui sont en nous et autour de nous; ce même mot, chez les anciens, +signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était +peu de chose; c'étaient les pratiques qui étaient l'important; c'étaient +elles qui étaient obligatoires et qui _liaient_ l'homme (_ligare, +religio_). La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait +l'homme esclave. L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle. +Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en +face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte +matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et +plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis. + +Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux, +irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec +l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux. +Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent +pas. Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il +craignait incessamment d'être trahi par eux. Encourir la haine de ces +êtres invisibles était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie +à les apaiser, _paces deorum quaerere_, dit le poète. Mais le moyen de les +contenter? Le moyen surtout d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les +avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules. +Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu'on +avait demandé, c'était sans doute qu'elle avait été entendue du dieu, +qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait été puissante, plus +puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui résister. On conserva donc +les termes mystérieux et sacrés de cette prière. Après le père, le fils +les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les mit en écrit. Chaque famille, du +moins chaque famille religieuse, eut un livre où étaient contenues les +formules dont les ancêtres s'étaient servis et auxquelles les dieux +avaient cédé. [1] C'était une arme que l'homme employait contre +l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une +syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait être chantée. +Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés +libres. + +Mais la formule n'était pas assez: il y avait encore des actes extérieurs +dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du +sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En +s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée; à un autre, la +tête découverte; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé +sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y +avait des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les +avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature +de la victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme +même du couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir +les chairs, tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de +chaque famille ou de chaque cité. En vain le coeur le plus fervent +offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables +rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre +manquement faisait d'un acte sacré un acte impie. L'altération la plus +légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait +les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela +qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux +anciens rites; [2] c'est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses +consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un +sacrifice. + +Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres +qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait +se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété +consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance +changeât: elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre +mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de +l'imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que +les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas +modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était +conservé. + +L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les +Romains, chez les Étrusques. [3.] Quelquefois le rituel était écrit sur +des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athènes gravait ses rites +sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent impérissables. Rome avait +ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des cérémonies, +et son recueil des _Indigitamenta_. Il n'y avait pas de ville qui n'eût +aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en +vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et +le rhythme restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter +ces hymnes sans les comprendre. + +Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux +avec un très-grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler +un rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la cité et livrer +ses dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux +citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance. + +Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable +et sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il +disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la même expression. +Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c'était dans le passé +qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur +religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des +souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire +avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour +nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide; écrite +ou non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine +de la naissance des cités. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure +qu'elle fût, qui ne mît la plus grande attention à conserver le souvenir +de ce qui s'était passé en elle. Ce n'était pas de la vanité, c'était de +la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car +tout dans son histoire se liait à son culte. + +L'histoire commençait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le +nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la +cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison +de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les +prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient +manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les +cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un +mauvais présage; ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles +épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on les +avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif +un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui +pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient +l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux +combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il +avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela était écrit pour +l'enseignement et la piété des descendante. Toute cette histoire était la +preuve matérielle de l'existence des dieux nationaux; car les événements +qu'elle contenait étaient la forme visible sous laquelle ces dieux +s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi ces faits il y en avait +beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels. +L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et +tant ce qu'il devait adorer. + +Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses +annales des pontifes; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les +prêtres étrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est +resté le souvenir des livres ou annales sacrées d'Athènes, de Sparte, de +Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grèce, +au temps d'Adrien, les prêtres de chaque ville lui racontèrent les +vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient +apprises dans leurs annales. + +Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation, +parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait en rien la +cité; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré leurs +origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la +cité s'était trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la +terre. Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa +religion et son calendrier. + +On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort +bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une oeuvre +d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains, +les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est +sortie alors des mains des prêtres et s'est transformée. Malheureusement, +ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter les vieilles +annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les +croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent +avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne +faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et +il ne nous en est resté qu'un faible souvenir. + +Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on +serait peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous +racontent de leurs antiquités; tous ces récits, qui nous paraissent si peu +vraisemblables, parce qu'ils s'écartent de nos habitudes et de notre +manière de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de +l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est resté des vieilles +annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur +histoire. Chaque ville avait des archives où les faits étaient +religieusement déposés à mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres +sacrés chaque page était contemporaine de l'événement qu'elle racontait. +Il était matériellement impossible d'altérer ces documents, car les +prêtres en avaient la garde, et la religion était grandement intéressée à +ce qu'ils restassent inaltérables. Il n'était même pas facile au pontife, +à mesure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer sciemment des faits +contraires à la vérité. Car on croyait que tout événement venait des +dieux, qu'il révélait leur volonté, qu'il donnait lieu pour les +générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes sacrés; +tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt partie de +la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il +y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de la +prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais +le mensonge volontaire ne se conçoit pas; car il eût été impie; il eût +violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc +croire que dans ces vieux livres, si tout n'était pas vrai, du moins il +n'y avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c'est, pour l'historien qui +cherche à percer l'obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de +confiance, que de savoir que, s'il a affaire à des erreurs, il n'a pas +affaire à l'imposture. Ces erreurs mêmes, ayant encore l'avantage d'être +contemporaines des vieux âges qu'il étudie, peuvent lui révéler, sinon le +détail des événements, du moins les croyances sincères des hommes. + +Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes; ni Hérodote ni Tite- +Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent +qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des +fragments à la connaissance des historiens. + +Il y avait d'ailleurs, à côté des annales, documents écrits et +authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une +cité: non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres, +mais tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de +l'imagination, et qu'on n'était pas libre de modifier; car elle faisait +partie du culte, et elle se composait de récits et de chants qui se +répétaient d'année en année dans les fêtes de la religion. Ces hymnes +sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpétuellement +la tradition. + +Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eût l'exactitude des +annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l'amour de +la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales, et se +trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient +et qui lisaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où +les vieux récits étaient chantés. + +Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées; Rome finit +par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent +connues; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de +raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces +monuments authentiques. Il se forma une école d'érudits, depuis Varron et +Verrius Flaccus, jusqu'à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur +toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'étaient +glissées dans la tradition, et que les historiens de l'époque précédente +avaient répétées; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et +que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge de la critique historique +commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui +remontait aux sources, et étudiait les annales, n'y ait rien trouvé qui +lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les Hérodote +et les Tite-Live avaient construit. + + +NOTES + +[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Cicéron, _Brutus_, 16. Aulu-Gelle, XIII, +19. + +[2] Démosthènes, _in Neoeram_, 116, 117. + +[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, _contre Colotès_, 17. Pollux, VIII, 128. +Pline, _H. N._, XIII, 21. Valère-Maxime, I, i, 3. Varron, _L. L._, VI, 16. +Censorinus, 17. Festus, v° _Rituales_. + +[4] Plutarque, _Thésée_, 16. Tacite, _Ann._, IV, 43. Élien, _H. V._, II, +39. + +[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, _De divin._, II, 41; I, 33; +II, 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, _Claude_, 42. Macrobe, I, 12; V, 19. +Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4. + +[6] Plutarque, _contre Colotès_, 17; _Solon_, 11; _Morales_, p. 869. +Athénée, XI, 49. Tacite, _Annales_, IV, 43. + + + + +CHAPITRE IX. + +GOUVERNEMENT DE LA CITÉ. LE ROI. + + +_1° Autorité religieuse du roi._ + +Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance, délibérant sur le +gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois, +combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouvèrent +et que les gouvernements s'établirent. Les institutions politiques de la +cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu'elle; chaque membre +de la cité les portait en lui-même; car elles étaient en germe dans les +croyances et la religion de chaque homme. + +La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême. Elle +n'admettait pas que l'autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer +domestique avait un grand-prêtre, qui était le père de famille; le foyer +de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de même +son chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La +religion de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême. + +Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui +donnait d'autres titres; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée, +les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils +l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous +devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient +le foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas +religieux. + +Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grèce +étaient des prêtres. On lit dans Aristote: « Le soin des sacrifices +publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à des +prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer, et +que l'on appelle, ici rois, là prytanes, ailleurs archontes. » [1] Ainsi +parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cités +grecques. Ce passage si précis prouve d'abord que les trois mots roi, +prytane, archonte, ont été longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un +ancien historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de +Lacédémone, l'intitula: _Archontes et prytanes des Lacédémoniens_. [2] Il +prouve encore que le personnage que l'on appelait indifféremment de l'un +de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre +de la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité +et de sa puissance. + +Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par +les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaüs s'adressent au +roi d'Argos en ces termes: « Tu es le prytane suprême, et c'est toi qui +veilles sur le foyer de ce pays. » [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de +sa mère, dit à Ménélas: « Il est juste que, fils d'Agamemnon, je règne +dans Argos »; et Ménélas lui répond: « As-tu donc en mesure, toi +meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu +en mesure d'égorger les victimes? » [4] La principale fonction d'un roi +était donc d'accomplir les cérémonies religieuses. Un ancien roi de +Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par un meurtre, +il n'était plus en état d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus être +prêtre, il ne pouvait plus être roi. + +Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies +sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l'Attique +faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la +religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les +chefs de la religion lacédémonienne. [6] Les lucumons étrusques étaient à +la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7] + +Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente +toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit +dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites +religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart +des fonctions sacerdotales; mais il prévit que ses successeurs, ayant +souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin +des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand +ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'était +qu'une sorte d'émanation de la royauté primitive. + +Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le +nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un +siége de pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche était assis un +augure, la tête couverte de bandelettes sacrées, et tenant à la main le +bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une +prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de +marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès +qu'un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l'assentiment des +dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live décrit +cette cérémonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu +pour tous les rois, et après les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle +était pratiquée encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison +d'être: comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de +ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on +avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi était accepté par les +dieux. + +Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte +étaient élus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait +intervenir dans l'élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de +vieux usages, qui ont duré jusqu'à la fin de l'histoire de Sparte, que la +cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf +ans; tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la +divinité. « Tous les neuf ans, dit Plutarque, les éphores choisissent une +nuit très-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux +fixés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d'un côté du ciel à +l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute +envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royauté jusqu'à ce qu'un +oracle venu de Delphes les relève de leur déchéance. » [9] + + +_2° Autorité politique du roi._ + +De même que dans la famille l'autorité était inhérente au sacerdoce, et +que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge +et maître, de même, le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef +politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui conféra la +dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a +rien qui doive surprendre. On la trouve à l'origine de presque toutes les +sociétés, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion +qui puisse obtenir d'eux l'obéissance, soit que notre nature éprouve le +besoin de ne se soumettre jamais à d'autre empire qu'à celui d'une idée +morale. + +Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses. +L'homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux, et par conséquent +de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C'était ce prêtre qui +veillait sur le feu sacré; c'était, comme dit Pindare, son culte de chaque +jour qui sauvait chaque jour la cité. [10] C'était lui qui connaissait les +formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas; au moment du +combat, c'était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l'armée +la protection des dieux. Il était bien naturel qu'un homme armé d'une +telle puissance fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion +se mêlait au gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta +nécessairement que le prêtre fut en même temps magistrat, juge et chef +militaire. « Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois +attributions: ils font les sacrifices, ils commandent à la guerre, et ils +rendent la justice. » Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les mêmes termes +au sujet des rois de Rome. + +Les règles constitutives de cette monarchie furent très-simples, et il ne +fut pas nécessaire de les chercher longtemps; elles découlèrent des règles +mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer sacré en fut +naturellement le premier prêtre. L'hérédité était la règle constante, à +l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fût celui d'une +famille ou qu'il fût celui d'une cité, la religion prescrivait que le soin +de l'entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut donc +héréditaire, et le pouvoir avec lui. [12] + +Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grèce prouve d'une +manière frappante que la royauté appartint, à l'origine, à l'homme qui +avait posé le foyer de la cité. On sait que la population des colonies +ioniennes ne se composait pas d'Athéniens, mais qu'elle était un mélange +de Pélasges, d'Éoliens, d'Abantes, de Cadméens. Pourtant les foyers des +cités nouvelles furent tous posés par des membres de la famille religieuse +de Codrus. Il en résulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des +hommes de leur race, les Pélasges un Pélasge, les Abantes un Abante, les +Éoliens un Éolien, donnèrent tous la royauté, dans leurs douze villes, aux +Codrides. [13] Assurément ces personnages n'avaient pas acquis leur +autorité par la force, car ils étaient presque les seuls Athéniens qu'il y +eût dans cette nombreuse agglomération. Mais comme ils avaient posé les +foyers, c'était à eux qu'il appartenait de les entretenir. La royauté leur +fut donc déférée sans conteste, et resta héréditaire dans leur famille. +Battos avait fondé Cyrène en Afrique: les Battiades y furent longtemps en +possession de la dignité royale. Protis avait fondé Marseille: les +Protiades, de père en fils, y exercèrent le sacerdoce et y jouirent de +grands privilèges. + +Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces +anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut +roi fut un soldat heureux. L'autorité découla du culte du foyer. La +religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille +dans la maison. La croyance, l'indiscutable et impérieuse croyance, disait +que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes +et le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme? Un roi +était un être sacré; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en +lui, non pas tout à fait un dieu, mais du moins « l 'homme le plus +puissant pour conjurer la colère des dieux », [14] l'homme sans le secours +duquel nulle prière n'était efficace, nul sacrifice n'était accepté. + +Cette royauté demi-religieuse et demi-politique s'établit dans toutes les +villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans +résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l'origine des +peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible +enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu, +après la chute de l'empire romain, pour retrouver les règles d'une société +régulière. L'Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se +disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser +quelquefois à toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni +dans l'ancienne Grèce ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence +pas par des conflits; les révolutions n'ont paru qu'à la fin. Chez ces +populations, la société s'est formée lentement, longuement, par degrés, en +passant de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans +secousses et sans luttes. La royauté s'est établie tout naturellement, +dans la famille d'abord, dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée +par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une nécessité qui était +manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible, +honorée, obéie. Les rois n'avaient pas besoin de la force matérielle; ils +n'avaient ni armée ni finances; mais soutenue par des croyances qui +étaient puissantes sur l'âme, leur autorité était sainte et inviolable. + +Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royauté dans +toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le +coeur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s'attache d'ordinaire aux +grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu'elle était, le +respect et l'affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit +même en Grèce une chose qui n'est pas très-commune dans l'histoire, c'est +que dans les villes où la famille royale ne s'éteignit pas, non-seulement +elle ne fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l'avaient dépouillée +du pouvoir, continuèrent à l'honorer. A Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la +famille royale, privée de sa puissance, resta entourée du respect des +peuples et garda même le titre et les insignes de la royauté. [15] + +Les peuples établirent le régime républicain; mais le nom de roi, loin de +devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l'habitude de dire que ce +mot était odieux et méprisé: singulière erreur! les Romains l'appliquaient +aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n'osèrent jamais prendre +ce titre, ce n'était pas qu'il fût odieux, c'était plutôt qu'il était +sacré. [16] En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les +villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se +faire appeler rois et se contentèrent d'être appelés tyrans. Ce qui +faisait la différence de ces deux noms, ce n'était pas le plus ou le moins +de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas +roi un bon prince et tyran un mauvais. C'était la religion qui les +distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les +fonctions de prêtres et avaient tenu leur autorité du foyer; les tyrans de +l'époque postérieure n'étaient que des chefs politiques et ne devaient +leur pouvoir qu'à la force ou à l'élection. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Polit._, VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65. + +[2] Suidas, v° [Grec: Chadon]. + +[3] Eschyle, _Suppliantes_, 361 (357). + +[4] Euripide, _Oreste_, 1605. + +[5] Nicolas de Damas, dans les _Fragm. des. hist. grecs_, t. III, p. 394. + +[6] Démosthènes, _contre Néère_. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 13. + +[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4. + +[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80. + +[9] Plutarque, _Agis_, 11. + +[10] Pindare, _Ném._, XI, 5. + +[11] Aristote, _Politique_, III, 9. + +[12] Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin +qu'il vint un temps où l'hérédité cessa d'être la règle, et nous dirons +pourquoi, à Rome, la royauté ne fut pas héréditaire. + +[13] Hérodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon. + +[14] Sophocle, _Oedipe roi_, 34. + +[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athénée, XIII, 576. + +[16] _Sanctitas regum_, Suétone, _Jules César_, 6. Tite-Live, III, 39. +Cicéron, _Républ._, I, 33. + + + + +CHAPITRE X. + +LE MAGISTRAT. + + +La confusion de l'autorité politique et du sacerdoce dans le même +personnage n'a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le +régime républicain, n'a pas séparé des fonctions dont le mélange +paraissait fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société +humaine. Le magistrat qui remplaça le roi fut comme lui un prêtre en même +temps qu'un chef politique. + +Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi. [1] Ailleurs +le nom de prytane, [2] qui lui fut conservé, indiqua sa principale +fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prévalut. A Thèbes, par +exemple, le premier magistrat fut appelé de ce nom; mais ce que Plutarque +dit de cette magistrature montre qu'elle différait peu d'un sacerdoce. Cet +archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3] +comme il convenait à un prêtre; la religion lui défendait de laisser +croître ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne, +prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville +de Platée avait aussi un archonte, et la religion de cette cité ordonnait +que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fût vêtu de blanc, [4] +c'est-à-dire de la couleur sacrée. + +Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à +l'acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la +divinité poliade. [5] C'était aussi l'usage que dans l'exercice de leurs +fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tête. [6] Or il est +certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée +l'emblème de la puissance, n'était alors qu'un emblème religieux, un signe +extérieur qui accompagnait la prière et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf +archontes, celui qu'on appelait Roi était surtout le chef de la religion; +mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à remplir, +quelque sacrifice à offrir aux dieux. [8] + +Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats; +ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie littéralement ceux qui +sont à accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idée +qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces +personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le +salut de la cité. + +A Rome le premier acte du consul était d'accomplir un sacrifice au forum. +Des victimes étaient amenées sur la place publique; quand le pontife les +avait déclarées dignes d'être offertes, le consul les immolait de sa main, +pendant qu'un héraut commandait à la foule le silence religieux et qu'un +joueur de flûte faisait entendre l'air sacré. [10] Peu de jours après, le +consul se rendait à Lavinium, d'où les pénates romains étaient issus, et +il offrait encore un sacrifice. + +Quand on examine avec un peu d'attention le caractère du magistrat chez +les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'État des +sociétés modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa +personne. Il représente la cité, qui est une association religieuse au +moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites, +la prière, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus +qu'un homme; il est l'intermédiaire entre l'homme et la divinité. A sa +fortune est attachée la fortune publique; il est comme le génie tutélaire +de la cité. La mort d'un consul funeste la république. [11] Quand le +consul Claudius Néron quitte son armée pour voler au secours de son +collègue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de +cette armée; c'est que, privée de son chef, l'armée est en même temps +privée de la protection céleste; avec le consul sont partis les auspices, +c'est-à-dire la religion et les dieux. + +Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des +membres successivement détachés du consulat, réunirent comme lui des +attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, à +certains jours, le censeur, une couronne sur la tête, offrir un sacrifice +au nom de la cité et frapper de sa main la victime. Les préteurs, les +édiles curules présidaient à des fêtes religieuses. [12] Il n'y avait pas +de magistrat qui n'eût à accomplir quelque acte sacré; car dans la pensée +des anciens toute autorité devait être religieuse par quelque côté. Les +tribuns de la plèbe étaient les seuls qui n'eussent à accomplir aucun +sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous +verrons plus loin que leur autorité était d'une nature tout à fait +exceptionnelle. + +Le caractère sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout +dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas +que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la +cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût +désigné par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que +le fils succédât au père dans tout sacerdoce; la naissance semblait +révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent +supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour +suppléer à la naissance, un mode d'élection que les dieux n'eussent pas à +désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas +de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une +idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d'accusation contre la +démocratie athénienne; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la +pensée des anciens. Pour eux le sort n'était pas le hasard; le sort était +la révélation de la volonté divine. De même qu'on y avait recours dans les +temples pour surprendre les secrets d'en haut, de même la cité y recourait +pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux +désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette +opinion était celle de Platon lui-même qui disait: « L'homme que le sort a +désigné, nous disons qu'il est cher à la divinité et nous trouvons juste +qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses +sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables, +nous nous en remettons au sort. » La cité croyait ainsi recevoir ses +magistrats des dieux. [13] + +Au fond les choses se passaient de même à Rome. La désignation du consul +ne devait pas appartenir aux hommes. La volonté ou le caprice du peuple +n'était pas ce qui pouvait créer légitimement un magistrat. Voici donc +comment le consul était choisi. Un magistrat en charge, c'est-à-dire un +homme déjà en possession du caractère sacré et des auspices, indiquait +parmi les jours fastes celui où le consul devait être nommé. Pendant la +nuit qui précédait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixés au +ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en même temps qu'il +prononçait mentalement le nom de quelques candidats à la magistrature. +[14] Si les présages étaient favorables, c'est que les dieux agréaient ces +candidats. Le lendemain, le peuple se réunissait au champ de Mars; le même +personnage qui avait consulté les dieux, présidait l'assemblée. Il disait +à haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les +auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un +pour lequel les auspices n'eussent pas été favorables, il omettait son +nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui étaient prononcés par +le président. [16] Si le président ne nommait que deux candidats, le +peuple votait pour eux nécessairement; s'il en nommait trois, le peuple +choisissait entre eux. Jamais l'assemblée n'avait le droit de porter ses +suffrages sur d'autres hommes que ceux que le président avait désignés; +car pour ceux-là seulement les auspices avaient été favorables et +l'assentiment des dieux était assuré. + +Ce mode d'élection, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers +siècles de la république, explique quelques traits de l'histoire romaine +dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le +peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que +pourtant il ne le peut pas; c'est que le président n'a pas pris les +auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montrés +favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls +deux hommes qu'il déteste; [17] c'est que le président n'a prononcé que +deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas +par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans +qu'il soit possible d'en écrire d'autres que ceux qui ont été désignés. Le +peuple à qui l'on présente des candidats qui lui sont odieux, peut bien +marquer sa colère en se retirant sans voter; il reste toujours dans +l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote. + +On voit par là quelle était la puissance du président des comices, et l'on +ne s'étonne plus de l'expression consacrée, _creat consules_, qui +s'appliquait, non au peuple, mais au président des comices. C'était de +lui, en effet, plutôt que du peuple, qu'on pouvait dire: Il crée les +consuls; car c'était lui qui découvrait la volonté des dieux. S'il ne +faisait pas les consuls, c'était au moins par lui que les dieux les +faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'à ratifier +l'élection, tout au plus jusqu'à choisir entre trois ou quatre noms, si +les auspices s'étaient montrés également favorables à trois ou quatre +candidats. + +Il est hors de doute que cette manière de procéder fut fort avantageuse à +l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout +cela qu'une ruse imaginée par elle. Une telle ruse ne se conçoit pas dans +les siècles où l'on croyait à cette religion. Politiquement, elle était +inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la +majorité dans les suffrages. Elle aurait même pu tourner contre eux en +investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication +qu'on puisse donner de ces usages, ou plutôt de ces rites de l'élection, +c'est que tout le monde croyait très sincèrement que le choix du magistrat +n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer +de la religion et de la fortune de la cité devait être révélé par la voix +divine. + +La règle première pour l'élection d'un magistrat était celle que donne +Cicéron: « Qu'il soit nommé suivant les rites. » Si, plusieurs mois après, +on venait dire au Sénat que quelque rite avait été négligé ou mal +accompli, le Sénat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obéissaient. +Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il +est permis de croire que le Sénat fut bien aise de se débarrasser d'un +consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on +ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux. + +Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient désigné l'archonte +ou le consul, il y avait une sorte d'épreuve par laquelle on examinait le +mérite du nouvel élu. Mais cela même va nous montrer ce que la cité +souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne +cherchait pas l'homme le plus courageux à la guerre, le plus habile ou le +plus juste dans la paix, mais le plus aimé des dieux. En effet, le sénat +athénien demandait au nouvel élu s'il avait quelque défaut corporel, s'il +possédait un dieu domestique, si sa famille avait toujours été fidèle à +son culte, si lui-même avait toujours rempli ses devoirs envers les morts. +[18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un défaut corporel, signe de la +malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun +sacerdoce, et, par conséquent, d'exercer aucune magistrature; c'est que +celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au +culte national, et n'était pas apte à faire les sacrifices au nom de la +cité; c'est que si la famille n'avait pas été toujours fidèle à son culte, +c'est-à-dire si l'un des ancêtres avait commis un de ces actes qui +blessaient la religion, le foyer était à jamais souillé, et les +descendants détestés des dieux; c'est, enfin, que si lui-même avait +négligé le tombeau de ses morts, il était exposé à leurs redoutables +colères et était poursuivi par des ennemis invisibles. La cité aurait été +bien téméraire de confier sa fortune à un tel homme. Voilà les principales +questions que l'on adressait à celui qui allait être magistrat. Il +semblait qu'on ne se préoccupât ni de son caractère ni de son +intelligence. On tenait surtout à s'assurer qu'il était apte à remplir les +fonctions sacerdotales, et que la religion de la cité ne serait pas +compromise dans ses mains. + +Cette sorte d'examen était aussi en usage à Rome. Il est vrai que nous +n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait +répondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen était fait +par les pontifes. [19] + + +NOTES + +[1] A Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, _Corp. inscr._, +1052. + +[2] Pindare, _Néméennes_, XI. + +[3] Plutarque, _Quest. rom._, 40. + +[4] Id., _Aristide_, 21. + +[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, _Fragm._ 21 (coll. Didot). + +[6] Démosthènes, _in Midiam_, 38. Eschine, _in Timarch._, 19. + +[7] Plutarque, _Nicias_, 3; _Phocion_, 37. Cicéron, _in Verr._, IV, 50. + +[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362. + +[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Hérodote, I, 135; +III, 18; Eschyle, _Pers._, 204; _Agam._, 1202; Euripide, _Trach._, 238. + +[10] Cicéron, _De lege agr._, II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3. + +[11] Tite-Live, XXVII, 40. + +[12] Varron, _L. L_., VI, 54. Athénée, XIV, 79. + +[13] Platon, _Lois_, III, 690; VI, 759. Comp. Démétrius de Phalore, +_Fragm._, 4. Il est surprenant que les historiens modernes représentent le +tirage au sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était, +au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque, +_Périclès_, 9), et il paraît aussi ancien que l'archontat lui-même. Ce +n'était pas non plus un procédé démocratique; nous savons, en effet, +qu'encore au temps de Lysias et de Démosthènes les noms de tous les +citoyens n'étaient pas mis dans l'urne (Lysias, _or, de invalido_, c. 13; +_in Andocidem_, c. 4); à plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou +les Pentacosiomédimnes pouvaient être archontes. Les textes de Platon +montrent clairement quelle idée les anciens se faisaient du tirage au +sort; la pensée qui le fit instituer pour des magistrats-prêtres comme les +archontes, ou pour des sénateurs chargés de fonctions sacrées comme les +prytanes, fut une pensée religieuse et non pas une pensée égalitaire. Il +est digne de remarque que, lorsque la démocratie prit le dessus, elle +garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne +laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonça pour le choix des +stratéges qui eurent alors la véritable autorité. De sorte qu'il y avait +tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'âge +aristocratique, et élection pour celles qui dataient de l'âge +démocratique. + +[14] Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, _Marcellus_, 5. + +[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velléius, II, 92. Valère-Maxime, III, 8, 3. + +[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49. + +[17] Tite-Live, II, 42; II, 43. + +[18] Platon, _Lois_, VI. Xénophon, _Mém._, II. Pollux, VIII, 85, 86, 95. + +[19] Denys, II, 78. + + + + +CHAPITRE XI. + +LA LOI. + + +Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut +d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cités étaient un +ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, en même temps +que de dispositions législatives. Les règles du droit de propriété et du +droit de succession y étaient éparses au milieu des règles des sacrifices, +de la sépulture et du culte des morts. + +Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois +royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie +civile. L'une d'elles interdisait à la femme coupable d'approcher des +autels; une autre défendait de servir certains mets dans les repas sacrés, +une troisième disait quelle cérémonie religieuse un général vainqueur +devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique +plus récent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites +religieux de la sépulture. L'oeuvre de Solon était à la fois un code, une +constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes +y étaient réglés, ainsi que les rites des noces et le culte des morts. + +Cicéron, dans son traité des Lois, trace le plan d'une législation qui +n'est pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son +code, il imite les anciens législateurs. Or, voici les premières lois +qu'il écrit: « Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; -- +que l'on entretienne les temples des pères et la demeure des Lares +domestiques; -- que les prêtres n'emploient dans les repas sacrés que les +mets prescrits; -- que l'on rende aux dieux Mânes le culte qui leur est +dû. » Assurément le philosophe romain se préoccupait peu de cette vieille +religion des Lares et des Mânes; mais il traçait un code à l'image des +codes anciens, et il se croyait tenu d'y insérer les règles du culte. + +A Rome, c'était une vérité reconnue qu'on ne pouvait pas être un bon +pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, réciproquement, que l'on +ne pouvait pas connaître le droit si l'on ne savait pas la religion. Les +pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait +presque aucun acte de la vie qui n'eût quelque rapport avec la religion, +il en résultait que presque tout était soumis aux décisions de ces +prêtres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges compétents dans un nombre +infini de procès. Toutes les contestations relatives au mariage, au +divorce, aux droits civils et religieux des enfants, étaient portées à +leur tribunal. Ils étaient juges de l'inceste comme du célibat. Comme +l'adoption touchait à la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec +l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'était rompre l'ordre que +la religion avait établi pour la succession des biens et la transmission +du culte; aussi le testament devait-il, à l'origine, être autorisé par le +pontife. Comme les limites de toute propriété étaient marquées par la +religion, dès que deux voisins étaient en litige, ils devaient plaider +devant le pontife ou devant des prêtres qu'on appelait frères arvales. +Voilà pourquoi les mêmes hommes étaient pontifes et jurisconsultes; droit +et religion ne faisaient qu'un. [1] + +A Athènes, l'archonte et le roi avaient a peu près les mêmes attributions +judiciaires que le pontife romain. [2] + +Le mode de génération des lois anciennes apparaît clairement. Ce n'est pas +un homme qui les a inventées. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre +en écrit les lois de leurs cités; ils ne les ont pas faites. Si nous +entendons par législateur un homme qui crée un code par la puissance de +son génie et qui l'impose aux autres hommes, ce législateur n'exista +jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes +du peuple. La pensée que le nombre des suffrages pouvait faire une loi, +n'apparut que fort tard dans les cités, et seulement après que deux +révolutions les avaient transformées. Jusque-là les lois se présentent +comme quelque chose d'antique, d'immuable, de vénérable. Aussi vieilles +que la cité, c'est le fondateur qui les a _posées_, en même temps qu'il +_posait_ le foyer, _moresque viris et moenia ponit_. Il les a instituées +en même temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas +dire qu'il les ait imaginées lui-même. Quel en est donc le véritable +auteur? Quand nous avons parlé plus haut de l'organisation de la famille +et des lois grecques ou romaines qui réglaient la propriété, la +succession, le testament, l'adoption, nous avons observé combien ces lois +correspondaient exactement aux croyances des anciennes générations. Si +l'on met ces lois en présence de l'équité naturelle, on les trouve souvent +en contradiction avec elle, et il paraît assez évident que ce n'est pas +dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est +allé les chercher. Mais que l'on mette ces mêmes lois en regard du culte +des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de +cette religion primitive, et l'on reconnaîtra qu'elles sont avec tout cela +dans un accord parfait. + +L'homme n'a pas eu à étudier sa conscience et à dire: Ceci est juste; ceci +ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est né le droit antique. Mais l'homme +croyait que le foyer sacré, en vertu de la loi religieuse, passait du père +au fils; il en est résulté que la maison a été un bien héréditaire. +L'homme qui avait enseveli son père dans son champ, croyait que l'esprit +du mort prenait à jamais possession de ce champ et réclamait de sa +postérité un culte perpétuel; il en est résulté que le champ, domaine du +mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriété inaliénable d'une +famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et +la loi a dit avec la religion: Le fils hérite, la fille n'hérite pas; le +neveu par les mâles hérite, non pas le neveu par les femmes. Voilà comment +la loi s'est faite; elle s'est présentée d'elle-même et sans qu'on eût à +la chercher. Elle était la conséquence directe et nécessaire de la +croyance; elle était la religion même s'appliquant aux relations des +hommes entre eux. + +Les anciens disaient que leurs lois leur étaient venues des dieux. Les +Crétois attribuaient les leurs, non à Minos, mais à Jupiter; les +Lacédémoniens croyaient que leur législateur n'était pas Lycurgue, mais +Apollon. Les Romains disaient que Numa avait écrit sous la dictée d'une +des divinités les plus puissantes de l'Italie ancienne, la déesse Égérie. +Les Étrusques avaient reçu leurs lois du dieu Tagès. Il y a du vrai dans +toutes ces traditions. Le véritable législateur chez les anciens, ce ne +fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi. + +Les lois restèrent longtemps une chose sacrée. Même à l'époque où l'on +admit que la volonté d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient +faire une loi, encore fallait-il que la religion fût consultée et qu'elle +fût an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimité des +suffrages fût suffisante pour qu'il y eût une loi; il fallait encore que +la décision du peuple fût approuvée par les pontifes et que les augures +attestassent que les dieux étaient favorables à la loi proposée. [3] Un +jour que les tribuns plébéiens voulaient faire adopter une loi par une +assemblée des tribus, un patricien leur dit: « Quel droit avez-vous de +faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez +pas les auspices, vous qui dans vos assemblées n'accomplissez pas d'actes +religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses +sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [4] + +On conçoit d'après cela le respect et l'attachement que les anciens ont +eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre +humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand +Platon dit qu'obéir aux lois c'est obéir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer +la pensée grecque lorsque, dans le _Criton_, il montre Socrate donnant sa +vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait écrit sur +le rocher des Thermopyles: « Passant, va dire à Sparte que nous sommes +morts ici pour obéir à ses lois. » La loi chez les anciens fut toujours +sainte; au temps de la royauté elle était la reine des rois; au temps des +républiques elle fut la reine des peuples. Lui désobéir était un +sacrilège. + +En principe, la loi était immuable, puisqu'elle était divine. Il est à +remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de +nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction +qu'il y eût entre elles. Le code de Dracon n'a pas été aboli par celui de +Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre où la loi +était gravée était inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se +croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a été la cause +principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien. +Des lois opposées et de différentes époques s'y trouvaient réunies; et +toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isée deux +hommes se disputer un héritage; chacun d'eux allègue une loi en sa faveur; +les deux lois sont absolument contraires et également sacrées. C'est ainsi +que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui établit le droit d'aînesse, +et en écrit une autre à côté qui prescrit le partage égal entre les +frères. + +La loi antique n'a jamais de considérants. Pourquoi en aurait-elle? Elle +n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont +faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre +d'autorité; les hommes lui obéissent parce qu'ils ont foi en elle. + +Pendant de longues générations, les lois n'étaient pas écrites; elles se +transmettaient de père en fils, avec la croyance et la formule de prière. +Elles étaient une tradition sacrée qui se perpétuait autour du foyer de la +famille ou du foyer de la cité. + +Le jour où l'on a commencé à les mettre en écrit, c'est dans les livres +sacrés qu'on les a consignées, dans les rituels, au milieu des prières et +des cérémonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il +ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacrés de cette ville. [6] Denys +d'Halicarnasse, qui avait consulté les documents originaux, dit qu'avant +l'époque des Décemvirs tout ce qu'il y avait à Rome de lois écrites se +trouvait dans les livres des prêtres. [7] Plus tard la loi est sortie des +rituels; on l'a écrite à part; mais l'usage a continué de la déposer dans +un temple, et les prêtres en ont conservé la garde. + +Écrites ou non, ces lois étaient toujours formulées en arrêts très-brefs, +que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moïse ou +aux slocas du livre de Manou. Il y a même grande apparence que les paroles +de la loi étaient rhythmées. [8] Aristote dit qu'avant le temps où les +lois furent écrites, on les chantait. [9] Il en est resté des souvenirs +dans la langue; les Romains appelaient les lois _carmina_, des vers; les +Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10] + +Ces vieux vers étaient des textes invariables. Y changer une lettre, y +déplacer un mot, en altérer le rhythme, c'eût été détruire la loi elle- +même, en détruisant la forme sacrée sous laquelle elle s'était révélée aux +hommes. La loi était comme la prière, qui n'était agréable à la divinité +qu'à la condition d'être récitée exactement, et qui devenait impie si un +seul mot y était changé. Dans le droit primitif, l'extérieur, la lettre +est tout; il n'y a pas à chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne +vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa +formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrées qui la composent. + +Chez les anciens et surtout à Rome, l'idée du droit était inséparable de +l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une +obligation à contracter; l'un devait dire: _Dari spondes?_ et l'autre +devait répondre: _Spondeo_. Si ces mots-là n'étaient pas prononcés, il n'y +avait pas de contrat. En vain le créancier venait-il réclamer le payement +de la dette, le débiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans +ce droit antique, ce n'était pas la conscience ni le sentiment du juste, +c'était la formule sacrée. Cette formule prononcée entre deux hommes +établissait entre eux un lien de droit. Où la formule n'était pas, le +droit n'était pas. + +Les formes bizarres de l'ancienne procédure romaine ne nous surprendront +pas, si nous songeons que le droit antique était une religion, la loi un +texte sacré, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec +la loi, _agit lege_. Par l'énoncé de la loi il saisit l'adversaire. Mais +qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaître les +termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi +n'existe plus et ne peut pas le défendre. Gaius raconte l'histoire d'un +homme dont un voisin avait coupé les vignes; le fait était constant; il +prononça la loi. Mais la loi disait arbres, il prononça vignes; il perdit +son procès. + +L'énoncé de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement +de signes extérieurs, qui étaient comme les rites de cette cérémonie +religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procédure en justice. +C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau +de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher +de la main, _mancipatio_; que, si l'on se disputait une propriété, il y +avait combat fictif, _manuum consertio_. De là les formes de +l'affranchissement, celles de l'émancipation, celles de l'action en +justice, et toute la pantomime de la procédure. + +Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractère +mystérieux de toute cette religion des cités. Les formules de la loi +étaient tenues secrètes comme celles du culte. Elle était cachée à +l'étranger, cachée même au plébéien. Ce n'est pas parce que les patriciens +avaient calculé qu'ils puiseraient une grande force dans la possession +exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature, +parut longtemps un mystère auquel on ne pouvait être initié qu'après +l'avoir été préalablement au culte national et au culte domestique. + +L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des +principaux caractères de ce droit. La religion était purement civile, +c'est-à-dire spéciale à chaque cité; il n'en pouvait découler aussi qu'un +droit _civil_. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez +les anciens. Quand ils disaient que le droit était civil, _jus civile_, +[Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cité +avait son code, comme de nos jours chaque État a le sien. Ils voulaient +dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une +même cité. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour être soumis à ses +lois et être protégé par elles; il fallait en être citoyen. La loi +n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour +l'étranger. Nous verrons plus loin que l'étranger, domicilié dans une +ville, ne pouvait ni y être propriétaire, ni y hériter, ni tester, ni +faire un contrat d'aucune sorte, ni paraître devant les tribunaux +ordinaires des citoyens. A Athènes, s'il se trouvait créancier d'un +citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa +dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui. + +Ces dispositions de l'ancien droit étaient d'une logique parfaite. Le +droit n'était pas né de l'idée de la justice, mais de la religion, et il +n'était pas conçu en dehors d'elle. Pour qu'il y eût un rapport de droit +entre deux hommes, il fallait qu'il y eût déjà entre eux un rapport +religieux, c'est-à-dire qu'ils eussent le culte d'un même foyer et les +mêmes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communauté religieuse +n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit pût +exister. Or ni l'esclave ni l'étranger n'avaient part à la religion de la +cité. Un étranger et un citoyen pouvaient vivre côte à côte pendant de +longues années, sans qu'on conçût la possibilité d'établir un lien de +droit entre eux. Le droit n'était qu'une des faces de la religion. Pas de +religion commune, pas de loi commune. + + +NOTES + +[1] De là est venue cette vieille définition que les jurisconsultes ont +conservée jusqu'à Justinien: _Jurisprudentia est rerum divinarum atque +humanarum notitia._ Cf. Cicéron, _De legib._, II, 9; II, 19; _De arusp. +resp._, 7. Denys, II, 73. Tacite, _Ann._, I, 10; _Hist._, I, 15. Dion +Cassius, XLVIII, 44. Pline, _Hist. nat._, XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV, +27. + +[2] Pollux, VIII, 90. + +[3] Denys, IX, 41; IX, 49. + +[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31. + +[5] Andocide, I, 82, 83. Démosthènes, _in Everg._, 71. + +[6] Varron, _L. L._, VI, 16. + +[7] Denys, X, I. + +[8] Élien, _H. V._, II, 39. + +[9] Aristote, _Probl._, XIX, 28. + +[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme, +chant; voy. Plutarque, _De musica_, p. 1133; Pindare, _Pyth._, XII, 41; +_fragm._ 190 (édit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, _Chev._, 9: [Grec: +Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi]. + + + + +CHAPITRE XII. + +LE CITOYEN ET L'ÉTRANGER. + + +On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte de la cité, et +c'était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et +politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. Nous avons +parlé plus haut des repas publics, qui étaient la principale cérémonie du +culte national. Or à Sparte celui qui n'y assistait pas, même sans que ce +fût par sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens. [1] A +Athènes, celui qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux, +perdait le droit de cité. [2] A Rome, il fallait avoir été présent à la +cérémonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3] +L'homme qui n'y avait pas assisté, c'est-à-dire qui n'avait pas eu part à +la prière commune et au sacrifice, n'était plus citoyen jusqu'au lustre +suivant. + +Si l'on veut donner la définition exacte du citoyen, il faut dire que +c'est l'homme qui a la religion de la cité. [4] L'étranger, au contraire, +est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité ne +protègent pas et qui n'a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux +nationaux ne veulent recevoir de prières et d'offrandes que du citoyen; +ils repoussent l'étranger; l'entrée de leurs temples lui est interdite et +sa présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage de cet +antique sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux rites +du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir +la tête voilée, « parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacrés, dans +l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un +étranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient +troublés ». [5] Un objet sacré, qui tombait momentanément aux mains d'un +étranger, devenait aussitôt profane; il ne pouvait recouvrer son caractère +religieux que par une cérémonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'était emparé +d'une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il fallait avant +toute chose que les temples fussent purifiés et tous les foyers éteints et +renouvelés; le regard de l'étranger les avait souillés. [7] + +C'est ainsi que la religion établissait entre le citoyen et l'étranger une +distinction profonde et ineffaçable. Cette même religion, tant qu'elle fut +puissante sur les âmes, défendit de communiquer aux étrangers le droit de +cité. Au temps d'Hérodote, Sparte ne l'avait encore accordé à personne, +excepté à un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de +l'oracle. Athènes l'accordait quelquefois; mais avec quelles précautions! +Il fallait d'abord que le peuple réuni votât au scrutin secret l'admission +de l'étranger; ce n'était rien encore; il fallait que, neuf jours après, +une seconde assemblée votât dans le même sens, et qu'il y eût au moins six +mille suffrages favorables: chiffre qui paraîtra énorme si l'on songe +qu'il était fort rare qu'une assemblée athénienne réunît ce nombre de +citoyens. Il fallait ensuite un vote du Sénat qui confirmât la décision de +cette double assemblée. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait +opposer une sorte de veto et attaquer le décret comme contraire aux +vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le législateur +eût entouré d'autant de difficultés et de précautions que celui qui allait +conférer à un étranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup +qu'il y eût autant de formalités à remplir pour déclarer la guerre ou pour +faire une loi nouvelle. D'où vient qu'on opposait tant d'obstacles à +l'étranger qui voulait être citoyen? Assurément on ne craignait pas que +dans les assemblées politiques son vote fît pencher la balance. +Démosthènes nous dit le vrai motif et la vraie pensée des Athéniens: +« C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur pureté. » Exclure +l'étranger c'est « veiller sur les cérémonies saintes ». Admettre un +étranger parmi les citoyens c'est « lui donner part à la religion et aux +sacrifice ». [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas +entièrement libre, et il était saisi d'un scrupule religieux; car il +savait que les dieux nationaux étaient portés à repousser l'étranger et +que les sacrifices seraient peut-être altérés par la présence du nouveau +venu. Le don du droit de cité à un étranger était une véritable violation +des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la +cité, à l'origine, en était si avare. Encore faut-il noter que l'homme si +péniblement admis comme citoyen ne pouvait être ni archonte ni prêtre. La +cité lui permettait bien d'assister à son culte; mais quant à y présider, +c'eût été trop. + +Nul ne pouvait devenir citoyen à Athènes, s'il était citoyen dans une +autre ville. [9] Car il y avait une impossibilité religieuse à être à la +fois membre de deux cités, comme nous avons vu qu'il y en avait une à être +membre de deux familles. On ne pouvait pas être de deux religions à la +fois. + +La participation au culte entraînait avec elle la possession des droits. +Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui précédait l'assemblée, +il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de +la cité, il pouvait être prytane et archonte. Ayant la religion de la +cité, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la +procédure. + +L'étranger, au contraire, n'ayant aucune part à la religion n'avait aucun +droit. S'il entrait dans l'enceinte sacrée que le prêtre avait tracée pour +l'assemblée, il était puni de mort. Les lois de la cité n'existaient pas +pour lui. S'il avait commis un délit, il était traité comme l'esclave et +puni sans forme de procès, la cité ne lui devant aucune justice. [10] +Lorsqu'on est arrivé à sentir le besoin d'avoir une justice pour +l'étranger, il a fallu établir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour +juger l'étranger, le préteur a dû se faire étranger lui-même (_praetor +peregrinus_). A Athènes le juge des étrangers a été le polémarque, c'est- +à-dire le magistrat qui était chargé des soins de la guerre et de toutes +les relations avec l'ennemi. [11] + +Ni à Rome ni à Athènes l'étranger ne pouvait être propriétaire. [12] Il ne +pouvait pas se marier; du moins son mariage n'était pas reconnu, et ses +enfants étaient réputés bâtards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat +avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune +valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La +loi romaine lui défendait d'hériter d'un citoyen, et même à un citoyen +d'hériter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que, +si un étranger obtenait le droit de cité romaine sans que son fils, né +avant cette époque, eût la même faveur, le fils devenait à l'égard du père +un étranger et ne pouvait pas hériter de lui. [16] La distinction entre +citoyen et étranger était plus forte que le lien de nature entre père et +fils. Il semblerait à première vue qu'on eût pris à tâche d'établir un +système de vexation contre l'étranger. Il n'en était rien. Athènes et Rome +lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protégeaient, par des +raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur +intérêt même ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion +avait établies. Cette religion ne permettait pas que l'étranger devînt +propriétaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol +religieux de la cité. Elle ne permettait ni à l'étranger d'hériter du +citoyen ni au citoyen d'hériter de l'étranger, parce que toute +transmission de biens entraînait la transmission d'un culte, et qu'il +était aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'étranger qu'à +l'étranger celui du citoyen. + +On pouvait accueillir l'étranger, veiller sur lui, l'estimer même, s'il +était riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part à la religion +et au droit. L'esclave, à certaine égards, était mieux traité que lui; car +l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, était +rattaché à la cité par l'intermédiaire de son maître; les dieux le +protégeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de +l'esclave était sacré, mais que celui de l'étranger ne l'était pas. [17] + +Pour que l'étranger fût compté pour quelque chose aux yeux de la loi, pour +qu'il pût faire le commerce, contracter, jouir en sûreté de son bien, pour +que la justice de la cité pût le défendre efficacement, il fallait qu'il +se fît le client d'un citoyen. Rome et Athènes voulaient que tout étranger +adoptât un patron. [18] En se mettant dans la clientèle et sous la +dépendance d'un citoyen, l'étranger était rattaché par cet intermédiaire à +la cité. Il participait alors à quelques-uns des bénéfices du droit civil +et la protection des lois lui était acquise. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, II, 6, 21 (II, 7). + +[2] Boeckh, _Corp. inscr._, 3641 b. + +[3] Velléius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne; +encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin +qu'inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés +comme présents. + +[4] Démosthènes, _in Neoeram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec +[Grec: suntelein], c'est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec: +meteinai leron chai osion]. + +[5] Virgile, _En._, III, 406. Festus, v° _Exesto: Lictor in quibusdam +sacris clamitabat, hostis exesto_. On sait que _hostis_ se disait de +l'étranger (Macrobe, I, 17); _hostilis facies_, dans Virgile, signifie le +visage d'un étranger. + +[6] _Digeste_, liv. XI, tit. 6, 36. + +[7] Plutarque, _Aristide_, 20. Tite-Live, V, 50. + +[8] Démosthènes, _in Neoeram_, 89, 91, 92, 113, 114. + +[9] Plutarque, _Solon_, 24. Cicéron, _Pro Coecina_, 34. + +[10] Aristote, _Politique_, III, 4, 3. Platon, _Lois_, VI. + +[11] Démosthènes, _in Neaeram_, 49. Lysias, in _Pancleonem_. + +[12] Gaius, _fr._ 234. + +[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, _Ois._, 1652. + +[14] Ulpien, XIX,4. Démosthènes, _Pro Phorm.; in Eubul_. + +[15] Cicéron, _Pro Archia_, 5. Gaius, II, 110. + +[16] Pausanias, VIII, 48. + +[17] _Digeste_, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4. + +[18] Harpocration, [Grec: prostates]. + + + + +CHAPITRE XIII. + +LE PATRIOTISME. L'EXIL. + + +Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des pères, _terra +patria_. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa religion +domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les +ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie +était l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande +patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte +sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la +patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était +véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. État, +Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les +modernes; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités +locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur +l'âme. + +On s'explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui +était pour eux la vertu suprême et auquel toutes les autres vertus +venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se +confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son +droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque +impossible que l'intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public. +Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous +élève. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve. + +Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il +quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrées du +territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social +d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de +la vie régulière et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en +dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses +devoirs. Il ne peut être homme que là. + +La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme +on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. « Il faut se donner +à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. » Il faut l'aimer +glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses +bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle +sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham +aimait son Dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir +mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un +homme ou par point d'honneur; mais à la patrie il doit sa vie. Car si la +patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat +véritablement pour ses autels, pour ses foyers, _pro aris et focis_; car +si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers +éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. +L'amour de la patrie, c'est la piété des anciens. + +Il fallait que la possession de la patrie fût bien précieuse; car les +anciens n'imaginaient guère de châtiment plus cruel que d'en priver +l'homme. La punition ordinaire des grands crimes était l'exil. + +L'exil était proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'était, +suivant la formule également usitée chez les Grecs et chez les Romains, +lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu +sacré du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices. +L'exil mettait donc un homme hors de la religion. « Qu'il fuie, disait la +sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui +parle ni ne le reçoive; que nul né l'admette aux prières ni aux +sacrifices; que nul ne lui présente l'eau lustrale. » [2] Toute maison +était souillée par sa présence. L'homme qui l'accueillait devenait impur à +son contact. « Celui qui aura mangé ou bu avec lui ou qui l'aura touché, +disait la loi, devra se purifier. » Sous le coup de cette excommunication, +l'exilé ne pouvait prendre part à aucune cérémonie religieuse; il n'avait +plus de culte, plus de repas sacrés, plus de prières; il était déshérité +de sa part de religion. + +Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'était pas partout. S'ils +avaient quelque vague idée d'une divinité de l'univers, ce n'était pas +celle-là qu'ils considéraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient. +Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison, son +canton, sa ville. L'exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait +aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le +consoler et le protéger; il ne sentait plus de providence qui veillât sur +lui; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les +besoins de son âme était éloigné de lui. + +Or la religion était la source d'où découlaient les droits civils et +politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la +patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son +culte domestique et il devait éteindre son foyer. [3] + +Il n'avait plus de droit de propriété; sa terre et tous ses biens, comme +s'il était mort, passaient à ses enfants, à moins qu'ils ne fussent +confisqués, au profit des dieux ou de l'État. [4] N'ayant plus de culte, +il n'avait plus de famille; il cessait d'être époux et père. Ses fils +n'étaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'était plus sa femme, [6] et +elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Voyez Régulus, +prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile à un exilé; si le Sénat +lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exilé n'est plus +sénateur; si sa femme et ses enfants courent à lui, il repousse leurs +embrassements, car pour l'exilé il n'y a plus d'enfants, plus d'épouse: + + Fertur pudicae conjugis osculum + Parvosque natos, _ut capitis minor_, + A se removisse. [7] + +« L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. » +Mort, il n'a pas le droit d'être enseveli dans le tombeau de sa famille; +car il est un étranger. [8] + +Il n'est pas surprenant que les républiques anciennes aient presque +toujours permis au coupable d'échapper à la mort par la fuite. L'exil ne +semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains +l'appelaient une peine capitale. + + +NOTES + +[1] Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, _Pro +domo_, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3. + +[2] Sophocle, _Oedipe roi_, 239. Platon, _Lois_, IX, 881. + +[3] Ovide, _Tristes_, I, 3, 43. + +[4] Pindare, _Pyth._, IV, 517. Platon, _Lois_, IX, 877. Diodore, XIII, 49. +Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58. + +[5] _Institutes_ de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128. + +[6] Denys, VIII, 41. + +[7] Horace, _Odes_, III. + +[8] Thucydide, I, 138. + + + + +CHAPITRE XIV. + +DE L'ESPRIT MUNICIPAL. + + +Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions +et surtout des anciennes croyances a pu +nous donner une idée de la distinction profonde qu'il +y avait toujours entre deux cités. Si voisines qu'elles +fussent, elles formaient toujours deux sociétés complètement +séparées. Entre elles il y avait bien plus +que la distance qui sépare aujourd'hui deux villes, +bien plus que la frontière qui divise deux États; les +dieux n'étaient pas les mêmes, ni les cérémonies, +ni les prières. Le culte d'une cité était interdit à +l'homme de la cité voisine. On croyait que les dieux +d'une ville repoussaient les hommages et les prières +de quiconque n'était pas leur concitoyen. + +Il est vrai que ces vieilles croyances se sont à la +longue modifiées et adoucies; mais elles avaient été +dans leur pleine vigueur à l'époque où les sociétés +s'étaient formées, et ces sociétés en ont toujours +gardé l'empreinte. + +On conçoit aisément deux choses: d'abord, que +cette religion propre à chaque ville a dû constituer +la cité d'une manière très-forte et presque inébranlable; +il est, en effet, merveilleux combien cette organisation +sociale, malgré ses défauts et toutes ses +chances de ruine, a duré longtemps; ensuite, que +cette religion a dû avoir pour effet, pendant de longs +siècles, de rendre impossible l'établissement d'une +autre forme sociale que la cité. + +Chaque cité, par l'exigence de sa religion même, +devait être absolument indépendante. Il fallait que +chacune eût son code particulier, puisque chacune +avait sa religion et que c'était de la religion que la +loi découlait. Chacune devait avoir sa justice souveraine, +et il ne pouvait y avoir aucune justice supérieure +à celle de la cité. Chacune avait ses fêtes +religieuses et son calendrier; les mois et l'année ne +pouvaient pas être les mêmes dans deux villes, puisque +la série des actes religieux était différente. Chacune +avait sa monnaie particulière, qui, à l'origine, +était ordinairement marquée de son emblème religieux. +Chacune avait ses poids et ses mesures. On +n'admettait pas qu'il pût y avoir rien de commun +entre deux cités. La ligne de démarcation était si +profonde qu'on imaginait à peine que le mariage fût +permis entre habitants de deux villes différentes. +Une telle union parut toujours étrange et fut longtemps +réputée illégitime. La législation de Rome et +celle d'Athènes répugnent visiblement à l'admettre. +Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage +étaient confondus parmi les bâtards et privés +des droits de citoyen. Pour que le mariage fût légitime +entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y +eût entre elles une convention particulière (_jus connubii_, +[Grec: epilamia]). + +Chaque cité avait autour de son territoire une +ligne de bornes sacrées. C'était l'horizon de sa religion +nationale et de ses dieux. Au delà de ces bornes +d'autres dieux régnaient et l'on pratiquait un autre +culte. + +Le caractère le plus saillant de l'histoire de la +Grèce et de celle de l'Italie, avant la conquête romaine, +c'est le morcellement poussé à l'excès et +l'esprit d'isolement de chaque cité. La Grèce n'a jamais +réussi à former un seul État; ni les villes latines, +ni les villes étrusques, ni les tribus samnites +n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribué +l'incurable division des Grecs à la nature de +leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y +croisent, établissent entre les hommes des lignes de +démarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes +entre Thèbes et Platée, entre Argos et Sparte, +entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre +les villes du Latium ni entre les douze cités de +l'Étrurie. La nature physique a sans nul doute quelque +action sur l'histoire des peuples; mais les croyances +de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre +deux cités voisines il y avait quelque chose de +plus infranchissable qu'une montagne; c'était la série +des bornes sacrées, c'était la différence des cultes +et la haine des dieux nationaux pour l'étranger. + +Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu établir +ni même concevoir aucune autre organisation sociale +que la cité. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les +Romains même pendant fort longtemps n'ont eu la +pensée que plusieurs villes pussent s'unir et vivre à +titre égal sous un même gouvernement. Entre deux +cités il pouvait bien y avoir alliance, association momentanée +en vue d'un profit à faire ou d'un danger +à repousser; mais il n'y avait jamais union complète. +Car la religion faisait de chaque ville un corps +qui ne pouvait s'agréger à aucun autre. L'isolement +était la loi de la cité. + +Avec les croyances et les usages religieux que +nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles +pu se confondre dans un même État? On ne +comprenait l'association humaine et elle ne paraissait +régulière qu'autant qu'elle était fondée sur la religion. Le symbole de +cette association devait être +un repas sacré fait en commun. Quelques milliers +de citoyens pouvaient bien, à la rigueur, se réunir +autour d'un même prytanée, réciter la même prière +et se partager les mets sacrés. Mais essayez donc, +avec ces usages, de faire un seul État de la Grèce +entière! Comment fera-t-on les repas publics et toutes +les cérémonies saintes auxquelles tout citoyen +est tenu d'assister? Où sera le prytanée? Comment +fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront +les limites inviolables qui ont marqué à +l'origine le territoire de la cité et qui l'ont séparé +pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous +les cultes locaux, les divinités poliades, les héros qui +habitent chaque canton? Athènes a sur ses terres le +héros Oedipe, ennemi de Thèbes; comment réunir +Athènes et Thèbes dans un même culte et dans un +même gouvernement? + +Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne +s'affaiblirent que très-tard dans l'esprit du vulgaire), +il n'était plus temps d'établir une nouvelle forme d'État. +La division était consacrée par l'habitude, par +l'intérêt, par la haine invétérée, par le souvenir des +vieilles luttes. Il n'y avait plus à revenir sur le +passé. + +Chaque ville tenait fort à son autonomie; elle appelait +ainsi un ensemble qui comprenait son culte, +son droit, son gouvernement, toute son indépendance +religieuse et politique. + +Il était plus facile à une cité d'en assujettir une +autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire +de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves; +elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du +vainqueur. Confondre deux cités en un seul État, +unir la population vaincue à la population victorieuse +et les associer sous un même gouvernement, +c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, à +une seule exception près dont nous parlerons plus +tard. Si Sparte conquiert la Messénie, ce n'est pas +pour faire des Spartiates et des Messéniens un seul +peuple; elle expulse toute la race des vaincus et +prend leurs terres. Athènes en use de même à l'égard +de Salamine, d'Égine, de Mélos. + +Faire entrer les vaincus dans la cité des vainqueurs +était une pensée qui ne pouvait venir à l'esprit +de personne. La cité possédait des dieux, des +hymnes, des fêtes, des lois, qui étaient son patrimoine +précieux; elle se gardait bien d'en donner +part à des vaincus. Elle n'en avait même pas le +droit; Athènes pouvait-elle admettre que l'habitant +d'Égine entrât dans le temple d'Athéné poliade? +qu'il adressât un culte à Thésée? qu'il prît part aux +repas sacrés? qu'il entretînt, comme prytane, le +foyer public? La religion le défendait. Donc la population +vaincue de l'île d'Égine ne pouvait pas former +un même État avec la population d'Athènes. +N'ayant pas les mêmes dieux, les Éginètes et les +Athéniens ne pouvaient pas avoir les mêmes lois, ni +les mêmes magistrats. + +Mais Athènes ne pouvait-elle pas du moins, en +laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses +murs des magistrats pour la gouverner? Il était absolument +contraire aux principes des anciens qu'une +cité fût gouvernée par un homme qui n'en fût pas +citoyen. En effet le magistrat devait être un chef religieux +et sa fonction principale était d'accomplir le +sacrifice au nom de la cité. L'étranger, qui n'avait +pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas +être magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse, +il n'avait aux yeux des hommes aucune autorité régulière. +Sparte essaya de mettre dans les villes ses +harmostes; mais ces hommes n'étaient pas magistrats, +ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les +assemblées. N'ayant aucune relation régulière avec +le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir +longtemps. + +Il résultait de là que tout vainqueur était dans +l'alternative, ou de détruire la cité vaincue et d'en +occuper le territoire, ou de lui laisser toute son indépendance. +Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la +cité cessait d'être, ou elle était un État souverain. +Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement; +elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors +elle n'existait plus. + +Cette indépendance absolue de la cité ancienne +n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles +elle était fondée eurent complètement disparu. +Après que les idées eurent été transformées et que +plusieurs révolutions eurent passé sur ces sociétés +antiques, alors on put arriver à concevoir et à établir +un État plus grand régi par d'autres règles. Mais il +fallut pour cela que les hommes découvrissent d'autres +principes et un autre lien social que ceux des +vieux âges. + + + + +CHAPITRE XV. + +RELATIONS ENTRE LES CITÉS; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX. + + +La religion qui exerçait un si grand empire sur la vie intérieure de la +cité, intervenait avec la même autorité dans toutes les relations que les +cités avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment +les hommes de ces vieux âges se faisaient la guerre, comment ils +concluaient la paix, comment ils formaient des alliances. + +Deux cités étaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les +mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n'étaient pas seulement les +hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu'on +ne croie pas que ce soit là une simple fiction poétique. Il y a eu chez +les anciens une croyance très-arrêtée et très-vivace en vertu de laquelle +chaque armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu'ils +combattaient dans la mêlée; les soldats les défendaient et ils défendaient +les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi +contre les dieux de l'autre cité; ces dieux étrangers, il était permis de +les détester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire +prisonniers. + +La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux +petites armées en présence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son +autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés; chacune a ses oracles +qui lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent +la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense +et dit comme ce Grec dans Euripide: « Les dieux qui combattent avec nous +sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. » Chaque armée +prononce contre l'armée ennemie une imprécation dans le genre de celle +dont Macrobe nous a conservé la formule: « O dieux, répandez l'effroi, la +terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite +leurs champs et leur ville, soient par vous privés de la lumière du +soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs têtes et leurs personnes +y vous soient dévoués. » Cela dit, on se bat des deux côtés avec cet +acharnement sauvage que donne la pensée qu'on a des dieux pour soi et +qu'on combat contre des dieux étrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la +guerre est implacable; la religion préside à la lutte et excite les +combattants. Il ne peut y avoir aucune règle supérieure qui tempère le +désir de tuer; il est permis d'égorger les prisonniers, d'achever les +blessés. + +Même en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idée d'un devoir, quel +qu'il soit, vis-à-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour +l'étranger; à plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la +guerre. On n'a pas à distinguer à son égard le juste et l'injuste. Mucius +Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il était beau d'assassiner un +ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompé le roi de +Macédoine. Paul-Émile vendit comme esclaves cent mille Épirotes qui +s'étaient remis volontairement dans ses mains. + +Le Lacédémonien Phébidas, en pleine paix, s'était emparé de la citadelle +des Thébains. On interrogeait Agésilas sur la justice de cette action: +« Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car dès qu'une action +est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Voilà le droit des gens +des cités anciennes. Un autre roi de Sparte, Cléomène, disait que tout le +mal qu'on pouvait faire aux ennemis était toujours juste aux yeux des +dieux et des hommes. + +Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi +divine ni humaine n'arrêtait sa vengeance ou sa cupidité. Le jour où +Athènes décréta que tous les Mityléniens, sans distinction de sexe ni +d'âge, seraient exterminés, elle ne croyait pas dépasser son droit; quand, +le lendemain, elle revint sur son décret et se contenta de mettre à mort +mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et +indulgente. Après la prise de Platée, les hommes furent égorgés, les +femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir violé le +droit. + +On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait à la +population tout entière, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la +faisait pas seulement aux êtres humains; on la faisait aux champs et aux +moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres; la récolte de +l'ennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par +conséquent brûlée. On exterminait les bestiaux; on détruisait même les +semis qui auraient pu produire l'année suivante. Une guerre pouvait faire +disparaître d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et +transformer une contrée fertile en un désert. C'est en vertu de ce droit +de la guerre que Rome a étendu la solitude autour d'elle; du territoire où +les Volsques avaient vingt-trois cités, elle a fait les marais pontins; +les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put +longtemps reconnaître les lieux où les armées romaines avaient passé, +moins aux vestiges de leurs camps, qu'à la solitude qui régnait aux +environs. + +Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de +supprimer leur cité, c'est-à-dire de briser leur association religieuse et +politique. Alors les cultes cessaient et les dieux étaient oubliée. La +religion de la cité étant abattue, la religion de chaque famille +disparaissait en même temps. Les foyers s'éteignaient. Avec le culte +tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriété, tout ce qui +s'étayait sur la religion. [1] Écoutons le vaincu à qui l'on fait grâce de +la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: « Je donne ma personne, +ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes +objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les +donne au peuple romain. » [2] A partir de ce moment, les dieux, les +temples, les maisons, les terres, les personnes étaient au vainqueur. Nous +dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome. + +Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement +de l'un des deux partis, un traité de paix pouvait la terminer. Mais pour +cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnée; il fallait +un acte religieux. Tout traité était marqué par l'immolation d'une +victime. Signer un traité est une expression toute moderne; les Latins +disaient frapper un chevreau, _icere haedus ou foedus_; le nom de la +victime qui était le plus ordinairement employée à cet effet est resté +dans la langue usuelle pour désigner l'acte tout entier. [3] Les Grecs +s'exprimaient d'une manière analogue, ils disaient faire la libation, +[Grec: spendesthai]. C'étaient toujours des prêtres qui, se conformant au +rituel, [4] accomplissaient la cérémonie du traité. On les appelait +féciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs. + +Cette cérémonie religieuse donnait seule aux conventions internationales +un caractère sacré et inviolable. Tout le monde connaît l'histoire des +fourches caudines. Une armée entière, par l'organe de ses consuls, de ses +questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention +avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolée. Aussi le +Sénat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur. +En l'annulant, il ne vint à l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien, +que l'on commettait un acte de mauvaise foi. + +C'était une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait +d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot +d'un certain Grec dont la cité adorait le héros Alabandos; il s'adressait +à un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: « Alabandos, disait-il, +est un dieu et Hercule n'en est pas un. » [5] Avec de telles idées, il +était nécessaire que dans un traité de paix chaque cité prît ses propres +dieux à témoin de ses serments. « Nous avons fait un traité et versé les +libations, disent les Platéens aux Spartiates, nous avons attesté, vous +les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On +cherchait bien, à invoquer, s'il était possible, des divinités qui fussent +communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles à +tous, le soleil qui éclaire tout, la terre nourricière. Mais les dieux de +chaque cité et ses héros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il +fallait que les contractants les prissent à témoin, si l'on voulait qu'ils +fussent véritablement liés par la religion. + +De même que pendant la guerre les dieux s'étaient mêlés aux combattants, +ils devaient aussi être compris dans le traité. On stipulait donc qu'il y +aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes. +Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les +deux peuples s'autorisaient mutuellement à assister à leurs fêtes sacrées. +[7] Quelquefois ils s'ouvraient réciproquement leurs temples et faisaient +un échange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la +ville de Lanuvium protégerait dorénavant les Romains, qui auraient le +droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des +deux parties contractantes s'engageait à offrir un culte aux divinités de +l'autre. Ainsi les Éléens, ayant conclu un traité avec les Étoliens, +offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux héros de leurs alliés. [9] +Il était fréquent qu'à la suite d'une alliance on représentât par des +statues ou des médailles les divinités des deux villes se donnant la main. +C'est ainsi qu'on a des médailles où nous voyons unis l'Apollon de Milet +et le Génie de Smyrne, la Pallas des Sidéens et l'Artémis de Perge, +l'Apollon d'Hiérapolis et l'Artémis d'Éphèse. Virgile, parlant d'une +alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Pénates des deux +peuples unis et associés. + +Ces coutumes bizarres répondaient parfaitement à l'idée que les anciens se +faisaient des dieux. Comme chaque cité avait les siens, il semblait +naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traités. La +guerre ou la paix entre deux villes était la guerre ou la paix entre deux +religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fondé sur ce +principe. Quand les dieux étaient ennemis, il y avait guerre sans merci et +sans règle; dès qu'ils étaient amis, les hommes étaient liés entre eux et +avaient le sentiment de devoirs réciproques. Si l'on pouvait supposer que +les divinités poliades de deux cités eussent quelque motif pour être +alliées, c'était assez pour que les deux cités le fussent. La première +ville avec laquelle Borne contracta amitié fut Caeré en Étrurie, et Tite- +Live en dit la raison: dans le désastre de l'invasion gauloise, les dieux +romains avaient trouvé un asile à Caeré; ils avaient habité cette ville, +ils y avaient été adorés; un lien sacré d'hospitalité s'était ainsi formé +entre les dieux romains et la cité étrusque; [10] dès lors la religion ne +permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles étaient alliées +pour toujours. [11] + + +NOTES + +[1] Cicéron, _in Verr._, II, 3, 6. Siculus Flaccus, _passim_. Thucydide, +III, 50 et 68. + +[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, _Amphitr._, 100-105. + +[3] Festus, vis _Foedum et Foedus_. + +[4] En Grèce, ils portaient une couronne. Xénophon, _Hell._, IV, 7, 3. + +[5] Cicéron, _De nat. deor._, III, 19. + +[6] Thucydide, II. + +[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thésée, 25, 33. + +[8] Tite-Live, VIII, 14. + +[9] Pausanias, V, 15. + +[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13. + +[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confédérations ou +amphictyonies qui étaient nombreuses dans l'ancienne Grèce et en Italie. +Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles étaient des +associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas +d'amphictyonie qui n'eût un culte commun et un sanctuaire. Celle des +Béotiens offrait un culte à Athéné Itonia, celle des Achéens à Déméter +Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie était Poséidon Héliconien, comme +celui de la pentapole dorienne était Apollon Triopique. La confédération +des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'île de Délos, les villes +de l'Argolide à Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles était une +association de même nature. Toutes les réunions avaient lieu dans des +temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cités +confédérées envoyait pour y prendre part quelques citoyens revêtus +momentanément d'un caractère sacerdotal, et qu'on appelait théores. Une +victime était immolée en l'honneur du dieu de l'association, et les +chairs, cuites sur l'autel, étaient partagées entre les représentants des +cités. Le repas commun, avec les chants, les prières et les jeux sacrés +qui l'accompagnaient, formait le lien de la confédération. Les mêmes +usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les féries +latines où elles partageaient les chairs d'une victime. Il en était de +même des villes étrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes +amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien +religieux. Les cités confédérées conservaient une indépendance entière. +Elles pouvaient même se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles +observassent une trêve pendant la durée de la fête fédérale. + + + + +CHAPITRE XVI. + +LE ROMAIN; L'ATHÉNIEN. + + +Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et qui les gouverna +longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son caractère. Par +ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une +certaine manière de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne +purent de longtemps se défaire. Elle montrait à l'homme des dieux partout, +dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle écrasait +l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui +laissait aucune liberté dans ses actes. + +Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa +maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte +et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil +sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des +dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancêtres sont des êtres divins. + +Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journée +appartient à sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses +pénates, ses ancêtres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur +adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec +ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la +toge, le mariage et les anniversaires de tous ces événements sont les +actes solennels de son culte. + +Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un +objet sacré; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappé de la +foudre, ou c'est un tombeau; tantôt il faut qu'il se recueille et prononce +une prière, tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le visage pour +éviter la vue d'un objet funeste. + +Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie, +plusieurs fois par an dans sa _gens_ ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces +dieux, il doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome plus de +dieux que de citoyens. + +Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et +en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il figure dans une +procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flûte sacrée. +Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées les statues +des divinités. Une autre fois c'est un _lectisternium_; une table est +dressée dans une rue et chargée de mets; sur des lits sont couchées les +statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur +la tête et une branche de laurier à la main. [2] + +Il a une fête pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille +de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix +sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le +succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les +morts, parce qu'il a peur d'eux. + +Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît pas quelque +oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie. +Forme-t-il quelque désir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il +dépose aux pieds de la statue d'un dieu. + +A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve +toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des +oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un +boeuf qui a parlé, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille +que lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux. + +Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les +cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il +couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il +sait des formules pour éviter la maladie, et d'autres pour la guérir; mais +il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une +certaine façon. [3] + +Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n'ont pas donné les signes +favorables. Il quitte l'assemblée du peuple s'il a entendu le cri d'une +souris. Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s'il a aperçu un mauvais +présage ou si une parole funeste a frappé son oreille. Il est brave au +combat, mais à condition que les auspices lui assurent la victoire. + +Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme à +l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent dans la +superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et +riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul, +agriculteur, commerçant; mais partout et toujours il est prêtre et sa +pensée est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de +l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des +dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain: + + Dis te minorem quod geris, imperas. + +On a dit que c'était une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer +qu'un sénat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se +soit entendu avec une telle unanimité pour tromper le peuple ignorant? et +cela pendant des siècles, sans que parmi tant de rivalités, de luttes, de +haines personnelles, une seule voix se soit jamais élevée pour dire: Ceci +est un mensonge. Si un patricien eût trahi les secrets de sa secte, si, +s'adressant aux plébéiens qui supportaient impatiemment le joug de cette +religion, il les eût tout à coup débarrassés et affranchis de ces auspices +et de ces sacerdoces, cet homme eût acquis immédiatement un tel crédit +qu'il fût devenu le maître de l'État. Croit-on que, si les patriciens +n'eussent pas cru à la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation +n'aurait pas été assez forte pour déterminer au moins un d'entre eux à +révéler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on +suppose qu'une religion puisse s'établir par convention et se soutenir par +imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion +gênait les patriciens eux-mêmes, combien de fois elle embarrassa le Sénat +et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait +été inventée pour la commodité des hommes d'État. C'est bien tard, c'est +seulement au temps des Scipions que l'on a commencé de croire que la +religion était utile au gouvernement; mais déjà la religion était morte +dans les âmes. + +Prenons un Romain des premiers siècles; choisissons un des plus grands +guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus +de dix batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le représenter autant +comme un prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la _gens_ Furia; +son surnom est un mot qui désigne une fonction sacerdotale. Enfant, on lui +a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui +détourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux +cérémonies du culte; il a passé sa jeunesse à s'instruire des rites de la +religion. Il est vrai qu'une guerre a éclaté et que le prêtre s'est fait +soldat; on l'a vu, blessé à la cuisse dans un combat de cavalerie, +arracher le fer de la blessure et continuer à combattre. Après plusieurs +campagnes, il a été élevé aux magistratures; comme tribun consulaire, il a +fait les sacrifices publics, il a jugé, il a commandé l'armée. Un jour +vient où l'on songe à lui pour la dictature. Ce jour-là, le magistrat en +charge, après s'être recueilli pendant une nuit claire, a consulté les +dieux; sa pensée était attachée à Camille dont il prononçait tout bas le +nom, et ses yeux étaient fixés au ciel où ils cherchaient les présages. +Les dieux n'en ont envoyé que de bons; c'est que Camille leur est +agréable; il est nommé dictateur. + +Le voilà chef d'armée; il sort de la ville, non sans avoir consulté les +auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup +d'officiers, presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des +aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer. + +On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiège sans +succès depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque, c'est-à-dire presque +une ville sainte; c'est de piété plus que de courage qu'il faut lutter. Si +depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Étrusques +connaissent mieux les rites qui sont agréables aux dieux et les formules +magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses livres +Sibyllins et y a cherché la volonté des dieux. Elle s'est aperçue que ses +féries latines avaient été souillées par quelque vice de forme et elle a +renouvelé le sacrifice. Pourtant les Étrusques ont encore la supériorité; +il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un prêtre étrusque et savoir par +lui le secret des dieux. Un prêtre véien est pris et mené au Sénat: « Pour +que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac +albain, en se gardant bien d'en faire écouler l'eau dans la mer. » Rome +obéit, on creuse une infinité de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se +perd dans la campagne. + +C'est à ce moment que Camille est élu dictateur. Il se rend à l'armée près +de Veii. Il est sûr du succès; car tous les oracles ont été révélés, tous +les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a +promis aux dieux protecteurs des fêtes et des sacrifices. Pour vaincre, il +ne néglige pas les moyens humains; il augmente l'armée, raffermit la +discipline, fait creuser une galerie souterraine pour pénétrer dans la +citadelle. Le jour de l'attaque est arrivé; Camille sort de sa tente; il +prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures +l'entourent; revêtu du _paludamentum_, il invoque les dieux: « Sous ta +conduite, ô Apollon, et par ta volonté qui m'inspire, je marche pour +prendre et détruire la ville de Veii; à toi je promets et je voue la +dixième partie du butin. » Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour +soi; l'ennemi a aussi une divinité puissante qui le protège. Camille +l'évoque par cette formule: « Junon Reine, qui pour le présent habites à +Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville; +que notre ville devienne la tienne. » Puis, les sacrifices accomplis, les +prières dites, les formules récitées, quand les Romains sont sûrs que les +dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne défend plus l'ennemi, l'assaut est +donné et la ville est prise. + +Tel est Camille. Un général romain est un homme qui sait admirablement +combattre, qui sait surtout l'art de se faire obéir, mais qui croit +fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et +qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce +n'est pas même la discipline, c'est l'énoncé de quelques formules +exactement dites suivant les rites. Ces formules adressées aux dieux les +déterminent et les contraignent presque toujours à lui donner la victoire. +Pour un tel général la récompense suprême est que le Sénat lui permette +d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacré qui +est attelé de quatre chevaux blancs; il est vêtu de la robe sacrée dont on +revêt les dieux aux jours de fête; sa tête est couronnée, sa main droite +tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont +exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4] +Sous cette majesté presque divine il se montre à ses concitoyens, et il va +rendre hommage à la majesté vraie du plus grand des dieux romains. Il +gravit la pente du Capitole, et arrivé devant le temple de Jupiter, il +immole des victimes. + +La peur des dieux n'était pas un sentiment propre au Romain; elle régnait +aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitués à l'origine +par la religion, nourris et élevés par elle, conservèrent très-longtemps +la marque de leur éducation première. On connaît les scrupules du +Spartiate, qui ne commence jamais une expédition avant que la lune soit +dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit +combattre et qui renonce aux entreprises les mieux conçues et les plus +nécessaires parce qu'un mauvais présage l'effraye. L'Athénien n'est pas +moins scrupuleux. Une armée athénienne n'entre jamais en campagne avant le +septième jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand +soin de redorer la statue de Pallas. + +Xénophon assure que les Athéniens ont plus de fêtes religieuses qu'aucun +autre peuple grec. [5] « Que de victimes offertes aux dieux, dit +Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions +sacrées! A tout moment de l'année on voit des festins religieux et des +victimes couronnées. » La ville d'Athènes et son territoire sont couverts +de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cité, pour le +culte des tribus et des dèmes, pour le culte des familles. Chaque maison +est elle-même un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacré. + +L'Athénien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur, +a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les +vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la dévotion +la plus fervente, c'est la religion des ancêtres et des héros. Il a le +culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige à leur offrir +chaque année les prémices de sa récolte; une autre lui défend de prononcer +un seul mot qui puisse provoquer leur colère. Tout ce qui touche à +l'antiquité est sacré pour un Athénien. Il a de vieux recueils où sont +consignés ses rites et jamais il ne s'en écarte; si un prêtre introduisait +dans le culte la plus légère innovation, il serait puni de mort. Les rites +les plus bizarres sont observés de siècle en siècle. Un jour de l'année, +l'Athénien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que +l'amante de Thésée est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et +les mouvements d'une femme en travail. Il célèbre une autre fête annuelle +qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de +Thésée dans l'Attique; on couronne le caducée d'un héraut, parce que le +héraut de Thésée a couronné son caducée; on pousse un certain cri que l'on +suppose que le héraut a poussé, et il se fait une procession où chacun +porte le costume qui était en usage au temps de Thésée. Il y a un autre +jour où l'Athénien ne manque pas de faire bouillir des légumes dans une +marmite d'une certaine espèce; c'est un rite dont l'origine se perd dans +une antiquité lointaine, dont on ne connaît plus le sens, mais qu'on +renouvelle pieusement chaque année. [7] + +L'Athénien, comme le Romain, a des jours néfastes; ces jours-là, on ne se +marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblée, +on ne rend pas la justice. Le dix-huitième et le dix-neuvième jour de +chaque mois sont employés à des purifications. Le jour des Plyntéries, +jour néfaste entre tous, on voile la statue de la grande divinité poliade. +Au contraire, le jour des Panathénées, le voile de la déesse est porté en +grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'âge ni de +rang, doivent lui faire cortège. L'Athénien fait des sacrifices pour les +récoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau +temps; il en fait pour guérir les maladies et chasser la famine ou la +peste. [8] + +Athènes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres +Sibyllins, et elle nourrit au Prytanée des hommes qui lui annoncent +l'avenir. Dans ses rues on rencontre à chaque pas des devins, des prêtres, +des interprètes des songes. L'Athénien croit aux présages; un éternument +ou un tintement des oreilles l'arrête dans une entreprise. Il ne +s'embarque jamais sans avoir interrogé les auspices. Avant de se marier il +ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblée du peuple se +sépare dès que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe +funeste. Si un sacrifice a été troublé par l'annonce d'une mauvaise +nouvelle, il faut le recommencer. [9.] + +L'Athénien ne commence guère une phrase sans invoquer d'abord la bonne +fortune. Il met ce mot invariablement à la tête de tous ses décrets. A la +tribune, l'orateur débute volontiers par une invocation aux dieux et aux +héros qui habitent le pays. On mène le peuple en lui débitant des oracles. +Les orateurs, pour faire prévaloir leur avis, répètent à tout moment: La +Déesse ainsi l'ordonne. [10] + +Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au +sanctuaire de Délos une _théorie_, c'est-à-dire des victimes et un choeur +pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu à Athènes, +il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dédiant une statue à +Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est _hestiateur_ et fait +les frais du repas sacré de sa tribu; il est chorége et entretient un +choeur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un +sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le +quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur +ses intérêts particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre +Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur à Athènes, il s'aperçoit que deux +de ses soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi; +il est saisi d'un scrupule religieux; il arrête sa flotte, et envoie un +héraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux +cadavres. Quelque temps après, le peuple athénien délibère sur +l'expédition de Sicile. Nicias monte à la tribune et déclare que ses +prêtres et son devin annoncent des présages qui s'opposent à l'expédition. +Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui débitent des oracles en +sens contraire. Le peuple est indécis. Surviennent des hommes qui arrivent +d'Égypte; ils ont consulté le dieu d'Ammon, qui commence à être déjà fort +en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Athéniens prendront tous +les Syracusains. Le peuple se décide aussitôt pour la guerre. [11] + +Nicias, bien malgré lui, commande l'expédition. Avant de partir, il +accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmène avec lui, comme fait +tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de +hérauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un emblème qui +représente quelque dieu. + +Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annoncé par assez de +prodiges? Des corbeaux ont endommagé une statue de Pallas; un homme s'est +mutilé sur un autel; et le départ a lieu pendant les jours néfastes des +Plyntéries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale à lui et +à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on +toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal +d'un combat, lui que l'on connaît pour être si brave soldat et si habile +général. + +On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes cruelles il faut se +décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte pour le retour; la +mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de lune. Il consulte +son devin; le devin répond que le présage est contraire et qu'il faut +attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit; il passe tout ce temps dans +l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des dieux. +Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa flotte. +Il ne reste plus qu'à faire retraite par terre, chose impossible; ni lui +ni aucun de ses soldats n'échappe aux Syracusains. + +Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre? Ils savaient le +courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent +pas non plus à le blâmer d'avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne +trouvèrent qu'une chose à lui reprocher, c'était d'avoir emmené un devin +ignorant. Car le devin s'était trompé sur le présage de l'éclipse de lune; +il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune +qui cache sa lumière est un présage favorable. [12] + + +NOTES + +[1] Saint Augustin, _Cité de Dieu_, VI, T. Tertullien, _Ad nat._, II, 15. + +[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37. + +[3] Caton, _De re rust._, 160. Varron, _De re rust._, I, 2; I, 37. Pline, +_H. N._, VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvénal, X, 55. Aulu- +Gelle, IV, 5. + +[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, _G. puniq._, 59. +Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7. + +[5] Xénophon, _Gouv. d'Ath._, III, 2. + +[6] Aristophane, _Nuées_. + +[7] Plutarque, _Thésée_, 20, 22, 23. + +[8] Platon, _Lois_, VII, p. 800. Philochore, _Fragm._ Euripide, _Suppl._, +80. + +[9] Aristophane, _Paix_, 1084; _Oiseaux_, 596, 718. _Schol. ad Aves_, 721. +Thucydide, II, 8 + +[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, _Chevaliers_, 903, 999, 1171, 1179. + +[11] Plutarque, _Nicias_. Thucydide, VI. + +[12] Plutarque, _Nicias_, 23. + + + + +CHAPITRE XVII. + +DE L'OMNIPOTENCE DE L'ÉTAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTÉ +INDIVIDUELLE. + + +La cité avait été fondée sur une religion et constituée comme une Église. +De là sa force; de là aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle +exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels principes, +la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était soumis en +toutes choses et sans nulle réserve à la cité; il lui appartenait tout +entier. La religion qui avait enfanté l'État, et l'État qui entretenait la +religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux +puissances associées et confondues formaient une puissance presque +surhumaine à laquelle l'âme et le corps étaient également asservis. + +Il n'y avait rien dans l'homme qui fût indépendant. Son corps appartenait +à l'État et était voué à sa défense; à Rome, le service militaire était dû +jusqu'à cinquante ans, à Athènes jusqu'à soixante, à Sparte toujours. Sa +fortune était toujours à la disposition de l'État; si la cité avait besoin +d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux +créanciers de lui abandonner leurs créances, aux possesseurs d'oliviers de +lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquée. [1] + +La vie privée n'échappait pas à cette omnipotence de l'État. La loi +athénienne, au nom de la religion, défendait à l'homme de rester +célibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait +pas, mais même celui qui se mariait tard. L'État pouvait prescrire à +Athènes le travail, à Sparte l'oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque +dans les plus petites choses; à Locres, la loi défendait aux hommes de +boire du vin pur; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait aux +femmes. [3] Il était ordinaire que le costume fût fixé invariablement par +les lois de chaque cité; la législation de Sparte réglait la coiffure des +femmes, et celle d'Athènes leur interdisait d'emporter en voyage plus de +trois robes. [4] A Rhodes et à Byzance, la loi défendait de se raser la +barbe. [5] + +L'État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes +ou contrefaits. En conséquence il ordonnait au père à qui naissait un tel +enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes +de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes; nous +savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs +législations idéales. + +Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau +admiraient fort. Sparte venait d'éprouver une défaite à Leuctres et +beaucoup de ses citoyens avaient péri. A cette nouvelle, les parents des +morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait +que son fils avait échappé au désastre et qu'elle allait le revoir, +montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne +reverrait plus son fils, témoignait de la joie et parcourait les temples +en remerciant les dieux. Quelle était donc la puissance de l'État, qui +ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui était obéi! + +L'État n'admettait pas qu'un homme fût indifférent à ses intérêts; le +philosophe, l'homme d'étude n'avait pas le droit de vivre à part. C'était +une obligation qu'il votât dans l'assemblée et qu'il fût magistrat à son +tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne +ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec +l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer à l'écart +des factions et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l'exil +avec confiscation des biens. + +Il s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez les Grecs. Il +n'y avait rien, au contraire, où l'État tînt davantage à être maître. A +Sparte, le père n'avait aucun droit sur l'éducation de son enfant. La loi +paraît avoir été moins rigoureuse à Athènes; encore la cité faisait-elle +en sorte que l'éducation fût commune sous des maîtres choisis par elle. +Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d'Athènes +se rendant à leur école; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent +en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces +enfants semblent déjà comprendre que c'est un devoir civique qu'ils +remplissent. [6] L'État voulait diriger seul l'éducation, et Platon dit le +motif de cette exigence: [7] « Les parents ne doivent pas être libres +d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maîtres que la cité +a choisis; car les enfants sont moins à leurs parents qu'à la cité. » +L'État considérait le corps et l'âme de chaque citoyen comme lui +appartenant; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à +en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le +corps de l'homme était une arme pour la cité, et qu'il fallait que cette +arme fût aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait +aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrées, parce que +cette connaissance était nécessaire à la bonne exécution des sacrifices et +des fêtes de la cité. [8] + +On reconnaissait à l'État le droit d'empêcher qu'il y eût un enseignement +libre à côté du sien. Athènes fit un jour une loi qui défendait +d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une +autre qui interdisait spécialement d'enseigner la philosophie. [9] + +L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se +soumettre à la religion de la cité. On pouvait haïr ou mépriser les dieux +de la cité voisine; quant aux divinités d'un caractère général et +universel, comme Jupiter Céleste ou Cybèle ou Junon, on était libre d'y +croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisât de +douter d'Athéné Poliade ou d'Érechthée ou de Cécrops. Il y aurait eu là +une grande impiété qui eût porté atteinte à la religion et à l'État en +même temps, et que l'État eût sévèrement punie. Socrate fut mis à mort +pour ce crime. La liberté de penser à l'égard de la religion de la cité +était absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer à +toutes les règles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre +part au repas sacré. La législation athénienne prononçait une peine contre +ceux qui s'abstenaient de célébrer religieusement une fête nationale. [10] + +Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la +liberté d'éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine +comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et +presque divine qu'on appelait la patrie ou l'État. L'État n'avait pas +seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l'égard +des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fût coupable et par cela seul +que son intérêt était en jeu. Aristide assurément n'avait commis aucun +crime et n'en était même pas soupçonné; mais la cité avait le droit de le +chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par +ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le +voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'était pas +particulière à Athènes; on la trouve à Argos, à Mégare, à Syracuse, et +nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cités grecques. [11] +Or l'ostracisme n'était pas un châtiment; c'était une précaution que la +cité prenait contre un citoyen qu'elle soupçonnait de pouvoir la gêner un +jour. A Athènes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner +pour incivisme, c'est-à-dire pour défaut d'affection envers l'État. La vie +de l'homme n'était garantie par rien dès qu'il s'agissait de l'intérêt de +la cité. Rome fit une loi par laquelle il était permis de tuer tout homme +qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut +de l'État est la loi suprême, a été formulée par l'antiquité. [13] On +pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant +l'intérêt de la patrie. + +C'est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que +d'avoir cru que dans les cités anciennes l'homme jouissait de la liberté. +Il n'en avait pas même l'idée. Il ne croyait pas qu'il pût exister de +droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. Nous verrons bientôt que le +gouvernement a plusieurs fois changé de forme; mais la nature de l'État +est restée à peu près la même, et son omnipotence n'a guère été diminuée. +Le gouvernement s'appela tour à tour monarchie, aristocratie, démocratie; +mais aucune de ces révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la +liberté individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des +magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu'on appelait la liberté; +mais l'homme n'en était pas moins asservi à l'État. Les anciens, et +surtout les Grecs, s'exagérèrent toujours l'importance et les droits de la +société; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la +société avait revêtu à l'origine. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Économ._, II. + +[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, _Lysandre_, 30. + +[3] Athénée, X, 33. Élien, _H. V_., II, 37. + +[4] _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 129, 211. +Plutarque, _Solon_, 21. + +[5] Athénée, XIII. Plutarque, _Cléomène_, 9. – « _Les Romains ne croyaient +pas qu'on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d'avoir des +enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de +suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement +préalable._ » Plutarque, _Caton l'Ancien_, 23. + +[6] Aristophane, _Nuées_, 960-965. + +[7] Platon, _Lois_ VII. + +[8] Aristophane, _Nuées_, 966-968. + +[9] Xenophon, _Mémor._, I, 2. Diogène Laërce, _Théophr._ Ces deux lois ne +durèrent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence +on reconnaissait à l'État en matière d'instruction. + +[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, _Schol. in Demosth., in Midiam_. + +[11] Aristote, _Pol_, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, _Cheval._, +851. + +[12] Plutarque, _Publicola_, 12. + +[13] Cicéron, _De legibus_, III, 3. + + + + +LIVRE IV. + +LES RÉVOLUTIONS. + + + + +Assurément on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitué que +cette famille des anciens âges qui contenait en elle ses dieux, son culte, +son prêtre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cité qui avait +aussi en elle-même sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce +indépendant, qui commandait à l'âme autant qu'au corps de l'homme, et qui, +infiniment plus puissante que l'État d'aujourd'hui, réunissait en elle la +double autorité que nous voyons partagée de nos jours entre l'État et +l'Église. Si une société a été constituée pour durer, c'était bien celle- +là. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa série de +révolutions. + +Nous ne pouvons pas dire d'une manière générale à quelle époque ces +révolutions ont commencé. On conçoit, en effet, que cette époque n'ait pas +été la même pour les différentes cités de la Grèce et de l'Italie. Ce qui +est certain, c'est que, dès le septième siècle avant notre ère, cette +organisation sociale était discutée et attaquée presque partout. A partir +de ce temps-là, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un mélange +plus ou moins habile de résistance et de concessions. Elle se débattit +ainsi plusieurs siècles, au milieu de luttes perpétuelles, et enfin elle +disparut. + +Les causes qui l'ont fait périr peuvent se réduire à deux. L'une est le +changement qui s'est opéré à la longue dans les idées par suite du +développement naturel de l'esprit humain, et qui, en effaçant les antiques +croyances, a fait crouler en même temps l'édifice social que ces croyances +avaient élevé et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une +classe d'hommes qui se trouvait placée en dehors de cette organisation de +la cité, qui en souffrait, qui avait intérêt à la détruire et qui lui fit +la guerre sans relâche. + +Lors donc que les croyances sur lesquelles ce régime social était fondé se +sont affaiblies, et que les intérêts de la majorité des hommes ont été en +désaccord avec ce régime, il a dû tomber. Aucune cité n'a échappé à cette +loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athènes, pas plus Rome que la +Grèce. De même que nous avons vu que les hommes de la Grèce et ceux de +l'Italie avaient eu à l'origine les mêmes croyances, et que la même série +d'institutions s'était déployée chez eux, nous allons voir maintenant que +toutes ces cités ont passé par les mêmes révolutions. + +Il faut étudier pourquoi et comment les hommes se sont éloignés par degrés +de cette antique organisation, non pas pour déchoir, mais pour s'avancer, +au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une +apparence de désordre et quelquefois de décadence, chacun de leurs +changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +PATRICIENS ET CLIENTS. + + +Jusqu'ici nous n'avons pas parlé des classes inférieures et nous n'avions +pas à en parler. Car il s'agissait de décrire l'organisme primitif de la +cité, et les classes inférieures ne comptaient absolument pour rien dans +cet organisme. La cité s'était constituée comme si ces classes n'eussent +pas existé. Nous pouvions donc attendre pour les étudier que nous fussions +arrivé à l'époque des révolutions. + +La cité antique, comme toute société humaine, présentait des rangs, des +distinctions, des inégalités. On connaît à Athènes la distinction +originaire entre les Eupatrides et les Thètes; à Sparte on trouve la +classe des Égaux et celle des Inférieurs, en Eubée celle des chevaliers et +celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les +patriciens et les plébéiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cités +sabines, latines et étrusques. On peut même remarquer que plus haut on +remonte dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction +apparaît profonde et les rangs fortement marqués: preuve certaine que +l'inégalité ne s'est pas formée à la longue, mais qu'elle a existé dès +l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités. + +Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des +classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idées ou +de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inférieures +vont réclamer et au nom de quels principes les classes supérieures +défendront leur empire. + +On a vu plus haut que la cité était née de la confédération des familles +et des tribus. Or, avant le jour où la cité se forma, la famille contenait +déjà en elle-même cette distinction de classes. En effet la famille ne se +démembrait pas; elle était indivisible comme la religion primitive du +foyer. Le fils aîné, succédant seul au père, prenait en main le sacerdoce, +la propriété, l'autorité, et ses frères étaient à son égard ce qu'ils +avaient été à l'égard du père. De génération en génération, d'aîné en +aîné, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il présidait au +sacrifice, disait la prière, jugeait, gouvernait. A lui seul, à l'origine, +appartenait le titre de _pater_; car ce mot qui désignait la puissance et +non pas la paternité, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille. +Ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi. + +Voilà donc dans la constitution intime de la famille un premier principe +d'inégalité. L'aîné est privilégié pour le culte, pour la succession, pour +le commandement. Après plusieurs générations il se forme naturellement, +dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par +la religion et par la coutume, dans un état d'infériorité vis-à-vis de la +branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité. + +Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont +attachés héréditairement à elle, et sur lesquels le _pater_ ou _patron_ +exerce la triple autorité de maître, de magistrat et de prêtre. On les +appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui +de thètes sont les plus connus. + +Voilà encore une classe inférieure. Le client est au-dessous, non- +seulement du chef suprême de la famille, mais encore des branches +cadettes. Entre elles et lui il y a cette différence que le membre d'une +branche cadette, en remontant la série de ses ancêtres, arrive toujours à +un _pater_, c'est-à-dire à un chef de famille, à un de ces aïeux divins +que la famille invoque dans ses prières. Comme il descend d'un _pater_, on +l'appelle en latin _patricius_. Le fils d'un client, au contraire, si haut +qu'il remonte dans sa généalogie, n'arrive jamais qu'à un client ou à un +esclave. Il n'a pas de _pater_ parmi ses aïeux. De là pour lui un état +d'infériorité dont rien ne peut le faire sortir. + +La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui +concerne les intérêts matériels. La propriété de la famille appartient +tout entière au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les +branches cadettes et même avec les clients. Mais tandis que la branche +cadette a au moins un droit éventuel sur la propriété, dans le cas où la +branche aînée viendrait à s'éteindre, le client ne peut jamais devenir +propriétaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en dépôt; s'il meurt, +elle fait retour au patron; le droit romain des époques postérieures a +conservé un vestige de cette ancienne règle dans ce qu'on appelait _jus +applicationis_. L'argent même du client n'est pas à lui; le patron en est +le vrai propriétaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est +en vertu de cette règle antique que le droit romain dit que le client doit +doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit +fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures. + +La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant +d'un _pater_ peut seul accomplir les cérémonies du culte de la famille. Le +client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas +lui-même. Entre lui et la divinité domestique il y a toujours un +intermédiaire. Il ne peut pas même remplacer la famille absente. Que cette +famille vienne à s'éteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils +se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas +de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancêtres. C'est une +religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriété. + +Rappelons-nous que, d'après les idées des anciennes générations, le droit +d'avoir un dieu et de prier était héréditaire. La tradition sainte, les +rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui +déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le +sang. Il était donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques +familles, la partie libre et ingénue qui descendait réellement de +l'ancêtre premier, fût seule en possession du caractère sacerdotal. Les +patriciens ou eupatrides avaient le privilège d'être prêtres et d'avoir +une religion qui leur appartînt en propre. + +Ainsi, avant même qu'on fût sorti de l'état de famille, il existait déjà +une distinction de classes; la vieille religion domestique avait établi +des rangs. + +Lorsque ensuite la cité se forma, rien ne fut changé à la constitution +intérieure de la famille. Nous avons même montré que la cité, à l'origine, +ne fut pas une association d'individus, mais une confédération de tribus, +de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de +ces corps resta ce qu'il était auparavant. Les chefs de ces petits groupes +s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maître absolu dans la +petite société dont il était déjà le chef. C'est pour cela que le droit +romain laissa si longtemps au _pater_ l'autorité absolue sur la famille, +la toute-puissance et le droit de justice à l'égard des clients. La +distinction des classes, née dans la famille, se continua donc dans la +cité. + +La cité, dans son premier âge, ne fut que la réunion des chefs de famille. +On a de nombreux témoignages d'un temps où il n'y avait qu'eux qui pussent +être citoyens. Cette règle s'est conservée à Sparte, où les cadets +n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans +une ancienne loi d'Athènes qui disait que pour être citoyen il fallait +posséder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans +beaucoup de villes, il était de règle que le fils ne fût pas citoyen du +vivant du père, et que, le père mort, le fils aîné seul jouît des droits +politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cité ni les branches +cadettes ni, à plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il +que les vrais citoyens étaient alors en fort petit nombre. + +L'assemblée qui délibérait sur les intérêts généraux de la cité n'était +aussi composée, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des +_patres_. Il est permis de ne pas croire Cicéron quand il dit que Romulus +appela _pères_ les sénateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils +avaient pour le peuple. Les membres du Sénat portaient naturellement ce +titre parce qu'ils étaient les chefs des _gentes_. En même temps que ces +hommes réunis représentaient la cité, chacun d'eux restait maître absolu +dans sa _gens_, qui était comme son petit royaume. On voit aussi dès les +commencements de Rome une autre assemblée plus nombreuse, celle des +curies; mais elle diffère assez peu de celle des _patres_. Ce sont encore +eux qui forment l'élément principal de cette assemblée; seulement, chaque +_pater_ s'y montre entouré de sa famille; ses parents, ses clients même +lui font cortège et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs +dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le +chef consulte ses parents et même ses clients, mais il est clair que c'est +lui qui vote. La loi défend d'ailleurs au client d'être d'un autre avis +que son patron. Si les clients sont rattachés à la cité, ce n'est que par +l'intermédiaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte +public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblée, +mais c'est à la suite de leurs patrons. + +Il ne faut pas se représenter la cité de ces anciens âges comme une +agglomération d'hommes vivant pêle-mêle dans l'enceinte des mêmes +murailles. La ville n'est guère, dans les premiers temps, un lieu +d'habitation; elle est le sanctuaire où sont les dieux de la communauté; +elle est la forteresse qui les défend et que leur présence sanctifie; elle +est le centre de l'association, la résidence du roi et des prêtres, le +lieu où se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant +plusieurs générations encore, les hommes continuent à vivre hors de la +ville, en familles isolées qui se partagent la campagne. Chacune de ces +familles occupe son canton, où elle a son sanctuaire domestique et où elle +forme, sous l'autorité de son _pater_, un groupe indivisible. Puis, à +certains jours, s'il s'agit des intérêts de la cité ou des obligations du +culte commun, les chefs de ces familles se rendent à la ville et +s'assemblent autour du roi, soit pour délibérer, soit pour assister au +sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa +famille et de ses serviteurs (_sua manus_), ils se groupent par phratries +ou par curies et ils forment l'armée de la cité sous les ordres du roi. + + +NOTES + +[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios]. + +[2] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2-3. + +[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientèle s'est formée plus +tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siècles de Rome. + + + + +CHAPITRE II. + +LES PLÉBÉIENS. + + +Il faut maintenant signaler un autre élément de population qui était au- +dessous des clients eux-mêmes, et qui, infime à l'origine, acquit +insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale. +Cette classe, qui devint plus nombreuse à Rome que dans aucune autre cité, +y était appelée la plèbe. Il faut voir l'origine et le caractère de cette +classe pour comprendre le rôle qu'elle a joué dans l'histoire de la cité +et de la famille chez les anciens. + +Les plébéiens n'étaient pas les clients; les historiens de l'antiquité ne +confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part: +« La plèbe ne voulut pas prendre part à l'élection des consuls; les +consuls furent donc élus par les patriciens et leurs clients. » Et +ailleurs: « La plèbe se plaignit que les patriciens eussent trop +d'influence dans les comices grâce aux suffrages de leurs clients. » [1] +On lit dans Denys d'Halicarnasse: « La plèbe sortit de Rome et se retira +sur le mont Sacré: les patriciens restèrent seuls clans la ville avec +leurs clients. » Et plus loin: « La plèbe mécontente refusa de s'enrôler, +les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. » +[2] Cette plèbe, bien séparée des clients, ne faisait pas partie, du moins +dans les premiers siècles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une +vieille formule de prière, qui se répétait encore au temps des guerres +puniques, on demandait aux dieux d'être propices « au peuple et à la +plèbe. » [3] La plèbe n'était donc pas comprise dans le peuple, du moins à +l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plèbe +était en dehors. + +Ce qui fait le caractère essentiel de la plèbe, c'est qu'elle est +étrangère à l'organisation religieuse de là cité, et même à celle de la +famille. On reconnaît à cela le plébéien et on le distingue du client. Le +client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une +famille, d'une _gens_. Le plébéien, à l'origine, n'a pas de culte et ne +connaît pas la famille sainte. + +Ce que nous avons vu plus haut de l'état social et religieux des anciens +âges nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne +se propageait pas; née dans une famille, elle y restait comme enfermée; il +fallait que chaque famille se fît sa croyance, ses dieux, son culte. Mais +nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si éloignés de nous, un +grand nombre de familles où l'esprit n'eut pas la puissance de créer des +dieux, d'arrêter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et +le rhythme de la prière. Ces familles se trouvèrent naturellement dans un +état d'infériorité vis-à-vis de celles qui avaient une religion, et ne +purent pas s'unir en société avec elles; elles n'entrèrent ni dans les +curies ni dans la cité. Même dans la suite il arriva que des familles qui +avaient un culte, le perdirent, soit par négligence et oubli des rites, +soit après une de ces fautes qui interdisaient à l'homme d'approcher de +son foyer et de continuer son culte. Il a dû arriver aussi que des +clients, coupables ou mal traités, aient quitté la famille et renoncé à sa +religion; le fils qui était né d'un mariage sans rites, était réputé +bâtard, comme celui qui naissait de l'adultère, et la religion de la +famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et +mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer, +c'est-à-dire dans la plèbe. + +On trouve cette classe à côté de presque toutes les cités anciennes, mais +séparée par une ligne de démarcation. A l'origine, une ville grecque est +double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'élève +ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a été bâtie avec des rites +religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de +la colline on trouve une agglomération de maisons, qui ont été bâties sans +cérémonies religieuses, sans enceinte sacrée; c'est le domicile de la +plèbe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte. + +A Rome la différence entre les deux populations est frappante. La ville +des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant +les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l'asile, +espèce d'enclos qui est situé sur la pente du mont Capitolin et où Romulus +a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans +sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plébéiens vinrent à Rome, comme ils +étaient étrangers à la religion de la cité, on les établit sur l'Aventin, +c'est-à-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse. + +Un mot caractérise ces plébéiens: ils sont sans foyer; ils ne possèdent +pas, du moins à l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur +reprochent toujours de ne pas avoir d'ancêtres, ce qui veut dire +assurément qu'ils n'ont pas le culte des ancêtres et ne possèdent pas un +tombeau de famille où ils puissent porter le repas funèbre. Ils n'ont pas +de père, _pater_, c'est-à-dire qu'ils remonteraient en vain la série de +leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille +religieuse. Ils n'ont pas de famille, _gentem non habent_, c'est-à-dire +qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant à celle que forme et +constitue la religion, ils ne l'ont pas. + +Le mariage sacré n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les +rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer établit leur est +interdite. Aussi le patricien qui ne connaît pas d'autre union régulière +que celle qui lie l'époux à l'épouse en présence de la divinité +domestique, peut-il dire en parlant des plébéiens: _Connubia promiscua +habent more ferarum._ + +Pas de famille pour eux, pas d'autorité paternelle. Ils peuvent avoir sur +leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorité sainte +dont la religion revêt le père, ils ne l'ont pas. + +Pour eux le droit de propriété n'existe pas. Car toute propriété doit être +établie et consacrée par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes, +c'est-à-dire par tous les éléments du culte domestique. Si le plébéien +possède une terre, cette terre n'a pas le caractère sacré; elle est +profane et ne connaît pas le bornage. Mais peut-il même posséder une terre +dans les premiers temps? On sait qu'à Rome nul ne peut exercer le droit de +propriété s'il n'est citoyen, or le plébéien, dans le premier âge de Rome, +n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut être propriétaire +que parle droit des Quirites; or le plébéien n'est pas compté d'abord +parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'_ager romanus_ a été partagé +entre les tribus, les curies et les _gentes_; or le plébéien, qui +n'appartient à aucun de ces groupes, n'est certainement pas entré dans le +partage. Ces plébéiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait +que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire +sienne. On sait qu'ils habitèrent longtemps l'Aventin et y bâtirent des +maisons; mais ce ne fut qu'après trois siècles et beaucoup de luttes +qu'ils obtinrent enfin la propriété de ce terrain. + +Pour les plébéiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est +l'arrêt de la religion, et la procédure est un ensemble de rites. Le +client a le bénéfice du droit de la cité par l'intermédiaire du patron; +pour le plébéien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit +formellement que le sixième roi de Rome fit le premier quelques lois pour +la plèbe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps. +[4] Il paraît même que ces lois furent ensuite retirées à la plèbe, ou +que, n'étant pas fondées sur la religion, les patriciens refusèrent d'en +tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on créa des +tribuns, il fallut faire une loi spéciale pour protéger leur vie et leur +liberté, et que cette loi était conçue ainsi: « Que nul ne s'avise de +frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un homme de la plèbe. » [5] +Il semble donc que l'on eût le droit de frapper ou de tuer un plébéien, ou +du moins ce méfait commis envers un homme qui était hors la loi, n'était +pas puni. + +Pour les plébéiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas +d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut être magistrat. Il n'y a d'autre +assemblée à Rome, durant deux siècles, que celle des curies; or les curies +ne comprennent pas les plébéiens. La plèbe n'entre même pas dans la +composition de l'armée, tant que celle-ci est distribuée par curies. + +Mais ce qui sépare le plus manifestement le plébéien du patricien, c'est +que le plébéien n'a pas la religion de la cité. Il est impossible qu'il +soit revêtu d'un sacerdoce. On peut même croire que la prière, dans les +premiers siècles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui +être révélés. C'est comme dans l'Inde où « le coudra doit ignorer toujours +les formules sacrées ». Il est étranger, et par conséquent sa seule +présence souille le sacrifice. Il est repoussé des dieux. Il y a entre le +patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux +hommes. La plèbe est une population méprisée et abjecte, hors de la +religion, hors de la loi, hors de la société, hors de la famille. Le +patricien ne peut comparer cette existence qu'à celle de la bête, _more +ferarum_. Le contact du plébéien est impur. Les décemvirs, dans leurs dix +premières tables, avaient oublié d'interdire le mariage entre les deux +ordres; c'est que ces premiers décemvirs étaient tous patriciens et qu'il +ne vint à l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fût possible. + +On voit combien de classes, dans l'âge primitif des cités, étaient +superposées l'une à l'autre. En tête était l'aristocratie des chefs de +famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait _patres_, que les +clients appelaient _reges_, que l'Odyssée nomme [Grec: basileis] ou [Grec: +anachtes]. Au-dessous étaient les branches cadettes des familles; au- +dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plèbe. + +C'est de la religion que cette distinction des classes était venue. Car au +temps où les ancêtres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient +encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: « L'aîné fera +la prière. » De là était venue la prééminence de l'aîné en toutes choses; +la branche aînée dans chaque famille avait été la branche sacerdotale et +maîtresse. La religion comptait néanmoins pour beaucoup les branches +cadettes, qui étaient comme une réserve pour remplacer un jour la branche +aînée éteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose +le client, même l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux. +Mais le plébéien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait +absolument pour rien. Les rangs avaient été ainsi fixés. + +Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et établit, n'est +immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'était +cette inégalité trop grande. Beaucoup d'hommes avaient intérêt à détruire +une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait. + + +NOTES + +[1] Tite-Live, II, 64; II, 56. + +[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27. + +[3] Tite-Live, XXIX, 27: _Ut ea mihi populo plebique romanae bene +verruncent._ -- Cicéron, _pro Murena_, I: _Ut ea res mihi magistratuique +meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat_. -- Macrobe +(_Saturn._, I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait: +_Praetor qui jus populo plebique dabit_. -- Que les écrivains anciens +n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le +_populus_ et la _plebs_, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on +songe que cette distinction n'existait plus au temps où ils écrivaient. A +l'époque de Cicéron, il y avait plusieurs siècles que la _plebs_ faisait +légalement partie du _populus_. Mais les vieilles formules, que citent +Tite-Live, Cicéron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps où +les deux populations ne se confondaient pas encore. + +[4] Denys, IV, 43. + +[5] Denys, VI, 89. + + + + +CHAPITRE III. + +PREMIÈRE RÉVOLUTION. + + +_1° L'autorité politique est enlevée aux rois._ + +Nous avons dit qu'à l'origine le roi avait été le chef religieux de la +cité, le grand prêtre du foyer public, et qu'à cette autorité sacerdotale +il avait joint l'autorité politique, parce qu'il avait paru naturel que +l'homme qui représentait la religion de la cité fût en même temps le +président de l'assemblée, le juge, le chef de l'armée. En vertu de ce +principe il était arrivé que tout ce qu'il y avait de puissance dans +l'État avait été réuni dans les mains du roi. + +Mais les chefs des familles, les _patres_, et au-dessus d'eux les chefs +des phratries et des tribus formaient à côté de ce roi une aristocratie +très-forte. Le roi n'était pas seul roi; chaque _pater_ l'était comme lui +dans sa _gens_; c'était même à Rome un antique usage d'appeler chacun de +ces puissants patrons du nom de roi; à Athènes, chaque phratrie et chaque +tribu avait son chef, et à côté du roi de la cité il y avait les rois des +tribus, [Grec: phylobasileis]. C'était une hiérarchie de chefs ayant tous, +dans un domaine plus ou moins étendu, les mêmes attributions et la même +inviolabilité. Le roi de la cité n'exerçait pas son pouvoir sur la +population entière; l'intérieur des familles et toute la clientèle +échappaient à son action. Comme le roi féodal, qui n'avait pour sujets que +quelques puissants vassaux, ce roi de la cité ancienne ne commandait +qu'aux chefs des tribus et des _gentes_, dont chacun individuellement +pouvait être aussi puissant que lui, et qui réunis l'étaient beaucoup +plus. On peut bien croire qu'il ne lui était pas facile de se faire obéir. +Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il était le +chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de +soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les +gouvernés ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas +d'accord sur la mesure d'obéissance qui était due. Les rois voulaient être +puissants et les _pères_ ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte +s'engagea donc, dans toutes les cités, entre l'aristocratie et les rois. + +Partout l'issue de la lutte fut la même; la royauté fut vaincue. Mais il +ne faut pas perdre de vue que cette royauté primitive était sacrée. Le roi +était l'homme qui disait la prière, qui faisait le sacrifice, qui avait +enfin par droit héréditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la +protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer à se passer de roi; il +en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cité. +Aussi voyons-nous dans toutes les cités dont l'histoire nous est connue, +que l'on ne toucha pas d'abord à l'autorité sacerdotale du roi et que l'on +se contenta de lui ôter l'autorité politique. Celle-ci n'était qu'une +sorte d'appendice que les rois avaient ajouté à leur sacerdoce; elle +n'était pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi +sans que la religion fût mise en péril. + +La royauté fut donc conservée; mais, dépouillée de sa puissance, elle ne +fut plus qu'un sacerdoce. « Dans les temps très-anciens, dit Aristote, les +rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite +les uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, aux autres il fut enlevé de +force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. » +Plutarque dit la même chose: « Comme les rois se montraient orgueilleux et +durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevèrent le pouvoir +et ne leur laissèrent que le soin de la religion. » [1] Hérodote parle de +la ville de Cyrène et dit: « On laissa à Battos, descendant des rois, le +soin du culte et la possession des terres sacrées et on lui retira toute +la puissance dont ses pères avaient joui. » + +Cette royauté ainsi réduite aux fonctions sacerdotales continua, la +plupart du temps, à être héréditaire dans la famille sacrée qui avait +jadis posé le foyer et commencé le culte national. Au temps de l'empire +romain, c'est-à-dire sept ou huit siècles après cette révolution, il y +avait encore à Éphèse, à Marseille, à Thespies, des familles qui +conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royauté et avaient +encore la présidence des cérémonies religieuses. [2] + +Dans les autres villes les familles sacrées s'étaient éteintes, et la +royauté était devenue élective et ordinairement annuelle. + + +_2° Histoire de cette révolution à Sparte._ + +Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la révolution dont nous parlons +ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cités. + +Il paraît que les premiers rois doriens régnèrent en maîtres absolus. Mais +dès la troisième génération la querelle s'engagea entre les rois et +l'aristocratie. Il y eut pendant deux siècles une série de luttes qui +firent de Sparte une des cités les plus agitées de la Grèce; on sait qu'un +de ces rois, le père de Lycurgue, périt frappé dans une guerre civile. [3] + +Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien +commence par ces mots: « On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet à +controverse. » Il paraît du moins certain que Lycurgue parut au milieu des +discordes, « dans un temps où le gouvernement flottait dans une agitation +perpétuelle ». Ce qui ressort le plus clairement de tous les +renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa réforme porta +à la royauté un coup dont elle ne se releva jamais. « Sous Charilaos, dit +Aristote, la monarchie fit place à une aristocratie. » [4] Or ce Charilaos +était roi lorsque Lycurgue fit sa réforme. On sait d'ailleurs par +Plutarque que Lycurgue ne fut chargé des fonctions de législateur qu'au +milieu d'une émeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un +asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maître de supprimer la +royauté; il s'en garda bien, jugeant la royauté nécessaire et la famille +régnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent désormais +soumis au Sénat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent +plus que les présidents de cette assemblée et les exécuteurs de ses +décisions. Un siècle après, la royauté fut encore affaiblie et ce pouvoir +exécutif lui fut ôté; on le confia à des magistrats annuels qui furent +appelés éphores. + +Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux éphores, de +celles qu'on laissa aux rois. Les éphores rendaient la justice en matière +civile, tandis que le Sénat jugeait les affaires criminelles. Les éphores, +sur l'avis du Sénat, déclaraient la guerre ou réglaient les clauses des +traités de paix. En temps de guerre, deux éphores accompagnaient le roi, +le surveillaient; c'étaient eux qui fixaient le plan de campagne et +commandaient toutes les opérations. [5] Que restait-il donc aux rois, si +on leur ôtait la justice, les relations extérieures, les opérations +militaires? Il leur restait le sacerdoce. Hérodote décrit leurs +prérogatives: « Si la cité fait un sacrifice, ils ont la première place au +repas sacré; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils +font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur +appartient. On leur donne à chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils +immolent à Apollon. » [6] « Les rois, dit Xénophon, accomplissent les +sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. » S'ils ne +jugent ni en matière civile ni en matière criminelle, on leur réserve du +moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En +cas de guerre, un des deux rois marche toujours à la tête des troupes, +faisant chaque jour les sacrifices et consultant les présages. En présence +de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables, +il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entouré de devins +qui lui indiquent la volonté des dieux, et de joueurs de flûte qui font +entendre les hymnes sacrés. Les Spartiates disent que c'est le roi qui +commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices; +mais ce sont les éphores et les polémarques qui règlent tous les +mouvements de l'armée. [7] + +Il est donc vrai de dire que la royauté de Sparte n'est qu'un sacerdoce +héréditaire. La même révolution qui a supprimé la puissance politique du +roi dans toutes les cités, l'a supprimée aussi à Sparte. La puissance +appartient réellement au Sénat qui dirige et aux éphores qui exécutent. +Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obéissent aux +éphores. Aussi Hérodote peut-il dire que Sparte ne connaît pas le régime +monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une +aristocratie. [8] + + +_3° Même révolution à Athènes._ + +On a vu plus haut quel avait été l'état primitif de la population de +l'Attique. Un certain nombre de familles, indépendantes et sans lien entre +elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite société +que gouvernait un chef héréditaire. Puis ces familles se groupèrent et de +leur association naquit la cité athénienne. On attribuait à Thésée d'avoir +achevé la grande oeuvre de l'unité de l'Attique. Mais les traditions +ajoutaient et nous croyons sans peine que Thésée avait dû briser beaucoup +de résistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle +des clients, des pauvres, qui étaient répartis dans les bourgades et les +[Grec: genae]. Ces hommes se réjouirent plutôt d'un changement qui donnait +un chef à leurs chefs et assurait à eux-mêmes un recours et une +protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des +familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les +[Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit héréditaire +l'autorité suprême dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils +défendirent de leur mieux leur indépendance; perdue, ils la regrettèrent. + +Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorité. +Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec: +genos]. Thésée ne put pas détruire une autorité que la religion avait +établie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les +traditions qui sont relatives à cette époque, on voit que ces puissants +eupatrides ne consentirent à s'associer pour former une cité qu'en +stipulant que le gouvernement serait réellement fédératif et que chacun +d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi suprême; mais dès que les +intérêts communs étaient en jeu, l'assemblée des chefs devait être +convoquée et rien d'important ne pouvait être fait qu'avec l'assentiment +de cette sorte de sénat. + +Ces traditions, dans le langage des générations suivantes, s'exprimaient à +peu près ainsi: Thésée a changé le gouvernement d'Athènes et de +monarchique il l'a rendu républicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate, +Démosthènes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongère il y a un fonds +vrai. Thésée a bien, comme dit la tradition, « remis l'autorité souveraine +entre les mains du peuple ». Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que +la tradition a conservé, n'avait pas au temps de Thésée une application +aussi étendue que celle qu'il a eue au temps de Démosthènes. Ce peuple ou +corps politique n'était certainement alors que l'aristocratie, c'est-à- +dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae]. + +Thésée, en instituant cette assemblée, n'était pas volontairement +novateur. La formation de la grande unité athénienne changeait, malgré +lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont +l'autorité restait intacte dans les familles, étaient réunis en une même +cité, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait +avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cécrops devint roi de toute +l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait été roi +absolu, il ne fut plus que le chef d'un État fédératif, c'est-à-dire le +premier entre des égaux. + +Un conflit ne pouvait guère tarder à éclater entre cette aristocratie et +la royauté. « Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que +chacun d'eux avait exercée jusque-là dans son bourg. » Il paraît que ces +guerriers prêtres mirent la religion en avant et prétendirent que +l'autorité des cultes locaux était amoindrie. S'il est vrai, comme le dit +Thucydide, que Thésée essaya de détruire les prytanées des bourgs, il +n'est pas étonnant que le sentiment religieux se soit soulevé contre lui. +On ne peut pas dire combien de luttes il eut à soutenir, combien de +soulèvements il dut réprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est +certain, c'est qu'il fut à la fin vaincu, qu'il fut chassé d'Athènes et +qu'il mourut en exil. + +Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimèrent pas la royauté, +mais ils firent un roi de leur choix, Ménesthée. Après lui la famille de +Thésée ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois générations. Puis +elle fut remplacée par une autre famille, celle des Mélanthides. Toute +cette époque a dû être très troublée; mais le souvenir des guerres civiles +ne nous a pas été nettement conservé. + +La mort de Codrus coïncide avec la victoire définitive des eupatrides. Ils +ne supprimèrent pas encore la royauté; car leur religion le leur +défendait; mais ils lui ôtèrent sa puissance politique. Le voyageur +Pausanias qui était fort postérieur à ces événements, mais qui consultait +avec soin les traditions, dit que la royauté perdit alors une grande +partie de ses attributions et « devint dépendante »; ce qui signifie sans +doute qu'elle fut dès lors subordonnée au Sénat des eupatrides. Les +historiens modernes appellent cette période de l'histoire d'Athènes +l'archontat, et ils ne manquent guère de dire que la royauté fut alors +abolie. Cela n'est pas entièrement vrai. Les descendants de Codrus se +succédèrent de père en fils pendant treize générations. Ils avaient le +titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi +celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres étaient +exactement synonymes. Athènes, pendant cette longue période, avait donc +encore des rois héréditaires; mais elle leur avait enlevé leur puissance +et ne leur avait laissé que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on +avait fait à Sparte. + +Au bout de trois siècles, les eupatrides trouvèrent cette royauté +religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent. +On décida que le même homme ne serait plus revêtu de cette haute dignité +sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que +l'ancienne famille royale était seule apte à remplir les fonctions +d'archonte. [10] + +Quarante ans environ se passèrent ainsi. Mais un jour la famille royale se +souilla d'un crime. On allégua qu'elle ne pouvait plus remplir les +fonctions sacerdotales; [11] on décida qu'à l'avenir les archontes +seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignité serait accessible à +tous les eupatrides. Quarante ans encore après, pour affaiblir cette +royauté ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et +en même temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-là +l'archonte était en même temps roi; désormais ces deux titres furent +séparés. Un magistrat nommé archonte et un autre magistrat nommé roi se +partagèrent les attributions de l'ancienne royauté religieuse. La charge +de veiller à la perpétuité des familles, d'autoriser ou d'interdire +l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matière de propriété +immobilière, toutes choses où la religion se trouvait intéressée, fut +dévolue à l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et +celle de juger en matière d'impiété furent réservées au roi. Ainsi le +titre de roi, titre sacré qui était nécessaire à la religion, se perpétua +dans la cité avec les sacrifices et le culte national. Le roi et +l'archonte joints au polémarque et aux six thesmothètes, qui existaient +peut-être depuis longtemps, complétèrent le nombre de neuf magistrats +annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du +premier d'entre eux. + +La révolution qui enleva à la royauté sa puissance politique, s'opéra sous +des formes diverses, dans toutes les cités. A Argos, dès la seconde +génération des rois doriens, la royauté fut affaiblie au point « qu'on ne +laissa aux descendants de Téménos que le nom de roi sans aucune puissance +»; d'ailleurs cette royauté resta héréditaire pendant plusieurs siècles. +[12] A Cyrène les descendants de Battos réunirent d'abord dans leurs mains +le sacerdoce et la puissance; mais à partir de la quatrième génération on +ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royauté s'était +d'abord transmise héréditairement dans la famille des Bacchides; la +révolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir +de cette famille, dont les membres la possédèrent à tour de rôle pendant +un siècle. + + +_4° Même révolution à Rome._ + +La royauté fut d'abord à Rome ce qu'elle était en Grèce. Le roi était le +grand prêtre de la cité; il était en même temps le juge suprême; en temps +de guerre, il commandait les citoyens armés. A côté de lui étaient les +chefs de famille, _patres_, qui formaient un Sénat. Il n'y avait qu'un +roi, parce que la religion prescrivait l'unité dans le sacerdoce et +l'unité dans le gouvernement. Mais il était entendu que ce roi devait sur +toute affaire importante consulter les chefs des familles confédérées. +[14] Les historiens mentionnent, dès cette époque, une assemblée du +peuple. Mais il faut se demander quel pouvait être alors le sens du mot +peuple (_populus_), c'est-à-dire quel était le corps politique au temps +des premiers rois. Tous les témoignages s'accordent à montrer que ce +peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies étaient la réunion +des _gentes_; chaque _gens_ s'y rendait en corps et n'avait qu'un +suffrage. Les clients étaient là, rangés autour du _pater_, consultés +peut-être, donnant peut-être leur avis, contribuant à composer le vote +unique que la _gens_ prononçait, mais ne pouvant pas être d'une autre +opinion que le _pater_. Cette assemblée des curies n'était donc pas autre +chose que la cité patricienne réunie en face du roi. + +On voit par là que Rome se trouvait dans les mêmes conditions que les +autres cités. Le roi était en présence d'un corps aristocratique très +fortement constitué et qui puisait sa force dans la religion. Les mêmes +conflits que nous avons vus en Grèce se retrouvent donc à Rome. + +L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le +premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorité du Sénat. +Il se fait aimer des classes inférieures; mais les _Pères_ lui sont +hostiles. Il périt assassiné dans une réunion du Sénat. + +L'aristocratie songe aussitôt à abolir la royauté, et les _Pères_ exercent +à tour de rôle les fonctions de roi. Il est vrai que les classes +inférieures s'agitent; elles ne veulent pas être gouvernées par les chefs +des _gentes_; elles exigent le rétablissement de la royauté. [15] Mais les +patriciens se consolent en décidant qu'elle sera désormais élective et ils +fixent avec une merveilleuse habileté les formes de l'élection: le Sénat +devra choisir le candidat; l'assemblée patricienne des curies confirmera +ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel élu plaît aux +dieux. + +Numa fut élu d'après ces règles. Il se montra fort religieux, plus prêtre +que guerrier, très scrupuleux observateur de tous les rites du culte et, +par conséquent, fort attaché à la constitution religieuse des familles et +de la cité. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut +paisiblement dans son lit. + +Il semble que sous Numa la royauté ait été réduite aux fonctions +sacerdotales, comme il était arrivé dans les cités grecques. Il est au +moins certain que l'autorité religieuse du roi était tout à fait distincte +de son autorité politique et que l'une n'entraînait pas nécessairement +l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double élection. En +vertu de la première, le roi n'était qu'un chef religieux; si à cette +dignité il voulait joindre la puissance politique, _imperium_, il avait +besoin que la cité la lui conférât par un décret spécial. Ce point ressort +clairement de ce que Cicéron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le +sacerdoce et la puissance étaient distincts; ils pouvaient être placés +dans les mêmes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double +élection. + +Le troisième roi les réunit certainement en sa personne. Il eut le +sacerdoce et le commandement; il fut même plus guerrier que prêtre; il +dédaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de +l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'étrangers, en +dépit du principe religieux qui les exclut; il ose même habiter au milieu +d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer à des plébéiens +quelques terres dont le revenu avait été affecté jusque-là aux frais des +sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir négligé les rites, et même, +chose plus grave, de les avoir modifiés et altérés. Aussi meurt-il comme +Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils +avec lui. + +Ce coup rend l'autorité au Sénat, qui nomme un roi de son choix. Ancus +observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et +passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit. + +Le cinquième roi est Tarquin, qui a obtenu la royauté malgré le Sénat et +par l'appui des classes inférieures. Il est peu religieux, fort incrédule; +il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des +augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il crée des patriciens; +il altère autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cité. +Tarquin est assassiné. + +Le sixième roi s'est emparé de la royauté par surprise; il semble même que +le Sénat ne l'ait jamais reconnu comme roi légitime. Il flatte les classes +inférieures, leur distribue des terres, méconnaissant le principe du droit +de propriété; il leur donne même des droits politiques. Servius est égorgé +sur les marches du Sénat. + +La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractère d'une +lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la +plèbe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organisé ils +opposaient les classes inférieures si nombreuses à Rome. L'aristocratie se +trouva alors dans un double danger, dont le pire n'était pas d'avoir à +plier devant la royauté. Elle voyait se lever derrière elle les classes +qu'elle méprisait. Elle voyait se dresser la plèbe, la classe sans +religion et sans foyer. Elle se voyait peut-être attaquée par ses clients, +dans l'intérieur même de la famille, dont la constitution, le droit, la +religion se trouvaient discutés et mis en péril. Les rois étaient donc +pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient à +bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cité. + +A Servius succède le second Tarquin; il trompe l'espoir des sénateurs qui +l'ont élu; il veut être maître, _de rege dominus exstitit_. Il fait autant +de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes têtes; il règne sans +consulter les Pères, fait la guerre et la paix sans leur demander leur +approbation. Le patriciat semble décidément vaincu. + +Enfin une occasion se présente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement +lui, mais l'armée, c'est-à-dire ce qui le soutient. La ville est +momentanément entre les mains du patriciat. Le préfet de la ville, c'est- +à-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien, +Lucrétius. Le chef de la cavalerie, c'est-à-dire celui qui a l'autorité +militaire après le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes +préparent l'insurrection. Ils ont pour associés d'autres patriciens, un +Valérius, un Tarquin Collatin. Le lieu de réunion n'est pas Rome, c'est la +petite ville de Collatie, qui appartient en propre à l'un des conjurés. +Là, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette +femme s'est tuée elle-même, se punissant du crime d'un fils du roi. Le +peuple de Collatie se soulève; on se porte à Rome; on y renouvelle la même +scène. Les esprits sont troublés, les partisans du roi déconcertés; et +d'ailleurs, dans ce moment même, le pouvoir légal dans Rome appartient à +Junius et à Lucrétius. + +Les conjurés se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Sénat. Le +Sénat prononce que Tarquin est déchu et la royauté abolie. Mais le décret +du Sénat doit être confirmé par la cité. Lucrétius, à titre de préfet de +la ville, a le droit de convoquer l'assemblée. Les curies se réunissent; +elles pensent comme les conjurés; elles prononcent la déposition de +Tarquin et la création de deux consuls. + +Ce point principal décidé, on laisse le soin de nommer les consuls à +l'assemblée par centuries. Mais cette assemblée où quelques plébéiens +votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait +dans le Sénat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblée +romaine est présidée par un magistrat qui désigne l'objet du vote, et nul +ne peut mettre en délibération un autre objet. Il y a plus: nul autre que +le président, à cette époque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi? +les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une +élection? le président présente des candidats, et nul ne peut voter que +pour les candidats présentés. Dans le cas actuel, le président désigné par +le Sénat est Lucrétius, l'un des conjurés. Il indique comme unique sujet +de vote l'élection de deux consuls. Il présente deux noms aux suffrages +des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont +nécessairement élus. Puis le Sénat ratifie l'élection, et enfin les +augures la confirment au nom des dieux. + +Cette révolution ne plut pas à tout le monde dans Rome. Beaucoup de +plébéiens rejoignirent le roi et s'attachèrent à sa fortune. En revanche, +un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une _gens_ nombreuse, +le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme à ses +vues qu'il vint s'établir à Rome. + +Du reste, la royauté politique fut seule supprimée; la royauté religieuse +était sainte et devait durer. Aussi se hâta-t-on de nommer un roi, mais +qui ne fut roi que pour les sacrifices, _rex sacrorum_. On prit toutes les +précautions imaginables pour que ce roi-prêtre n'abusât jamais du grand +prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorité. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, III, 9, 8. Plutarque, _Quest. rom._, 63. + +[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29. + +[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, _Lycurgue_, 2. + +[4] Aristote, _Politique_, VIII, 10, 3 (V, 10). Héraclide de Pont, dans +les _Fragments des historiens grecs_, coll. Didot, t. II, p. 11. +Plutarque, _Lycurgue_, 4. + +[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14 +(13); _Helléniques_, VI, 4. Plutarque, _Agésilas_, 10, 17, 23, 28; +_Lysandre_, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des +opérations militaires qu'il fallu une décision toute spéciale du Sénat +pour confier le commandement de l'armée à Agésilas, lequel réunit ainsi, +par exception, les attributions de roi et celles de général: Plutarque, +_Agésilas_, 6; _Lysandre_, 23. Il en avait été de même autrefois pour le +roi Pausanias: Thucydide, I, 128. + +[6] Hérodote, VI, 56, 57. + +[7] Xénophon, _Gouv. de Lacédémone_. + +[8] Hérodote, V, 92. Aristote, _Politique_, VIII, 10 (V,10). + +[9] Voy. Les _Marbres de Paros_ et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2, +1; Platon, _Ménéxène_, p. 238c; Élien, _H. V._, V, 13 + +[10] Pausanias, IV, 8. + +[11] Héraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, _Fragm._, 51. + +[12] Pausanias, II, 19. + +[13] Hérodote, IV, 161. Diodore, VIII. + +[14] Cicéron, _De Republ._, II, 8. + +[15] Tite-Live, I. Cicéron, _De Republ._, II. + +[16] La famille Junia était patricienne. Denys, IV, 68. + + + + +CHAPITRE IV. + +L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITÉS. + + +La même révolution, sous des formes légèrement variées, s'était accomplie +à Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin dont l'histoire +nous est connue. Partout elle avait été l'oeuvre de l'aristocratie, +partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique en laissant +subsister la royauté religieuse. A partir de cette époque et pendant une +période dont la durée fut fort inégale pour les différentes villes, le +gouvernement de la cité appartint à l'aristocratie. + +Cette aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la +fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des +familles. La source d'où elle dérivait, c'étaient ces mêmes règles que +nous avons observées plus haut dans le culte domestique et dans le droit +privé, c'est-à-dire la loi d'hérédité du foyer, le privilège de l'aîné, le +droit de dire la prière attaché à la naissance. La religion héréditaire +était le titre de cette aristocratie à la domination absolue. Elle lui +donnait des droits qui paraissaient sacrés. D'après les vieilles +croyances, celui-là seul pouvait être propriétaire du sol, qui avait un +culte domestique; celui-là seul était membre de la cité, qui avait en lui +le caractère religieux qui faisait le citoyen; celui-là seul pouvait être +prêtre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-là seul pouvait +être magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui +n'avait pas de culte héréditaire devait être le client d'un autre homme, +ou s'il ne s'y résignait pas, il devait rester en dehors de toute société. +Pendant de longues générations, il ne vint pas à l'esprit des hommes que +cette inégalité fût injuste. On n'eut pas la pensée de constituer la +société humaine d'après d'autres règles. + +A Athènes, depuis la mort de Codrus jusqu'à Solon, toute autorité fut aux +mains des eupatrides. Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls +ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'étaient pas +écrites et dont ils se transmettaient de père en fils les formules +sacrées. + +Ces familles gardaient autant qu'il leur était possible les anciennes +formes du régime patriarcal. Elles ne vivaient pas réunies dans la ville. +Elles continuaient à vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune +sur son vaste domaine, entourée de ses nombreux serviteurs, gouvernée par +son chef eupatride et pratiquant dans une indépendance absolue son culte +héréditaire. [1] La cité athénienne ne fut pendant quatre siècles que la +confédération de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient à +certains jours pour la célébration du culte central ou pour la poursuite +des intérêts communs. + +On a souvent remarqué combien l'histoire est muette sur cette longue +période de l'existence d'Athènes et en général de l'existence des cités +grecques. On s'est étonné qu'ayant gardé le souvenir de beaucoup +d'événements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistré presque +aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il +se produisit alors très-peu d'actes qui eussent un intérêt général. Le +retour au régime patriarcal avait suspendu presque partout la vie +nationale. Les hommes vivaient séparés et avaient peu d'intérêts communs. +L'horizon de chacun était le petit groupe et la petite bourgade où il +vivait à titre d'eupatride ou à titre de serviteur. + +A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine, +entourée de ses clients. On venait à la ville pour les fêtes du culte +public ou pour les assemblées. Pendant les années qui suivirent +l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre +que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la +cité; c'était dans la caste sacrée qu'il fallait choisir exclusivement les +vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls +patriciens pouvaient être consuls; seuls ils composaient le Sénat. Si l'on +ne supprima pas l'assemblée par centuries, où les plébéiens avaient accès, +on regarda du moins l'assemblée par curies comme la seule qui fût légitime +et sainte. Les centuries avaient en apparence l'élection des consuls; mais +nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les +patriciens leur présentaient, et d'ailleurs leurs décisions étaient +soumises à la triple ratification du Sénat, des curies et des augures. Les +seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la +loi. + +Ce régime politique n'a duré à Rome qu'un petit nombre d'années. En Grèce, +au contraire, il y eut un long âge où l'aristocratie fut maîtresse. +L'Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social, dans la +partie occidentale de la Grèce. Nous y voyons, en effet, un régime +patriarcal fort analogue à celui que nous avons remarqué dans l'Attique. +Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux +serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple; +une même table réunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appelés +d'un nom qui devint dans d'autres sociétés un titre pompeux, [Grec: +anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Athéniens de l'époque primitive +appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de +Rome gardèrent l'usage d'appeler _rex_ le chef de la _gens_. Ces chefs de +famille ont un caractère sacré; le poëte les appelle les rois divins. +Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces +rois. Parmi eux il y a, à la vérité, un roi suprême; mais il n'a guère +d'importance et ne paraît pas avoir d'autre prérogative que celle de +présider le conseil des chefs. Il semble même à certains signes qu'il soit +soumis à l'élection, et l'on voit bien que Télémaque ne sera le chef +suprême de l'île qu'autant que les autres chefs, ses égaux, voudront bien +l'élire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne paraît pas avoir d'autres +sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tué +quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et +soutiennent une lutte que le poëte ne songe pas à trouver blâmable. Chez +les Phéaciens, Alcinoos a l'autorité suprême; mais nous le voyons se +rendre dans la réunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas +lui qui a convoqué le conseil, mais que c'est le conseil qui a mandé le +roi. Le poëte décrit une assemblée de la cité phéacienne; il s'en faut de +beaucoup que ce soit une réunion de la multitude; les chefs seuls, +individuellement convoqués par un héraut, comme à Rome pour les _comitia +calata_, se sont réunis; ils sont assis sur des sièges de pierre; le roi +prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de +sceptres. + +Dans la ville d'Hésiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe +d'hommes que le poëte appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui +rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de +chefs chez les Cadméens; à Thèbes, il vante la race sacrée des Spartes, à +laquelle Épaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guère +lire Pindare sans être frappé de l'esprit aristocratique qui règne encore +dans la société grecque au temps des guerres médiques; et l'on devine par +là combien cette aristocratie fut puissante un siècle ou deux plus tôt. +Car ce que le poëte vante le plus dans ses héros, c'est leur famille, et +nous devons supposer que cette sorte d'éloge avait alors un grand prix et +que la naissance semblait encore le bien suprême. Pindare nous montre les +grandes familles qui brillaient alors dans chaque cité; dans la seule cité +d'Égine il nomme les Midylides, les Théandrides, les Euxénides, les +Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille +sacerdotale des Jamides, à Agrigente celle des Emménides, et ainsi dans +toutes les villes dont il a occasion de parler. + +A Épidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui +avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres; +tout le reste « était en dehors de la cité ». [2] Les vrais citoyens +étaient moins nombreux encore à Héraclée, où les cadets des grandes +familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de +même à Cnide, à Istros, à Marseille. A Théra, tout le pouvoir était aux +mains de quelques familles qui étaient réputées sacrées. Il en était ainsi +à Apollonie. [4] A Érythres il existait une classe aristocratique que l'on +nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubée la classe maîtresse +s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer à ce sujet que chez les +anciens, comme au moyen âge, c'était un privilège de combattre à cheval. + +La monarchie n'existait déjà plus à Corinthe lorsqu'une colonie en partit +pour fonder Syracuse. Aussi la cité nouvelle ne connut-elle pas la royauté +et fut-elle gouvernée tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette +classe les Géomores, c'est-à-dire les propriétaires. Elle se composait des +familles qui, le jour de la fondation, s'étaient distribué avec tous les +rites ordinaires les parts sacrées du territoire. Cette aristocratie resta +pendant plusieurs générations maîtresse absolue du gouvernement, et elle +conserva son titre de _propriétaires_, ce qui semble indiquer que les +classes inférieures n'avaient pas le droit de propriété sur le sol. Une +aristocratie semblable fut longtemps maîtresse à Milet et à Samos. [6] + + +NOTES + +[1] Thucydide, II, 15-16. + +[2] Plutarque, _Quest. gr._, 1. + +[3] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2. + +[4] Aristote, _Politique_, III, 9, 8; VI, 3, 8. + +[5] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 10. + +[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Hérodote, VII, 155. + + + + +CHAPITRE V. + +DEUXIÈME RÉVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE +DROIT D'AÎNESSE DISPARAÎT; LA GENS SE DÉMEMBRE. + + +La révolution qui avait renversé la royauté, avait modifié la forme +extérieure du gouvernement plutôt qu'elle n'avait changé la constitution +de la société. Elle n'avait pas été l'oeuvre des classes inférieures, qui +avaient intérêt à détruire les vieilles institutions, mais de +l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas été faite +pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la +conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'élever les basses +classes et d'affaiblir les _gentes_, et c'était pour cela qu'on avait +renversé les rois. L'aristocratie n'avait opéré une révolution politique +que pour empêcher une révolution sociale. Elle avait pris en mains le +pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour défendre contre des +attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte +domestique, son autorité paternelle, le régime de la _gens_ et enfin le +droit privé que la religion primitive avait établi. + +Ce grand et général effort de l'aristocratie répondait donc à un danger. +Or il paraît qu'en dépit de ses efforts et de sa victoire même, le danger +subsista. Les vieilles institutions commençaient à chanceler et de graves +changements allaient s'introduire dans la constitution intime des +familles. + +Le vieux régime de la _gens_, fondé par la religion domestique, n'avait +pas été détruit le jour où les hommes étaient passés au régime de la cité. +On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immédiatement, les +chefs tenant à conserver leur autorité, les inférieurs n'ayant pas tout de +suite la pensée de s'affranchir. On avait donc concilié le régime de la +_gens_ avec celui de la cité. Mais c'étaient, au fond, deux régimes +opposés, que l'on ne devait pas espérer d'allier pour toujours et qui +devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et +nombreuse, était trop forte et trop indépendante pour que le pouvoir +social n'éprouvât pas la tentation et même le besoin de l'affaiblir. Ou la +cité ne devait pas durer, ou elle devait à la longue briser la famille. + +L'ancienne _gens_ avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine +indivisible, se conçoit bien tant que dure l'état d'isolement et qu'il +n'existe pas d'autre société qu'elle. Mais dès que les hommes sont réunis +en cité, le pouvoir de l'ancien chef est forcément amoindri; car en même +temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communauté; comme +tel, des intérêts généraux l'obligent à des sacrifices, et des lois +générales lui commandent l'obéissance. A ses propres yeux et surtout aux +yeux de ses inférieurs, sa dignité est diminuée. Puis, dans cette +communauté, si aristocratiquement qu'elle soit constituée, les inférieurs +comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'à cause de leur +nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux +comices entourée d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorité +dans les délibérations communes que la famille peu nombreuse et qui compte +peu de bras et peu de soldats. Or ces inférieurs ne tardent guère à sentir +l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierté et +le désir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez à cela les rivalités +des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement à +s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de +la cité, que pour les obtenir ils cherchent à se rendre populaires, et que +pour les gérer ils négligent ou oublient leur petite souveraineté locale. +Ces causes produisirent peu à peu une sorte de relâchement dans la +constitution de la _gens_; ceux qui avaient intérêt à maintenir cette +constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient intérêt à la modifier +devenaient plus hardis et plus forts. + +La force d'individualité qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit +insensiblement. Le droit d'aînesse, qui était la condition de son unité, +disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre à ce qu'aucun écrivain de +l'antiquité nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est +probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en +une année. Il s'est fait à la longue, d'abord dans une famille, puis dans +une autre, et peu à peu dans toutes. Il s'est achevé sans qu'on s'en fût +pour ainsi dire aperçu. + +On peut bien croire aussi que les hommes ne passèrent pas d'un seul bond +de l'indivisibilité du patrimoine au partage égal entre les frères. Il y +eut vraisemblablement entre ces deux régimes une transition. Les choses se +passèrent peut-être en Grèce et en Italie comme dans l'ancienne société +hindoue, où la loi religieuse, après avoir prescrit l'indivisibilité du +patrimoine, laissa le père libre d'en donner quelque portion à ses fils +cadets, puis, après avoir exigé que l'aîné eût au moins une part double, +permit que le partage fût fait également, et finit même par le +recommander. + +Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication précise. Un seul point +est certain, c'est que le droit d'aînesse a existé à une époque ancienne +et qu'ensuite il a disparu. + +Ce changement ne s'est pas accompli en même temps ni de la même manière +dans toutes les cités. Dans quelques-unes, la législation le maintint +assez longtemps. A Thèbes et à Corinthe il était encore en vigueur au +huitième siècle. A Athènes la législation de Solon marquait encore une +certaine préférence à l'égard de l'aîné. A Sparte le droit d'aînesse a +subsisté jusqu'au triomphe de la démocratie. Il y a des villes où il n'a +disparu qu'à la suite d'une insurrection. A Héraclée, à Cnide, à Istros, à +Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour détruire à la fois +l'autorité paternelle et le privilège de l'aîné. [1] A partir de ce +moment, telle cité grecque qui n'avait compté jusque-là qu'une centaine +d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'à cinq ou +six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens +et l'accès des magistratures et du Sénat leur fut ouvert. + +Il n'est pas possible de dire à quelle époque le privilège de l'aîné a +disparu à Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte +contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour +désorganiser ainsi les _gentes_. Au début de la république, nous voyons +cent nouveaux membres entrer dans le Sénat; Tite-Live croit qu'ils +sortaient de la plèbe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si +dure du patriciat ait commencé par une concession de cette nature. Ces +nouveaux sénateurs durent être tirés des familles patriciennes. Ils +n'eurent pas le même titre que les anciens membres du Sénat; on appelait +ceux-ci _patres_ (chefs de famille); ceux-là furent appelés _conscripti_ +(choisis [3]). Cette différence de dénomination ne permet-elle pas de +croire que les cent nouveaux sénateurs, qui n'étaient pas chefs de +famille, appartenaient à des branches cadettes des _gentes_ patriciennes? +On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et +énergique, n'apporta son concours à l'entreprise de Brutus et des pères +qu'à la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques. +Elle acquit ainsi, à la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la +même classe conquit par les armes à Héraclée, à Cnide et à Marseille. + +Le droit d'aînesse disparut donc partout: révolution considérable qui +commença à transformer la société. La _gens_ italienne et le _genos_ +hellénique perdirent leur unité primitive. Les différentes branches se +séparèrent; chacune d'elles eut désormais sa part de propriété, son +domicile, ses intérêts à part, son indépendance. _Singuli singulas +familias incipiunt habere_, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue +latine une vieille expression qui paraît dater de cette époque: _familiam +ducere_, disait-on de celui qui se détachait de la _gens_ et allait faire +souche à part, comme on disait _ducere coloniam_ de celui qui quittait la +métropole et allait au loin fonder une colonie. Le frère qui s'était ainsi +séparé du frère aîné, avait désormais son foyer propre, qu'il avait sans +doute allumé au foyer commun de la _gens_, comme la colonie allumait le +sien au prytanée de la métropole. La _gens_ ne conserva plus qu'une sorte +d'autorité religieuse à l'égard des différentes familles qui s'étaient +détachées d'elle. Son culte eut la suprématie sur leurs cultes. Il ne leur +fut pas permis d'oublier qu'elles étaient issues de cette _gens_; elles +continuèrent à porter son nom; à des jours fixés, elles se réunirent +autour du foyer commun, pour vénérer l'antique ancêtre ou la divinité +protectrice. Elles continuèrent même à avoir un chef religieux et il est +probable que l'aîné conserva son privilège pour le sacerdoce, qui resta +longtemps héréditaire. A cela près, elles furent indépendantes. + +Ce démembrement de la _gens_ eut de graves conséquences. L'antique famille +sacerdotale, qui avait formé un groupe si bien uni, si fortement +constitué, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette révolution +prépara et rendit plus faciles d'autres changements. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2, édit. B. Saint-Hilaire. + +[2] Il se contredit d'ailleurs: « _Ex primoribus ordinis equestris », dit- +il. Or les _primores_ de l'ordre équestre, c'est-à-dire les chevaliers des +six premières centuries, étaient des patriciens. Voy. Belot, _Hist. des +chevaliers romains_, liv. 1er, ch. 2. + +[3] Festus. V° _Conscripti, Allecti_. Plutarque, _Quest. rom._, 58. On +distingua pendant plusieurs siècles les _patres_ des _conscripti_. + + + + +CHAPITRE VI. + +LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT. + + +_1° Ce que c'était d'abord que la clientèle et comment elle s'est +transformée._ + +Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui +a très certainement modifié la constitution de la famille et de la société +elle-même. La famille antique comprenait, sous l'autorité d'un chef +unique, deux classes de rang inégal: d'une part, les branches cadettes, +c'est-à-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les +serviteurs ou clients, inférieurs par la naissance, mais rapprochés du +chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous +venons de voir la première sortir de son état d'infériorité; la seconde +aspire aussi de bonne heure à s'affranchir. Elle y réussit à la longue; la +clientèle se transforme et finit par disparaître. + +Immense changement que les écrivains anciens ne nous racontent pas. C'est +ainsi que, dans le moyen âge, les chroniqueurs ne nous disent pas comment +la population des campagnes s'est peu à peu transformée. Il y a eu dans +l'existence des sociétés humaines un assez grand nombre de révolutions +dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les écrivains ne +les ont pas remarquées, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une +manière insensible, sans luttes visibles; révolutions profondes et cachées +qui remuaient le fond de la société humaine sans qu'il en parût rien à la +surface, et qui restaient inaperçues des générations mêmes qui y +travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps après +qu'elles sont achevées, lorsqu'en comparant deux époques de la vie d'un +peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu'il devient +évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une grande révolution s'est +accomplie. + +Si l'on s'en rapportait au tableau, que les écrivains nous tracent de la +clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l'âge +d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en +justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit à +l'éducation de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui +soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paye sas dettes, +qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rançon? Mais il n'y a pas tant +de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection désintéressée +et le dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une +autre idée de la clientèle et du patronage. + +Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne +peut pas se séparer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attaché +de père en fils à une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez +pour croire que sa condition ne devait pas être très-douce. Ajoutons que +le client n'est pas propriétaire du sol; la terre appartient au patron, +qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cité, a +seul qualité pour être propriétaire. Si le client cultive le sol, c'est au +nom et au profit du maître. Il n'a même pas la propriété des objets +mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en est que le patron +peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rançon. +Ainsi rien n'est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance, +à lui et à ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On +ne peut pas dire qu'il soit précisément esclave; mais il a un maître +auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute chose. +Toute sa vie il est client, et ses fils le sont après lui. + +Il y a quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du +moyen âge. A la vérité, le principe qui les condamne à l'obéissance n'est +pas le même. Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui +s'exerce sur la terre et sur l'homme à la fois; pour le client, ce +principe est la religion domestique à laquelle il est attaché sous +l'autorité du patron qui en est le prêtre. D'ailleurs pour le client et +pour le serf la subordination est la même; l'un est lié à son patron comme +l'autre l'est à son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la _gens_ +que le serf la glèbe. Le client, comme le serf, reste soumis à un maître +de père en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est +interdit de se marier hors de la _gens_, comme il l'est au serf de se +marier hors du village. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne peut pas contracter +mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que +le client cultive et l'argent qu'il possède, comme le seigneur peut le +faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage +revient de droit au patron, de même que la succession du serf appartient +au seigneur. + +Le patron n'est pas seulement un maître; il est un juge; il peut condamner +à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous +cette autorité à la fois matérielle et morale qui le prend par son corps +et par son âme. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au +patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y +a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protège; il n'est pas +citoyen par lui-même; s'il veut paraître devant le tribunal de la cité, il +faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi? +Il n'en connaît pas les formules sacrées; les connaîtrait-il, la première +loi pour lui est de ne jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans +le patron nulle justice; contre le patron nul recours. + +Le client n'existe pas seulement à Rome; on le trouve chez les Sabins et +les Étrusques, faisant partie de la _manus_ de chaque chef. Il a existé +dans l'ancienne _gens_ hellénique aussi bien que dans la _gens_ italienne. +Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cités doriennes, où le +régime de la _gens_ a disparu de bonne heure et où les vaincus sont +attachés, non à la famille d'un maître, mais à un lot de terre. Nous le +trouvons à Athènes et dans les cités ioniennes et éoliennes sous le nom de +_thète_ ou de _pélate_. Tant que dure le régime aristocratique, ce _thète_ +ne fait pas partie de la cité; enfermé dans une famille dont il ne peut +sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le même caractère +et la même autorité que le patron romain. + +On peut bien présumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le +patron et le client. On se figure sans peine ce qu'était l'existence dans +cette famille où l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit, +où l'obéissance sans réserve et sans espoir était tout à côté de +l'omnipotence sans frein, où le meilleur maître avait ses emportements et +ses caprices, où le serviteur le plus résigné avait ses rancunes, ses +gémissements et ses colères. Ulysse est un bon maître: voyez quelle +affection paternelle il porte à Eumée et à Philaetios. Mais il fait mettre +à mort un serviteur qui l'a insulté sans le reconnaître, et des servantes +qui sont tombées dans le mal auquel son absence même les a exposées. De la +mort des prétendants il est responsable vis-à-vis de la cité; mais de la +mort des serviteurs personne ne lui demande compte. + +Dans l'état d'isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle +avait pu se former et se maintenir. La religion domestique était alors +toute-puissante sur l'âme. L'homme qui en était le prêtre par droit +héréditaire, apparaissait aux classes inférieures comme un être sacré. +Plus qu'un homme, il était l'intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa +bouche sortait la prière puissante, la formule irrésistible qui attirait +la faveur ou la colère de la divinité. Devant une telle force il fallait +s'incliner; l'obéissance était commandée par la foi et la religion. +D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il +ne voyait pas d'autre horizon que cette famille à laquelle tout +l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance +assurée; en elle seule, s'il avait un maître, il avait aussi un +protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût +approcher, et des dieux qu'il lui fût permis d'invoquer. Quitter cette +famille, c'était se placer en dehors de toute organisation sociale et de +tout droit; c'était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier. + +Mais la cité étant fondée, les clients des différentes familles pouvaient +se voir, se parler, se communiquer leurs désirs ou leurs rancunes, +comparer les différents maîtres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur +regard commençait à s'étendre au delà de l'enceinte de la famille. Ils +voyaient qu'en dehors d'elle il existait une société, des règles, des +lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'était +donc plus pour eux un malheur sans remède. La tentation devenait chaque +jour plus forte; la clientèle semblait un fardeau de plus en plus lourd, +et l'on cessait de croire que l'autorité du maître fût légitime et sainte. +Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent désir d'être libres. +Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cité le souvenir d'une +insurrection générale de cette classe. S'il y eut des luttes à main armée, +elles furent renfermées et cachées dans l'enceinte de chaque famille. +C'est là qu'il y eut, pendant plus d'une génération, d'un côté +d'énergiques efforts pour l'indépendance, de l'autre une répression +implacable. Il se déroula, dans chaque maison, une longue et dramatique +histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire +seulement, c'est que les efforts de la classe inférieure ne furent pas +sans résultats. Une nécessité invincible obligea peu à peu les maîtres à +céder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorité cesse de +paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de +le paraître aux maîtres; mais cela vient à la longue, et alors le maître, +qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y +renoncer. Ajoutez que cette classe inférieure était utile, que ses bras, +en cultivant la terre, faisaient la richesse du maître, et en portant les +armes, faisaient sa force au milieu des rivalités des familles, qu'il +était donc sage de la satisfaire et que l'intérêt s'unissait à l'humanité +pour conseiller des concessions. + +Il paraît certain que la condition des clients s'améliora peu à peu. A +l'origine ils vivaient dans la maison du maître, cultivant ensemble le +domaine commun. Plus tard on assigna à chacun d'eux un lot de terre +particulier. Le client dut se trouver déjà plus heureux. Sans doute il +travaillait encore au profit du maître; la terre n'était pas à lui, +c'était plutôt lui qui était à elle. N'importe; il la cultivait de longues +années de suite et il l'aimait. Il s'établissait entre elle et lui, non +pas ce lien que la religion de la propriété avait créé entre elle et le +maître, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance même +peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses +fruits. + +Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais +pour lui-même. Sous la condition d'une redevance, qui peut-être fut +d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte. +Ses sueurs trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois +plus libre et plus fière. « Les chefs de famille, dit un ancien, +assignaient des portions de terre à leurs inférieurs, comme s'ils eussent +été leurs propres enfants. » [1] On lit de même dans l'Odyssée: « Un +maître bienveillant donne à son serviteur une maison et une terre »; et +Eumée ajoute: « une épouse désirée », parce que le client ne peut pas +encore se marier sans la volonté du maître, et que c'est le maître qui lui +choisit sa compagne. + +Mais ce champ où s'écoulait désormais sa vie, où étaient tout son labeur +et toute sa jouissance, n'était pas encore sa propriété. Car ce client +n'avait pas en lui le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait +devenir la propriété d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait à +porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maître avait +autrefois posé. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni à la +famille du maître par un lien sacré, ne pourrait jamais appartenir en +propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait +le _villicus_, client du patron, renfermaient un foyer, un _Lar +familiaris_; mais ce foyer n'était pas au cultivateur; c'était le foyer du +maître. [2] Cela établissait à la fois le droit de propriété du patron et +la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fût du patron, +suivait encore son culte. + +Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas être propriétaire et +aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire disparaître de ce champ, +qui semblait bien à lui par le droit du travail, la borne sacrée qui en +faisait à jamais la propriété de l'ancien maître. + +On voit clairement qu'en Grèce les clients arrivèrent à leur but; par +quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts +pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s'est-il opéré dans +l'antiquité la même série de changements sociaux que l'Europe a vus se +produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de +la glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs +abonnés, et qu'enfin ils se transformèrent à la longue en paysans +propriétaires. + + +_2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon._ + +Cette sorte de révolution est marquée nettement dans l'histoire d'Athènes. +Le renversement de la royauté avait eu pour effet de raviver le régime du +[Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune +avait recommencé à former un petit État qui avait pour chef un eupatride +et pour sujets la foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé +lourdement sur la population athénienne; car elle en conserva un mauvais +souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'époque précédente lui +parut avoir été une sorte d'âge d'or; il regretta les rois; il en vint à +s'imaginer que sous la monarchie il avait été heureux et libre, qu'il +avait joui alors de l'égalité, et que c'était seulement à partir de la +chute des rois que l'inégalité et la souffrance avaient commencé. Il y +avait là une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition +populaire plaçait le commencement de l'inégalité là où le peuple avait +commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette sorte de servage, +qui était aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait +dater de l'époque où les hommes en avaient pour la première fois senti le +poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est +pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la +clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur +tort; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les +acceptaient sans gémir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes. +Les eupatrides de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs +que n'avaient été leurs ancêtres; ils furent pourtant détestés davantage. + +Il paraît que, même sous la domination de cette aristocratie, la condition +de la classe inférieure s'améliora. Car c'est alors que l'on voit +clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la +seule condition de payer une redevance qui était fixée au sixième de la +récolte. Ces hommes étaient ainsi presque émancipés; ayant un chez soi et +n'étant plus sous les yeux du maître, ils respiraient plus à l'aise et +travaillaient à leur profit. + +Mais telle est la nature humaine que ces hommes, à mesure que leur sort +s'améliorait, sentaient plus amèrement ce qu'il leur restait d'inégalité. +N'être pas citoyens et n'avoir aucune part à l'administration de la cité +les touchait sans doute médiocrement; mais ne pas pouvoir devenir +propriétaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait +bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur +condition présente, manquait de stabilité. Car s'ils étaient vraiment +possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette +possession ni l'indépendance qui en résultait. On voit dans Plutarque que +l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance +annuelle n'était pas payée ou pour toute autre cause, ces hommes +retombaient dans une sorte d'esclavage. + +De graves questions furent donc agitées dans l'Attique pendant une suite +de quatre ou cinq générations. Il n'était guère possible que les hommes de +la classe inférieure restassent dans cette position instable et +irrégulière vers laquelle un progrès insensible les avait conduits; et +alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient +retomber dans les liens de la dure clientèle, ou décidément affranchis par +un progrès nouveau ils devaient monter au rang de propriétaires du sol et +d'hommes libres. + +On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur, +ancien client, de résistance de la part du propriétaire, ancien patron. Ce +ne fut pas une guerre civile; aussi les annales athéniennes n'ont-elles +conservé le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans +chaque bourgade, dans chaque maison, de père en fils. + +Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du +sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine où l'eupatride avait +son principal domaine et où il était toujours présent, son autorité se +maintint à peu près intacte sur le petit groupe de serviteurs qui étaient +toujours sous ses yeux; aussi les _pédiéens_ se montrèrent-ils +généralement fidèles à l'ancien régime. Mais ceux qui labouraient +péniblement le flanc de la montagne, les _diacriens_, plus loin du maître, +plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux, +renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une +ferme volonté de s'affranchir. C'étaient surtout ces hommes-là qui +s'indignaient de voir sur leur champ « la borne sacrée » du maître, et de +sentir « leur terre esclave ». [3] Quant aux habitants des cantons voisins +de la mer, aux _paraliens_, la propriété du sol les tentait moins; ils +avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs +étaient devenus riches, et avec la richesse ils étaient à peu près libres. +Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et +n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils +n'avaient pas non plus la lâche résignation des pédiéens; ils demandaient +plus de stabilité dans leur condition et des droits mieux assurés. + +C'est Solon qui donna satisfaction à ces voeux dans la mesure du possible. +Il y a une partie de l'oeuvre de ce législateur que les anciens ne nous +font connaître que très-imparfaitement, mais qui paraît en avoir été la +partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique +étaient encore réduits à la possession précaire du sol et pouvaient même +retomber dans la servitude personnelle. Après lui, cette nombreuse classe +d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriété est accessible à tous; +il n'y a plus de servitude pour l'Athénien; les familles de la classe +inférieure sont à jamais affranchies de l'autorité des familles +eupatrides. Il y a là un grand changement dont l'auteur ne peut être que +Solon. + +Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon +n'aurait fait qu'adoucir la législation sur les dettes en ôtant au +créancier le droit d'asservir le débiteur. Mais il faut regarder de près à +ce qu'un écrivain qui est si postérieur à cette époque, nous dit de ces +dettes qui troublèrent la cité athénienne comme toutes les cités de la +Grèce et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eût avant Solon +une telle circulation d'argent qu'il dût y avoir beaucoup de prêteurs et +d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-là d'après ceux qui ont suivi. Il +y avait alors fort peu de commerce; l'échange des créances était inconnu +et les emprunts devaient être assez rares. Sur quel gage l'homme qui +n'était propriétaire de rien, aurait-il emprunté? Ce n'est guère l'usage, +dans aucune société, de prêter aux pauvres. On dit à la vérité, sur la foi +des traducteurs de Plutarque plutôt que de Plutarque lui-même, que +l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fût sa +propriété, il n'aurait pas pu l'engager; car le système des hypothèques +n'était pas encore connu en ce temps-là et était en contradiction avec la +nature du droit de propriété. Dans ces débiteurs dont Plutarque nous +parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance +annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maîtres; dans la servitude où +ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientèle qui les ressaisit. + +Solon supprima peut-être la redevance, ou, plus probablement, en réduisit +le chiffre à un taux tel que le rachat en devînt facile; il ajouta qu'à +l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en +servitude. + +Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol, +ne pouvaient pas en devenir propriétaires: car sur leur champ se dressait +toujours la borne sacrée et inviolable de l'ancien patron. Pour +l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette +borne disparût. Solon la renversa: nous trouvons le témoignage de cette +grande réforme dans quelques vers de Solon lui-même: « C'était une oeuvre +inespérée, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste +la déesse Mère, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arraché les +bornes, la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En +faisant cela, Solon avait accompli une révolution considérable. Il avait +mis de côté l'ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme +immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arraché +la terre à la religion pour la donner au travail. Il avait supprimé, avec +l'autorité de l'eupatride sur le sol, son autorité sur l'homme, et il +pouvait dire dans ses vers: « Ceux qui sur cette terre subissaient la +cruelle servitude et tremblaient devant un maître, je les ai faits +libres. » + +Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de +Solon appelèrent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les +générations suivantes qui, une fois habituées à la liberté, ne voulaient +ou ne pouvaient pas croire que leurs pères eussent été serfs, expliquèrent +ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a +une énergie qui nous révèle une plus grande révolution. Ajoutons-y cette +phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le récit de l'oeuvre de Solon, dit +simplement: « Il fit cesser l'esclavage du peuple. » [4] + + +_3° Transformation de la clientèle à Rome_. + +Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue +période de l'existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n'en dit rien, +parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de près le changement des +institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents +analogues où avaient puisé les anciens historiens que Tite-Live +compulsait, ne devaient pas donner le récit de ces luttes domestiques. + +Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, à l'origine de Rome, des +clients; il nous est même resté des témoignages très précis de la +dépendance où leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siècles après, +nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe +encore, non la clientèle. Car il n'y a rien de plus différent des clients +de l'époque primitive que ces plébéiens du temps de Cicéron qui se +disaient clients d'un riche pour avoir droit à la sportule. + +Il y a quelqu'un qui ressemble mieux à l'ancien client, c'est l'affranchi. +[5] Pas plus à la fin de la république qu'aux premiers temps de Rome, +l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immédiatement homme libre +et citoyen. Il reste soumis au maître. Autrefois on l'appelait client, +maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est changé. Quant au +maître, son nom même ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est +encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client, +reste attaché à la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien +client. Il dépend de son patron; il lui doit non-seulement de la +reconnaissance, mais un véritable service, dont le maître seul fixe la +mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait +sur son client; il peut le remettre en esclavage pour délit d'ingratitude. +[6] L'affranchi rappelle donc tout à fait l'ancien client. Entre eux il +n'y a qu'une différence: on était client autrefois de père en fils; +maintenant la condition d'affranchi cesse à la seconde ou au moins à la +troisième génération. La clientèle n'a donc pas disparu; elle saisit +encore l'homme au moment où la servitude le quitte; seulement, elle n'est +plus héréditaire. Cela seul est déjà un changement considérable; il est +impossible de dire à quelle époque il s'est opéré. + +On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportés +au sort du client, et par quels degrés il est arrivé au droit de +propriété. A l'origine le chef de la _gens_ lui assigne un lot de terre à +cultiver. [7] Il ne tarde guère à devenir possesseur viager de ce lot, +moyennant qu'il contribue à toutes les dépenses qui incombent à son ancien +maître. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent à payer +la rançon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires, +prouvent du moins qu'au temps où cette loi fut écrite il était déjà +possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progrès de plus: il +obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot à son fils; il est +vrai qu'à défaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un +progrès nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de +faire un testament. Ici la coutume hésite et varie; tantôt le patron +reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur est respectée +tout entière; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8] +Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire propriétaire, a du moins +une jouissance aussi étendue qu'il est possible. + +Sans doute ce n'est pas encore là l'affranchissement complet. Mais aucun +document ne nous permet de fixer l'époque où les clients se sont +définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de +Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les +premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a +grande apparence qu'ils l'étaient déjà au temps du roi Servius; peut-être +même votaient-ils dans les comices curiates dès l'origine de Rome. Mais on +ne peut pas conclure de là qu'ils fussent dès lors tout à fait affranchis; +car il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner +à leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela +consenti à leur donner des droits civils. + +Il ne paraît pas que la révolution qui affranchit les clients à Rome, se +soit achevée d'un seul coup comme à Athènes. Elle s'accomplit fort +lentement et d'une manière presque imperceptible, sans qu'aucune loi +formelle l'ait jamais consacrée. Les liens de la clientèle se relâchèrent +peu à peu et le client s'éloigna insensiblement du patron. + +Le roi Servius fit une grande réforme à l'avantage des clients: il changea +l'organisation de l'armée. Avant lui, l'armée marchait divisée en tribus, +en curies, en _gentes_; c'était la division patricienne: chaque chef de +_gens_ était à la tête de ses clients. Servius partagea l'armée en +centuries, chacun eut son rang d'après sa richesse. Il en résulta que le +client ne marcha plus à côté de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour +chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'indépendance. + +Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices. +Auparavant l'assemblée se partageait en curies et en _gentes_, et le +client, s'il votait, votait sous l'oeil du maître. Mais la division par +centuries étant établie pour les comices comme pour l'armée, le client ne +se trouva plus dans le même cadre que son patron. Il est vrai que la +vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment vérifier +son vote? + +C'était beaucoup que de séparer le client du patron dans les moments les +plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote. +L'autorité du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut +de jour en jour plus contesté. Dès que le client eut goûté à +l'indépendance, il la voulut tout entière. Il aspira à se détacher de la +_gens_ et à entrer dans la plèbe, où l'on était libre. Que d'occasions se +présentaient! Sous les rois, il était sûr d'être aidé par eux, car ils ne +demandaient pas mieux que d'affaiblir les _gentes_. Sous la république, il +trouvait la protection de la plèbe elle-même et des tribuns. Beaucoup de +clients s'affranchirent ainsi et la _gens_ ne put pas les ressaisir. En +472 avant J.-C., le nombre des clients était encore assez considérable, +puisque la plèbe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices +centuriates, ils fissent pencher la balance du côté des patriciens. [9] +Vers la même époque, la plèbe ayant refusé de s'enrôler, les patriciens +purent former une armée avec leurs clients. [10] Il paraît pourtant que +ces clients n'étaient plus assez nombreux pour cultiver à eux seuls les +terres des patriciens, et que ceux-ci étaient obligés d'emprunter des bras +à la plèbe. [11] Il est vraisemblable que la création du tribunat, en +assurant aux clients échappés des protecteurs contre leurs anciens +patrons, et en rendant la situation des plébéiens plus enviable et plus +sûre, hâta ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y +avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire à la plèbe: « Autant +vous avez été de clients autour de chaque patron, autant vous serez +maintenant contre un seul ennemi. » [12] Dès lors nous ne voyons plus dans +l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes héréditairement +attachés à la _gens_. La clientèle primitive fait place à une clientèle +d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraîne plus +les mêmes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes +des patriciens, des clients, des plébéiens. Il n'en reste plus que deux, +et les clients se sont fondus dans la plèbe. Les Marcellus paraissent être +une branche ainsi détachée de la _gens_ Claudia. Leur nom était Claudius; +mais puisqu'ils n'étaient pas patriciens, ils n'avaient dû faire partie de +la _gens_ qu'à titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des +moyens qui nous sont inconnus, ils s'élevèrent d'abord aux dignités de la +plèbe, plus tard à celles de la cité. Pendant plusieurs siècles, la _gens_ +Claudia parut avoir oublié ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant, +au temps de Cicéron, [13] elle s'en souvint inopinément. Un affranchi ou +client des Marcellus était mort et laissait un héritage qui, suivant la +loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens prétendirent +que les Marcellus, en clients qu'ils étaient, ne pouvaient pas avoir eux- +mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur +héritage, dans les mains du chef de la _gens_ patricienne, seul capable +d'exercer les droits de patronage. Ce procès étonna fort le public et +embarrassa les jurisconsultes; Cicéron même trouva la question fort +obscure. Elle ne l'aurait pas été quatre siècles plus tôt, et les Claudius +auraient gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel +ils fondaient leur réclamation était si antique qu'on l'avait oublié et +que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne +clientèle n'existait plus. + + +NOTES + +[1] Festus, v° _Patres_. + +[2] Caton, _De re rust._, 143. Columelle, XI, 1, 19. + +[3] Solon, édition Bach, p. 104, 105. + +[4] Aristote, _Gouv. d'Ath., Fragm._, coll. Didot, t. II, p. 107. + +[5] L'affranchi devenait un client. L'identité entre ces deux termes est +marquée par un passage de Denys, IV, 23. + +[6] _Digeste_, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valère Maxime, +V, 1, 4. Suétone, _Claude_, 25. Dion Cassius, LV. La législation était la +même à Athènes; voy. Lysias et Hypéride dans Harpocration, v° [Grec: +Apostasion]. Démosthènes, _in Aristogitonem_ et Suidas. V° [Grec: +Anagchaion]. + +[7] Festus, v° _Patres_. + +[8] _Institutes_ de Justinien, III, 7. + +[9] Tite-Live, II, 56. + +[10] Denys, VII, 19; X, 27. + +[11] _Inculti per secessionem plebis agri_, Tite-Live, II, 34. + +[12] Tite-Live, VI, 18. + +[13] Cicéron, _De oratore_, I, 39. + + + + +CHAPITRE VII. + +TROISIÈME RÉVOLUTION: LA PLÈBE ENTRE DANS LA CITÉ. + + +_1° Histoire générale de cette révolution._ + +Les changements qui s'étaient opérés à la longue dans la constitution de +la famille, en amenèrent d'autres dans la constitution de la cité. +L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le +droit d'aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur; +les clients s'étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus +grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n'étaient +plus répartis dans les _gentes_; vivant en dehors d'elles, ils formèrent +entre eux un corps. Par là, la cité changea d'aspect; au lieu qu'elle +avait été précédemment un assemblage faiblement lié d'autant de petits +États qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les +membres patriciens des _gentes_, de l'autre entre les hommes de rang +inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés +ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'époque précédente, une lutte +obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte. +Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cité +fût maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restât dans les +mains des familles sacrées. L'autre voulait briser les vieilles barrières +qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société +politique. + +Dans la première partie de la lutte, l'avantage était à l'aristocratie de +naissance. A la vérité, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force +matérielle était tombée; mais il lui restait le prestige de sa religion, +son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions, +son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se +défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n'avait pour lui +que son grand nombre. Il était gêné par une habitude de respect dont il ne +lui était pas facile de se défaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs; +tout principe d'organisation lui manquait. Il était, à l'origine, une +multitude sans lien plutôt qu'un corps bien constitué et vigoureux. Si +nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouvé d'autre principe +d'association que la religion héréditaire des familles, et qu'ils +n'avaient pas l'idée d'une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous +comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de +la religion, n'ait pas pu former d'abord une société régulière, et qu'il +lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d'une +discipline et les règles d'un gouvernement. + +Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre +moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie. + +Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des +anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et +les encouragea à augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le +rétablissement de la royauté après Romulus; elle fit nommer Hostilius; +elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin +le Superbe. + +Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l'aristocratie devint +maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie; il aspira à +la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle, +il réussit généralement à se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler +rois, parce que ce titre impliquait l'idée de fonctions religieuses et ne +pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela +tyrans. [1] + +Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'était pas +emprunté à la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux +dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononçait pas dans les +prières. Il désignait, en effet, quelque chose de très nouveau parmi les +hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la +religion n'avait pas établi. L'apparition de ce mot dans la langue grecque +marque l'apparition d'un principe que les générations précédentes +n'avaient pas connu, l'obéissance de l'homme à l'homme. Jusque-là, il n'y +avait eu d'autres chefs d'État que ceux qui étaient les chefs de la +religion; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice +et invoquaient les dieux pour elle; en leur obéissant, on n'obéissait qu'à +la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'à la divinité. +L'obéissance à un homme, l'autorité donnée à cet homme par d'autres +hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait été +inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les +classes inférieures rejetèrent le joug de l'aristocratie et cherchèrent un +gouvernement nouveau. + +Citons quelques exemples. À Corinthe, « le peuple supportait avec peine la +domination des Bacchides; Cypsélus, témoin de la haine qu'on leur portait +et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à +l'affranchissement », s'offrit à être ce chef; le peuple l'accepta, le fit +tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un +certain Thrasybule; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous +trouvons des tyrans à Argos, à Epidaure, à Mégare au sixième siècle; +Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs +d'Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A +Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et +chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se +gouverner, et au bout d'une année elle dut se donner un tyran. [2] + +Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même +politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des +conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute réponse, coupa les épis +de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était +d'abattre les hautes têtes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur +le peuple. + +La plèbe romaine forma d'abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle +essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur +Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat +adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas +être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la +plèbe. + +Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à +relever la monarchie, ce n'était pas par un véritable attachement à ce +régime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne détestait l'aristocratie. La +monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais +ce gouvernement, qui n'était issu que du droit de la force et ne reposait +sur aucune tradition sacrée, n'eut de racines dans le coeur des +populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui +laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité; mais +lorsque quelques années s'étaient écoulées et que le souvenir de la dure +oligarchie s'était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement +n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'acceptèrent que comme une +ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un +régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même. + +La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui +s'accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l'avenir d'une +classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre +ère, la Grèce et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. +La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l'homme; les goûts se +portaient vers le beau et vers le luxe: même les arts naissaient; alors +l'industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu +une richesse mobilière; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or +l'apparition de l'argent était une grande révolution. L'argent n'était pas +soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre; il était, suivant +l'expression du jurisconsulte, _res nec mancipi_; il pouvait passer de +main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au +plébéien. La religion, qui avait marqué le sol de son empreinte, ne +pouvait rien sur l'argent. + +Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation +que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs, +des chefs d'industrie, des commerçants; bientôt il y eut des riches parmi +eux. Singulière nouveauté! Auparavant les chefs des _gentes_ pouvaient +seuls être propriétaires, et voici d'anciens clients ou des plébéiens qui +sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait +l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cités, +notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique +tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les +rangs sont bien près d'être renversés. + +Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des +distinctions et des rangs s'établirent, comme il en faut dans toute +société humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent +peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'était +pas un mal; le peuple cessa d'être une masse confuse et commença à +ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner +des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le +premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne +eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse +acquise par le travail, c'est-à-dire le sentiment de la valeur +personnelle, l'amour d'une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui, en +souhaitant les améliorations, redoute les aventures. La plèbe se laissa +guider par cette élite qu'elle fut fière d'avoir en elle. Elle renonça à +avoir des tyrans dès qu'elle sentit qu'elle possédait dans son sein les +éléments d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque +temps, comme nous le verrons tout à l'heure, un principe d'organisation +sociale. + +Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la +classe inférieure à grandir; c'est celui qui s'opéra dans l'art militaire. +Dans les premiers siècles de l'histoire des cités, la force des armées +était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait +sur un char ou à cheval; le fantassin, peu utile au combat, était peu +estimé. Aussi l'ancienne aristocratie s'était-elle réservé partout le +droit de combattre à cheval; [3] même dans quelques villes les nobles se +donnaient le titre de chevaliers. Les _celeres_ de Romulus, les chevaliers +romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens +la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu à peu l'infanterie prit +quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la +naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce +point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car +elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les légionnaires, +les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et +les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de +l'extension, surtout en Grèce, qu'il y eut des batailles sur mer et que le +destin d'une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-à-dire +des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société +l'est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime +influence. L'état social et politique d'une nation est toujours en rapport +avec la nature et la composition de ses armées. + +Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces +hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux +qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de +l'adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la +religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt +à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu'avec le sang. Ils +travaillèrent à avoir aussi un culte. + +Il est impossible d'entrer ici dans le détail des efforts qu'ils firent, +des moyens qu'ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se +présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le +secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les +résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu'elle eût +osé l'allumer elle-même, soit qu'elle se fût procuré ailleurs le feu +sacré; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, +son sacerdoce, à l'image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, +sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité; à Rome, +ceux qui n'avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, +offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe +supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure, +celle-ci se faisait des temples pour elle; à Rome elle en avait un sur +l'Aventin, qui était consacré à Diana; elle avait le temple de la pudeur +plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle, +envahirent la Grèce et l'Italie, furent accueillis avec empressement par +la plèbe; c'étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient +acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se +faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus +patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier, +pour que la multitude eût l'occasion de faire des sacrifices; de même les +Pisistratides dressèrent des _hermès_ dans les rues et sur les places +d'Athènes. [5] Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, +autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et +ses fêtes. Elle put prier; c'était beaucoup dans une société où la +religion faisait la dignité de l'homme. + +Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand +il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout +ce qui donne à l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand +enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque +chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale +et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps. + +L'entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, +du septième au cinquième siècle, a rempli l'histoire de la Grèce et de +l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas +partout de la même manière ni par les mêmes moyens. + +Ici, le peuple, dès qu'il s'est senti fort, s'est insurgé; les armes à la +main, il a force les portes de la ville où il lui était interdit +d'habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a +occupé leurs maisons, ou il s'est contenté de décréter l'égalité des +droits. C'est ce qu'on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet. + +Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à +main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers +progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé +alors un législateur et la constitution a été changée. C'est ce qu'on vit +à Athènes. + +Ailleurs, la classe inférieure, sans secousse et sans bouleversement, +arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la +cité, d'abord très restreint, s'accrut une première fois par l'admission +de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus +tard, on éleva jusqu'à mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin +peu à peu à la démocratie. [6] + +Dans quelques villes, l'admission de la plèbe parmi les citoyens fut +l'oeuvre des rois; il en fut ainsi à Rome. Dans d'autres, elle fut +l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu à Corinthe, à +Sicyone, à Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut +ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de +citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos, +l'aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu'en +affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'énumérer +toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s'est +accomplie. Le résultat a été partout le même: la classe inférieure a +pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique. + +Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et +de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux +sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des _bons_, [Grec: agathoi]; +c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes +grecques. Il appelle l'autre la classe des _mauvais_, [Grec: kakoi]; c'est +encore de ce nom qu'il était d'usage de désigner la classe inférieure. +Cette classe, le poëte nous décrit sa condition ancienne: « elle ne +connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois »; c'est assez dire +qu'elle n'avait pas le droit de cité. Il n'était même pas permis à ces +hommes d'approcher de la ville; « ils vivaient en dehors comme des bêtes +sauvages ». Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas +le droit de se marier dans les familles des _bons_. + +Mais que tout cela est changé! les rangs ont été bouleversés, « les +mauvais ont été mis au-dessus des bons ». La justice est troublée; les +antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveauté étrange les ont +remplacées. La richesse est devenue l'unique objet des désirs des hommes, +parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble épouse la fille du +riche plébéien et « le mariage confond les races ». + +Théognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essayé de +résister au cours des choses. Condamné à l'exil, dépouillé de ses biens, +il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il +n'espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa +cause; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. À +ses yeux, la révolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils +de l'aristocratie, il lui semble que cette révolution n'a pour elle ni la +justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte à la religion. « Les dieux, +dit-il, ont quitté la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a +disparu; on n'a plus souci des Immortels. » + +Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gémit ainsi, c'est +par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a reçu des anciens « la +tradition sainte », et qu'il doit la perpétuer. Mais en vain: la tradition +même va se flétrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse; +bientôt on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plébéiennes, +« ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table »; ils adopteront +bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui +reste à l'aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître. + +En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les +grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et +la mémoire des ancêtres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui +s'amusèrent à compter leurs aïeux; mais on riait de ces hommes. On garda +l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race; +mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé. +Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d'Athènes +n'existaient plus que dans leurs tombeaux. + +Ainsi la cité ancienne s'était transformée par degrés. A l'origine, elle +était l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le +nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent +l'égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette +foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l'association +religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l'enceinte sacrée +de la ville, renversa les barrières qu'on lui opposait et pénétra dans la +cité, où aussitôt elle fut maîtresse. + + +_2° Histoire de cette révolution à Athènes._ + +Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes +pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l'histoire est muette; +on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes +inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime. + +L'an 598, le mécontentement que l'on voyait général, et les signes +certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l'ambition +d'un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste +et à se faire tyran populaire. L'énergie des archontes fit avorter +l'entreprise; mais l'agitation continua après lui. En vain les eupatrides +mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent +que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain +ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux +autels à la Violence et à l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinités +dont l'influence maligne avait troublé les esprits. [7] Tout cela ne +servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit +venir de Crête le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu'on disait fils +d'une déesse; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires; on +espérait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion +et fortifier, par conséquent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'émut +pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son âme; il +persista à réclamer des réformes. + +Pendant seize années encore, l'opposition farouche des pauvres de la +montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude +guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les +trois partis s'entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces +querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare +fortune d'appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux +commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le +montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste; par +son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par +son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il +appartient à la nouvelle Athènes. + +Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la +vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée +sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans +l'état social en entraînait un autre dans l'ordre politique. Il fallait +que les classes inférieures eussent désormais, suivant l'expression de +Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce +bouclier, c'étaient des droits politiques. + +Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement +connue; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie +de l'assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls +eupatrides; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de +l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes +les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces, +direction de la société, il fallait que l'eupatride partageât tout cela +avec l'homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il +n'était tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore +des classes, mais elles n'étaient plus distinguées que par la richesse. +Dès lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus +rien, à moins qu'il ne fût riche; il valut par sa richesse et non pas par +sa naissance. Désormais le poëte put dire: « Dans la pauvreté l'homme +noble n'est plus rien »; et le peuple applaudit au théâtre cette boutade +du comique: « De quelle naissance est cet homme? -- Riche, ce sont là +aujourd'hui les nobles. » [8] + +Le régime qui s'était ainsi fondé, avait deux sortes d'ennemis: les +eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui +souffraient encore de l'inégalité. + +A peine Solon avait-il achevé son oeuvre, que l'agitation recommença. +« Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches. +» Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des +eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore être +archontes et sénateurs, beaucoup s'imaginaient que la révolution n'avait +pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines; or le +peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de +gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siècles que le +règne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cités grecques, +il voulut un tyran. + +Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition +personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. +Un jour il parut dans l'assemblée, et prétendant qu'on l'avait blessé, il +demanda qu'on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes +allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais « la populace était +prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les +riches s'enfuirent en désordre ». Ainsi l'un des premiers actes de +l'assemblée populaire récemment instituée fut d'aider un homme à se rendre +maître de la patrie. + +Il ne paraît pas d'ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune +entrave au développement des destinées d'Athènes. Il eut, au contraire, +pour principal effet d'assurer et de garantir contre une réaction la +grande réforme sociale et politique qui venait de s'opérer. Les eupatrides +ne s'en relevèrent jamais. + +Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté; deux fois +la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il +reprit le pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut +l'intervention d'une armée Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la +domination de cette famille. + +L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des +Pisistratides pour ressaisir ses privilèges. Non-seulement elle n'y +réussit pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été +porté. Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d'une famille que +cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois +générations, trouva le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu'il lui +restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique, +avait laissé subsister toute la vieille organisation religieuse de la +société athénienne. La population restait partagée en deux ou trois cents +_gentes_, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes +il y avait encore, comme dans l'époque précédente, un culte héréditaire, +un prêtre qui était un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre. +Tout cela était le reste d'un passé qui avait peine à disparaître; par là, +les traditions, les usages, les règles, les distinctions qu'il y avait eu +dans l'ancien état social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis +par la religion, et ils maintenaient à leur tour la religion, c'est-à-dire +la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres +deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possédaient +héréditairement le sacerdoce et l'autorité, de l'autre les hommes d'une +condition inférieure, qui n'étaient plus serviteurs ni clients, mais qui +étaient encore retenus sous l'autorité de l'eupatride par la religion. En +vain la loi de Solon disait que tous les Athéniens étaient libres. La +vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblée où il avait +librement voté, et lui disait: Tu es lié à un eupatride par le culte; tu +lui dois respect, déférence, soumission; comme membre d'une cité, Solon +t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obéis à un eupatride; +comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la +famille même, dans la _gens_ où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux +pas sortir, tu retrouves encore l'autorité d'un eupatride. A quoi servait- +il que la loi politique eût fait de cet homme un citoyen, si la religion +et les moeurs persistaient à en faire un client? Il est vrai que depuis +plusieurs générations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces +cadres, soit qu'ils fussent venus de pays étrangers, soit qu'ils se +fussent échappés de la _gens_ et de la tribu pour être libres. Mais ces +hommes souffraient d'une autre manière, ils se trouvaient dans un état +d'infériorité morale vis-à-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie +s'attachait à leur indépendance. + +Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à +opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l'accomplit en +supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant +par dix tribus qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes. + +Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et +aux _gentes_. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un +prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies religieuses, des +assemblées pour délibérer sur les intérêts communs. [9] Mais les groupes +nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous +les hommes libres d'Athènes, même ceux qui n'avaient pas fait partie des +anciennes tribus et des _gentes_, furent répartis dans les cadres formés +par Clisthènes: [10] grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en +manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse +ceux qui auparavant étaient exclus de toute association. En second lieu, +les hommes furent distribués dans les tribus et dans les dèmes, non plus +d'après leur naissance, comme autrefois, mais d'après leur domicile. La +naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent égaux et l'on n'y +connut plus de privilèges. Le culte, pour la célébration duquel la +nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n'était plus le culte héréditaire +d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un +eupatride. Ce n'était plus un ancien eupatride que la tribu ou le dème +vénérait comme ancêtre divin; les tribus eurent de nouveaux héros éponymes +choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé bon +souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux +protecteurs _Zeus gardien de l'enceinte_ et _Apollon paternel_. Dès lors +il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le +dème comme il l'avait été dans la _gens_; il n'y en avait non plus aucune +pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes, +la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque membre put +l'exercer à son tour. Cette réforme fut ce qui acheva de renverser +l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de +caste religieuse; plus de privilèges de naissance, ni en religion ni en +politique. La société athénienne était entièrement transformée. [11] + + Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus +nouvelles, où tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n'est pas un +fait particulier à l'histoire d'Athènes. Le même changement a été opéré à +Cyrène, à Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup +d'autres cités grecques. [12] De tous les moyens propres à affaiblir +l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que +celui-là. « Si l'on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit +Clisthènes chez les Athéniens: on établira de nouvelles tribus et de +nouvelles phratries; aux sacrifices héréditaires des familles on +substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis; on confondra +autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de +briser toutes les associations antérieures. » [13] + +Lorsque cette réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire +que l'ancien moule de la société est brisé et qu'il se forme un nouveau +corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion +héréditaire avait établis et qu'elle déclarait immuables, marque la fin du +régime religieux de la cité. + + +_3° Histoire de cette révolution à Rome._ + +La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de +la ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une +guerre perpétuelle, et la guerre exigeait qu'elle eût une population +nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les +étrangers, sans avoir égard à leur origine. Les guerres se succédaient +sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le résultat le plus +ordinaire de chaque victoire était qu'on enlevait à la ville vaincue sa +population pour la transférer à Rome. Que devenaient ces hommes ainsi +amenés avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales +et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant à la +foule, une partie entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une +partie était reléguée dans la plèbe. + +D'autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe. +Beaucoup d'étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation +rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l'Étrurie, du +Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client +qui réussissait à s'échapper de la _gens_, devenait un plébéien. Le +patricien qui se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui +entraînaient la déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard +était repoussé par la religion des familles pures, et relégué dans la +plèbe. + +Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était +engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La +royauté et la plèbe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les mêmes +ennemis. L'ambition des rois était de se dégager des vieux principes de +gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la +plèbe était de briser les vieilles barrières qui l'excluaient de +l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'établit; les +rois protégèrent la plèbe, et la plèbe soutint les rois. + +Les traditions et les témoignages de l'antiquité placent sous le règne de +Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens +conservèrent pour ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique. +Sa première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est +vrai, sur l'_ager romanus_, mais sur les territoires pris à l'ennemi; ce n +était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de +propriété sur le sol à des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver +que le sol d'autrui. [14] + +Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plèbe, +qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois étaient relatives pour la +plupart aux obligations que le plébéien pouvait contracter avec le +patricien. C'était un commencement de droit commun entre les deux ordres, +et pour la plèbe, un commencement d'égalité. [15] + +Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire +les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients +étaient répartis d'après la naissance, il forma quatre tribus nouvelles où +la population tout entière était distribuée d'après le domicile. Nous +avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets; ils +furent les mêmes à Rome. La plèbe, qui n'entrait pas dans les anciennes +tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque- +là flottante, espèce de population nomade qui n'avait aucun lien avec la +cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation régulière. La +formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés, marque +véritablement l'entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un foyer +et des sacrifices; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour +de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de +divinités à ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra +les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (_compitalia, +paganalia_), comme le patricien célébrait les sacrifices de sa _gens_ et +de sa curie. Le plébéien eut une religion. + +En même temps un grand changement fut opéré dans la cérémonie sacrée de la +lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l'exclusion de ceux +que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous +ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l'acte +sacré. Pour la première fois, tous les hommes, sans distinction de +patriciens, de clients, de plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de +cette assemblée mêlée, en poussant devant lui les victimes et en chantant +l'hymne solennel. La cérémonie achevée, tous se trouvèrent également +citoyens. + +Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d'hommes, la caste +sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On +ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion +héréditaire avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui +avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux +grandes catégories: dans l'une étaient ceux qui possédaient quelque chose, +dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La première se divisa elle-même en +cinq classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le +chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par là un principe tout +nouveau dans la société romaine: la richesse marqua désormais des rangs, +comme avait fait la religion. + +Servius appliqua cette division de la population romaine au service +militaire. Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n'était pas dans +les rangs de la légion. Mais comme Servius avait fait d'eux des +propriétaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des légionnaires. +Dorénavant l'armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies; +tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose, +en firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus. +Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l'armure de +chaque soldat et son poste de bataille; l'armée était divisée par classes, +exactement comme la population, d'après la richesse. La première classe, +qui avait l'armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins +le bouclier, le casque et l'épée, formèrent les trois premières lignes de +la légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent +les corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en +compagnies, que l'on appelait centuries. La première en comprenait, dit- +on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie +était à part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation; +tandis que jusque-là les jeunes patriciens composaient seuls les centuries +de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plébéiens, choisis parmi +les plus riches, à combattre à cheval, et il en forma douze centuries +nouvelles. + +Or on ne pouvait guère toucher à l'armée sans toucher en même temps à la +constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans +l'Etat s'était accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs; +chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette +organisation militaire était permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il +est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs, +la loi leur défendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais +ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de +Mars, où chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or +il arriva, 25 ans après Servius Tullius, qu'on eut la pensée de convoquer +l'armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L'armée s'étant +réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à sa +tête et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit +voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens +votèrent d'abord, après elles les centuries d'infanterie de première +classe, et les autres à la suite. Ainsi se trouva établie au bout de peu +de temps l'assemblée centuriate, où quiconque était soldat avait droit de +suffrage, et où l'on ne distinguait presque plus le plébéien du patricien. +[18] + +Toutes ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine. +Le patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son +sénat. Mais les plébéiens acquéraient l'habitude de l'indépendance, la +richesse, les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le +patriciat, mais elle grandissait à côté de lui. + +Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger +Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut +vaincue. + +Les patriciens s'efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu'elle +avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux +plébéiens les terres que Servius leur avait données; et l'on peut +remarquer que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi fut qu'ils +étaient plébéiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux +principe qui voulait que la religion héréditaire fondât seule le droit de +propriété, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans +ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol. + +Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées. +Si le système des classes et l'assemblée centuriate ne furent pas abolis, +c'est d'abord parce que l'état de guerre ne permettait pas de désorganiser +l'armée, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de +formalités telles que le patriciat fût toujours le maître des élections. +On n'osa pas enlever aux plébéiens le titre de citoyens; on les laissa +figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant à +la plèbe de faire partie de la cité, ne partagea avec elle ni les droits +politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plèbe resta dans la +cité; de fait, elle en fut exclue. + +N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas +qu'ils aient froidement conçu le dessein d'opprimer et d'écraser la plèbe. +Le patricien qui descendait d'une famille sacrée et se sentait l'héritier +d'un culte, ne comprenait pas d'autre régime social que celui dont +l'antique religion avait tracé les règles. A ses yeux, l'élément +constitutif de toute société était la _gens_, avec son culte, son chef +héréditaire, sa clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre +chose que la réunion des chefs des _gentes_. Il n'entrait pas dans son +esprit qu'il pût y avoir un autre système politique que celui qui reposait +sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les +sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicté +les saintes formules. Il ne fallait même pas lui objecter que les +plébéiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des +sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eût répondu que ce culte +n'avait pas le caractère essentiel de la véritable religion, qu'il n'était +pas héréditaire, que ces foyers n'étaient pas des feux antiques, et que +ces dieux Lares n'étaient pas de vrais ancêtres. Il eût ajouté que les +plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le +droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient violé tous les +principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient +retranché le principe essentiel qui était l'hérédité, qu'enfin leur +simulacre de religion était absolument l'opposé de la religion. + +Dès que le patricien s'obstinait à penser que la religion héréditaire +devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu'il ne voyait pas de +gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir +social pût s'exercer régulièrement sur cette classe d'hommes. La loi +sainte ne pouvait pas leur être appliquée; la justice était un terrain +sacré qui leur était interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient +pris sur eux de régir la plèbe, et ils l'avaient fait d'après certaines +règles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le +besoin ou l'intérêt public avait fait trouver. Mais par la révolution, qui +avait chassé les rois, la religion avait repris l'empire, et il était +arrivé forcément que toute la classe plébéienne avait été rejetée en +dehors des lois sociales. + +Le patriciat s'était fait alors un gouvernement conforme à ses propres +principes; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il +n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas +non plus le moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi +au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait +pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cité, le +_populus_, c'est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui +étaient restés, s'élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d'elle +vivait la multitude plébéienne qui n'était pas un peuple et ne formait pas +un corps. Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l'ordre +matériel dans cette population confuse; les plébéiens obéissaient; +faibles, généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps +patricien. + +Le problème dont la solution devait décider de l'avenir de Rome était +celui-ci: comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière? + +Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne +voyait qu'un moyen de résoudre ce problème, et c'était de faire entrer la +plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des _gentes_. Il paraît +qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita +Rome à cette époque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la +question plus grave de la clientèle et du servage. La plèbe romaine, +dépouillée de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens +calculèrent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber +dans leurs liens. L'homme de la plèbe emprunta. En empruntant il se +donnait au créancier, se vendait à lui. C'était si bien une vente que cela +se faisait _per aes et libram_, c'est-à-dire avec la formalité solennelle +que l'on employait d'ordinaire pour conférer à un homme le droit de +propriété sur un objet. [20] Il est vrai que le plébéien prenait ses +sûretés contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il +stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de +l'échéance et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même +en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'était pas +éteinte, le plébéien perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la +discrétion du créancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son +client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire +acte d'inhumanité; l'idéal de la société étant à ses yeux le régime de la +_gens_, il ne voyait rien de plus légitime et de plus beau que d'y ramener +les hommes par quelque moyen que ce fût. Si son plan avait réussi, la +plèbe eût en peu de temps disparu et la cité romaine n'eût été que +l'association des _gentes_ patriciennes se partageant la foule des +clients. + +Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il +se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l'y +faire tomber. La clientèle était pour lui l'équivalent de l'esclavage; la +maison du patricien était à ses yeux une prison (_ergastulum_). Maintes +fois le plébéien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses +semblables et ameuta la plèbe, s'écriant qu'il était homme libre et +montrant en témoignage les blessures qu'il avait reçues dans les combats +pour la défense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'à irriter +la plèbe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son énergie à sortir de +cet état précaire où la chute du gouvernement royal l'avait placée. Elle +voulut avoir des lois et des droits. + +Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d'abord souhaité d'entrer en +partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils, +comme les patriciens eux-mêmes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun +entre les deux ordres. Nul ne songeait à l'égalité civile et politique. +Que la plèbe pût s'élever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus +dans l'esprit du plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc +de réclamer l'égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir +préféré d'abord une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas +de remède à leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur +infériorité, c'était de s'éloigner de Rome. + +L'historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce +langage; « Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu'ils +en jouissent à leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons là ni +foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville étrangère; +aucune religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous +est bonne; là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie. » [21] +Et ils allèrent s'établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de +l'_ager romanus_. + +En présence d'un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus +ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était +loin de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome +avec les clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa +grandeur future, mais le patriciat y serait le maître. On n'aurait plus à +s'occuper de cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement +ne pouvaient pas s'appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On +aurait dû peut-être la chasser en même temps que les rois; puisqu'elle +prenait d'elle-même le parti de s'éloigner, on devait la laisser faire et +se réjouir. + +Mais d'autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la +grandeur romaine, s'affligeaient du départ de la plèbe, Rome perdait la +moitié de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des +Sabins, des Étrusques, tous ennemis? La plèbe avait du bon; que ne savait- +on la faire servir aux intérêts de la cité? Ces sénateurs souhaitaient +donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être +pas toutes les conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras +qui faisaient la force des légions. + +D'autre part, la plèbe s'aperçut, au bout de peu de mois, qu'elle ne +pouvait pas vivre sur le mont Sacré. Elle se procurait bien ce qui était +matériellement nécessaire à l'existence. Mais tout ce qui fait une société +organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder là une ville, car elle +n'avait pas de prêtre qui sût accomplir la cérémonie religieuse de la +fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait +pas de prytanée régulièrement allumé où un magistrat eût l'occasion de +sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales, +puisque les seules lois dont l'homme eût alors l'idée dérivaient de la +religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les éléments +d'une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante, elle +n'était pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une société plus +régulière qu'à Rome, et qu'ainsi le problème dont la solution lui +importait si fort n'était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de +s'éloigner de Rome; ce n'était pas dans l'isolement du mont Sacré qu'elle +pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait. + +Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n'ayant presque rien de +commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se +rapprochèrent et conclurent un traité d'alliance. Ce traité paraît avoir +été fait dans les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre +deux peuples différents; plèbe et patriciat n'étaient, en effet, ni un +même peuple ni une même cité. Par ce traité, le patriciat n'accorda pas +que la plèbe fît partie de la cité religieuse et politique, il ne semble +même pas que la plèbe l'ait demandé. On convint seulement qu'à l'avenir la +plèbe, constituée en une société à peu près régulière, aurait des chefs +tirés de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plèbe, +institution toute nouvelle et qui ne ressemble à rien de ce que les cités +avaient connu auparavant. + +Le pouvoir des tribuns n'était pas de même nature que l'autorité du +magistrat; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun +n'accomplissait aucune cérémonie religieuse; il était élu sans auspices, +et l'assentiment des dieux n'était pas nécessaire pour le créer. [22] Il +n'avait ni siège curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni +aucun de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la +vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi +les magistrats romains. + +Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir? Il +est nécessaire ici d'écarter de notre esprit toutes les idées et toutes +les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible, +au milieu des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n'avaient +compris l'autorité que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils +voulurent établir un pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui +ne fussent pas des prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour. +Pour cela, le jour où l'on créa les premiers tribuns, on accomplit une +cérémonie religieuse d'un caractère particulier. [23] Les historiens n'en +décrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de +rendre ces premiers tribuns _sacrosaints_. Or ce mot signifiait que le +corps du tribun serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la +religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber +l'homme en état de souillure. [24] De là venait que, si quelque dévot de +Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se +faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, « comme si +son corps eût été souillé par cette seule rencontre. » [25] Ce caractère, +sacrosaint restait attaché au tribun pendant toute la durée de ses +fonctions; puis en créant son successeur, il lui transmettait ce +caractère, exactement comme le consul, en créant d'autres consuls, leur +passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacrés. Plus tard, +le tribunal ayant été interrompu pendant deux ans, il fallut, pour établir +de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie religieuse qui avait été +accomplie sur le mont Sacré. + +On ne connaît pas assez complètement les idées des anciens pour dire si ce +caractère sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des +patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malédiction et +d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance. +Ce qui est certain, c'est que, de toute manière, le tribun se trouvait +tout à fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans +une impiété grave. + +Une loi confirma et garantit cette inviolabilité; elle prononça que « nul +ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ». Elle ajouta +que « celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait +impur, que ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et +qu'on pourrait le tuer impunément ». Elle se terminait par cette formule, +dont le vague aida puissamment aux progrès futurs du tribunal: « Ni +magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire à rencontre d'un +tribun. » Tous les citoyens prononcèrent un serment par lequel ils +s'engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur eux la +colère des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se +rendrait coupable d'attentat sur un tribun « serait entaché de la plus +grande souillure ». [26] + +Ce privilège d'inviolabilité s'étendait aussi loin, que le corps du tribun +pouvait étendre son action directe. Un plébéien, était-il maltraité par un +consul qui le condamnait à la prison, ou par un créancier qui mettait la +main sur lui, le tribun se montrait, se plaçait entre eux (_intercessio_) +et arrêtait la main patricienne. Qui eût osé « faire quelque chose à +l'encontre d'un tribun », ou s'exposer à être touché par lui? + +Mais le tribun n'exerçait cette singulière puissance que là où il était +présent. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plébéiens. Il n'avait +aucune action sur ce qui se passait hors de la portée de sa main, de son +regard, de sa parole. [27] + +Les patriciens n'avaient pas donné à la plèbe des droits; ils avaient +seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables. +Toutefois c'était assez pour qu'il y eût quelque sécurité pour tous. Le +tribun était une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile. + +Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe; et s'emparèrent +du droit de juger. A la vérité ils n'avaient pas le droit de citer devant +eux, même un plébéien; mais ils pouvaient appréhender au corps. [28] Une +fois sous leur main, l'homme obéissait. Il suffisait même de se trouver +dans le rayon où leur parole se faisait entendre; cette parole était +irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul. + +Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorité politique. N'étant pas +magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il +n'avait aucune proposition à faire dans le Sénat; on ne pensait même pas, +à l'origine, qu'il y pût paraître. Il n'avait rien de commun avec la +véritable cité, c'est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui +reconnaissait aucune autorité. Il n'était pas tribun du peuple, il était +tribun de la plèbe. + +Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et +la plèbe: l'une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un +sénat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans +ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges. + +Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis, +et quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à +convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat; ils +s'asseyent d'abord à la porte de la salle, plus tard dans l'intérieur. +Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et +les condamnent. C'était la suite de cette inviolabilité qui s'attachait à +leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat +s'était désarmé le jour où il avait prononcé avec les rites solennels que +quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera +rien à l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plèbe, la +plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblée, que la +présence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si +le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il +saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien ne +résistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de +force, si ce n'était un autre tribun. + +Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses +assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à +celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était +distribuée en tribus; c'était le domicile qui réglait la place de chacun, +ce n'était ni la religion, ni la richesse. L'assemblée ne commençait pas +par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas +les présages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer +les hommes à se séparer. C'étaient vraiment les comices de la plèbe, et +ils n'avaient rien des vieilles règles ni de la religion du patriciat. + +Il est vrai que ces assemblées ne s'occupaient pas d'abord des intérêts +généraux de la cité: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient +pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne +nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il +y eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour +les patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n'obéissait aux +sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux +peuples dans Rome. + +Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs, +n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être +consul de la cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien +n'entrait pas dans l'assemblée par curies, ni le patricien dans +l'assemblée par tribus. [29] + +C'étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n'ayant pas pour +ainsi dire d'idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion +et des lois, le plébéien répondait qu'il ne connaissait pas cette religion +héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la +sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se +renvoyaient l'un à l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux était +juste d'après ses propres principes, injuste d'après les principes et les +croyances de l'autre. L'assemblée des curies et la réunion des _patres_ +semblaient au plébéien des privilèges odieux. Dans l'assemblée des tribus +le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat +était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique; le tribunal +était aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire +à tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui +n'était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat +dérangeait l'ordre sacré de la cité; il était ce qu'est une hérésie dans +une religion; le culte public en était flétri. « Les dieux nous seront +contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère +qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. » +L'histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus +entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le +patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique; la +plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population +romaine devenait de jour en jour plus manifeste. + +Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux +peuples, c'était la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de +soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que +pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d'ailleurs veillé à +ce que l'inviolabilité des tribuns ne s'étendît pas hors de Rome, et pour +cela on avait décidé qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A +l'armée, la plèbe était donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir; +en présence de l'ennemi, Rome redevenait une. + +Puis, grâce à l'habitude prise après l'expulsion des rois de réunir +l'armée pour la consulter sur les intérêts publics ou sur le choix des +magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait à coté +des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices +par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent +insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le +conflit qui était engagé entre l'assemblée par curies et l'assemblée par +tribus, il paraissait naturel que l'assemblée centuriate devînt une sorte +de terrain neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence. + +Le plébéien n'était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une +famille qui était originaire d'une autre ville, qui y avait été riche et +considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui +enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d'ordinaire +l'accompagne. Quelquefois aussi le plébéien avait pu s'enrichir par son +travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la +population en classes d'après la fortune, quelques plébéiens étaient +entrés dans la première. Le patriciat n'avait pas osé ou n'avait pas pu +abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plébéiens qui +combattaient à côté des patriciens dans les premiers rangs de la légion et +qui votaient avec eux dans les premières centuries. + +Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire +aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome +tombait, et beaucoup à gagner si elle s'élevait, fut un intermédiaire +naturel entre les deux ordres ennemis. + +Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir +s'établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la +création du tribunal, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu'il y +en eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait +à conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie +pauvre, qui n'était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre +aucune réclamation; elle laissait aux plus aisés leur privilège, et +n'exigeait pas qu'on choisît aussi chez elle des tribuns. + +Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que +prenait la richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus +heureux que les eupatrides d'Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour +où la direction de la société appartint à la richesse, les patriciens ne +négligèrent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni même l'industrie. +Augmenter leur fortune fut toujours leur grande préoccupation. Le travail, +la frugalité, la bonne spéculation furent toujours leurs vertus. +D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquête agrandissait +leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un très-grand mal à ce que la +puissance s'attachât à la richesse. + +Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu'ils ne +pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche +plébéien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'intérêt ou +d'amitié s'établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d'idées. +Le plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les voeux et les +droits de la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il +arrivait insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine +de sa supériorité; il n'était plus aussi sûr de son droit. Or quand une +aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n'a +plus le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les +prérogatives du patricien n'étaient plus un article de foi pour lui-même, +on peut dire que le patriciat était à moitié vaincu. + +La classe riche paraît avoir exercé une action d'un autre genre sur la +plèbe, dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme +elle avait intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux +ordres. Elle était d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la séparation +absolue des deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l'enchaînant pour +toujours à la classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une +voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforça donc d'imprimer +aux idées et aux voeux de la plèbe une autre direction. Au lieu de +persister à former un ordre séparé, au lieu de se donner péniblement des +lois particulières, que l'autre ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de +travailler lentement par ses plébiscites à faire des espèces de lois à son +usage et à élaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle +lui inspira l'ambition de pénétrer dans la cité patricienne et d'entrer en +partage des lois, des institutions, des dignités du patricien. Les désirs +de la plèbe tendirent alors à l'union des deux ordres, sous la condition +de l'égalité. + +La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code. +Il y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables +et saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les +prêtres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne +s'appliquaient qu'aux membres de la cité religieuse. Le plébéien n'avait +pas le droit de les connaître, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non +plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour +les _gentes_, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour +d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriété à celui qui +n'avait pas de _sacra_; elles n'accordaient pas l'action en justice à +celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractère exclusivement +religieux de la loi que la plèbe voulut faire disparaître. Elle demanda, +non pas seulement que les lois fussent mises en écrit et rendues +publiques, mais qu'il y eût des lois qui fussent également applicables aux +patriciens et à elle. + +Il paraît que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent rédigées +par des plébéiens. Les patriciens répondirent qu'apparemment les tribuns +ignoraient ce que c'était qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas +exprimé cette prétention. « Il est de toute impossibilité, disaient-ils, +que les plébéiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous +qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec +toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [31] +Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les +vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de +leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des +spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige +était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois. Entre les +deux ordres, dont chacun s'étonnait de l'insistance de l'autre, la +république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un +compromis: « Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les +plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres. +» Par là ils croyaient concéder beaucoup; c'était peu à l'égard des +principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu'il +ne s'opposait nullement à la rédaction d'un code, mais que ce code ne +pouvait être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen +de concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le +patriciat invoquait: on décida que les législateurs seraient tous +patriciens, mais que leur code, avant d'être promulgué et mis en vigueur, +serait exposé aux yeux du public et soumis à l'approbation préalable de +toutes les classes. + +Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des décemvirs. Il importe +seulement de remarquer dès à présent que l'oeuvre des législateurs, +préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens, +fut ensuite acceptée par les comices centuriates, c'est-à-dire par +l'assemblée où les deux ordres étaient confondus. Il y avait en cela une +innovation grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s'appliqua +désormais à toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code, +un seul mot qui implique une inégalité entre le plébéien et le patricien +soit pour le droit de propriété, soit pour les contrats et les +obligations, soit pour la procédure. A partir de ce moment, le plébéien +comparut devant le même tribunal que le patricien, agit comme lui, fut +jugé d'après la même loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de +révolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les +sentiments de l'homme envers l'homme, l'idée de la dignité personnelle, le +principe du droit, tout fut changé dans Rome. + +Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et +parmi eux, il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu'on eut proclamé avec +tant d'énergie que le droit d'écrire les lois n'appartenait qu'à la classe +patricienne, le progrès des idées était si rapide qu'au bout d'une année +on admettait des plébéiens parmi les législateurs. + +Les moeurs tendaient à l'égalité. On était sur une pente où l'on ne +pouvait plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour +défendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion +et les moeurs ne suffisaient plus à l'interdire. Mais à peine avait-on eu +le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une réprobation +universelle. Quelques patriciens persistèrent bien à alléguer la religion: +« Notre sang va être souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en +sera flétri; nul ne saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices +il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines +et humaines. » Les plébéiens n'entendaient rien à ces arguments, qui ne +leur paraissaient que des subtilités sans valeur. Discuter des articles de +foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les +tribuns répliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: « S'il est vrai +que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle +ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant +de ne pas vous allier aux familles plébéiennes. » La loi fut retirée. +Aussitôt les mariages devinrent fréquents entre les deux ordres. Les +riches plébéiens furent à tel point recherchés que, pour ne parler que des +Licinius, on les vit s'allier à trois _gentes_ patriciennes, aux Fabius, +aux Cornélius, aux Manlius. [33] On put reconnaître alors que la loi avait +été un moment la seule barrière qui séparât les deux ordres. Désormais, le +sang patricien et le sang plébéien se mêlèrent. + +Dès que l'égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile +était fait, et il semblait naturel que l'égalité existât de même en +politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était +interdit, et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours. + +Il y avait pourtant une raison très-forte. Le consulat n'était pas +seulement un commandement; c'était un sacerdoce. Pour être consul, il ne +suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de +probité; il fallait surtout être capable d'accomplir les cérémonies du +culte public. Il était nécessaire que les rites fussent bien observés et +que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le +caractère sacré qui permettait de prononcer les prières et d'appeler la +protection divine sur la cité. Le plébéien n'avait rien de commun avec le +culte; la religion s'opposait donc à ce qu'il fût consul, _nefas plebeium +consulem fieri._ + +On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des +plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d'être consuls. +Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour +faire comprendre cela à la plèbe; on lui dit quelle importance la religion +avait dans la cité, que c'était elle qui avait fondé la ville, elle qui +présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées +délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta +que cette religion était, suivant la règle antique (_more majorum_), le +patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et +pratiqués que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le +sacrifice du plébéien. Proposer de créer des consuls plébéiens, c'était +vouloir supprimer la religion de la cité; désormais le culte serait +souillé et la cité ne serait plus en paix avec ses dieux. [34] + +Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter +les plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et +sa puissance. Dès qu'il vit que le consulat était en danger d'être obtenu +par la plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes +le plus d'importance celle qui consistait à faire la lustration des +citoyens: ainsi furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui +semblait trop difficile de résister aux voeux des plébéiens, il remplaça +le consulat par le tribunat militaire. La plèbe montra d'ailleurs une +grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son désir fût +réalisé. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur à obtenir ces +hautes magistratures qu'elle n'en avait mis à conquérir le tribunat et un +code. + +Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie +plébéienne qui avait de l'ambition. Voici une légende de cette époque: +« Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses +deux filles, l'une à un patricien qui devint tribun militaire, l'autre à +Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un +jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire à +sa maison, frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet +usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui +apprirent combien un mariage plébéien l'avait fait déchoir, en la plaçant +dans une maison où les dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer. +Son père devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un +jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il +s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillèrent au même +dessein. » Cette légende nous apprend deux choses: l'une, que +l'aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les patriciens, prenait +leur ambition et aspirait à leurs dignités; l'autre, qu'il se trouvait des +patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle +aristocratie, qui s'était unie à eux par les liens les plus étroits. + +Il paraît que Licinius et Sextius, qui s'était joint à lui, ne comptaient +pas que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d'être +consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle +qui avait pour objet d'établir qu'un des consuls serait forcément choisi +dans la plèbe, était précédée de deux autres, dont l'une diminuait les +dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est évident que les +deux premières devaient servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur +de la troisième. Il y eut un moment où la plèbe fut trop clairvoyante: +elle prit dans les propositions de Licinius ce qui était pour elle, c'est- +à-dire la réduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de +côté le consulat. Mais Licinius répliqua que les trois lois étaient +inséparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La +constitution romaine autorisait ce procédé. On pense bien que la plèbe +aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la +plèbe voulût faire des lois; il fallait encore à cette époque que le Sénat +convoquât les grands comices et qu'ensuite il confirmât le décret. [35] Il +s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un événement que Tite-Live +laisse trop dans l'ombre; [36] il paraît que la plèbe prit les armes et +que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu +donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait à +l'avance tous les décrets que le peuple porterait cette année-là. Rien +n'empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce +moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne tarda +guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe de +pourpre et fut précédé des faisceaux; il rendit la justice, il fut +sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions. + +Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on pût les enlever aux +patriciens. Car c'était dans la vieille religion un dogme inébranlable que +le droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se +transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession +des dieux, était héréditaire. De même qu'un culte domestique était un +patrimoine auquel nul étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité +appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient formé la cité +primitive. Assurément dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu +à l'esprit de personne qu'un plébéien pût être pontife. + +Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la +règle d'hérédité, s'était fait une religion à son usage. Elle s'était +donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu. +Le patricien n'avait eu d'abord que du mépris pour cette parodie de sa +religion. Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le +plébéien était arrivé à croire qu'il était, même au point de vue du culte +et à l'égard des dieux, l'égal du patricien. + +Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir +que le caractère sacerdotal et le droit d'adorer la divinité étaient +héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette +vieille règle de l'hérédité; elle prétendait que tout homme était apte à +prononcer la prière, et que, pourvu qu'on fût citoyen, on avait le droit +d'accomplir les cérémonies du culte de la cité; elle arrivait à cette +conséquence qu'un plébéien pouvait être pontife. + +Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la +politique, il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi +ardemment convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues: le prêtre +était un magistrat; le pontife était un juge, l'augure pouvait dissoudre +les assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s'apercevoir que sans +les sacerdoces elle n'avait réellement ni l'égalité civile ni l'égalité +politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux +ordres, comme elle avait réclamé le partage du consulat. + +Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse; car +depuis soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les +sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de +l'ennemi, il remplissait les saintes formalités du triomphe. Par les +magistratures, la plèbe s'était déjà emparée d'une partie des sacerdoces; +il n'était pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'hérédité +religieuse était ébranlée chez les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns +d'entre eux invoquèrent en vain les vieilles règles et dirent: « Le culte +va être altéré, souillé par des mains indignes; vous vous attaquez aux +dieux mêmes; prenez garde que leur colère ne se fasse sentir à notre +ville. » Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur +la plèbe, ni même que la majorité du patriciat s'en soit émue. Les moeurs +nouvelles donnaient gain de cause au principe plébéien. Il fut donc décidé +que la moitié des pontifes et des augures seraient désormais choisis parmi +la plèbe. [37] + +Ce fut là la dernière conquête de l'ordre inférieur; il n'avait plus rien +à désirer. Le patriciat perdait jusqu'à sa supériorité religieuse. Rien ne +le distinguait plus de la plèbe; le patriciat n'était plus qu'un nom ou un +souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes +les cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique +religion héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi +des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le +plébéien avait lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la +république et sous les rois, et il l'avait vaincue. + + +NOTES + +[1] Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires, +lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92. + +[2] Nicolas de Damas, _Fragm._. Aristote, _Politique_, V, 9. Thucydide, I, +126. Diodore, IV, 5. + +[3] Aristote, _Politique_, VI, 3, 2. + +[4] Varron, _L. L._, VI, 13. + +[5] Denys, IV, 5. Platon, _Hipparque_. + +[6] Héraclide de Pont, dans les _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, +t. II, p. 217. + +[7] Diogène Laërce, I, 110. Cicéron, _De leg._ II, 11. Athénée, p. 602. + +[8] Euripide, _Phéniciennes_. Alexis, dans Athénée, IV, 49. + +[9] Eschine, _in Ctesiph._, 30. Démosthènes, _in Eubul_. Pollux, VIII, 19, +95, 107. + +[10] Aristote, _Politique_, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine, +édit. Didot, p. 511. + +[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimés; +ils subsistèrent, au contraire, jusqu'à la fin de l'histoire grecque; mais +ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en +politique. + +[12] Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V, +9. + +[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3). + +[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Déjà les rois précédents avaient +partagé les terres prises à l'ennemi; mais il n'est pas sûr qu'ils aient +admis la plèbe au partage. + +[15] Denys, IV, 13; IV, 43. + +[16] Denys, IV, 26. + +[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en +a en réalité que cinq: Cicéron, _De republ._, II, 22; Aulu-Gelle, X, 28. +Les chevaliers d'une part, de l'autre les prolétaires, étaient en dehors +des classes. -- Notons d'ailleurs que le mot _classis_ n'avait pas, dans +l'ancienne langue, un sens analogue à celui de nôtre mot classe; il +signifiait corps de troupe. Cela marque que la division établie par +Servius fut plutôt militaire que politique. + +[18] Il nous paraît incontestable que les commices par centuries n'étaient +pas autre chose que la réunion de l'armée romaine. Ce qui le prouve, c'est +1° que cette assemblée est souvent appelée _l'armée_ par les écrivains +latins; _urbanus exercitus_, Varron, VI, 93; _quum comitiorum causa +exercitus eductus esset_, Tite-Live, XXXIX, 15, _miles ad suffragia +vocatur et comitia centuriata dicuntur_, Ampélius, 48; 2° que ces comices +étaient convoqués exactement comme l'armée, quand elle entrait en +campagne, c'est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux +étendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie, +l'autre vert foncé pour la cavalerie; 3° que ces comices se tenaient +toujours au champ de Mars, parce que l'armée ne pouvait pas se réunir dans +l'intérieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4° que chacun s'y rendait +en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5° que l'on y était distribué par +centuries, l'infanterie d'un côté, la cavalerie de l'autre; 6° que chaque +centurie avait à sa tête son centurion et son enseigne, [Grec: osper en +polémo], Denys, VII, 59; 7° que les sexagénaires, ne faisant pas partie de +l'armée, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices; +Macrobe, I, 5; Festus, v° _Depontani_. Ajoutons que dans l'ancienne langue +le mot _classis_ signifiait corps de troupe et que le mot _centuria_ +désignait une compagnie militaire. -- Les prolétaires ne paraissaient pas +d'abord dans cette assemblée; pourtant comme il était d'usage qu'ils +formassent dans l'armée une centurie employée aux travaux, ils purent +aussi former une centurie dans ces comices. + +[19] Cassius Hémina, dans Nonius, liv. II, v° _Plevitas_. + +[20] Varron, _L. L._, VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l, +Festus, v° _Nexum_. + +[21] Denys, VI, 45; VI, 79. + +[22] Denys, X. Plutarque, _Quest. rom._, 84. + +[23] Tite-Live, III, 55. + +[24] C'est le sens propre du mot _sacer_: Plaute, _Bacch._, IV, 6, 13; +Catulle, XIV, 12; Festus, _v° Sacer_; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live, +l'épithète de _sacrosanctus_ ne serait pas d'abord appliquée au tribun, +mais à l'homme qui portait atteinte à la personne du tribun. + +[25] Plutarque, _Quest. Rom._, 81. + +[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42. + +[27] _Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque +de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes +fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur._ Aulu-Gelle, XIII, 12. + +[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90. + +[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v° _Scita plebis_. Il est +bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens étaient +inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des +assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans cérémonie religieuse, +et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur légale. + +[30] Denys, X, I. + +[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4. + +[32] Julius Obsequens, 16. + +[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39. + +[34] Tite-Live, VI, 41. + +[35] Tite-Live, IV, 49. + +[36] Tite-Live, 48. + +[37] Les dignités de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de +vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent +laissées sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste +sacrée, mais qui ne fut plus une caste dominante. + + + + +CHAPITRE VIII. + +CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVÉ; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE +SOLON. + + +Il n'est pas dans la nature du droit d'être absolu et immuable; il se +modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque société a son +droit, qui se forme et se développe avec elle, qui change comme elle, et +qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et +de ses croyances. + +Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une religion d'autant +plus puissante sur leur âme qu'elle était plus grossière; cette religion +leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs institutions +politiques. Mais voici que la société s'est transformée. Le régime +patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s'est dissous à +la longue dans le régime de la cité. Insensiblement la _gens_ s'est +démembrée, le cadet s'est détaché de l'aîné, le serviteur du chef; la +classe inférieure a grandi; elle s'est armée; elle a fini par vaincre +l'aristocratie et conquérir l'égalité. Ce changement dans l'état social +devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les +patriciens étaient attachés à la vieille religion des familles et par +conséquent au vieux droit, autant la classe inférieure avait de haine pour +cette religion héréditaire qui avait fait longtemps son infériorité, et +pour ce droit antique qui l'avait opprimée. Non-seulement elle le +détestait, elle ne le comprenait même pas. Comme elle n'avait pas les +croyances sur lesquelles il était fondé, ce droit lui paraissait n'avoir +pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et dès lors il devenait +impossible qu'il restât debout. + +Si l'on se place à l'époque où la plèbe a grandi et est entrée dans le +corps politique, et que l'on compare le droit de cette époque au droit +primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et +le plus saillant est que le droit a été rendu public et est connu de tous. +Ce n'est plus ce chant sacré et mystérieux que l'on se disait d'âge en âge +avec un pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les hommes +des familles religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti des +rituels et des livres des prêtres; il a perdu son religieux mystère; c'est +une langue que chacun peut lire et peut parler. + +Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature +de la loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la période +précédente. Auparavant la loi était un arrêt de la religion; elle passait +pour une révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin fondateur, +aux rois sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux, au +contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le législateur parle; les +décemvirs de Rome ont reçu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple +qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le législateur ne +représente donc plus la tradition religieuse, mais la volonté populaire. +La loi a dorénavant pour principe l'intérêt des hommes, et pour fondement +l'assentiment du plus grand nombre. + +De là deux conséquences. D'abord, la loi ne se présente plus comme une +formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se +reconnaît sujette au changement. Les Douze Tables le disent: « Ce que les +suffrages du peuple ont ordonné en dernier lieu, c'est la loi. » [1] De +tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait +plus d'importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la +révolution qui s'opéra alors dans le droit. La loi n'est plus une +tradition sainte, _mos_; elle est un simple texte, _lex_, et comme c'est +la volonté des hommes qui l'a faite, cette même volonté peut la changer. + +L'autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant était une partie +de la religion et était, par conséquent, le patrimoine des familles +sacrées, fut dorénavant la propriété commune de tous les citoyens. Le +plébéien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de +Rome, plus tenace ou plus rusé que l'eupatride d'Athènes, essaya-t-il de +cacher à la foule les formes de la procédure; ces formes mêmes ne +tardèrent pas à être divulguées. + +Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait plus contenir les +mêmes prescriptions que dans l'époque précédente. Tant que la religion +avait eu l'empire sur lui, il avait réglé les relations des hommes entre +eux d'après les principes de cette religion. Mais la classe inférieure, +qui apportait dans la cité d'autres principes, ne comprenait rien ni aux +vieilles règles du droit de propriété, ni à l'ancien droit de succession, +ni à l'autorité absolue du père, ni à la parenté d'agnation. Elle voulait +que tout cela disparût. + +A la vérité, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un +seul coup. S'il est quelquefois possible à l'homme de changer brusquement +ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit +privé qu'avec lenteur et par degrés. C'est ce que prouve l'histoire du +droit romain comme celle du droit athénien. + +Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont été écrites au +milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont +faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour son +usage. Cette législation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle +n'est pas encore le droit prétorien; elle est une transition entre les +deux. + +Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'éloigne pas encore du +droit antique: + +Elle maintient la puissance du père; elle le laisse juger son fils, le +condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le fils n'est jamais +majeur. + +Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les règles anciennes; +l'héritage passe aux agnats, et à défaut d'agnats aux _gentiles_. Quant +aux cognats, c'est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les +connaît pas encore; ils n'héritent pas entre eux; la mère ne succède pas +au fils, ni le fils à la mère. [2] + +Elle conserve à l'émancipation et à l'adoption le caractère et les effets +que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils émancipé n'a +plus part au culte de la famille, et il suit de là qu'il n'a plus droit à +la succession. + +Voici maintenant les points sur lesquels cette législation s'écarte du +droit primitif: + +Elle admet formellement que le patrimoine peut être partagé entre les +frères, puisqu'elle accorde l'_actio familiae erciscundae_. [3] + +Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de trois fois de la +personne de son fils, et qu'après trois ventes le fils sera libre. [4] +C'est ici la première atteinte que le droit romain ait portée à l'autorité +paternelle. + +Un autre changement plus grave fut celui qui donna à l'homme le pouvoir de +tester. Auparavant, le fils était héritier _sien et nécessaire_; à défaut +de fils, le plus proche agnat héritait; à défaut d'agnats, les biens +retournaient à la _gens_, en souvenir du temps où la _gens_ encore +indivise était l'unique propriétaire du domaine qu'on avait partagé +depuis. Les Douze Tables laissent de côté ces principes vieillis; elles +considèrent la propriété comme appartenant non plus à la _gens_, mais à +l'individu; elles reconnaissent donc à l'homme le droit de disposer de ses +biens par testament. + +Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fût tout à fait +inconnu. L'homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors de la +_gens_, mais à la condition de faire agréer son choix par l'assemblée des +curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonté de la cité entière qui pût +faire déroger à l'ordre que la religion avait jadis établi. Le droit +nouveau débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une +forme plus facile, celle d'une vente simulée. L'homme feindra de vendre sa +fortune à celui qu'il aura choisi pour légataire; en réalité il aura fait +un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaître devant l'assemblée +du peuple. + +Cette forme de testament avait le grand avantage d'être permise au +plébéien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu +jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Désormais il put user du procédé de +la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable +dans cette période de l'histoire de la législation romaine, c'est que par +l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put étendre son +action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes règles et +les anciennes formalités n'avaient pu et ne pouvaient encore +convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait +de nouvelles règles et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux +plébéiens. + +C'est pour la même raison et en conséquence du même besoin que des +innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait +au mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne pratiquaient pas +le mariage sacré, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale +reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (_mutuus +consensus_) et sur l'affection qu'elles s'étaient promise (_affectio +maritalis_). Nulle formalité civile ni religieuse n'était accomplie. Ce +mariage plébéien finit par prévaloir, à la longue, dans les moeurs et dans +le droit; mais à l'origine, les lois de la cité patricienne ne lui +reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves conséquences; comme +la puissance maritale et paternelle ne découlait, aux yeux du patricien, +que de la cérémonie religieuse qui avait initié la femme au culte de +l'époux, il résultait que le plébéien n'avait pas cette puissance. La loi +ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit privé n'existait pas pour +lui. C'était une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une +formalité qui fût à l'usage du plébéien et qui, pour les relations +civiles, produisît les mêmes effets que le mariage sacré. On eut recours, +comme pour le testament, à une vente fictive. La femme fut achetée par le +mari (_coemptio_); dès lors elle fut reconnue en droit comme faisant +partie de sa propriété (_familia_) elle fut _dans sa main_; et eut rang de +fille à son égard, absolument comme si la formalité religieuse avait été +accomplie. [6] + +Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus ancien que les +Douze Tables. Il est du moins certain, que la législation nouvelle le +reconnut comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit privé, +qui était analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en +différât beaucoup pour les principes. + +A la _coemptio_ correspond l'_usus_; ce sont deux formes d'un même acte. +Tout objet peut être acquis indifféremment de deux manières, par achat ou +par _usage_; il en est de même de la propriété fictive de la femme. +L'_usage_ ici, c'est la cohabitation d'une année; elle établit entre les +époux les mêmes liens de droit que l'achat et que la cérémonie religieuse. +Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation +eût été précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui +s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la _coemptio_ +ni l'_usus_ ne créaient l'union morale entre les époux; ils ne venaient +qu'après le mariage et n'établissaient qu'un lien de droit. Ce n'étaient +pas, comme on l'a trop souvent répété, des modes de mariage; c'étaient +seulement des moyens d'acquérir la puissance maritale et paternelle. [7] + +Mais la puissance maritale des temps antiques avait des conséquences qui, +à l'époque de l'histoire où nous sommes arrivés, commençaient à paraître +excessives. Nous avons vu que la femme était soumise sans réserve au mari, +et que le droit de celui-ci allait jusqu'à pouvoir l'aliéner et la vendre. +[8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des +effets que le bon sens du plébéien avait peine à comprendre; ainsi la +femme placée _dans la main_ de son mari était séparée d'une manière +absolue de sa famille paternelle, n'en héritait pas, et ne conservait avec +elle aucun lien ni aucune parenté aux yeux de la loi. Cela était bon dans +le droit primitif, quand la religion défendait que la même personne fît +partie de deux _gentes_, sacrifiât à deux foyers, et fût héritière dans +deux maisons. Mais la puissance maritale n'était plus conçue avec cette +rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir +échapper à ces dures conséquences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en +établissant que la cohabitation d'une année mettrait la femme en +puissance, fut-elle forcée de laisser aux époux la liberté de ne pas +contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque année la +cohabitation, ne fût-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez +pour que la puissance maritale ne s'établisse pas. Dès lors la femme +conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en hériter. + +Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs détails, on voit +que le code des Douze Tables s'écarte déjà beaucoup du droit primitif. La +législation romaine se transforme comme le gouvernement et l'état social. +Peu à peu et presque à chaque génération il se produira quelque changement +nouveau. A mesure que les classes inférieures feront un progrès dans +l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les +règles du droit. C'est d'abord le mariage qui va être permis entre +patriciens et plébéiens. C'est ensuite la loi Papiria qui défendra au +débiteur d'engager sa personne au créancier. C'est la procédure qui va se +simplifier, au grand profit des plébéiens, par l'abolition des _actions de +la loi_. Enfin le préteur, continuant à marcher dans la voie que les Douze +Tables ont ouverte, tracera à côté du droit ancien un droit absolument +nouveau, que la religion n'aura pas dicté et qui se rapprochera de plus en +plus du droit de la nature. + +Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien. On sait que deux +codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de trente années, +le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a été écrit au +plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides +n'étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la +classe inférieure l'emportait. Aussi les différences sont-elles grandes +entre les deux codes. + +Dracon était un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et +« était instruit dans le droit religieux ». Il ne paraît pas avoir fait +autre chose que de mettre en écrit les vieilles coutumes, sans y rien +changer. Sa première loi est celle-ci: « On devra honorer les dieux et les +héros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'écarter des +rites suivis par les ancêtres. » On a conservé le souvenir de ses lois sur +le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit écarté du temple, et +lui défendent de toucher à l'eau lustrale et aux vases des cérémonies. [9] + +Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes. Elles étaient, en +effet, dictées par une religion implacable, qui voyait dans toute faute +une offense à la divinité, et dans toute offense à la divinité un crime +irrémissible. Le vol était puni de mort, parce que le vol était un +attentat à la religion de la propriété. + +Un curieux article qui nous a été conservé de cette législation [10] +montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de +poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa +_gens_. Nous voyons là combien la _gens_ était encore puissante à cette +époque, puisqu'elle ne permettait pas à la cité d'intervenir d'office dans +ses affaires, fût-ce pour la venger. L'homme appartenait encore à la +famille plus qu'à la cité. + +Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation, nous voyons quelle +ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la dureté et la +raideur de la vieille loi non écrite. On peut croire qu'elle établissait +une démarcation bien profonde entre les classes; car la classe inférieure +l'a toujours détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une +législation nouvelle. + +Le code de Solon est tout différent; on voit qu'il correspond à une grande +révolution sociale. La première chose qu'on y remarque, c'est que les lois +sont les mêmes pour tous. Elles n'établissent pas de distinction entre +l'eupatride, le simple homme libre, et le thète. Ces mots ne se trouvent +même dans aucun des articles qui nous ont été conservés. Solon se vante +dans ses vers d'avoir écrit les mêmes lois pour les grands et pour les +petits. + +Comme les Douze Tables, le code de Solon s'écarte en beaucoup de points du +droit antique; sur d'autres points il lui reste fidèle. Ce n'est pas à +dire que les décemvirs romains aient copié les lois d'Athènes; mais les +deux législations, oeuvres de la même époque, conséquences de la même +révolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette +ressemblance n'est-elle guère que dans l'esprit des deux législations; la +comparaison de leurs articles présente des différences nombreuses. Il y a +des points sur lesquels le code de Solon reste plus près du droit primitif +que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en éloigne +davantage. + +Le droit très-antique avait prescrit que le fils aîné fût seul héritier. +La loi de Solon s'en écarte et dît en termes formels: « Les frères se +partageront le patrimoine. » Mais le législateur ne s'éloigne pas encore +du droit primitif jusqu'à donner à la soeur une part dans la succession: +« Le partage, dit-il, se fera entre les fils. » [11] + +Il y a plus: si un père ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut +pas être héritière; c'est toujours le plus proche agnat qui a la +succession. En cela Solon se conforme à l'ancien droit; du moins il +réussit à donner à la fille la jouissance du patrimoine, en forçant +l'héritier à l'épouser. [12] + +La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux droit; Solon +l'admet dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de la parenté +par les mâles. Voici sa loi: [13] « Si un père ne laisse qu'une fille, le +plus proche agnat hérite en épousant la fille. S'il ne laisse pas +d'enfant, son frère hérite, non pas sa soeur; son frère germain ou +consanguin, non pas son frère utérin. A défaut de frères ou de fils de +frères, la succession passe à la soeur. S'il n'y a ni frères, ni soeurs, +ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle +héritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle +(c'est-à-dire parmi les agnats), la succession est déférée aux collatéraux +de la branche maternelle (c'est-à-dire aux cognats). » Ainsi les femmes +commencent à avoir des droits à la succession, mais inférieurs à ceux des +hommes; la loi énonce formellement ce principe: « Les mâles et les +descendants par les mâles excluent les femmes et les descendante des +femmes. » Du moins cette sorte de parenté est reconnue et se fait sa place +dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence à parler +presque aussi haut que la vieille religion. + +Solon introduisit encore dans la législation athénienne quelque chose de +très-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient nécessairement +au plus proche agnat, ou à défaut d'agnats aux _gennètes_ (_gentiles_); +cela venait de ce que les biens n'étaient pas considérés comme appartenant +à l'individu, mais à la famille. Mais au temps de Solon on commençait à +concevoir autrement le droit de propriété; la dissolution de l'ancien +[Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu. +Le législateur permit donc à l'homme de disposer de sa fortune et de +choisir son légataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec: +genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas +le droit de la famille naturelle; le fils resta héritier nécessaire; si le +mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu'à +la condition que cet héritier épouserait la fille; sans enfants, l'homme +était libre de tester à sa fantaisie. [14] Cette dernière règle était +absolument nouvelle dans le droit athénien, et nous pouvons voir par elle +combien on se faisait alors de nouvelles idées sur la famille. + +La religion primitive avait donné au père une autorité souveraine dans la +maison. Le droit antique d'Athènes allait jusqu'à lui permettre de vendre +ou de mettre à mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs +nouvelles, posa des limites à cette puissance; [16] on sait avec certitude +qu'il défendit au père de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la +même défense protégeait le fils. L'autorité paternelle allait +s'affaiblissant, à mesure que l'antique religion perdait son empire: ce +qui avait lieu plus tôt à Athènes qu'à Rome. Aussi le droit athénien ne se +contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: « Après triple vente le +fils sera libre. » Il permit au fils arrivé à un certain âge d'échapper au +pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arrivèrent insensiblement à +établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous connaissons une +loi d'Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu vieux ou +infirme; une telle loi indique nécessairement que le fils peut posséder, +et par conséquent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette +loi n'existait pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien et +restait toujours en puissance. + +Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique, +quand elle lui défendait de faire un testament, parce que la femme n'était +jamais réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais +elle s'écartait de ce droit antique quand elle permettait à la femme de +reprendre sa dot. [17] + +Il y avait encore d'autres nouveautés dans ce code. A l'opposé de Dracon, +qui n'avait accordé le droit de poursuivre un crime en justice qu'à la +famille de la victime, Solon l'accorda à tout citoyen. [18] Encore une +règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait. + +Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour +un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les +moeurs, les institutions s'étant modifiées, les lois qui auparavant +avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu +elles étaient effacées. + + +NOTES + +[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34. + +[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Cicéron, _De invent._, II, +50. + +[3] Gaius, III, 19. + +[4] _Digeste_, liv. X, tit. 2, 1. + +[5] Il y avait bien le testament _in procinctu_; mais nous ne sommes pas +bien renseignés sur cette sorte de testament; peut-être était-il au +testament _calatis comitiis_ ce que l'assemblée par centuries était à +l'assemblée par curies. + +[6] Gaius, I, 114. + +[7] Gaius, I, 111: _quae anno continuo_ NUPTA _perseverabat_. La +_coemptio_ était si peu un mode de mariage que la femme pouvait la +contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur. + +[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps +de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put être réelle à +l'origine. Il n'en était pas d'ailleurs du mariage par simple _consensus_ +comme du mariage sacré, qui établissait entre les époux un lien +indissoluble. + +[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Démosthènes, _in Lept._, 158. Porphyre, _De +abstinentia_, IX. + +[10] Démosthènes, _in Everg._, 71; _in Macart._, 57. + +[11] Isée, VI, 25. + +[12] Isée, III, 42. + +[13] Isée, VII, 19; XI, 1, 11. + +[14] Isée, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, _Solon_, 21. + +[15] Plutarque, _Solon_, 13. + +[16] Plutarque, _Solon_, 23. + +[17] Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias]. +Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Démosthènes, _in Evergum; in Boeotum +de dote; in Neoeram_, 51, 52. + +[18] Plutarque, _Solon_, 18. + + + + +CHAPITRE IX. + +NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTÉRÊT PUBLIC ET LE SUFFRAGE. + + +La révolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et éleva +la classe inférieure au niveau des anciens chefs des _gentes_, marqua le +commencement d'une période nouvelle dans l'histoire des cités. Une sorte +de renouvellement social s'accomplit. Ce n'était pas seulement une classe +d'hommes qui remplaçait une autre classe au pouvoir. C'étaient les vieux +principes qui étaient mis de côté, et des règles nouvelles qui allaient +gouverner les sociétés humaines. + +Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures qu'elle avait eues +dans l'époque précédente. Le régime républicain subsista; les magistrats +gardèrent presque partout leurs anciens noms; Athènes eut encore ses +archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux cérémonies +de la religion publique; les repas du prytanée, les sacrifices au +commencement de l'assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut +conservé. Il est assez ordinaire à l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles +institutions, de vouloir en garder au moins les dehors. + +Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le droit, ni les +croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle période ce qu'ils +avaient été dans la précédente. L'ancien régime disparut, entraînant avec +lui les règles rigoureuses qu'il avait établies en toutes choses; un +régime nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face. + +La religion avait été pendant de longs siècles l'unique principe de +gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût capable de la +remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les mettant autant +que possible à l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur +lequel le gouvernement des cités se fonda désormais, fut l'intérêt public. + +Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans +l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la règle supérieure +d'où dérivait l'ordre social, n'était pas l'intérêt, c'était la religion. +Le devoir d'accomplir les rites du culte avait été le lien social. De +cette nécessité religieuse avait découlé, pour les uns le droit de +commander, pour les autres l'obligation d'obéir; de là étaient venues les +règles de la justice et de la procédure, celles des délibérations +publiques, celles de la guerre. Les cités ne s'étaient pas demandé si les +institutions qu'elles se donnaient, étaient utiles; ces institutions +s'étaient fondées, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'intérêt ni +la convenance n'avaient contribué à les établir; et si la classe +sacerdotale avait combattu pour les défendre, ce n'était pas au nom de +l'intérêt public, mais au nom de la tradition religieuse. + +Mais dans la période où nous entrons maintenant, la tradition n'a plus +d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe régulateur duquel +toutes les institutions doivent tirer désormais leur force, le seul qui +soit au-dessus des volontés individuelles et qui puisse les obliger à se +soumettre, c'est l'intérêt public. Ce que les Latins appellent _res +publica_, les Grecs [Grec: to choinon], voilà ce qui remplace la vieille +religion. C'est là ce qui décide désormais des institutions et des lois, +et c'est à cela que se rapportent tous les actes importants des cités. +Dans les délibérations des sénats ou des assemblées populaires, que l'on +discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de +droit privé ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que +la religion prescrit, mais ce que réclame l'intérêt général. + +On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien le régime +nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donné à sa patrie la +constitution la meilleure: « Non pas, répondit-il; mais celle qui lui +convient le mieux. » Or, c'était quelque chose de très-nouveau que de ne +plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un mérite relatif. +Les anciennes constitutions, fondées sur les règles du culte, s'étaient +proclamées infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et +l'inflexibilité de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'à +l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins, +aux moeurs, aux intérêts des hommes de chaque époque. Il ne s'agissait +plus de vérité absolue; les règles du gouvernement devaient être désormais +flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que +ses lois fussent observées pendant cent ans. + +Les prescriptions de l'intérêt public ne sont pas aussi absolues, aussi +claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut +toujours les discuter; elles ne s'aperçoivent pas tout d'abord. Le mode +qui parut le plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l'intérêt +public réclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce +procédé fut jugé nécessaire et fut presque journellement employé. Dans +l'époque précédente, les auspices avaient fait à peu près tous les frais +des délibérations; l'opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était +toute-puissante; on votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que +pour faire connaître l'opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes +choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour être sûr de connaître +l'intérêt de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il +fut la source des institutions, la règle du droit; il décida de l'utile et +même du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus même des lois; +il fut le souverain dans la cité. + +Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut +plus l'accomplissement régulier des cérémonies religieuses; il fut surtout +constitué pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignité et la +puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan, passa au +premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des +hommes devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou bien que des +magistratures nouvelles furent créées, ou tout au moins que les anciennes +prirent un caractère nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple +d'Athènes et par celui de Rome. + +A Athènes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient +été surtout des prêtres; le soin de juger, d'administrer, de faire la +guerre, se réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient être +joint au sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux procédés +religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait +une répugnance extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté des +archontes elle établit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs +fonctions répondaient mieux aux besoins de l'époque. Ce furent les +_stratéges_. Le mot signifie chef de l'armée; mais leur autorité n'était +pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres +cités, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police +de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la +religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les stratéges avaient le +pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorité, telle que les +vieux âges l'avaient conçue; les stratéges avaient celle que les nouveaux +besoins avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que les +archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les stratéges en +eurent toute la réalité. Ces nouveaux magistrats n'étaient plus des +prêtres; à peine faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables +en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer +de la religion. Ces stratéges purent être choisis en dehors de la classe +des eupatrides. Dans l'épreuve qu'on leur faisait subir avant de les +nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait à +l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils étaient d'une +famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de +citoyens et qu'ils eussent une propriété dans l'Attique. [1] Les archontes +étaient désignés par le sort, c'est-à-dire par la voix des dieux; il en +fut autrement des stratéges. Comme le gouvernement devenait plus difficile +et plus compliqué, que la piété n'était plus la qualité principale, et +qu'il fallait l'habileté, la prudence, le courage, l'art de commander, on +ne croyait plus que la voix du sort fût suffisante pour faire un bon +magistrat. La cité ne voulait plus être liée par la prétendue volonté des +dieux, et elle tenait à avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte, +qui était un prêtre, fût désigné par les dieux, cela était naturel; mais +le stratége, qui avait dans ses mains les intérêts matériels de la cité, +devait être élu par les hommes. + +Si l'on observe de près les institutions de Rome, on reconnaît que des +changements du même genre s'y opérèrent. D'une part, les tribuns de la +plèbe augmentèrent à tel point leur importance que la direction de la +république, au moins en ce qui concernait les affaires intérieures, finit +par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractère +sacerdotal, ressemblent assez aux stratéges. D'autre part, le consulat +lui-même ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de +sacerdotal en lui s'effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des +Romains pour les traditions et les formes du passé exigea que le consul +continuât à accomplir les cérémonies religieuses instituées par les +ancêtres. Mais on comprend bien que le jour où les plébéiens furent +consuls, ces cérémonies n'étaient plus que de vaines formalités. Le +consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un +commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inaperçue; elle +n'en fut pas moins complète. Le consulat n'était certainement plus au +temps des Scipion ce qu'il avait été au temps de Publicola. Le tribunat +militaire, que le Sénat institua en 443, et sur lequel les anciens nous +donnent trop peu de renseignements, fut peut-être la transition entre le +consulat de la première époque et celui de la seconde. + +On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la manière de +nommer les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des +centuries dans l'élection du magistrat n'était, nous l'avons vu, qu'une +pure formalité. Dans le vrai, le consul de chaque année était _créé_ par +le consul de l'année précédente, qui lui transmettait les auspices, après +avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les +deux ou trois candidats que présentait le consul en charge; il n'y avait +pas de débat. Le peuple pouvait détester un candidat; il n'en était pas +moins forcé de voter pour lui. A l'époque où nous sommes maintenant, +l'élection est tout autre, quoique les formes en soient encore les mêmes. +Il y a bien encore, comme par le passé, une cérémonie religieuse et un +vote; mais c'est la cérémonie religieuse qui est pour la forme, et c'est +le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se faire présenter par +le consul qui préside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du +moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de déclarer que les +auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les centuries +nomment qui elles veulent. L'élection n'appartient plus aux dieux, elle +est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus +consultés qu'à la condition d'être impartiaux entre tous les candidats. Ce +sont les hommes qui choisissent. + + +NOTES + +[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot). + + + + +CHAPITRE X. + +UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ÉTABLISSEMENT +DE LA DÉMOCRATIE; QUATRIÈME RÉVOLUTION. + + +Le régime qui succéda à la domination de l'aristocratie religieuse ne fut +pas tout d'abord la démocratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athènes et +de Rome, que la révolution qui s'était accomplie, n'avait pas été l'oeuvre +des plus basses classes. Il y eut, à la vérité, quelques villes où ces +classes s'insurgèrent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de +durable; les longs désordres où tombèrent Syracuse, Milet, Samos, en sont +la preuve. Le régime nouveau ne s'établit avec quelque solidité que là où +il se trouva tout de suite une classe supérieure pour prendre en mains, +pour quelque temps, le pouvoir et l'autorité morale qui échappaient aux +eupatrides ou aux patriciens. + +Quelle pouvait être cette aristocratie nouvelle? La religion héréditaire +étant écartée, il n'y avait plus d'autre élément de distinction sociale +que la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer des rangs, les +esprits n'admettant pas tout de suite que l'égalité dût être absolue. + +Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondée +sur la religion héréditaire, qu'en établissant une division nouvelle qui +fut fondée sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et +leur donna des droits inégaux; il fallut être riche pour parvenir aux +hautes magistratures; il fallut être au moins d'une des deux classes +moyennes pour avoir accès au Sénat et aux tribunaux. [1] + +Il en fut de même à Rome. Nous avons déjà vu que Servius ne détruisit la +puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il créa +douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plébéiens; ce +fut l'origine de l'ordre équestre, qui fut dorénavant l'ordre riche de +Rome. Les plébéiens qui n'avaient pas le cens fixé pour être chevalier, +furent répartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les +prolétaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits +politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sûr du +moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution républicaine conserva +ces distinctions établies par un roi, et la plèbe ne se montra pas d'abord +très-désireuse de mettre l'égalité entre ses membres. + +Ce qui se voit si clairement à Athènes et à Rome, se retrouve dans presque +toutes les autres cités. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne +furent donnés d'abord qu'à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une +sorte d'ordre équestre; plus tard, ceux qui venaient après eux par le +chiffre de la fortune, obtinrent les mêmes droits, et cette dernière +mesure n'éleva qu'à mille le nombre des citoyens. A Rhégium, le +gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cité. A +Thurii, il fallait un cens très-élève pour faire partie du corps +politique. Nous voyons clairement dans les poésies de Théognis qu'à +Mégare, après la chute des nobles, ce fut la richesse qui régna. A Thèbes, +pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait être ni artisan ni +marchand. [3] + +Ainsi les droits politiques qui, dans l'époque précédente, étaient +inhérents à la naissance, furent, pendant quelque temps, inhérents à la +fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cités, +non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature même de l'esprit +humain, qui, en sortant d'un régime de profonde inégalité, n'arrivait pas +tout de suite à l'égalité complète. + +Il est à remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa supériorité +uniquement sur sa richesse. Partout elle eut à coeur d'être la classe +militaire. Elle se chargea de défendre les cités en même temps que de les +gouverner. Elle se réserva les meilleures armes et la plus forte part de +périls dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle +remplaçait. Dans toutes les cités, les plus riches formèrent la cavalerie, +la classe aisée composa le corps des hoplites ou des légionnaires. Les +pauvres furent exclus de l'armée; tout au plus les employa-t-on comme +vélites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4] +L'organisation de l'armée répondait ainsi avec une exactitude parfaite à +l'organisation politique de la cité. Les dangers étaient proportionnés aux +privilèges, et la force matérielle se trouvait dans les mêmes mains que la +richesse. [5] + +Il y eut ainsi dans presque toutes les cités dont l'histoire nous est +connue, une période pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la +classe aisée fut en possession du gouvernement. Ce régime politique eut +ses mérites, comme tout régime peut avoir les siens, quand il est conforme +aux moeurs de l'époque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La +noblesse sacerdotale de l'époque précédente avait assurément rendu de +grands services; car c'était elle qui, pour la première fois, avait établi +des lois et fondé des gouvernements réguliers. Elle avait fait vivre avec +calme et dignité, pendant plusieurs siècles, les sociétés humaines. +L'aristocratie de richesse eut un autre mérite: elle imprima à la société +et à l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes +ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau régime donnait le plus +de valeur politique à l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus +habile; il était donc favorable au développement de l'industrie et du +commerce; il l'était aussi au progrès intellectuel; car l'acquisition de +cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le +mérite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de +l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a +donc pas à être surpris que sous ce régime la Grèce et Rome aient élargi +les limites de leur culture intellectuelle et poussé plus avant leur +civilisation. + +La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne +noblesse héréditaire l'avait gardé. Ses titres à la domination n'étaient +pas de même valeur. Elle n'avait pas ce caractère sacré dont l'ancien +eupatride était revêtu; elle ne régnait pas en vertu des croyances et par +la volonté des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eût prise sur la +conscience et qui forçât l'homme à se soumettre. L'homme ne s'incline +guère que devant ce qu'il croit être le droit ou ce que ses opinions lui +montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps +devant la supériorité religieuse de l'eupatride qui disait la prière et +possédait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la +richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est +l'envie. L'inégalité politique qui résultait de la différence des +fortunes, parut bientôt une iniquité, et les hommes travaillèrent à la +faire disparaître. + +D'ailleurs, la série des révolutions, une fois commencée, ne devait pas +s'arrêter. Les vieux principes étaient renversés, et l'on n'avait plus de +traditions ni de règles fixes. Il y avait un sentiment général de +l'instabilité des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'était plus +capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc +attaquée comme l'avait été l'ancienne; les pauvres voulurent être citoyens +et firent effort pour entrer à leur tour dans le corps politique. + +Il est impossible d'entrer dans le détail de cette nouvelle lutte. +L'histoire des cités, à mesure qu'elle s'éloigne de l'origine, se +diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la même série de +révolutions; mais ces révolutions s'y présentent sous des formes très- +variées. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes où le +principal élément de la richesse était la possession du sol, la classe +riche fut plus longtemps respectée et plus longtemps maîtresse; et qu'au +contraire dans les cités, comme Athènes, où il y avait peu de fortunes +territoriales et où l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le +commerce, l'instabilité des fortunes éveilla plus tôt les convoitises ou +les espérances des classes inférieures, et l'aristocratie fut plus tôt +attaquée. + +Les riches de Rome résistèrent beaucoup mieux que ceux de la Grèce; cela +tient à des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire +grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle +se défendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les +eupatrides, opposer à ses adversaires le grand et puissant argument de la +tradition et de la piété. Elle ne pouvait pas appeler à son secours les +ancêtres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres +croyances; elle n'avait pas foi dans la légitimité de ses privilèges. + +Elle avait bien la force des armes; mais cette supériorité même finit par +lui manquer. Les constitutions que les États se donnent, dureraient sans +doute plus longtemps si chaque État pouvait demeurer dans l'isolement, ou +si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre dérange les +rouages des constitutions et hâte les changements. Or, entre ces cités de +la Grèce et de l'Italie l'état de guerre était presque perpétuel. C'était +sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement, +puisque c'était elle qui occupait le premier rang dans les batailles. +Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, décimée et +affaiblie, hors d'état par conséquent de tenir tête au parti populaire. A +Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de +ses membres dans une guerre contre les Japyges, la démocratie s'établit +aussitôt dans la cité. Le même fait s'était produit à Argos, une trentaine +d'années auparavant: à la suite d'une guerre malheureuse contre les +Spartiates, le nombre des vrais citoyens était devenu si faible, qu'il +avait fallu donner le droit de cité à une foule de _périèques_. [6] C'est +pour n'avoir pas à tomber dans cette extrémité que Sparte était si +ménagère du sang des vrais Spartiates. Quant à Rome, ses guerres +continuelles expliquent en grande partie ses révolutions. La guerre a +détruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste +comptait sous les rois, il en restait à peine un tiers après la conquête +du Samnium. La guerre a moissonné ensuite la plèbe primitive, cette plèbe +riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les +légions. + +Un des effets de la guerre était que les cités étaient presque toujours +réduites à donner des armes aux classes inférieures. C'est pour cela qu'à +Athènes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les +combats sur mer ont donné à la classe pauvre l'importance que les +constitutions lui refusaient. Les thètes, élevés au rang de rameurs, de +matelots et même de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se +sont sentis nécessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la +démocratie athénienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans +Thucydide sa lenteur et sa répugnance à entrer en campagne. Elle s'est +laissée entraîner malgré elle dans la guerre du Péloponèse; mais combien +elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte était forcée +d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses néodamodes, ses mothaces, ses +laconiens et même ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en +donnant des armes à ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de +révolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armée, ou subir la loi de +ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les +plébéiens calomniaient le Sénat de Rome, quand ils lui reprochaient de +chercher toujours de nouvelles guerres. Le Sénat était bien trop habile. +Il savait ce que ces guerres lui coûtaient de concessions et d'échecs au +forum. Mais il ne pouvait pas les éviter. + +Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que +l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes +inférieures. Par là il est arrivé bientôt que les constitutions se sont +trouvées en désaccord avec l'état social et qu'il a fallu les modifier. +D'ailleurs on doit reconnaître que tout privilège était nécessairement en +contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'intérêt +public n'était pas un principe qui fût de nature à autoriser et à +maintenir longtemps l'inégalité. Il conduisait inévitablement les sociétés +à la démocratie. + +Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tôt ou un peu plus +tard, donner à tous les hommes libres des droits politiques. Dès que la +plèbe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y +admettre les prolétaires, et ne put pas y faire passer la division en +classes. La plupart des cités virent ainsi se former des assemblées +vraiment populaires, et le suffrage universel fut établi. + +Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus +grande que celle qu'il peut avoir dans les États modernes. Par lui le +dernier des citoyens mettait la main à toutes les affaires, nommait les +magistrats, faisait les lois, rendait la justice, décidait de la guerre ou +de la paix et rédigeait les traités d'alliance. Il suffisait donc de cette +extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fût vraiment +démocratique. + +Il faut faire une dernière remarque. On aurait peut-être évité l'avènement +de la démocratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec: +oligarchia isonomos], c'est-à-dire le gouvernement pour quelques-uns et la +liberté pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idée nette de la +liberté; les droits individuels manquèrent toujours chez eux de garanties. +Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zèle +pour le gouvernement démocratique, que sous la domination de l'oligarchie +le peuple était en butte à beaucoup de vexations, de condamnations +arbitraires, d'exécutions violentes. Nous lisons dans cet historien +« qu'il fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un +refuge et les riches un frein ». Les Grecs n'ont jamais su concilier +l'égalité civile avec l'inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas +lésé dans ses intérêts personnels, il leur a paru nécessaire qu'il eût un +droit de suffrage, qu'il fût juge dans les tribunaux, et qu'il pût être +magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'État +était une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre +lui, nous comprendrons quel immense intérêt il y avait pour chaque homme, +même pour le plus humble, à avoir des droits politiques, c'est-à-dire à +faire partie du gouvernement. Le souverain collectif étant si omnipotent, +l'homme ne pouvait être quelque chose qu'en étant un membre de ce +souverain. Sa sécurité et sa dignité tenaient à cela. On voulait posséder +les droits politiques, non pour avoir la vraie liberté, mais pour avoir au +moins ce qui pouvait en tenir lieu. + + +NOTES + +[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cité par Harpocration, +aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129. + +[2] Tite-Live, I, 43. + +[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (édit. Didot). + +[4] Lysias, in _Alcib._, I, 8; II, 7. Isée, VII, 89, Xénophon, _Hellen._, +VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes]. + +[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est +manifeste: à Rome, l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que +l'armée; cela est si vrai que les hommes qui avaient dépassé l'âge du +service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les +historiens ne nous disent pas qu'il y eût une loi semblable à Athènes; +mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend +(II, 31; II, 13) qu'au début de la guerre, Athènes avait 13,000 hoplites; +si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les _Guêpes_) porte à +un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque +nous dit qu'à la même époque le nombre des citoyens était de 14,000. C'est +donc que les prolétaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les +hoplites, n'étaient pas non plus comptés parmi les citoyens. La +constitution d'Athènes, en 430, n'était donc pas encore tout à fait +démocratique. + +[6] Aristote, _Politique_, VIII, 2, 8 (V, 2). + + + + +CHAPITRE XI. + +RÈGLES DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE. + + +A mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l'on s'éloignait +de l'ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il +y fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus +délicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement +d'Athènes. + +Athènes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle +avait conservé tous ceux de l'époque précédente, l'archonte qui donnait +son nom à l'année et veillait à la perpétuité des cultes domestiques, le +roi qui accomplissait les sacrifices, le polémarque qui figurait comme +chef de l'armée et qui jugeait les étrangers, les six thesmothètes qui +paraissaient rendre la justice et qui en réalité ne faisaient que présider +des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient +les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui +accompagnaient l'archonte et le roi dans les cérémonies, les dix +athlothètes qui restaient quatre ans en exercice pour préparer la fête de +Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, étaient réunis en +permanence pour veiller à l'entretien du foyer public et à la continuation +des repas sacrés. On voit, par cette liste, qu'Athènes restait fidèle aux +traditions de l'ancien temps; tant de révolutions n'avaient pas encore +achevé de détruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les +vieilles formes de la religion nationale; la démocratie continuait le +culte institué par les eupatrides. + +Venaient ensuite les magistrats spécialement créés pour la démocratie, qui +n'étaient pas des prêtres, et qui veillaient aux intérêts matériels de la +cité. C'étaient d'abord les dix stratéges qui s'occupaient des affaires de +la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui +avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les +marchés de la ville et du Pirée; les quinze sitophylaques qui avaient les +yeux sur la vente du blé; les quinze métronomes qui contrôlaient les poids +et les mesures; les dix gardes du trésor; les dix receveurs des comptés; +les onze qui étaient chargés de l'exécution des sentences. Ajoutez que la +plupart de ces magistratures étaient répétées dans chacune des tribus et +dans chacun des dèmes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique, +avait son archonte, son prêtre, son secrétaire, son receveur, son chef +militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la +campagne sans rencontrer un magistrat. + +Ces fonctions étaient annuelles; il en résultait qu'il n'était presque pas +un homme qui ne pût espérer d'en exercer quelqu'une à son tour. Les +magistrats-prêtres étaient choisis par le sort. Les magistrats qui +n'exerçaient que des fonctions d'ordre public, étaient élus par le peuple. +Toutefois il y avait une précaution contre les caprices du sort ou ceux du +suffrage universel: chaque nouvel élu subissait un examen, soit devant le +Sénat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant +l'Aréopage, non que l'on demandât des preuves de capacité ou de talent; +mais on faisait une enquête sur la probité de l'homme et sur sa famille; +on exigeait aussi que tout magistrat eût un patrimoine en fonds de terre. + +Il semblerait que ces magistrats, élue par les suffrages de leurs égaux, +nommés seulement pour une année, responsables et même révocables, dussent +avoir peu de prestige et d'autorité. Il suffit pourtant de lire Thucydide +et Xénophon pour s'assurer qu'ils étaient respectés et obéis. Il y a +toujours eu dans le caractère des anciens, même des Athéniens, une grande +facilité à se plier à une discipline. C'était peut-être la conséquence des +habitudes d'obéissance que le gouvernement sacerdotal leur avait données. +Ils étaient accoutumés à respecter l'État et tous ceux qui, à des degrés +divers, le représentaient. Il ne leur venait pas à l'esprit de mépriser un +magistrat parce qu'il était leur élu; le suffrage était réputé une des +sources les plus saintes de l'autorité. + +Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire +exécuter les lois, il y avait le Sénat. Ce n'était qu'un corps délibérant, +une sorte de Conseil d'État; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois, +n'exerçait aucune souveraineté. On ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il +fût renouvelé chaque année; car il n'exigeait de ses membres ni une +intelligence supérieure ni une grande expérience. Il était composé des +cinquante prytanes de chaque tribu, qui exerçaient à tour de rôle les +fonctions sacrées et délibéraient toute l'année sur les intérêts religieux +ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Sénat n'était +que la réunion des prytanes, c'est-à-dire des prêtres annuels du foyer, +qu'il était nommé par la voie du sort. Il est juste de dire qu'après que +le sort avait prononcé, chaque nom subissait une épreuve et était écarté +s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1] + +Au-dessus même du Sénat il y avait l'assemblée du peuple. C'était le vrai +souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le +monarque s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses +erreurs, la démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle +se soumettait. + +L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratéges. Elle se +tenait dans une enceinte consacrée par la religion; dès le matin, les +prêtres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en +appelant la protection des dieux. Le peuple était assis sur des bancs de +pierre. Sur une sorte d'estrade élevée se tenaient les prytanes et, en +avant, les proèdres qui présidaient l'assemblée. Un autel se trouvait près +de la tribune, et la tribune elle-même était réputée une sorte d'autel. +Quand tout le monde était assis, un prêtre ([Grec: chaerux]) élevait la +voix: « Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec: +euphaemia]); priez les dieux et les déesses (et ici il nommait les +principales divinités du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette +assemblée pour le plus grand avantage d'Athènes et la félicité des +citoyens. » Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom répondait: « Nous +invoquons les dieux pour qu'ils protègent la cité. Puisse l'avis du plus +sage prévaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils, +qui prétendrait changer les décrets et les lois, ou qui révélerait nos +secrets à l'ennemi! » [2] + +Ensuite le héraut, sur l'ordre des présidents, disait de quel sujet +l'assemblée devait s'occuper. Ce qui était présenté au peuple devait avoir +été déjà discuté et étudié par le Sénat. Le peuple n'avait pas ce qu'on +appelle en langage moderne l'initiative. Le Sénat lui apportait un projet +de décret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas à +délibérer sur autre chose. + +Quand le héraut avait donné lecture du projet de décret, la discussion +était ouverte. Le héraut disait: « Qui veut prendre la parole? » Les +orateurs montaient à la tribune, par rang d'âge. Tout homme pouvait +parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais à la condition +qu'il eût prouvé qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'était pas +débiteur de l'État, que ses moeurs étaient pures, qu'il était marié en +légitime mariage, qu'il possédait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il +avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes +les expéditions militaires pour lesquelles il avait été commandé, et qu'il +n'avait jeté son bouclier dans aucun combat. [3] + +Ces précautions une fois prises contre l'éloquence, le peuple +s'abandonnait ensuite à elle tout entier. Les Athéniens, comme dit +Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à l'action. Ils +sentaient, au contraire, le besoin d'être éclairés. La politique n'était +plus, comme dans le régime précédent, une affaire de tradition et de foi. +Il fallait réfléchir et peser les raisons. La discussion était nécessaire; +car toute question était plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait +mettre la vérité en lumière. Le peuple athénien voulait que chaque affaire +lui fût présentée sous toutes ses faces différentes et qu'on lui montrât +clairement le pour et le contre. Il tenait fort à ses orateurs; on dit +qu'il les rétribuait en argent pour chaque discours prononcé à la tribune. +[4] Il faisait mieux encore: il les écoutait. Car il ne faut pas se +figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple était +plutôt le contraire; le poète comique le représente écoutant bouche +béante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les +orateurs nous décrivent fréquemment ces réunions populaires; nous ne +voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Périclès +ou Cléon, Eschine ou Démosthènes, le peuple est attentif; qu'on le flatte +ou qu'on le gourmande, il écoute. Il laisse exprimer les opinions les plus +opposées, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris +ni de huées. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de +son discours. + +A Sparte l'éloquence n'est guère connue. C'est que les principes du +gouvernement ne sont pas les mêmes. L'aristocratie gouverne encore, et +elle a des traditions fixes qui la dispensent de débattre longuement le +pour et le contre de chaque sujet. A Athènes le peuple veut être instruit; +il ne se décide qu'après un débat contradictoire; il n'agit qu'autant +qu'il est convaincu ou qu'il croit l'être. Pour mettre en branle le +suffrage universel, il faut la parole; l'éloquence est le ressort du +gouvernement démocratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure +le titre de _démagogues_, c'est-à-dire de conducteurs de la cité; ce sont +eux, en effet, qui la font agir et qui déterminent toutes ses résolutions. + +On avait prévu le cas où un orateur ferait une proposition contraire aux +lois existantes. Athènes avait des magistrats spéciaux, qu'elle appelait +les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblée, +assis sur des sièges élevés, et semblaient représenter la loi, qui est au- +dessus du peuple même. S'ils voyaient qu'une loi était attaquée, ils +arrêtaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la +dissolution immédiate de l'assemblée. Le peuple se séparait, sans avoir le +droit d'aller aux suffrage. [6] + +Il y avait une loi, peu applicable à la vérité, qui punissait tout orateur +convaincu d'avoir donné un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une +autre qui interdisait l'accès de la tribune à tout orateur qui avait +conseillé trois fois des résolutions contraires aux lois existantes. [7] + +Athènes savait très-bien que la démocratie ne peut se soutenir que par le +respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait être +utile d'apporter dans la législation, appartenait spécialement aux +thesmothètes. Leurs propositions étaient présentées au Sénat, qui avait le +droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas +d'approbation, le Sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du +projet des thesmothètes. Mais le peuple ne devait rien résoudre +immédiatement; il renvoyait la discussion à un autre jour, et en attendant +il désignait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission spéciale de +défendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvénients de +l'innovation proposée. Au jour fixé, le peuple se réunissait de nouveau, +et écoutait d'abord les orateurs chargés de la défense des lois anciennes, +puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple +ne se prononçait pas encore. Il se contentait de nommer une commission, +fort nombreuse, mais composée exclusivement d'hommes qui eussent exercé +les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire, +entendait de nouveau les orateurs, discutait et délibérait. Si elle +rejetait la loi proposée, son jugement était sans appel. Si elle +l'approuvait, elle réunissait encore le peuple, qui, pour cette troisième +fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la +proposition une loi. [8] + +Malgré tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste +ou funeste fût adoptée. Mais la loi nouvelle portait à jamais le nom de +son auteur, qui pouvait plus tard être poursuivi en justice et puni. Le +peuple, en vrai souverain, était réputé impeccable; mais chaque orateur +restait toujours responsable du conseil qu'il avait donné. [9] + +Telles étaient les règles auxquelles la démocratie obéissait. Il ne +faudrait pas conclure de là qu'elle ne commît jamais de fautes. Quelle que +soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a +des jours où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la +passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les +vices de la nature humaine. Plus les règles sont minutieuses, plus elles +accusent que la direction de la société est difficile et pleine de périls. +La démocratie ne pouvait durer qu'à force de prudence. + +On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des +hommes. C'était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la +vie d'un Athénien. Un jour il est appelé à l'assemblée de son dème et il a +à délibérer sur les intérêts religieux ou politiques de cette petite +association. Un autre jour il est convoqué à l'assemblée de sa tribu; il +s'agit de régler une fête religieuse, ou d'examiner des dépenses, ou de +faire des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par +mois régulièrement il faut qu'il assiste à l'assemblée générale du peuple; +il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la séance est longue; il n'y va pas +seulement pour voter; venu dès le matin, il faut qu'il reste jusqu'à une +heure avancée du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant +qu'il a été présent dès l'ouverture de la séance et qu'il a entendu tous +les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus sérieuses; tantôt +il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-à-dire ceux +à qui son intérêt et sa vie vont être confiés pour un an; tantôt c'est un +impôt à établir ou une loi à changer; tantôt c'est sur la guerre qu'il a à +voter, sachant bien qu'il aura à donner son sang ou celui d'un fils. Les +intérêts individuels sont unis inséparablement à l'intérêt de l'État. +L'homme ne peut être ni indifférent ni léger. S'il se trompe, il sait +qu'il en portera bientôt la peine, et que dans chaque vote il engage sa +fortune et sa vie. Le jour où la malheureuse expédition de Sicile fut +décidée, il n'était pas un citoyen qui ne sût qu'un des siens en ferait +partie et qui ne dût appliquer toute l'attention de son esprit à mettre en +balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle +présentait de dangers. Il importait grandement de réfléchir et de +s'éclairer. Car un échec de la patrie était pour chaque citoyen une +diminution de sa dignité personnelle, de sa sécurité et de sa richesse. + +Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il +devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux +en moyenne, [10] il était héliaste, et il passait toute cette année-là +dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les +lois. Il n'y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux fois dans sa +vie à faire partie du Sénat; alors, pendant une année, il siégeait chaque +jour du matin au soir, recevant les dépositions des magistrats, leur +faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs étrangers, +rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant toutes +les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les +décrets. Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège, +astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c'était une +lourde charge que d'être citoyen d'un État démocratique, qu'il y avait là +de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de +temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote +disait-il très-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour +vivre, ne pouvait pas être citoyen. Telles étaient les exigences de la +démocratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se +devait tout entier à l'État. Il lui donnait son sang dans la guerre, son +temps pendant la paix. Il n'était pas libre de laisser de côté les +affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'étaient +plutôt les siennes qu'il devait négliger pour travailler au profit de la +cité. Les hommes passaient leur vie à se gouverner. La démocratie ne +pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses +citoyens. Pour peu que le zèle se ralentît, elle devait périr ou se +corrompre. + + +NOTES + +[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55. + +[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Démosthènes, _in Aristocr._, +97. Aristophane, _Acharn._, 43, 44 et Scholiaste, _Thesmoph._, 295-310. + +[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71. + +[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, _Guêpes_, 711 (639); +voy. le Scholiaste. + +[5] Aristophane, _Chevaliers_, 1119. + +[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, _Fragm._, coll. Didot, p. 407. + +[7] Athénée, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, _Hist. du droit +public d'Athènes_, chap. II. + +[8] Eschine, _in Ctesiph._, 38. Démosthènes, _in Timocr.; in Leptin_. +Andocide, I, 83. + +[9] Thucydide, III, 43. Démosthènes, _in. Timocratem._ + +[10] Il y avait 5,000 héliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on +retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient être écartés par +la [Grec: dokimasia]. + + + + +CHAPITRE XII. + +RICHES ET PAUVRES; LA DÉMOCRATIE PÉRIT; LES TYRANS POPULAIRES. + + +Lorsque la série des révolutions eut amené l'égalité entre les hommes et +qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits, +les hommes se firent la guerre pour des intérêts. Cette période nouvelle +de l'histoire des cités ne commença pas pour toutes en même temps. Dans +les unes elle suivit de très près l'établissement de la démocratie; dans +les autres elle ne parut qu'après plusieurs générations qui avaient su se +gouverner avec calme. Mais toutes les cités, tôt ou tard, sont tombées +dans ces déplorables luttes. + +A mesure que l'on s'était éloigné de l'ancien régime, il s'était formé une +classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'une +_gens_ et avait son maître, la misère était presque inconnue. L'homme +était nourri par son chef; celui à qui il donnait son obéissance, lui +devait en retour de subvenir à tous ses besoins. Mais les révolutions, qui +avaient dissous le [Grec: genos], avaient aussi changé les conditions de +la vie humaine. Le jour où l'homme s'était affranchi des liens de la +clientèle, il avait vu se dresser devant lui les nécessités et les +difficultés de l'existence. La vie était devenue plus indépendante, mais +aussi plus laborieuse et sujette à plus d'accidents. Chacun avait eu +désormais le soin de son bien-être, chacun sa jouissance et sa tâche. L'un +s'était enrichi par son activité ou sa bonne fortune, l'autre était resté +pauvre. L'inégalité de richesse est inévitable dans toute société qui ne +veut pas rester dans l'état patriarcal ou dans l'état de tribu. + +La démocratie ne supprima pas la misère: elle la rendit, au contraire, +plus sensible. L'égalité des droits politiques fit ressortir encore +davantage l'inégalité des conditions. + +Comme il n'y avait aucune autorité qui s'élevât au-dessus des riches et +des pauvres à la fois, et qui pût les contraindre à rester en paix, il eût +été à souhaiter que les principes économiques et les conditions du travail +fussent tels que les deux classes fussent forcées de vivre en bonne +intelligence. Il eût fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de +l'autre, que le riche ne pût s'enrichir qu'en demandant au pauvre son +travail, et que le pauvre trouvât les moyens de vivre en donnant son +travail au riche. Alors l'inégalité des fortunes eût stimulé l'activité et +l'intelligence de l'homme; elle n'eût pas enfanté la corruption et la +guerre civile. + +Mais beaucoup de cités manquaient absolument d'industrie et de commerce; +elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse +publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans dépouiller +personne. Là où il y avait du commerce, presque tous les bénéfices en +étaient pour les riches, par suite du prix exagéré de l'argent. S'il y +avait de l'industrie, les travailleurs étaient des esclaves. On sait quel +le riche d'Athènes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de +tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Même les professions +libérales étaient à peu près fermées au citoyen. Le médecin était souvent +un esclave qui guérissait les malades au profit de son maître. Les commis +de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas +fonctionnaires de l'État, étaient des esclaves. L'esclavage était un fléau +dont la société libre souffrait elle-même. Le citoyen trouvait peu +d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientôt +paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il méprisait le +travail. Ainsi les habitudes économiques, les dispositions morales, les +préjugés, tout se réunissait pour empêcher le pauvre de sortir de sa +misère et de vivre honnêtement. La richesse et la pauvreté n'étaient pas +constituées de manière à pouvoir vivre en paix. + +Le pauvre avait l'égalité des droits. Mais assurément ses souffrances +journalières lui faisaient penser que l'égalité des fortunes eût été bien +préférable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'égalité +qu'il avait, pouvait lui servir à acquérir celle qu'il n'avait pas, et +que, maître des suffrages, il pouvait devenir maître de la richesse. + +Il commença par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer +pour assister à l'assemblée, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cité +n'était pas assez riche pour subvenir à de telles dépenses, le pauvre +avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de +voter étaient fréquentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait +régulièrement et au grand jour; à Athènes, on se cachait mieux. A Rome, où +le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme témoin; à +Athènes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misère et le +jetait dans la dégradation. + +Ces expédients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus énergiques. +Il organisa une guerre en règle contre la richesse. Cette guerre fut +d'abord déguisée sous des formes légales; on chargea les riches de toutes +les dépenses publiques, on les accabla d'impôts, on leur fit construire +des trirèmes, on voulut qu'ils donnassent des fêtes au peuple. Puis on +multiplia les amendes dans les jugements; on prononça la confiscation des +biens pour les fautes les plus légères. Peut-on dire combien d'hommes +furent condamnés à l'exil par la seule raison qu'ils étaient riches? La +fortune de l'exilé allait au trésor public, d'où elle s'écoulait ensuite, +sous forme de triobole, pour être partagée entre les pauvres. Mais tout +cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait +toujours. Les pauvres en vinrent alors à user de leur droit de suffrage +pour décréter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse +et un bouleversement général. + +Dans les époques précédentes on avait respecté le droit de propriété, +parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque +patrimoine avait été attaché à un culte et avait été réputé inséparable +des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pensé qu'on eût le droit +de dépouiller un homme de son champ. Mais à l'époque où les révolutions +nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnées et la religion +de la propriété a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacré et +inviolable. Elle ne paraît plus un don des dieux, mais un don du hasard. +On a le désir de s'en emparer, en dépouillant celui qui la possède; et ce +désir, qui autrefois eût paru une impiété, commence à paraître légitime. +On ne voit plus le principe supérieur qui consacre le droit de propriété; +chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit. + +Nous avons déjà dit que la cité, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir +sans limites, que la liberté était inconnue, et que le droit individuel +n'était rien vis-à-vis de la volonté de l'État. Il résultait de là que la +majorité des suffrages pouvait décréter la confiscation des biens des +riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illégalité ni injustice. +Ce que l'État avait prononcé, était le droit. Cette absence de liberté +individuelle a été une cause de malheurs et de désordres pour la Grèce. +Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins +souffert. + +Plutarque raconte qu'à Mégare, après une insurrection, on décréta que les +dettes seraient abolies, et que les créanciers, outre la perte du capital, +seraient tenus de rembourser les intérêts déjà payés. [1] + +« A Mégare, comme dans d'autres villes, dit Aristote, [2] le parti +populaire, s'étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la +confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans +cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arrêter. Il fallut faire +chaque jour quelque nouvelle victime; et à la fin le nombre de riches +qu'on dépouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formèrent une +armée. » + +En 412, « le peuple de Samos fit périr deux cents de ses adversaires, en +exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons ». +[3] + +A Syracuse, le peuple fut à peine délivré du tyran Denys que dès la +première assemblée il décréta le partage des terres. [4] + +Dans cette période de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons +une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans +l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent +la conserver ou la reprendre. « Dans toute guerre civile, dit un historien +grec, il s'agit de déplacer les fortunes. » [5] Tout démagogue faisait +comme ce Molpagoras de Cios, [6] qui livrait à la multitude ceux qui +possédaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et +distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messène, dès que le parti +populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres. + +Les classes élevées n'ont jamais eu chez les anciens assez d'intelligence +ni assez d'habileté pour tourner les pauvres vers le travail et les aider +à sortir honorablement de la misère et de la corruption. Quelques hommes +de coeur l'ont essayé; ils n'y ont pas réussi. Il résultait de là que les +cités flottaient toujours entre deux révolutions, l'une qui dépouillait +les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela +dura depuis la guerre du Péloponèse jusqu'à la conquête de la Grèce par +les Romains. + +Dans chaque cité, le riche et le pauvre étaient deux ennemis qui vivaient +à côté l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa +richesse convoitée. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui +les unît. Le pauvre ne pouvait acquérir la richesse qu'en dépouillant le +riche. Le riche ne pouvait défendre son bien que par une extrême habileté +ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'était dans chaque +ville une double conspiration: les pauvres conspiraient par cupidité, les +riches par peur. Aristote dit que les riches prononçaient entre eux ce +serment: « Je jure d'être toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire +tout le mal que je pourrai. » [7] + +Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de +cruautés et de crimes. Les haines effaçaient dans le coeur tout sentiment +d'humanité. « Il y eut à Milet une guerre entre les riches et les pauvres. +Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcèrent les riches à s'enfuir de la +ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les égorger, ils prirent +leurs enfants, les rassemblèrent dans des granges et les firent broyer +sous les pieds des boeufs. Les riches rentrèrent ensuite dans la ville et +redevinrent les maîtres. Ils prirent, à leur tour, les enfants des +pauvres, les enduisirent de poix et les brûlèrent tout vifs. » [8] + +Que devenait alors la démocratie? Elle n'était pas précisément responsable +de ces excès et de ces crimes; mais elle en était atteinte la première. Il +n'y avait plus de règles; or, la démocratie ne peut vivre qu'au milieu des +règles les plus strictes et les mieux observées. On ne voyait plus de +vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exerçait +plus l'autorité au profit de la paix et de la loi, mais au profit des +intérêts et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni +titres légitimes ni caractère sacré; l'obéissance n'avait plus rien de +volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche. +La cité n'était plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une +partie était maîtresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il +était aristocratique quand les riches étaient au pouvoir, démocratique +quand c'étaient les pauvres. En réalité, la vraie démocratie n'existait +plus. + +À partir du jour où les besoins et les intérêts matériels avaient fait +irruption en elle, elle s'était altérée et corrompue. La démocratie, avec +les riches au pouvoir, était devenue une oligarchie violente; la +démocratie des pauvres était devenue la tyrannie. Du cinquième au deuxième +siècle avant notre ère, nous voyons dans toutes les cités de la Grèce et +de l'Italie, Rome encore exceptée, que les formes républicaines sont mises +en péril et qu'elles sont devenues odieuses à un parti. Or, on peut +distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les détruire, et qui sont +ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus éclairés et plus +fiers, restent fidèles au régime républicain, pendant que les pauvres, +pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers +pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, après plusieurs guerres +civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti +contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'après de longues +alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte était toujours +à recommencer, elle imagina d'établir un régime monarchique qui fût +conforme à ses intérêts, et qui, en comprimant à jamais le parti +contraire, lui assurât pour l'avenir les bénéfices de sa victoire. Elle +créa ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changèrent de +nom: on ne fut plus aristocrate ou démocrate; on combattit pour la +liberté, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'étaient +encore la richesse et la pauvreté qui se faisaient la guerre. Liberté +signifiait le gouvernement où les riches avaient le dessus et défendaient +leur fortune; tyrannie indiquait exactement le contraire. + +C'est un fait général et presque sans exception dans l'histoire de la +Grèce et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont +pour ennemi le parti aristocratique. « Le tyran, dit Aristote, n'a pour +mission que de protéger le peuple contre les riches; il a toujours +commencé par être un démagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de +combattre l'aristocratie. » -- « Le moyen d'arriver à la tyrannie, dit-il +encore, c'est de gagner la confiance de la foule; or, on gagne sa +confiance en se déclarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate à +Athènes, Théagène à Mégare, Denys à Syracuse. » [9] + +Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Mégare, Théagène surprend +dans la campagne les troupeaux des riches et les égorge. A Cumes, +Aristodème abolit les dettes, et enlève les terres aux riches pour les +donner aux pauvres. Ainsi font Nicoclès à Sicyone, Aristomaque à Argos. +Tous ces tyrans nous sont représentés par les écrivains comme très-cruels; +il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature; mais ils +l'étaient par la nécessité pressante où ils se trouvaient de donner des +terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au +pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et +qu'ils entretenaient ses passions. + +Le tyran de ces cités grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne +peut nous donner une idée. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets, +sans intermédiaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il +n'est pas dans cette position élevée et indépendante où est le souverain +d'un grand État. Il a toutes les petites passions de l'homme privé: il +n'est pas insensible aux profits d'une confiscation; il est accessible à +la colère et au désir de la vengeance personnelle; il a peur; il sait +qu'il a des ennemis tout près de lui et que l'opinion publique approuve +l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappé. On devine ce que peut +être le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables +exceptions, les tyrans qui se sont élevés dans toutes les villes grecques +au quatrième et au troisième siècle, n'ont régné qu'en flattant ce qu'il y +avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui +était supérieur par la naissance, la richesse ou le mérite. Leur pouvoir +était illimité; les Grecs purent reconnaître combien le gouvernement +républicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits +individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donné +un tel pouvoir à l'État, que le jour où un tyran prenait en mains cette +omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et +qu'il était légalement le maître de leur vie et de leur fortune. + + +NOTES + +[1] Plutarque, _Quest. grecq._, 18. + +[2] Aristote, _Politique_, VIII, 4 (V, 4). + +[3] Thucydide, VIII, 21. + +[4] Plutarque, _Dion_, 37, 48. + +[5] Polybe, XV, 21. + +[6] Polybe, VII, 10. + +[7] Aristote, _Politique_, VIII, 7, 10 (V, 7). Plutarque, _Lysandre_, 19. + +[8] Héraclide de Pont, dans Athénée, XII, 26. -- Il est assez d'usage +d'accuser la démocratie athénienne d'avoir donné à la Grèce l'exemple de +ces excès et de ces bouleversements. Athènes est, au contraire, la seule +cité grecque à nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre +atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage +avait compris, dès le jour où la série des révolutions avait commencé, que +l'on marchait vers un terme où il n'y aurait que le travail qui put sauver +la société. Elle l'avait donc encouragé et rendu honorable. Solon avait +prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail fût privé des droits +politiques. Périclès avait voulu qu'aucun esclave ne mît la main à la +construction des grands monuments qu'il élevait, et il avait réservé tout +ce travail aux hommes libres. La propriété était d'ailleurs tellement +divisée qu'un recensement, qui fut fait à la fin du cinquième siècle, +montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10,000 propriétaires. +Aussi Athènes, vivant sous un régime économique un peu meilleur que celui +des autres cités, fut-elle moins violemment agitée que le reste de la +Grèce; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et +n'aboutirent pas aux mêmes désordres. + +[9] Aristote, _Politique_, V, 8; VIII, 4, 5; V, 4. + + + + +CHAPITRE XIII. + +RÉVOLUTIONS DE SPARTE. + + +Il ne faut pas croire que Sparte ait vécu dix siècles sans voir de +révolutions. Thucydide nous dit, au contraire, « qu'elle fut travaillée +par les dissensions plus qu'aucune autre cité grecque ». [1] L'histoire de +ces querelles intérieures nous est, à la vérité, peu connue; mais cela +vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour règle et pour +habitude de s'entourer du plus profond mystère. [2] La plupart des luttes +qui l'agitèrent, ont été cachées et mises en oubli; nous en savons du +moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte diffère +sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traversé la +même série de révolutions. + +Les Doriens étaient déjà formés en corps, de peuple lorsqu'ils envahirent +le Péloponèse. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays? Était-ce +l'invasion d'un peuple étranger, était-ce une révolution intérieure? on +l'ignore. Ce qui paraît certain, c'est qu'à ce moment de l'existence du +peuple dorien, l'ancien régime de la _gens_ avait déjà disparu. On ne +distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille; on ne +trouve plus de traces du régime patriarcal, plus de vestiges de noblesse +religieuse ni de clientèle héréditaire; on ne voit que des guerriers égaux +sous un roi. Il est donc probable qu'une première révolution sociale +s'était déjà accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui +conduisit ce peuple jusqu'à Sparte. Si l'on compare la société dorienne du +neuvième siècle avec la société ionienne de la même époque, on s'aperçoit +que la première était beaucoup plus avancée que l'autre dans la série des +changements. La race ionienne est entrée plus tard dans la route des +révolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite. + +Si les Doriens, à leur arrivée à Sparte, n'avaient plus le régime de la +_gens_, ils n'avaient pas pu s'en détacher encore si complètement qu'ils +n'en eussent gardé quelques institutions, par exemple le droit d'aînesse +et l'inaliénabilité du patrimoine. Ces institutions ne tardèrent pas à +rétablir dans la société Spartiate une aristocratie. + +Toutes les traditions nous montrent qu'à l'époque où parut Lycurgue, il y +avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles étaient en lutte. La +royauté avait une tendance naturelle à prendre parti pour la classe +inférieure. Lycurgue, qui n'était pas roi, se fit le chef de +l'aristocratie, et du même coup il affaiblit la royauté et mit le peuple +sous le joug. [3] + +Les déclamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la +sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inaltérable dont on y +jouissait, sur l'égalité, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire +illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut- +être celle où l'aristocratie a régné le plus durement et où l'on a le +moins connu l'égalité. Il ne faut pas parler du partage des terres; si ce +partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sûr qu'il n'a pas été +maintenu. Car au temps d'Aristote, « les uns possédaient des domaines +immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien; on comptait à peine +dans toute la Laconie un millier de propriétaires ». [4] + +Laissons de côté les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la +société Spartiate: nous y trouvons une hiérarchie de classes superposées +l'une à l'autre. Ce sont d'abord les Néodamodes, qui paraissent être +d'anciens esclaves affranchis; [5] puis les Épeunactes, qui avaient été +admis à combler les vides faits par la guerre parmi les Spartiates; [6] à +un rang un peu supérieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables à +des clients domestiques, vivaient avec le maître, lui faisaient cortège, +partageaient ses occupations, ses travaux, ses fêtes, et combattaient à +côté de lui. [7] Venait ensuite la classe des bâtards, qui descendaient +des vrais Spartiates, mais que la religion et la loi éloignaient d'eux; +[8] puis, encore une classe, qu'on appelait les inférieurs, [Grec: +hypomeiones], [9] et qui étaient probablement les cadets déshérités des +familles. Enfin au-dessus de tout cela s'élevait la classe aristocratique, +composée des hommes qu'on appelait les _Égaux_, [Grec: homoioi]. Ces +hommes étaient, en effet, égaux entre eux, mais fort supérieurs à tout le +reste. Le nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu; nous +savons seulement qu'il était très-restreint. Un jour, un de leurs ennemis +les compta sur la place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au +milieu d'une foule de 4,000 individus. [10] Ces égaux avaient seuls part +au gouvernement de la cité. « Être hors de cette classe, dit Xénophon, +c'est être hors du corps politique. » [11] Démosthènes dit que l'homme qui +entre dans la classe des Égaux, devient par cela seul « un des maîtres du +gouvernement ». [12] « On les appelle _Égaux_, dit-il encore, parce que +l'égalité doit régner entre les membres d'une oligarchie. » + +Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement précis. Il +paraît qu'il se recrutait par voie d'élection; mais le droit d'élire +appartenait au corps lui-même, et non pas au peuple. Y être admis était ce +qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte _le prix de la vertu_. +Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de mérite, +d'âge, pour composer cette _vertu_. On voit bien que la naissance ne +suffisait pas, puisqu'il y avait une élection; on peut croire que c'était +plutôt la richesse qui déterminait les choix, dans une ville « qui avait +au plus haut degré l'amour de l'argent, et où tout était permis aux +riches. » [13] + +Quoi qu'il en soit, ces Égaux avaient seuls les droits du citoyen; seuls +ils composaient l'assemblée; ils formaient seuls ce qu'on appelait à +Sparte _le peuple_. De cette classe sortaient par voie d'élection les +sénateurs, à qui la constitution donnait une bien grande autorité, puisque +Démosthènes dit que le jour où un homme entre au Sénat, il devient un +despote pour la foule. [14] Ce Sénat, dont les rois étaient de simples +membres, gouvernait l'État suivant le procédé habituel des corps +aristocratiques; des magistrats annuels dont l'élection lui appartenait +indirectement exerçaient en son nom une autorité absolue. Sparte avait +ainsi un régime républicain; elle avait même tous les dehors de la +démocratie, des rois-prêtres, des magistrats annuels, un Sénat délibérant, +une assemblée du peuple. Mais ce peuple n'était que la réunion de deux ou +trois centaines d'hommes. + +Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'établissement des éphores, le +gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composée de quelques riches, +faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et même +sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son énergie, par son +habileté, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois morales, +elle sut garder le pouvoir pendant cinq siècles. Mais elle suscita de +cruelles haines et eut à réprimer, un grand nombre d'insurrections. + +Nous n'avons pas à parler des complots des Hilotes. Tous ceux des +Spartiates ne nous sont pas connus; le gouvernement était trop habile pour +ne pas chercher à en étouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant +quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui +fondèrent Tarente étaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le +gouvernement. Une indiscrétion du poète Tyrtée fit connaître à la Grèce +que pendant les guerres de Messénie un parti avait conspiré pour obtenir +le partage des terres. + +Ce qui sauvait Sparte, c'était la division extrême qu'elle savait mettre +entre les classes inférieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les +Laconiens; les Mothaces méprisaient les Néodamodes. Nulle coalition +n'était possible, et l'aristocratie, grâce à son éducation militaire et à +l'étroite union de ses membres, était toujours assez forte pour tenir tête +à chacune des classes ennemies. + +Les rois essayèrent ce qu'aucune classe ne pouvait réaliser. Tous ceux +d'entre eux qui aspirèrent à sortir de l'état d'infériorité où +l'aristocratie les tenait, cherchèrent un appui chez les hommes de +condition inférieure. Pendant la guerre médique, Pausanias forma le projet +de relever à la fois la royauté et les basses classes, en renversant +l'oligarchie. Les Spartiates le firent périr, l'accusant d'avoir noué des +relations avec le roi de Perse; son vrai crime était plutôt d'avoir eu la +pensée d'affranchir les Hilotes. [15] On peut compter dans l'histoire +combien sont nombreux les rois qui furent exilés par les éphores; la cause +de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit: « Les rois de +Sparte, pour tenir tête aux éphores et au Sénat, se faisaient +démagogues. » [16] + +En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique. +Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas à la classe des Égaux, était le +chef des conjurés. Quand il voulait affilier un homme au complot, il le +menait sur la place publique, et lui faisait compter les citoyens; en y +comprenant les rois, les éphores, les sénateurs, on arrivait au chiffre +d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors: « Ces gens-là sont nos +ennemis; tous les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre +de plus de quatre mille, sont nos alliés. » Il ajoutait: « Quand tu +rencontres dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un +maître; tous les autres hommes sont des amis. » Hilotes, Laconiens, +Néodamodes, [Grec: hypomeiones], tous étaient associés, cette fois, et +étaient les complices de Cinadon; « car tous, dit l'historien, avaient une +telle haine pour leurs maîtres qu'il n'y en avait pas un seul parmi eux +qui n'avouât qu'il lui serait agréable de les dévorer tout crus. » Mais le +gouvernement de Sparte était admirablement servi: il n'y avait pas pour +lui de secret. Les éphores prétendirent que les entrailles des victimes +leur avaient révélé le complot. On ne laissa pas aux conjurés le temps +d'agir: on mit la main sur eux, et on les fit périr secrètement. +L'oligarchie fut encore une fois sauvée. [17] + +A la faveur de ce gouvernement, l'inégalité alla grandissant toujours. La +guerre du Péloponèse et les expéditions en Asie avaient fait affluer +l'argent à Sparte; mais il s'y était répandu d'une manière fort inégale, +et n'avait enrichi que ceux qui étaient déjà riches. En même temps, la +petite propriété disparut. Le nombre des propriétaires, qui était encore +de mille au temps d'Aristote, était réduit à cent, un siècle après lui. +[18] Le sol était tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait +ni industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les +riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une +part étaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le très-grand +nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous présente, dans la vie +d'Agis et dans celle de Cléomène, un tableau de la société Spartiate; on y +voit un amour effréné de la richesse, tout mis au-dessous d'elle; chez +quelques-uns le luxe, la mollesse, le désir d'augmenter sans fin leur +fortune; hors de là, rien qu'une tourbe misérable, indigente, sans droits +politiques, sans aucune valeur dans la cité, envieuse, haineuse, et qu'un +tel état social condamnait à désirer une révolution. + +Quand l'oligarchie eut ainsi poussé les choses aux dernières limites du +possible, il fallut bien que la révolution s'accomplît, et que la +démocratie, arrêtée et contenue si longtemps, brisât à la fin ses digues. +On devine bien aussi qu'après une si longue compression la démocratie ne +devait pas s'arrêter à des réformes politiques, mais qu'elle devait +arriver du premier coup aux réformes sociales. + +Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'étaient plus, en y +comprenant toutes les classes diverses, que sept cents), et l'affaissement +des caractères, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal +des changements ne vint pas des classes inférieures. Il vint d'un roi. +Agis essaya d'accomplir cette inévitable révolution par des moyens légaux: +ce qui augmenta pour lui les difficultés de l'entreprise. Il présenta au +Sénat, c'est-à-dire aux riches eux-mêmes, deux projets de loi pour +l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'être +trop surpris que le Sénat n'ait pas rejeté ces propositions; Agis avait +peut-être pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptées. Mais, les lois +une fois votées, restait à les mettre à exécution; or ces réformes sont +toujours tellement difficiles à accomplir que les plus hardis y échouent. +Agis, arrêté court par la résistance des éphores, fut contraint de sortir +de la légalité: il déposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre +autorité; puis il arma ses partisans et établit, durant une année, un +régime de terreur. Pendant ce temps-là il put appliquer la loi sur les +dettes et faire brûler tous les titres de créance sur la place publique. +Mais il n'eut pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis +hésita sur ce point et s'il fut effrayé de son oeuvre, ou si l'oligarchie +répandit contre lui d'habiles accusations; toujours est-il que le peuple +se détacha de lui et le laissa tomber. Les éphores l'égorgèrent, et le +gouvernement aristocratique fut rétabli. + +Cléomène reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de +scrupules. Il commença par massacrer les éphores, supprima hardiment cette +magistrature, qui était odieuse aux rois et au parti populaire, et +proscrivit les riches. Après ce coup d'État, il opéra la révolution, +décréta le partage des terres, et donna le droit de cité à quatre mille +Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cléomène n'avouaient +qu'ils faisaient une révolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom +du vieux législateur Lycurgue, prétendaient ramener Sparte aux antiques +coutumes. Assurément la constitution de Cléomène en était fort éloignée. +Le roi était véritablement un maître absolu; aucune autorité ne lui +faisait contre-poids; il régnait à la façon des tyrans qu'il y avait alors +dans la plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait +d'avoir obtenu des terres, paraissait se soucier fort peu des libertés +politiques. Cette situation ne dura pas longtemps. Cléomène voulut étendre +le régime démocratique à tout le Péloponèse, où Aratus, précisément à +cette époque, travaillait à établir un régime de liberté et de sage +aristocratie. Dans toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de +Cléomène, espérant obtenir, comme à Sparte, une abolition des dettes et un +partage des terres. C'est cette insurrection imprévue des basses classes +qui obligea Aratus à changer tous ses plans; il crut pouvoir compter sur +la Macédoine, dont le roi Antigone Doson avait alors pour politique de +combattre partout les tyrans et le parti populaire, et il l'introduisit +dans le Péloponèse. Antigone et les Achéens vainquirent Cléomène à +Sellasie. La démocratie spartiate fut encore une fois abattue, et les +Macédoniens rétablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant Jésus- +Christ). + +Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles; +une année, trois éphores qui étaient favorables au parti populaire, +massacrèrent leurs deux collègues: l'année suivante, les cinq éphores +appartenaient au parti oligarchique; le peuple prit les armes et les +égorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois; le peuple voulut en +avoir; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce +qui ne s'était jamais vu à Sparte. Ce roi nommé Lycurgue fut deux fois +renversé du trône, une première fois par le peuple, parce qu'il refusait +de partager les terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on +le soupçonnait de vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit; +mais après lui on voit à Sparte un tyran, Machanidas; preuve certaine que +le parti populaire avait pris le dessus. + +Philopémen qui, à la tête de la ligue achéenne, faisait partout la guerre +aux tyrans démocrates, vainquit et tua Machanidas. La démocratie Spartiate +adopta aussitôt un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cité à +tous les hommes libres, élevant les Laconiens eux-mêmes au rang des +Spartiates; il alla jusqu'à affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des +tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les +riches; « il proscrivit ou fit périr ceux que leur richesse élevait au- +dessus des autres ». + +Cette nouvelle Sparte démocratique ne manqua pas de grandeur; Nabis mit +dans la Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il +assujettit à Sparte la Messénie, une partie de l'Arcadie, l'Élide. Il +s'empara d'Argos. Il forma une marine, ce qui était bien éloigné des +anciennes traditions de l'aristocratie spartiate; avec sa flotte il domina +sur toutes les îles qui entourent le Péloponèse, et étendit son influence +jusque sur la Crète. Partout il soulevait la démocratie; maître d'Argos, +son premier soin fut de confisquer les biens des riches, d'abolir les +dettes, et de partager les terres. On peut voir dans Polybe combien la +ligue achéenne avait de haine pour ce tyran démocrate. Elle détermina +Flamininus à lui faire la guerre au nom de Rome. Dix mille Laconiens, sans +compter les mercenaires, prirent les armes pour défendre Nabis. Après un +échec, il voulait faire la paix; le peuple s'y refusa; tant la cause du +tyran était celle de la démocratie! Flamininus vainqueur lui enleva une +partie de ses forces, mais le laissa régner en Laconie, soit que +l'impossibilité de rétablir l'ancien gouvernement fût trop évidente, soit +qu'il fût conforme à l'intérêt de Rome que quelques tyrans fissent contre- +poids à la ligue achéenne. Nabis fut assassiné plus tard par un Éolien; +mais sa mort ne rétablit pas l'oligarchie; les changements qu'il avait +accomplis dans l'état social, furent maintenus après lui, et Rome elle- +même se refusa à remettre Sparte dans son ancienne situation. + + +NOTES + +[1] Thucydide, I, 18. + +[2] Thucydide, V, 68. + +[3] Voy. plus haut, p. 284. + +[4] Aristote, _Politique_, II, 6, 10 et 11. + +[5] Myron de Priène, dans Athénée, VI. + +[6] Théopompe, dans Athénée, VI. + +[7] Athénée, VI, 102. Plutarque, _Cléomène_, 8. Élien, XII, 43. + +[8] Aristote, _Politique_, VIII, 6 (V, 6). Xénophon, _Helléniques_, V, 3, +9. + +[9] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 6. + +[10] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 5. + +[11] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10. + +[12] Démosthènes, _in Leptin._, 107. + +[13] [Grec: Ha philochraematia Spartan eloi]: c'était déjà un proverbe en +Grèce au temps d'Aristote. Zénobius. II, 24. Aristote, _Politique_, VIII, +6, 7 (V, 6). + +[14] Démosthènes, _in Leptin._, 107. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10. + +[15] Aristote, _Politique_, VIII, 1 (V, 1). Thucydide I, 13, 2. + +[16] Aristote, _Politique_, II, 6, 14. + +[17] Xénophon, _Helléniques_, III, 3. + +[18] Plutarque, _Agis_, 5. + + + + +LIVRE V. + +LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT. + + + + +CHAPITRE PREMIER + +NOUVELLES CROYANCES; LA PHILOSOPHIE CHANGE LES RÈGLES DE LA POLITIQUE. + + +On a vu dans ce qui précède comment le régime municipal s'était constitué +chez les anciens. Une religion très-antique avait fondé d'abord la +famille, puis la cité; elle avait établi d'abord le droit domestique et le +gouvernement de la _gens_, ensuite les lois civiles et le gouvernement +municipal. L'État était étroitement lié à la religion; il venait d'elle et +se confondait avec elle. C'est pour cela que, dans la cité primitive, +toutes les institutions politiques avaient été des institutions +religieuses, les fêtes des cérémonies du culte, les lois des formules +sacrées, les rois et les magistrats des prêtres. C'est pour cela encore +que la liberté individuelle avait été inconnue, et que l'homme n'avait pas +pu soustraire sa conscience elle-même à l'omnipotence de la cité. C'est +pour cela enfin que l'État était resté borné aux limites d'une ville, et +n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux lui avaient +tracée à l'origine. Chaque cité avait non-seulement son indépendance +politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le droit, le +gouvernement, tout était municipal. La cité était la seule force vive; +rien au-dessus, rien au-dessous; ni unité nationale ni liberté +individuelle. + +Il nous reste à dire comment ce régime a disparu, c'est-à-dire comment, le +principe de l'association humaine étant changé, le gouvernement, la +religion, le droit ont dépouillé ce caractère municipal qu'ils avaient eu +dans l'antiquité. + +La ruine du régime politique que la Grèce et l'Italie avaient créé, peut +se rapporter à deux causes principales. L'une appartient à l'ordre des +faits moraux et intellectuels, l'autre à l'ordre des faits matériels; la +première est la transformation des croyances, la seconde est la conquête +romaine. Ces deux grands faits sont du même temps; ils se sont développés +et accomplis ensemble pendant la série de six siècles qui précède notre +ère. + +La religion primitive, dont les symboles étaient la pierre immobile du +foyer et le tombeau des ancêtres, religion qui avait constitué la famille +antique et organisé ensuite la cité, s'altéra avec le temps et vieillit. +L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On +commença a avoir l'idée de la nature immatérielle; la notion de l'âme +humaine se précisa, et presque en même temps celle d'une intelligence +divine surgit dans les esprits. + +Que dut-on penser alors des divinités du premier âge, de ces morts qui +vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient été des hommes, +de ces ancêtres sacrés qu'il fallait continuer à nourrir d'aliments? Une +telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'étaient plus au +niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces préjugés, si grossiers +qu'ils fussent, ne furent pas aisément arrachés de l'esprit du vulgaire: +ils y régnèrent longtemps encore; mais dès le cinquième siècle avant notre +ère, les hommes qui réfléchissaient s'étaient affranchis de ces erreurs. +Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient à l'anéantissement, +les autres à une seconde existence toute spirituelle dans un monde des +âmes; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vécût dans la +tombe, se nourrissant d'offrandes. On commençait aussi à se faire une idée +trop haute du divin pour qu'on pût persister à croire que les morts +fussent des dieux. On se figurait, au contraire, l'âme humaine allant +chercher dans les champs Élysées sa récompense ou allant payer la peine de +ses fautes; et par un notable progrès, on ne divinisait plus parmi les +hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au- +dessus de l'humanité. + +L'idée de la divinité se transformait peu à peu, par l'effet naturel de la +puissance plus grande de l'esprit. Cette idée, que l'homme avait d'abord +appliquée à la force invisible qu'il sentait en lui-même, il la transporta +aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature, +en attendant qu'il s'élevât jusqu'à la conception d'un être qui fût en +dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Héros +perdirent l'adoration de tout ce qui pensait. + +Quant au foyer, qui ne paraît avoir eu de sens qu'autant qu'il se +rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua à +avoir dans la maison un foyer domestique, à le saluer, à l'adorer, à lui +offrir la libation; mais ce n'était plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune +foi ne vivifiait plus. + +Le foyer des villes ou prytanée fut entraîné insensiblement dans le +discrédit où tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il +signifiait; on avait oublié que le feu toujours vivant du prytanée +représentait la vie invisible des ancêtres, des fondateurs, des Héros +nationaux. On continuait à entretenir ce feu, à faire les repas publics, à +chanter les vieux hymnes: vaines cérémonies, dont on n'osait pas se +débarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens. + +Même les divinités de la nature, qu'on avait associées aux foyers, +changèrent de caractère. Après avoir commencé par être des divinités +domestiques, après être devenues des divinités de cité, elles se +transformèrent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les êtres +différents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'être +qu'un seul et même être; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut +embarrassé de la multitude des divinités, et il sentit le besoin d'en +réduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun à +une famille ou à une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain +et veillaient sur l'univers. Les poëtes allaient de ville en ville et +enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cité, des chants +nouveaux où il n'était parlé ni des dieux Lares ni des divinités poliades, +et où se disaient les légendes des grands dieux de la terre et du ciel; et +le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour +cette poésie nouvelle, qui n'était pas fille de la religion, mais de l'art +et de l'imagination libre. En même temps, quelques grands sanctuaires, +comme ceux de Delphes et de Délos, attiraient les hommes et leur faisaient +oublier les cultes locaux. Les Mystères et la doctrine qu'ils contenaient, +les habituaient à dédaigner la religion vide et insignifiante de la cité. + +Ainsi une révolution intellectuelle s'opéra lentement et obscurément. Les +prêtres mêmes ne lui opposaient pas de résistance; car dès que les +sacrifices continuaient à être accomplis aux jours marqués, il leur +semblait que l'ancienne religion était sauve; les idées pouvaient changer +et la foi périr, pourvu que les rites ne reçussent aucune atteinte. Il +arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiées, les croyances +se transformèrent, et que la religion domestique et municipale perdit tout +empire sur les âmes. + +Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la +vieille politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes +sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement. +Pythagore, ayant la conception vague de l'Être suprême, dédaigna les +cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetât les vieux modes de +gouvernement et essayât de fonder une société nouvelle. + +Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et +sur tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna +aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du +prytanée, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen; il +fuyait les assemblées et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine +portait atteinte à la cité; les Athéniens le frappèrent d'une sentence de +mort. + +Les Sophiates vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux +grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles +erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au +passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les +préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois +qui régissaient encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en +ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément +l'indifférence au juste et à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins +étroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle, +et dégagée des formules des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, +qui souleva une tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir +ni religion, ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces +choses ils n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient +avoir assez fait quand ils avaient combattu des préjugés. Ils remuaient, +comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la +règle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience +humaine, et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable +tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne +suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il +fallait persuader les hommes et agir sur des volontés libres. A la +connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et +de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour +eux la tradition; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit. + +Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus +croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner +sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles +lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la +bouche d'un sophiste ces belles paroles: « Vous tous qui êtes ici, je vous +regarde comme parents entre vous. La nature, à défaut de la loi, vous a +faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence à la +nature en bien des occasions. » Opposer ainsi la nature à la loi et à la +coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique ancienne. En +vain les Athéniens chassèrent Protagonas et brûlèrent ses écrits; le coup +était porté le résultat de l'enseignement des Sophistes avait été immense. +L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité des dieux +nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et +sur la place publique. + +Socrate, tout an réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de +douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de +la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées +dans la conscience humaine. Il ne différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait +cette conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver +l'obligation d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au- +dessus de la coutume, la justice au dessus de la loi. Il dégageait la +morale de la religion; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un +arrêt des anciens dieux; il montra que le principe du devoir est dans +l'âme de l'homme. En tout cela, qu'il le voulût ou non, il faisait la +guerre aux cultes de la cité. En vain prenait-il soin d'assister à toutes +les fêtes et de prendre part aux sacrifices; ses croyances et ses paroles +démentaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui était le +contraire de la religion de la cité. On l'accusa avec vérité « de ne pas +adorer les dieux que l'État adorait ». On le fit périr pour avoir attaqué +les coutumes et les croyances des ancêtres, ou, comme on disait, pour +avoir corrompu la génération présente. L'impopularité de Socrate et les +violentes colères de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux +habitudes religieuses de cette société athénienne, où il y avait tant de +prêtres, et où ils étaient si puissants. Mais la révolution que les +Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait reprise avec plus de +mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La société grecque +s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances +et des vieilles institutions. + +Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et +les règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes, +Speusippe, Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des +traités sur la politique. On chercha, on examina; les grands problèmes de +l'organisation de l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des +obligations et des droits, se posèrent à tous les esprits. + +Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a +faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des +vieilles idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique; il est +étroit; il ne doit contenir que 5,000 membres. Le gouvernement y est +encore réglé par les anciens principes; la liberté y est inconnue; le but +que le législateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que +la sûreté et la grandeur de l'association. La famille même est presque +étouffée, pour qu'elle ne fasse pas concurrence à la cité; l'État seul est +propriétaire; seul il est libre; seul il a une volonté; seul il a une +religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit périr. +Pourtant au milieu de tout cela, les idées nouvelles se font jour. Platon +proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la règle de la morale +et de la politique est en nous-mêmes, que la tradition n'est rien, que +c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes +qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine. + +Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. « La loi, dit-il, c'est +la raison. » Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme +à la coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure +que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le +respect des ancêtres: « Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient nés du +sein de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient, +suivant toute apparence, à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de +plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en +tenir à l'opinion de ces gens-là. » Aristote, comme tous les philosophes, +méconnaissait absolument l'origine religieuse de la société humaine; il ne +parle pas des prytanées; il ignore que ces cultes locaux aient été le +fondement de l'État. « L'État, dit-il, n'est pas autre chose qu'une +association d'êtres égaux recherchant en commun une existence heureuse et +facile. » Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des sociétés, +et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois +sociales et l'idée de patrie. [1] + +L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se +vantait de n'avoir droit de cité nulle part, et Cratès disait que sa +patrie à lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques +ajoutaient cette vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de +l'univers et que la patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils +considéraient le patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient +du nombre des sentiments l'amour de la cité. + +Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus +des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du +citoyen; Platon avait essayé de travailler pour l'État en le réformant. +Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de +l'État un objet d'études scientifiques. Les épicuriens laissèrent de côté +les affaires publiques. « N'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins +que quelque puissance supérieure ne vous y contraigne. » Les cyniques ne +voulaient même pas être citoyens. + +Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe +écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs +principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici +en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient +leurs écrits. « Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé +de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de +telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des +lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des +concitoyens, comme si nous appartenions tous au même dème et à la même +cité. » [2] On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de +Socrate à Zénon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il +pouvait, les dieux de l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre +gouvernement que celui d'une cité. Zénon passe par-dessus ces étroites +limites de l'association humaine. Il dédaigne les divisions que la +religion des vieux âges a établies. Comme il conçoit le Dieu de l'univers, +il a aussi l'idée d'un État où entrerait le genre humain tout entier. [3] + +Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant +l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion +de la cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que +la personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare +nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins +la conscience. Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même, +trouver en lui le devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de +s'occuper des affaires publiques; il l'y invite même, mais en +l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son +amélioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa +conscience doit rester indépendante. Grand principe, que la cité antique +avait toujours méconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des règles +les plus saintes de la politique. + +On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs +envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à +d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et +si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de +toutes ses vertus; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y +avait eu d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme +qu'il a une dignité, non de citoyen, mais d'homme; qu'outre ses devoirs +envers la loi, il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas +de vivre ou de mourir pour l'État, mais d'être vertueux et de plaire à la +divinité. Vertus un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance +nationale et la liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les +vertus publiques allèrent dépérissant, mais les vertus personnelles se +dégagèrent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord à lutter, +soit contre la corruption générale, soit contre le despotisme. Mais elles +s'enracinèrent peu à peu dans l'humanité; à la longue elles devinrent une +puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien +que les règles de la politique fussent modifiées pour qu'une place libre +leur fût faite. + +Ainsi se transformèrent peu à peu les croyances; la religion municipale, +fondement de la cité, s'éteignit; le régime municipal, tel que les anciens +l'avaient conçu, dut tomber avec elle. On se détachait insensiblement de +ces règles rigoureuses et de ces formes étroites du gouvernement. Des +idées plus hautes sollicitaient les hommes à former des sociétés plus +grandes. On était entraîné vers l'unité; ce fut l'aspiration générale des +deux siècles qui précédèrent notre ère. Il est vrai que les fruits que +portent ces révolutions de l'intelligence, sont très-lents à mûrir. Mais +nous allons voir, en étudiant la conquête romaine, que les événements +marchaient dans le même sens que les idées, qu'ils tendaient comme elles à +la ruine du vieux régime municipal, et qu'ils préparaient de nouveaux +modes de gouvernement. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4). + +[2] Pseudo-Plutarque, _Fortune d'Alexandre_, 1. + +[3] L'idée de la cité universelle est exprimée par Sénèque, _ad Mareiam_, +4; _De tranquillitate_, 14; par Plutarque, _De exsilio_; par Marc-Aurèle: +« Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie; comme homme, le monde. » + + + + +CHAPITRE II. + +LA CONQUÊTE ROMAINE. + + +Il paraît, au premier abord, bien surprenant que parmi les mille cités de +la Grèce et de l'Italie il s'en soit trouvé une qui ait été capable +d'assujettir toutes les autres. Ce grand événement est pourtant explicable +par les causes ordinaires qui déterminent la marche des affaires humaines. +La sagesse de Rome a consisté, comme toute sagesse, à profiter des +circonstances favorables qu'elle rencontrait. + +On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquête romaine deux périodes. +L'une concorde avec le temps où le vieil esprit municipal avait encore +beaucoup de force; c'est alors que Rome eut à surmonter le plus +d'obstacles. La seconde appartient au temps où l'esprit municipal était +fort affaibli; la conquête devint alors facile et s'accomplit rapidement. + + _1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome_. + +Les origines de Rome et la composition de son peuple sont dignes de +remarque. Elles expliquent le caractère particulier de sa politique et le +rôle exceptionnel qui lui fut dévolu, dès le commencement, au milieu des +autres cités. + +La race romaine était étrangement mêlée. Le fond principal était latin et +originaire d'Albe; mais ces Albains eux-mêmes, suivant des traditions +qu'aucune critique ne nous autorise à rejeter, se composaient de deux +populations associées et non confondues: l'une était la race aborigène, +véritables Latins; l'autre était d'origine étrangère, et on la disait +venue de Troie, avec Énée, le prêtre-fondateur; elle était peu nombreuse, +suivant toute apparence, mais elle était considérable par le culte et les +institutions qu'elle avait apportés avec elle. [1] + +Ces Albains, mélange de deux races, fondèrent Rome en un endroit où +s'élevait déjà une autre ville, Pallantium, fondée par des Grecs. Or, la +population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du +culte grec s'y conservèrent. [2] Il y avait aussi, à l'endroit où fut plus +tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir été fondée par Hercule, et +dont les familles se perpétuèrent distinctes du reste de la population +romaine, pendant toute la durée de la république. [3] + +Ainsi, à Rome toutes les races s'associent et se mêlent: il y a des +Latins, des Troyens, des Grecs; il y aura bientôt des Sabins et des +Étrusques. Voyez les diverses collines: le Palatin est la ville latine, +après avoir été la ville d'Évandre; le Capitolin, après avoir été la +demeure des compagnons d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius. +Le Quirinal reçoit son nom des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus. +Le Coelius paraît avoir été habité dès l'origine par des Étrusques. [4] +Rome ne semblait pas une seule ville; elle semblait une confédération de +plusieurs villes, dont chacune se rattachait par son origine à une autre +confédération. Elle était le centre où Latins, Étrusques, Sabelliens et +Grecs se rencontraient. + +Son premier roi fut un Latin; le second un Sabin; le cinquième était, dit- +on, fils d'un Grec; le sixième fut un Étrusque. + +Sa langue était un composé des éléments les plus divers; le latin y +dominait; mais les racines sabelliennes y étaient nombreuses, et on y +trouvait plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de +l'Italie centrale. Quant à son nom même, on ne savait pas à quelle langue +il appartenait. Suivant les uns, Rome était un mot troyen; suivant +d'autres, un mot grec; il y a des raisons de le croire latin, mais +quelques anciens le croyaient étrusque. + +Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversité +d'origine. Au temps d'Auguste, il y avait encore une cinquantaine de +familles qui, en remontant la série de leurs ancêtres, arrivaient à des +compagnons d'Énée. [5] D'autres se disaient issues des Arcadiens +d'Évandre, et depuis un temps immémorial, les hommes de ces familles +portaient sur leur chaussure, comme signe distinctif, un petit croissant +d'argent. [6] Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on +appelait les compagnons d'Hercule, et leur descendance était prouvée par +le culte héréditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius +étaient venus d'Albe après la conquête de cette ville. Beaucoup de +familles joignaient à leur nom un surnom qui rappelait leur origine +étrangère; il y avait ainsi les Sulpicius Camerinus, les Cominius +Auruncus, les Sicinius Sabinus, les Claudius Regillensis, les Aquillius +Tuscus. La famille Nautia était troyenne; les Aurélius étaient Sabins; les +Caecilius venaient de Préneste; les Octaviens étaient originaires de +Vélitres. + +L'effet de ce mélange des populations les plus diverses était que Rome +avait des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle +pouvait se dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, étrusque +avec les Étrusques, et grecque avec les Grecs. + +Son culte national était aussi un assemblage de plusieurs cultes, +infiniment divers, dont chacun la rattachait à l'un de ces peuples. Elle +avait les cultes grecs d'Évandre et d'Hercule, elle se vantait de posséder +le palladium troyen. Ses pénates étaient dans la ville latine de Lavinium: +elle adopta dès l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu +sabin, Quirinus, s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa à +Romulus, son fondateur. Elle avait aussi les dieux des Étrusques, et leurs +fêtes, et leur augurat, et jusqu'à leurs insignes sacerdotaux. + +Dans un temps où nul n'avait le droit d'assister aux fêtes religieuses +d'une nation, s'il n'appartenait à cette nation par la naissance, le +Romain avait cet avantage incomparable de pouvoir prendre part aux féries +latines, aux fêtes sabines, aux fêtes étrusques et aux jeux olympiques. +[7] Or, la religion était un lien puissant. Quand deux villes avaient un +culte commun, elles se disaient parentes; elles devaient se regarder comme +alliées, et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquité, +d'autre union que celle que la religion établissait. Aussi Rome +conservait-elle avec grand soin tout ce qui pouvait servir de témoignage +de cette précieuse parenté avec les autres nations. Aux Latins, elle +présentait ses traditions sur Romulus; aux Sabins, sa légende de Tarpeia +et de Tatius; elle alléguait aux Grecs les vieux hymnes qu'elle possédait +en l'honneur de la mère d'Évandre, hymnes qu'elle ne comprenait plus, mais +qu'elle persistait à chanter. Elle gardait aussi avec la plus grande +attention le souvenir d'Énée; car, si par Évandre elle pouvait se dire +parente des Péloponésiens, [8] par Énée elle l'était de plus de trente +villes [9] répandues en Italie, en Sicile, en Grèce, en Thrace et en Asie +Mineure, toutes ayant eu Énée pour fondateur ou étant colonies de villes +fondées par lui, toutes ayant, par conséquent, un culte commun avec Rome. +On peut voir dans les guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en +Grèce contre Philippe, quel parti elle tira de cette antique parenté. + +La population romaine était donc un mélange de plusieurs races, son culte +un assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de +plusieurs foyers. Elle était presque la seule cité que sa religion +municipale n'isolât pas de toutes les autres. Elle touchait à toute +l'Italie, à toute la Grèce. Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne +pût admettre à son foyer. + + +_2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-Christ)._ + +Pendant les siècles où la religion municipale était partout en vigueur, +Rome régla sa politique sur elle. + +On dit que le premier acte de la nouvelle cité fut d'enlever quelques +femmes sabines: légende qui paraît bien invraisemblable, si l'on songe à +la sainteté du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que +la religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cités +différentes, à moins que ces deux cités n'eussent un lien d'origine ou un +culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe, +d'où ils étaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres +voisins, les Sabins. Ce que Romulus voulut conquérir tout d'abord, ce +n'étaient pas quelques femmes, c'était le droit de mariage, c'est-à-dire +le droit de contracter des relations régulières avec la population sabine. +Pour cela, il lui fallait établir entre elle et lui un lien religieux; il +adopta donc le culte du dieu sabin Consus et en célébra la fête. [10] La +tradition ajoute que pendant cette fête il enleva les femmes; s'il avait +fait ainsi, les mariages n'auraient pas pu être célébrés suivant les +rites, puisque le premier acte et le plus nécessaire du mariage était la +_traditio in manum_, c'est-à-dire le don de la fille par le père; Romulus +aurait manqué son but. Mais la présence des Sabins et de leurs familles à +la cérémonie religieuse et leur participation au sacrifice établissaient +entre les deux peuples un lien tel que le _connubium_ ne pouvait plus être +refusé. Il n'était pas besoin d'enlèvement; la fête avait pour conséquence +naturelle le droit de mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les +textes et les hymnes anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariées +suivant les rites les plus solennels, ce que confirment Plutarque et +Cicéron. Il est digne de remarquer que le premier effort des Romains ait +eu pour résultat de faire tomber les barrières que la religion municipale +mettait entre eux et un peuple voisin. Il ne nous est pas parvenu de +légende analogue relativement à l'Étrurie; mais il paraît bien certain que +Rome avait avec ce pays les mêmes relations qu'avec le Latium et la +Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par le sang à +tout ce qui était autour d'elle. Elle tenait à avoir le _connubium_ avec +toutes les cités, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance +de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cités, ses +sujettes, l'eussent entre elles. [11] + +Rome entra ensuite dans la longue série de ses guerres. La première fut +contre les Sabins de Tatius; elle se termina par une alliance religieuse +et politique entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre à +Albe; les historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle +en fût une colonie. C'est précisément parce qu'elle en était une colonie, +qu'elle jugea nécessaire de la détruire. Toute métropole, en effet, +exerçait sur ses colonies une suprématie religieuse; or, la religion avait +alors tant d'empire que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait être +qu'une cité dépendante, et que ses destinées étaient à jamais arrêtées. + +Albe détruite, Rome ne se contenta pas de n'être plus une colonie; elle +prétendit s'élever au rang de métropole, en héritant des droits et de la +suprématie religieuse qu'Albe avait exercés jusque-là sur ses trente +colonies du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la +présidence du sacrifice des féries latines. C'était le moyen d'acquérir le +seul genre de supériorité et de domination que l'on conçût en ce temps-là. + +Elle éleva chez elle un temple à Diana; elle obligea les Latins à venir y +faire des sacrifices; elle y attira même les Sabins. [12] Par là elle +habitua les deux peuples à partager avec elle, sous sa présidence, les +fêtes, les prières, les chairs sacrées des victimes. Elle les réunit sous +sa suprématie religieuse. + +Rome est la seule cité qui ait su par la guerre augmenter sa population. +Elle eut une politique inconnue à tout le reste du monde gréco-italien; +elle s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les +habitants des villes prises, et des vaincus fit peu à peu des Romains. En +même temps elle envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette +manière elle semait Rome partout; car ses colons, tout en formant des +cités distinctes au point de vue politique, conservaient avec la métropole +la communauté religieuse; or, c'était assez pour qu'ils fussent contraints +de subordonner leur politique à la sienne, de lui obéir, et de l'aider +dans toutes ses guerres. + +Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait +à elle tous les cultes des cités voisines. Elle s'attachait autant à +conquérir les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veii, +d'un Jupiter de Préneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de +Lanuvium, d'une Vénus des Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne +connaissons pas. [13] « Car c'était l'usage à Rome, dit un ancien, [14] de +faire entrer chez elle les religions des villes vaincues; tantôt elle les +répartissait parmi ses _gentes_, et tantôt elle leur donnait place dans sa +religion nationale. » + +Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement d'habile politique, +de n'avoir pas imposé leurs dieux aux peuples vaincus. Mais cela eût été +absolument contraire à leurs idées et à celles de tous les anciens. Rome +conquérait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les siens. Elle +gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait même à en augmenter le +nombre. Elle tenait à posséder plus de cultes et plus de dieux tutélaires +qu'aucune autre cité. + +Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux étaient, pour la plupart, pris +aux vaincus, Rome était par eux en communion religieuse avec tous les +peuples. Les liens d'origine, la conquête du _connubium_, celle de la +présidence des féries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle +prétendait avoir de sacrifier à Olympie et à Delphes, étaient autant de +moyens par lesquels Rome préparait sa domination. Comme toutes les villes, +elle avait sa religion municipale, source de son patriotisme; mais elle +était la seule ville qui fît servir cette religion à son agrandissement. +Tandis que, par la religion, les autres villes étaient isolées, Rome avait +l'adresse ou la bonne fortune de l'employer à tout attirer à elle et à +tout dominer. + + +_3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ)._ + +Pendant que Rome s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la +religion et les idées d'alors mettaient à sa disposition, une série de +changements sociaux et politiques se déroulait dans toutes les cités et +dans Rome même, transformant à la fois le gouvernement des hommes et leur +manière de penser. Nous avons retracé plus haut cette révolution; ce qu'il +importe de remarquer ici, c'est qu'elle coïncide avec le grand +développement de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits +en même temps, n'ont pas été sans avoir quelque action l'un sur l'autre. +Les conquêtes de Rome n'auraient pas été si faciles, si le vieil esprit +municipal ne s'était pas alors éteint partout; et l'on peut croire aussi +que le régime municipal ne serait pas tombé si tôt, si la conquête romaine +ne lui avait pas porté le dernier coup. + +Au milieu des changements qui s'étaient produits, dans les institutions, +dans les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui- +même avait changé de nature, et c'est une des choses qui contribuèrent le +plus aux grands progrès de Rome. Nous avons dit plus haut quel était ce +sentiment dans le premier âge des cités. Il faisait partie de la religion; +on aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que +chez elle on trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières, +des hymnes, et parce que hors d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte. +Ce patriotisme était de la foi et de la piété. Mais quand la domination +eut été retirée à la caste sacerdotale, cette sorte de patriotisme +disparut avec toutes les vieilles croyances. L'amour de la cité ne périt +pas encore, mais il prit une forme nouvelle. + +On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux; on l'aima +seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la +sécurité qu'elle accordait à ses membres. Voyez dans l'oraison funèbre que +Thucydide met dans la bouche de Périclès, quelles sont les raisons qui +font aimer Athènes: c'est que cette ville « veut que tous soient égaux +devant la loi »; c'est « qu'elle donne aux hommes la liberté et ouvre à +tous la voie, des honneurs; c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure +aux magistrats l'autorité, protége les faibles, donne à tous des +spectacles et des fêtes qui sont l'éducation de l'âme ». Et l'orateur +termine en disant: « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts héroïquement +plutôt que de se laisser ravir cette patrie; voilà pourquoi ceux qui +survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. » L'homme +a donc encore des devoirs envers la cité; mais ces devoirs ne découlent +plus du même principe qu'autrefois. Il donne encore son sang et sa vie, +mais ce n'est plus pour défendre sa divinité nationale et le foyer de ses +pères; c'est pour défendre les institutions dont il jouit et les avantages +que la cité lui procure. + +Or, ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les mêmes effets que celui +des vieux âges. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanée, aux dieux +protecteurs, au sol sacré, mais seulement aux institutions et aux lois, et +que d'ailleurs celles-ci, dans l'état d'instabilité où toutes les cités se +trouvèrent alors, changeaient fréquemment, le patriotisme devint un +sentiment variable et inconsistant qui dépendit des circonstances et qui +fut sujet aux mêmes fluctuations que le gouvernement lui-même. On n'aima +sa patrie qu'autant qu'on aimait le régime politique qui y prévalait +momentanément; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien +qui l'attachât à elle. + +Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et périt dans les âmes. +L'opinion de chaque homme lui fut plus sacrée que sa patrie, et le +triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la +gloire de sa cité. Chacun en vint à préférer à sa ville natale, s'il n'y +trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville où il voyait +ces institutions en vigueur. On commença alors à émigrer plus volontiers; +on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'être exclu du prytanée et +d'être privé de l'eau lustrale? On ne pensait plus guère aux dieux +protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement à se passer de la patrie. + +De là à s'armer contre elle, il n'y avait pas très-loin. On s'allia à une +ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux +Argiens, l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc +mieux Sparte qu'Argos; l'autre préférait la démocratie, et il aimait +Athènes. Ni l'un ni l'autre ne tenait très-fort à l'indépendance de sa +cité, et ne répugnait beaucoup à se dire le sujet d'une autre ville, +pourvu que cette ville soutînt sa faction dans Argos. On voit clairement +dans Thucydide et dans Xénophon que c'est cette disposition des esprits +qui engendra et fit durer la guerre du Péloponèse. A Platée, les riches +étaient du parti de Thèbes et de Lacédémone, les démocrates étaient du +parti d'Athènes. A Corcyre, la faction populaire était pour Athènes, +l'aristocratie pour Sparte. [15] Athènes avait des alliés dans toutes les +villes du Péloponèse, et Sparte en avait dans toutes les villes ioniennes. +Thucydide et Xénophon s'accordent à dire qu'il n'y avait pas une seule +cité où le peuple ne fût favorable aux Athéniens et l'aristocratie aux +Spartiates. [16] Cette guerre représente un effort général que font les +Grecs pour établir partout une même constitution, avec l'hégémonie d'une +ville; mais les uns veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte, +les autres la démocratie avec l'appui d'Athènes. Il en fut de même au +temps de Philippe: le parti aristocratique, dans toutes les villes, appela +de ses voeux la domination de la Macédoine. Au temps de Philopémen, les +rôles étaient intervertis, mais les sentiments restaient les mêmes: le +parti populaire acceptait l'empire de la Macédoine, et tout ce qui était +pour l'aristocratie s'attachait à la ligue achéenne. Ainsi les voeux et +les affections des hommes n'avaient plus pour objet la cité. Il y avait +peu de Grecs qui ne fussent prêts à sacrifier l'indépendance municipale, +pour avoir la constitution qu'ils préféraient. + +Quant aux hommes honnêtes et scrupuleux, les dissensions perpétuelles dont +ils étaient témoins, leur donnaient le dégoût du régime municipal. Ils ne +pouvaient pas aimer une forme de société où il fallait se combattre tous +les jours, où le pauvre et le riche étaient toujours en guerre, où ils +voyaient alterner sans fin les violences populaires et les vengeances +aristocratiques. Ils voulaient échapper à un régime qui, après avoir +produit une véritable grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et +des haines. On commençait à sentir la nécessité de sortir du système +municipal et d'arriver à une autre forme de gouvernement que la cité. +Beaucoup d'hommes songeaient au moins à établir au-dessus des cités une +sorte de pouvoir souverain qui veillât au maintien de l'ordre et qui +forçât ces petites sociétés turbulentes à vivre en paix. C'est ainsi que +Phocion, un bon citoyen, conseillait à ses compatriotes d'accepter +l'autorité de Philippe, et leur promettait à ce prix la concorde et la +sécurité. + +En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grèce. Les +villes du Latium, de la Sabine, de l'Étrurie étaient troublées par les +mêmes révolutions et les mêmes luttes, et l'amour de la cité +disparaissait. Comme en Grèce, chacun s'attachait volontiers à une ville +étrangère, pour faire prévaloir ses opinions ou ses intérêts dans la +sienne. + +Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya +partout l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliée. +Citons quelques exemples. La _gens_ Claudia quitta la Sabine parce que les +institutions romaines lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la +même époque, beaucoup de familles latines émigrèrent à Rome, parce +qu'elles n'aimaient pas le régime démocratique du Latium et que Rome +venait de rétablir le règne du patriciat. [17] A Ardée, l'aristocratie et +la plèbe étant en lutte, la plèbe appela les Volsques à son aide, et +l'aristocratie livra la ville aux Romains. [18] L'Étrurie était pleine de +dissensions; Veii avait renversé son gouvernement aristocratique; les +Romains l'attaquèrent, et les autres villes étrusques, où dominait encore +l'aristocratie sacerdotale, refusèrent de secourir les Véiens. La légende +ajoute que dans cette guerre les Romains enlevèrent un aruspice véien et +se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire; cette +légende ne signifie-t-elle pas que les prêtres étrusques ouvrirent la +ville aux Romains? + +Plus tard, lorsque Capoue se révolta contre Rome, on remarqua que les +chevaliers, c'est-à-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part à +cette insurrection. [19] En 313, les villes d'Ausona, de Sora, de +Minturne, de Vescia furent livrées aux Romains par le parti +aristocratique. [20] Lorsqu'on vit les Étrusques se coaliser contre Rome, +c'est que le gouvernement populaire s'était établi chez eux; une seule +ville, celle d'Arrétium, refusa d'entrer dans cette coalition; c'est que +l'aristocratie prévalait encore dans Arrétium. Quand Annibal était en +Italie, toutes les villes étaient agitées; mais il ne s'agissait pas de +l'indépendance; dans chaque ville l'aristocratie était pour Rome, et la +plèbe pour les Carthaginois. [21] + +La manière dont Rome était gouvernée peut rendre compte de cette +préférence constante que l'aristocratie avait pour elle. La série des +révolutions s'y déroulait comme dans toutes les villes, mais plus +lentement. En 509, quand les cités latines avaient déjà des tyrans, une +réaction patricienne avait réussi dans Rome. La démocratie s'éleva +ensuite, mais à la longue, avec beaucoup de mesure et de tempérament. Le +gouvernement romain fut donc plus longtemps aristocratique qu'aucun autre, +et put être longtemps l'espoir du parti aristocratique. + +Il est vrai que la démocratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors +même, les procédés et ce qu'on pourrait appeler les artifices du +gouvernement restèrent aristocratiques. Dans les comices par centuries les +voix étaient réparties d'après la richesse. Il n'en était pas tout à fait +autrement des comices par tribus; en droit, nulle distinction de richesse +n'y était admise; en fait, la classe pauvre, étant enfermée dans les +quatre tribus urbaines, n'avait que quatre suffrages à opposer aux trente +et un de la classe des propriétaires. D'ailleurs, rien n'était plus calme, +à l'ordinaire, que ces réunions; nul n'y parlait que le président ou celui +à qui il donnait la parole; on n'y écoutait guère d'orateurs; on y +discutait peu; tout se réduisait, le plus souvent, à voter par oui ou par +non, et à compter les votes; cette dernière opération, étant fort +compliquée, demandait beaucoup de temps et beaucoup de calme. Il faut +ajouter à cela que le Sénat n'était pas renouvelé tous les ans, comme dans +les cités démocratiques de la Grèce; il était à vie, et se recrutait à peu +près lui-même; il était véritablement un corps oligarchique. + +Les moeurs étaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les +sénateurs avaient des places réservées au théâtre. Les riches seuls +servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armée étaient en grande +partie réservés aux jeunes gens des grandes familles; Scipion n'avait pas +seize ans qu'il commandait déjà un escadron. + +La domination de la classe riche se soutint à Rome plus longtemps que dans +aucune autre ville. Cela tient à deux causes. L'une est que l'on fit de +grandes conquêtes, et que les profits en furent pour la classe qui était +déjà riche; toutes les terres enlevées aux vaincus furent possédées par +elle; elle s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les énormes +bénéfices de la perception des impôts et de l'administration des +provinces. Ces familles, s'enrichissant ainsi à chaque génération, +devinrent démesurément opulentes, et chacune d'elles fut une puissance +vis-à-vis du peuple. L'autre cause était que le Romain, même le plus +pauvre, avait un respect inné pour la richesse. Alors que la vraie +clientèle avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitée sous +la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes; et l'usage s'établit que +les prolétaires allassent chaque matin saluer les riches. + +Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue à Rome +comme dans toutes les cités. Mais elle ne commença qu'au temps des +Gracques, c'est-à-dire après que la conquête était presque achevée. +D'ailleurs, cette lutte n'eut jamais à Rome le caractère de violence +qu'elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas très +ardemment la richesse; il aida mollement les Gracques; il se refusa à +croire que ces réformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna +au moment décisif. Les lois agraires, si souvent présentées aux riches +comme une menace, laissèrent toujours le peuple assez indifférent et ne +l'agitèrent qu'à la surface. On voit bien qu'il ne souhaitait pas très- +vivement de posséder des terres; d'ailleurs, si on lui offrait le partage +des terres publiques, c'est-à-dire du domaine de l'État, du moins il +n'avait pas la pensée de dépouiller les riches de leurs propriétés. Moitié +par un respect invétéré, et moitié par habitude de ne rien faire, il +aimait à vivre à côté et comme à l'ombre des riches. + +Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus +considérables des villes sujettes ou des alliés. Tout ce qui était riche +en Italie, arriva peu à peu à former la classe riche de Rome. Ce corps +grandit toujours en importance et fut maître de l'État. Il exerça seul les +magistratures, parce qu'elles coûtaient beaucoup à acheter; et il composa +seul le Sénat, parce qu'il fallait un cens très-élevé pour être sénateur. +Ainsi l'on vit se produire ce fait étrange, qu'en dépit des lois qui +étaient démocratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui +était tout-puissant, souffrit qu'elle s'élevât au-dessus de lui et ne lui +fit jamais une véritable opposition. + +Rome était donc, au troisième et au second siècle avant notre ère, la +ville la plus aristocratiquement gouvernée qu'il y eût en Italie et en +Grèce. Remarquons enfin que, si dans les affaires intérieures le Sénat +était obligé de ménager la foule, pour ce qui concernait la politique +extérieure il était maître absolu. C'était lui qui recevait les +ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces +et les légions, qui ratifiait les actes des généraux, qui déterminait les +conditions faites aux vaincus: toutes choses qui, partout ailleurs, +étaient dans les attributions de l'assemblée populaire. Les étrangers, +dans leurs relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire an peuple; +ils n'entendaient parler que du Sénat, et on les entretenait dans cette +idée que le peuple n'avait aucun pouvoir. C'est là l'opinion qu'un Grec +exprimait à Flamininus: « Dans votre pays, disait-il, la richesse +gouverne, et tout le reste lui est soumis. » [22] + +Il résulta de là que, dans toutes les cités, l'aristocratie tourna les +yeux vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaîna +à sa fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'était pour +personne une ville étrangère: Sabins, Latins, Étrusques voyaient en elle +une ville sabine, une ville latine ou une ville étrusque, et les Grecs +reconnaissaient en elle des Grecs. + +Dès que Rome se montra à la Grèce (199 avant Jésus-Christ), l'aristocratie +se livra à elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eût à choisir +entre l'indépendance et la sujétion; pour la plupart des hommes, la +question n'était qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans +toutes les villes, celui-ci était pour Philippe, pour Antiochus ou pour +Persée, celle-là pour Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite-Live que +si, en 198, Argos ouvre ses portes aux Macédoniens, c'est que le peuple y +domine; que, l'année suivante, c'est le parti des riches qui livre Opunte +aux Romains; que, chez les Acarnaniens, l'aristocratie fait un traité +d'alliance avec Rome, mais que, l'année d'après, ce traité est rompu, +parce que, dans l'intervalle, le peuple a repris l'avantage; que Thèbes +est dans l'alliance de Philippe tant que le parti populaire y est le plus +fort, et se rapproche de Rome aussitôt que l'aristocratie y devient +maîtresse; qu'à Athènes, à Démétriade, à Phocée, la populace est hostile +aux Romains; que Nabis, le tyran démocrate, leur fait la guerre; que la +ligue achéenne, tant qu'elle est gouvernée par l'aristocratie, leur est +favorable; que les hommes comme Philopémen et Polybe souhaitent +l'indépendance nationale, mais aiment encore mieux la domination romaine +que la démocratie; que dans la ligue achéenne elle-même il vient un moment +où le parti populaire surgit à son tour; qu'à partir de ce moment la ligue +est l'ennemie de Rome; que Diaeos et Critolaos sont à la fois les chefs de +la faction populaire et les généraux de la ligue contre les Romains; et +qu'ils combattent bravement à Scarphée et à Leucopetra, moins peut-être +pour l'indépendance de la Grèce que pour le triomphe de la démocratie. + +De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de très-grands +efforts, obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu à peu. +L'amour de l'indépendance devenait un sentiment très-rare, et les coeurs +étaient tout entiers aux intérêts et aux passions des partis. +Insensiblement on oubliait la cité. Les barrières qui avaient autrefois +séparé les villes et en avaient fait autant de petits mondes distincts, +dont l'horizon bornait les voeux et les pensées de chacun, tombaient l'une +après l'autre. On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute +la Grèce, que deux groupes d'hommes: d'une part, une classe +aristocratique; de l'autre, un parti populaire; l'une appelait la +domination de Rome, l'autre la repoussait. Ce fut l'aristocratie qui +l'emporta, et Rome acquit l'empire. + + +_4° Rome détruit partout le régime municipal._ + +Les institutions de la cité antique avaient été affaiblies et comme +épuisées par une série de révolutions. La domination romaine eut pour +premier résultat d'achever de les détruire, et d'effacer ce qui en +subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir en observant dans quelle +condition les peuples tombèrent à mesure qu'ils furent soumis par Rome. + +Il faut d'abord écarter de notre esprit toutes les habitudes de la +politique moderne, et ne pas nous représenter les peuples entrant l'un +après l'autre dans l'État romain, comme, de nos jours, des provinces +conquises sont annexées à un royaume qui, en accueillant ces nouveaux +membres, recule ses limites. L'État romain, _civitas romana_, ne +s'agrandissait pas par la conquête; il ne comprenait toujours que les +familles qui figuraient dans la cérémonie religieuse du cens. Le +territoire romain, _ager romanus_, ne s'étendait pas davantage; il restait +enfermé dans les limites immuables que les rois lui avaient tracées et que +la cérémonie des Ambarvales sanctifiait chaque année. Une seule chose +s'agrandissait à chaque conquête: c'était la domination de Rome, _imperium +romanum_. + +Tant que dura la république, il ne vint à l'esprit de personne que les +Romains et les autres peuples pussent former une même nation. Rome pouvait +bien accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire +habiter ses murs, et les transformer à la longue en Romains; mais elle ne +pouvait pas assimiler toute une population étrangère à sa population, tout +un territoire à son territoire. Cela ne tenait pas à la politique +particulière de Rome, mais à un principe qui était constant dans +l'antiquité, principe dont Rome se serait plus volontiers écartée +qu'aucune autre ville, mais dont elle ne pouvait pas s'affranchir +entièrement. Lors donc qu'un peuple était assujetti, il n'entrait pas dans +l'État romain, mais seulement dans la domination romaine. Il ne s'unissait +pas à Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies à une capitale; +entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de lien, la +sujétion ou l'alliance. + +Il semblerait d'après cela que les institutions municipales dussent +subsister chez les vaincus, et que le monde dût être un vaste ensemble de +cités distinctes entre elles, et ayant à leur tête une cité maîtresse. Il +n'en était rien. La conquête romaine avait pour effet d'opérer dans +l'intérieur de chaque ville une véritable transformation. + +D'une part étaient les sujets, _dedititii_; c'étaient ceux qui, ayant +prononcé la formule de _deditio_, avaient livré au peuple romain « leurs +personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs +temples, leurs dieux ». Ils avaient donc renoncé, non-seulement à leur +gouvernement municipal, mais encore à tout ce qui y tenait chez les +anciens, c'est-à-dire à leur religion et à leur droit privé. A partir de +ce moment, ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique; ils +n'avaient plus rien d'une société régulière. Leur ville pouvait rester +debout, mais leur cité avait péri. S'ils continuaient à vivre ensemble, +c'était sans avoir ni institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorité +arbitraire d'un praefectus envoyé par Rome maintenait parmi eux l'ordre +matériel. [23] + +D'autre part étaient les alliés, _faederati_ ou _socii_. Ils étaient moins +mal traités. Le jour où ils étaient entrés dans la domination romaine, il +avait été stipulé qu'ils conserveraient leur régime municipal et +resteraient organisés en cités. Ils continuaient donc à avoir, dans chaque +ville, une constitution propre, des magistratures, un sénat, un prytanée, +des lois, des juges. La ville était réputée indépendante et semblait +n'avoir d'autres relations avec Rome que celles d'une alliée avec son +alliée. Toutefois, dans les termes du traité qui avait été rédigé au +moment de la conquête, Rome avait inséré cette formule: _majestatem populi +romani comiter conservato_. [24] Ces mots établissaient la dépendance de +la cité alliée à l'égard de la cité maîtresse, et comme ils étaient très- +vagues, il en résultait que la mesure de cette dépendance était toujours +au gré du plus fort. Ces villes qu'on appelait libres, recevaient des +ordres de Rome, obéissaient aux proconsuls, et payaient des impôts aux +publicains; leurs magistrats rendaient leurs comptes au gouverneur de la +province, qui recevait aussi les appels de leurs juges. [25] Or, telle +était la nature du régime municipal chez les anciens qu'il lui fallait une +indépendance complète ou qu'il cessait d'être. Entre le maintien des +institutions de la cité et la subordination à un pouvoir étranger, il y +avait une contradiction, qui n'apparaît peut-être pas clairement aux yeux +des modernes, mais qui devait frapper tous les hommes de cette époque. La +liberté municipale et l'empire de Rome étaient inconciliables; la première +ne pouvait être qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon à +occuper les hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque année, +une députation à Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus +minutieuses étaient réglées dans le Sénat. Elles avaient encore leurs +magistrats municipaux, archontes et stratéges, librement élus par elles; +mais l'archonte n'avait plus d'autre attribution que d'inscrire son nom +sur les registres publics pour marquer l'année, et le stratége, autrefois +chef de l'armée et de l'État, n'avait plus que le soin de la voirie et +l'inspection des marchés. [26] + +Les institutions municipales périssaient donc aussi bien chez les peuples +qu'on appelait alliés que chez ceux qu'on appelait sujets; il y avait +seulement cette différence que les premiers en gardaient encore les formes +extérieures. A vrai dire, la cité, telle que l'antiquité l'avait conçue, +ne se voyait plus nulle part, si ce n'était dans les murs de Rome. + +D'ailleurs Rome, en détruisant partout le régime de la cité, ne mettait +rien à la place. Aux peuples à qui elle enlevait leurs institutions, elle +ne donnait pas les siennes en échange. Elle ne songeait même pas à créer +des institutions nouvelles qui fussent à leur usage. Elle ne fit jamais +une constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas établir des +règles fixes pour les gouverner. L'autorité même qu'elle exerçait sur eux +n'avait rien de régulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son État, +de sa cité, elle n'avait sur eux aucune action légale. Ses sujets étaient +pour elle des étrangers; aussi avait-elle vis-à-vis d'eux ce pouvoir +irrégulier et illimité que l'ancien droit municipal laissait au citoyen à +l'égard de l'étranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se régla +longtemps l'administration romaine, et voici comment elle procédait. + +Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la +_province_ de cet homme, c'est-à-dire sa charge, son soin propre, son +affaire personnelle; c'était le sens du mot _provincia_. En même temps, +elle conférait à ce citoyen l'_imperium_; cela signifiait qu'elle se +dessaisissait en sa faveur, pour un temps déterminé, de la souveraineté +qu'elle possédait sur le pays. Dès lors, ce citoyen représentait en sa +personne tous les droits de la république, et, à ce titre, il était un +maître absolu. Il fixait le chiffre de l'impôt; il exerçait le pouvoir +militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les +alliés n'étaient réglés par aucune constitution. Quand il siégeait sur son +tribunal, il jugeait suivant sa seule volonté; aucune loi ne pouvait +s'imposer à lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il était Romain, ni la +loi romaine, puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eût des lois +entre lui et ses administrés, il fallait qu'il les eût faites lui-même; +car lui seul pouvait se lier. Aussi l'_imperium_ dont il était revêtu, +comprenait-il la puissance législative. De là vient que les gouverneurs +eurent le droit et contractèrent l'habitude de publier, à leur entrée dans +la province, un code de lois qu'ils appelaient leur Édit, et auquel ils +s'engageaient moralement à se conformer. Mais comme les gouverneurs +changeaient tous les ans, ces codes changèrent aussi chaque année, par la +raison que la loi n'avait sa source que dans la volonté de l'homme +momentanément revêtu de l'imperium. Ce principe était si rigoureusement +appliqué que, lorsqu'un jugement avait été prononcé par le gouverneur, +mais n'avait pas été entièrement exécuté au moment de son départ de la +province, l'arrivée du successeur annulait de plein droit ce jugement, et +la procédure était à recommencer. [27] + +Telle était l'omnipotence du gouverneur. Il était la loi vivante. Quant à +invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les +provinciaux ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui +voulût leur servir de patron. [28] Car d'eux-mêmes ils n'avaient pas le +droit d'alléguer la loi de la cité ni de s'adresser à ses tribunaux. Ils +étaient des étrangers; la langue juridique et officielle les appelait +_peregrini_; tout ce que la loi disait du _hostis_ continuait à +s'appliquer à eux. + +La situation légale des habitants de l'empire apparaît clairement dans les +écrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont +considérés comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les +lois romaines. Pour eux le droit n'existe donc en aucune façon. Aux yeux +du jurisconsulte romain, le provincial n'est ni mari, ni père, c'est-à- +dire que la loi ne lui reconnaît ni la puissance maritale ni l'autorité +paternelle. La propriété n'existe pas pour lui; il y a même une double +impossibilité à ce qu'il soit propriétaire: impossibilité à cause de sa +condition personnelle, parce qu'il n'est pas citoyen romain; impossibilité +à cause de la condition de sa terre, parce qu'elle n'est pas terre +romaine, et que la loi n'admet le droit de propriété complète que dans les +limites de l'_ager romanus_. Aussi les jurisconsultes enseignent-ils que +le sol provincial n'est jamais propriété privée, et que les hommes ne +peuvent en avoir que la possession et l'usufruit. [29] Or ce qu'ils +disent, au second siècle de notre ère, du sol provincial, avait été +également vrai du sol italien avant le jour où l'Italie avait obtenu le +droit de cité romaine, comme nous le verrons tout à l'heure. + +Il est donc avéré que les peuples, à mesure qu'ils entraient dans l'empire +romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit +privé. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la +sujétion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne +reconnaissait pas au sujet l'autorité paternelle, encore laissait-on cette +autorité subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas à un tel homme +de se dire propriétaire du sol, encore lui en laissait-on la possession; +il cultivait sa terre, la vendait, la léguait. On ne disait jamais que +cette terre fût sienne, mais on disait qu'elle était comme sienne, _pro +suo_. Elle n'était pas sa propriété, _dominium_, mais elle était dans ses +biens, _in bonis_. [30] Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule +de détours et d'artifices de langage. Assurément le génie romain, si ses +traditions municipales l'empêchaient de faire des lois pour les vaincus, +ne pouvait pourtant pas souffrir que la société tombât en dissolution. En +principe on les mettait en dehors du droit; en fait ils vivaient comme +s'ils en avaient un. Mais à cela près, et sauf la tolérance du vainqueur, +on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes leurs +lois disparaître. L'empire romain présenta, pendant plusieurs générations, +ce singulier spectacle: une seule cité restait debout et conservait des +institutions et un droit; tout le reste, c'est-à-dire plus de cent +millions d'âmes, ou n'avait plus aucune espèce de lois ou du moins n'en +avait pas qui fussent reconnues par la cité maîtresse. Le monde alors +n'était pas précisément un chaos; mais la force, l'arbitraire, la +convention, à défaut de lois et de principes, soutenaient seuls la +société. + +Tel fut l'effet de la conquête romaine sur les peuples qui en devinrent +successivement la proie. De la cité, tout tomba: la religion d'abord, puis +le gouvernement, et enfin le droit privé; toutes les institutions +municipales, déjà ébranlées depuis longtemps, furent enfin déracinées et +anéanties. Mais aucune société régulière, aucun système de gouvernement ne +remplaça tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arrêt +entre le moment où les hommes virent le régime municipal se dissoudre, et +celui où ils virent naître un autre mode de société. La nation ne succéda +pas d'abord à la cité, car l'empire romain ne ressemblait en aucune +manière à une nation. C'était une multitude confuse, où il n'y avait +d'ordre vrai qu'en un point central, et où tout le reste n'avait qu'un +ordre factice et transitoire, et ne l'avait même qu'au prix de +l'obéissance. Les peuples soumis ne parvinrent à se constituer en un corps +organisé qu'en conquérant, à leur tour, les droits et les institutions que +Rome voulait garder pour elle; il leur fallut pour cela entrer dans la +cité romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer elle aussi, +afin de faire d'eux et de Rome un même corps. Ce fut une oeuvre longue et +difficile. + + +_5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité romaine._ + +On vient de voir combien la condition de sujet de Rome était déplorable, +et combien le sort du citoyen devait être envié. La vanité n'avait pas +seule à souffrir; il y allait des intérêts les plus réels et les plus +chers. Qui n'était pas citoyen romain n'était réputé ni mari ni père; il +ne pouvait être légalement ni propriétaire ni héritier. Telle était la +valeur du titre de citoyen romain que sans lui on était en dehors du +droit, et que par lui on entrait dans la société régulière. Il arriva donc +que ce titre devint l'objet des plus vifs désirs des hommes. Le Latin, +l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirèrent à être +citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque +chose. Tous, l'un après l'autre, à peu près dans l'ordre où ils étaient +entrés dans l'empire de Rome, travaillèrent à entrer dans la cite romaine, +et, après de longs efforts, y réussirent. + +Cette lente introduction des peuples dans l'État romain est le dernier +acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour +observer ce grand événement dans toutes ses phases successives, il faut le +voir commencer au quatrième siècle avant notre ère. + +Le Latium avait été soumis; des quarante petits peuples qui l'habitaient, +Rome en avait exterminé la moitié, en avait dépouillé quelques-uns de +leurs terres, et avait laissé aux autres le titre d'alliés. En 340, ceux- +ci s'aperçurent que l'alliance était toute à leur détriment, qu'il leur +fallait obéir en tout, et qu'ils étaient condamnés à prodiguer, chaque +année, leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se +coalisèrent; leur chef Annius formula ainsi leurs réclamations dans le +Sénat de Rome: « Qu'on nous donne l'égalité; ayons mêmes lois; ne formons +avec vous qu'un seul État, _una civitas_; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on +nous appelle tous également Romains. » Annius énonçait ainsi dès l'année +340 le voeu que tous les peuples de l'empire conçurent l'un après l'autre, +et qui ne devait être complètement réalisé qu'après cinq siècles et demi. +Alors une telle pensée était bien nouvelle, bien inattendue; les Romains +la déclarèrent monstrueuse et criminelle; elle était, en effet, contraire +à la vieille religion et au vieux droit des cités. Le consul Manlius +répondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fût acceptée, lui, +consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait siéger dans le +Sénat; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu à témoin, disant: +« Tu as entendu, ô Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la +bouche de cet homme! Pourras-tu tolérer, ô dieu, qu'un étranger vienne +s'asseoir dans ton temple sacré, comme sénateur, comme consul? » Manlius +exprimait ainsi le vieux sentiment de répulsion qui séparait le citoyen de +l'étranger. Il était l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait +que l'étranger fût détesté des hommes, parce qu'il était maudit des dieux +de la cité. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fût sénateur, parce +que le lieu de réunion du Sénat était un temple et que les dieux romains +ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la présence d'un étranger. + +La guerre s'ensuivit; les Latins vaincus firent _dédition_, c'est-à-dire +livrèrent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs +terres. Leur position était cruelle. Un consul dit dans le Sénat que, si +l'on ne voulait pas que Rome fût entourée d'un vaste désert, il fallait +régler le sort des Latins avec quelque clémence. Tite-Live n'explique pas +clairement ce qui fut fait; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le +droit de cité romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le +droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage; on peut +noter en outre que ces nouveaux citoyens n'étaient pas comptés dans le +cens. On voit bien que le Sénat trompait les Latins, en leur appliquant le +nom de citoyens romains; ce titre déguisait une véritable sujétion, +puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen +sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se +révoltèrent pour qu'on leur retirât ce prétendu droit de cité. + +Une centaine d'années se passent, et, sans que Tite-Live nous en +avertisse, on reconnaît bien que Rome a changé de politique. La condition +de Latins ayant droit de cité sans suffrage et sans _connubium_, n'existe +plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutôt elle a fait +disparaître ce mensonge, et elle s'est décidée à rendre aux différentes +villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures. + +Mais, par un trait de grande habileté, Rome ouvrait une porté qui, si +étroite qu'elle fût, permettait aux sujets d'entrer dans la cité romaine. +Elle accordait que tout Latin qui aurait exercé une magistrature dans sa +ville natale, fût citoyen romain à l'expiration de sa charge. [31] Cette +fois, le don du droit de cité était complet et sans réserve: suffrages, +magistratures, cens, mariage, droit privé, tout s'y trouvait. Rome se +résignait à partager avec l'étranger sa religion, son gouvernement, ses +lois; seulement, ses faveurs étaient individuelles et s'adressaient, non à +des villes entières, mais à quelques hommes dans chacune d'elles. Rome +n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche, +de plus considéré dans le Latium. + +Ce droit de cité devint alors précieux, d'abord parce qu'il était complet, +ensuite parce qu'il était un privilège. Par lui, on figurait dans les +comices de la ville la plus puissante de l'Italie; on pouvait être consul +et commander des légions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions +plus modestes; grâce à lui on pouvait s'allier par mariage à une famille +romaine; on pouvait s'établir à Rome et y être propriétaire; on pouvait +faire le négoce dans Rome, qui devenait déjà l'une des premières places de +commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains, +c'est-à-dire prendre part aux énormes bénéfices que procurait la +perception des impôts ou la spéculation sur les terres de l'_ager +publicus_. En quelque lieu qu'on habitât, on était protégé très- +efficacement; on échappait à l'autorité des magistrats municipaux, et on +était à l'abri des caprices des magistrats romains eux-mêmes. A être +citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, sécurité. + +Les Latins se montrèrent donc empressés à rechercher ce titre et usèrent +de toutes sortes de moyens pour l'acquérir. Un jour que Rome voulut se +montrer un peu sévère, elle découvrit que 12,000 d'entre eux l'avaient +obtenu par fraude. + +Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par là sa population +s'augmentait et que les pertes de la guerre étaient réparées. Mais les +villes latines souffraient; leurs plus riches habitants devenaient +citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impôt, dont les plus +riches étaient exempts à titre de citoyens romains, devenait de plus en +plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir à Rome était +chaque, année plus difficile à compléter. Plus était grand le nombre de +ceux qui obtenaient le droit de cité, plus était dure la condition de ceux +qui ne l'avaient pas. Il vint un temps où les villes latines demandèrent +que ce droit de cité cessât d'être un privilège. Les villes italiennes +qui, soumises depuis deux siècles, étaient à peu près dans la même +condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches +habitants les abandonner pour devenir Romains, réclamèrent pour elles ce +droit de cité. Le sort des sujets ou des alliés était devenu d'autant +moins supportable à cette époque, que la démocratie romaine agitait alors +la grande question des lois agraires. Or, le principe de toutes ces lois +était que ni le sujet ni l'allié ne pouvait être propriétaire du sol, sauf +un acte formel de la cité, et que la plus grande partie des terres +italiennes appartenait à la république; un parti demandait donc que ces +terres, qui étaient occupées presque toutes par des Italiens, fussent +reprises par l'État et partagées entre les pauvres de Rome. Les Italiens +étaient donc menacés d'une ruine générale; ils sentaient vivement le +besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en +devenant citoyens romains. + +La guerre qui s'ensuivit fut appelée la guerre _sociale_; c'étaient les +alliés de Rome qui prenaient les armes pour ne plus être alliés et devenir +Romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui +demandait, et les Italiens reçurent le droit de cité. Assimilés dès lors +aux Romains, ils purent voter au forum; dans la vie privée, ils furent +régis par les lois romaines; leur droit sur le sol fut reconnu, et la +terre italienne, à l'égal de la terre romaine, put être possédée en +propre. Alors s'établit le _jus italicum_, qui était le droit, non de la +personne italienne, puisque l'Italien était devenu Romain, mais du sol +italique, qui fut susceptible de propriété, comme s'il était _ager +romanus_. [32] + +À partir de ce temps-là, l'Italie entière forma un seul État. Il restait +encore à faire entrer dans l'unité romaine les provinces. + +Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grèce. +A l'Occident étaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquête, +n'avaient pas connu le véritable régime municipal. Rome s'attacha à créer +ce régime chez ces peuples, soit qu'elle ne crût pas possible de les +gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu à peu aux +populations italiennes, il fallût les faire passer par la même route que +ces populations avaient suivie. De là vient que les empereurs, qui +supprimaient toute vie politique à Rome, entretenaient avec soin les +formes de la liberté municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des +cités en Gaule; chacune d'elles eut son Sénat, son corps aristocratique, +ses magistratures électives; chacune eut même son culte local, son +_Genius_, sa divinité poliade, à l'image de ce qu'il y avait dans +l'ancienne Grèce et l'ancienne Italie. Or ce régime municipal qu'on +établissait ainsi, n'empêchait pas les hommes d'arriver à la cité romaine; +il les y préparait au contraire. Une hiérarchie habilement combinée entre +ces villes marquait les degrés par lesquels elles devaient s'approcher +insensiblement de Rome pour s'assimiler enfin à elle. On distinguait: 1° +les alliés, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien +de droit avec les citoyens romains; 2° les colonies, qui jouissaient du +droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques; 3° les +villes de droit italique, c'est-à-dire celles à qui la faveur de Rome +avait accordé le droit de propriété complète sur leurs terres, comme si +ces terres eussent été en Italie; 4° les villes de droit latin, c'est-à- +dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois établi +dans le Latium, devenir citoyens romains, après avoir exercé une +magistrature municipale. Ces distinctions étaient si profondes qu'entre +personnes de deux catégories différentes il n'y avait ni mariage possible +ni aucune relation légale. Mais les empereurs eurent soin que les villes +pussent s'élever, à la longue et d'échelon en échelon, de la condition de +sujet ou d'allié au droit italique, du droit italique au droit latin. +Quand une ville en était arrivée là, ses principales familles devenaient +romaines l'une après l'autre. + +La Grèce entra aussi peu à peu dans l'État romain. Chaque ville conserva +d'abord les formes et les rouages du régime municipal. Au moment de la +conquête, la Grèce s'était montrée désireuse de garder son autonomie; on +la lui laissa, et plus longtemps peut-être qu'elle ne l'eût voulu. Au bout +de peu de générations, elle aspira à se faire romaine; la vanité, +l'ambition, l'intérêt y travaillèrent. + +Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement +à un maître étranger; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la +vénération; d'eux-mêmes ils lui vouaient un culte et lui élevaient des +temples comme à un dieu. Chaque ville oubliait sa divinité poliade et +adorait à sa place la déesse Rome et le dieu César; les plus belles fêtes +étaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction +plus haute que celle de célébrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les +hommes s'habituaient ainsi à lever les yeux au-dessus de leurs cités; ils +voyaient dans Rome la cité par excellence, la vraie patrie, le prytanée de +tous les peuples. La ville où l'on était né paraissait petite; ses +intérêts n'occupaient plus la pensée; les honneurs qu'elle donnait ne +satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'était pas +citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conférait +plus de droits politiques; mais il offrait de plus solides avantages, +puisque l'homme qui en était revêtu acquérait en même temps le plein droit +de propriété, le droit d'héritage, le droit de mariage, l'autorité +paternelle et tout le droit privé de Rome. Les lois que chacun trouvait +dans sa ville, étaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient +qu'une valeur de tolérance; le Romain les méprisait et le Grec lui-même +les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment +saintes, il fallait avoir les lois romaines. + +On ne voit pas que ni la Grèce entière ni même une ville grecque ait +formellement demandé ce droit de cité si désiré; mais les hommes +travaillèrent individuellement à l'acquérir, et Rome s'y prêta d'assez +bonne grâce. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur; d'autres +l'achetèrent; on l'accorda à ceux qui donnaient trois enfants à la +société, ou qui servaient dans certains corps de l'armée; quelquefois il +suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage +déterminé, ou d'avoir porté du blé à Rome. Un moyen facile et prompt de +l'acquérir était de se vendre comme esclave à un citoyen romain; car +l'affranchissement dans les formes légales conduisait au droit de cité. +[33] + +L'homme qui possédait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie +civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer à +l'habiter, mais il y était réputé étranger; il n'était plus soumis aux +lois de la ville, n'obéissait plus à ses magistrats, n'en supportait plus +les charges pécuniaires. [34] C'était la conséquence du vieux principe qui +ne permettait pas qu'un même homme appartînt à deux cités à la fois. [35] +Il arriva naturellement qu'après quelques générations il y eut dans chaque +ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'étaient ordinairement +les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de +cette ville. Le régime municipal périt ainsi lentement et comme de mort +naturelle. Il vint un jour où la cité fut un cadre qui ne renferma plus +rien, où les lois locales ne s'appliquèrent presque plus à personne, où +les juges municipaux n'eurent plus de justiciables. + +Enfin, quand huit ou dix générations eurent soupiré après le droit de cité +romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut +un décret impérial qui l'accorda à tous les hommes libres sans +distinction. + +Ce qui est étrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date +de ce décret ni le nom du prince qui l'a porté. On en fait honneur avec +quelque vraisemblance à Caracalla, c'est-à-dire à un prince qui n'eut +jamais de vues bien élevées; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une +simple mesure fiscale. On ne rencontre guère dans l'histoire de décrets +plus importants que celui-là: il supprimait la distinction qui existait +depuis la conquête romaine entre le peuple dominateur et les peuples +sujets; il faisait même disparaître la distinction beaucoup plus vieille +que la religion et le droit avaient marquée entre les cités. Cependant les +historiens de ce temps-là n'en ont pas pris note, et nous ne le +connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte +indication de Dion Cassius. [36] Si ce décret n'a pas frappé les +contemporains et n'a pas été remarqué de ceux qui écrivaient alors +l'histoire, c'est que le changement dont il était l'expression légale +était achevé depuis longtemps. L'inégalité entre les citoyens et les +sujets s'était affaiblie à chaque génération et s'était peu à peu effacée. +Le décret put passer inaperçu, sous le voile d'une mesure fiscale; il +proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui était déjà un +fait accompli. + +Le titre de citoyen commença alors à tomber en désuétude, ou, s'il fut +encore employé, ce fut pour désigner la condition d'homme libre opposée à +celle d'esclave. A partir de ce temps-là, tout ce qui faisait partie de +l'empire romain, depuis l'Espagne jusqu'à l'Euphrate, forma véritablement +un seul peuple et un seul État. La distinction des cités avait disparu; +celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants +de cet immense empire étaient également Romains. Le Gaulois abandonna son +nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain; ainsi fit +l'Espagnol; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut +plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un +seul droit. + +On voit combien la cité romaine s'était développée d'âge en âge. A +l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients; ensuite +la classe plébéienne y avait pénétré, puis les Latins, puis les Italiens; +enfin vinrent les provinciaux. La conquête n'avait pas suffi à opérer ce +grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idées, les +concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et +l'empressement des intérêts individuels. Alors toutes les cités +disparurent peu à peu; et la cité romaine, la dernière debout, se +transforma elle-même si bien qu'elle devint la réunion d'une douzaine de +grands peuples sous un maître unique. Ainsi tomba le régime municipal. + +Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel système de gouvernement +ce régime fut remplacé, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus +avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arrêter au moment +où les vieilles formes sociales que l'antiquité avait établies furent +effacées pour jamais. + + +NOTES + +[1] L'origine troyenne de Rome était une opinion reçue avant même que Rome +fût en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prédiction +qui se rapportait à la seconde guerre punique, donnait au Romain +l'épithète de _trojugena_. Tite-Live, XXV, 12. + +[2] Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, _Fast._, I, 579. Plutarque, +_Quest. rom._, 56. Strabon, V, p. 230. + +[3] Denys, I, 85. Varron, _L. L._, V, 42. Virgile, VIII, 358. + +[4] Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que +l'un était un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisième un nom +étrusque. + +[5] Denys, I, 85. + +[6] Plutarque, _Quest. rom._, 76. + +[7] Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37. + +[8] Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232. + +[9] Servius, _ad Aen._, III, 12. + +[10] Denys, II, 30. + +[11] Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4. + +[12] Tite-Live, I, 45. Denys, IV, 48, 49. + +[13] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, _Fast._, III, 837, 843. +Plutarque, _Parallèle des hist. gr. et rom._, 75. + +[14] Cincius, cité par Arnobe, _Adv. gentes_, III, 38. + +[15] Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76. + +[16] Thucydide, III, 47. Xénophon, _Helléniques_, VI, 3. + +[17] Denys, VI, 2. + +[18] Tite-Live, IV, 9, 10. + +[19] Tite-Live, VIII, 11. + +[20] Tite-Live, IX, 24, 25; X, 1. + +[21] Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3. + +[22] Tite-Live, XXXIV, 31. + +[23] Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Cicéron, _De +lege agr._, I, 6; II, 32. Festus, v° _Praefecturae_. + +[24] Cicéron, _pro Balbo_, 16. + +[25] Tite-Live, XLV, 18. Cicéron, _ad Att_., VI, 1; VI, 2. Appien, +_Guerres civiles_, I, 102. Tacite, XV, 45. + +[26] Philostrate, _Vie des sophistes_, I, 23. Boeckh, _Corp. inscr._, +passim. + +[27] Gaius, IV, 103, 105. + +[28] Cicéron, _De orat._, I, 9. + +[29] Gaius, II, 7. Cicéron, _pro Flacco_, 32. + +[30] Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7. + +[31] Appien, _Guerres civiles_, II, 26. + +[32] Aussi est-il appelé dès lors, en droit, _res mancipi_. Voy. Ulpien. + +[33] Suétone, _Néron_. 24. Pétrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17. + +[34] Il devenait un étranger à l'égard de sa famille même, si elle n'avait +pas comme lui le droit de cité. Il n'héritait pas d'elle. Pline, +_Panégyrique_, 37. + +[35] Cicéron, _pro Balbo_, 28; _pro Archia_, 5; _pro Coecina_, 36. +Cornélius Nepos, _Atticus_, 9. La Grèce avait depuis longtemps abandonné +ce principe; mais Rome s'y tenait fidèlement. + +[36] « _Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit_. » +Justinien, _Novelles_, 78, ch. 5. « _In orbe romano qui sunt, ex +constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt_. » Ulpien, +au _Digeste_, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que +Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion +Cassius dit que Caracalla donna à tous les habitants de l'empire le droit +de cité pour généraliser l'impôt du dixième sur les affranchissements et +sur les successions. -- La distinction entre pérégrins, Latins et citoyens +n'a pas entièrement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le +Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne +devinssent pas aussitôt citoyens romains, mais passassent par tous les +anciens échelons qui séparaient la servitude du droit de cité. On voit +aussi à certains indices que la distinction entre les terres italiques et +les terres provinciales subsista encore assez longtemps (_Code_, VII, 25; +VII, 31; X, 39; _Digeste_, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en +Phénicie, encore après Caracalla, jouissait par privilège du droit +italique (_Digeste_, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique +par l'intérêt des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs +que le sol provincial payait au fisc. + + + + +CHAPITRE III. + +LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT. + + +La victoire du christianisme marque la fin de la société antique. Avec la +religion nouvelle s'achève cette transformation sociale que nous avons vue +commencer six ou sept siècles avant elle. + +Pour savoir combien les principes et les règles essentielles de la +politique furent alors changés, il suffit de se rappeler que l'ancienne +société avait été constituée par une vieille religion dont le principal +dogme était que chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une +cité, et n'existait que pour elle. C'était le temps des dieux domestiques +et des divinités poliades. Cette religion avait enfanté le droit; les +relations entre les hommes, la propriété, l'héritage, la procédure, tout +s'était trouvé réglé, non par les principes de l'équité naturelle, mais +par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte. +C'était elle aussi qui avait établi un gouvernement parmi les hommes: +celui du père dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cité. +Tout était venu de la religion, c'est-à-dire de l'opinion que l'homme +s'était faite de la divinité. Religion, droit, gouvernement s'étaient +confondus et n'avaient été qu'une même chose sous trois aspects divers. + +Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social des anciens, où la +religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie +publique; où l'État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le +magistrat un prêtre, la loi une formule sainte; où le patriotisme était de +la piété, l'exil une excommunication; où la liberté individuelle était +inconnue, où l'homme était asservi à l'État par son âme, par son corps, +par ses biens; où la haine était obligatoire contre l'étranger, où la +notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arrêtait +aux limites de la cité; où l'association humaine était nécessairement +bornée dans une certaine circonférence, autour d'un prytanée, et où l'on +ne voyait pas la possibilité de fonder des sociétés plus grandes. Tels +furent les traits caractéristiques des cités grecques et italiennes +pendant la première période de leur histoire. + +Mais peu à peu, nous l'avons vu, la société se modifia. Des changements +s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même temps que +dans les croyances. Déjà, dans les cinq siècles qui précèdent le +christianisme, l'alliance n'était plus aussi intime entre la religion +d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes +opprimées, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des +philosophes, le progrès de la pensée, avaient ébranlé les vieux principes +de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour +s'affranchir de l'empire de cette vieille religion, à laquelle l'homme ne +pouvait plus croire; le droit et la politique, comme la morale, s'étaient +peu à peu dégagés de ses liens. + +Seulement, cette espèce de divorce venait de l'effacement de l'ancienne +religion; si le droit et la politique commençaient à être quelque peu +indépendants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances; si la +société n'était plus gouvernée par la religion, cela tenait surtout à ce +que la religion n'avait plus de force. Or, il vint un jour où le sentiment +religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme chrétienne, la +croyance ressaisit l'empire de l'âme. N'allait-on pas voir alors +reparaître l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi +et de la loi? + +Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravivé, il +prit encore une expression plus haute et moins matérielle. Tandis +qu'autrefois on s'était fait des dieux de l'âme humaine ou des grandes +forces physiques, on commença à concevoir Dieu comme véritablement +étranger, par son essence, à la nature humaine d'une part, au monde de +l'autre. Le Divin fut décidément placé en dehors de la nature visible et +au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'était fait son dieu, +et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cités, Dieu apparut +alors comme un être unique, immense, universel, seul animant les mondes, +et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu +qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grèce et de l'Italie, +n'était guère autre chose qu'un ensemble de pratiques, une série de rites +que l'on répétait sans y voir aucun sens, une suite de formules que +souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une +tradition qui se transmettait d'âge en âge et ne tenait son caractère +sacré que de son antiquité, au lieu de cela, la religion fut un ensemble +de dogmes et un grand objet proposé à la foi. Elle ne fut plus extérieure; +elle siégea surtout dans la pensée de l'homme. Elle ne fut plus matière; +elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de +l'adoration: l'homme ne donna plus à Dieu l'aliment et le breuvage; la +prière ne fut plus une formule d'incantation; elle fut un acte de foi et +une humble demande. L'âme fut dans une autre relation avec la divinité: la +crainte des dieux fut remplacée par l'amour de Dieu. + +Le christianisme apportait encore d'autres nouveautés. Il n'était la +religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cité +ni d'aucune race. Il n'appartenait ni à une caste ni à une corporation. +Dès son début, il appelait à lui l'humanité entière. Jésus-Christ disait à +ses disciples: « Allez et instruisez _tous les peuples_. » + +Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que les premiers +disciples eurent un moment d'hésitation; on peut voir dans les Actes des +apôtres que plusieurs se refusèrent d'abord à propager la nouvelle +doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces +disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne +voulait pas être adoré par des étrangers; comme les Romains et les Grecs +des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que +propager le nom et le culte de ce dieu c'était se dessaisir d'un bien +propre et d'un protecteur spécial, et qu'une telle propagande était à la +fois contraire au devoir et à l'intérêt. Mais Pierre répliqua à ces +disciples: « Dieu ne fait pas de différence entre les gentils et nous. » +Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute occasion et sous +toute espèce de forme: « Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la +foi. Dieu n'est-il Dieu que des Juifs? non, certes, il l'est aussi des +gentils... Les gentils sont appelés au même héritage que les Juifs. » + +Il y avait en tout cela quelque chose de très-nouveau. Car partout, dans +le premier âge de l'humanité, on avait conçu la divinité comme s'attachant +spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les +Athéniens à la Pallas athénienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le +droit de pratiquer un culte avait été un privilège. L'étranger avait été +repoussé des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des +Juifs; le Lacédémonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas +athénienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siècles qui +précédèrent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait déjà contre +ces règles étroites. La philosophie avait enseigné maintes fois, depuis +Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages +de tous les hommes. La religion d'Éleusis avait admis des initiés de +toutes les villes. Les cultes de Cybèle, de Sérapis et quelques autres +avaient accepté indifféremment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs +avaient commencé à admettre l'étranger dans leur religion, les Grecs et +les Romains l'avaient admis dans leurs cités. Le christianisme, venant +après tous ces progrès de la pensée et des institutions, présenta à +l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu +qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait +ni les races, ni les familles, ni les États. + +Pour ce Dieu il n'y avait plus d'étrangers. L'étranger ne profanait plus +le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule présence. Le temple +fut ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'être +héréditaire, parce que la religion n'était plus un patrimoine. Le culte ne +fut plus tenu secret; les rites, les prières, les dogmes ne furent plus +cachés; au contraire, il y eut désormais un enseignement religieux, qui ne +se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus +éloignés, qui alla chercher les plus indifférents. L'esprit de propagande +remplaça la loi d'exclusion. + +Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations entre les +peuples que pour le gouvernement des États. + +Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine; elle ne fit plus +un devoir au citoyen de détester l'étranger; il fut de son essence, au +contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'étranger, envers +l'ennemi, des devoirs de justice et même de bienveillance. Les barrières +entre les peuples et les races furent ainsi abaissées; le _pomoerium_ +disparut; « Jésus-Christ, dit l'apôtre, a rompu la muraille de séparation +et d'inimitié. » -- « Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous +ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni Juif; ni circoncis, ni +incirconcis; ni barbare, ni Scythe. Tout le genre humain est ordonné dans +l'unité. » On enseigna même aux peuples qu'ils descendaient tous d'un même +père commun. Avec l'unité de Dieu, l'unité de la face humaine apparut aux +esprits; et ce fut dès lors une nécessité de la religion de défendre à +l'homme de haïr les autres hommes. + +Pour ce qui est du gouvernement de l'État, on peut dire que le +christianisme l'a transformé dans son essence, précisément parce qu'il ne +s'en est pas occupé. Dans les vieux âges, la religion et l'État ne +faisaient qu'un; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait +son peuple; le même code réglait les relations entre les hommes et les +devoirs envers les dieux de la cité. La religion commandait alors à +l'État, et lui désignait ses chefs par la voix du sort ou par celle des +auspices; l'État, à son tour, intervenait dans le domaine de la conscience +et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cité. Au lieu de +cela, Jésus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il +sépare la religion du gouvernement. La religion, n'étant plus terrestre, +ne se mêle plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jésus- +Christ ajoute: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à +Dieu. » C'est la première fois que l'on distingue si nettement Dieu de +l'État. Car César, à cette époque, était encore le grand pontife, le chef +et le principal organe de la religion romaine; il était le gardien et +l'interprète des croyances; il tenait dans ses mains le culte et le dogme. +Sa personne même était sacrée et divine; car c'était précisément un des +traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs +de la royauté antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractère divin +que l'antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux prêtres-fondateurs. +Mais voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le paganisme et +l'empire voulaient renouer; il proclame que la religion n'est plus l'État, +et qu'obéir à César n'est plus la même chose qu'obéir à Dieu. + +Le christianisme achève de renverser les cultes locaux; il éteint les +prytanées, brise définitivement les divinités poliades. Il fait plus: il +ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exercé sur la +société civile. Il professe qu'entre l'État et la religion il n'y a rien +de commun; il sépare ce que toute l'antiquité avait confondu. On peut +d'ailleurs remarquer que, pendant trois siècles, la religion nouvelle +vécut tout à fait en dehors de l'action de l'État; elle sut se passer de +sa protection et lutter même contre lui. Ces trois siècles établirent un +abîme entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et +comme le souvenir de cette glorieuse époque n'a pas pu s'effacer, il s'en +est suivi que cette distinction est devenue une vérité vulgaire et +incontestable que les efforts mêmes d'une partie du clergé n'ont pas pu +déraciner. + +Ce principe fut fécond en grands résultats. D'une part, la politique fut +définitivement affranchie des règles strictes que l'ancienne religion lui +avait tracées. On put gouverner les hommes sans avoir à se plier à des +usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans +conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La +politique fut plus libre dans ses allures; aucune autre autorité que celle +de la loi morale ne la gêna plus. D'autre part, si l'État fut plus maître +en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié +de l'homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l'homme +n'appartenait plus à la société que par une partie de lui-même, qu'il +était engagé à elle par son corps et par ses intérêts matériels, que, +sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une république, +il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son âme, il était libre +et n'était engagé qu'à Dieu. + +Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation; il avait rendu l'homme à +lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce qui n'était que +l'effort d'énergie d'une secte courageuse, le christianisme fit la règle +universelle et inébranlable des générations suivantes; de ce qui n'était +que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanité. + +Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur l'omnipotence +de l'État chez les anciens, si l'on songe à quel point la cité, au nom de +son caractère sacré et de la religion qui était inhérente à elle, exerçait +un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la source d'où a +pu venir la liberté de l'individu. Une fois que l'âme s'est trouvée +affranchie, le plus difficile était fait, et la liberté est devenue +possible dans l'ordre social. + +Les sentiments et les moeurs se sont alors transformés aussi bien que la +politique. L'idée qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie. +Le devoir par excellence n'a plus consisté à donner son temps, ses forces +et sa vie à l'État. La politique et la guerre n'ont plus été le tout de +l'homme; toutes les vertus n'ont plus été comprises dans le patriotisme; +car l'âme n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres +obligations que celle de vivre et de mourir pour la cité. Le christianisme +a distingué les vertus privées des vertus publiques. En abaissant celles- +ci, il a relevé celles-là; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine +au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen. + +Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations anciennes, le +droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d'elle toutes ses +règles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, +les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres +sacrés ou dans la tradition religieuse. Aussi chaque religion avait-elle +fait le droit à son image. Le christianisme est la première religion qui +n'ait pas prétendu que le droit dépendît d'elle. Il s'occupa des devoirs +des hommes, non de leurs relations d'intérêts. On ne le vit régler ni le +droit de propriété, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la +procédure. Il se plaça en dehors du droit, comme en dehors de toute chose +purement terrestre. Le droit fut donc indépendant; il put prendre ses +règles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idée +du juste qui est en nous. Il put se développer en toute liberté, se +réformer et s'améliorer sans nul obstacle, suivre les progrès de la +morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux de chaque génération. + +L'heureuse influence de l'idée nouvelle se reconnaît bien dans l'histoire +du droit romain. Durant les quelques siècles qui précédèrent le triomphe +du christianisme, le droit romain travaillait déjà à se dégager de la +religion et à se rapprocher de l'équité et de la nature; mais il ne +procédait que par des détours et par des subtilités, qui l'énervaient et +affaiblissaient son autorité morale. L'oeuvre de régénération du droit, +annoncée par la philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts +des jurisconsultes romains, ébauchée par les artifices et les ruses du +préteur, ne put réussir complètement qu'à la faveur de l'indépendance que +la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, à mesure que le +christianisme conquérait la société, les codes romains admettre les règles +nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans +hésitation. Les pénates domestiques ayant été renversés et les foyers +éteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et +avec elle les règles qui en avaient découlé. Le père perdit l'autorité +absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnée, et ne conserva que +celle que la nature même lui confère pour les besoins de l'enfant. La +femme, que le vieux culte plaçait dans une position inférieure au mari, +devint moralement son égale. Le droit de propriété fut transformé dans son +essence; les bornes sacrées des champs disparurent; la propriété ne +découla plus de la religion, mais du travail; l'acquisition en fut rendue +plus facile, et les formalités du vieux droit furent définitivement +écartées. + +Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa +constitution et son droit furent transformés; de même que, par cela seul +que l'État n'avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement +des hommes furent changées pour toujours. + +Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne +de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle +s'établit: la société humaine se constitue. Elle se modifie: la société +traverse une série de révolutions. Elle disparaît: la société change de +face. Telle a été la loi des temps antiques. + + + + +TABLE ANALYTIQUE. + + +ADOPTION. + L'adoption a eu pour principe le devoir de perpétuer le culte + domestique; + -- n'était permise qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants; + ses effets religieux et civils. + +AFFRANCHIS. + Droit que les patrons conservaient sur eux; + leur analogie avec les anciens clients. + +AGNATION. + Quelle sorte de parenté c'était, chez les Romains et chez les Grecs. + +AGNI, + divinité des vieux âges dans toute la race indo-européenne. + +AÎNESSE (Droit d'), + établi à l'origine des sociétés anciennes; + disparaît peu à peu. + +AMBARVALES. + +AMPHICTYONIES, + assemblées religieuses plus que politiques. + +ANCÊTRES (Culte des). + +ANNALES. + Usage général des annales chez les anciens; + elles étaient rédigées par les prêtres et faisaient partie de la + religion. + +ARCHIVES des villes. + +ARCHONTES des [Grec: genae]. + Archontes des villes; + le titre d'archonte était d'abord synonyme de celui de roi; + fonctions religieuses des archontes; + leur pouvoir judiciaire; + comment ils étaient élus; + leur autorité est peu à peu réduite; + ce qu'ils deviennent sous l'empire romain. + +ARISTOCRATIE. + Aristocratie héréditaire des patriciens, des Eupatrides, des [Grec: + basileis], des Géomores, etc. + La distinction des classes est d'abord fondée sur la religion; + l'aristocratie de naissance s'appuie sur le sacerdoce héréditaire. + Cette aristocratie disparaît plus tard; + il se forme une aristocratie de richesse. + Aristocratie spartiate. + +ARMÉE. + Actes religieux qui s'accomplissaient dans les armées grecques et + romaines. + L'armée était organisée primitivement, comme la cité, en _gentes_ + et en curies, en [Grec: genae] et en phratries. + Changements opérés par Servius Tullius dans la constitution de l'armée; + sens du mot _classis_; + en Grèce, comme à Rome, la cavalerie était un corps aristocratique. + La nature de l'armée change avec la constitution de la cité. + L'armée romaine forme une assemblée politique. + Pendant le règne de la ploutocratie, en Grèce comme à Rome, les rangs + dans l'armée furent fixés d'après la richesse. + +ASILE. + Ce que c'était. + +ASSEMBLÉES du peuple. + Elles commençaient par une prière et un acte sacré. + Assemblées par curies. + Assemblées par centuries, comment on y votait; + l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que l'armée. + Assemblées par tribus. + Assemblées athéniennes. + Assemblées Spartiates. + +ATHÈNES. + Formation de la cité athénienne; + oeuvre de Thésée; + royauté primitive; + aristocratie des Eupatrides; + abolition de la royauté politique; + domination de l'aristocratie; + archontat viager et archontat annuel; + l'archonte-roi. + Caractère athénien; + superstitions athéniennes. + Tentative de Cylon; + oeuvre législative de Dracon; + oeuvre de Solon; + Pisistrate; + oeuvre de Clisthènes. + Domination de l'aristocratie de richesse; + progrès des classes inférieures. + Les magistratures athéniennes; + l'assemblée du peuple; + les orateurs; + l'armée athénienne; + caractère de la démocratie athénienne. + +AUSPICES. + Mode d'élection des magistrats par les auspices. + +CALENDRIER chez les anciens. + +CÉLIBAT, + interdit par la religion; + interdit par les lois. + +CENS, + recensement, lustration, cérémonie religieuse dans les cités anciennes. + Transformation du cens. + +CENSEURS. + Origine et nature de leur pouvoir; + leurs fonctions religieuses. + +CHEVALIERS ROMAINS. + +CHRISTIANISME, + son action sur les idées politiques et sur le gouvernement des sociétés. + +CITÉ. + La cité se forme par l'association des tribus, des curies, des + _gentes_. + Exemple de la cité athénienne. + Religion propre à chaque cité. + Ce que l'on entendait par l'autonomie de la cité. + Pourquoi les anciens n'ont pas pu fonder de société plus large que la + cité. + Puissance absolue de la cité sur le citoyen. + Affaiblissement du régime de la cité. + La conquête romaine détruit le régime municipal. + +CITOYEN. + Ce qui distinguait le citoyen du non-citoyen. + +CLIENTS. + Ce que c'était à l'origine; + -- étaient distincts des plébéiens; + leur condition; + ils figuraient dans les comices par curies; + leur analogie avec les serfs du moyen âge; + leur affranchissement progressif; + ils deviennent peu à peu propriétaires du sol; + comment ils le sont devenus à Athènes; + comment ils le sont devenus à Rome; + disparition de la clientèle primitive; + le patriciat essaye en vain de la rétablir. + Clientèle des âges postérieurs. + +COGNATIO, + parenté par les femmes, en Grèce et en Rome; + elle pénètre peu à peu dans le droit. + +CONDITIONS économiques des sociétés anciennes. + +CONFARREATIO, + cérémonie religieuse usitée dans le mariage romain et dans le mariage + grec. + +CONFÉDÉRATIONS. + +CONQUÊTE de la Grèce par les Romains. + +CONSULAT. + Fonctions religieuses des consuls. + Quelle idée l'on se faisait primitivement du consul; + quelle idée on s'en fit plus tard. + Avec quelles formalités religieuses les consuls étaient élus; + changements dans le mode d'élection. + Consuls plébéiens. + +COURONNE, + son usage dans les cérémonies religieuses; + dans le mariage; + dans quel cas les magistrats portaient la couronne. + +CROYANCES. + Croyances primitives des anciens; + leurs rapports avec le droit privé; + leurs rapports avec la morale primitive. + Intolérance des anciens au sujet des croyances. + Changements dans les croyances. + +CULTE DES MORTS, + chez tous les peuples anciens; + relation de ce culte avec le culte du foyer. + -- Culte des héros indigètes. + Culte du fondateur. + +CURIES et phratries. + +DÉMAGOGUES. + Sens de ce mot. + +DÉMOCRATIE. + Comment elle s'établit; + règles du gouvernement démocratique. + +DÉMONS, + âmes des morts. + +DETESTATIO SACRORUM. + +DETTES. + Pourquoi le corps de l'homme et non sa terre répondait de sa dette. + +DEVINS à Athènes. + +DIEUX. + Dieux domestiques. + Divinités poliades. + Les dieux de l'Olympe ont été d'abord des dieux domestiques et des + divinités poliades. + Idée que les anciens se faisaient des dieux. + Alliance des divinités poliades; + évocation des dieux; + prières et formules qui les contraignaient à agir; + peur des dieux. + Nouvelles idées sur la divinité. + Le christianisme. + +DIFFARREATIO. + +DIVORCE; + était obligatoire dans le cas de stérilité de la femme. + +[Grec: DOCHIMASIA], + examen que subissaient les magistrats et les sénateurs. + +DROIT. + Le droit ancien est né dans la famille; + il a été en rapport avec les croyances et avec le culte. + -- Droit de propriété. + Droit de succession. + Idée que les anciens se faisaient du droit. + Droit civil, _jus civile_. + Changements dans le droit privé. + Droit des Douze Tables. + Lois de Solon. + Droit prétorien. + +DROIT DE CITÉ. + En quoi il consistait; + comment il était conféré. + Importance du droit de cité. + Le droit de cité romaine est peu à peu étendu aux Latins; + aux Italiens; + aux provinciaux. + +DROIT DES GENS. + +[Grec: ENGUAESIS], + acte du mariage grec correspondant à la _traditio in manum_. + +ÉDUCATION. + L'État la dirigeait en Grèce. + +ÉLECTION. + Mode d'élection des rois; + -- des consuls; + -- des archontes. + +ÉMANCIPATION du fils; + ses effets en droit civil. + +EMPIRE de Rome, + _imperium romanum_; + condition des peuples qui y étaient sujets. + +ÉNÉE (Légende d'). + Sens de l'Énéide. + +ÉPHORES à Sparte. + +[Grec: EPIGAMIA], + _jus connubii_. + +[Grec: EPICHLAEROS]. + +[Grec: EPISTION]. + +[Grec: ERCHEIOS ZEUS], + divinité domestique. + +[Grec: ERCHOS], + _herctum_, enceinte sacrée du domicile. + +ESCLAVES, + comment ils étaient introduits dans la famille et initiés à son culte. + +[Grec: HESTIA], + _Vesta_, foyer. + +ÉTRANGER. + L'étranger ne pouvait être ni propriétaire ni héritier; + n'était pas protégé par le droit civil; + était jugé par le préteur pérégrin ou par l'archonte polémarque. + Sentiment de haine pour l'étranger. + +EUPATRIDES, + analogues aux patriciens; + luttent contre les rois; + gouvernent la cité; + sont attaqués par les classes inférieures. + +EXIL, + interdiction du culte national et du culte domestique, analogue à + l'excommunication. + +FAMILIA. + Sens de ce mot. + +FAMILLE. + Sa religion; + son indépendance religieuse; + ce qui en faisait le lien; + avait l'obligation de se perpétuer. + -- Noms de famille chez les Romains et les Grecs. + -- Changements dans la constitution de la famille. + -- Division de la _gens_ en familles. + +FÉCIAUX. + dans les villes italiennes, [Grec: chaeruches]; + et spendophores dans les villes grecques. + +FEMME. + Son rôle dans la religion domestique. + Son rôle dans la famille. + Le régime dotal fut longtemps inconnu. + La femme toujours en tutelle. + Elle ne pouvait paraître en justice; + n'était pas justiciable de la cité; + était jugée, d'abord par son mari, plus tard par un tribunal + domestique. + Son titre de _mater familias_. + La femme obtient peu à peu des droits à l'héritage, et la possession de + sa dot. + Parenté par les femmes. + +FILLE. + La fille, d'après les anciennes croyances, était réputée inférieure au + fils. + Elle n'héritait pas de son père. + La fille [Grec: hepichlaeros]. + +FONDATION des villes, + cérémonie religieuse. + +FONDATEUR (Culte du). + +FOYER. + Le foyer était un autel, un objet divin; + rites prescrits pour l'entretien du feu sacré; + le foyer ne pouvait pas être changé de place; + prières qu'on lui adressait; + antiquité de ce culte; + sa relation avec le culte des morts. + Influence que ce culte a exercée sur la morale. + -- Foyer public ou prytanée. + Foyer transporté dans les armées, et sur les flottes. + -- Le culte du foyer perd son crédit. + +[Grec: GENOS] + grec analogue à la _gens_ romaine; + le [Grec: genos] à Athènes; + [Grec: genos] des Brytides. + Culte intérieur du [Grec: genos]; + son tombeau commun; + son chef. + Le [Grec: genos] perd son importance politique. + +GENS. + Sens de ce mot. + La _gens_ était la vraie famille. + Culte intérieur de la _gens_; + son tombeau commun; + solidarité de ses membres. + Le chef de la _gens_. + Comment la _gens_ s'est démembrée. + Les _gentes_ plébéiennes. + Transformations successives et disparition du régime de la _gens_. + +GENTILES. + Lien de culte entre eux; + lien de droit; + le _gentilis_ était plus proche que le cognat. + -- _Dii gentiles_. + +GENTILITÉ. + +HÉLIASTES à Athènes. + +HERES _suus et necessarius_. + Sens de ces mots en droit romain. + +HÉROS, + âmes des morts; + étaient les mêmes que les Lares et les Génies; + héros éponymes; + héros nationaux. + +HOSPITALITÉ. + +HOSTIS. + Sens de ce mot. + Pourquoi les idées d'étranger et d'ennemi se sont confondues à + l'origine. + +HYMÉNÉE, + chant sacré. + +HYPOTHÈQUE, + inconnue dans le droit primitif. + +JOURS NÉFASTES chez les Romains et chez les Grecs. + +LECTISTERNIUM. + +LÉGENDES. + Leur importance en histoire; + légende d'Énée; + légende de l'enlèvement des Sabines. + +LÉGISLATEURS. + Les anciens législateurs. + +LIBERTÉ. + Comment les anciens la comprenaient, absence de toute garantie pour la + liberté individuelle. + +LIVRES liturgiques des anciens. + Livres sibyllins à Athènes et à Rome. + +LOI. + La loi faisait partie de la religion; + respect des anciens pour la loi; + la loi était réputée sainte; + elle venait des dieux. + Les lois primitives n'étaient pas écrites; + elles étaient rédigées sous forme de vers et chantées. + Importance du texte de la loi. + La plèbe réclame la rédaction d'un Code de lois; + lois des Douze Tables. + Changement dans la nature et le principe de la loi. + Comment on faisait les lois à Athènes. + +LUSTRATIO, cérémonie religieuse. + +LYCURGUE. + Oeuvre de Lycurgue à Sparte. + +MAGISTRATS. + Ce qu'étaient les magistrats dans la première époque de l'existence des + cités; + ce qu'ils furent dans la seconde. + +MANCIPATIO. + +MANES, + étaient les âmes des morts; + correspondent aux [Grec: theoi chthonioi] des Grecs. + +MANUS, + sens de ce mot dans le droit romain. + Relation entre la puissance maritale et le culte domestique. + +MARIAGE. + Le mariage sacré; + ses effets religieux; + était interdit entre habitants de deux villes. + Légende de l'enlèvement des Sabines. + Interdit, puis autorisé entre patriciens et plébéiens. + Mariage par _mutuus consensus_; + _usus_, _coemptio_. + Effets de la puissance maritale; + manière d'échapper à la puissance maritale. + +MORALE primitive. + +MUNDUS. + Sens spécial de ce mot. + +NATAL (Jour) des villes. + +[Grec: NOTHOI] + Ce que les anciens comprenaient dans la catégorie des [Grec: nothoi]. + +NOMS de famille en Grèce et à Rome. + +ODYSSÉE. + La société qui y est dépeinte est une société aristocratique. + +ORATEURS. + Leur rôle dans la démocratie athénienne. + +[Grec: OROI, Theoi orioi], dieux termes. + +OSTRACISME dans toutes les villes grecques. + +PARASITES. + Sens ancien de ce mot. + +PARENTÉ. + Comment les anciens la comprenaient; + se marquait par le culte. + Il n'y avait pas de parenté par les femmes. + +[Grec: PATRIAZEIN], _parentare_. + +PATRICIENS. + Origine de la classe des patriciens; + leur privilège sacerdotal; + leurs privilèges politiques. + Leur lutte contre les rois; + leur résistance aux efforts de la plèbe. + +PATRIE. + Sens de ce mot. + Ce qu'était primitivement l'amour de la patrie; + ce que ce sentiment devint plus tard. + +PATRONS. + +PATRUUS et _avunculus_. + Différence radicale entre la parenté que ces deux mots exprimaient. + +PÈRE. + Sens originel du mot _pater_. + Autorité religieuse du père. + Sa puissance dérivait de la religion domestique. + Son autorité sur ses enfants. + Ce qu'il faut entendre par le droit qu'il avait de vendre son fils; + de tuer son fils ou sa femme. + Son droit de justice. + Il était responsable de tous les délits commis par les siens. + La puissance paternelle d'après la loi des Douze Tables; + d'après la loi de Solon. + +PHRATRIES, + analogues aux curies. + Culte spécial de la phratrie. + Comment le jeune homme était admis dans la phratrie. + Les phratries perdent leur importance politique. + +PHILOSOPHIE. + Son influence sur les transformations de la politique. + Pythagore; + Anaxagore; + les Sophistes; + Socrate; + Platon; + Aristote; + politique des Épicuriens et des Stoïciens. + Idée de la cité universelle. + +PIETAS. + Sens complexe de ce mot. + +PINDARE, + poète de l'aristocratie. + +PLÉBÉIENS. + Cette classe d'hommes existait dans toutes les cités. + Ils étaient distincts des clients. + A l'origine, ils n'étaient pas compris dans le populus. + Comment la plèbe s'était formée. + Les plébéiens n'avaient à l'origine ni religion, ni droits civils, ni + droits politiques. + Leur lutte contre la classe supérieure. + Ils soutiennent les rois. + Ils créent des tyrans. + Efforts et progrès de la plèbe romaine; + sa sécession au mont Sacré; + le tribunal de la plèbe. + La plèbe entre dans la cité. + +PLÉBISCITES. + +PONTIFES. + Surveillaient les cultes domestiques. + Pontifes patriciens; + pontifes plébéiens. + +PRÉTEURS. + Leurs fonctions religieuses. + +PROCÉDURE antique. + +PROPRIÉTÉ. + Droit de propriété chez les anciens; + relation entre le droit de propriété et la religion. + La propriété était inaliénable; + -- indivisible. + Ce que devint le droit de propriété aux époques postérieures. + +PROVINCIA. + Sens de ce mot. + Comment Rome administrait les provinces. + Les provinciaux n'avaient aucun droit. + +PRYTANÉE, + analogue au temple de Vesta. + +PRYTANES. + Les prytanes étaient à la fois des prêtres et des magistrats. + +REPAS. + Le repas était un acte religieux. + Repas funèbres offerts aux morts. + Les repas publics étaient des cérémonies religieuses; + repas publics à Sparte; + à Athènes; + en Italie; + à Rome. + +RELIGION. + La religion domestique. + Comment les anciens comprenaient la religion. + Religion de la cité. + La religion romaine n'a pas été établie par calcul. + Influence de la religion dans l'élection des magistrats. + +RESPUBLICA, [Grec: to choinon]. + +RÉVOLUTIONS. + Caractères essentiels et causes générales des révolutions dans les cités + anciennes. + Première révolution qui enlève à la royauté sa puissance politique. + Révolution dans la constitution de la famille. + Révolution dans la cité par les progrès de la plèbe. + Révolutions de Rome. + Révolutions d'Athènes. + Révolutions de Sparte. + Disparition de l'ancien régime, et nouveau système de gouvernement. + L'aristocratie de richesse. + La démocratie. + Luttes entre les riches et les pauvres. + +RITUELS, + dans toutes les cités anciennes. + +ROME. + Formation de la cité romaine. + Cérémonie de la fondation. + Nature de l'asile ouvert par Romulus. + Le caractère romain; + superstitions romaines. + Le patriciat. + La plèbe. + Le sénat. + L'assemblée par curies. + La royauté. + Lutte des rois contre l'aristocratie. + Révolution qui supprime la royauté. + Domination du patriciat. + Efforts et progrès de la plèbe. + Le tribunal. + Les assemblées par tribus et les plébiscites. + La plèbe acquiert l'égalité civile, politique, religieuse. + Pourtant, les procédés de gouvernement et les moeurs restent + aristocratiques. + Formation d'une nouvelle noblesse. + Conquêtes des Romains. + Relations d'origine et de culte entre Rome et les cités de l'Italie et + de la Grèce. + Premiers agrandissements. + Sa suprématie religieuse sur les cités latines. + Rome se fait partout la protectrice de l'aristocratie. + _Imperium romanum_. + Comment elle traite ses sujets. + Elle accorde le droit de cité romaine. + +ROYAUTÉ. + Ce qu'était la royauté primitive. + Les rois prêtres. + Avec quelles formes liturgiques ils étaient élus. + Leurs attributions judiciaires et militaires. + La royauté héréditaire comme le sacerdoce. + [Grec: Basileis hieroi]. + _Sanctitas regum_. + Révolution qui supprime partout la royauté. + Magistrats annuels appelés rois. + _Rex sacrorum_. + Le mot roi appliqué, durant l'âge aristocratique, aux chefs des + _gentes_. + +SACERDOCES. + Dans les anciennes cités, les sacerdoces furent longtemps héréditaires. + Sacerdoces réservés au patriciat. + La plèbe acquiert les sacerdoces. + +SACROSANCTUS. + Sens de ce mot. + +SECONDE VIE. + On a cru d'abord qu'elle se passait dans le tombeau. + +SÉNAT. + Le sénat se réunissait dans un lieu sacré. + Il était composé des chefs des _gentes_. + Introduction des sénateurs _conscripti_. + Le sénat d'Athènes. + +SÉPULTURE, + ses rites et les croyances qui s'y rattachaient. + Pourquoi la privation de sépulture était redoutée des anciens. + +SERVIUS TULLIUS. + Ses réformes. + +SHRADDA, + chez les Hindous, analogue au repas funèbre des Grecs et des Romains. + +SOEUR (la) subordonnée au frère, pour le culte; + pour l'héritage. + +SOLON. + Son oeuvre. + +SPARTE. + Ce qu'étaient les repas publics. + La royauté à Sparte. + Le caractère Spartiate. + L'aristocratie gouverne à Sparte. + Série des révolutions de Sparte. + Les rois démagogues et les tyrans populaires. + +STRATÉGES à Athènes; + ce qu'ils deviennent sous la domination de Rome. + +SUCCESSION. + La règle pour le droit de succession était la même que pour la + transmission du culte domestique. + Pourquoi le fils, seul héritait, non la fille. + Succession collatérale. + L'héritier collatéral devait épouser la fille du défunt. + Droit d'aînesse, privilège de l'aîné. + Le droit de succession d'après les Douze Tables; + d'après la législation de Solon. + +SUJÉTION. + La sujétion entraînait la destruction des cultes nationaux. + +TERMES, + limites inviolables des propriétés. + Légende du dieu Terme. + Avec quelles cérémonies le terme était posé. + +TESTAMENT. + Le testament était contraire aux vieilles prescriptions religieuses et + fut longtemps inconnu. + Il ne fut permis par Solon qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants. + Formalités difficiles dont il était entouré dans l'ancien droit romain. + Il est autorisé par les Douze Tables. + +THÈTES (les) à Athènes. + +TIRAGE au sort pour l'élection des magistrats. + +TOMBEAUX. + Les tombeaux de famille. + L'étranger n'avait pas le droit d'en approcher; + ni d'y être enterré. + Le tombeau était placé, à l'origine, dans le champ de chaque famille. + Le tombeau était inaliénable. + +TRADITIONS. + Quelle valeur on peut accorder aux traditions et aux légendes des + anciens. + +TRAITÉS. + Les traités de paix étaient des actes religieux. + +TRIBUNAT de la plèbe. + Nature particulière de cette sorte de magistrature. + +TRIBUNAT militaire. + +TRIBUNE. + La tribune était un lieu sacré. + +TRIBUS. + Les tribus de naissance. + Ces tribus sont supprimées par Clisthènes et par d'autres dans toutes + les cités grecques. + Les tribus de domicile à Athènes; + à Rome. + +TRIOMPHE, + cérémonie religieuse chez les Romains et chez les Grecs. + +TYRANS. + En quoi ils différaient des rois. + Ils étaient les chefs du parti démocratique. + Politique habituelle des tyrans. + +VESTA n'était autre que le feu du foyer; + se confondait avec les Lares. + Légende de Vesta. + Le temple de Vesta était analogue au prytanée des Grecs. + Croyances qui s'y rattachaient. + +VILLE. + La ville était distincte de la cité. + Ce que c'était que la ville dans les idées des anciens. + Comment on choisissait l'emplacement de la ville. + Rites de la fondation des villes. + Les villes étaient réputées saintes. + + + + +TABLE DES MATIÈRES. + + +INTRODUCTION. -- De la nécessité d'étudier les plus vieilles croyances des +anciens pour connaître leurs institutions. + + +LIVRE PREMIER. + +ANTIQUES CROYANCES. + +CHAP. I. Croyances sur l'âme et sur la mort +CHAP. II. Le culte des morts +CHAP. III. Le feu sacré +CHAP. IV. La religion domestique + + +LIVRE II. + +LA FAMILLE. + +CHAP. I. La religion a été le principe constitutif de la famille + ancienne +CHAP. II. Le mariage chez les Grecs et chez les Romains. +CHAP. III. De la continuité de la famille; célibat interdit; divorce en + cas de stérilité, inégalité entre le fils et la fille +CHAP. IV. De l'adoption et de l'émancipation +CHAP. V. De la parenté; de ce que les Romains appelaient agnation +CHAP. VI. Le droit de propriété +CHAP. VII. Le droit de succession + 1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens + 2° Le fils hérite, non la fille + 3° De la succession collatérale + 4° Effets de l'adoption et de l'émancipation + 5° Le testament n'était pas connu à l'origine + 6° Le droit d'aînesse +CHAP. VIII. L'autorité dans la famille + 1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les + anciens + 2° Énumération des droits qui composaient la puissance + paternelle +CHAP. IX. La morale de la famille +CHAP. X. La gens à Rome et en Grèce + 1° Ce que les documents anciens nous font connaître de la + _gens_ + 2° Examen des opinions qui ont été émises pour expliquer la + _gens_ romaine + 3° La _gens_ n'était autre chose que la famille ayant + encore son organisation primitive et son unité + 4° La famille (_gens_) a été d'abord la seule forme de + société + + +LIVRE III. + +LA CITÉ. + +CHAP. I. La phratrie et la curie; la tribu +CHAP. II. Nouvelles croyances religieuses + 1° Les dieux de la nature physique + 2° Rapport de cette religion avec le développement de la + société humaine +CHAP. III. La cité se forme +CHAP. IV. La ville +CHAP. V. Le culte du fondateur; la légende d'Énée +CHAP. VI. Les dieux de la cité +CHAP. VII. La religion de la cité + 1° Les repas publics + 2° Les fêtes et le calendrier + 3° Le cens + 4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à + l'armée; le triomphe +CHAP. VIII. Les rituels et les annales +CHAP. IX. Le gouvernement de la cité. Le roi + 1° Autorité religieuse du roi + 2° Autorité politique du roi +CHAP. X. Le magistrat +CHAP. XI. La loi +CHAP. XII. Le citoyen et l'étranger +CHAP. XIII. Le patriotisme; l'exil +CHAP. XIV. L'esprit municipal +CHAP. XV. Relations entre les cités; la guerre; la paix; l'alliance des + dieux +CHAP. XVI. Le Romain; l'Athénien +CHAP. XVII. De l'omnipotence de l'État; les anciens n'ont pas connu la + liberté individuelle + + +LIVRE IV. + +LES RÉVOLUTIONS. + +CHAP I. Patriciens et clients +CHAP. II. Les plébéiens +CHAP. III. Première révolution + 1° L'autorité politique est enlevée aux rois qui conservent + l'autorité religieuse + 2° Histoire de cette révolution à Sparte + 3° Histoire de cette révolution à Athènes + 4° Histoire de cette révolution à Rome +CHAP. IV. L'aristocratie gouverne les cités +CHAP. V. Deuxième révolution. Changements dans la constitution de la + famille, le droit d'aînesse disparaît; la _gens_ se + démembre +CHAP. VI. Les clients s'affranchissent + 1° Ce que c'était que la clientèle, à l'origine, et comment + elle s'est transformée + 2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon + 3° Transformation de la clientèle à Rome +CHAP. VII. Troisième révolution. La plèbe entre dans la cité + 1° Histoire générale de cette révolution + 2° Histoire de cette révolution à Athènes + 3º Histoire de cette révolution à Rome +CHAP. VIII. Changements dans le droit privé; le code des Douze Tables; le + code de Solon +CHAP. IX. Nouveau principe de gouvernement; l'intérêt public et le + suffrage +CHAP. X. Une aristocratie de richesse essaye de se constituer; + établissement de la démocratie; quatrième révolution +CHAP. XI Règles du gouvernement démocratique; exemple de la démocratie + athénienne +CHAP. XII. Riches et pauvres; la démocratie périt; les tyrans populaires +CHAP. XIII. Révolutions de Sparte + + +LIVRE V. + +LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT. + +CHAP. I. Nouvelles croyances; la philosophie change les principes et + les règles de la politique +CHAP. II. La conquête romaine + 1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome + 2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus- + Christ) + 3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ) + 4° Rome détruit partout le régime municipal + 5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité + romaine +CHAP. III. Le christianisme change les conditions du gouvernement + + +TABLE ANALYTIQUE + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Cité Antique, by Fustel de Coulanges + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITÉ ANTIQUE *** + +***** This file should be named 8074-8.txt or 8074-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/8/0/7/8074/ + +Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon and the Online +Distributed Proofreading Team. + +Updated editions will replace the previous one--the old editions will +be renamed. + +Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright +law means that no one owns a United States copyright in these works, +so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United +States without permission and without paying copyright +royalties. 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On reunit +dans la meme etude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples, +qui etaient deux branches d'une meme race, et qui parlaient deux idiomes +issus d'une meme langue, ont eu aussi les memes institutions et les memes +principes de gouvernement et ont traverse une serie de revolutions +semblables. + +On s'attachera surtout a faire ressortir les differences radicales et +essentielles qui distinguent a tout jamais ces peuples anciens des +societes modernes. Notre systeme d'education, qui nous fait vivre des +l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue a les comparer +sans cesse a nous, a juger leur histoire d'apres la notre et a expliquer +nos revolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous +ont legue nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque +peine a les considerer comme des peuples etrangers; c'est presque toujours +nous que nous voyons en eux. De la sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne +manquons guere de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les +regardons a travers les opinions et les faits de notre temps. + +Or les erreurs en cette matiere ne sont pas sans danger. L'idee que l'on +s'est faite de la Grece et de Rome a souvent trouble nos generations. Pour +avoir mal observe les institutions de la cite ancienne, on a imagine de +les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberte chez +les anciens, et pour cela seul la liberte chez les modernes a ete mise en +peril. Nos quatre-vingts dernieres annees ont montre clairement que l'une +des grandes difficultes qui s'opposent a la marche de la societe moderne, +est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquite grecque et +romaine devant les yeux. + +Pour connaitre la verite sur ces peuples anciens, il est sage de les +etudier sans songer a nous, comme s'ils nous etaient tout a fait +etrangers, avec le meme desinteressement et l'esprit aussi libre que nous +etudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie. + +Ainsi observees, la Grece et Rome se presentent a nous avec un caractere +absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. +Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer +par quelles regles ces societes etaient regies, et l'on constatera +aisement que les memes regles ne peuvent plus regir l'humanite. + +D'ou vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne +sont-elles plus les memes qu'autrefois? Les grands changements qui +paraissent de temps en temps dans la constitution des societes, ne peuvent +etre l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit +doit etre puissante, et cette cause doit resider dans l'homme. Si les lois +de l'association humaine ne sont plus les memes que dans l'antiquite, +c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de change. Nous avons en effet +une partie de notre etre qui se modifie de siecle en siecle; c'est notre +intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en +progres, et a cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au +changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a +vingt-cinq siecles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il +se gouvernait. + +L'histoire de la Grece et de Rome est un temoignage et un exemple de +l'etroite relation qu'il y a toujours entre les idees de l'intelligence +humaine et l'etat social d'un peuple. Regardez les institutions des +anciens sans penser a leurs croyances, vous les trouvez obscures, +bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plebeiens, des +patrons et des clients, des eupatrides et des thetes, et d'ou viennent les +differences natives et ineffacables que nous trouvons entre ces classes? +Que signifient ces institutions lacedemoniennes qui nous paraissent si +contraires a la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de +l'ancien droit prive: a Corinthe, a Thebes, defense de vendre sa terre; a +Athenes, a Rome, inegalite dans la succession entre le frere et la soeur? +Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'_agnation_, par la +_gens_? Pourquoi ces revolutions dans le droit, et ces revolutions dans la +politique? Qu'etait-ce que ce patriotisme singulier qui effacait +quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette +liberte dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des +institutions qui s'eloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idee +aujourd'hui, aient pu s'etablir et regner longtemps? Quel est le principe +superieur qui leur a donne l'autorite sur l'esprit des hommes? + +Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances; +les faits deviendront aussitot plus clairs, et leur explication se +presentera d'elle-meme. Si, en remontant aux premiers ages de cette race, +c'est-a-dire au temps ou elle fonda ses institutions, on observe l'idee +qu'elle se faisait de l'etre humain, de la vie, de la mort, de la seconde +existence, du principe divin, on apercoit un rapport intime entre ces +opinions et les regles antiques du droit prive, entre les rites qui +deriverent de ces croyances et les institutions politiques. + +La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive +a constitue la famille grecque et romaine, a etabli le mariage et +l'autorite paternelle, a fixe les rangs de la parente, a consacre le droit +de propriete et le droit d'heritage. Cette meme religion, apres avoir +elargi et etendu la famille, a forme une association plus grande, la cite, +et a regne en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les +institutions comme tout le droit prive des anciens. C'est d'elle que la +cite a tenu ses principes, ses regles, ses usages, ses magistratures. Mais +avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiees ou effacees; le +droit prive et les institutions politiques se sont modifiees avec elles. +Alors s'est deroulee la serie des revolutions, et les transformations +sociales ont suivi regulierement les transformations de l'intelligence. + +Il faut donc etudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus +vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaitre. Car les +institutions et les croyances que nous trouvons aux belles epoques de la +Grece et de Rome, ne sont que le developpement de croyances et +d'institutions anterieures; il en faut chercher les racines bien loin dans +le passe. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus +vieilles que Romulus et Homere. C'est dans une epoque plus ancienne, dans +une antiquite sans date, que les croyances se sont formees et que les +institutions se sont ou etablies ou preparees. + +Mais quel espoir y a-t-il d'arriver a la connaissance de ce passe +lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siecles +avant notre ere? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si +fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les +Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siecles; nous le savons par les +hymnes des Vedas, qui sont assurement fort antiques, et par les lois de +Manou, ou l'on peut distinguer des passages qui sont d'une epoque +extremement reculee. Mais, ou sont les hymnes des anciens Hellenes? Ils +avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacres; +mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'a nous. Quel souvenir peut- +il nous rester de ces generations qui ne nous ont pas laisse un seul texte +ecrit? + +Heureusement, le passe ne meurt jamais completement pour l'homme. L'homme +peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est +a chaque epoque, il est le produit et le resume de toutes les epoques +anterieures. S'il descend en son ame, il peut retrouver et distinguer ces +differentes epoques d'apres ce que chacune d'elles a laisse en lui. + +Observons les Grecs du temps de Pericles, les Romains du temps de Ciceron; +ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des +siecles les plus recules. Le contemporain de Ciceron (je parle surtout de +l'homme du peuple) a l'imagination pleine de legendes; ces legendes lui +viennent d'un temps tres-antique et elles portent temoignage de la maniere +de penser de ce temps-la. Le contemporain de Ciceron se sert d'une langue +dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les +pensees des vieux ages, s'est modelee sur elles, et elle en a garde +l'empreinte qu'elle transmet de siecle en siecle. Le sens intime d'un +radical peut quelquefois reveler une ancienne opinion ou un ancien usage; +les idees se sont transformees et les souvenirs se sont evanouis; mais les +mots sont restes, immuables temoins de croyances qui ont disparu. Le +contemporain de Ciceron pratique des rites dans les sacrifices, dans les +funerailles, dans la ceremonie du mariage; ces rites sont plus vieux que +lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne repondent plus aux croyances +qu'il a. Mais qu'on regarde de pres les rites qu'il observe ou les +formules qu'il recite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes +croyaient quinze ou vingt siecles avant lui. + + + + +LIVRE PREMIER. + +ANTIQUES CROYANCES. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +CROYANCES SUR L'AME ET SUR LA MORT. + + +Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grece et de Rome, on voit +persister chez le vulgaire un ensemble de pensees et d'usages qui dataient +assurement d'une epoque tres-eloignee et par lesquels nous pouvons +apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature, +sur son ame, sur le mystere de la mort. + +Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-europeenne, dont les +populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que +cette race ait jamais pense qu'apres cette courte vie tout fut fini pour +l'homme. Les plus anciennes generations, bien avant qu'il y eut des +philosophes, ont cru a une seconde existence apres celle-ci. Elles ont +envisage la mort, non comme une dissolution de l'etre, mais comme un +simple changement de vie. + +Mais en quel lieu et de quelle maniere se passait cette seconde existence? +Croyait-on que l'esprit immortel, une fois echappe d'un corps, allait en +animer un autre? Non; la croyance a la metempsycose n'a jamais pu +s'enraciner dans les esprits des populations greco-italiennes; elle n'est +pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les +hymnes des Vedas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit +montait vers le ciel, vers la region de la lumiere? Pas davantage; la +pensee que les ames entraient dans une demeure celeste, est d'une epoque +relativement assez recente en Occident, puisqu'on la voit exprimee pour la +premiere fois par le poete Phocylide; le sejour celeste ne fut jamais +regarde que comme la recompense de quelques grands hommes et des +bienfaiteurs de l'humanite. D'apres les plus vieilles croyances des +Italiens et des Grecs, ce n'etait pas dans un monde etranger a celui-ci +que l'ame allait passer sa seconde existence; elle restait tout pres des +hommes et continuait a vivre sous la terre. [1] + +On a meme cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence +l'ame restait associee au corps. Nee avec lui, la mort ne l'en separait +pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau. + +Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est reste des temoins +authentiques. Ces temoins sont les rites de la sepulture, qui ont survecu +de beaucoup a ces croyances primitives, mais qui certainement sont nes +avec elles et peuvent nous les faire comprendre. + +Les rites de la sepulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un +corps au sepulcre, on croyait en meme temps y mettre quelque chose de +vivant. Virgile, qui decrit toujours avec tant de precision et de scrupule +les ceremonies religieuses, termine le recit des funerailles de Polydore +par ces mots: " Nous enfermons l'ame dans le tombeau. " La meme expression +se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle repondit +aux idees que ces ecrivains se faisaient de l'ame, mais c'est que depuis +un temps immemorial elle s'etait perpetuee dans le langage, attestant +d'antiques et vulgaires croyances. [2] + +C'etait une coutume, a la fin de la ceremonie funebre, d'appeler trois +fois l'ame du mort par le nom qu'il avait porte. On lui souhaitait de +vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On +ajoutait: Que la terre te soit legere. [3] Tant on croyait que l'etre +allait continuer a vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le +sentiment du bien-etre et de la souffrance! On ecrivait sur le tombeau que +l'homme reposait la; expression qui a survecu a ces croyances et qui de +siecle en siecle est arrivee jusqu'a nous. Nous l'employons encore, bien +qu'assurement personne aujourd'hui ne pense qu'un etre immortel repose +dans un tombeau. Mais dans l'antiquite on croyait si fermement qu'un homme +vivait la, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on +supposait qu'il avait besoin, des vetements, des vases, des armes. On +repandait du vin sur sa tombe pour etancher sa soif; on y placait des +aliments pour apaiser sa faim. On egorgeait des chevaux et des esclaves, +dans la pensee que ces etres enfermes avec le mort le serviraient dans le +tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Apres la prise de Troie, +les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmene sa belle +captive; mais Achille, qui est sous la terre, reclame sa captive aussi, et +on lui donne Polyxene. [4] + +Un vers de Pindare nous a conserve un curieux vestige de ces pensees des +anciennes generations. Phryxos avait ete contraint de quitter la Grece et +avait fui jusqu'en Colchide. Il etait mort dans ce pays; mais tout mort +qu'il etait, il voulait revenir en Grece. Il apparut donc a Pelias et lui +prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son ame. Sans doute cette +ame avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais +attachee aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la +Colchide. [5] + +De cette croyance primitive deriva la necessite de la sepulture. Pour que +l'ame fut fixee dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa +seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachee, fut +recouvert de terre. L'ame qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de +demeure. Elle etait errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle +devait aimer apres les agitations et le travail de cette vie; il lui +fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantome, sans jamais +s'arreter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle +avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientot malfaisante. Elle +tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs +moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de +donner la sepulture a son corps et a elle-meme. De la est venue la +croyance aux revenants. Toute l'antiquite a ete persuadee que sans la +sepulture l'ame etait miserable, et que par la sepulture elle devenait a +jamais heureuse. Ce n'etait pas pour l'etalage de la douleur qu'on +accomplissait la ceremonie funebre, c'etait pour le repos et le bonheur du +mort. [6] + +Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fut mis en terre. Il +fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules +determinees. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une +ame qui est forcement errante, parce que son corps a ete mis en terre sans +que les rites aient ete observes. Suetone raconte que le corps de Caligula +ayant ete mis en terre sans que la ceremonie funebre fut accomplie, il en +resulta que son ame fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au +jour ou l'on se decida a deterrer le corps et a lui donner une sepulture +suivant les regles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on +attribuait aux rites et aux formules de la ceremonie funebre. Puisque sans +eux les ames etaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que +par eux elles etaient fixees et enfermees dans leurs tombeaux. Et de meme +qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en +possedaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'evoquer les +ames et de les faire sortir momentanement du sepulcre. + +On peut voir dans les ecrivains anciens combien l'homme etait tourmente +par la crainte qu'apres sa mort les rites ne fussent pas observes a son +egard. C'etait une source de poignantes inquietudes. On craignait moins la +mort que la privation de sepulture. C'est qu'il y allait du repos et du +bonheur eternel. Nous ne devons pas etre trop surpris de voir les +Atheniens faire perir des generaux qui, apres une victoire sur mer, +avaient neglige d'enterrer les morts. Ces generaux, eleves des +philosophes, distinguaient nettement l'ame du corps, et comme ils ne +croyaient pas que le sort de l'une fut attache au sort de l'autre, il leur +semblait qu'il importait assez peu a un cadavre de se decomposer dans la +terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas brave la tempete pour la vaine +formalite de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, +meme a Athenes, restait attachee aux vieilles croyances, accusa ses +generaux d'impiete et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauve +Athenes; mais par leur negligence ils avaient perdu des milliers d'ames. +Les parents des morts, pensant au long supplice que ces ames allaient +souffrir, etaient venus au tribunal en vetements de deuil et avaient +reclame vengeance. + +Dans les cites anciennes la loi frappait les grands coupables d'un +chatiment repute terrible, la privation de sepulture. On punissait ainsi +l'ame elle-meme, et on lui infligeait un supplice presque eternel. + +Il faut observer qu'il s'est etabli chez les anciens une autre opinion sur +le sejour des morts. Ils se sont figure une region, souterraine aussi, +mais infiniment plus vaste que le tombeau, ou toutes les ames, loin de +leur corps, vivaient rassemblees, et ou des peines et des recompenses +etaient distribuees suivant la conduite que l'homme avait menee pendant la +vie. Mais les rites de la sepulture, tels que nous venons de les decrire, +sont manifestement en desaccord avec ces croyances-la: preuve certaine +qu'a l'epoque ou ces rites s'etablirent, on ne croyait pas encore au +Tartare et aux champs Elysees. L'opinion premiere de ces antiques +generations fut que l'etre humain vivait dans le tombeau, que l'ame ne se +separait pas du corps et qu'elle restait fixee a cette partie du sol ou +les ossements etaient enterres. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte a +rendre de sa vie anterieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait a +attendre ni recompenses ni supplices. Opinion grossiere assurement, mais +qui est l'enfance de la notion de la vie future. + +L'etre qui vivait sous la terre n'etait pas assez degage de l'humanite +pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi a certains jours de l'annee +portait-on un repas a chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donne la +description de cette ceremonie dont l'usage s'etait conserve intact +jusqu'a leur epoque, quoique les croyances se fussent deja transformees. +Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes +et de fleurs, qu'on y placait des gateaux, des fruits, du sel, et qu'on y +versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8] + +On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funebre n'etait +qu'une sorte de commemoration. La nourriture que la famille apportait, +etait reellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, +c'est que le lait et le vin etaient repandus sur la terre du tombeau; +qu'un trou etait creuse pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au +mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en etaient +brulees pour qu'aucun vivant n'en eut sa part; que l'on prononcait +certaines formules consacrees pour convier le mort a manger et a boire; +que, si la famille entiere assistait a ce repas, encore ne touchait-elle +pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un +peu de lait, et quelques gateaux dans des vases, et qu'il y avait grande +impiete a ce qu'un vivant touchat a cette petite provision destinee aux +besoins du mort. [9] + +Ces usages sont attestes de la maniere la plus formelle. " Je verse sur la +terre du tombeau, dit Iphigenie dans Euripide, le lait, le miel, le vin; +car c'est avec cela qu'on rejouit les morts. " [10] Chez les Grecs, en +avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui etait destine a +l'immolation de la victime et a la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau +romain avait de meme sa _culina_, espece de cuisine d'un genre particulier +et uniquement a l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'apres la +bataille de Platee les guerriers morts ayant ete enterres sur le lieu du +combat, les Plateens s'etaient engages a leur offrir chaque annee le repas +funebre. En consequence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande +procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous +lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de +l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments +avaient ete places sur le tombeau, les Plateens prononcaient une formule +par laquelle ils appelaient les morts a venir prendre ce repas. Cette +ceremonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le +six-centieme anniversaire. [13] + +Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages, +faisait voir combien ils etaient fortement enracines chez le vulgaire. +" Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous placons sur leur +tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort a qui +l'on n'offre rien, est condamne a une faim perpetuelle. " [14] + +Voila des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et +ridicules. Elles ont pourtant exerce l'empire sur l'homme pendant un grand +nombre de generations. Elles ont gouverne les ames; nous verrons meme +bientot qu'elles ont regi les societes, et que la plupart des institutions +domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source. + + +NOTES + +[1] _Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum_. Ciceron, _Tusc._, +I, 16. Euripide, _Alceste_, 163; _Hecube_, passim. + +[2] Ovide, _Fastes_, V, 451. Pline, _Lettres_, VII, 27. Virgile, _En._, +III, 67. La description de Virgile se rapporte a l'usage des cenotaphes; +il etait admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un +parent, on lui faisait une ceremonie qui reproduisait exactement tous les +rites de la sepulture, et l'on croyait par la enfermer, a defaut du corps, +l'ame dans le tombeau. Euripide, _Helene_, 1061, 1240. Scholiast. _ad +Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214. + +[3] _Iliade_, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463. +Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43; +_Fast._, IV, 852; _Metam._, X, 62. Juvenal, VII, 207. Martial, I, 89; V, +35; IV, 30. Servius, _ad Aen._, II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite, +_Agric._, 46. + +[4] Euripide, _Hec._, passim; _Alc._, 618; _Iphig._, 162. _Iliade_, XXIII, +166. Virgile, _En._, V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, _H. N._, VIII, 40. +Suetone, _Caesar_, 84; Lucien, _De luctu_, 14. + +[5] Pindare, _Pythiq._, IV, 284, edit. Heyne; voir le Scholiaste. + +[6] _Odyssee_, XI, 72. Euripide, _Troad._, 1085. Herodote, V, 92. Virgile, +VI, 371, 379. Horace, _Odes_, I, 23. Ovide, _Fast._, V, 483. Pline, +_Epist._, VII, 27. Suetone, _Calig._, 59. Servius, _ad Aen._, III, 68. + +[7] Plaute, _Mostellaria_. + +[8] Virgile, _En._, III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, _Fast._, II, 535-542. + +[9] Herodote, II, 40. Euripide, _Hecube_, 536. Pausanias, II, 10. Virgile, +V, 98. Ovide, _Fast._, II, 566. Lucien, _Charon_. + +[10] Eschyle, _Choeph._, 476. Euripide, _Iphigenie_, 162. + +[11] Euripide, _Electre_, 513. + +[12] Festus, v. _Culina_. + +[13] Plutarque, _Aristide_, 21. + +[14] Lucien, _De luctu_. + + + + +CHAPITRE II. + +LE CULTE DES MORTS + + +Ces croyances donnerent lieu de tres-bonne heure a des regles de conduite. +Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on concut que +c'etait un devoir pour les vivants de satisfaire a ce besoin. Le soin de +porter aux morts les aliments ne fut pas abandonne au caprice ou aux +sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'etablit toute +une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure, +mais dont les rites ont dure jusqu'au triomphe du christianisme. + +Les morts passaient pour des etres sacres. Les anciens leur donnaient les +epithetes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les +appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la +veneration que l'homme peut avoir pour la divinite qu'il aime ou qu'il +redoute. Dans leur pensee chaque mort etait un dieu. [1] + +Cette sorte d'apotheose n'etait pas le privilege des grands hommes; on ne +faisait pas de distinction entre les morts. Ciceron dit: " Nos ancetres +ont voulu que les hommes qui avaient quitte cette vie, fussent comptes au +nombre des dieux. " Il n'etait meme pas necessaire d'avoir ete un homme +vertueux; le mechant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien; +seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais +penchants qu'il avait eus dans la premiere. [2] + +Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans +Eschyle, un fils invoque ainsi son pere mort: " O toi qui es un dieu sous +la terre. " Euripide dit en parlant d'Alceste: " Pres de son tombeau le +passant s'arretera et dira: Celle-ci est maintenant une divinite +bienheureuse. " [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Manes. +" Rendez aux dieux Manes ce qui leur est du, dit Ciceron; ce sont des +hommes qui ont quitte la vie; tenez-les pour des etres divins. " [4] + +Les tombeaux etaient les temples de ces divinites. Aussi portaient-ils +l'inscription sacramentelle _Dis Manibus_, et en grec _theois chthoniois_. +C'etait la que le dieu vivait enseveli, _manesque sepulti_, dit Virgile. +Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant +les temples des dieux. [5] + +On trouve ce culte des morts chez les Hellenes, chez les Latins, chez les +Sabins, [6] chez les Etrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de +l'Inde. Les hymnes du Rig-Veda en font mention. Le livre des lois de Manou +parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Deja l'on +voit dans ce livre que l'idee de la metempsycose a passe par-dessus cette +vieille croyance; deja meme auparavant, la religion de Brahma s'etait +etablie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la +metempsycose, la religion des ames des ancetres subsiste encore, vivante +et indestructible, et elle force le redacteur des Lois de Manou a tenir +compte d'elle et a admettre encore ses prescriptions dans le livre sacre. +Ce n'est pas la moindre singularite de ce livre si bizarre, que d'avoir +conserve les regles relatives a ces antiques croyances, tandis qu'il est +evidemment redige a une epoque ou des croyances tout opposees avaient pris +le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les +croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour +que les pratiques exterieures et les lois se modifient. Aujourd'hui meme, +apres tant de siecles et de revolutions, les Hindous continuent a faire +aux ancetres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y +a de plus vieux dans la race indo-europeenne, et sont aussi ce qu'il y a +eu de plus persistant. + +Ce culte etait le meme dans l'Inde qu'en Grece et en Italie. Le Hindou +devait procurer aux manes le repas qu'on appelait _sraddha_. " Que le +maitre de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des +fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des manes. " Le Hindou +croyait qu'au moment ou il offrait ce repas funebre, les manes des +ancetres venaient s'asseoir pres de lui et prenaient la nourriture qui +leur etait offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une +grande jouissance: " Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les +ancetres de celui qui offre le repas eprouvent une satisfaction +inalterable. " [7] + +Ainsi les Aryas de l'Orient, a l'origine, ont pense comme ceux de +l'Occident relativement au mystere de la destinee apres la mort. Avant de +croire a la metempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de +l'ame et du corps, ils ont cru a l'existence vague et indecise de l'etre +humain, invisible mais non immateriel, et reclamant des mortels une +nourriture et des offrandes. + +Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des etres divins qui +jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition a +leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent regulierement +portees par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un +mort, l'ame de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une ame +errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les manes etaient +vraiment des dieux, ce n'etait qu'autant que les vivants les honoraient +d'un culte. + +Les Grecs et les Romains avaient exactement les memes croyances. Si l'on +cessait d'offrir aux morts le repas funebre, aussitot les morts sortaient +de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gemir dans la nuit +silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur negligence impie; ils +cherchaient a les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le +sol de sterilite. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au +jour ou les repas funebres etaient retablis. Le sacrifice, l'offrande de +la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur +rendaient le repos et les attributs divins. L'homme etait alors en paix +avec eux. [8] + +Si le mort qu'on negligeait etait un etre malfaisant, celui qu'on honorait +etait un dieu tutelaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. +Pour les proteger, il continuait a prendre part aux affaires humaines; il +y jouait frequemment son role. Tout mort qu'il etait, il savait etre fort +et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. +Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arretait, et l'on disait: " Dieu +souterrain, sois-moi propice. " [9] + +On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par +cette priere qu'Electre adresse aux manes de son pere: " Prends pitie de +moi et de mon frere Oreste; fais-le revenir en cette contree; entends ma +priere, o mon pere; exauce mes voeux en recevant mes libations. " Ces +dieux puissants ne donnent pas seulement les biens materiels; car Electre +ajoute: " Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mere et des mains +plus pures. " [10] Ainsi le Hindou demande aux manes " que dans sa famille +le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup a +donner ". + +Ces ames humaines divinisees par la mort etaient ce que les Grecs +appelaient des _demons_ ou des _heros_. [11] Les Latins leur donnaient le +nom de _Lares, Manes, Genies_. " Nos ancetres ont cru, dit Apulee, que les +Manes, lorsqu'ils etaient malfaisants, devaient etre appeles larves, et +ils les appelaient Lares lorsqu'ils etaient bienveillants et propices. " +[12] On lit ailleurs: " Genie et Lare, c'est le meme etre; ainsi l'ont cru +nos ancetres. " [13] Et dans Ciceron: " Ceux que les Grecs nomment demons, +nous les appelons Lares. " [14] + +Cette religion des morts parait etre la plus ancienne qu'il y ait eu dans +cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme +adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prieres. Il semble +que le sentiment religieux ait commence par la. C'est peut-etre a la vue +de la mort que l'homme a eu pour la premiere fois l'idee du surnaturel et +qu'il a voulu esperer au dela de ce qu'il voyait. La mort fut le premier +mystere; elle mit l'homme sur la voie des autres mysteres. Elle eleva sa +pensee du visible a l'invisible, du passager a l'eternel, de l'humain au +divin. + +NOTES + +[1] Eschyle, _Choeph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, _Solon_, +21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80. + +[2] Ciceron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cite de Dieu_, IX, 11; +VIII, 26. + +[3] Euripide, _Alceste_, 1003, 1015. + +[4] Ciceron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cite de +Dieu_, VIII, 26. + +[5] Virgile, _En._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._, +14. Euripide, _Troy._, 96; _Electre_, 513. Suetone, _Neron_, 50. + +[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74. + +[7] _Lois de Manou_, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274. + +[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie +par un songe que les manes d'Agamemnon sont irrites contre elle, se hate +d'envoyer des aliments sur son tombeau. + +[9] Euripide, _Alceste_, 1004 (1016). " On croit que si nous n'avons +aucune attention pour ces morts et si nous negligeons leur culte, ils nous +font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les +rendons propices par nos offrandes. " Porphyre, _De abstin._, II, 37. Voy. +Horace, _Odes_, II, 23; Platon, _Lois_, IX, p. 926, 927. + +[10] Eschyle, _Choeph._, 122-135. + +[11] Le sens primitif de ce dernier mot parait avoir ete celui d'homme +mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs, +l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, _Corp. inscript._, nos +1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.--Ph. Lebas, _Monum. de Moree_, +p. 205. Voy. Theognis, edit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au +mort le nom de _daimou_, Euripide, _Alcest._, 1140 et Schol.; Eschyle, +_Pers._, 620. Pausanias, VI, 6. + +[12] Servius, _ad Aen._, III, 63. + +[13] Censorinus, 3. + +[14] Ciceron, _Timee_, 11. Denys d'Halic. traduit _Lar familiaris_ par +[Grec: o chat oichian haeroz] (_Antiq. rom._, IV, 2). + + + + +CHAPITRE III. + +LE FEU SACRE. + + +La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il +devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumes. [1] +C'etait une obligation sacree pour le maitre de chaque maison d'entretenir +le feu jour et nuit. Malheur a la maison ou il venait a s'eteindre! Chaque +soir on couvrait les charbons de cendre pour les empecher de se consumer +entierement; au reveil le premier soin etait de raviver ce feu et de +l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur +l'autel que lorsque la famille avait peri tout entiere; foyer eteint, +famille eteinte, etaient des expressions synonymes chez les anciens. [2] + +Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel +se rapportait a une antique croyance. Les regles et les rites que l'on +observait a cet egard, montrent que ce n'etait pas la une coutume +insignifiante. Il n'etait pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte +de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les especes qui +pouvaient etre employees a cet usage et celles dont il y avait impiete a +se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours +pur; [4] ce qui signifiait, au sens litteral, qu'aucun objet sale ne +devait etre jete dans ce feu, et au sens figure, qu'aucune action coupable +ne devait etre commise en sa presence. Il y avait un jour de l'annee, qui +etait chez les Romains le 1er mars, ou chaque famille devait eteindre son +feu sacre et en rallumer un autre aussitot. [5] Mais pour se procurer le +feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer. +On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper +avec le fer. Les seuls procedes qui fussent permis, etaient de concentrer +sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux +morceaux de bois d'une espece determinee et d'en faire sortir l'etincelle. +[6] Ces differentes regles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens, +il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un element +utile et agreable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brulait +sur leurs autels. + +Ce feu etait quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un +veritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir +etre agreable a un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des +victimes. On reclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui +adressait de ferventes prieres pour obtenir de lui ces eternels objets des +desirs humains, sante, richesse, bonheur. Une de ces prieres qui nous a +ete conservee dans le recueil des hymnes orphiques, est concue ainsi: +" Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, o foyer; o toi qui es +eternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, recois +de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la sante +qui est si douce. " [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant +qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses +dons, un dieu fort qui protegeait la maison et la famille. En presence +d'un danger on cherchait un refuge aupres de lui. Quand le palais de Priam +est envahi, Hecube entraine le vieux roi pres du foyer: " Tes armes ne +sauraient te defendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protegera tous. " +[8] + +Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son epoux. Elle +s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: " O divinite, +maitresse de cette maison, c'est la derniere fois que je m'incline devant +toi, et que je t'adresse mes prieres; car je vais descendre ou sont les +morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mere; donne a mon fils +une tendre epouse, a ma fille un noble epoux. Fais qu'ils ne meurent pas +comme moi avant l'age, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une +longue existence. " [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait a son foyer +et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait graces. Le +soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait echapper +aux perils. Eschyle nous represente Agamemnon revenant de Troie, heureux, +couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa +reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de graces au foyer qui est +dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une +priere au foyer; a son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses +enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11] + +Le feu du foyer etait donc la Providence de la famille. Son culte etait +fort simple. La premiere regle etait qu'il y eut toujours sur l'autel +quelques charbons ardents; car si le feu s'eteignait, c'etait un dieu qui +cessait d'etre. A certains moments de la journee, on posait sur le foyer +des herbes seches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme +eclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice +etait d'entretenir et de ranimer ce feu sacre, de nourrir et de developper +le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le +bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brulant de +la Grece, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces +offrandes, les devorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel +et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'etait le moment de +l'invoquer; l'hymne de la priere sortait du coeur de l'homme. + +Le repas etait l'acte religieux par excellence. Le dieu y presidait. +C'etait lui qui avait cuit le pain et prepare les aliments; [12] aussi lui +devait-on une priere au commencement et a la fin du repas. Avant de +manger, on deposait sur l'autel les premices de la nourriture; avant de +boire, on repandait la libation de vin. C'etait la part du dieu. Nul ne +doutait qu'il ne fut present, qu'il ne mangeat et ne but; et, de fait, ne +voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fut nourrie des mets +offerts? Ainsi le repas etait partage entre l'homme et le dieu: c'etait +une ceremonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble. +[13] Vieilles croyances, qui a la longue disparurent des esprits, mais qui +laisserent longtemps apres elles des usages, des rites, des formes de +langage, dont l'incredule meme ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide, +Petrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la +priere. [14] + +Ce culte du feu sacre n'appartenait pas exclusivement aux populations de +la Grece et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans +la redaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma +completement etablie et penchant meme vers son declin; mais elles ont +garde des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du +foyer, que le culte de Brahma avait releguee au second rang, mais n'avait +pas pu detruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et +nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais, +comme chez les Grecs, ce ne peut etre que le bois de certains arbres +indiques par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le +vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentee qu'il appelle _soma_. Le +repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont decrits +scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prieres au foyer, +comme en Grece; on lui offre les premices du repas, le riz, le beurre, le +miel. Il est dit: " Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle +recolte avant d'en avoir offert les premices au foyer. Car le feu sacre +est avide de grain, et quand il n'est pas honore, il devore l'existence du +brahmane negligent. " Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se +figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais +meme de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait force d'assouvir leur +faim et leur soif, s'il voulait eviter leur colere. + +Chez les Hindous cette divinite du feu est souvent appelee _Agni_. Le Rig- +Veda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressees. Il est dit +dans l'un d'eux: " O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de +l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au pere de famille qui +t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un defenseur prudent +et un pere; a toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. " Ainsi le +dieu du foyer est, comme en Grece, une puissance tutelaire. L'homme lui +demande l'abondance: " Fais que la terre soit toujours liberale pour nous. +" Il lui demande la sante: " Que je jouisse longtemps de la lumiere, et +que j'arrive a la vieillesse comme le soleil a son couchant. " Il lui +demande meme la sagesse: " O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme +qui s'egarait dans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nous +avons marche loin de toi, pardonne-nous. " Ce feu du foyer etait, comme en +Grece, essentiellement pur; il etait severement interdit au brahmane d'y +jeter rien de sale, et meme de s'y chauffer les pieds. Comme en Grece, +l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'etre +purifie de sa souillure. + +C'est une grande preuve de l'antiquite de ces croyances et de ces +pratiques que de les trouver a la fois chez les hommes des bords de ma +Mediterranee et chez ceux de la presqu'ile indienne. Assurement les Grecs +n'ont pas emprunte cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs. +Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient a une meme race; +leurs ancetres, a une epoque fort reculee, avaient vecu ensemble dans +l'Asie centrale. C'est la qu'ils avaient concu d'abord ces croyances et +etabli ces rites. La religion du feu sacre date donc de l'epoque lointaine +et mysterieuse ou il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, +et ou il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'etaient separees les +unes des autres, elles avaient transporte ce culte avec elles, les unes +sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Mediterranee. Plus +tard, parmi ces tribus separees et qui n'avaient plus de relations entre +elles, les unes ont adore Brahma, les autres Zeus, les autres Janus; +chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conserve comme un legs +antique la religion premiere qu'ils avaient concue et pratiquee au berceau +commun de leur race. + +Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-europeens n'en +demontrait pas suffisamment la haute antiquite, on en trouverait d'autres +preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les +sacrifices, meme dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athene, +c'etait toujours au foyer qu'on adressait la premiere invocation. [15] +Toute priere a un dieu, quel qu'il fut, devait commencer et finir par une +priere au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grece +assemblee etait pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De meme a Rome la +premiere adoration etait toujours pour Vesta, qui n'etait autre que le +foyer; [18] Ovide dit de cette divinite qu'elle occupe la premiere place +dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons +dans les hymnes du Rig-Veda: " Avant tous les autres dieux il faut +invoquer Agni. Nous prononcerons son nom venerable avant celui de tous les +autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par +notre sacrifice, toujours a toi s'adresse l'holocauste. " Il est donc +certain qu'a Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le +feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter +et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la +religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer etait de +beaucoup anterieur a ces dieux-la. Il avait pris, depuis nombre de +siecles, la premiere place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et +plus grands n'avaient pas pu l'en deposseder. + +Les symboles de cette religion se modifierent suivant les ages. Quand les +populations de la Grece et de l'Italie prirent l'habitude de se +representer leurs dieux comme des personnes et de donner a chacun d'eux un +nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi +commune que l'intelligence humaine, dans cette periode, imposait a toute +religion. L'autel du feu sacre fut personnifie; on l'appela [Grec: +hestia], Vesta; le nom fut le meme en latin et en grec, et ne fut pas +d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive +designait un autel. Par un procede assez ordinaire, du nom commun on avait +fait un nom propre. Une legende se forma peu a peu. On se figura cette +divinite sous les traits d'une femme, parce que le mot qui designait +l'autel etait du genre feminin. On alla meme jusqu'a representer cette +deesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la +croyance primitive d'apres laquelle cette divinite etait simplement le feu +de l'autel; et Ovide lui-meme etait force de convenir que Vesta n'etait +pas autre chose qu'une " flamme vivante ". [19] + +Si nous rapprochons ce culte du feu sacre du culte des morts, dont nous +parlions tout a l'heure, une relation etroite nous apparait entre eux. + +Remarquons d'abord que ce feu qui etait entretenu sur le foyer n'est pas, +dans la pensee des hommes, le feu de la nature materielle. Ce qu'on voit +en lui, ce n'est pas l'element purement physique qui echauffe ou qui +brule, qui transforme les corps, fond les metaux et se fait le puissant +instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre +nature. C'est un feu pur, qui ne peut etre produit qu'a l'aide de certains +rites et n'est entretenu qu'avec certaines especes de bois. C'est un feu +chaste; l'union des sexes doit etre ecartee loin de sa presence. [20] On +ne lui demande pas seulement la richesse et la sante; on le prie aussi +pour en obtenir la purete du coeur, la temperance, la sagesse. " Rends- +nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages +et chastes. " Le feu du foyer est donc une sorte d'etre moral. Il est vrai +qu'il brille, qu'il rechauffe, qu'il cuit l'aliment sacre; mais en meme +temps il a une pensee, une conscience; il concoit des devoirs et veille a +ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la +double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure +l'abondance, il prepare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a +des sentiments et des affections, il donne a l'homme la purete, il +commande le beau et le bien, il nourrit l'ame. On peut dire qu'il +entretient la vie humaine dans la double serie de ses manifestations. Il +est a la fois la source de la richesse, de la sante, de la vertu. C'est +vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a +ete relegue au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est +reste ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible a l'homme; il a +ete son intermediaire aupres des dieux de la nature physique; il s'est +charge de porter au ciel la priere et l'offrande de l'homme et d'apporter +a l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe +du feu sacre la grande Vesta, Vesta fut la deesse vierge; elle ne +representa dans le monde ni la fecondite ni la puissance; elle fut +l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathematique, la loi +imperieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on apercut de bonne heure +entre les phenomenes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se +la figura comme une sorte d'ame universelle qui reglait les mouvements +divers des mondes, comme l'ame humaine mettait la regle parmi nos organes. + +Ainsi la pensee des generations primitives se laisse entrevoir. Le +principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans +ce petit monde mysterieux qui est l'homme. + +Ceci nous ramene au culte des morts. Tous les deux sont de la meme +antiquite. Ils etaient associes si etroitement que la croyance des anciens +n'en faisait qu'une religion. Foyer, Demons, Heros, dieux Lares, tout cela +etait confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columele +que dans le langage ordinaire on disait indifferemment foyer ou Lare +domestique, et l'on voit encore par Ciceron que l'on ne distinguait pas le +foyer des Penates, ni les Penates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans +Servius: " Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi +Virgile a-t-il pu mettre indifferemment, tantot foyer pour Penates, tantot +Penates pour foyer. " [23] Dans un passage fameux de l'Eneide, Hector dit +a Enee qu'il va lui remettre les Penates troyens, et c'est le feu du foyer +qu'il lui remet. Dans un autre passage, Enee invoquant ces memes dieux les +appelle a la fois Penates, Lares et Vesta. [24] + +Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou +Heros, n'etaient autres que les ames des morts auxquelles l'homme +attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces +morts sacres etait toujours attache au foyer. En adorant l'un, on ne +pouvait pas oublier l'autre. Ils etaient associes dans le respect des +hommes et dans leurs prieres. Les descendants, quand ils parlaient du +foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancetre: " Quitte cette place, +dit Oreste a sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pelops pour +entendre mes paroles. " [25] De meme, Enee, parlant du foyer qu'il +transporte a travers les mers, le designe par le nom de Lare d'Assaracus, +comme s'il voyait dans ce foyer l'ame de son ancetre. + +Le grammairien Servius, qui etait fort instruit des antiquites grecques et +romaines (on les etudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de +Ciceron), dit que c'etait un usage tres-ancien d'ensevelir les morts dans +les maisons, et il ajoute: " Par suite de cet usage, c'est aussi dans les +maisons qu'on honore les Lares et les Penates. " [26] Cette phrase etablit +nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On +peut donc penser que le foyer domestique n'a ete a l'origine que le +symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancetre +reposait, que le feu y etait allume pour l'honorer, et que ce feu semblait +entretenir la vie en lui ou representait son ame toujours vigilante. + +Ce n'est la qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui +est certain, c'est que les plus anciennes generations, dans la race d'ou +sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du +foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature +physique, mais dans l'homme lui-meme et qui avait pour objet d'adoration +l'etre invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et +qui gouverne notre corps. + +Cette religion ne fut pas toujours egalement puissante, sur l'ame; elle +s'affaiblit peu a peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des +premiers ages de la race aryenne, elle s'enfonca si profondement dans les +entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne +suffit pas a la deraciner et qu'il fallut le christianisme. + +Nous verrons bientot quelle action puissante cette religion a exercee sur +les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a ete concue et +etablie dans cette epoque lointaine ou cette race cherchait ses +institutions, et elle a determine la voie dans laquelle les peuples ont +marche depuis. + + +NOTES + +[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, _bomoz, eschara, +hestia_; ce dernier finit par prevaloir dans l'usage et fut le mot dont on +designa ensuite la deesse Vesta. Les Latins appelaient le meme autel _ara_ +ou _focus_. + +[2] _Hymnes homer._, XXIX. _Hymnes orph._, LXXXIV. Hesiode, _Opera_, 732. +Eschyle, _Agam._, 1056. Euripide, _Hercul. fur._, 503, 599. Thucydide, I, +136. Aristophane, _Plut._, 795. Caton, _De re rust._, 143. Ciceron, _Pro +Domo_, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, _Epod._, II, 43. Ovide, _A. A._, I, +637. Virgile, II, 512. + +[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. _Felicis_. Plutarque, _Numa_, 9. + +[4] Euripide, _Hercul. fur._, 715. Caton, _De re rust._, 143. Ovide, +_Fast._, III, 698. + +[5] Macrobe, _Saturn._, I, 12. + +[6] Ovide, _Fast_., III:, 148. Festus, v. _Felicis_. Julien, _Oraison a la +louange du soleil_. + +[7] _Hymnes orph._, 84. Plante, _Captiv._, II, 2. Tibulle, I, 9, 74. +Ovide, _A. A._, I, 637. Pline, _H. N._, XVIII, 8. + +[8] Virgile, _En._, II, 523. Horace, _Epit._, I, 5. Ovide, _Trist._, IV, +8, 22. + +[9] Euripide, _Alceste_, 162-168. + +[10] Eschyle, _Agam._, 1015. + +[11] Caton, _De re rust._, 2. Euripide, _Hercul. fur._, 523. + +[12] Ovide. _Fast._, VI, 315. + +[13] Plutarque, _Quest. rom._, 64; _Comm. sur Hesiode_, 44. _Hymnes +homer._, 29. + +[14] Horace, _Sat._ II, 6, 66. Ovide, _Fast_., II, 631. Petrone, 60. + +[15] Porphyre, _De Abstin. _, II, p. 106; Plutarq., _De frigido_. + +[16] _Hymnes hom._, 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, _Cratyle,_ 18. +_Hesychius,_ _hestias_. Diodore, VI, 2. Aristophane, _Oiseaux,_ 865. + +[17] Pausanias, V, 14. + +[18] Ciceron, _De nat. Deor._, II, 27. Ovide, _Fast._, VI, 304. + +[19] Ovide, _Fast._, VI, 291. + +[20] Hesiode, _Opera_, 731. Plutarque, _Comm. sur Hes._, frag. 43. + +[21] Tibulle, II, 2. Horace, _Odes_, IV, 11. Ovide, _Trist._, III, 13; V, +5. Les Grecs donnaient a leurs dieux domestiques ou heros l'epithete de +_ephestioi_ ou _hestioeuchoi_. + +[22] Plaute, _Aulul._, II, 7, 16: _In foco nostro Lari._ Columele, XI, 1, +19: _Larem focumque familiarem_. Ciceron, _Pro domo_, 41; _Pro Quintio_, +27, 28. + +[23] Servius, _in Aen._, III, 134. + +[24] Virgile, IX, 259; V, 744. + +[25] Euripide, _Oreste_, 1140-1142. + +[26] Servius, _in Aen._, V, 84; VI, 152. Voy. Platon, _Minos_, p. 315. + + + + +CHAPITRE IV. + +LA RELIGION DOMESTIQUE. + + +Il ne faut pas se representer cette antique religion comme celles qui ont +ete fondees plus tard dans l'humanite plus avancee. Depuis un assez grand +nombre de siecles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse +qu'a deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique; +l'autre est qu'elle s'adresse a tous les hommes et soit accessible a tous, +sans repousser systematiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette +religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions. +Non seulement elle n'offrait pas a l'adoration des hommes un dieu unique; +mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes. +Ils ne se presentaient pas comme etant les dieux du genre humain. Ils ne +ressemblaient meme, pas a Brahma qui etait au moins le dieu de toute une +grande caste, ni a Zeus Panhellenien qui etait celui de toute une nation. +Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait etre adore que par +une famille. La religion etait purement domestique. + +Il faut eclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela +la relation tres-etroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la +constitution de la famille grecque et romaine. + +Le culte des morts ne ressemblait en aucune maniere a celui que les +chretiens ont pour les saints. Une des premieres regles de ce culte etait +qu'il ne pouvait etre rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui +appartenaient par le sang. Les funerailles ne pouvaient etre +religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas +funebre qui se renouvelait ensuite a des epoques determinees, la famille +seule avait le droit d'y assister, et tout etranger en etait severement +exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main +des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La presence d'un +homme qui n'etait pas de la famille troublait le repos des manes. Aussi la +loi interdisait-elle a l'etranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du +pied, meme par megarde, une sepulture, etait un acte impie, pour lequel il +fallait apaiser le mort et se purifier soi-meme. Le mot par lequel les +anciens designaient le culte des morts est significatif; les Grecs +disaient _patriazein_, les Latins disaient _parentare_. C'est que la +priere et l'offrande n'etaient adressees par chacun qu'a ses peres. Le +culte des morts etait uniquement le culte des ancetres. [3] Lucien, tout +en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand +il dit: " Le mort qui n'a pas laisse de fils ne recoit pas d'offrandes, et +il est expose a une faim perpetuelle. " [4] + +Dans l'Inde comme en Grece, l'offrande ne pouvait etre faite a un mort que +par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi +athenienne, defendait d'admettre un etranger, fut-ce un ami, au repas +funebre. Il etait si necessaire que ces repas fussent offerts par les +descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les +manes, dans leur sejour, prononcaient souvent ce voeu: " Puisse-t-il +naitre successivement de notre lignee des fils qui nous offrent dans toute +la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre +clarifie. " [5] + +Il suivait de la qu'en Grece et a Rome, comme dans l'Inde, le fils avait +le devoir de faire les libations et les sacrifices aux manes de son pere +et de tous ses aieux. Manquer a ce devoir etait l'impiete la plus grave +qu'on put commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait dechoir +les morts et aneantissait leur bonheur. Cette negligence n'etait pas moins +qu'un veritable parricide multiplie autant de fois qu'il y avait +d'ancetres dans la famille. + +Si, au contraire, les sacrifices etaient toujours accomplis suivant les +rites, si les aliments etaient portes sur le tombeau aux jours fixes, +alors l'ancetre devenait un dieu protecteur. Hostile a tous ceux qui ne +descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de +maladie s'ils approchaient, pour les siens il etait bon et secourable. + +Il y avait un echange perpetuel de bons offices entre les vivants et les +morts de chaque famille. L'ancetre recevait de ses descendants la serie +des repas funebres, c'est-a-dire les seules jouissances qu'il put avoir +dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancetre l'aide et la +force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer +du mort, ni le mort du vivant. Par la un lien puissant s'etablissait entre +toutes les generations d'une meme famille et en faisait un corps +eternellement inseparable. + +Chaque famille avait son tombeau, ou ses morts venaient reposer l'un apres +l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau etait ordinairement voisin de la +maison, non loin de la porte, " afin, dit un ancien, que les fils, en +entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs +peres, et chaque fois leur adressassent une invocation ". [6] Ainsi +l'ancetre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours present, +il continuait a faire partie de la famille et a en etre le pere. Lui +immortel, lui heureux, lui divin, il s'interessait a ce qu'il avait laisse +de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la +faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon +l'expression antique, ne s'etait pas encore acquitte de l'existence, +celui-la avait pres de lui ses guides et ses appuis; c'etaient ses peres. +Au milieu des difficultes, il invoquait leur antique sagesse; dans le +chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, +apres une faute son pardon. + +Assurement nous avons beaucoup de peine aujourd'hui a comprendre que +l'homme put adorer son pere ou son ancetre. Faire de l'homme un dieu nous +semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile +de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eut ete a eux +d'imaginer les notres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idee +de la creation; des lors le mystere de la generation etait pour eux ce que +le mystere de la creation peut etre pour nous. Le generateur leur +paraissait un etre divin, et ils adoraient leur ancetre. Il faut que ce +sentiment ait ete bien naturel et bien puissant, car il apparait, comme +principe d'une religion a l'origine de presque toutes les societes +humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Getes et +les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau- +Monde. [7] + +Le feu sacre, qui etait associe si etroitement au culte des morts, avait +aussi pour caractere essentiel d'appartenir en propre a chaque famille. Il +representait les ancetres; [8] il etait la providence d'une famille, et +n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui etait une +autre providence. Chaque foyer protegeait les siens et repoussait +l'etranger. + +Toute cette religion etait renfermee dans l'enceinte de chaque maison. Le +culte n'en etait pas public. Toutes les ceremonies, au contraire, en +etaient tenues fort secretes. Accomplies au milieu de la famille seule, +elles etaient cachees a l'etranger. [9] Le foyer n'etait jamais place ni +hors de la maison ni meme pres de la porte exterieure, ou on l'aurait trop +bien vu. Les Grecs le placaient toujours dans une enceinte [10] qui le +protegeait contre le contact et meme le regard des profanes. Les Romains +le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares, +Manes, on les appelait les dieux caches ou les dieux de l'interieur. [11] +Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une +ceremonie fut apercue par un etranger, elle etait troublee, souillee, +funestee par ce seul regard. + +Pour cette religion domestique, il n'y avait ni regles uniformes, ni +rituel commun. Chaque famille avait l'independance la plus complete. Nulle +puissance exterieure n'avait le droit de regler son culte ou sa croyance. +Il n'y avait pas d'autre pretre que le pere; comme pretre, il ne +connaissait aucune hierarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athenes +pouvait bien s'assurer que le pere de famille accomplissait tous ses rites +religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre +modification. _Suo quisque ritu sacrificia faciat_, telle etait la regle +absolue. [13] Chaque famille avait ses ceremonies qui lui etaient propres, +ses fetes particulieres, ses formules de priere et ses hymnes. [14] Le +pere, seul interprete et seul pontife de sa religion, avait seul le +pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'a son fils. Les +rites, les termes de la priere, les chants, qui faisaient partie +essentielle de cette religion domestique, etaient un patrimoine, une +propriete sacree, que la famille ne partageait avec personne et qu'il +etait meme interdit de reveler aux etrangers. Il en etait ainsi dans +l'Inde: " Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que +je tiens de ma famille et que mon pere m'a transmis. " [15] + +Ainsi la religion ne residait pas dans les temples, mais dans la maison, +chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protegeait qu'une famille et +n'etait dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer +qu'une religion de ce caractere ait ete revelee aux hommes par +l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait ete +enseignee par une caste de pretres. Elle est nee spontanement dans +l'esprit humain; son berceau a ete la famille; chaque famille s'est fait +ses dieux. + +Cette religion ne pouvait se propager que par la generation. Le pere, en +donnant la vie a son fils, lui donnait en meme temps sa croyance, son +culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funebre, de +prononcer les formules de priere. La generation etablissait un lien +mysterieux entre l'enfant qui naissait a la vie et tous les dieux de la +famille. Ces dieux etaient sa famille meme, [Grec: theoi engeneis]; +c'etait son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en +naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme +aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinise lui-meme, il devait etre +compte a son tour parmi ces dieux de la famille. + +Mais il faut remarquer cette particularite que la religion domestique ne +se propageait que de male en male. Cela tenait sans nul doute a l'idee que +les hommes se faisaient de la generation [17]. La croyance des ages +primitifs, telle qu'on la trouve dans les Vedas et qu'on en voit des +vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir +reproducteur residait exclusivement dans le pere. Le pere seul possedait +le principe mysterieux de l'etre et transmettait l'etincelle de vie. Il +est resulte de cette vieille opinion qu'il fut de regle que le culte +domestique passat toujours de male en male, que la femme n'y participat +que par l'intermediaire de son pere ou de son mari, et enfin qu'apres la +mort la femme n'eut pas la meme part que l'homme au culte et aux +ceremonies du repas funebre. Il en est resulte encore d'autres +consequences tres-graves dans le droit prive et dans la constitution de la +famille; nous les verrons plus loin. + + +NOTES + +[1] Ciceron, _De legib._, II, 26. Varron, _L. L._, VI, 13: _Ferunt epulas +ad sepulcrum quibus jus ibi parentare._ Gaius, II, 5, 6: _Si modo mortui +funits ad nos pertineat._ Plutarque, _Solon_. + +[2] _Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum_. Ciceron, +_De legib._, II, 26. Plutarque, _Solon_, 21. Demosthenes, _in Timocr_. +Isee, I. + +[3] Du moins a l'origine; car ensuite les cites ont eu leurs heros +topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin. + +[4] Lucien, _De luctu_. + +[5] _Lois de Manou_, III, 138; III, 274. + +[6] Euripide, _Helene_, 1163-1168. + +[7] Chez les Etrusques et les Romains il etait d'usage que chaque famille +religieuse gardat les images de ses ancetres rangees autour de l'atrium. +Ces images etaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles? + +[8] [Grec: Hestia patroa], _focus patrius_. De meme dans les Vedas Agui +est encore invoque quelquefois comme dieu domestique. + +[9] Isee, VIII, 17, 18. + +[10] Cette enceinte etait appelee _herchos_. + +[11] [Grec: Theoi mychioi], _dii Penates_. + +[12] Ciceron, _De arusp. resp._, 17. + +[13] Varron, _De ling. lat._, VII, 88. + +[14] Hesiode, _Opera_, 753. Macrobe, _Sat._, I, 10. Cic., _De legib._, II, +11. + +[15] _Rig-Veda_, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent +souvent les rites particuliers a chaque famille: VIII, 3; IX, 7. + +[16] Sophocle, _Antig._, 199; _Ibid._, 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi] +dans Aristophane, _Guepes_, 388; Eschyle, _Pers._, 404; Sophocle, +_Electre_, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, _Lois_, V, p. 729; _Di +Generis_, Ovide, _Fast._, II. + +[17] Les Vedas appellent le feu sacre la cause de la posterite masculine. +Voy. le _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 139. + + + + +LIVRE II. + +LA FAMILLE. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +LA RELIGION A ETE LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE. + + +Si nous nous transportons par la pensee au milieu de ces anciennes +generations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour +de cet autel la famille assemblee. Elle se reunit chaque matin pour +adresser au foyer ses premieres prieres, chaque soir pour l'invoquer une +derniere fois. Dans le courant du jour, elle se reunit encore aupres de +lui pour le repas qu'elle se partage pieusement apres la priere et la +libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes +que ses peres lui ont legues. + +Hors de la maison, tout pres, dans le champ voisin, il y a un tombeau. +C'est la seconde demeure de cette famille. La reposent en commun plusieurs +generations d'ancetres; la mort ne les a pas separes. Ils restent groupes +dans cette seconde existence, et continuent a former une famille +indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la +famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui separe la maison +du tombeau. A certains jours, qui sont determines pour chacun par sa +religion domestique, les vivants se reunissent aupres des ancetres. Ils +leur portent le repas funebre, leur versent le lait et le vin, deposent +les gateaux et les fruits, ou brulent pour eux les chairs d'une victime. +En echange de ces offrandes, ils reclament leur protection; ils les +appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la +maison prospere, les coeurs vertueux. + +Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la generation. Ce +qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le +frere, c'est que le fils emancipe ou la fille mariee cesse completement +d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des +lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin. + +Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le +droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il +peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le pere peut +cherir sa fille, mais non pas lui leguer son bien. Les lois de succession, +c'est-a-dire parmi les lois celles qui temoignent le plus fidelement des +idees que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction +flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection +naturelle. [2] + +Les historiens du droit romain ayant fort justement remarque que ni la +naissance ni l'affection n'etaient le fondement de la famille romaine, ont +cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou +maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale. +Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formee, a moins que ce ne +soit par la superiorite de force du mari sur la femme, du pere sur les +enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force a +l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorite +paternelle ou maritale, loin d'avoir ete une cause premiere, a ete elle- +meme un effet; elle est derivee de la religion et a ete etablie par elle. +Elle n'est donc pas le principe qui a constitue la famille. + +Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus +puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est +la religion du foyer et des ancetres. Elle fait que la famille forme un +corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une +association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi +verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptee qu'autant +que la ceremonie sacree du mariage l'aura initiee au culte; que le fils +n'y comptera plus, s'il a renonce au culte ou s'il a ete emancipe; que +l'adopte y sera, au contraire, un veritable fils, parce que, s'il n'a pas +le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communaute du culte; +que le legataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura +pas la succession; qu'enfin la parente et le droit a l'heritage seront +regles, non d'apres la naissance, mais d'apres les droits de participation +au culte tels que la religion les a etablis. Ce n'est sans doute pas la +religion qui a cree la famille, mais c'est elle assurement qui lui a donne +ses regles, et de la est venu que la famille antique a eu une constitution +si differente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels +avaient ete seuls a la fonder. + +L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour designer une +famille; on disait _epistion_, mot qui signifie litteralement _ce qui est +aupres d'un foyer_. Une famille etait un groupe de personnes auxquelles la +religion permettait d'invoquer le meme foyer et d'offrir le repas funebre +aux memes ancetres. + + +NOTES + +[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il +n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont +obscurcies. Les mots _taphos patroos, taphos ton progonon_ reviennent sans +cesse chez les Grecs, comme chez les Latins _tumulus patrius_ ou _avitus, +sepulcrum gentis_. Voy. Demosthenes, _in Eubul._, 28; _in Macart._, 79. +Lycurgue, _in Leocr._, 25. Ciceron, _De offic._, I, 17. _De legib._, II, +22: _mortuum extra gentem inferri fas negant_. Ovide, _Trist_., IV, 3, 45. +Velleius, II, 119. Suetone, _Neron_, 50; _Tibere_, 1. Digeste, XI, 5; +XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait +necessaire que chacun fut enterre dans le tombeau de sa famille. On +raconte que les Lacedemoniens, sur le point de combattre contre les +Messeniens, attacherent a leur bras droit des marques particulieres +contenant leur nom et celui de leur pere, afin qu'en cas de mort le corps +put etre reconnu sur le champ de bataille et transporte au tombeau +paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, _Sept._, 889 (914), [Grec: taphon +patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent frequemment cet usage; +quand Isee, Lysias, Demosthenes veulent prouver que tel homme appartient a +telle famille et a droit a l'heritage, ils ne manquent guere de dire que +le pere de cet homme est enterre dans le tombeau de cette famille. + +[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous +verrons dans la suite que ces vieilles lois ont ete modifiees. + + + + +CHAPITRE II + +LE MARIAGE. + + +La premiere institution que la religion domestique ait etablie, fut +vraisemblablement le mariage. + +Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancetres, qui se +transmettait de male en male, n'appartenait pourtant pas exclusivement a +l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes +religieux de son pere; mariee, a ceux de son mari. + +On pressent par cela seul le caractere essentiel de l'union conjugale chez +les anciens. Deux familles vivent a cote l'une de l'autre; mais elles ont +des dieux differents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part, +depuis son enfance, a la religion de son pere; elle invoque son foyer; +elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de +guirlandes aux jours de fete, lui demande sa protection, le remercie de +ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la +famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre +chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le +foyer paternel pour aller invoquer desormais le foyer de l'epoux. Il +s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer +d'autres prieres. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se +mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connait pas. Qu'elle n'espere +pas rester fidele a l'un en honorant l'autre; car dans cette religion +c'est un principe immuable qu'une meme personne ne peut pas invoquer deux +foyers ni deux series d'ancetres. " A partir du mariage, dit un ancien, la +femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses peres; +elle sacrifie au foyer du mari. " [1] + +Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave +pour l'epoux. Car cette religion veut que l'on soit ne pres du foyer pour +qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire pres de +son foyer une etrangere; avec elle il fera les ceremonies mysterieuses de +son culte; il lui revelera les rites et les formules qui sont le +patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus precieux que cet heritage; +ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses peres, c'est ce qui +le protege dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur, +la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutelaire, +comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme +a la partager avec lui. + +Ainsi quand on penetre dans les pensees de ces anciens hommes, on voit de +quelle importance etait pour eux l'union conjugale, et combien +l'intervention de la religion y etait necessaire. Ne fallait-il pas que +par quelque ceremonie sacree la jeune fille fut initiee au culte qu'elle +allait suivre desormais? Pour devenir pretresse de ce foyer, auquel la +naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination +ou d'adoption? + +Le mariage etait la ceremonie sainte qui devait produire ces grands +effets. Il est habituel aux ecrivains latins ou grecs de designer le +mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui +vivait au temps des Antonins, mais qui etait fort instruit des vieux +usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de +designer le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le +designait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie ceremonie +sacree; [3] comme si le mariage avait ete, dans ces temps anciens, la +ceremonie sacree par excellence. + +Or la religion qui faisait le mariage n'etait pas celle de Jupiter, de +Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La ceremonie n'avait pas lieu dans +un temple; elle etait accomplie dans la maison, et c'etait le dieu +domestique qui y presidait. A la verite, quand la religion des dieux du +ciel devint preponderante, on ne put s'empecher de les invoquer aussi dans +les prieres du mariage; on prit meme l'habitude de se rendre prealablement +dans des temples et d'offrir a ces dieux des sacrifices, que l'on appelait +les preludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de +la ceremonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique. + +Chez les Grecs, la ceremonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de +trois actes. Le premier se passait devant le foyer du pere, [Grec: +egguaesis]; le troisieme au foyer du mari, [Grec: telos]; le second etait +le passage de l'un a l'autre, [Grec: pompae]. [5] + +1 Dans la maison paternelle, en presence du pretendant, le pere entoure +ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice termine, il +declare, en prononcant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au +jeune homme. Cette declaration est tout a fait indispensable au mariage. +Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout a l'heure, adorer le foyer +de l'epoux, si son pere ne l'avait pas prealablement detachee du foyer +paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit etre +degagee de tout lien et de toute attache avec sa religion premiere. + +2 La jeune fille est transportee a la maison du mari. Quelquefois c'est +le mari lui-meme qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener +la jeune fille appartient a un de ces hommes qui etaient revetus chez les +Grecs d'un caractere sacerdotal et qu'ils appelaient herauts. La jeune +fille est ordinairement placee sur un char; elle a le visage couvert d'un +voile et sur la tete une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent +l'occasion de le voir, etait en usage dans toutes les ceremonies du culte. +Sa robe est blanche. Le blanc etait la couleur des vetements dans tous les +actes religieux. On la precede en portant un flambeau; c'est le flambeau +nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne +religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet +hymne l'_hymenee_, et l'importance de ce chant sacre etait si grande que +l'on donnait son nom a la ceremonie tout entiere. + +La jeune fille n'entre pas d'elle-meme dans sa nouvelle demeure. Il faut +que son mari l'enleve, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris +et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la defendre. Pourquoi ce +rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu +probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va +s'accomplir dans cette maison, c'est une ceremonie religieuse. Ne veut-on +pas plutot marquer fortement que la femme qui va sacrifier a ce foyer, n'y +a par elle-meme aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa +volonte, et qu'il faut que le maitre du lieu et du dieu l'y introduise par +un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, apres une lutte simulee, +l'epoux la souleve dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en +ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil. + +Ce qui precede n'est que l'appret et le prelude de la ceremonie. L'acte +sacre va commencer dans la maison. + +3 On approche du foyer, l'epouse est mise en presence de la divinite +domestique. Elle est arrosee d'eau lustrale; elle touche le feu sacre. Des +prieres sont dites. Puis les deux epoux se partagent un gateau ou un pain. + +Cette sorte de leger repas qui commence et finit par une libation et une +priere, ce partage de la nourriture vis-a-vis du foyer, met les deux epoux +en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux +domestiques. + +Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait +comme lui trois actes, _traditio, deductio in domum, confarreatio_. [6] + +1 La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachee +a ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermediaire du +pere de famille, il n'y a que l'autorite du pere qui puisse l'en detacher. +La _tradition_ est donc une formalite indispensable. + +2 La jeune fille est conduite a la maison de l'epoux. Comme en Grece, +elle est voilee, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial precede +le cortege. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles +de cet hymne changerent sans doute avec le temps, s'accommodant aux +variations des croyances ou a celles du langage; mais le refrain +sacramentel subsista toujours sans pouvoir etre altere: c'etait le mot +_Talassie_, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas +mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui +etait probablement le reste sacre et inviolable d'une antique formule. + +Le cortege s'arrete devant la maison du mari. La, on presente a la jeune +fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'embleme de la divinite domestique; +l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert a la famille pour tous les actes +religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en +Grece, simuler l'enlevement. L'epoux doit la soulever dans ses bras, et la +porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent. + +3 L'epouse est conduite alors devant le foyer, la ou sont les Penates, ou +tous les dieux domestiques et les images des ancetres sont groupes, autour +du feu sacre. Les deux epoux, comme en Grece, font un sacrifice, versent +la libation, prononcent quelques prieres, et mangent ensemble un gateau de +fleur de farine (_panis farreus_). + +Ce gateau mange au milieu de la recitation des prieres, en presence et +sous les yeux des divinites domestiques, est ce qui fait l'union sainte de +l'epoux et de l'epouse. [7] Des lors ils sont associes dans le meme culte. +La femme a les memes dieux, les memes rites, les memes prieres, les memes +fetes que son mari. De la cette vieille definition du mariage que les +jurisconsultes nous ont conservee: _Nuptiae sunt divini juris et humani +communicatio_. Et cette autre: _Uxor socia humanae rei atque divinae_. [8] +C'est que la femme est entree en partage de la religion du mari, cette +femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-memes ont +introduite dans la maison. + +La femme ainsi mariee a encore le culte des morts; mais ce n'est plus a +ses propres ancetres qu'elle porte le repas funebre; elle n'a plus ce +droit. Le mariage l'a detachee completement de la famille de son pere, et +a brise tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux +ancetres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille; +ils sont devenus ses ancetres. Le mariage lui a fait une seconde +naissance. Elle est dorenavant la fille de son mari, _filiae loco_, disent +les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni a deux familles ni a deux +religions domestiques; la femme est tout entiere dans la famille et la +religion de son mari. On verra les consequences de cette regle dans le +droit de succession. + +L'institution du mariage sacre doit etre aussi vieille dans la race indo- +europeenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre. +Cette religion a appris a l'homme que l'union conjugale est autre chose +qu'un rapport de sexes et une affection passagere, et elle a uni deux +epoux par le lien puissant du meme culte et des memes croyances. La +ceremonie des noces etait d'ailleurs si solennelle et produisait de si +graves effets qu'on ne doit pas etre surpris que ces hommes ne l'aient +crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une +telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie. + +On concoit meme qu'une telle union fut indissoluble, et que le divorce fut +presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le +mariage par _coemptio_ ou par _usus_. Mais la dissolution du mariage +religieux etait fort difficile. Pour cela, une nouvelle ceremonie sacree +etait necessaire; car la religion seule pouvait delier ce que la religion +avait uni. L'effet de la _confarreatio_ ne pouvait etre detruit que par la +_diffarreatio_. Les deux epoux qui voulaient se separer, paraissaient pour +la derniere fois devant le foyer commun; un pretre et des temoins etaient +presents. On presentait aux epoux, comme au jour du mariage, un gateau de +fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le +repoussaient. Puis, au lieu de prieres, ils prononcaient des formules d'un +caractere etrange, severe, haineux, effrayant, [10] une sorte de +malediction par laquelle la femme renoncait au culte et aux dieux du mari. +Des lors, le lien religieux etait rompu. La communaute du culte cessant, +toute autre communaute cessait de plein droit, et le mariage etait +dissous. + + +NOTES + +[1] Etienne de Byzance, [Grec: patra]. + +[2] [Grec: thyein gamon], _sacrum nuptiale_. + +[3] Pollux, III, 3, 38. + +[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38. + +[5] Homere, _Il._, XVIII, 391. Hesiode, _Scutum_, v. 275. Herodote, VI, +129, 130. Plutarque, _Thesee_, 10; _Lycurg._, passim; _Solon_, 20; +_Aristide_, 20; _Quest. gr._, 27. Demosthenes, _in Stephanum_, II. Isee, +III, 39. Euripide, _Helene_, 722-725; _Phen._, 345. Harpocration, v. +[Grec: +Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. -- Meme usage chez les Macedoniens. Quinte- +Curce, VIII, 16. + +[6] Varron, _L. L._, V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, _Fast._, II, +558. Plutarque, _Quest. rom._, 1 et 29; _Romul._, 15. Pline, _H. N._, +XVIII, 3. Tacite, _Ann._, IV, 16; XI, 27. Juvenal, _Sat._, X., 329-336. +Gaius, _Inst._, 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. +_Rapi_. Macrobe, _Sat._, I, 15. Servius, _ad. Aen._, IV, 168. -- Memes +usages chez les Etrusques, Varron, _De re rust._, II, 4. -- Memes usages +chez les anciens Hindous, _Lois de Manou_, III, 27-30, 172; V, 152; VIII, +227; IX, 194. _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 166, 167, 236. + +[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent +usitees chez les Romains et ou la religion n'intervenait pas. Qu'il nous +suffise de dire ici que le mariage sacre nous parait etre le plus ancien; +car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'a +mesure qu'elles s'affaiblissaient. + +[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse, +II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Etienne de Byz., [Grec: +patra]. + +[9] Festus, v. _Diffarreatio_. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On +lit dans une inscription: _Sacerdos confarreationum et diffarreationum_. +Orelli, n 2648. + +[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, _Quest. rom._, 50. + + + + +CHAPITRE III + +DE LA CONTINUITE DE LA FAMILLE; CELIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE +STERILITE. INEGALITE ENTRE LE FILS ET LA FILLE. + + +Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur etait du, ont +constitue la famille ancienne et lui ont donne la plupart de ses regles. + +On a vu plus haut que l'homme, apres la mort, etait repute un etre heureux +et divin, mais a la condition que les vivants lui offrissent toujours le +repas funebre. Si ces offrandes venaient a cesser, il y avait decheance +pour le mort, qui tombait au rang de demon malheureux et malfaisant. Car +lorsque ces anciennes generations avaient commence a se representer la vie +future, elles n'avaient pas songe a des recompenses et a des chatiments; +elles avaient cru que le bonheur du mort ne dependait pas de la conduite +qu'il avait menee pendant sa vie, mais de celle que ses descendants +avaient a son egard. Aussi chaque pere attendait-il de sa posterite la +serie des repas funebres qui devaient assurer a ses manes le repos et le +bonheur. + +Cette opinion a ete le principe fondamental du droit domestique chez les +anciens. Il en a decoule d'abord cette regle que chaque famille dut se +perpetuer a jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne +s'eteignit pas. Dans le tombeau ou ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre +sujet d'inquietude que celui-la. Leur unique pensee, comme leur unique +interet, etait qu'il y eut toujours un homme de leur sang pour apporter +les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts +repetaient sans cesse: " Puisse-t-il naitre toujours dans notre lignee des +fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. " L'Hindou disait +encore: " L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de +cette famille; les ancetres prives de l'offrande des gateaux tombent au +sejour des malheureux. " [1] + +Les hommes de l'Italie et de la Grece ont longtemps pense de meme. S'ils +ne nous ont pas laisse dans leurs ecrits une expression de leurs croyances +aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient, +du moins leurs lois sont encore la pour attester leurs antiques opinions. +A Athenes la loi chargeait le premier magistrat de la cite de veiller a ce +qu'aucune famille ne vint a s'eteindre. [2] De meme la loi romaine etait +attentive a ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un +discours d'un orateur athenien: " Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il +doit mourir, ait assez peu de souci de soi-meme pour vouloir laisser sa +famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre +le culte qui est du aux morts. " [4] Chacun avait donc un interet puissant +a laisser un fils apres soi, convaincu qu'il y allait de son immortalite +heureuse. C'etait meme un devoir envers les ancetres dont le bonheur ne +devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou +appellent-elles le fils aine " celui qui est engendre pour +l'accomplissement du devoir ". + +Nous touchons ici a l'un des caracteres les plus remarquables de la +famille antique. La religion qui l'a formee, exige imperieusement qu'elle +ne perisse pas. Une famille qui s'eteint, c'est un culte qui meurt. Il +faut se representer ces familles a l'epoque ou les croyances ne se sont +pas encore alterees. Chacune d'elles possede une religion et des dieux, +precieux depot sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa +piete ait a craindre, est que sa lignee ne s'arrete. Car alors sa religion +disparaitrait de la terre, son foyer serait eteint, toute la serie de ses +morts tomberait dans l'oubli et dans l'eternelle misere. Le grand interet +de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte. + +En vertu de ces opinions, le celibat devait etre a la fois une impiete +grave et un malheur; une impiete, parce que le celibataire mettait en +peril le bonheur des manes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne +devait recevoir lui-meme aucun culte apres sa mort et ne devait pas +connaitre " ce qui rejouit les manes ". C'etait a la fois pour lui et pour +ses ancetres une sorte de damnation. + +On peut bien penser qu'a defaut de lois ces croyances religieuses durent +longtemps suffire pour empecher le celibat. Mais il parait de plus que, +des qu'il y eut des lois, elles prononcerent que le celibat etait une +chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulse les +vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les +jeunes gens a se marier. [5] Le traite des lois de Ciceron, traite qui +reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes +lois de Rome, en contient une qui interdit le celibat. [6] A Sparte, la +legislation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui +ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le +celibat cessa d'etre defendu par les lois, il le fut encore par les +moeurs. Il parait enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de +villes grecques, la loi punissait le celibat comme un delit. [8] Cela +etait conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait +a la famille. Il etait un membre dans une serie, et il ne fallait pas que +la serie s'arretat a lui. Il n'etait pas ne par hasard; on l'avait +introduit dans la vie pour qu'il continuat un culte; il ne devait pas +quitter la vie sans etre sur que ce culte serait continue apres lui. + +Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpetuer +la religion domestique devait etre le fruit d'un mariage religieux. Le +batard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et +les Latins _spurius_, ne pouvait pas remplir le role que la religion +assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas a lui seul +la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils ne d'une +femme qui n'avait pas ete associee au culte de l'epoux par la ceremonie du +mariage, ne pouvait pas lui-meme avoir part au culte. [9] Il n'avait pas +le droit d'offrir le repas funebre et la famille ne se perpetuait pas pour +lui. Nous verrons plus loin que, pour la meme raison, il n'avait pas droit +a l'heritage. + +Le mariage etait donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son +objet principal n'etait pas l'union de deux etres qui se convenaient et +qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. +L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, etait, en +unissant deux etres dans le meme culte domestique, d'en faire naitre un +troisieme qui fut apte a continuer ce culte. On le voit bien par la +formule sacramentelle qui etait prononcee dans l'acte du mariage: _Ducere +uxorem liberum quaerendorum causa_, disaient les Romains; _paidonep' aroto +gnaesion_, disaient les Grecs. [10] + +Le mariage n'ayant ete contracte que pour perpetuer la famille, il +semblait juste qu'il put etre rompu si la femme etait sterile. Le divorce +dans ce cas a toujours ete un droit chez les anciens; il est meme possible +qu'il ait ete une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que +" la femme sterile fut remplacee au bout de huit ans ". [11] Que le devoir +fut le meme en Grece et a Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant +Herodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de repudier leurs +femmes parce qu'elles etaient steriles. [12] Pour ce qui est de Rome, on +connait assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier +que les annales romaines aient mentionne. " Carvilius Ruga, dit Aulu- +Gelle, homme de grande famille, se separa de sa femme par le divorce, +parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec +tendresse et n'avait qu'a se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son +amour a la religion du serment, parce qu'il avait jure (dans la formule du +mariage) qu'il la prenait pour epouse afin d'avoir des enfants. " [13] + +La religion disait que la famille ne devait pas s'eteindre; toute +affection et tout droit naturel devaient ceder devant cette regle absolue. +Si un mariage etait sterile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins +que la famille fut continuee. Alors un frere ou un parent du mari devait +se substituer a lui, et la femme etait tenue de se livrer a cet homme. +L'enfant qui naissait de la etait considere comme fils du mari, et +continuait son culte. Telles etaient les regles chez les anciens Hindous; +nous les retrouvons dans les lois d'Athenes et dans celles de Sparte. [14] +Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant +tous les autres! + +A plus forte raison, les legislations anciennes prescrivaient le mariage +de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche +parent de son mari. Le fils qui naissait etait repute fils du defunt. [15] + +La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet +la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour ou +elle se mariait, elle renoncait a la famille et au culte de son pere, et +appartenait a la famille et a la religion de son mari. La famille ne se +continuait, comme le culte, que par les males: fait capital, dont on verra +plus loin les consequences. + +C'etait donc le fils qui etait attendu, qui etait necessaire; c'etait lui +que la famille, les ancetres, le foyer reclamaient. " Par lui, disent les +vieilles lois des Hindous, un pere acquitte sa dette envers les manes de +ses ancetres et s'assure a lui-meme l'immortalite. " Ce fils n'etait pas +moins precieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les +sacrifices, offrir le repas funebre, et conserver par son culte la +religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appele le +sauveur du foyer paternel. [16] + +L'entree de ce fils dans la famille etait signalee par un acte religieux. +Il fallait d'abord qu'il fut agree par le pere. Celui-ci, a titre de +maitre et de gardien viager du foyer, de representant des ancetres, devait +prononcer si le nouveau venu etait ou n'etait pas de la famille. La +naissance ne formait que le lien physique; la declaration du pere +constituait le lien moral et religieux. Cette formalite etait egalement +obligatoire a Rome, en Grece et dans l'Inde. + +Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une +sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps apres la naissance, le +neuvieme jour a Rome, le dixieme en Grece, dans l'Inde le dixieme ou le +douzieme. [17] Ce jour-la, le pere reunissait la famille, appelait des +temoins, et faisait un sacrifice a son foyer. L'enfant etait presente au +dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui +faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacre. [18] Cette ceremonie +avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-a-dire de lui +oter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractee par +le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A +partir de ce moment l'enfant etait admis dans cette sorte de societe +sainte et de petite eglise qu'on appelait la famille. Il en avait la +religion, il en pratiquait les rites, il etait apte a en dire les prieres; +il en honorait les ancetres, et plus tard il devait y etre lui-meme un +ancetre honore. + + +NOTES + +[1] Bhagavad-Gita, I, 40. + +[2] Isee, VII, 30-32. + +[3] Ciceron, _De legib._, II, 19. + +[4] Isee, VII, 30. + +[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22. + +[6] Ciceron, _De legib._, III, 2. + +[7] Plutarque, _Lycurg.; Apophth. des Lacedemoniens_. + +[8] Pollux, III, 48. + +[9] Isee, VII. Demosthenes, _in Macart._ + +[10] Menandre, _fr._ 185, _ed. Didot._ Alciphron, I, 16. Eschyle, +_Agam._,1166, _ed. Hermann_. + +[11] _Lois de Manou_, IX, 81. + +[12] Herodote, V, 39; VI, 61. + +[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valere-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25. + +[14] Xenophon, _Gouv. des Laced._ Plutarque, _Solon_, 20. _Lois de Manou_, +IX, 121. + +[15] _Lois de Manou_, IX, 69, 146. De meme chez les Hebreux, +_Deuteronome_, 25. + +[16] Eschyle, _Choeph._, 264 (262). + +[17] Aristophane, _Oiseaux_, 922. Demosthenes, _in Boeot._, p. 1016. +Macrobe, _Sat._, I, 17. _Lois de Manou_, II, 30. + +[18] Platon, _Theethete_. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec: +Amphidomia]. + + + + +CHAPITRE IV. + +DE L'ADOPTION ET DE L'EMANCIPATION. + + +Le devoir de perpetuer le culte domestique a ete le principe du droit +d'adoption chez les anciens. La meme religion qui obligeait l'homme a se +marier, qui prononcait le divorce en cas de sterilite, qui, en cas +d'impuissance ou de mort prematuree, substituait au mari un parent, +offrait encore a la famille une derniere ressource pour echapper au +malheur si redoute de l'extinction; cette ressource etait le droit +d'adopter. + +" Celui a qui la nature n'a pas donne de fils, peut en adopter un, pour +que les ceremonies funebres ne cessent pas. " Ainsi parle le vieux +legislateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur +athenien dans un proces ou l'on contestait a un fils adoptif la legitimite +de son adoption. Le defendeur nous montre d'abord pour quel motif on +adoptait un fils: " Menecles, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants; +il tenait a laisser apres lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire +dans la suite les ceremonies du culte funebre. " Il montre ensuite ce qui +arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas a +lui-meme, mais a celui qui l'a adopte; Menecles est mort, mais c'est +encore l'interet de Menecles qui est en jeu. " Si vous annulez mon +adoption, vous ferez que Menecles sera mort sans laisser de fils apres +lui, qu'en consequence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que +nul ne lui offrira les repas funebres, et qu'enfin il sera sans culte. " +[2] + +Adopter un fils, c'etait donc veiller a la perpetuite de la religion +domestique, au salut du foyer, a la continuation des offrandes funebres, +au repos des manes des ancetres. L'adoption n'ayant sa raison d'etre que +dans la necessite de prevenir l'extinction d'un culte, il suivait de la +qu'elle n'etait permise qu'a celui qui n'avait pas de fils. La loi des +Hindous est formelle a cet egard. [3] Celle d'Athenes ne l'est pas moins; +tout le plaidoyer de Demosthenes contre Leochares en est la preuve. [4] +Aucun texte precis ne prouve qu'il en fut de meme dans l'ancien droit +romain, et nous savons qu'au temps de Gaius un meme homme pouvait avoir +des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il parait pourtant que +ce point n'etait pas admis en droit au temps de Ciceron; car dans un de +ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: " Quel est le droit qui regit +l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'age a ne plus avoir +d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherche a en avoir? Adopter, c'est +demander a la religion et a la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la +nature. " [5] Ciceron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce +que l'homme qui l'a adopte a deja un fils, et il s'ecrie que cette +adoption est contraire au droit religieux. + +Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier a son culte, +" l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses penates ". +[6] Aussi l'adoption s'operait-elle par une ceremonie sacree qui parait +avoir ete fort semblable a celle qui marquait la naissance du fils. Par la +le nouveau venu etait admis au foyer et associe a la religion. Dieux, +objets sacres, rites, prieres, tout lui devenait commun avec son pere +adoptif. On disait de lui _in sacra transiit_, il est passe au culte de sa +nouvelle famille. [7] + +Par cela meme il renoncait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en +effet, que d'apres ces vieilles croyances le meme homme ne pouvait pas +sacrifier a deux foyers ni honorer deux series d'ancetres. Admis dans une +nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait etrangere. Il n'avait +plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naitre et ne pouvait plus +offrir le repas funebre a ses propres ancetres. Le lien de la naissance +etait brise; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si +completement etranger a son ancienne famille que, s'il venait a mourir, +son pere naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funerailles et +de conduire son convoi. Le fils adopte ne pouvait plus rentrer dans son +ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un +fils, il le laissait a sa place dans la famille adoptante. On considerait +que, la perpetuite de cette famille etant ainsi assuree, il pouvait en +sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9] + +A l'adoption correspondait comme correlatif l'emancipation. Pour qu'un +fils put entrer dans une nouvelle famille, il fallait necessairement qu'il +eut pu sortir de l'ancienne, c'est-a-dire qu'il eut ete affranchi de sa +religion. [10] Le principal effet de l'emancipation etait le renoncement +au culte de la famille ou l'on etait ne. Les Romains designaient cet acte +par le nom bien significatif de _sacrorum detestatio_. [11] + + +NOTES + +[1] _Lois de Manou_, IX, 10. + +[2] Isee, II, 10-46. + +[3] _Lois de Manou_, IX, 168, 174. _Dattaca-Sandrica_, tr. Orianne, p. +260. + +[4] Voy. aussi Isee, II, 11-14. + +[5] Ciceron, _Pro domo_, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19. + +[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isee, VII. _Venire in sacra_, Ciceron, _Pro +domo_, 13; _in penates adsciscere_, Tacite, _Hist._, I, 15. + +[7] Valere-Maxime, VII, 7. + +[8] _Amissis sacris paternis_, Ciceron, _ibid_. + +[9] Isee, VI, 44; X, 11. Demosthenes, _contre Leochares_, Antiphon, +_Frag._, 15. Comparez les _Lois de Manou_, IX, 142. + +[10] _Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se +abdicaret ab ea in qua natus fuerat._ Servius. _ad Aen._, II, 156. + +[11] Aulu-Gelle, XV, 27. + + + + +CHAPITRE V. + +DE LA PARENTE. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION. + + +Platon dit que la parente est la communaute des memes dieux domestiques. +[1] Quand Demosthenes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre +qu'ils pratiquent le meme culte et offrent le repas funebre au meme +tombeau. C'etait, en effet, la religion domestique qui constituait la +parente. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les +memes dieux, le meme foyer, le meme repas funebre. + +Or nous avons observe precedemment que le droit de faire les sacrifices au +foyer ne se transmettait que de male en male et que le culte des morts ne +s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il resultait de +cette regle religieuse que l'on ne pouvait pas etre parent par les femmes. +Dans l'opinion de ces generations anciennes, la femme ne transmettait ni +l'etre ni le culte. Le fils tenait tout du pere. On ne pouvait pas +d'ailleurs appartenir a deux familles, invoquer deux foyers; le fils +n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du pere. [2] +Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mere elle-meme, le jour ou +les rites sacres du mariage avaient ete accomplis, avait renonce d'une +maniere absolue a sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le +repas funebre aux ancetres de l'epoux, comme si elle etait devenue leur +fille, et elle ne l'avait plus offert a ses propres ancetres, parce +qu'elle n'etait plus censee descendre d'eux. Elle n'avait conserve ni lien +religieux ni lien de droit avec la famille ou elle etait nee. A plus forte +raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille. + +Le principe de la parente n'etait pas la naissance; c'etait le culte. Cela +se voit clairement dans l'Inde. La, le chef de famille, deux fois par +mois, offre le repas funebre; il presente un gateau aux manes de son pere, +un autre a son grand-pere paternel, un troisieme a son arriere-grand-pere +paternel, jamais a ceux dont il descend par les femmes, ni a sa mere, ni +au pere de sa mere. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la +meme ligne, il fait une offrande au quatrieme, au cinquieme, au sixieme +ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus legere; c'est une +simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funebre; +et c'est d'apres l'accomplissement de ces rites que l'on compte la +parente. Lorsque deux hommes qui accomplissent separement leurs repas +funebres, peuvent, en remontant chacun la serie de leurs six ancetres, en +trouver un qui leur soit commun a tous deux, ces deux hommes sont parents. +Ils se disent _samanodacas_ si l'ancetre commun est de ceux a qui l'on +n'offre que la libation d'eau, _sapindas_ s'il est de ceux a qui le gateau +est presente. [3] A compter d'apres nos usages, la parente des _sapindas_ +irait jusqu'au septieme degre, et celle des _samanodacas_ jusqu'au +quatorzieme. Dans l'un et l'autre cas la parente se reconnait a ce qu'on +fait l'offrande a un meme ancetre; et l'on voit que dans ce systeme la +parente par les femmes ne peut pas etre admise. + +Il en etait de meme en Occident. On a beaucoup discute sur ce que les +jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le probleme +devient facile a resoudre, des que l'on rapproche l'agnation de la +religion domestique. De meme que la religion ne se transmettait que de +male en male, de meme il est atteste par tous les jurisconsultes anciens +que deux hommes ne pouvaient etre agnats entre eux que si, en remontant +toujours de male en male, ils se trouvaient avoir des ancetres communs. +[4] La regle pour l'agnation etait donc la meme que pour le culte. Il y +avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'etait autre +chose que la parente telle que la religion l'avait etablie a l'origine. + +Pour rendre cette verite plus claire., tracons le tableau d'une famille +romaine. + + L. Cornelius Scipio, mort vers 250 avant Jesus-Christ. + | + ---------------------------------------------------- + | | + Publius Scipio Cn. Scipio + | | + --------------------------- | + | | | +Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica + | | | + | --------------------- | + | | | | +Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornelie, P. Scip. Nasica + | | ep. de Sempr. Gracchus | + | | | | + | | | | +Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip. Serapio. + +Dans ce tableau, la cinquieme generation, qui vivait vers l'an 140 avant +Jesus-Christ, est representee par quatre personnages. Etaient-ils tous +parents entre eux? Ils le seraient d'apres nos idees, modernes; ils ne +l'etaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils +avaient le meme culte domestique, c'est-a-dire s'ils faisaient les +offrandes aux memes ancetres. Supposons le troisieme Scipio Asiaticus, qui +reste seul de sa branche, offrant au jour marque le repas funebre; en +remontant de male en male, il trouve pour troisieme ancetre Publius +Scipio. De meme Scipion Emilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans +la serie de ses ascendants ce meme Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus +et Scipion Emilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les +appellerait _sapindas_. + +D'autre part, Scipion Serapion a pour quatrieme ancetre L. Cornelius +Scipio qui est aussi le quatrieme ancetre de Scipion Emilien. Ils sont +donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait _samanodacas_. +Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont +agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixieme degre, le troisieme +l'est avec eux au huitieme. + +Il n'en est pas de meme de Tiberius Gracchus. Cet homme qui, d'apres nos +coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Emilien, +n'etait pas meme son parent au degre le plus eloigne. Peu importe, en +effet, pour Tiberius qu'il soit fils de Cornelie, la fille des Scipions; +ni lui ni Cornelie elle-meme n'appartiennent a cette famille par la +religion. Il n'a pas d'autres ancetres que les Sempronius; c'est, a eux +qu'il offre le repas funebre; en remontant la serie de ses ascendants, il +ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Emilien et Tiberius Gracchus ne +sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour etablir cette +parente, il faut le lien du culte. + +On comprend d'apres cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux freres +consanguins etaient agnats et deux freres uterins ne l'etaient pas. Qu'on +ne dise meme pas que la descendance par les males etait le principe +immuable sur lequel etait fondee la parente. Ce n'etait pas a la +naissance, c'etait au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le +fils que l'emancipation avait detache du culte, n'etait plus agnat de son +pere. L'etranger qui avait ete adopte, c'est-a-dire admis au culte, +devenait l'agnat de l'adoptant et meme de toute sa famille. Tant il est +vrai que c'etait la religion qui fixait la parente. + +Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grece comme pour Rome, +ou la parente par le culte n'a plus ete la seule qui fut admise. A mesure +que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut, +et la parente par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains +appelerent _cognatio_ cette sorte de parente qui etait absolument +independante des regles de la religion domestique. Quand on lit les +jurisconsultes depuis Ciceron jusqu'a Justinien, on voit les deux systemes +de parente rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au +temps des Douze Tables, la seule parente d'agnation etait connue, et seule +elle conferait des droits a l'heritage. On verra plus loin qu'il en a ete +de meme chez les Grecs. + + +NOTES + +[1] Platon, _Lois_, V, p. 729. + +[2] _Patris, non matris familiam sequitur_. Digeste, liv. 50, tit. 16, S +196. + +[3] _Lois de Manou_, V, 60; _Mitakchara_, tr. Orianne, p. 213. + +[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2; +III, 5. + + + + +CHAPITRE VI. + +LE DROIT DE PROPRIETE. + + +Voici une institution des anciens dont il ne faut +pas nous faire une idee d'apres ce que nous voyons autour de nous. Les +anciens ont fonde le droit de propriete sur des principes qui ne sont plus +ceux des generations presentes; il en est resulte que les lois par +lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement differentes des notres. + +On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivees a etablir chez +elles la propriete privee; d'autres n'y sont parvenues qu'a la longue et +peniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile probleme, a l'origine des +societes, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et etablir un +tel lien entre son etre et une part de terre qu'il puisse dire: Cette +terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares +concoivent le droit de propriete quand il s'agit des troupeaux, et ne le +comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la +terre n'appartenait a personne; chaque annee la tribu assignait a chacun +de ses membres un lot a cultiver, et on changeait de lot l'annee suivante. +Le Germain etait proprietaire de la moisson; il ne l'etait pas de la +terre. Il en est encore de meme dans une partie de la race semitique et +chez, quelques peuples slaves. + +Au contraire, les populations de la Grece et de l'Italie, des l'antiquite +la plus haute, ont toujours connu et pratique la propriete privee. On ne +trouve pas une epoque ou la terre ait ete commune; [1] et l'on ne voit non +plus rien qui ressemble a ce partage annuel des champs qui etait usite +chez les Germains. Il y a meme un fait bien remarquable. Tandis que les +races qui n'accordent pas a l'individu la propriete du sol, lui accordent +au moins celle des fruits de son travail, c'est-a-dire de sa recolte, +c'etait le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens +etaient astreints a mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus +grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'etait +donc pas maitre du ble qu'il avait recolte; mais en meme temps, par une +contradiction bien singuliere, il avait la propriete absolue du sol. La +terre etait a lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la +conception du droit de propriete ait suivi une marche tout a fait opposee +a celle qui parait naturelle. Elle ne s'est pas appliquee a la moisson +d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi. + +Il y a trois choses que, des l'age le plus ancien, on trouve fondees et +solidement etablies dans ces societes grecques et italiennes: la religion +domestique, la famille, le droit de propriete; trois choses qui ont eu +entre elles, a l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir +ete inseparables. + +L'idee de propriete privee etait dans la religion meme. Chaque famille +avait son foyer et ses ancetres. Ces dieux ne pouvaient etre adores que +par elle, ne protegeaient qu'elle; ils etaient sa propriete. + +Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens ages voyaient un +rapport mysterieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de +la vie sedentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit etre pose sur le +sol; une fois pose, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la +famille veut avoir une demeure fixe; materiellement, il est difficile de +transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est +plus difficile encore et n'est permis a l'homme que si la dure necessite +le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. +Quand on pose le foyer, c'est avec la pensee et l'esperance qu'il restera +toujours a cette meme place. Le dieu s'installe la, non pas pour un jour, +non pas meme pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette +famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le +sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il +la fait sienne; elle est sa propriete. + +Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupee +autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-meme. L'idee de +domicile vient naturellement. La famille est attachee au foyer, le foyer +l'est au sol; une relation etroite s'etablit donc entre le sol et la +famille. La doit etre sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas a +quitter, a moins qu'une necessite imprevue ne l'y contraigne. Comme le +foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient; +elle est sa propriete, propriete non d'un homme seulement, mais d'une +famille dont les differents membres doivent venir l'un apres l'autre +naitre et mourir la. + +Suivons les idees des anciens. Deux foyers representent des divinites +distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si +vrai que le mariage meme entre deux familles n'etablit pas d'alliance +entre leurs dieux. Le foyer doit etre isole, c'est-a-dire separe nettement +de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'etranger en approche au +moment ou les ceremonies du culte s'accomplissent, ni meme qu'il ait vue +sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux caches, [Grec: +muchioi], ou les dieux interieurs, _Penates_. Pour que cette regle +religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, a une certaine +distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formee par une +haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle +soit, elle marque la limite qui separe le domaine d'un foyer du domaine +d'un autre foyer. Cette enceinte est reputee sacree. [3] Il y a impiete a +la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi +donne-t-on a ce dieu l'epithete de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte +tracee par la religion et protegee par elle est l'embleme le plus certain, +la marque la plus irrecusable du droit de propriete. + +Reportons-nous aux ages primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacree +que les Grecs appellent _herchos_ et les Latins _herctum_, c'est l'enclos +assez etendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit +champ qu'elle cultive. Au milieu s'eleve le foyer protecteur. Descendons +aux ages suivants: la population est arrivee jusqu'en Grece et en Italie, +et elle a bati des villes. Les demeures se sont rapprochees; elles ne sont +pourtant pas contigues. L'enceinte sacree existe encore, mais dans de +moindres proportions; elle est le plus souvent reduite a un petit mur, a +un fosse, a un sillon, ou a un simple espace libre de quelques pieds de +largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la +mitoyennete est une chose reputee impossible. Le meme mur ne peut pas etre +commun a deux maisons; car alors l'enceinte sacree des dieux domestiques +aurait disparu. A Rome, la loi fixe a deux pieds et demi la largeur de +l'espace libre qui doit toujours separer deux maisons, et cet espace est +consacre au " dieu de l'enceinte ". [5] + +Il est resulte de ces vieilles regles religieuses que la vie en communaute +n'a jamais pu s'etablir chez les anciens. Le phalanstere n'y a jamais ete +connu. Pythagore meme n'a pas reussi a etablir des institutions auxquelles +la religion intime des hommes resistait. On ne trouve non plus, a aucune +epoque de la vie des anciens, rien qui ressemble a cette promiscuite du +village qui etait generale en France au douzieme siecle. Chaque famille, +ayant ses dieux et son culte, a du avoir aussi sa place particuliere sur +le sol, son domicile isole, sa propriete. + +Les Grecs disaient que le foyer avait enseigne a l'homme a batir des +maisons. [6] En effet, l'homme qui etait fixe par sa religion a une place +qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a du songer bien vite a elever +en cet endroit une construction solide. La tente convient a l'Arabe, le +chariot au Tartare; mais a une famille qui a un foyer domestique, il faut +une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientot succede la +maison de pierre. On n'a pas bati seulement pour une vie d'homme, mais +pour la famille dont les generations devaient se succeder dans la meme +demeure. + +La maison etait toujours placee dans l'enceinte sacree. Chez les Grecs on +partageait en deux le carre que formait cette enceinte; la premiere partie +etait la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, place vers +le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et +pres de l'entree de la maison. A Rome la disposition etait differente, +mais le principe etait le meme. Le foyer restait place au milieu de +l'enceinte, mais les batiments s'elevaient autour de lui des quatre cotes, +de maniere a l'enfermer au milieu d'une petite cour. + +On voit bien la pensee qui a inspire ce systeme de construction: les murs +se sont eleves autour du foyer pour l'isoler et le defendre, et l'on peut +dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigne a batir une +maison. + +Dans cette maison la famille est maitresse et proprietaire; c'est sa +divinite domestique qui lui assure son droit. La maison est consacree par +la presence perpetuelle des dieux; elle est le temple qui les garde. +" Qu'y a-t-il de plus sacre, dit Ciceron, que la demeure de chaque homme? +La est l'autel; la brille le feu sacre; la sont les choses saintes et la +religion. " [7] A penetrer dans cette maison avec des intentions +malveillantes il y avait sacrilege. Le domicile etait inviolable. Suivant +une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et ecartait +l'ennemi. [8] + +Passons a un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les +memes idees s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans +la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancetres, +et d'autre part la principale ceremonie de ce culte, c'est-a-dire le repas +funebre, devait etre accomplie sur le lieu meme ou les ancetres +reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun ou ses membres +devaient venir s'endormir l'un apres l'autre. Pour ce tombeau la regle +etait la meme que pour le foyer. Il n'etait pas plus permis d'unir deux +familles dans une meme sepulture qu'il ne l'etait d'unir deux foyers +domestiques en une seule maison. C'etait une egale impiete d'enterrer un +mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps +d'un etranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la +mort, separait chaque famille de toutes les autres, et ecartait severement +toute apparence de communaute, De meme que les maisons ne devaient pas +etre contigues, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux +avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante. + +Combien le caractere de propriete privee est manifeste en tout cela! Les +morts sont des dieux qui appartiennent en propre a une famille et qu'elle +a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils +vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut +penser a se meler a eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les +deposseder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut +jamais etre detruit ni deplace, [11] les lois les plus severes le +defendent. Voila donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient +un objet de propriete perpetuelle pour chaque famille. La famille s'est +approprie cette terre en y placant ses morts; elle s'est implantee la pour +toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire legitimement: Cette +terre est a moi. Elle est tellement a lui qu'elle est inseparable de lui +et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol ou reposent les morts +est inalienable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une +famille vend le champ ou est son tombeau, elle reste au moins proprietaire +de ce tombeau et conserve eternellement le droit de traverser le champ +pour aller accomplir les ceremonies de son culte. [12] + +L'ancien usage etait d'enterrer les morts, non pas dans des cimetieres ou +sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette +habitude des temps antiques est attestee par une loi de Solon et par +plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Demosthenes +que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son +champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait +la sepulture des anciens proprietaires. [13] Pour l'Italie, cette meme +coutume nous est attestee par une loi des Douze Tables, par les textes de +deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: " Il y avait +anciennement deux manieres de placer le tombeau, les uns le mettant a la +limite du champ, les autres vers le milieu. " [14] + +D'apres cet usage on concoit que l'idee de propriete se soit facilement +etendue du petit tertre ou reposaient les morts au champ qui entourait ce +tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle +le laboureur italien priait les manes de veiller sur son champ, de faire +bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne recolte. Ainsi +ces ames des morts etendaient leur action tutelaire et avec elle leur +droit de propriete jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille +etait maitresse unique dans ce champ. La sepulture avait etabli l'union +indissoluble de la famille avec la terre, c'est-a-dire la propriete. + +Dans la plupart des societes primitives, c'est par la religion que le +droit de propriete a ete etabli. Dans la Bible, le Seigneur dit a Abraham: +" Je suis l'Eternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldeens, afin de te +donner ce pays ", et a Moise: " Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai +jure de donner a Abraham, et je vous le donnerai en heritage. " Ainsi +Dieu, proprietaire primitif par droit de creation, delegue a l'homme sa +propriete sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue +chez les anciennes populations greco-italiennes. Il est vrai que ce n'est +pas la religion de Jupiter qui a fonde ce droit, peut-etre parce qu'elle +n'existait pas encore. Les dieux qui confererent a chaque famille son +droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les +manes. La premiere religion qui eut l'empire sur leurs ames fut aussi +celle qui constitua chez eux la propriete. + +Il est assez evident que la propriete privee etait une institution dont la +religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait +d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sepulture; la vie en commun a +donc ete impossible. La meme religion commandait que le foyer fut fixe au +sol, que le tombeau ne fut ni detruit ni deplace. Supprimez la propriete, +le foyer sera errant, les familles se meleront, les morts seront +abandonnes et sans culte. Par le foyer inebranlable et la sepulture +permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a ete, en +quelque sorte, imbue et penetree par la religion du foyer et des ancetres. +Ainsi l'homme des anciens ages fut dispense de resoudre de trop difficiles +problemes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hesitation, +il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances a la +conception du droit de propriete, de ce droit d'ou sort toute +civilisation, puisque par lui l'homme ameliore la terre et devient lui- +meme meilleur. + +Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriete, +ce fut la religion. Chaque domaine etait sous les yeux des divinites +domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait etre entoure, +comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le separat +nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'etait pas un +mur de pierre; c'etait une bande de terre de quelques pieds de large, qui +devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet +espace etait sacre: la loi romaine le declarait imprescriptible; [17] il +appartenait a la religion. A certains jours marques du mois et de l'annee, +le pere de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne; +il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des +sacrifices. [18] Par cette ceremonie il croyait avoir eveille la +bienveillance de ses dieux a l'egard de son champ et de sa maison; il +avait surtout marque son droit de propriete en promenant autour de son +champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les +prieres, etait la limite inviolable du domaine. + +Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme placait quelques grosses +pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des _termes_. On +peut juger ce que c'etait que ces bornes et quelles idees s'y attachaient +par la maniere dont la piete des hommes les posait en terre. +" Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancetres pratiquaient: ils +commencaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le +bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils +offraient un sacrifice; la victime immolee, ils en faisaient couler le +sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumes (allumes +probablement au feu sacre du foyer), des grains, des gateaux, des fruits, +un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'etait consume dans la fosse, +sur les cendres encore chaudes, on enfoncait la pierre ou le morceau de +bois. " [19] On voit clairement que cette ceremonie avait pour objet de +faire du Terme une sorte de representant sacre du culte domestique. Pour +lui continuer ce caractere, chaque annee on renouvelait sur lui l'acte +sacre, en versant des libations et en recitant des prieres. Le Terme pose +en terre, c'etait donc, en quelque sorte, la religion domestique implantee +dans le sol, pour marquer que ce sol etait a jamais la propriete de la +famille. Plus tard, la poesie aidant, le Terme fut considere comme un dieu +distinct. + +L'usage des Termes ou bornes sacrees des champs parait avoir ete universel +dans la race indo-europeenne. Il existait chez les Hindous dans une haute +antiquite, et les ceremonies sacrees du bornage avaient chez eux une +grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a decrites pour l'Italie. +[20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le +trouvons encore chez les Etrusques. Les Hellenes avaient aussi des bornes +sacrees qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22] + +Le Terme une fois pose suivant les rites, il n'etait aucune puissance au +monde qui put le deplacer. Il devait rester au meme endroit de toute +eternite. Ce principe religieux etait exprime a Rome par une legende: +Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir +un temple, n'avait pas pu deposseder le dieu Terme. Cette vieille +tradition montre combien la propriete etait sacree; car le Terme immobile +ne signifie pas autre chose que la propriete inviolable. + +Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le +voisin n'osait pas en approcher de trop pres; " car alors, comme dit +Ovide, le dieu qui se sentait heurte par le soc ou le hoyau, criait: +Arrete, ceci est mon champ, voila le tien. " [23] Pour empieter sur le +champ d'une famille, il fallait renverser ou deplacer une borne: or, cette +borne etait un dieu. Le sacrilege etait horrible et le chatiment severe; +la vieille loi romaine disait: " Que l'homme et les boeufs qui auront +touche le Terme, soient devoues "; [24] cela signifiait que l'homme et les +boeufs seraient immoles en expiation. La loi etrusque, parlant au nom de +la religion, s'exprimait ainsi: " Celui qui aura touche ou deplace la +borne, sera condamne par les dieux; sa maison disparaitra, sa race +s'eteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grele, la rouille, les +feux de la canicule detruiront ses moissons; les membres du coupable se +couvriront d'ulceres et tomberont de consomption ." [25] + +Nous ne possedons pas le texte de la loi athenienne sur le meme sujet; il +ne nous en est reste que trois mots qui signifient: " Ne depasse pas la +borne. " Mais Platon parait completer la pensee du legislateur quand il +dit: " Notre premiere loi doit etre celle-ci: Que personne ne touche a la +borne qui separe son champ de celui du voisin, car elle doit rester +immobile.... Que nul ne s'avise d'ebranler la petite pierre qui separe +l'amitie de l'inimitie et qu'on s'est engage par serment a laisser a sa +place. " [26] + +De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il +resulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris a l'homme +a s'approprier la terre, et qui lui a assure son droit sur elle. + +On comprend sans peine que le droit de propriete, ayant ete ainsi concu et +etabli, ait ete beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il +ne peut l'etre dans nos societes modernes, ou il est fonde sur d'autres +principes. La propriete etait tellement inherente a la religion domestique +qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer a l'une qu'a l'autre. La +maison et le champ etaient comme incorpores a elle, et elle ne pouvait ni +les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traite des lois, ne +pretendait pas avancer une nouveaute quand il defendait au proprietaire de +vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte a +croire que dans les anciens temps la propriete etait inalienable. Il est +assez connu qu'a Sparte il etait formellement defendu de vendre son lot de +terre. [27] La meme interdiction etait ecrite dans les lois de Locres et +de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, legislateur du neuvieme siecle, +prescrivait que le nombre des familles et des proprietes restat immuable. +[29] Or, cette prescription ne pouvait etre observee que s'il etait +interdit de vendre les terres et meme de les partager. La loi de Selon, +posterieure de sept ou huit generations a celle de Phidon de Corinthe, ne +defendait plus a l'homme de vendre sa propriete, mais elle frappait le +vendeur d'une peine severe, la perte de tous les droits de citoyen. [30] +Enfin Aristote nous apprend d'une maniere generale que dans beaucoup de +villes les anciennes legislations interdisaient la vente des terres. [31] + +De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriete sur le +droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la +religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonte de +l'homme unit la terre a lui. D'ailleurs ce champ ou est le tombeau, ou +vivent les ancetres divins, ou la famille doit a jamais accomplir un +culte, n'est pas la propriete d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce +n'est pas l'individu actuellement vivant qui a etabli son droit sur cette +terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en depot; elle +appartient a ceux qui sont morts et a ceux qui sont a naitre. Elle fait +corps avec cette famille et ne peut plus s'en separer. Detacher l'une de +l'autre, c'est alterer un culte et offenser une religion. Chez les +Hindous, la propriete, fondee aussi sur le culte, etait aussi inalienable. +[32] + +Nous ne connaissons le droit romain qu'a partir de la loi des Douze +Tables; il est clair qu'a cette epoque la vente de la propriete etait +permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de +Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre etait +inalienable comme en Grece. S'il ne reste aucun temoignage de cette +vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont ete +apportes peu a peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le +caractere d'inalienabilite, en a affranchi le champ. On a permis ensuite +de diviser la propriete, s'il y avait plusieurs freres, mais a la +condition qu'une nouvelle ceremonie religieuse serait accomplie et que le +nouveau partage serait fait par un pretre: [33] la religion seule pouvait +partager ce que la religion avait autrefois proclame indivisible. On a +permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des +formalites d'un caractere religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu +qu'en presence d'un pretre qu'on appelait _libripens_ et avec la formalite +sainte qu'on appelait _mancipation_. Quelque chose d'analogue se voit en +Grece: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre etait toujours +accompagnee d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriete +avait besoin d'etre autorisee par la religion. + +Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de +sa terre, a plus forte raison ne devait-on pas l'en depouiller malgre lui. +L'expropriation pour cause d'utilite publique etait inconnue chez les +anciens. La confiscation n'etait pratiquee que comme consequence de +l'arret d'exil, [35] c'est-a-dire lorsque l'homme depouille de son titre +de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cite. +L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit +ancien des cites. [36] La loi des Douze Tables ne menage assurement pas le +debiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriete soit confisquee au +profit du creancier. Le corps de l'homme repond de la dette, non sa terre, +car la terre est inseparable de la famille. Il est plus facile de mettre +l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriete; le +debiteur est mis dans les mains de son creancier; sa terre le suit en +quelque sorte dans son esclavage. Le maitre qui use a son profit des +forces physiques de l'homme, jouit de meme des fruits de la terre; mais il +ne devient pas proprietaire de celle-ci. Tant le droit de propriete est +au-dessus de tout et inviolable. [37] + + +NOTES + +[1] Quelques historiens ont emis l'opinion qu'a Rome la propriete avait +d'abord ete publique et n'etait devenue privee que sous Numa. Cette erreur +vient d'une fausse interpretation de trois textes de Plutarque (_Numa_, +16), de Ciceron (_Republique_, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois +auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais +ils indiquent tres clairement qu'il n'eut a faire ce partage qu'a l'egard +des terres conquises par son predecesseur, _agri quos bello Romulus +ceperat_. Quant au sol romain lui-meme, _ager Romanus_, il etait propriete +privee depuis l'origine de la ville. + +[2] [Grec: Hestia, hestaemi] _stare_. Voy. Plutarque, _De primo frigido_, +21; Macrobe, I, 23; Ovide, _Fast_., VI, 299. + +[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, _Trachin._, 606. + +[4] A l'epoque ou cet ancien culte fut presque efface par la religion plus +jeune de Zeus, et ou l'on associa Zeus a la divinite du foyer, le dieu +nouveau prit pour lui l'epithete de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas +moins vrai qu'a l'origine le vrai protecteur da l'enceinte etait le dieu +domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les +[Grec: theoi hercheioi] sont les memes que les Penates. Cela ressort, +d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un +passage d'Euripide (_Troy_., 17) et un de Virgile (_En._, II, 514); ces +trois passages se rapportent au meme fait et montrent que le [Grec: Zeus +hercheios] n'est autre que le foyer domestique. + +[5] Festus, v. _Ambitus_. Varron, _L. L._, V, 22. Servius, _ad Aen._, II, +469. + +[6] Diodore, V, 68. + +[7] Ciceron, _Pro domo_, 41. + +[8] Ovide, _Fast._, V, 141. + +[9] Telle etait du moins la regle antique, puisque l'on croyait que le +repas +funebre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, _Troyennes_, 381. + +[10] Ciceron, _De legib._, II, 22; II, 26. Gaius, _Instit_., II, 6. +_Digeste_, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, +comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et +etaient enterres dans le tombeau commun. La regle qui prescrivait que +chaque homme fut enterre dans le tombeau de la famille souffrait une +exception dans le cas ou la cite elle-meme accordait les funerailles +publiques. + +[11] Lycurgue, _contre Leocrate_, 25. A Rome, pour qu'une sepulture fut +deplacee, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, _Lettres_, X, 73. + +[12] Ciceron, _De legib._, II, 24. _Digeste_, liv. XVIII, tit. 1, 6. + +[13] _Loi de Solon_, citee par Gaius au _Digeste_, liv. X, tit. 1, 13. +_Demosthenes, _contre Callicles_. Plutarque, _Aristide_, 1. + +[14] Siculus Flaccus, edit. Goez, p. 4, 5. Voy. _Fragm. terminalia_, edit. +Goez, p. 147. Pomponius, _au Digeste_, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, _au +Digeste_, VIII, 1, 14. + +[15] Meme tradition chez les Etrusques: " _Quum Jupiter terram Etruriae +sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. " +Auctores rei agrariae_, au fragment qui a pour titre: _Idem Vegoiae +Arrunti_, edit. Goez. + +[16] _Lares agri custodes_, Tibulle, I, 1, 23. _Religio Larum posita in +fundi villaeque conspectu_. Ciceron, _De legib_., II, 11. + +[17] Ciceron, _De legib._, I, 21. + +[18] Caton, _De re rust_., 141. _Script. rei agrar._, edit. Goez, p. 808. +Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, _Fast_., II, 639. Strabon, V, 3. + +[19] Siculus Flaccus, edit. Goez, p. 5. + +[20] _Lois de Manou_, VIII, 245. Vrihaspati, cite par Sice, _Legislat. +hindoue_, p. 159. + +[21] Varron, _L. L._, V, 74. + +[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, _Lois_, VIII, p. 842. + +[23] Ovide, _Fast._, II, 677. + +[24] Festus, v _Terminus_. + +[25] _Script. rei agrar._, edit. Goez, p. 258. + +[26] Platon, _Lois_, VIII, p. 842. + +[27] Plutarque, _Lycurgue, Agis_. Aristote, _Polit._, II, 6, 10 (II, 7). + +[28] Aristote, _Polit._, II, 4, 4 (II, 5). + +[29] Id., _ibid._, II, 3, 7. + +[30] Eschine, _contre Timarque_. Diogene Laerce, I, 55. + +[31] Aristote, _Polit_., VII, 2. + +[32] _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 50. Cette regle disparut peu a peu +quand le brahmanisme devint dominant. + +[33] Ce pretre etait appele _agrimensor_. Voy. _Scriptores rei agrariae_. + +[34] Stobee, 42. + +[35] Cette regle disparut dans l'age democratique des cites. + +[36] Une loi des Eleens defendait de mettre hypotheque sur la terre, +Aristote, _Polit._, VII, 2. L'hypotheque etait inconnue dans l'ancien +droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypotheque dans le droit athenien avant +Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque. + +[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le debiteur +insolvable, nous lisons: _Si volet suo vivito_; donc le debiteur, devenu +presque esclave, conserve encore quelque chose a lui; sa propriete, s'il +en a, ne lui est pas enlevee. Les arrangements connus en droit romain sous +les noms de _mancipation avec fiducie_ et de _pignus_ etaient, avant +l'action Servienne, des moyens detournes pour assurer au creancier le +payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour +dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude +corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du +debiteur. Cela n'etait pas facile; mais la distinction que l'on faisait +entre la _propriete_ et la _possession_, offrit une ressource. Le +creancier obtint du preteur le droit de faire vendre, non pas la +propriete, _dominium_, mais les biens du debiteur, _bona_. Alors +seulement, par une expropriation deguisee, le debiteur perdit la +jouissance de sa propriete. + + + + +CHAPITRE VII. + +LE DROIT DE SUCCESSION. + + +_1 Nature et principe du droit de succession chez les anciens._ + +Le droit de propriete ayant ete etabli pour l'accomplissement d'un culte +hereditaire, il n'etait pas possible que ce droit fut eteint apres la +courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne +doit pas s'eteindre ni le tombeau etre abandonne. La religion domestique +se continuant, le droit de propriete doit se continuer avec elle. + +Deux choses sont liees etroitement dans les croyances comme dans les lois +des anciens, le culte d'une famille et la propriete de cette famille. +Aussi etait-ce une regle sans exception dans le droit grec comme dans le +droit romain, qu'on ne put pas acquerir la propriete sans le culte ni le +culte sans la propriete. " La religion prescrit, dit Ciceron, que les +biens et le culte de chaque famille soient inseparables, et que le soin +des sacrifices soit toujours devolu a celui a qui revient l'heritage. " +[1] A Athenes, voici en quels termes un plaideur reclame une succession: +" Reflechissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi, +doit heriter des biens de Philoctemon et faire les sacrifices sur son +tombeau. " [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est +inseparable de la succession? Il en est de meme dans l'Inde: " La personne +qui herite, quelle qu'elle soit, est chargee de faire les offrandes sur le +tombeau. " [3] + +De ce principe sont venues toutes les regles du droit de succession chez +les anciens. La premiere est que, la religion domestique etant, comme nous +l'avons vu, hereditaire de male en male, la propriete l'est aussi. Comme +le fils est le continuateur naturel et oblige du culte, il herite aussi +des biens. Par la, la regle d'heredite est trouvee; elle n'est pas le +resultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle derive de +leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur +leurs ames. Ce qui fait que le fils herite, ce n'est pas la volonte +personnelle du pere. Le pere n'a pas besoin de faire un testament; le fils +herite de son plein droit, _ipso jure heres exsistit_, dit le +jurisconsulte. Il est meme heritier necessaire, _heres necessarius_. [4] +Il n'a ni a accepter ni a refuser l'heritage. La continuation de la +propriete, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un +droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe, +quelle qu'elle puisse etre, meme avec ses charges et ses dettes. Le +benefice d'inventaire et le benefice d'abstention ne sont pas admis pour +le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le +droit romain. + +La langue juridique de Rome appelle le fils _heres suus_, comme si l'on +disait _heres sui ipsius_. Il n'herite, en effet, que de lui-meme. Entre +le pere et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriete. Il +y a simplement continuation, _morte parentis continuatur dominium_. Deja +du vivant du pere le fils etait coproprietaire du champ et de la maison, +_vivo quoque patre dominus existimatur_. [5] + +Pour se faire une idee vraie de l'heredite chez les anciens, il ne faut +pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La +fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est +attachee. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, a mesure que la +famille deroule ses generations, arrive a son heure marquee pour continuer +le culte et prendre soin du domaine. + + +_2 Le fils herite, non la fille._ + +C'est ici que les lois anciennes, a premiere vue, semblent bizarres et +injustes. On eprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain +que la fille n'herite pas du pere, si elle est mariee, et dans le droit +grec qu'elle n'herite en aucun cas. Ce qui concerne les collateraux +parait, au premier abord, encore plus eloigne de la nature et de la +justice. C'est que toutes ces lois decoulent, suivant une logique tres- +rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observees plus +haut. + +La regle pour le culte est qu'il se transmet de male en male; la regle +pour l'heritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte a +continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant +elle renonce au culte du pere pour adopter celui de l'epoux. Elle n'a donc +aucun titre a l'heritage; s'il arrivait qu'un pere laissat ses biens a sa +fille, la propriete serait separee du culte, ce qui n'est pas admissible. +La fille ne pourrait meme pas remplir le premier devoir de l'heritier, qui +est de continuer la serie des repas funebres, puisque c'est aux ancetres +de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui defend donc +d'heriter de son pere. + +Tel est l'antique principe; il s'impose egalement aux legislateurs des +Hindous, a ceux de la Grece et a ceux de Rome. Les trois peuples ont les +memes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont +tire leurs lois des memes croyances. + +" Apres la mort du pere, dit le code de Manou, que les freres se partagent +entre eux le patrimoine "; et le legislateur ajoute qu'il recommande aux +freres de doter leurs soeurs, ce qui acheve de montrer que celles-ci n'ont +par elles-memes aucun droit a la succession paternelle. + +Il en est de meme a Athenes. Demosthenes, dans ses plaidoyers, a souvent +l'occasion de montrer que les filles n'heritent pas. [6] Il est lui-meme +un exemple de l'application de cette regle; car il avait une soeur, et +nous savons par ses propres ecrits qu'il a ete l'unique heritier du +patrimoine; son pere en avait reserve seulement la septieme partie pour +doter sa fille. + +Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient +les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes +formels et precis; mais elles ont laisse des traces profondes dans le +droit des epoques posterieures. Les Institutes de Justinien excluent +encore la fille du nombre des heritiers naturels, si elle n'est plus sous +la puissance du pere; or elle n'y est plus des qu'elle est mariee suivant +les rites religieux. [7] Il resulte deja de ce texte que, si la fille, +avant d'etre mariee, pouvait partager l'heritage avec son frere, elle ne +le pouvait certainement pas des que le mariage l'avait attachee a une +autre religion et a une autre famille. Et s'il en etait encore ainsi au +temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le +principe etait applique dans toute sa rigueur et que la fille non mariee +encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas heriter du +patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors +tombe en desuetude, mais non oublie, qui prescrivait que l'heritage passat +toujours aux males. [8] C'est sans doute en souvenir de cette regle que la +femme, en droit civil, ne peut jamais etre instituee heritiere. Plus nous +remontons de l'epoque de Justinien vers les epoques anciennes, plus nous +nous rapprochons de la regle qui interdit aux femmes d'heriter. Au temps +de Ciceron, si un pere laisse un fils et une fille, il ne peut leguer a sa +fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne +peut encore avoir que la moitie. Encore faut-il noter que pour que cette +fille ait le tiers ou la moitie du patrimoine, il faut que le pere ait +fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9] +Enfin un siecle et demi avant Ciceron, Caton, voulant faire revivre les +anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui defend: 1 d'instituer +heritiere une femme, fut-ce une fille unique, mariee ou non mariee; 2 de +leguer a des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne +fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer +qu'elle eut ete acceptee par les contemporains des Scipions si elle ne +s'etait appuyee sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle +retablit ce que le temps avait altere. Ajoutons qu'elle ne stipule rien a +l'egard de l'heredite _ab intestat_, probablement parce que, sous ce +rapport, l'ancien droit etait encore en vigueur et qu'il n'y avait rien a +reparer sur ce point. A Rome comme en Grece le droit primitif excluait la +fille de l'heritage, et ce n'etait la que la consequence naturelle et +inevitable des principes que la religion avait poses. + +Il est vrai que les hommes trouverent de bonne heure un detour pour +concilier la prescription religieuse qui defendait a la fille d'heriter, +avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle put jouir de la fortune du +pere. La loi decida que la fille epouserait l'heritier. + +La legislation athenienne poussait ce principe jusqu'a ses dernieres +consequences. Si le defunt laissait un fils et une fille, le fils heritait +seul et devait doter sa soeur; si sa soeur etait d'une autre mere que lui, +il devait a son choix l'epouser ou la doter. [11] Si le defunt ne laissait +qu'une fille, il avait pour heritier son plus proche parent; mais ce +parent, qui etait bien proche aussi par rapport a la fille, devait +pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait +deja mariee, elle devait quitter son mari pour epouser l'heritier de son +pere. L'heritier pouvait etre deja marie lui-meme; il devait divorcer pour +epouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour +s'etre conforme a la religion, a meconnu la nature. + +La necessite de satisfaire a la religion, combinee avec le desir de sauver +les interets d'une fille unique, fit trouver un autre detour. Sur ce +point-ci le droit hindou et le droit athenien se rencontraient +merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: " Celui qui n'a pas +d'enfant male, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne +le sien et qui accomplisse en son honneur la ceremonie funebre. " Pour +cela, le pere doit prevenir l'epoux auquel il donne sa fille, en +prononcant cette formule: " Je te donne, paree de bijoux, cette fille qui +n'a pas de frere; le fils qui en naitra sera mon fils et celebrera mes +obseques. " [13] L'usage etait le meme a Athenes; le pere pouvait faire +continuer sa descendance par sa fille, en la donnant a un mari avec cette +condition speciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage etait repute +fils du pere de la femme; il suivait son culte, assistait a ses actes +religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit +hindou cet enfant heritait de son grand-pere comme s'il eut ete son fils; +il en etait exactement de meme a Athenes. Lorsqu'un pere avait marie sa +fille unique de la facon que nous venons de dire, son heritier n'etait ni +sa fille ni son gendre, c'etait le _fils de la fille_. [15] Des que celui- +ci avait atteint sa majorite, il prenait possession du patrimoine de son +grand-pere maternel, quoique son pere et sa mere fussent encore vivants. +[16] + +Ces singulieres tolerances de la religion et de la loi confirment la regle +que nous indiquions plus haut. La fille n'etait pas apte a heriter. Mais +par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille +unique etait consideree comme un intermediaire par lequel la famille +pouvait se continuer. Elle n'heritait pas; mais le culte et l'heritage se +transmettaient par elle. + + +_3 De la succession collaterale._ + +Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel etait l'heritier de ses +biens, on n'avait qu'a chercher quel devait etre le continuateur de son +culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de male en +male. La descendance en ligne masculine etablissait seule entre deux +hommes le rapport religieux qui permettait a l'un de continuer le culte de +l'autre. Ce qu'on appelait la parente n'etait pas autre chose, comme nous +l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On etait parent +parce qu'on avait un meme culte, un meme foyer originaire, les memes +ancetres. Mais on n'etait pas parent pour etre sorti du meme sein +maternel; la religion n'admettait pas de parente par les femmes. Les +enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frere n'avaient entre eux +aucun lien et n'appartenaient ni a la meme religion domestique ni a la +meme famille. + +Ces principes reglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu +son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils apres lui, le fils de +son fils heritait, mais non pas le fils de sa fille. A defaut de +descendants, il avait pour heritier son frere, non pas sa soeur, le fils +de son frere, non pas le fils de sa soeur. A defaut de freres et de +neveux, il fallait remonter dans la serie des ascendants du defunt, +toujours dans la ligne masculine, jusqu'a ce qu'on trouvat une branche qui +se fut detachee de la famille par un male; puis on redescendait dans cette +branche de male en male, jusqu'a ce qu'on trouvat un homme vivant; c'etait +l'heritier. + +Ces regles ont ete egalement en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs, +chez les Romains. Dans l'Inde " l'heritage appartient au plus proche +sapinda; a defaut de sapinda, au samanodaca ". [17] Or, nous avons vu que +la parente qu'exprimaient ces deux mots etait la parente religieuse ou +parente par les males, et correspondait a l'agnation romaine. + +Voici maintenant la loi d'Athenes: " Si un homme est mort sans enfant, +l'heritier est le frere du defunt, pourvu qu'il soit frere consanguin; a +defaut de lui, le fils du frere; _car la succession passe toujours aux +males et aux descendants des males_. " [18] On citait encore cette vieille +loi au temps de Demosthenes, bien qu'elle eut ete deja modifiee et qu'on +eut commence d'admettre a cette epoque la parente par les femmes. + +Les Douze Tables decidaient de meme que si un homme mourait sans _heritier +sien_, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu +qu'on n'etait jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain +specifiait encore que le neveu heritait du _patruus_, c'est-a-dire du +frere de son pere, et n'heritait pas de l'_avunculus_, frere de sa mere. +[19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons trace de la famille des +Scipions, on remarquera que Scipion Emilien etant mort sans enfants, son +heritage ne devait passer ni a Cornelie sa tante ni a C. Gracchus qui, +d'apres nos idees modernes, serait son cousin germain, mais a Scipion +Asiaticus qui etait reellement son parent le plus proche. + +Au temps de Justinien, le legislateur ne comprenait plus ces vieilles +lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive +le droit des Douze Tables " qui accordait toujours la preference a la +posterite masculine et excluait de l'heritage ceux qui n'etaient lies au +defunt que par les femmes ". [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne +tenait pas compte de la nature; mais droit singulierement logique, car +partant du principe que l'heritage etait lie au culte, il ecartait de +l'heritage ceux que la religion n'autorisait pas a continuer le culte. + + +_4 Effets de l'emancipation et de l'adoption_. + +Nous avons vu precedemment que l'emancipation et l'adoption produisaient +pour l'homme un changement de culte. La premiere le detachait du culte +paternel, la seconde l'initiait a la religion d'une autre famille. Ici +encore le droit ancien se conformait aux regles religieuses. Le fils qui +avait ete exclu du culte paternel par l'emancipation, etait ecarte aussi +de l'heritage. Au contraire, l'etranger qui avait ete associe au culte +d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et +heritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus +de compte du lien religieux que du lien de naissance. + +Comme il etait contraire a la religion qu'un meme homme eut deux cultes +domestiques, il ne pouvait pas non plus heriter de deux familles. Aussi le +fils adoptif, qui heritait de la famille adoptante, n'heritait-il pas de +sa famille naturelle. Le droit athenien etait tres-explicite sur cet +objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des +hommes qui ont ete adoptes dans une famille et qui veulent heriter de +celle ou ils sont nes. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopte ne peut +heriter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en +renoncant a la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'a +deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille; +l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a ete +adopte, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans +cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et +la possession des biens; le pere alors peut retourner a sa famille de +naissance et heriter d'elle. Mais ce pere et ce fils ne peuvent plus +heriter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la meme famille, ils ne sont +pas parents. [21] + +On voit bien quelle etait la pensee du vieux legislateur quand il +etablissait ces regles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux +heritages fussent reunis sur une meme tete, parce que deux cultes +domestiques ne pouvaient pas etre servis par la meme main. + + +_5 Le testament n'etait pas connu a l'origine_. + +Le droit de tester, c'est-a-dire de disposer de ses biens apres sa mort +pour les faire passer a d'autres qu'a l'heritier naturel, etait en +opposition avec les croyances religieuses qui etaient le fondement du +droit de propriete et du droit de succession. La propriete etant inherente +au culte, et le culte etant hereditaire, pouvait-on songer au testament? +D'ailleurs la propriete n'appartenait pas a l'individu, mais a la famille; +car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le +culte domestique. Attachee a la famille, elle se transmettait du mort au +vivant, non d'apres la volonte et le choix du mort, mais en vertu de +regles superieures que la religion avait etablies. + +L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athenien, +jusqu'a Solon, l'interdisait d'une maniere absolue, et Solon lui-meme ne +l'a permis qu'a ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a +ete longtemps interdit ou ignore a Sparte, et n'a ete autorise que +posterieurement a la guerre du Peloponese. [23] On a conserve le souvenir +d'un temps ou il en etait de meme a Corinthe et a Thebes. [24] Il est +certain que la faculte de leguer arbitrairement ses biens ne fut pas +reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des epoques +anciennes fut que toute propriete devait rester dans la famille a laquelle +la religion l'avait attachee. + +Platon, dans son Traite des lois, qui n'est en grande partie qu'un +commentaire sur les lois atheniennes, explique tres-clairement la pensee +des anciens legislateurs. Il suppose qu'un homme, a son lit de mort, +reclame la faculte de faire un testament et qu'il s'ecrie: " O dieux, +n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je +l'entends et en faveur de qui il me plait, laissant plus a celui-ci, moins +a celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? " Mais le +legislateur repond a cet homme: " Toi qui ne peux te promettre plus d'un +jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien a toi de decide de +telles affaires? Tu n'es le maitre ni de tes biens ni de toi-meme; toi et +tes biens, tout cela appartient a ta famille, c'est-a-dire a tes ancetres +et a ta posterite. " [25] + +L'ancien droit de Rome est pour nous tres-obscur; il l'etait deja pour +Ciceron. Ce que nous en connaissons ne remonte guere plus haut que les +Douze Tables, qui ne sont assurement pas le droit primitif de Rome, et +dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques debris. Ce code autorise le +testament; encore le fragment qui est relatif a cet objet, est-il trop +court et trop evidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de +connaitre les vraies dispositions du legislateur en cette matiere; en +accordant la faculte de tester, nous ne savons pas quelles reserves et +quelles conditions il pouvait y mettre. [26] + +Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou +qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un +temps ou il n'etait pas connu; car elle appelait le fils _heritier sien et +necessaire_. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais +qui n'etait plus d'accord avec la legislation de leur temps, venait sans +nul doute d'une epoque lointaine ou le fils ne pouvait ni etre desherite +ni refuser l'heritage. Le pere n'avait donc pas la libre disposition de sa +fortune. A defaut de fils et si le defunt n'avait que des collateraux, le +testament n'etait pas absolument inconnu, mais il etait fort difficile. Il +y fallait de grandes formalites. D'abord le secret n'etait pas accorde au +testateur de son vivant; l'homme qui desheritait sa famille et violait la +loi que la religion avait etablie, devait le faire publiquement, au grand +jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait a un +tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonte du testateur +recut l'approbation de l'autorite souveraine, c'est-a-dire du peuple +assemble par curies sous la presidence du pontife. [27] Ne croyons pas que +ce ne fut la qu'une vaine formalite, surtout dans les premiers siecles. +Ces comices par curies etaient la reunion la plus solennelle de la cite +romaine; et il serait pueril de dire que l'on convoquait un peuple, sous +la presidence de son chef religieux, pour assister comme simple temoin a +la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela +etait meme, si l'on y reflechit, tout a fait necessaire; il y avait, en +effet, une loi generale qui reglait l'ordre de la succession d'une maniere +rigoureuse; pour que cet ordre fut modifie dans un cas particulier, il +fallait une autre loi. Cette loi d'exception etait le testament. La +faculte de tester n'etait donc pas pleinement reconnue a l'homme, et ne +pouvait pas l'etre tant que cette societe restait sous l'empire de la +vieille religion. Dans les croyances de ces ages anciens, l'homme vivant +n'etait que le representant pour quelques annees d'un etre constant et +immortel, qui etait la famille. Il n'avait qu'en depot le culte et la +propriete; son droit sur eux cessait avec sa vie. + + +_6 Le droit d'ainesse._ + +Il faut nous reporter au dela des temps dont l'histoire a conserve le +souvenir, vers ces siecles eloignes pendant lesquels les institutions +domestiques se sont etablies et les institutions sociales se sont +preparees. De cette epoque il ne reste et ne peut rester aucun monument +ecrit. Mais les lois qui regissaient alors les hommes ont laisse quelques +traces dans le droit des epoques suivantes. + +Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a du regner +longtemps, qui a eu une influence considerable sur la constitution future +des societes, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas +s'expliquer. C'est le droit d'ainesse. + +La vieille religion etablissait une difference entre le fils aine et le +cadet: " L'aine, disaient les anciens Aryas, a ete engendre pour +l'accomplissement du devoir envers les ancetres, les autres sont nes de +l'amour. " En vertu de cette superiorite originelle, l'aine avait le +privilege, apres la mort du pere, de presider a toutes les ceremonies du +culte domestique; c'etait lui qui offrait les repas funebres et qui +prononcait les formules de priere; " car le droit de prononcer les prieres +appartient a celui des fils qui est venu au monde le premier ". L'aine +etait donc l'heritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef +religieux de la famille. De cette croyance decoulait une regle de droit: +l'aine seul heritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le +dernier redacteur des Lois de Manou inserait encore dans son code: +" L'aine prend possession du patrimoine entier, et les autres freres +vivent sous son autorite comme s'ils vivaient sous celle de leur pere. Le +fils aine acquitte la dette envers les ancetres, il doit donc tout avoir. +" [28] + +Le droit grec est issu des memes croyances religieuses que le droit +hindou; il n'est donc pas etonnant d'y trouver aussi, a l'origine, le +droit d'ainesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes +grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidele aux vieilles +institutions; chez elle le patrimoine etait indivisible et le cadet +n'avait aucune part. [29] Il en etait de meme dans beaucoup d'anciennes +legislations qu'Aristote avait etudiees; il nous apprend, en effet, que +celle de Thebes prescrivait d'une maniere absolue que le nombre des lots +de terre restat immuable, ce qui excluait certainement le partage entre +freres. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des +familles fut invariable, ce qui ne pouvait etre qu'autant que le droit +d'ainesse empechait les familles de se demembrer a chaque generation. [30] + +Chez les Atheniens, il ne faut pas s'attendre a trouver cette vieille +institution encore en vigueur au temps de Demosthenes; mais il subsistait +encore a cette epoque ce qu'on appelait le privilege de l'aine. [31] Il +consistait a garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage +materiellement considerable, et plus considerable encore au point de vue +religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la +famille. Tandis que le cadet, au temps de Demosthenes, allait allumer un +foyer nouveau, l'aine, seul veritablement heritier, restait en possession +du foyer paternel et du tombeau des ancetres; seul aussi il gardait le nom +de la famille. [32] C'etaient les vestiges d'un temps ou il avait eu seul +le patrimoine. + +On peut remarquer que l'iniquite du droit d'ainesse, outre qu'elle ne +frappait pas les esprits sur lesquels la religion etait toute-puissante, +etait corrigee par plusieurs coutumes des anciens. Tantot le cadet etait +adopte dans une famille et il en heritait; tantot il epousait une fille +unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille +eteinte. Toutes ces ressources faisant defaut, les cadets etaient envoyes +en colonie. + +Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au +droit d'ainesse. Mais il ne faut pas conclure de la qu'il ait ete inconnu +dans l'antique Italie. Il a pu disparaitre et le souvenir meme s'en +effacer. Ce qui permet de croire qu'au dela des temps a nous connus il +avait ete en vigueur, c'est que l'existence de la _gens_ romaine et sabine +ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver +a contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille +Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la +famille Fabia, si le droit d'ainesse n'en eut maintenu l'unite pendant une +longue suite de generations et ne l'eut accrue de siecle en siecle en +l'empechant de se demembrer? Ce vieux droit d'ainesse se prouve par ses +consequences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33] + + +NOTES + +[1] Ciceron, _De legib._, II, 19, 20. Festus, v _Everriator_. + +[2] Isee, VI, 51. Platon appelle l'heritier [Grec: diadochos theon], +_Lois_, V, 740. + +[3] _Lois de Manou_, IX, 186. + +[4] _Digeste_, liv. XXXVIII, tit. 16, 14. + +[5] _Institutes_, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2. + +[6] Demosthenes, _in Boeotumin Mantith._, 10. + +[7] _Institutes_, II, 9, 2. + +[8] _Institutes_, III, 4, 46; III, 2, 3. + +[9] Ciceron, _De rep._, III, 7. + +[10] Ciceron, _in Verr._, I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cite +de Dieu, III, 21. + +[11] Demosthenes, _in Eubul._, 21. Plutarque, _Themist._, 32. Isee, X, 4. +Corn. Nepos, _Cimon_. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'epouser +un frere uterin, ni un frere emancipe. On ne pouvait epouser que le frere +consanguin, parce que celui-la seul etait heritier du pere. + +[12] Isee, III, 64; X, 5. Demosthenes, _in Eubul._, 41. La fille unique +etait appelee [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit a tort par +heritiere; il signifie _qui est a cote de l'heritage_, qui _passe avec +l'heritage_, que l'on _prend avec lui_. En fait, la fille n'etait jamais +heritiere. + +[13] _Lois de Manou_, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16. + +[14] Isee, VII. + +[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de +[Grec: thugatridous.] + +[16] Isee, VIII, 31; X, 12. Demosthenes, _in Steph._, II, 20. + +[17] _Lois de Manou_, IX, 186, 187. + +[18] Demosthenes, _in Macart.; in Leoch._ Isee, VII, 20. + +[19] _Institutes_, III, 2, 4. + +[20] _Ibid._, III, 3. + +[21] Isee, X. Demosthene, _passim_. Gaius, III, 2. _Institutes_, III, l, +2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces regles furent modifiees dans le +droit pretorien. + +[22] Plutarque, _Solon_, 21. + +[23] Id., _Agis_, 5. + +[24] Aristote, _Polit_., II, 3, 4. + +[25] Platon, _Lois_, XI. + +[26] _Uti legassit, ita jus esto_. Si nous n'avions de la loi de Solon que +les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le +testament etait permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajoute +[Grec: an me paides osi]. + +[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament +_calatis comitiis_ fut sans nul doute le plus anciennement pratique; il +n'etait deja plus connu au temps de Ciceron (_De orat._, I, 53). + +[28] _Lois de Manou_, IX, 105-107, 126. Cette ancienne regle a ete +modifiee a mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Deja dans le +code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la +succession. + +[29] _Fragments des histor. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 211. + +[30] Aristote, _Polit._, II, 9; II, 3. + +[31] [Grec: Presbeia], Demosthenes, _Pro Phorm._, 34. + +[32] Demosthenes, _in Boeot. de nomine_. + +[33] La vieille langue latine en a conserve d'ailleurs un vestige qui si +faible qu'il soit, merite pourtant d'etre signale. On appelait _sors_ un +lot de terre, domaine d'une famille; _sors patrimonium significat_, dit +Festus; le mot _consortes_ se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux +qu'un lot de terre et vivaient sur le meme domaine; or la vieille langue +designait par ce mot des freres et meme des parents a un degre assez +eloigne: temoignage d'un temps ou le patrimoine et la famille etaient +indivisibles. (Festus, v _Sors_. Ciceron, _in Verrem_, II, 3, 23. Tite- +Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrece, III, 772; VI, 1280.) + + + + +CHAPITRE VIII. + +L'AUTORITE DANS LA FAMILLE. + + +_1 Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens._ + +La famille n'a pas recu ses lois de la cite. Si c'etait la cite qui eut +etabli le droit prive, il est probable qu'elle l'eut fait tout different +de ce que nous l'avons vu. Elle eut regle d'apres d'autres principes le +droit de propriete et le droit de succession; car il n'etait pas de son +interet que la terre fut inalienable et le patrimoine indivisible. La loi +qui permet au pere de vendre et meme de tuer son fils, loi que nous +trouvons en Grece comme a Rome, n'a pas ete imaginee par la cite. La cite +aurait plutot dit au pere: " La vie de ta femme et de ton enfant ne +t'appartient pas plus que leur liberte; je les protegerai, meme contre +toi; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont failli; je +serai leur seul juge. " Si la cite ne parle pas ainsi, c'est apparemment +qu'elle ne le peut pas. Le droit prive existait avant elle. Lorsqu'elle a +commence a ecrire ses lois, elle a trouve ce droit deja etabli, vivant, +enracine dans les moeurs, fort de l'adhesion universelle. Elle l'a +accepte, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a ose le modifier qu'a +la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un legislateur; il s'est, +au contraire, impose au legislateur. C'est dans la famille qu'il a pris +naissance. Il est sorti spontanement et tout forme des antiques principes +qui la constituaient. Il a decoule des croyances religieuses qui etaient +universellement admises dans l'age primitif de ces peuples et qui +exercaient l'empire sur les intelligences et sur les volontes. + +Une famille se compose d'un pere, d'une mere, d'enfants, d'esclaves. Ce +groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc +appartiendra l'autorite premiere? Au pere? Non. Il y a dans chaque maison +quelque chose qui est au-dessus du pere lui-meme; c'est la religion +domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maitre, [Grec: +_estia despoina_], que les Latins nomment _Lar familiaris_. Cette divinite +interieure, ou, ce qui revient au meme, la croyance qui est dans l'ame +humaine, voila l'autorite la moins discutable. C'est elle qui va fixer les +rangs dans la famille. + +Le pere est le premier pres du foyer; il l'allume et l'entretient; il en +est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute +fonction; il egorge la victime; sa bouche prononce la formule de priere +qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille +et le culte se perpetuent par lui; il represente a lui seul toute la serie +des ancetres et de lui doit sortir toute la serie des descendants. Sur lui +repose le culte domestique; il peut presque dire comme le Hindou: C'est +moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un etre divin que les +descendants invoqueront. + +La religion ne place pas la femme a un rang aussi eleve. -- La femme, a la +verite, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maitresse +du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance; elle y a ete +seulement initiee par le mariage; elle a appris de son mari la priere +qu'elle prononce. Elle ne represente pas les ancetres, puisqu'elle ne +descend pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-meme un ancetre; mise au +tombeau, elle n'y recevra pas un culte special. Dans la mort comme dans la +vie, elle ne compte que comme un membre de son epoux. + +Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui derivent de ces +croyances religieuses, s'accordent a considerer la femme comme toujours +mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer a elle; elle n'est jamais chef +de culte. A Rome, elle recoit le titre de _mater familias_, mais elle le +perd si son mari meurt. [1] N'ayant jamais un foyer qui lui appartienne, +elle n'a rien de ce qui donne l'autorite dans la maison. Jamais elle ne +commande; elle n'est meme jamais libre ni maitresse d'elle-meme. Elle est +toujours pres du foyer d'un autre, repetant la priere d'un autre; pour +tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les +actes de la vie civile un tuteur. + +La loi de Manou dit: " La femme, pendant son enfance, depend de son pere; +pendant sa jeunesse, de son mari; son mari mort, de ses fils; si elle n'a +pas de fils, des proches parents de son mari; car une femme ne doit jamais +se gouverner a sa guise. " [2] Les lois grecques et romaines disent la +meme chose. Fille, elle est soumise a son pere; le pere mort, a ses +freres; mariee, elle est sous la tutelle du mari; le mari mort, elle ne +retourne pas dans sa propre famille, car elle a renonce a elle pour +toujours par le mariage sacre; [3] la veuve reste soumise a la tutelle des +agnats de son mari, c'est-a-dire de ses propres fils, s'il y en a, ou a +defaut de fils, des plus proches parents. [4] Son mari a une telle +autorite sur elle, qu'il peut, avant de mourir, lui designer un tuteur et +meme lui choisir un second mari. [5] + +Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une +tres-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservee; c'est le +mot _manus_. Il n'est pas aise d'en decouvrir le sens primitif. Les +commentateurs en font l'expression de la force materielle, comme si la +femme etait placee sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence +qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne resultait +nullement de la force plus grande du premier. Elle derivait, comme tout le +droit prive, des croyances religieuses qui placaient l'homme au-dessus de +la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas ete mariee +suivant les rites sacres, et qui, par consequent, n'avait pas ete associee +au culte, n'etait pas soumise a la puissance maritale. [6] C'etait le +mariage qui faisait la subordination et en meme temps la dignite de la +femme. Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a +constitue la famille. + +Passons a l'enfant. Ici la nature parle d'elle-meme assez haut; elle veut +que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maitre. La religion est +d'accord avec la nature; elle dit que le pere sera le chef du culte et que +le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature +n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'annees; la +religion exige davantage. La nature fait au fils une majorite: la religion +ne lui en accorde pas. D'apres les antiques principes, le foyer est +indivisible et la propriete l'est comme lui; les freres ne se separent pas +a la mort de leur pere; a plus forte raison ne peuvent-ils pas se detacher +de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent +lies au foyer du pere et, par consequent, soumis a son autorite; tant +qu'il vit, ils sont mineurs. + +On concoit que cette regle n'ait pu durer qu'autant que la vieille +religion domestique etait en pleine vigueur. Cette sujetion sans fin du +fils au pere disparut de bonne heure a Athenes. Elle subsista plus +longtemps a Sparte, ou le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la +vieille regle fut scrupuleusement conservee: le fils ne put jamais +entretenir un foyer particulier du vivant du pere; meme marie, meme ayant +des enfants, il fut toujours en puissance. [7] + +Du reste, il en etait de la puissance paternelle comme de la puissance +maritale; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique. +Le fils ne du concubinat n'etait pas place sous l'autorite du pere. Entre +le pere et lui il n'existait pas de communaute religieuse; il n'y avait +donc rien qui conferat a l'un l'autorite et qui commandat a l'autre +l'obeissance. La paternite ne donnait, par elle seule, aucun droit au +pere. + +Grace a la religion domestique, la famille etait un petit corps organise, +une petite societe qui avait son chef et son gouvernement. Rien, dans +notre societe moderne, ne peut nous donner une idee de cette puissance +paternelle. Dans cette antiquite, le pere n'est pas seulement l'homme fort +qui protege et qui a aussi le pouvoir de se faire obeir; il est le pretre, +il est l'heritier du foyer, le continuateur des aieux, la tige des +descendants, le depositaire des rites mysterieux du culte et des formules +secretes de la priere. Toute la religion reside en lui. + +Le nom meme dont on l'appelle, _pater_, porte en lui-meme de curieux +enseignements. Le mot est le meme en grec, en latin, en sanscrit; d'ou +l'on peut deja conclure que ce mot date d'un temps ou les Hellenes, les +Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale. +Quel en etait le sens et quelle idee presentait-il alors a l'esprit des +hommes? on peut le savoir, car il a garde sa signification premiere dans +les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue +juridique. Lorsque les anciens, en invoquant Jupiter, l'appelaient _pater +hominum Deorumque_, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fut le pere des +dieux et des hommes; car ils ne l'ont jamais considere comme tel et ils +ont cru, au contraire, que le genre humain existait avant lui. Le meme +titre de _pater_ etait donne a Neptune, a Apollon, a Bacchus, a Vulcain, a +Pluton, que les hommes assurement ne consideraient pas comme leurs peres; +ainsi le titre de _mater_ s'appliquait a Minerve, a Diane, a Vesta, qui +etaient reputees trois deesses vierges. De meme dans la langue juridique +le titre de _pater_ ou _pater familias_ pouvait etre donne a un homme qui +n'avait pas d'enfants, qui n'etait pas marie, qui n'etait meme pas en age +de contracter le mariage. L'idee de paternite ne s'attachait donc pas a ce +mot. La vieille langue en avait un autre qui designait proprement le pere, +et qui, aussi ancien que _pater_, se trouve, comme lui, dans les langues +des Grecs, des Romains et des Hindous (_ganitar_, [Grec: genneter], +_genitor_). Le mot _pater_ avait un autre sens. Dans la langue religieuse +on l'appliquait aux dieux; dans la langue du droit, a tout homme qui avait +un culte et un domaine. Les poetes nous montrent qu'on l'employait a +l'egard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le client le +donnaient a leur maitre. Il etait synonyme des mots _rex_, [Grec: anax, +basileus]. Il contenait en lui, non pas l'idee de paternite, mais celle de +puissance, d'autorite, de dignite majestueuse. + +Qu'un tel mot se soit applique au pere de famille jusqu'a pouvoir devenir +peu a peu son nom le plus ordinaire, voila assurement un fait bien +significatif et qui paraitra grave a quiconque veut connaitre les antiques +institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idee de la +puissance que le pere a exercee longtemps dans la famille et du sentiment +de veneration qui s'attachait a lui comme a un pontife et a un souverain. + + +_2 Enumeration des droits qui composaient la puissance paternelle._ + +Les lois grecques et romaines ont reconnu au pere cette puissance +illimitee dont la religion l'avait d'abord revetu. Les droits tres- +nombreux et tres-divers qu'elles lui ont conferes peuvent etre ranges en +trois categories, suivant qu'on considere le pere de famille comme chef +religieux, comme maitre de la propriete ou comme juge. + +I. Le pere est le chef supreme de la religion domestique; il regle toutes +les ceremonies du culte comme il l'entend ou plutot comme il a vu faire a +son pere. Personne dans la famille ne conteste sa suprematie sacerdotale. +La cite elle-meme et ses pontifes ne peuvent rien changer a son culte. +Comme pretre du foyer, il ne reconnait aucun superieur. + +A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpetuite +du culte et, par consequent, de celle de la famille. Tout ce qui touche a +cette perpetuite, qui est son premier soin et son premier devoir, depend +de lui seul. De la derive toute une serie de droits: + +Droit de reconnaitre l'enfant a sa naissance ou de le repousser. Ce droit +est attribue au pere par les lois grecques [8] aussi bien que par les lois +romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction avec les +principes sur lesquels la famille est fondee. La filiation, meme +incontestee, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacre de la famille; +il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant que +l'enfant n'est pas associe a la religion domestique, il n'est rien pour le +pere. + +Droit de repudier la femme, soit en cas de sterilite, parce qu'il ne faut +pas que la famille s'eteigne, soit en cas d'adultere, parce que la famille +et la descendance doivent etre pures de toute alteration. + +Droit de marier sa fille, c'est-a-dire de ceder a un autre la puissance +qu'il a sur elle. Droit de marier son fils; le mariage du fils interesse +la perpetuite de la famille. + +Droit d'emanciper, c'est-a-dire d'exclure un fils de la famille et du +culte. Droit d'adopter, c'est-a-dire d'introduire un etranger pres du +foyer domestique. + +Droit de designer en mourant un tuteur a sa femme, et a ses enfants. + +Il faut remarquer que tous ces droits etaient attribues au pere seul, a +l'exclusion de tous les autres, membres de la famille. La femme n'avait +pas le droit de divorcer, du moins dans les epoques anciennes. Meme quand +elle etait veuve, elle ne pouvait ni emanciper ni adopter. Elle n'etait +jamais tutrice, meme de ses enfants. En cas de divorce, les enfants +restaient avec le pere; meme les filles. Elle n'avait jamais ses enfants +en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'etait +pas, demande. [9] + +II. On a vu plus haut que la propriete n'avait pas ete concue, a +l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La +fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent +implicitement tous les anciens legislateurs, aux ancetres et aux +descendants. Cette propriete, par sa nature meme, ne se partageait pas. Il +ne pouvait y avoir dans chaque famille qu'un proprietaire qui etait la +famille meme, et qu'un usufruitier qui etait le pere. Ce principe explique +plusieurs dispositions de l'ancien droit. + +La propriete ne pouvant pas se partager et reposant tout entiere sur la +tete du pere, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le +regime dotal et meme la communaute de biens etaient alors inconnus. La dot +de la femme appartenait sans reserve au mari, qui exercait sur les biens +dotaux non-seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un +proprietaire. Tout ce que la femme pouvait acquerir durant le mariage, +tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait meme pas sa dot en +devenant veuve. [10] + +Le fils etait dans les memes conditions que la femme: il ne possedait +rien. Aucune donation faite par lui n'etait valable, par la raison qu'il +n'avait rien a lui. Il ne pouvait rien acquerir; les fruits de son +travail, les benefices de son commerce etaient pour son pere. Si un +testament etait fait en sa faveur par un etranger, c'etait son pere et non +pas lui qui recevait le legs. Par la s'explique le texte du droit romain +qui interdit tout contrat de vente entre le pere et le fils. Si le pere +eut vendu au fils, il se fut vendu a lui-meme, puisque le fils n'acquerait +que pour le pere. [11] + +On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athenes +que le pere pouvait vendre son fils. [12] C'est que le pere pouvait +disposer de toute la propriete qui etait dans la famille, et que le fils +lui-meme pouvait etre envisage comme une propriete, puisque ses bras et +son travail etaient une source de revenu. Le pere pouvait donc a son choix +garder pour lui cet instrument de travail ou le ceder a un autre. Le +ceder, c'etait ce qu'on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons +du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce +contrat de vente et sur les reserves qui pouvaient y etre contenues. Il +parait certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de +l'acheteur. Ce n'etait pas sa liberte qu'on vendait, mais seulement son +travail. Meme dans cet etat, le fils restait encore soumis a la puissance +paternelle, ce qui prouve qu'il n'etait pas considere comme sorti de la +famille. On peut croire que cette vente n'avait d'autre effet que +d'aliener pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de +louage. Plus tard elle ne fut usitee que comme un moyen detourne d'arriver +a l'emancipation du fils. + +III. Plutarque nous apprend qu'a Rome les femmes ne pouvaient pas paraitre +en justice, meme comme temoins. [13] On lit dans le jurisconsulte Gaius: +" Il faut savoir qu'on ne peut rien ceder en justice aux personnes qui +sont en puissance, c'est-a-dire a la femme, au fils, a l'esclave. Car de +ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec +raison qu'elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si +votre fils, soumis a votre puissance, a commis un delit, l'action en +justice est donnee contre vous. Le delit commis par un fils contre son +pere ne donne lieu a aucune action en justice. " [14] De tout cela il +resulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient etre ni demandeurs +ni defendeurs, ni accusateurs, ni accuses, ni temoins. De toute la +famille, il n'y avait que le pere qui put paraitre devant le tribunal de +la cite; la justice publique n'existait que pour lui. Aussi etait-il +responsable des delits commis par les siens. + +Si la justice, pour le fils et la femme, n'etait pas dans la cite, c'est +qu'elle etait dans la maison. Leur juge etait le chef de famille, siegeant +comme sur un tribunal, en vertu de son autorite maritale ou paternelle, au +nom de la famille et sous les yeux des divinites domestiques. [15] + +Tite-Live raconte que le Senat, voulant extirper de Rome les Bacchanales, +decreta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le decret +fut aisement execute a l'egard des citoyens. Mais a l'egard des femmes, +qui n'etaient pas les moins coupables, une difficulte grave se presentait: +les femmes n'etaient pas justiciables de l'Etat; la famille seule avait le +droit de les juger. Le Senat respecta ce vieux principe et laissa aux +maris et aux peres la charge de prononcer contre les femmes la sentence de +mort. + +Ce droit de justice que le chef de famille exercait dans sa maison, etait +complet et sans appel. Il pouvait condamner a mort, comme faisait le +magistrat dans la cite; aucune autorite n'avait le droit de modifier ses +arrets. " Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme; son pouvoir +n'a pas de limite; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute, +il la punit; si elle a bu du vin, il la condamne; si elle a eu commerce +avec un autre homme, il la tue. " + +Le droit etait le meme a l'egard des enfants. Valere-Maxime cite un +certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicite, et tout le monde +connait ce pere qui mit a mort son fils, complice de Catilina. + +Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait +s'en faire une idee fausse que de croire que le pere eut le droit absolu +de tuer sa femme et ses enfants. Il etait leur juge. S'il les frappait de +mort, ce n'etait qu'en vertu de son droit de justice. Comme le pere de +famille etait seul soumis au jugement de la cite, la femme et le fils ne +pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il etait dans l'interieur de sa +famille l'unique magistrat. + +Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorite paternelle n'etait pas une +puissance arbitraire, comme le serait celle qui deriverait du droit du +plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui etaient au fond +des ames, et elle trouvait ses limites dans ces croyances memes. Par +exemple, le pere avait le droit d'exclure le fils de sa famille; mais il +savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'eteindre +et les manes de ses ancetres de tomber dans l'eternel oubli. Il avait le +droit d'adopter l'etranger; mais la religion lui defendait de le faire +s'il avait un fils. Il etait proprietaire unique des biens; mais il +n'avait pas, du moins a l'origine, le droit de les aliener. Il pouvait +repudier sa femme; mais pour le faire il fallait qu'il osat briser le lien +religieux que le mariage avait etabli. Ainsi la religion imposait au pere +autant d'obligations qu'elle lui conferait de droits. + +Telle a ete longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans +les esprits ont suffi, sans qu'on eut besoin du droit de la force ou de +l'autorite d'un pouvoir social, pour la constituer regulierement, pour lui +donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans +tous ses details le droit prive. + + +NOTES + +[1] Festus, v _Mater familiae_. + +[2] _Lois de Manou_, V, 147, 148. + +[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Demosthenes, _in Eubulid._, +41. + +[4] Demosthenes, _in Steph._, II; _in Aphob._ Plutarque, _Themist._, 32. +Denys d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2. +Macrobe, I, 3. + +[5] Demosthenes, _in Aphobum; pro Phormione_. + +[6] Ciceron, _Topic._, 14. Tacite, _Ann._, IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6. +On verra plus loin qu'a une certaine epoque et pour des raisons que nous +aurons a dire, on a imagine des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a +fait produire les memes effets juridiques que produisait le mariage sacre. + +[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle: _Jus proprium est civium +romanorum_, il faut entendre qu'au temps de Gaius le _droit romain_ ne +reconnait cette puissance que chez le _citoyen romain_; cela ne veut pas +dire qu'elle n'eut pas existe anterieurement ailleurs et qu'elle n'eut pas +ete reconnue par le droit des autres villes. Cela sera eclairci par ce que +nous dirons de la situation legale des sujets sous la domination de Rome. + +[8] Herodote, I, 59. Plutarque, _Alcib._, 29; _Agesilas_, 3. + +[9] Demosthenes, _in Eubul._, 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8. +_Institutes_, I, 9. _Digeste_, liv. I, tit. i, 11. + +[10] Gaius, II, 98. Toutes ces regles du droit primitif furent modifiees +par le droit pretorien. + +[11] Ciceron, _De legib._, II, 20. Gaius, II, 87. _Digeste_, liv. XVIII, +tit. 1, 2. + +[12] Plutarque, _Solon_, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I, +132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v _Deminutus_. + +[13] Plutarque, _Publicola_, 8. + +[14] Gaius, II, 96; IV, 77, 78. + +[15] Il vint un temps ou cette juridiction fut modifiee par les moeurs; le +pere consulta la famille entiere et l'erigea en un tribunal qu'il +presidait. Tacite, XIII, 32. _Digeste_, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon, +_Lois_, IX. + + + + +CHAPITRE IX. + +L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE. + + +L'histoire n'etudie pas seulement les faits materiels et les institutions; +son veritable objet d'etude est l'ame humaine; elle doit aspirer a +connaitre ce que cette ame a cru, a pense, a senti aux differents ages de +la vie du genre humain. + +Nous avons montre, au debut de ce livre, d'antiques croyances que l'homme +s'etait faites sur sa destinee apres la mort. Nous avons dit ensuite +comment ces croyances avaient engendre les institutions domestiques et le +droit prive. Il reste a chercher quelle a ete l'action de ces croyances +sur la morale dans les societes primitives. Sans pretendre que cette +vieille religion ait cree les sentiments moraux dans le coeur de l'homme, +on peut croire du moins qu'elle s'est associee a eux pour les fortifier, +pour leur donner une autorite plus grande, pour assurer leur empire et +leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour +les fausser. + +La religion de ces premiers ages etait exclusivement domestique; la morale +l'etait aussi. La religion ne disait pas a l'homme, en lui montrant un +autre homme: Voila ton frere. Elle lui disait: Voila un etranger; il ne +peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas +approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne +peut pas s'unir a toi par une priere commune; tes dieux repoussent son +adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi. + +Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinite en faveur +des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe +grec est reste comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de +l'homme dans la priere. Au temps de Plutarque on disait encore a +l'egoiste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'eloignes de +tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi, +tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe etait l'indice d'un temps +ou, toute religion etant autour du foyer, l'horizon de la morale et de +l'affection ne depassait pas non plus le cercle etroit de la famille. + +Il est naturel que l'idee morale ait eu son commencement et ses progres +comme l'idee religieuse. Le dieu des premieres generations, dans cette +race, etait bien petit; peu a peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi +la morale, fort etroite d'abord et fort incomplete, s'est insensiblement +elargie jusqu'a ce que, de progres en progres, elle arrivat a proclamer le +devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de depart fut la famille, +et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les +devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme. + +Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, a l'epoque de sa +pleine vigueur. L'homme voit, tout pres de lui la divinite. Elle est +presente, comme la conscience meme, a ses moindres actions. Cet etre +fragile se trouve sous les yeux d'un temoin qui ne le quitte pas. Il ne se +sent jamais seul. A cote de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des +protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour +punir ses actions coupables. " Les Lares, disent les Romains, sont des +divinites redoutables qui sont chargees de chatier les humains et de +veiller sur tout ce qui se passe dans l'interieur des maisons. " -- " Les +Penates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils +nourrissent notre corps et reglent notre ame. " [2] + +On aimait a donner au foyer l'epithete de chaste et l'on croyait qu'il +commandait aux hommes la chastete. Aucun acte materiellement ou moralement +impur ne devait etre commis a sa vue. + +Les premieres idees de faute, de chatiment, d'expiation semblent etre +venues de la. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son +propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a verse le sang, il n'y +a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de priere, plus de +repas sacre. Le dieu est si severe qu'il n'admet aucune excuse; il ne +distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime premedite. La main +tachee de sang ne peut plus toucher les objets sacres. [3] Pour que +l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, +il faut au moins qu'il se purifie par une ceremonie expiatoire. [4] Cette +religion connait la misericorde; elle a des rites pour effacer les +souillures de l'ame; si etroite et si grossiere qu'elle soit, elle sait +consoler l'homme de ses fautes memes. + +Si elle ignore absolument les devoirs de charite, du moins elle trace a +l'homme avec une admirable nettete ses devoirs de famille. Elle rend le +mariage obligatoire; le celibat est un crime aux yeux d'une religion qui +fait de la continuite de la famille le premier et le plus saint des +devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en presence +des divinites domestiques; c'est l'union religieuse, sacree, indissoluble +de l'epoux et de l'epouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser +de cote les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel, +comme il l'a ete a la fin de la societe grecque et romaine. Cette antique +religion le lui defend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils +qui vient a naitre d'une telle union, est considere comme un batard, +c'est-a-dire comme un etre qui n'a pas place au foyer; il n'a droit +d'accomplir aucun acte sacre; il ne peut pas prier. [5] + +Cette meme religion veille avec soin sur la purete de la famille. A ses +yeux, la plus grave faute qui puisse etre commise est l'adultere. Car la +premiere regle du culte est que le foyer se transmette du pere au fils; or +l'adultere trouble l'ordre de la naissance. Une autre regle est que le +tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de +l'adultere est un etranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les +principes de la religion sont violes; le culte est souille, le foyer +devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiete. Il y a +plus: par l'adultere la serie des descendants est brisee; la famille, meme +a l'insu des hommes vivants, est eteinte, et il n'y a plus de bonheur +divin pour les ancetres. Aussi le Hindou dit-il: " Le fils de l'adultere +aneantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressees aux +manes. " [6] + +Voila pourquoi les lois de la Grece et de Rome donnent au pere le droit de +repousser l'enfant qui vient de naitre. Voila aussi pourquoi elles sont si +rigoureuses, si inexorables pour l'adultere. A Athenes il est permis au +mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne a +mort. Cette religion etait si severe que l'homme n'avait pas meme le droit +de pardonner completement et qu'il etait au moins force de repudier sa +femme. [7] + +Voila donc les premieres lois de la morale domestique trouvees et +sanctionnees. Voila, outre le sentiment naturel, une religion imperieuse +qui dit a l'homme et a la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de +cette union decoulent des devoirs rigoureux dont l'oubli entrainerait les +consequences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De la est +venu le caractere serieux et sacre de l'union conjugale chez les anciens +et la purete que la famille a conservee longtemps. + +Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit a +l'epouse qu'elle doit obeir, au mari qu'il doit commander. Elle leur +apprend a tous les deux a se respecter l'un l'autre. La femme a des +droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de +veiller a ce qu'il ne s'eteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce. +La ou elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant. +C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir " un foyer prive d'epouse +". [9] Chez les Romains, la presence de la femme est si necessaire dans le +sacrifice, que le pretre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10] + +On peut croire que c'est a ce partage du sacerdoce domestique que la mere +de famille a du la veneration dont on n'a jamais cesse de l'entourer dans +la societe grecque et romaine. De la vient que la femme a dans la famille +le meme titre que son mari: les Latins disent _pater familias_ et _mater +familias_, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les +Hindous _grihapati, grihapatni_. De la vient aussi cette formule que la +femme prononcait dans le mariage romain: _Ubi tu Caius, ego Caia_, formule +qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas egale autorite, il y a au +moins dignite egale. + +Quant au fils, nous l'avons vu soumis a l'autorite d'un pere qui peut le +vendre et le condamner a mort. Mais ce fils a son role aussi dans le +culte; il remplit une fonction dans les ceremonies religieuses; sa +presence, a certains jours, est tellement necessaire que le Romain qui n'a +pas de fils est force d'en adopter un fictivement pour ces jours-la, afin +que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la +religion etablit entre le pere et le fils! On croit a une seconde vie dans +le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funebres sont regulierement +offerts. Ainsi le pere est convaincu, que sa destinee apres cette vie +dependra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son +cote, est convaincu que son pere mort deviendra un dieu et qu'il aura a +l'invoquer. + +On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et +d'affection reciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus +domestiques le nom de piete: l'obeissance du fils envers le pere, l'amour +qu'il portait a sa mere, c'etait de la piete, _pietas erga parentes_; +l'attachement du pere pour son enfant, la tendresse de la mere, c'etait +encore de la piete, _pietas erga liberos_. Tout etait divin dans la +famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idee religieuse, tout +cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un meme mot. + +Il paraitra peut-etre bien etrange de compter l'amour de la maison parmi +les vertus; c'en etait une chez les anciens. Ce sentiment etait profond et +puissant dans leurs ames. Voyez Anchise qui, a la vue de Troie en flammes, +ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse a qui l'on +offre tous les tresors et l'immortalite meme, et qui ne veut que revoir la +flamme de son foyer. Avancons jusqu'a Ciceron; ce n'est plus un poete, +c'est un homme d'Etat qui parle: " Ici est ma religion, ici est ma race, +ici les traces de mes peres; je ne sais quel charme se trouve ici qui +penetre mon coeur et mes sens. " [12] Il faut nous placer par la pensee au +milieu des plus antiques generations, pour comprendre combien ces +sentiments, affaiblis deja au temps de Ciceron, avaient ete vifs et +puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la +quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons, +ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la +religion n'est pas la; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le +trouvons partout. Il en etait autrement chez les anciens; c'etait dans +l'interieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinite, +leur providence, celle qui les protegeait individuellement, qui ecoutait +leurs prieres et exaucait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se +sentait plus de dieu; le dieu du voisin etait un dieu hostile. L'homme +aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son eglise. [13] + +Ainsi ces croyances des premiers ages n'ont pas ete etrangeres au +developpement moral de cette partie de l'humanite. Ces dieux prescrivaient +la purete et defendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle +n'est pas nee de cette croyance, a du moins ete fortifiee par elle. Ces +dieux appartenaient en commun a tous les membres d'une meme famille; la +famille s'est ainsi trouvee unie par un lien puissant, et tous ses membres +ont appris a s'aimer et a se respecter les uns les autres. Ces dieux +vivaient dans l'interieur de chaque maison; l'homme a aime sa maison, sa +demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aieux et leguait a ses enfants +comme un sanctuaire. + +L'antique morale, reglee par ces croyances, ignorait la charite; mais elle +enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a +ete, chez cette race, le commencement de la morale. La les devoirs ont +apparu, claire, precis, imperieux, mais resserres dans un cercle +restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce +caractere etroit de la morale primitive; car la societe civile, fondee +plus tard sur les memes principes, a revetu le meme caractere, et +plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par la. +[14] + + +NOTES + +[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., edit. Dubner, V, 167. + +[2] Plutarque, _Quest. rom._, 51. Macrobe, _Sat._, III, 4. + +[3] Herodote, I, 35. Virgile, _En._, II, 719. Plutarque, _Thesee_, 12. + +[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, _Choeph._, 96. + +[5] Isee, VII. Demosthenes, _in Macari._ + +[6] _Lois de Manou_, III, 175. + +[7] Demosthenes, _in Neoer_., 89. Il est vrai que, si cette morale +primitive condamnait l'adultere, elle ne reprouvait pas l'inceste; la +religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage etaient au +rebours des notres: il etait louable d'epouser sa soeur (Demosthenes, _in +Neoer_., 22; Cornelius Nepos, _prooemium_; id., _Vie de Cimon_; Minucius +Felix, _in Octavio_), mais il etait defendu, en principe, d'epouser une +femme d'une autre ville. + +[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. _Lois de Manou_, III, 62; V, +151. + +[9] Xenophon, _Gouv. de Laced._. + +[10] Plutarque, _Quest. rom._, 50. + +[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22. + +[12] Ciceron, _De legib._, II, 1. _Pro domo_, 41. + +[13] De la la saintete du domicile, que les anciens reputerent toujours +inviolable. Demosthenes, _in Androt._, 52; _in Evergum_, 60. _Digeste, de +in jus voc._, II, 4. + +[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essaye, dans ce chapitre, de +saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et +les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiee +ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Deja dans l'_Odyssee_ nous +trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce +livre le montrera. + + + + +CHAPITRE X. + +LA GENS A ROME ET EN GRECE. + + +On trouve chez les jurisconsultes romains et les ecrivains grecs les +traces d'une antique institution qui parait avoir ete en grande vigueur +dans le premier age des societes grecque et italienne, mais qui, s'etant +affaiblie peu a peu, n'a laisse que des vestiges a peine perceptibles dans +la derniere partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les +Latins appelaient _gens_ et les Grecs [Grec: genos]. + +On a beaucoup discute sur la nature et la constitution de la _gens_. Il ne +sera peut-etre pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulte du +probleme. + +La _gens_, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la +constitution etait tout aristocratique; c'est grace a son organisation +interieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athenes +perpetuerent longtemps leurs privileges. Lors donc que le parti populaire +prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette +vieille institution. S'il avait pu l'aneantir completement, il est +probable qu'il ne nous serait pas reste d'elle le moindre souvenir. Mais +elle etait singulierement vivace et enracinee dans les moeurs; on ne put +pas la faire disparaitre tout a fait. On se contenta donc de la modifier: +on lui enleva ce qui faisait son caractere essentiel et on ne laissa +subsister que ses formes exterieures, qui ne genaient en rien le nouveau +regime. Ainsi a Rome les plebeiens imaginerent de former des _gentes_ a +l'imitation des patriciens; a Athenes on essaya de bouleverser les [Grec: +genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les _demes_ que +l'on etablit a leur ressemblance. Nous aurons a revenir sur ce point quand +nous parlerons des revolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici +que cette alteration profonde que la democratie a introduite dans le +regime de la _gens_ est de nature a derouter ceux qui veulent en connaitre +la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui +nous sont parvenus sur elle datent de l'epoque ou elle avait ete ainsi +transformee. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les revolutions en +avaient laisse subsister. + +Supposons que, dans vingt siecles, toute connaissance du moyen age ait +peri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui precede la revolution +de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-la veuille se faire une +idee des institutions anterieures. Les seuls documents qu'il aurait dans +les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvieme siecle, c'est-a- +dire quelque chose de fort different de la feodalite. Mais il songerait +qu'une grande revolution s'est accomplie, et il en conclurait a bon droit +que cette institution, comme toutes les autres, a du etre transformee; +cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui +que l'ombre ou l'image affaiblie et alteree d'une autre noblesse +incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les +faibles debris de l'antique monument, quelques expressions demeurees dans +la langue, quelques termes echappes a la loi, de vagues souvenirs ou de +steriles regrets, il devinerait peut-etre quelque chose du regime feodal +et se ferait des institutions du moyen age une idee qui ne serait pas trop +eloignee de la verite. La difficulte serait grande assurement; elle n'est +pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaitre la _gens_ antique; +car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps +ou elle n'etait plus que l'ombre d'elle-meme. + +Nous commencerons par analyser tout ce que les ecrivains anciens nous +disent de la _gens_, c'est-a-dire ce qui subsistait d'elle a l'epoque ou +elle etait deja fort modifiee. Puis, a l'aide de ces restes, nous +essayerons d'entrevoir le veritable regime de la _gens_ antique. + + +_1 Ce que les ecrivains anciens nous font connaitre de la_ gens. + +Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on +rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius +Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent a une meme _gens_, la +_gens_ Claudia. + +Demosthenes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept temoins qui +certifient qu'ils font partie du meme [Grec: genos], celui des Brytides. +Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes +citees comme membres du meme [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans +six demes differents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait +pas exactement au deme et n'etait pas, comme lui, une simple division +administrative. [1] + +Voila donc un premier fait avere; il y avait des _gentes_ a Rome et a +Athenes. On pourrait citer des exemples relatifs a beaucoup d'autres +villes de la Grece et de l'Italie et en conclure que, suivant toute +vraisemblance, cette institution a ete universelle chez ces anciens +peuples. + +Chaque _gens_ avait un culte special. En Grece on reconnaissait les +membres d'une meme _gens_ " a ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en +commun depuis une epoque fort reculee ". [2] Plutarque mentionne le lieu +des sacrifices de la _gens_ des Lycomedes, et Eschine parle de l'autel de +la _gens_ des Butades. [3] + +A Rome aussi, chaque _gens_ avait des actes religieux a accomplir; le +jour, le lieu, les rites etaient fixes par sa religion particuliere. [4] +Le Capitole est bloque par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les +lignes ennemies, vetu du costume religieux et portant a la main les objets +sacres; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa _gens_ qui est situe +sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui +qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tete a Annibal; assurement la +republique a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armee; il la laisse +pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour +anniversaire du sacrifice de sa _gens_ est arrive et qu'il faut qu'il +coure a Rome pour accomplir l'acte sacre. [5] + +Ce culte devait etre perpetue de generation en generation; et c'etait un +devoir de laisser des fils apres soi pour le continuer. Un ennemi +personnel de Ciceron, Claudius, a quitte sa _gens_ pour entrer dans une +famille plebeienne; Ciceron lui dit: " Pourquoi exposes-tu la religion de +la _gens_ Claudia a s'eteindre par ta faute? " + +Les dieux de la _gens_, _Dii gentiles_, ne protegeaient qu'elle et ne +voulaient etre invoques que par elle. Aucun etranger ne pouvait etre admis +aux ceremonies religieuses. On croyait que, si un etranger avait une part +de la victime ou meme s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de +la _gens_ en etaient offenses et tous les membres etaient sous le coup +d'une impiete grave. + +De meme que chaque _gens_ avait son culte et ses fetes religieuses, elle +avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Demosthenes: +" Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses +peres, dans ce tombeau qui est commun a tous ceux de sa _gens_. " La suite +du plaidoyer montre qu'aucun etranger ne pouvait etre enseveli dans ce +tombeau. Dans un autre discours, le meme orateur parle du tombeau ou la +_gens_ des Buselides ensevelit ses membres et ou elle accomplit chaque +annee un sacrifice funebre; " ce lieu de sepulture est un champ assez +vaste qui est entoure d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. " [6] + +Il en etait de meme chez les Romains. Velleius parle du tombeau de la +_gens_ Quintilia, et Suetone nous apprend que la _gens_ Claudia avait le +sien sur la pente du mont Capitolin. + +L'ancien droit de Rome considere les membres d'une _gens_ comme aptes a +heriter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, a defaut de +fils et d'agnats, le _gentilis_ est heritier naturel. Dans cette +legislation, le _gentilis_ est donc plus proche que le cognat, c'est-a- +dire plus proche que le parent par les femmes. + +Rien n'est plus etroitement lie que les membres d'une _gens_. Unis dans la +celebration des memes ceremonies sacrees, ils s'aident mutuellement dans +tous les besoins de la vie. La _gens_ entiere repond de la dette d'un de +ses membres; elle rachete le prisonnier, elle paye l'amende du condamne. +Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les +depenses qu'entraine toute magistrature. [7] + +L'accuse se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa +_gens_; cela marque la solidarite que la loi etablit entre l'homme et le +corps dont il fait partie. C'est un acte contraire a la religion que de +plaider contre un homme de sa _gens_ ou meme de porter temoignage contre +lui. Un Claudius, personnage considerable, etait l'ennemi personnel +d'Appius Claudius le decemvir; quand celui-ci fut cite en justice et +menace de mort, Claudius se presenta pour le defendre et implora le peuple +en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette demarche, +" ce n'etait pas par affection, mais par devoir ". + +Si un membre de la _gens_ n'avait pas le droit d'en appeler un autre +devant la justice de la cite, c'est qu'il y avait une justice dans la +_gens_ elle-meme. Chacune avait, en effet, son chef, qui etait a la fois +son juge, son pretre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque +la famille sabine des Claudius vint s'etablir a Rome, les trois mille +personnes qui la composaient, obeissaient a un chef unique. Plus tard, +quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Veiens, nous +voyons que cette _gens_ a un chef qui parle en son nom devant le Senat et +qui la conduit a l'ennemi. [9] + +En Grece aussi, chaque _gens_ avait son chef; les inscriptions en font +foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez generalement le +titre d'archonte. [10] Enfin a Rome comme en Grece, la _gens_ avait ses +assemblees; elle portait des decrets, auxquels ses membres devaient obeir, +et que la cite elle-meme respectait. [11] + +Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur +aux epoques ou la _gens_ etait deja affaiblie et presque denaturee. Ce +sont la les restes de cette antique institution. + + +_2 Examens de quelques opinions qui ont ete emises pour expliquer la_ +gens _romaine_. + +Sur cet objet, qui est livre depuis longtemps aux disputes des erudits, +plusieurs systemes ont ete proposes. Les uns disent: La _gens_ n'est pas +autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot _gens_ designe +une sorte de parente factice. Suivant d'autres, la _gens_ n'est que +l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et +d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications +ne repond a toute la serie de faits, de lois, d'usages, que nous venons +d'enumerer. + +Une autre opinion, plus serieuse, est celle qui conclut ainsi: la _gens_ +est une association politique de plusieurs familles qui etaient a +l'origine etrangeres les unes aux autres; a defaut de lien du sang, la +cite a etabli entre elles une union fictive et une sorte de parente +religieuse. + +Mais une premiere objection se presente. Si la _gens_ n'est qu'une +association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit a +heriter les uns des autres? Pourquoi le _gentilis_ est-il prefere au +cognat? Nous avons vu plus haut les regles de l'heredite, et nous avons +dit quelle relation etroite et necessaire la religion avait etablie entre +le droit d'heriter et la parente masculine. Peut-on supposer que la loi +ancienne se fut ecartee de ce principe au point d'accorder la succession +aux _gentiles_, si ceux-ci avaient ete les uns pour les autres des +etrangers? + +Le caractere le plus saillant et le mieux constate de la _gens_, c'est +qu'elle a en elle-meme un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on +cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque +toujours un ancetre divinise, et que l'autel ou elle porte le sacrifice +est un tombeau. A Athenes, les Eumolpides venerent Eumolpos, auteur de +leur race; les Phytalides adorent le heros Phytalos, les Butades Butes, +les Buselides Buselos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cerops. [13] +A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme +chef de leur race le heros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius +un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14] + +Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces +genealogies ont ete imaginees apres coup; mais il faut bien avouer que +cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait ete un usage +constant chez les veritables _gentes_ de reconnaitre un ancetre commun et +de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours a imiter la verite. + +D'ailleurs la supercherie n'etait pas aussi aisee a commettre qu'il nous +le semble. Ce culte n'etait pas une vaine formalite de parade. Une des +regles les plus rigoureuses de la religion etait qu'on ne devait honorer +comme ancetres que ceux dont on descendait veritablement; offrir ce culte +a un etranger etait une impiete grave. Si donc la _gens_ adorait en commun +un ancetre, c'est qu'elle croyait sincerement descendre de lui. Simuler un +tombeau, etablir des anniversaires et un culte annuel, c'eut ete porter le +mensonge dans ce qu'on avait de plus sacre, et se jouer de la religion. +Une telle fiction fut possible au temps de Cesar, quand la vieille +religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte +au temps ou ces croyances etaient puissantes, on ne peut pas imaginer que +plusieurs familles, s'associant dans une meme fourberie, se soient dit: +Nous allons feindre d'avoir un meme ancetre; nous lui erigerons un +tombeau, nous lui offrirons des repas funebres, et nos descendants +l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensee ne devait pas +se presenter aux esprits, ou elle etait ecartee comme une pensee coupable. + +Dans les problemes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de +demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent +donner. Une institution est quelquefois expliquee par le mot qui la +designe. Or, le mot _gens_ est exactement le meme que le mot _genus_, au +point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifferemment +_gens Fabia_ et _genus Fabium_; tous les deux correspondent au verbe +_gignere_ et au substantif _genitor_, absolument comme [Grec: genos] +correspond a [Grec: gennan] et a [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en +eux l'idee de filiation. Les Grecs designaient aussi les membres d'un +[Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie _nourris du +meme lait_. Que l'on compare a tous ces mots ceux que nous avons +l'habitude de traduire par famille, le latin _familia_, le grec [Grec: +oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de generation ou de +parente. La signification vraie de _familia_ est propriete; il designe le +champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze +Tables disent, en parlant de l'heritier, _familiam nancitor_, qu'il prenne +la succession. Quant a [Grec: oikos], il est clair qu'il ne presente a +l'esprit aucune autre idee que celle de propriete ou de domicile. Voila +cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or, +est-il admissible que des termes dont le sens intrinseque est celui de +domicile ou de propriete, aient pu etre employes souvent pour designer une +famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation, +naissance, paternite, n'aient jamais designe qu'une association +artificielle? Assurement cela ne serait pas conforme a la logique si +droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs +et les Romains attachaient aux mots _gens_ et [Grec: genos] l'idee d'une +origine commune. Cette idee a pu s'effacer quand la gens s'est alteree, +mais le mot est reste pour en porter temoignage. + +Le systeme qui presente la _gens_ comme une association factice, a donc +contre lui, 1 la vieille legislation qui donne aux _gentiles_ un droit +d'heredite, 2 les croyances religieuses qui ne veulent de communaute de +culte que la ou il y a communaute de naissance; 3 les termes de la langue +qui attestent dans la _gens_ une origine commune. Ce systeme a encore ce +defaut qu'il fait croire que les societes humaines ont pu commencer par +une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut +pas admettre comme vrai. + + +_3 La_ gens _est la famille ayant encore son organisation primitive et +son unite._ + +Tout nous presente la _gens_ comme unie par un lien de naissance. +Consultons encore le langage: les noms des _gentes_, en Grece aussi bien +qu'a Rome, ont tous la forme qui etait usitee dans les deux langues pour +les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butades fils +de Butes. + +Ceux qui croient voir dans la _gens_ une association artificielle, partent +d'une donnee qui est fausse. Ils supposent qu'une _gens_ comptait toujours +plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers +l'exemple de la _gens_ Cornelia qui renfermait en effet des Scipions, des +Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fut +toujours ainsi. La _gens_ Marcia parait n'avoir jamais eu qu'une seule +lignee; on n'en voit qu'une aussi dans la _gens_ Lucretia, et dans la +_gens_ Quintilia pendant longtemps. Il serait assurement fort difficile de +dire quelles sont les familles qui ont forme la _gens_ Fabia; car tous les +Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement a la meme +souche; tous portent d'abord le meme surnom de Vibulanus; ils le changent +tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui +de Maximus ou de Dorso. + +On sait qu'il etait d'usage a Rome que tout patricien portat trois noms. +On s'appelait, par exemple, Publius Cornelius Scipio. Il n'est pas inutile +de rechercher lequel de ces trois mots etait considere comme le nom +veritable. Publius n'etait qu'un _nom mis en avant, praenomen_; Scipio +etait un _nom ajoute, agnomen_. Le vrai nom etait Cornelius; or, ce nom +etait en meme temps celui de la _gens_ entiere. N'aurions-nous que ce seul +renseignement sur la _gens_ antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il +y a eu des Cornelius avant qu'il y eut des Scipions, et non pas, comme on +le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associee a d'autres pour +former la _gens_ Cornelia. + +Nous voyons, en effet, par l'histoire que la _gens_ Cornelia fut longtemps +indivise et que tous ses membres portaient egalement le surnom de +Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur +Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus +tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite +par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'a l'epoque des guerres +des Samnites, les Cethegus que dans la seconde guerre punique. Il en est +de meme de la _gens_ Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une +seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis, +signe de leur origine. On les suit pendant sept generations sans +distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est +seulement a la huitieme generation, c'est-a-dire au temps de la premiere +guerre punique, que l'on voit trois branches se separer et adopter trois +surnoms qui leur deviennent hereditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui +se continuent pendant deux siecles, les Claudius Centho qui ne tardent +guere a s'eteindre, et les Claudius Nero qui se perpetuent jusqu'au temps +de l'Empire. + +Il ressort de tout cela que la gens n'etait pas une association de +familles, mais qu'elle etait la famille elle-meme. Elle pouvait +indifferemment ne comprendre qu'une seule lignee ou produire des branches +nombreuses; ce n'etait toujours qu'une famille. + +Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens +antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux +vieilles institutions que nous avons observees plus haut. On reconnaitra +meme que la gens est derivee tout naturellement de la religion domestique +et du droit prive des anciens ages. Que prescrit, en effet, cette religion +primitive? Que l'ancetre, c'est-a-dire l'homme qui le premier a ete +enseveli dans le tombeau, soit honore perpetuellement comme un dieu, et +que ses descendants reunis chaque annee pres du lieu sacre ou il repose, +lui offrent le repas funebre. Ce foyer toujours allume, ce tombeau +toujours honore d'un culte, voila le centre autour duquel toutes les +generations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la +famille, quelque nombreuses qu'elles puissent etre, restent groupees en un +seul faisceau. Que dit encore le droit prive de ces vieux ages? En +observant ce qu'etait l'autorite dans la famille ancienne, nous avons vu +que les fils ne se separaient pas du pere; en etudiant les regles de la +transmission du patrimoine, nous avons constate que, grace au droit +d'ainesse, les freres cadets ne se separaient pas du frere aine. Foyer, +tombeau, patrimoine, tout cela a l'origine etait indivisible. La famille +l'etait par consequent. Le temps ne la demembrait pas. Cette famille +indivisible, qui se developpait a travers les ages, perpetuant de siecle +en siecle son culte et son nom, c'etait veritablement la gens antique. La +gens etait la famille, mais la famille ayant conserve l'unite que sa +religion lui commandait, et ayant atteint tout le developpement que +l'ancien droit prive lui permettait d'atteindre. [15] + +Cette verite admise, tout ce que les ecrivains anciens nous disent de la +_gens_, devient clair. L'etroite solidarite que nous remarquions tout a +l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents +par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une +fiction; il leur vient de leurs ancetres. Comme ils sont une meme famille, +ils ont une sepulture commune. Pour la meme raison, la loi des Douze +Tables les declare aptes a heriter les une des autres. Pour la meme raison +encore, ils portent un meme nom. Comme ils avaient tous, a l'origine, un +meme patrimoine indivis, ce fut un usage et meme une necessite que la +_gens_ entiere repondit de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payat +la rancon du prisonnier ou l'amende du condamne. Toutes ces regles +s'etaient etablies d'elles-memes lorsque la _gens_ avait encore son unite; +quand elle se demembra, elles ne purent pas disparaitre completement. De +l'unite antique et sainte de cette famille il resta des marques +persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres +epars, dans le nom qui leur restait commun, dans la legislation qui leur +reconnaissait des droits d'heredite, dans les moeurs qui leur enjoignaient +de s'entr'aider. [16] + + +_4 La famille_ (gens) _a ete d'abord la seule forme de societe._ + +Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux +qu'elle s'etait faits, les lois qu'elle s'etait donnees, le droit +d'ainesse sur lequel elle s'etait fondee, son unite, son developpement +d'age en age jusqu'a former la _gens_, sa justice, son sacerdoce, son +gouvernement interieur, tout cela porte forcement notre pensee vers une +epoque primitive ou la famille etait independante de tout pouvoir +superieur, et ou la cite n'existait pas encore. + +Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient +qu'a une famille et n'exercaient leur providence que dans l'enceinte d'une +maison, ce culte qui etait secret, cette religion qui ne voulait pas etre +propagee, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles: +il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre +naissance dans les esprits des hommes qu'a une epoque ou les grandes +societes n'etaient pas encore formees. Si le sentiment religieux s'est +contente d'une conception si etroite du divin, c'est que l'association +humaine etait alors etroite en proportion. Le temps ou l'homme ne croyait +qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps ou il n'existait que des +familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et +meme fort longtemps, lorsque les cites et les nations etaient formees. +L'homme ne s'affranchit pas aisement des opinions qui ont une fois pris +l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent +alors en contradiction avec l'etat social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus +contradictoire que de vivre en societe civile et d'avoir dans chaque +famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction +n'avait pas existe toujours et qu'a l'epoque ou ces croyances s'etaient +etablies dans les esprits et etaient devenues assez puissantes pour former +une religion, elles repondaient exactement a l'etat social des hommes. Or, +le seul etat social qui puisse etre d'accord avec elles est celui ou la +famille vit independante et isolee. + +C'est dans cet etat que toute la race aryenne parait avoir vecu longtemps. +Les hymnes des Vedas en font foi pour la branche qui a donne naissance aux +Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit prive l'attestent pour +ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains. + +Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec +celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si +l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers +peuples, on s'apercoit que la famille etait constituee d'apres les memes +principes dans la Grece et dans l'Inde; ces principes etaient d'ailleurs, +comme nous l'avons constate plus haut, d'une nature si singuliere, qu'il +n'est pas a supposer que cette ressemblance fut l'effet du hasard; enfin, +non-seulement ces institutions offrent une evidente analogie, mais encore +les mots qui les designent sont souvent les memes dans les differentes +langues que cette race a parlees depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut +tirer de la une double conclusion: l'une est que la naissance des +institutions domestiques dans cette race est anterieure a l'epoque ou ses +differentes branches se sont separees; l'autre est qu'au contraire la +naissance des institutions politiques est posterieure a cette separation. +Les premieres ont ete fixees des le temps ou la race vivait encore dans +son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formees peu a +peu dans les diverses contrees ou ses migrations l'ont conduite. + +On peut donc entrevoir une longue periode pendant laquelle les hommes +n'ont connu aucune autre forme de societe que la famille. C'est alors que +s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naitre dans une +societe autrement constituee et qui a du meme etre longtemps un obstacle +au developpement social. Alors aussi s'est etabli l'ancien droit prive, +qui plus tard s'est trouve en desaccord avec les interets d'une societe un +peu etendue, mais qui etait en parfaite harmonie avec l'etat de societe +dans lequel il est ne. + +Placons-nous donc par la pensee au milieu de ces antiques generations dont +le souvenir n'a pas pu perir tout a fait et qui ont legue leurs croyances +et leurs lois aux generations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses +dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est +secret. Dans la mort meme ou dans l'existence qui la suit, les familles ne +se melent pas: chacune continue a vivre a part dans son tombeau, d'ou +l'etranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriete, c'est-a-dire sa +part de terre qui lui est attachee inseparablement par sa religion; ses +dieux Termes gardent l'enceinte, et ses manes veillent sur elle. +L'isolement de la propriete est tellement obligatoire que deux domaines ne +peuvent pas confiner l'un a l'autre et doivent laisser entre eux une bande +de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a +son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute +ne sont pas ecrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur +de chaque homme. Elle a sa justice interieure au-dessus de laquelle il +n'en est aucune autre a laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a +rigoureusement besoin pour sa vie materielle ou pour sa vie morale, la +famille le possede en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un etat +organise, une societe qui se suffit. + +Mais cette famille des anciens ages n'est pas reduite aux proportions de +la famille moderne. Dans les grandes societes la famille se demembre et +s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre societe, elle s'etend, elle +se developpe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes +restent groupees autour d'une branche ainee, pres du foyer unique et du +tombeau commun. + +Un autre element encore entra dans la composition de cette famille +antique. Le besoin reciproque que le pauvre a du riche et que le riche a +du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de regime patriarcal, +serviteurs ou esclaves c'est tout un. On concoit, en effet, que le +principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gre du +serviteur, ne peut guere s'accorder avec un etat social ou la famille vit +isolee. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la +famille un etranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur +devienne un membre et une partie integrante, de cette famille. C'est a +quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte +domestique. + +Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons atheniennes, +nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait +approcher du foyer, on le mettait en presence de la divinite domestique; +on lui versait sur la tete de l'eau lustrale et il partageait avec la +famille quelques gateaux et quelques fruits. [17] Cette ceremonie avait de +l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait +sans doute que le nouvel arrivant, etranger la veille, serait desormais un +membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait- +il aux prieres et partageait-il les fetes. [18] Le foyer le protegeait; la +religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'a son maitre. [19] +C'est pour cela que l'esclave devait etre enseveli dans le lieu de la +sepulture de la famille. + +Mais par cela meme que le serviteur acquerait le culte et le droit de +prier, il perdait sa liberte. La religion etait une chaine qui le +retenait. Il etait attache a la famille pour toute sa vie et meme pour le +temps qui suivait la mort. + +Son maitre pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en +homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme +il y etait lie par le culte, il ne pouvait pas sans impiete se separer +d'elle. Sous le nom d'_affranchi_ ou sous celui de _client_, il continuait +a reconnaitre l'autorite du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des +obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maitre, +et les enfants qui naissaient de lui, continuaient a obeir. + +Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de +petites familles clientes et subordonnees. Les Romains attribuaient +l'etablissement de la clientele a Romulus, comme si une institution de +cette nature pouvait etre l'oeuvre d'un homme. La clientele est plus +vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existe partout, en Grece aussi bien +que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cites qui l'ont etablie et +reglee; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu a +peu amoindrie et detruite. La clientele est une institution du droit +domestique, et elle a existe dans les familles avant qu'il y eut des +cites. + +Il ne faut pas juger de la clientele des temps antiques d'apres les +clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut +longtemps un serviteur attache au patron. Mais il y avait alors quelque +chose qui faisait sa dignite: c'est qu'il avait part au culte et qu'il +etait associe a la religion de la famille. Il avait le meme foyer, les +memes fetes, les memes _sacra_ que son patron. A Rome, en signe de cette +communaute religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en etait +considere comme un membre par l'adoption. De la un lien etroit et une +reciprocite de devoirs entre le patron et le client. Ecoutez la vieille +loi romaine: " Si le patron a fait tort a son client, qu'il soit maudit, +_sacer esto_, qu'il meure. " Le patron doit proteger le client par tous +les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa priere comme +pretre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard, +quand la justice de la cite appellera le client, le patron devra le +defendre; il devra meme lui reveler les formules mysterieuses de la loi +qui lui feront gagner sa cause. On pourra temoigner en justice contre un +cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera a +considerer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs +envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lie seulement par +les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part a la religion de la +famille. Le client, au contraire, a la communaute du culte; il a, tout +inferieur qu'il est, la veritable parente, qui consiste, suivant +l'expression de Platon, a adorer les memes dieux domestiques. + +La clientele est un lien sacre que la religion a forme et que rien ne peut +rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se detacher d'elle. +La clientele est meme hereditaire. + +On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa +branche ainee et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, +pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grace a sa +religion qui en maintenait l'unite, grace a son droit prive qui la rendait +indivisible, grace aux lois de la clientele qui retenaient ses serviteurs, +arrivait a former a la longue une societe fort etendue qui avait son chef +hereditaire. C'est d'un nombre indefini de societes de cette nature que la +race aryenne parait avoir ete composee pendant une longue suite de +siecles. Ces milliers de petits groupes vivaient isoles, ayant peu de +rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'etant unis +par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun +son gouvernement interieur, chacun ses dieux. + + +NOTES + +[1] Demosthenes, _in Neoer._, 71. Voy. Plutarque, _Themist._, 1. Eschine, +_De falsa legat._, 147. Boeckh, _Corp. inscr._, 385. Ross, _Demi Attici_, +24. La _gens_ chez les Grecs est souvent appelee [Grec: patra]: Pindare, +_passim_. + +[2] Hesychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec: +orgeones]. + +[3] Plutarque, _Themist._, I. Eschine, _De falsa legat._, 147. + +[4] Ciceron, _De arusp. resp._, 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus, +_Propudi_. + +[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valere-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. +Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5. + +[6] Demosthenes, _in Macart._, 79; _in Eubul._, 28. + +[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, _Annib._, 28. + +[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7. + +[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5. + +[10] Boeckh, _Corp. inscr._, 397, 399. Ross, _Demi Attici_, 24. + +[11] Tite-Live, VI, 20. Suetone, _Tibere_, 1. Ross, _Demi Attici_, 24. + +[12] Deux passages de Ciceron, _Tuscul._, 1, 16, et _Topiques_, 6, ont +singulierement embrouille la question. Ciceron parait avoir ignore, comme +presque tous ses contemporains, ce que c'etait que la _gens_ antique. + +[13] Demosthenes, _in Macart._, 79. Pausanias, I, 37. _Inscription des +Amynandrides_, citee par Ross, p. 24. + +[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia. + +[15] Nous n'avons pas a revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv. +II, ch. v) de l'_agnation_. On a pu voir que l'_agnation_ et la +_gentilite_ decoulaient des memes principes et etaient une parente de meme +nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'heritage aux +_gentiles_ a defaut d'_agnati_ a embarrasse les jurisconsultes et a fait +penser qu'il pouvait y avoir une difference essentielle entre ces deux +sortes de parente. Mais cette difference essentielle ne se voit par aucun +texte. On etait _agnatus_ comme on etait _gentilis_, par la descendance +masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une +difference de degre, qui se marqua surtout a partir de l'epoque ou les +branches d'une meme _gens_ se diviserent. L'_agnatus_ fut membre de la +branche, le _gentilis_ de la _gens_. Il s'etablit alors la meme +distinction entre les termes de _gentilis_ et d'_agnatus_ qu'entre les +mots _gens_ et _familia_. _Familiam dicimus omnium agnatorum_, dit Ulpien +au _Digeste_, liv. L, tit. 16, S 195. Quand on etait agnat a l'egard d'un +homme, on etait a plus forte raison son _gentilis_; mais on pouvait etre +_gentilis_ sans etre agnat. La loi des Douze Tables donnait l'heritage, a +defaut d'agnats, a ceux qui n'etaient que _gentilis_ a l'egard du defunt, +c'est-a-dire qui n'etaient de sa _gens_ sans etre de sa branche ou de sa +_familia_. + +[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquite et se +rattache visiblement a cette vieille religion. L'unite de naissance et de +culte se marqua par l'unite de nom. Chaque _gens_ se transmit de +generation en generation le nom de l'ancetre et le perpetua avec le meme +soin qu'elle perpetuait son culte. Ce que les Romains appelaient +proprement _nomen_ etait ce nom de l'ancetre que tous les descendants et +tous les membres de la _gens_ devaient porter. Un jour vint ou chaque +branche, en se rendant independante a certains egards, marqua son +individualite en adoptant un surnom (_cognomen_). Comme d'ailleurs chaque +personne dut etre distinguee par une denomination particuliere, chacun eut +son _agnomen_, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom etait celui de la +_gens_; c'etait celui-la que l'on portait officiellement; c'etait celui-la +qui etait sacre; c'etait celui-la qui, remontant au premier ancetre connu, +devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. -- Il en +etait de meme en Grece; Romains et Hellenes se ressemblent encore en ce +point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait a une famille ancienne et +regulierement constituee, avait trois noms comme le patricien de Rome. +L'un de ces noms lui etait particulier; un autre etait celui de son pere, +et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des +deux equivalait au _cognomen_ hereditaire qui designait a Rome une branche +de la _gens_. Enfin le troisieme nom etait celui de la _gens_ tout +entiere. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et a la +generation suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades +formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une _gens_. Il en etait +ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On +peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'eloge de ses heros sans +rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, etait +ordinairement termine en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une +forme d'adjectif, de meme que le nom de la _gens_, chez les Romains, etait +invariablement termine en _ius_. Ce n'en etait pas moins le vrai nom; dans +le langage journalier on pouvait designer l'homme par son surnom +individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la +religion, il fallait donner a l'homme sa denomination complete et surtout +ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la +democratie substitua le nom du deme a celui du [Grec: genos].) -- Il est +digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche +chez les anciens que dans les societes chretiennes. Au moyen age, jusqu'au +douzieme siecle, le vrai nom etait le nom de bapteme ou nom individuel, et +les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou +comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette +difference se rattache, si l'on y prend garde, a la difference des deux +religions. Pour la vieille religion domestique, la famille etait le vrai +corps, le veritable etre vivant, dont l'individu n'etait qu'un membre +inseparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le +premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait a +l'individu une vie propre, une liberte complete, une independance toute +personnelle, et ne repugnait nullement a l'isoler de la famille; aussi le +nom de bapteme fut-il le premier et longtemps le seul nom. + +[17] Demosthenes, _in Stephanum_, I, 74. Aristophane, _Plutus_, 768. Ces +deux ecrivains indiquent clairement une ceremonie, mais ne la decrivent +pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques details. + +[18] _Ferias in famulis habento_. Ciceron, _De legib._, II, 8; II, 12. + +[19] _Quum dominus tum famulis religio Larum_. Ciceron, _De legib._, II, +11. Comp. Eschyle, _Agamemnon_, 1035-1038. L'esclave pouvait meme +accomplir l'acte religieux au nom de son maitre. Caton, _De re rust_, 83. + +[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1. + + + + +LIVRE III. + +LA CITE. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU. + + +Nous n'avons presente jusqu'ici et nous ne pouvons presenter encore aucune +date. Dans l'histoire de ces societes antiques, les epoques sont plus +facilement marquees par la succession des idees et des institutions que +par celle des annees. + +L'etude des anciennes regles du droit prive nous a fait entrevoir, par +dela les temps qu'on appelle historiques, une periode de siecles pendant +lesquels la famille fut la seule forme de societe. Cette famille pouvait +alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'etres humains. +Mais dans ces limites l'association humaine etait encore trop etroite: +trop etroite pour les besoins materiels, car il etait difficile que cette +famille se suffit en presence de toutes les chances de la vie; trop +etroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu +combien dans ce petit monde l'intelligence du divin etait insuffisante et +la morale incomplete. + +La petitesse de cette societe primitive repondait bien a la petitesse de +l'idee qu'on s'etait faite de la divinite. Chaque famille avait ses dieux, +et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinites domestiques. Mais +il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de +ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup +de siecles pour arriver a se representer Dieu comme un etre unique, +incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de +cet ideal en agrandissant d'age en age sa conception et en reculant peu a +peu l'horizon dont la ligne separe pour lui l'Etre divin des choses de la +terre. + +L'idee religieuse et la societe humaine allaient donc grandir en meme +temps. + +La religion domestique defendait a deux familles de se meler et de se +fondre ensemble. Mais il etait possible que plusieurs familles, sans rien +sacrifier de leur religion particuliere, s'unissent du moins pour la +celebration d'un autre culte qui leur fut commun. C'est ce qui arriva. Un +certain nombre de familles formerent un groupe, que la langue grecque +appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre +les familles d'un meme groupe un lien de naissance? Il est impossible de +l'affirmer. Ce qui est sur, c'est que cette association nouvelle ne se fit +pas sans un certain elargissement de l'idee religieuse. Au moment meme ou +elles s'unissaient, ces familles concurent une divinite superieure a leurs +divinites domestiques, qui leur etait commune a toutes, et qui veillait +sur le groupe entier. Elles lui eleverent un autel, allumerent un feu +sacre et instituerent un culte. + +Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eut son autel et son dieu +protecteur. L'acte religieux y etait de meme nature que dans la famille. +Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture +avait ete preparee sur l'autel lui-meme et etait par consequent sacree; on +la mangeait en recitant quelques prieres; la divinite etait presente et +recevait sa part d'aliments et de breuvage. + +Ces repas religieux de la curie subsisterent longtemps a Rome; Ciceron les +mentionne, Ovide les decrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore +conserve toutes leurs formes antiques. " J'ai vu dans ces demeures +sacrees, dit un historien de cette epoque, le repas dresse devant le dieu; +les tables etaient de bois, suivant l'usage des ancetres, et la vaisselle +etait de terre. Les aliments etaient des pains, des gateaux de fleur de +farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne +tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai +admire les hommes de nos jours qui restent si fideles aux rites et aux +coutumes de leurs peres. " [3] A Athenes ces repas avaient lieu pendant la +fete qu'on appelait Apaturies. [4] + +Il y a des usages qui ont dure jusqu'aux derniers temps de l'histoire +grecque et qui jettent quelque lumiere sur la nature de la phratrie +antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Demosthenes, pour faire partie +d'une phratrie, il fallait etre ne d'un mariage legitime dans une des +familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle +de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athenien etait +presente a la phratrie par son pere, qui jurait qu'il etait son fils. +L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une +victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres etaient +presents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en +avaient le droit s'ils doutaient de la legitimite de sa naissance, ils +devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si +apres la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la +victime, le jeune homme etait admis et devenait irrevocablement membre de +l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens +croyaient que toute nourriture preparee sur un autel et partagee entre +plusieurs personnes etablissait entre elles un lien indissoluble et une +union sainte qui ne cessait qu'avec la vie. + +Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la +principale fonction etait de presider aux sacrifices. [6] Peut-etre ses +attributions avaient-elles ete, a l'origine, plus etendues. La phratrie +avait ses assemblees, son tribunal, et pouvait porter des decrets. En +elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un +sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'etait une petite societe qui +etait modelee exactement sur la famille. + +L'association continua naturellement a grandir, et d'apres le meme mode. +Plusieurs curies ou phratries se grouperent et formerent une tribu. + +Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un +autel et une divinite protectrice. + +Le dieu de la tribu etait ordinairement de meme nature que celui de la +phratrie ou celui de la famille. C'etait un homme divinise, un _heros_. De +lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le _heros +eponyme_. Il avait son jour de fete annuelle. La partie principale de la +ceremonie religieuse etait un repas auquel la tribu entiere prenait part. +[7] + +La tribu, comme la phratrie, avait des assemblees et portait des decrets, +auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et +un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, _tribunus_, +[Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la +tribu, on voit qu'elle avait ete constituee, a l'origine, pour etre une +societe independante, et comme s'il n'y eut eu aucun pouvoir social au- +dessus d'elle. + + +NOTES + +[1] Homere, _Iliade, II, 362. Demosthenes, _in Macart._ Isee, III, 37; VI, +10; IX, 33. Phratries a Thebes, Pindare, _Isthm._, VII, 18, et Scholiaste. +Phratrie et curie etaient deux termes que l'on traduisait l'un par +l'autre: +Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, _fr._ 14. + +[2] Ciceron, _De orat._, 1, 7. Ovide, _Fast._, VI, 305. Denys, II, 65. + +[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'etaient +introduits. Les repas de la curie n'etaient plus qu'une vaine formalite, +bonne pour les pretres. Les membres de la curie s'en dispensaient +volontiers, et l'usage s'etait introduit de remplacer le repas commun par +une distribution de vivres et d'argent: Plaute, _Aululaire_, V, 69 et 137. + +[4] Aristophane, _Acharn._, 146. Athenee, IV, p. 171. Suidas, [Grec: +Apatouria]. + +[5] Demosthenes, _in Eubul._; _in Macart._ Isee, VIII, 18. + +[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Demosthenes, _in Eubul._, 23. + +[7] Demosthenes, _in Theocrinem_. Eschine, III, 27. Isee, VII, 36. +Pausanias, I, 38. Schal., _in Demosth._, 702. -- Il y a dans l'histoire +des anciens une distinction a faire entre les tribus religieuses et les +tribus locales. Nous ne parlons ici que des premieres; les secondes leur +sont bien posterieures. L'existence des tribus est un fait universel en +Grece. _Iliade_, II, 362, 668; _Odyssee_, XIX, 177. Herodote, IV, 161. + +[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, _Frag._ cite par Photius, vº [Grec: +Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, _Corp. inscr._, 82, 85, 108. +L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome +a laisse peu de traces. Ces tribus etaient des corps trop considerables +pour que la cite ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur oter +l'independance. Les plebeiens, d'ailleurs, ont travaille a les faire +disparaitre. + + + + +CHAPITRE II. + +NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES + + +_1 Les dieux de la nature physique._ + +Avant de passer de la formation des tribus a la naissance des cites, il +faut mentionner un element important de la vie intellectuelle de ces +antiques populations. + +Quand nous avons recherche les plus anciennes croyances de ces peuples, +nous avons trouve une religion qui avait pour objet les ancetres et pour +principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitue la famille et +etabli les premieres lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses +branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont ete +Zeus, Hera, Athene, Junon, celle de l'Olympe hellenique et du Capitole +romain. + +De ces deux religions, la premiere prenait ses dieux dans l'ame humaine; +la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la +force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspire a l'homme +la premiere idee du Divin, la vue de cette immensite qui l'entoure et qui +l'ecrase traca a son sentiment religieux un autre cours. + +L'homme des premiers temps etait sans cesse en presence de la nature; les +habitudes de la vie civilisee ne mettaient pas encore un voile entre elle +et lui. Son regard etait charme par ces beautes ou ebloui par ces +grandeurs. Il jouissait de la lumiere, il s'effrayait de la nuit, et quand +il voyait revenir " la sainte clarte des cieux ", il eprouvait de la +reconnaissance. Sa vie etait dans les mains de la nature; il attendait le +nuage bienfaisant d'ou dependait sa recolte; il redoutait l'orage qui +pouvait detruire le travail et l'espoir de toute une annee. Il sentait a +tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il +eprouvait perpetuellement un melange de veneration, d'amour et de terreur +pour cette puissante nature. + +Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite a la conception d'un Dieu +unique regissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idee de l'univers. +Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un +meme corps; la pensee ne lui venait pas qu'ils pussent etre gouvernes par +un meme Etre. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde exterieur, +l'homme se le figura comme une sorte de republique confuse ou des forces +rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses exterieures +d'apres lui-meme et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi +dans chaque partie de la creation, dans le sol, dans l'arbre, dans le +nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes +semblables a la sienne; il leur attribua la pensee, la volonte, le choix +des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire, +il avoua sa dependance; il les pria et les adora; il en fit des dieux. + +Ainsi, dans cette race, l'idee religieuse se presenta sous deux formes +tres-differentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe +invisible, a l'intelligence, a ce qu'il entrevoyait de l'ame, a ce qu'il +sentait de sacre en lui. D'autre part il appliqua son idee du divin aux +objets exterieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents +physiques qui etaient les maitres de son bonheur et de sa vie. + +Ces deux ordres de croyances donnerent lieu a deux religions que l'on voit +durer aussi longtemps que les societes grecque et romaine. Elles ne se +firent pas la guerre; elles vecurent meme en assez bonne intelligence et +se partagerent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais. +Elles eurent toujours des dogmes tout a fait distincts, souvent +contradictoires, des ceremonies et des pratiques absolument differentes. +Le culte des dieux de l'Olympe et celui des heros et des manes n'eurent +jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la +premiere en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que +l'une, celle des morts, ayant ete fixee a une epoque tres-lointaine, resta +toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effacaient +peu a peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et +se developpa librement a travers les ages, modifiant peu a peu ses +legendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorite sur +l'homme. + + +_2 Rapport de cette religion avec le developpement de la societe +humaine._ + +On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature +sont fort antiques; ils le sont peut-etre autant que le culte des +ancetres; mais comme elle repondait a des conceptions plus generales et +plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une +doctrine precise. [1] Il est bien avere qu'elle ne se produisit pas dans +le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un +homme. On ne voit a l'origine de cette religion ni un prophete ni un corps +de pretres. Elle naquit dans les differentes intelligences par un effet de +leur force naturelle. Chacune se la fit a sa facon. Entre tous ces dieux, +issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idees se +formaient en l'homme suivant un mode a peu pres uniforme; mais il y eut +aussi une tres-grande variete, parce que chaque esprit etait l'auteur de +ses dieux. Il resulta de la que cette religion fut longtemps confuse et +que ses dieux furent innombrables. + +Pourtant les elements que l'on pouvait diviniser n'etaient pas tres- +nombreux. Le soleil qui feconde, la terre qui nourrit, le nuage tour a +tour bienfaisant ou funeste, telles etaient les principales puissances +dont on put faire des dieux. Mais de chacun de ces elements des milliers +de dieux naquirent. C'est que le meme agent physique, apercu sous des +aspects divers, recut des hommes differents noms. Le soleil, par exemple, +fut appele ici Heracles (le glorieux), la Phoebos (l'eclatant), ailleurs +Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Etre eleve +(Hyperion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, a la longue, les +groupes d'hommes qui avaient donne ces noms divers a l'astre brillant, ne +reconnurent pas qu'ils avaient le meme dieu. + +En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre tres-restreint de divinites; +mais les dieux de l'un n'etaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient, +a la verite, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner separement +a leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient a +la langue usuelle et n'etaient que des adjectifs qui designaient l'Etre +divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous +ce meme nom les differents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il +n'y eut qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters differents; il y +avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient +fort peu. Chacune de ces conceptions s'etant formee par le travail libre +de chaque esprit et etant en quelque sorte sa propriete, il arriva que ces +dieux furent longtemps independants les uns des autres, et que chacun +d'eux eut sa legende particuliere et son culte. [2] + +Comme la premiere apparition de ces croyances est d'une epoque ou les +hommes vivaient encore dans l'etat de famille, ces dieux nouveaux eurent +d'abord, comme les demons, les heros et les lares, le caractere de +divinites domestiques. Chaque famille s'etait fait ses dieux, et chacune +les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas +partager les bonnes graces avec des etrangers. C'est la une pensee qui +apparait frequemment dans les hymnes des Vedas; et il n'y a pas de doute +qu'elle n'ait ete aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a +laisse des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille +avait, en personnifiant un agent physique, cree un dieu, elle l'associait +a son foyer, le comptait parmi ses penates et ajoutait quelques mots pour +lui a sa formule de priere. C'est pour cela que l'on rencontre souvent +chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siegent +pres de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes peres. [3] +" Je te conjure, dit Tecmesse a Ajax, au nom du Jupiter qui siege pres de +ton foyer. " Medee la magicienne dit dans Euripide: " Je jure par Hecate, +ma deesse maitresse, que je venere et qui habite le sanctuaire de mon +foyer. " Lorsque Virgile decrit ce qu'il y a de plus vieux dans la +religion de Rome, il montre Hercule associe au foyer d'Evandre et adore +par lui comme divinite domestique. + +De la sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unite ne +put jamais s'etablir. De la ces luttes de dieux dont le polytheisme est +plein et qui representent des luttes de familles, de cantons ou de villes. +De la enfin cette foule innombrable de dieux et de deesses, dont nous ne +connaissons assurement que la moindre partie: car beaucoup ont peri, sans +laisser meme le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les +adoraient se sont eteintes ou que les villes qui leur avaient voue un +culte ont ete detruites. + +Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des +familles qui les avaient concus et qui les regardaient comme leur +patrimoine. On sait meme que beaucoup d'entre eux ne se degagerent jamais +de cette sorte de lien domestique. La Demeter d'Eleusis resta la divinite +particuliere de la famille des Eumolpides; l'Athene de l'acropole +d'Athenes appartenait a la famille des Butades. Les Potitii de Rome +avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence +que le culte de Venus fut longtemps renferme dans la famille des Jules et +que cette deesse n'eut pas de culte public dans Rome. + +Il arriva a la longue que, la divinite d'une famille ayant acquis un grand +prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en +proportion de la prosperite de cette famille, toute une cite voulut +l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce +qui eut lieu pour la Demeter des Eumolpides, l'Athene des Butades, +l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit a partager ainsi +son dieu, elle se reserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la +dignite de pretre, pour chaque dieu, fut longtemps hereditaire et ne put +pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps ou le +dieu lui-meme etait la propriete de cette famille, ne protegeait qu'elle +et ne voulait etre servi que par elle. + +Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord a +l'unisson de l'etat social des hommes. Elle eut pour berceau chaque +famille et resta longtemps enfermee dans cet etroit horizon. Mais elle se +pretait mieux que le culte des morts aux progres futurs de l'association +humaine. En effet les ancetres, les heros, les manes etaient des dieux +qui, par leur essence meme, ne pouvaient etre adores que par un tres-petit +nombre d'hommes et qui etablissaient a perpetuite d'infranchissables +lignes de demarcation entre les familles. La religion des dieux de la +nature etait un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait a ce +que chacun de ces cultes se propageat; il n'etait pas dans la nature +intime de ces dieux de n'etre adores que par une famille et de repousser +l'etranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement a +s'apercevoir que le Jupiter d'une famille etait, au fond, le meme etre ou +la meme conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient +jamais croire de deux Lares, de deux ancetres, ou de deux foyers. + +Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne +se bornait pas a enseigner a l'homme les devoirs de famille. Jupiter etait +le dieu de l'hospitalite; c'est de sa part que venaient les etrangers, les +suppliants, " les venerables indigents ", ceux qu'il fallait traiter +" comme des freres ". Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et +se montraient aux mortels. C'etait bien quelquefois pour assister a leurs +luttes et prendre part a leurs combats; souvent aussi c'etait pour leur +prescrire la concorde et leur apprendre a s'aider les uns les autres. + +A mesure que cette seconde religion alla se developpant, la societe dut +grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord, +prit ensuite une extension tres-grande. A l'origine, elle s'etait comme +abritee sous la protection de sa soeur ainee, aupres du foyer domestique. +La le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une etroite _cella_, en +regard et a cote de l'autel venere, afin qu'un peu du respect que les +hommes avaient pour le foyer allat vers le dieu. Peu a peu le dieu, +prenant plus d'autorite sur l'ame, renonca a cette sorte de tutelle; il +quitta le foyer domestique; il eut une demeure a lui et des sacrifices qui +lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter) +fut d'ailleurs batie a l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme +auparavant, une _cella_ vis-a-vis d'un foyer; mais la _cella_ s'elargit, +s'embellit, devint un temple. Le foyer resta a l'entree de la maison du +dieu, mais il parut bien petit a cote d'elle. Lui qui avait ete d'abord le +principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'etre le dieu et +descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut +charge de bruler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la +priere de l'homme a la divinite majestueuse dont la statue residait dans +le temple. + +Lorsqu'on voit ces temples s'elever et ouvrir leurs portes devant la foule +des adorateurs, on peut etre assure que l'association humaine a grandi. + + +NOTES + +[1] Est-il necessaire de rappeler toutes les traditions grecques et +italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et +relativement recente? La Grece et l'Italie avaient conserve le souvenir +d'un temps ou les societes humaines existaient deja et ou cette religion +n'etait pas encore formee. Ovide, _Fast._, II, 289; Virgile, _Georg._, I, +126. Eschyle, _Eumenides_, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez +les Hindous les _Pitris_ ont ete anterieurs aux _Devas_. + +[2] Le meme nom cache souvent des divinites fort differentes: Poseidon +Hippios, Poseidon Phytalmios, Poseidon Erechthee, Poseidon Aegeen, +Poseidon Heliconien etaient des dieux divers qui n'avaient ni les memes +attributs, ni les memes adorateurs. + +[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide, +_Hecube_, 345; _Medee_, 395. Sophocle, _Ajax_, 492. Virgile, VIII, 643. +Herodote, I, 44. + +[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69. + +[5] Herodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, _Isthm_., VII, 18. Xenophon, +_Hell._, VI, 8. Platon, _Lois_, p. 759; _Banquet_, p. 40. Ciceron, _De +divin._, I, 41. Tacite, _Ann._, II, 54. Plutarque, _Thesee_, 23. Strabon, +IX, 421; XIV, 634. Callimaque, _Hymne a Apoll._, 84. Pausanias, I, 37; VI, +17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V _Eunidai_. Boeckh, _Corp. +inscript._, 1340. + + + + +CHAPITRE III. + +LA CITE SE FORME. + + +La tribu, comme la famille et la phratrie, etait +constituee pour etre un corps independant, puisqu'elle +avait un culte special dont l'etranger etait +exclu. Une fois formee, aucune famille nouvelle ne +pouvait plus y etre admise. Deux tribus ne pouvaient +pas davantage se fondre en une seule; leur religion +s'y opposait. Mais de meme que plusieurs phratries +s'etaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent +s'associer entre elles, a la condition que le culte de +chacune d'elles fut respecte. Le jour ou cette alliance +se fit, la cite exista. + +Il importe peu de chercher la cause qui determina +plusieurs tribus voisines a s'unir. Tantot l'union fut +volontaire, tantot elle fut imposee par la force superieure +d'une tribu ou par la volonte puissante d'un +homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la +nouvelle association fut encore un culte. Les tribus +qui se grouperent pour former une cite ne manquerent +jamais d'allumer un feu sacre et de se donner +une religion commune. + +Ainsi la societe humaine, dans cette race, n'a pas +grandi a la facon d'un cercle qui s'elargirait peu a +peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire, +de petits groupes qui, constitues longtemps +a l'avance, se sont agreges les uns aux autres. Plusieurs +familles ont forme la phratrie, plusieurs phratries +la tribu, plusieurs tribus la cite. Famille, +phratrie, tribu, cite, sont d'ailleurs des societes +exactement semblables entre elles et qui sont nees +l'une de l'autre par une serie de federations. + +Il faut meme remarquer qu'a mesure que ces differents +groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun +d'eux ne perdait pourtant ni son individualite, ni son +independance. Bien que plusieurs familles se fussent +unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituee +comme a l'epoque de son isolement; rien +n'etait change en elle, ni son culte, ni son sacerdoce, +ni son droit de propriete, ni sa justice interieure. +Des curies s'associaient ensuite; mais chacune +gardait son culte, ses reunions, ses fetes, son +chef. De la tribu on passa a la cite; mais les tribus +ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles +continua a former un corps, a peu pres comme si la +cite n'existait pas. En religion il subsista une multitude +de petits cultes au-dessus desquels s'etablit un +culte commun; en politique, une foule de petits +gouvernements continuerent a fonctionner, et au-dessus +d'eux un gouvernement commun s'eleva. + +La cite etait une confederation. C'est pour cela +qu'elle fut obligee, au moins pendant plusieurs siecles, +de respecter l'independance religieuse et civile +des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut +pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulieres +de chacun de ces petits corps. Elle n'avait +rien a voir dans l'interieur d'une famille; elle n'etait +pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au pere +le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son +client. C'est pour cette raison que le droit prive, qui +avait ete fixe a l'epoque de l'isolement des familles, +a pu subsister dans les cites et n'a ete modifie que +fort tard. + +Ce mode d'enfantement des cites anciennes est +atteste par des usages qui ont dure fort longtemps. +Si nous regardons l'armee de la cite, dans les premiers +temps, nous la trouvons distribuee en tribus, +en curies, en familles, [1] " de telle sorte, dit un ancien, +que le guerrier ait pour voisin dans le combat +celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation +et le sacrifice au meme autel ". Si nous regardons le +peuple assemble, dans les premiers siecles de Rome, +il vote par curies et par _gentes_. [2] Si nous regardons +le culte, nous voyons a Rome six Vestales, deux +pour chaque tribu; a Athenes, l'archonte fait le sacrifice +au nom de la cite entiere, mais il est assiste +pour la ceremonie religieuse d'autant de ministres +qu'il y a de tribus. + +Ainsi la cite n'est pas un assemblage d'individus: +c'est une confederation de plusieurs groupes qui +etaient constitues avant elle et qu'elle laisse subsister. +On voit dans les orateurs attiques que chaque +Athenien fait partie a la fois de quatre societes distinctes; +il est membre d'une famille, d'une phratrie, +d'une tribu et d'une cite. Il n'entre pas en meme +temps et le meme jour dans toutes les quatre, comme +le Francais qui, du moment de sa naissance, appartient +a la fois a une famille, a une commune, a un +departement et a une patrie. La phratrie et la tribu +ne sont pas des divisions administratives. L'homme +entre a des epoques diverses dans ces quatre societes, et il monte, en +quelque sorte, de l'une a l'autre. +L'enfant est d'abord admis dans la famille par la ceremonie +religieuse qui a lieu dix jours apres sa naissance. +Quelques annees apres, il entre dans la phratrie +par une nouvelle ceremonie que nous avons +decrite plus haut. Enfin, a l'age de seize ou de dix-huit +ans, il se presente pour etre admis dans la cite. +Ce jour-la, en presence d'un autel et devant les +chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment +par lequel il s'engage, entre autres choses, a +respecter toujours la religion de la cite. A partir de +ce jour-la, il est initie au culte public et devient citoyen. [3] +Que l'on observe ce jeune Athenien s'elevant +d'echelon en echelon, de culte en culte, et l'on +aura l'image des degres par lesquels l'association +humaine a passe. La marche que ce jeune homme +est astreint a suivre est celle que la societe a d'abord +suivie. + +Un exemple rendra cette verite plus claire. Il nous +est reste sur les antiquites d'Athenes assez de traditions +et de souvenirs pour que nous puissions voir +avec quelque nettete comment s'est formee la cite +athenienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique +etait divisee par familles. [4] Quelques-unes de ces familles +de l'epoque primitive, comme les Eumolpides, +les Cecropides, les Cephyreens, les Phytalides, les +Lakiades, se sont perpetuees jusque dans les ages +suivants. Alors la cite athenienne n'existait pas; mais +chaque famille, entouree de ses branches cadettes +et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans +une independance absolue. Chacune avait sa religion +propre: les Eumolpides, fixes a Eleusis, adoraient +Demeter; les Cecropides, qui habitaient le rocher +ou fut plus tard Athenes, avaient pour divinites protectrices Poseidon et +Athene. Tout a cote, sur la +petite colline ou fut l'Areopage, le dieu protecteur +etait Ares; a Marathon c'etait un Hercule, a Prasies +un Apollon, un autre Apollon a Phlyes, les Dioscures +a Cephale et ainsi de tous les autres cantons. [5] + +Chaque famille, comme elle avait son dieu et son +autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita +l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques +traditions qui s'etaient perpetuees avec le culte; or +ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait +eu son roi avant le temps ou Cecrops regnait a Athenes. +N'etait-ce pas le souvenir d'une epoque lointaine +ou ces grandes familles patriarcales, semblables +aux clans celtiques, avaient chacune son chef +hereditaire, qui etait a la fois pretre et juge? Une +centaine de petites societes vivaient donc isolees +dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux +ni lien politique, ayant chacune son territoire, +se faisant souvent la guerre, etant enfin a tel +point separees les unes des autres que le mariage +entre elles n'etait pas toujours repute permis. [6] + +Mais les besoins ou les sentiments les rapprocherent. +Insensiblement elles s'unirent en petits groupes, +par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons +dans les traditions que les quatre bourgs de la +plaine de Marathon s'associerent pour adorer ensemble +Apollon Delphinien; les hommes du Piree, +de Phalere et de deux cantons voisins s'unirent de +leur cote, et batirent en commun un temple a Hercule. [7] +A la longue cette centaine de petits Etats se +reduisit a douze confederations. Ce changement, +par lequel la population de l'Attique passa de l'etat +de famille patriarcale a une societe un peu plus +etendue, etait attribue par les traditions aux efforts +de Cecrops; il faut seulement entendre par la qu'il +ne fut acheve qu'a l'epoque ou l'on placait le regne +de ce personnage, c'est-a-dire vers le seizieme siecle +avant notre ere. On voit d'ailleurs que ce Cecrops +ne regnait que sur l'une des douze associations, +celle qui fut plus tard Athenes, les onze autres +etaient pleinement independantes; chacune avait son +dieu protecteur, son autel, son feu sacre, son chef. [8] + +Plusieurs generations se passerent pendant les-quelles +le groupe des Cecropides acquit insensiblement +plus d'importance. De cette periode il est reste +le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent +contre les Eumolpides d'Eleusis, et dont le resultat +fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule reserve +de conserver le sacerdoce hereditaire de leur divinite. [9] +On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et +d'autres conquetes, dont le souvenir ne s'est pas +conserve. Le rocher des Cecropides, ou s'etait peu +a peu developpe le culte d'Athene, et qui avait fini +par adopter le nom de sa divinite principale, acquit +la suprematie sur les onze autres Etats. Alors parut +Thesee, heritier des Cecropides. Toutes les traditions +s'accordent a dire qu'il reunit les douze groupes +en une cite. Il reussit, en effet, a faire adopter dans +toute l'Attique le culte d'Athene Polias, en sorte +que tout le pays celebra des lors en commun le sacrifice +des Panathenees. Avant lui, chaque bourgade +avait son feu sacre et son prytanee; il voulut que le +prytanee d'Athenes fut le centre religieux de toute +l'Attique. [10] Des lors l'unite athenienne fut fondee; +religieusement, chaque canton conserva son ancien +culte, mais tous adopterent un culte commun; politiquement, +chacun conserva ses chefs, ses juges, +son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y +eut le gouvernement central +de la cite. [11] + +De ces souvenirs et de ces traditions si precises +qu'Athenes conservait religieusement, il nous semble +qu'il ressort deux verites egalement manifestes; +l'une est que la cite a ete une confederation de +groupes constitues avant elle; l'autre est que la societe +ne s'est developpee qu'autant que la religion +s'elargissait. On ne saurait dire si c'est le progres +religieux qui a amene le progres social; ce qui est +certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux +en meme temps et avec un remarquable accord. + +Il faut bien penser a l'excessive difficulte qu'il y +avait pour les populations primitives a fonder des +societes regulieres. Le lien social n'est pas facile a +etablir entre ces etres humains qui sont si divers, si +libres, si inconstants. Pour leur donner des regles +communes, pour instituer le commandement et faire +accepter l'obeissance, pour faire ceder la passion a +la raison, et la raison individuelle, a la raison publique, +il faut assurement quelque chose de plus fort +que la force materielle, de plus respectable que l'interet, +de plus sur qu'une theorie philosophique, de +plus immuable qu'une convention, quelque chose +qui soit egalement au fond de tous les coeurs et qui +y siege avec empire. + +Cette chose-la, c'est une croyance. Il n'est rien +de plus puissant sur l'ame. Une croyance est l'oeuvre +de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de +la modifier a notre gre. Elle est notre creation, mais +nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la +croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et +elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle +ne nous quitte pas; elle nous parle a tout moment. +Si elle nous dit d'obeir, nous obeissons; si elle nous +trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme +peut bien dompter la nature, mais il est assujetti a +sa pensee. + +Or, une antique croyance commandait a l'homme +d'honorer l'ancetre; le culte de l'ancetre a groupe la +famille autour d'un autel. De la la premiere religion, +les premieres prieres, la premiere idee du devoir et +la premiere morale; de la aussi la propriete etablie, +l'ordre de la succession fixe; de la enfin tout le droit +prive et toutes les regles de l'organisation domestique. +Puis la croyance grandit, et l'association en +meme temps. A mesure que les hommes sentent +qu'il y a pour eux des divinites communes, ils s'unissent +en groupes plus etendus. Les memes regles, +trouvees et etablies dans la famille, s'appliquent +successivement a la phratrie, a la tribu, a la cite. + +Embrassons du regard le chemin que les hommes +ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolee et +l'homme ne connait que les dieux domestiques, +[Grec: theoi patrooi], _dii gentiles_. Au-dessus de la famille se +forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], _Juno +curialis_. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu, +[Grec: theos phylios]. On arrive enfin a la cite, et l'on concoit +un dieu dont la providence embrasse cette cite entiere, +[Grec: theos polieus], _penates publici_. Hierarchie de +croyances, hierarchie d'association. L'idee religieuse +a ete, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur +de la societe. + +Les traditions des Hindous, des Grecs, des Etrusques +racontaient que les dieux avaient revele aux +hommes les lois sociales. Sous cette forme legendaire +il y a une verite. Les lois sociales ont ete +l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et +si bienfaisants n'etaient pas autre chose que les +croyances des hommes. + +Tel a ete le mode d'enfantement de l'Etat chez +les anciens; cette etude etait necessaire pour nous +rendre compte tout a l'heure de la nature et des +institutions de la cite. Mais il faut faire ici une reserve. +Si les premieres cites se sont formees par la +confederation de petites societes constituees anterieurement, +ce n'est pas a dire que toutes les cites a +nous connues aient ete formees de la meme maniere. +L'organisation municipale une fois trouvee, il n'etait +pas necessaire que pour chaque ville nouvelle on +recommencat la meme route longue et difficile. Il +put meme arriver assez souvent que l'on suivit l'ordre +inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville deja +constituee, en alla fonder une autre, il n'emmena +d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses +concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres +hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient +meme appartenir a des races diverses. Mais ce chef +ne manqua jamais de constituer le nouvel Etat a +l'image de celui qu'il venait de quitter. En consequence, +il partagea son peuple en tribus et en phratries. +Chacune de ces petites associations eut un +autel, des sacrifices, des fetes; chacune imagina +meme un ancien heros qu'elle honora d'un culte, et +duquel elle vint a la longue a se croire issue. + +Souvent encore il arriva que les hommes d'un +certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit +que l'organisation sociale n'eut pas reussi a s'etablir, +comme en Arcadie, soit qu'elle eut ete corrompue +et dissoute par des revolutions trop brusques, comme +a Cyrene et a Thurii. Si un legislateur entreprenait +de mettre la regle parmi ces hommes, il ne manquait +jamais de commencer par les repartir en tribus et +en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type +de societe que celui-la. Dans chacun de ces cadres +il instituait un heros eponyme, il etablissait des sacrifices, +il inaugurait des traditions. C'etait toujours +par la que l'on commencait, si l'on voulait fonder +une societe reguliere. [12] Ainsi fait Platon lui-meme +lorsqu'il imagine une cite modele. + + +NOTES + +[1] Homere, _Iliade_, II, 362. Varron, _De ling. lat._, V, 89. Isee, II, +42. + +[2] Aulu-Gelle, XV, 27. + +[3] Demosthenes, _in Eubul._ Isee, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., _in +Demosth._, p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobee, _De republ._ + +[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thesee, 24; _ibid._, 13. + +[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18. + +[6] Plutarque, _Thesee_, 18. + +[7] Id., _ibid._, 14. Pollux, VI, 105. Etienne de Byzance, [Grec: +echelidai]. + +[8] Philochore cite par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111. + +[9] Pausanias, I, 38. + +[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, _Thesee_, 24. Pausanias, I, 26; VIII, +2. + +[11] Plutarque et Thucydide disent que Thesee detruisit les prytanees +locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire, +il est certain qu'il n'y reussit pas; car longtemps apres lui nous +trouvons +encore les cultes locaux, les assemblees, les _rois de tribus_. Boeckh, +_Corp, inscr._, 82, 85. Demosthenes, _in Theocrinem_. Pollux, VIII, III. +-- Nous laissons de cote la legende d'Ion, a laquelle plusieurs historiens +modernes nous semblent avoir donne trop d'importance en la presentant +comme +le symptome d'une invasion etrangere dans l'Attique. Cette invasion n'est +indiquee par aucune tradition. Si l'Attique eut ete conquise par ces +Ioniens du Peloponese, il n'est pas probable que les Atheniens eussent +conserve si religieusement leurs noms de Cecropides, d'Erechtheides, et +qu'ils eussent, au contraire, considere comme une injure le nom d'Ioniens +(Herodote, I, 143). A ceux qui croient a cette invasion des Ioniens et qui +ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de la, on peut encore +repondre que la plupart des grandes familles d'Athenes remontent a une +epoque bien anterieure a celle ou l'on place l'arrivee d'Ion dans +l'Attique. Est-ce a dire que les Atheniens ne soient pas des Ioniens, pour +la plupart? Ils appartiennent assurement a cette branche de la race +hellenique; Strabon nous dit que dans les temps les plus recules l'Attique +s'appelait _Ionia_ et _Ias_. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du +heros legendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment +anterieurs a Ion, et leur nom est peut-etre beaucoup plus ancien que celui +d'Hellenes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et +de presenter cette classe d'hommes comme une population conquerante qui +eut +opprime par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur +aucun temoignage ancien. + +[12] Herodote, IV, 161. Cf. Platon, _Lois_, V, 738; VI, 771. + + + + +CHAPITRE IV. + +LA VILLE. + + +Cite et ville n'etaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cite +etait l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la +ville etait le lieu de reunion, le domicile et surtout le sanctuaire de +cette association. + +Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idee que nous donnent +celles que nous voyons s'elever de nos jours. On batit quelques maisons, +c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroit, c'est +une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fosse et +d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas a la +longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des +constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entiere en un +jour. + +Mais il fallait que la cite fut constituee d'abord, et c'etait l'oeuvre la +plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles, +les phratries et les tribus etaient convenues de s'unir et d'avoir un meme +culte, aussitot on fondait la ville pour etre le sanctuaire de ce culte +commun. Aussi la fondation d'une ville etait-elle toujours un acte +religieux. + +Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-meme, en depit de la +vogue d'incredulite qui s'attache a cette ancienne histoire. On a bien +souvent repete que Romulus etait un chef d'aventuriers, qu'il s'etait fait +un peuple en appelant a lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces +hommes ramasses sans choix avaient bati au hasard quelques cabanes pour y +enfermer leur butin. Mais les ecrivains anciens nous presentent les faits +d'une tout autre facon; et il nous semble que, si l'on veut connaitre +l'antiquite, la premiere regle doit etre de s'appuyer sur les temoignages +qui nous viennent d'elle. Ces ecrivains parlent a la verite d'un asile, +c'est-a-dire d'un enclos sacre ou Romulus admit tous ceux qui se +presenterent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de +villes lui avaient donne. Mais cet asile n'etait pas la ville; il ne fut +meme ouvert qu'apres que la ville avait ete fondee et completement batie. +C'etait un appendice ajoute a Rome; ce n'etait pas Rome. Il ne faisait +meme pas partie de la ville de Romulus; car il etait situe au pied du mont +Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe +de bien distinguer le double element de la population romaine. Dans +l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les +hommes venus d'Albe, c'est-a-dire les hommes deja organises en societe, +distribues en _gentes_ et en curies, ayant des cultes domestiques et des +lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg ou les cabanes +se batissent au hasard et sans regles; sur le Palatin s'eleve une ville +religieuse et sainte. + +Sur la maniere dont cette ville fut fondee, l'antiquite abonde en +renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait +chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans +les _Fastes_ d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulse +les vieilles annales, et dans deux autres ecrivains qui doivent surtout +nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius +Flaccus que Festus nous a en partie conserve, tous les deux fort instruits +des antiquites romaines, amis de la verite, nullement credules, et +connaissant assez bien les regles de la critique historique. Tous ces +ecrivains nous ont transmis le souvenir de la ceremonie religieuse qui +avait marque la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de +rejeter un tel nombre de temoignages. + +Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous +etonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces +faits qui s'eloignent beaucoup des idees modernes, s'accordent +parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privee +une religion qui reglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette +religion les avait constitues en societe; qu'y a-t-il d'etonnant apres +cela que la fondation d'une ville ait ete aussi un acte sacre et que +Romulus lui-meme ait du accomplir des rites qui etaient observes partout? + +Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville +nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinee du +peuple depend, est toujours laisse a la decision des dieux. Si Romulus eut +ete Grec, il aurait consulte l'oracle de Delphes; Samnite, il eut suivi +l'animal sacre, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Etrusques, +initie a la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui reveler leur +volonte par le vol des oiseaux. Les dieux lui designent le Palatin. + +Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses +compagnons sont ranges autour de lui; ils allument un feu de broussailles, +et chacun saute a travers la flamme legere. [2] L'explication de ce rite +est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur; +or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en +sautant a travers la flamme sacree. + +Quand cette ceremonie preliminaire a prepare le peuple au grand acte de la +fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette +une motte de terre qu'il a apportee de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de +ses compagnons, s'approchant a son tour, jette comme lui un peu de terre +qu'il a apporte du pays d'ou il vient. Ce rite est remarquable, et il nous +revele chez ces hommes une pensee qu'il importe de signaler. Avant de +venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes +voisines. La etait leur foyer: c'est la que leurs peres avaient vecu et +etaient ensevelis. Or la religion defendait de quitter la terre ou le +foyer avait ete fixe et ou les ancetres divins reposaient. Il avait donc +fallu, pour se degager de toute impiete, que chacun de ces hommes usat +d'une fiction, et qu'il emportat avec lui, sous le symbole d'une motte de +terre, le sol sacre ou ses ancetres etaient ensevelis et auquel leurs +manes etaient attaches. L'homme ne pouvait se deplacer qu'en emmenant avec +lui son sol et ses aieux. Il fallait que ce rite fut accompli pour qu'il +put dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptee: Ceci est +encore la terre de mes peres, _terra patrum, patria_; ici est ma patrie, +car ici sont les manes de ma famille. + +La fosse ou chacun avait ainsi jete un peu de terre, s'appelait _mundus_; +or ce mot designait dans l'ancienne langue la region des manes. [4] De +cette meme place, suivant la tradition, les ames des morts s'echappaient +trois fois par an, desireuses de revoir un moment la lumiere. Ne voyons- +nous pas encore dans cette tradition la veritable pensee de ces anciens +hommes? En deposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne +patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les ames de leurs ancetres. Ces +ames reunies la devaient recevoir un culte perpetuel et veiller sur leurs +descendants. Romulus a cette meme place posa un autel et y alluma du feu. +Ce fut le foyer de la cite. [5] + +Autour de ce foyer doit s'elever la ville, comme la maison s'eleve autour +du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici +encore les moindres details sont fixes par un rituel. Le fondateur doit se +servir d'un soc de cuivre; sa charrue est trainee par un taureau blanc et +une vache blanche. Romulus, la tete voilee et sous le costume sacerdotal, +tient lui-meme le manche de la charrue et la dirige en chantant des +prieres. Ses compagnons marchent derriere lui en observant un silence +religieux, A mesure que le soc souleve des mottes de terre, on les rejette +soigneusement a l'interieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de +cette terre sacree ne soit du cote de l'etranger. [6] + +Cette enceinte tracee par la religion est inviolable. Ni etranger ni +citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est +un acte d'impiete; la tradition romaine disait que le frere du fondateur +avait commis ce sacrilege et l'avait paye de sa vie. [7] + +Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est +interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a souleve et porte +le soc; ces intervalles s'appellent _portae_; ce sont les portes de la +ville. + +Sur le sillon sacre ou un peu en arriere, s'elevent ensuite les murailles; +elles sont sacrees aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, meme pour les +reparer, sans la permission des pontifes. Des deux cotes de cette +muraille, un espace de quelques pas est donne a la religion; on l'appelle +_pomoerium_; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y +elever aucune construction. + +Telle a ete, suivant une foule de temoignages anciens, la ceremonie de la +fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en +conserver jusqu'aux ecrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette +ceremonie etait rappelee chaque annee a la memoire du peuple par une fete +anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fete a ete +celebree dans toute l'antiquite, d'annee en annee, et le peuple romain la +celebre encore aujourd'hui a la meme date qu'autrefois, le 21 avril; tant +les hommes, a travers leurs incessantes transformations, restent fideles +aux vieux usages! + +On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient ete +imagines pour la premiere fois par Romulus. Il est certain, au contraire, +que beaucoup de villes avant Rome avaient ete fondees de la meme maniere. +Varron dit que ces rites etaient communs au Latium et a l'Etrurie. Caton +l'Ancien qui, pour ecrire son livre des _Origines_, avait consulte les +annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues +etaient pratiques par tous les fondateurs de villes. Les Etrusques +possedaient des livres liturgiques ou etait consigne le rituel complet de +ces ceremonies. [11] + +Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville +devait etre choisi et revele par la divinite. Aussi quand ils voulaient en +fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Herodote signale +comme un acte d'impiete ou de folie que le Spartiate Doriee ait ose batir +une ville " sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des +ceremonies prescrites ", et le pieux historien n'est pas surpris qu'une +ville ainsi construite en depit des regles n'ait dure que trois ans. [13] +Thucydide, rappelant le jour ou Sparte fut fondee, mentionne les chants +pieux et les sacrifices de ce jour-la. Le meme historien nous dit que les +Atheniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une +colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comedie +d'Aristophane un tableau assez exact de la ceremonie qui etait usitee en +pareil cas. Lorsque le poete representait la plaisante fondation de la +ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui etaient +observees dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la +scene un pretre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poete qui +chantait des hymnes, et un devin qui recitait des oracles. + +Pausanias parcourait la Grece vers le temps d'Adrien. Arrive en Messenie, +il se fit raconter par les pretres la fondation de la ville de Messene, et +il nous a transmis leur recit. [15] L'evenement n'etait pas tres-ancien; +il avait eu lieu au temps d'Epaminondas. Trois siecles auparavant les +Messeniens avaient ete chasses de leur pays, et depuis ce temps-la ils +avaient vecu disperses parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant +avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thebains +voulaient les ramener dans le Peloponese, pour attacher un ennemi aux +flancs de Sparte; mais le plus difficile etait de decider les Messeniens. +Epaminondas, qui avait affaire a des hommes superstitieux, crut devoir +mettre en circulation un oracle predisant a ce peuple le retour dans son +ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attesterent que les dieux +nationaux des Messeniens, qui les avaient trahis a l'epoque de la +conquete, leur etaient redevenus favorables. Ce peuple timide se decida +alors a rentrer dans le Peloponese a la suite d'une armee thebaine. Mais +il s'agissait de savoir ou la ville serait batie, car d'aller reoccuper +les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient ete +souillees par la conquete. Pour choisir la place ou l'on s'etablirait, on +n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car +la Pythie etait alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient +d'autres moyens de reveler leur volonte; un pretre messenien eut un songe +ou l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se +fixer sur le mont Ithome, et qu'il invitait le peuple a l'y suivre. +L'emplacement de la ville nouvelle etant ainsi indique, il restait encore +a savoir les rites qui etaient necessaires pour la fondation; mais les +Messeniens les avaient oublies; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter +ceux des Thebains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment batir +la ville. Un songe vint fort a propos a un autre Messenien: les dieux lui +ordonnaient de se transporter sur le mont Ithome, d'y chercher un if qui +se trouvait aupres d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il +obeit; il decouvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'etain, sur +lesquelles se trouvait grave le rituel complet de la ceremonie sacree. Les +pretres en prirent aussitot copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On +ne manqua pas de croire que l'urne avait ete deposee la par un ancien roi +des Messeniens avant la conquete du pays. + +Des qu'on fut en possession du rituel, la fondation commenca. Les pretres +offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la +Messenie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithome, les anciens heros, les +ancetres connus et veneres. Tous ces protecteurs du pays l'avaient +apparemment quitte, suivant les croyances des anciens, le jour ou l'ennemi +s'en etait rendu maitre; on les conjura d'y revenir. On prononca des +formules qui devaient avoir pour effet de les determiner a habiter la +ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'etait la l'important; fixer +les dieux avec eux etait ce que ces hommes avaient le plus a coeur, et +l'on peut croire que la ceremonie religieuse n'avait pas d'autre but. De +meme que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y +deposer les manes de leurs ancetres, ainsi les contemporains d'Epaminondas +appelaient a eux leurs heros, leurs ancetres divins, les dieux du pays. +Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol +qu'ils allaient eux-memes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils +allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: " Venez avec nous, o Etres +divins, et habitez en commun avec nous cette ville. " Une premiere journee +fut employee a ces sacrifices et a ces prieres. Le lendemain on traca +l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux. + +On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y +avait aucune ville, si antique qu'elle put etre, qui ne pretendit savoir +le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne +pouvait pas perdre le souvenir de la ceremonie sainte qui avait marque sa +naissance; car chaque annee elle en celebrait l'anniversaire par un +sacrifice. Athenes, aussi bien que Rome, fetait son jour natal. + +Il arrivait souvent que des colons ou des conquerants s'etablissaient dans +une ville deja batie. Ils n'avaient pas de maisons a construire, car rien +ne s'opposait a ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient +a accomplir la ceremonie de la fondation, c'est-a-dire a poser leur propre +foyer et a fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est +pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Herodote que les Doriens +fonderent Lacedemone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples +eussent trouve ces villes toutes baties et deja fort anciennes. + +Ces usages nous disent clairement ce que c'etait qu'une ville dans la +pensee des anciens. Entouree d'une enceinte sacree, et s'etendant autour +d'un autel, elle etait le domicile religieux qui recevait les dieux et les +hommes de la cite. Tite-Live disait de Rome: " Il n'y a pas une place dans +cette ville qui ne soit impregnee de religion et qui ne soit occupee par +quelque divinite... Les dieux l'habitent. " Ce que Tite-Live disait de +Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait +ete fondee suivant les rites, elle avait recu dans son enceinte des dieux +protecteurs qui s'etaient comme implantes dans son sol et ne devaient plus +le quitter. Toute ville etait un sanctuaire; toute ville pouvait etre +appelee sainte. [16] + +Comme les dieux etaient pour toujours attaches a la ville, le peuple ne +devait pas non plus quitter l'endroit ou ses dieux etaient fixes. Il y +avait a cet egard un engagement reciproque, une sorte de contrat entre les +dieux et les hommes. Les tribuns de la plebe disaient un jour que Rome, +devastee par les Gaulois, n'etait plus qu'un monceau de ruines, qu'a cinq +lieues de la il existait une ville toute batie, grande et belle, bien +situee et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la +conquete; qu'il fallait donc laisser la Rome detruite et se transporter a +Veii. Mais le pieux Camille leur repondit: " Notre ville a ete fondee +religieusement; les dieux memes en ont marque la place et s'y sont etablis +avec nos peres. Toute ruinee qu'elle est, elle est encore la demeure de +nos dieux nationaux. " Les Romains resterent a Rome. + +Quelque chose de sacre et de divin s'attachait naturellement a ces villes +que les dieux avaient elevees [17] et qu'ils continuaient a remplir de +leur presence. On sait que les traditions romaines promettaient a Rome +l'eternite. Chaque ville avait des traditions semblables. On batissait +toutes les villes pour etre eternelles. + + +NOTES + +[1] Ciceron, _De divin._, I, 17. Plutarque, _Camille_, 32. Pline, XIV, 2; +XVIII, 12. + +[2] Denys, I, 88. + +[3] Plutarque, _Romulus_, 11. Dion Cassius, _Fragm._, 12. Ovide, _Fast._, +IV, 821. Festus, v _Quadrata_. + +[4] Festus, V _Mundus_. Servius, _ad Aen._, III, 134. Plutarque, +_Romulus_, 11. + +[5] Ovide, _ibid._ Le foyer fut deplace plus tard. Lorsque les trois +villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le +foyer commun ou temple de Vesta fut place sur un terrain neutre entre les +trois collines. + +[6] Plutarque, _Romulus_, 11. Ovide, _ibid._ Varron, _De ling. lat._, V, +143. Festus, v _Primigenius_; v _Urvat._ Virgile, V, 755. + +[7] Voy. Plutarque, _Quest. rom._, 27. + +[8] Caton, dans Servius, V, 755. + +[9] Ciceron, _De nat. deor._, III, 40. _Digeste_, 8, 8. Gaius, II, 8. + +[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14. + +[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, _L. L._, V, 143. Festus, V +_Rituales._ + +[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athenee, VIII, 62. + +[13] Herodote, V, 42. + +[14] Thucydide, V, 16; III, 24. + +[15] Pausanias, IV, 27. + +[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, _Chev._, 1319), +[Grec: Lakedaimoni diae] (Theognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit +Theognis en parlant de Megare. + +[17] _Neptunia Troja_, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Theognis, 755 +(Welcker). + + + + +CHAPITRE V. + +LE CULTE DU FONDATEUR; LA LEGENDE D'ENEE. + + +Le fondateur etait l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel +une ville ne pouvait pas etre. C'etait lui qui posait le foyer ou devait +bruler eternellement le feu sacre; c'etait lui qui par ses prieres et ses +rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville +nouvelle. + +On concoit le respect qui devait s'attacher a cet homme sacre. De son +vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le pere de la +cite; mort, il devenait un ancetre commun pour toutes les generations qui +se succedaient; il etait pour la cite ce que le premier ancetre etait pour +la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpetuait comme le feu du +foyer qu'il avait allume. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la +ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fetes etaient +renouveles chaque annee sur son tombeau. [1] + +Tout le monde sait que Romulus etait adore, qu'il avait un temple et des +pretres. Les senateurs purent bien l'egorger, mais non pas le priver du +culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de meme +celui qui l'avait fondee. Cecrops et Thesee que l'on regardait comme ayant +ete successivement fondateurs d'Athenes, y avaient des temples. Abdere +faisait des sacrifices a son fondateur Timesios, Thera a Theras, Tenedos a +Tenes, Delos a Anios, Cyrene a Battos, Milet a Nelee, Amphipolis a Hagnon. +Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la +Chersonese de Thrace; cette colonie lui institua un culte apres sa mort, +" suivant l'usage ordinaire ". Hieron de Syracuse, ayant fonde la ville +d'Aetna, y jouit dans la suite " du culte des fondateurs ". [2] + +Il n'y avait rien qui fut plus a coeur a une ville que le souvenir de sa +fondation. Quand Pausanias visita la Grece, au second siecle de notre ere, +chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa genealogie et +les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient +pas sortir de la memoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils +etaient rappeles chaque, annee dans les ceremonies sacrees. + +On a conserve le souvenir d'un grand nombre de poemes grecs qui avaient +pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chante celle de +Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de +Milet; Apollonius, Hermogene, Hellanicus, Diocles avaient compose sur le +meme sujet des poemes ou des histoires. Peut-etre n'y avait-il pas une +seule ville qui ne possedat son poeme ou au moins son hymne sur l'acte +sacre qui lui avait donne naissance. + +Parmi tous ces anciens poemes, qui avaient pour objet la fondation sainte +d'une ville, il en est un qui n'a pas peri, parce que si son sujet le +rendait cher a une cite, ses beautes l'ont rendu precieux pour tous les +peuples et tous les siecles. On sait qu'Enee avait fonde Lavinium, d'ou +etaient issus les Albains et les Romains, et qu'il etait par consequent +regarde comme le premier fondateur de Rome. Il s'etait etabli sur lui un +ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve deja consignes dans +les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile +s'empara de ce sujet, et ecrivit le poeme national de la cite romaine. + +C'est l'arrivee d'Enee, ou plutot c'est le transport des dieux de Troie en +Italie qui est le sujet de l'_Eneide_. Le poete chante cet homme qui +traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le +Latium, + + dum conderet urbem + Inferretque Deos Latio. + +Il ne faut pas juger l'_Eneide_ avec nos idees modernes. On se plaint +souvent de ne pas trouver dans Enee l'audace, l'elan, la passion. On se +fatigue de cette epithete de pieux qui revient sans cesse. On s'etonne de +voir ce guerrier consulter ses Penates avec un soin si scrupuleux, +invoquer a tout propos quelque divinite, lever les bras au ciel quand il +s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles a travers toutes +les mers, et verser des larmes a la vue d'un danger. On ne manque guere +non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tente de dire +avec la malheureuse reine: + + Nullis ille movetur + Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit. + +C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un heros de roman. Le +poete veut nous montrer un pretre. Enee est le chef du culte, l'homme +sacre, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Penates de la +cite, + + Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Penates + Classe veho mecum. + +Sa qualite dominante doit etre la piete, et l'epithete que le poete lui +applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa +vertu doit etre une froide et haute impersonnalite, qui fasse de lui, non +un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des +passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond +de son coeur, + + Multa gemens multoque animum labefactus amore, + Jussa tamen Divum insequitur. + +Deja dans Homere Enee etait un personnage sacre, un grand pretre, que le +peuple " venerait a l'egal d'un dieu ", et que Jupiter preferait a Hector. +Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la +nuit qui a consomme la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe. +" Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle +ville. " Et en meme temps il lui a remis les choses saintes, les +statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'eteindre. Ce +songe n'est pas un ornement place la par la fantaisie du poete. Il est, au +contraire, le fondement sur lequel repose le poeme tout entier; car c'est +par lui qu'Enee est devenu le depositaire des dieux de la cite et que sa +mission sainte lui a ete revelee. + +La ville de Troie a peri, mais non pas la cite troyenne; grace a Enee, le +foyer n'est pas eteint, et les dieux ont encore un culte. La cite et les +dieux fuient avec Enee; ils parcourent les mers et cherchent une contree +ou il leur soit donne de s'arreter, + + Considere Teucros + Errantesque Deos agitataque numina Trojae. + +Enee cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux +paternels, + + Dis sedem exiguam patriis. + +Mais le choix de cette demeure, a laquelle la destinee de la cite sera +liee pour toujours, ne depend pas des hommes; il appartient aux dieux. +Enee consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui- +meme sa route et son but; il se laisse diriger par la divinite: + + Italiam non sponte sequor. + +Il voudrait s'arreter en Thrace, en Crete, en Sicile, a Carthage avec +Didon; _fata obstant_. Entre lui et son desir du repos, entre lui et son +amour, vient toujours se placer l'arret des dieux, la parole revelee, +_fata_. + +Il ne faut pas s'y tromper: le vrai heros du poeme n'est pas Enee; ce sont +les dieux de Troie, ces memes dieux qui doivent etre un jour ceux de Rome. +Le sujet de l'_Eneide_, c'est la lutte des dieux romains contre une +divinite hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arreter, + + Tantae mons erat romanam condere gentem! + +Peu s'en faut que la tempete ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme +ne les enchaine. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marque, + + Fata viam inveniunt. + +Voila ce qui devait singulierement eveiller l'interet des Romains. Dans ce +poeme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs +institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cite +romaine n'existerait pas. [3] + + +NOTES + +[1] Pindare, _Pyth._, V, 129; _Olymp._, VII, 145. Ciceron, _De nat. +deor._, III, 19. Catulle, VII, 6. + +[2] Herodote, I, 168; VI, 38. Pindare, _Pyth._, IV. Thucydide, V, 11. +Strabon, XIV, 1. Plutarque, _Quest. gr._, 20. Pausanias, I, 34; III, 1. +Diodore, XI, 78. + +[3] Nous n'avons pas a examiner ici si la legende d'Enee repond a un fait +reel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les +anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idee ils se +faisaient du _penatiger_, et pour nous c'est la l'important. Ajoutons que +plusieurs villes, en Thrace, en Crete, en Epire, a Cythere, a Zacynthe, en +Sicile, en Italie, croyaient avoir ete fondees par Enee et lui rendaient +un culte. + + + + +CHAPITRE VI. + +LES DIEUX DE LA CITE. + + +Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien +de toute societe, c'etait un culte. De meme qu'un autel domestique tenait +groupes autour de lui les membres d'une famille, de meme la cite etait la +reunion de ceux qui avaient les memes dieux protecteurs et qui +accomplissaient l'acte religieux au meme autel. + +Cet autel de la cite etait renferme dans l'enceinte d'un batiment que les +Grecs appelaient prytanee et que les Romains appelaient temple de Vesta. +[1] + +Il n'y avait rien de plus sacre dans une ville que cet autel, sur lequel +le feu sacre etait toujours entretenu. Il est vrai que cette grande +veneration s'affaiblit de bonne heure en Grece, parce que l'imagination +grecque se laissa entrainer du cote des plus beaux temples, des plus +riches legendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit +jamais a Rome. Les Romains ne cesserent pas d'etre convaincus que le +destin de la cite etait attache a ce foyer qui representait leurs dieux. +Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur +sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait +abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait +le feu s'eteindre ou souillait le culte en manquant a son devoir de +chastete, la ville qui se croyait alors menacee de perdre ses dieux, se +vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive. + +Un jour, le temple de Vesta faillit etre brule dans un incendie des +maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son +avenir en peril. Le danger passe, le Senat prescrivit au consul de +rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitot ses +accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors a +Rome. Ce n'etait pas qu'il eut aucune preuve contre eux, mais il faisait +ce raisonnement: " Un incendie a menace notre foyer; cet incendie qui +devait briser notre grandeur et arreter nos destinees, n'a pu etre allume +que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus +acharnes que les habitants de Capoue, cette ville qui est presentement +l'alliee d'Annibal et qui aspire a etre a notre place la capitale de +l'Italie. Ce sont donc ces hommes-la qui ont voulu detruire notre temple +de Vesta, notre foyer eternel, ce gage et ce garant de notre grandeur +future. " [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idees religieuses, +croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sur +de la vaincre que de detruire son foyer. Nous voyons la les croyances des +anciens; le foyer public etait le sanctuaire de la cite; c'etait ce qui +l'avait fait naitre et ce qui la conservait. + +De meme que le culte du foyer domestique etait secret et que la famille +seule avait droit d'y prendre part, de meme le culte du foyer public etait +cache aux etrangers. Nul, s'il n'etait citoyen, ne pouvait assister au +sacrifice. Le seul regard de l'etranger souillait l'acte religieux. [3] + +Chaque cite avait des dieux qui n'appartenaient qu'a elle. Ces dieux +etaient ordinairement de meme nature que ceux de la religion primitive des +familles. On les appelait Lares, Penates, Genies, Demons, Heros; [4] sous +tous ces noms, c'etaient des ames humaines divinisees par la mort. Car +nous avons vu que, dans la race indo-europeenne, l'homme avait eu d'abord +le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces +Genies ou ces Heros etaient la plupart du temps les ancetres du peuple. +[5] Les corps etaient enterres soit dans la ville meme, soit sur son +territoire, et comme, d'apres les croyances que nous avons montrees plus +haut, l'ame ne quittait pas le corps, il en resultait que ces morts divins +etaient attaches au sol ou leurs ossements etaient enterres. Du fond de +leurs tombeaux ils veillaient sur la cite; ils protegeaient le pays, et +ils en etaient en quelque sorte les chefs et les maitres. Cette expression +de chefs du pays, appliquee aux morts, se trouve dans un oracle adresse +par la Pythie a Solon: " Honore d'un culte les chefs du pays, les morts +qui habitent sous terre. " [6] Ces opinions venaient de la tres-grande +puissance que les antiques generations avaient attribuee a l'ame humaine +apres la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service a la cite, +depuis celui qui l'avait fondee jusqu'a celui qui lui avait donne une +victoire ou avait ameliore ses lois, devenait un dieu pour cette cite. Il +n'etait meme pas necessaire d'avoir ete un grand homme ou un bienfaiteur; +il suffisait d'avoir frappe vivement l'imagination de ses contemporains et +de s'etre rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un heros, +c'est-a-dire, un mort puissant dont la protection fut a desirer et la +colere a craindre. Les Thebains continuerent pendant dix siecles a offrir +des sacrifices a Eteocle et a Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient +un culte a un Perse qui etait mort chez eux pendant l'expedition de +Xerxes. Hippolyte etait venere comme dieu a Trezene. Pyrrhus, fils +d'Achille, etait un dieu a Delphes, uniquement parce qu'il y etait mort et +y etait enterre. Crotone rendait un culte a un heros par le seul motif +qu'il avait ete de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athenes +adorait comme un de ses protecteurs Eurysthee, qui etait pourtant un +Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il +fait paraitre sur la scene Eurysthee, pres de mourir et lui fait dire aux +Atheniens: " Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et +dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hote protecteur. " +[8] Toute la tragedie d'_Edipe a Colone_ repose sur ces croyances: Athenes +et Thebes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir +un dieu. + +C'etait un grand bonheur pour une cite de posseder des morts quelque peu +marquants. [9] Mantinee parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thebes +de ceux de Geryon, Messene de ceux d'Aristomene. [10] Pour se procurer ces +reliques precieuses on usait quelquefois de ruse. Herodote raconte par +quelle supercherie les Spartiates deroberent les ossements d'Oreste. [11] +Il est vrai que ces ossements, auxquels etait attachee l'ame du heros, +donnerent immediatement une victoire aux Spartiates. Des qu'Athenes eut +acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer +des ossements de Thesee qui avait ete enterre dans l'ile de Scyros, et de +leur elever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux +protecteurs. + +Outre ces heros et ces genies, les hommes avaient des dieux d'une autre +espece, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la +nature avait porte leur pensee. Mais nous avons vu que ces creations de +l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractere de divinites +domestiques ou locales. On ne concut pas d'abord ces dieux comme veillant +sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en +propre a une famille ou a une cite. + +Ainsi il etait d'usage que chaque cite, sans compter ses heros, eut encore +un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinite qu'elle avait associee a +ses premiers penates et a son foyer. Il y avait ainsi en Grece et en +Italie une foule de divinites _poliades_. Chaque ville avait ses dieux qui +l'habitaient. [12] + +Les noms de beaucoup de ces divinites sont oublies; c'est par hasard qu'on +a conserve le souvenir du dieu Satrapes, qui appartenait a la ville +d'Elis, de la deesse Dindymene a Thebes, de Soteira a Aegium, de +Britomartis en Crete, de Hyblaea a Hybla. Les noms de Zeus, Athene, Hera, +Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils +etaient souvent appliques a ces divinites poliades. Mais de ce que deux +villes donnaient a leur dieu le meme nom, gardons-nous de conclure +qu'elles adoraient le meme dieu. Il y avait une Athene a Athenes et il y +en avait une a Sparte; c'etaient deux deesses. Un grand nombre de cites +avaient un Jupiter pour divinite poliade. C'etaient autant de Jupiters +qu'il y avait de villes. Dans la legende de la guerre de Troie on voit une +Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre +Pallas qui recoit un culte et qui protege ses adorateurs. [13] Dira-t-on +que c'etait la meme divinite qui figurait dans les deux armees? Non +certes; car les anciens n'attribuaient pas a leurs dieux le don +d'ubiquite. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Hera +poliade; ce n'etait pas la meme deesse, car elle etait representee dans +les deux villes avec des attributs bien differents. II y avait a Rome une +Junon; a cinq lieues de la, la ville de Veii en avait une autre; c'etait +si peu la meme divinite, que nous voyons le dictateur Camille, assiegeant +Veii, s'adresser a la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la +ville etrusque et de passer dans son camp. Maitre de la ville, il prend la +statue, bien persuade qu'il prend en meme temps une deesse, et il la +transporte devotement a Rome. Rome eut des lors deux Junons protectrices. +Meme histoire, quelques annees apres, pour un Jupiter, qu'un autre +dictateur apporta de Preneste, alors que Rome en avait deja trois ou +quatre chez elle. [14] + +La ville qui possedait en propre une divinite, ne voulait pas qu'elle +protegeat les etrangers, et ne permettait pas qu'elle fut adoree par eux. +La plupart du temps un temple n'etait accessible qu'aux citoyens. Les +Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Hera d'Argos. +Pour penetrer dans celui de l'Athene d'Athenes, il fallait etre Athenien. +[15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas +entrer dans le temple d'une troisieme Junon qu'il y avait dans la petite +ville de Lanuvium. [16] + +Il faut bien reconnaitre que les anciens ne se sont jamais represente Dieu +comme un etre unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs +innombrables dieux avait son petit domaine; a l'un une famille, a l'autre +une tribu, a celui-ci une cite: c'etait la le monde qui suffisait a la +providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques +philosophes ont pu le deviner, les mysteres d'Eleusis ont pu le faire +entrevoir aux plus intelligents de leurs inities, mais le vulgaire n'y a +jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'etre divin que comme +une force qui le protegeait personnellement, et chaque homme ou chaque +groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les +descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints +avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idee de Dieu; chacun d'eux veut +avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence speciale. +A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant +celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'a cote; il n'est pas rare +de voir deux facchini se quereller et se battre a coups de couteau pour +les merites de leurs deux madones. Ce sont la des exceptions aujourd'hui, +et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines +classes. C'etait la regle chez les anciens. + +Chaque cite avait son corps de pretres qui ne dependait d'aucune autorite +etrangere. Entre les pretres de deux cites il n'y avait nul lien, nulle +communication, nul echange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait +d'une ville a une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes, +d'autres ceremonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux +d'une ville ne ressemblaient pas a ceux d'une autre. Chaque cite avait son +recueil de prieres et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eut +cru compromettre sa religion et sa destinee si elle l'eut laisse voir aux +etrangers. Ainsi, la religion etait toute locale, toute civile, a prendre +ce mot dans le sens ancien, c'est-a-dire speciale a chaque cite. [17] + +En general, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait +et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragedie +d'Eschyle, un etranger dit aux Argiennes: " Je ne crains pas les dieux de +votre pays, et je ne leur dois rien. " [18] + +Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le +danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait a +eux d'une defaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de +defenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'a renverser leurs +autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19] + +Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont +ils recevaient un culte, et cela etait bien naturel; ces dieux etaient +avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville. +S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hecatombes, il +fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cite. [20] Voyez dans +Virgile comme Junon " fait effort et travaille " pour que sa Carthage +obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de +Virgile, avait a coeur la grandeur de sa cite. Ces dieux avaient memes +interets que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils +marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage +qui dit, a l'approche d'une bataille: " Les dieux qui combattent avec nous +valent bien ceux qui sont du cote de nos ennemis. " [21] Jamais les +Eginetes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de +leurs heros nationaux, les Eacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes +leurs expeditions les Tyndarides. [22] Dans la melee, les dieux et les +citoyens se soutenaient reciproquement, et quand on etait vainqueur, c'est +que tous avaient fait leur devoir. + +Si une ville etait vaincue, on croyait que ses dieux etaient vaincus avec +elle. [23] Si une ville etait prise, ses dieux eux-memes etaient captifs. + +Il est vrai que sur ce dernier point les opinions etaient incertaines et +variaient. Beaucoup etaient persuades qu'une ville ne pouvait jamais etre +prise tant que ses dieux y residaient. Lorsque Enee voit les Grecs maitres +de Troie, il s'ecrie que les dieux de la ville sont partis, desertant +leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thebaines +exprime la meme croyance lorsque, a l'approche de l'ennemi, il conjure les +dieux de ne pas quitter la ville. [24] + +En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire +sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule +qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservee: " Toi, +o tres-grand, qui as sous ta protection cette cite, je te prie, je +t'adore, je te demande en grace d'abandonner cette ville et ce peuple, de +quitter ces temples, ces lieux sacres, et t'etant eloigne d'eux, de venir +a Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux +sacres te soient plus agreables et plus chers; prends-nous sous ta garde. +Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. " [25] Or les +anciens etaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces +et puissantes, que si on les prononcait exactement et sans y changer un +seul mot, le dieu ne pouvait pas resister a la demande des hommes. Le +dieu, ainsi appele, passait donc a l'ennemi, et la ville etait prise. + +On trouve en Grece les memes opinions et des usages analogues. Encore au +temps de Thucydide, lorsqu'on assiegeait une ville, on ne manquait pas +d'adresser une invocation a ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fut +prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu, +les Grecs preferaient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connait +la legende d'Ulysse derobant la Pallas des Troyens. A une autre epoque, +les Eginetes, voulant faire la guerre a Epidaure, commencerent par enlever +deux statues protectrices de cette ville, et les transporterent chez eux. +[27] + +Herodote raconte que les Atheniens voulaient faire la guerre aux Eginetes; +mais l'entreprise etait hasardeuse, car Egine avait un heros protecteur +d'une grande puissance et d'une singuliere fidelite; c'etait Eacus. Les +Atheniens, apres avoir murement reflechi, remirent a trente annees +l'execution de leur dessein; en meme temps ils eleverent dans leur pays +une chapelle a ce meme Eacus, et lui vouerent un culte. Ils etaient +persuades que si ce culte etait continue sans interruption durant trente +ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Eginetes, mais aux Atheniens. Il +leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si +longtemps de grasses victimes, sans devenir l'oblige de ceux qui les lui +offraient. Eacus serait donc a la fin force d'abandonner les interets des +Eginetes, et de donner la victoire aux Atheniens. [28] + +Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athenes fut +maitresse de la petite ile de Salamine, qui appartenait alors aux +Megariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui repondit: " Si tu veux +conquerir l'ile, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des heros qui la +protegent et qui l'habitent. " Solon obeit; au nom d'Athenes il offrit des +sacrifices aux deux principaux heros salaminiens. Ces heros ne resisterent +pas aux dons qu'on leur faisait; ils passerent du cote d'Athenes, et +l'ile, privee de protecteurs, fut conquise. [29] + +En temps de guerre, si les assiegeants cherchaient a s'emparer des +divinites de la ville, les assieges, de leur cote, les retenaient de leur +mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaines pour l'empecher +de deserter. D'autres fois on le cachait a tous les regards pour que +l'ennemi ne put pas le trouver, Ou bien encore on opposait a la formule +par laquelle l'ennemi essayait de debaucher le dieu, une autre formule qui +avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imagine un moyen qui +leur semblait plus sur: ils tenaient secret le nom du principal et du plus +puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis +ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de +leur cote et que leur ville ne serait jamais prise. + +On voit par la quelle singuliere idee les anciens se faisaient des dieux. +Ils furent tres-longtemps sans concevoir la Divinite comme une puissance +supreme. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cite sa +religion nationale. Une ville etait comme une petite Eglise complete, qui +avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien +grossieres; mais elles ont ete celles du peuple le plus spirituel de ces +temps-la, et elles ont exerce sur ce peuple et sur le peuple romain une si +forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs +institutions et de leur histoire est venue de la. + + +NOTES + +[1] Le prytanee contenait le foyer commun de la cite: Denys +d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, _Nem._, XI. +Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanee dans toute ville +grecque: Herodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, _G. +de Mithr._, 23; _G. puniq._, 84. Diodore, XX, 101. Ciceron, _De signis_, +53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athenee, I, 58; X, +24. Boeckh, _Corp. inscr._, 1193. -- A Rome, le temple de Vesta n'etait +pas autre chose qu'un foyer: Ciceron, _De legib._, II, 8; II, 12. Ovide, +_Fast._, VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31. + +[2] Tite-Live, XXVI, 27. + +[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, _G. civ._, I, 54. + +[4] Ovide, _Fast_., II, 616. + +[5] Plutarque, _Aristide_, 11. + +[6] Plutarque, _Solon_, 9. + +[7] Pausanias, IX, 18. Herodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X, +23. Pindare, _Nem._, 65 et suiv. Herodote, V, 47. + +[8] Euripide, _Heracl._, 1032. + +[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, _Trin_., II, 2, 14. + +[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9. + +[11] Herodote, I, 68. + +[12] Herodote, V, 82. Sophocle, _Phil_., 134. Thucydide, II, 71. Euripide, +_Electre_, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, _Oiseaux_, +828; _Chev._, 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14. + +[13] Homere, _Iliade_, VI, 88. + +[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. + +[15] Herodote, VI, 81; V, 72. + +[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquete. Tite-Live, VIII, 14. + +[17] Il n'existait de cultes communs a plusieurs cites que dans le cas de +confederations; nous en parlerons ailleurs. + +[18] Eschyle, _Suppl._, 858. + +[19] Suetone, _Calig._, 5; Seneque, _De vita beata_, 36. + +[20] Cette pensee se voit souvent chez les anciens. Theognis, 759. + +[21] Euripide, _Heracl._, 347. + +[22] Herodote, V, 65; V, 80. + +[23] Virgile, _En._, I, 68. + +[24] Eschyle, _Sept chefs_, 202. + +[25] Macrobe, III, 9. + +[26] Thucydide, II, 74. + +[27] Herodote, V, 83. + +[28] Herodote, V, 89. + +[29] Plutarque, _Solon_, 9. + +[30] Macrobe, III. + + + + +CHAPITRE VII. + +LA RELIGION DE LA CITE. + + +_1 Les repas publics._ + +On a vu plus haut que la principale ceremonie du culte domestique etait un +repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture preparee sur un +autel, telle fut, suivant toute apparence, la premiere forme que l'homme +ait donnee a l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la +divinite fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui +donnait sa part. + +La principale ceremonie du culte de la cite etait aussi un repas de cette +nature; il devait etre accompli en commun, par tous les citoyens, en +l'honneur des divinites protectrices. L'usage de ces repas publics etait +universel en Grece; on croyait que le salut de la cite dependait de leur +accomplissement. [1] + +L'Odyssee nous donne la description d'un de ces repas sacres; neuf longues +tables sont dressees pour le peuple de Pylos; a chacune d'elles cinq cents +citoyens sont assis, et chaque groupe a immole neuf taureaux en l'honneur +des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et +finit par des libations et des prieres. [2] L'antique usage des repas en +commun est signale aussi par les plus vieilles traditions atheniennes; on +racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mere, etait arrive a Athenes au +moment meme ou la cite, reunie autour de son roi, accomplissait l'acte +sacre. [3] + +Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait +ordinairement une idee qui n'est pas conforme a la verite. On se figure +les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie +privee n'eut pas ete connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des +textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur +maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux +fois par mois, sans compter les jours de fete. C'etaient des actes +religieux de meme nature que ceux qui etaient pratiques a Athenes, a Argos +et dans toute la Grece. [5] + +Outre ces immenses banquets, ou tous les citoyens etaient reunis et qui ne +pouvaient guere avoir lieu qu'aux fetes solennelles, la religion +prescrivait qu'il y eut chaque jour un repas sacre. A cet effet, quelques +hommes choisis par la cite devaient manger ensemble, en son nom, dans +l'enceinte du prytanee, en presence du foyer et des dieux protecteurs. Les +Grecs etaient convaincus que, si ce repas venait a etre omis un seul jour, +l'Etat etait menace de perdre la faveur de ses dieux. + +A Athenes, le sort designait les hommes qui devaient prendre part au repas +commun, et la loi punissait severement ceux qui refusaient de s'acquitter +de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient a la table sacree, etaient +revetus momentanement d'un caractere sacerdotal; on les appelait +_parasites_; ce mot, qui devint plus tard un terme de mepris, commenca par +etre un titre sacre. [6] Au temps de Demosthenes, les parasites avaient +disparu; mais les prytanes etaient encore astreints a manger ensemble au +Prytanee. Dans toutes les villes il y avait des salles affectees, aux +repas communs. [7] + +A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnait bien +une ceremonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tete; +c'etait en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs +chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. " Plus on +est pare de fleurs, disait-on, et plus on est sur de plaire aux dieux; +mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se detournent de toi. " +[8] - " Une couronne, disait-on encore, est la messagere d'heureux augure +que la priere envoie devant elle vers les dieux. " [9] Les convives, pour +la meme raison, etaient vetus de robes blanches; le blanc etait la couleur +sacree chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10] + +Le repas commencait invariablement par une priere et des libations; on +chantait des hymnes. La nature des mets et l'espece de vin qu'on devait +servir etaient reglees par le rituel de chaque cite. S'ecarter en quoi que +ce fut de l'usage suivi par les ancetres, presenter un plat nouveau ou +alterer le rhythme des hymnes sacres, etait une impiete grave dont la cite +entiere eut ete responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'a +fixer la nature des vases qui devaient etre employes, soit pour la cuisson +des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il +fallait que le pain fut place dans des corbeilles de cuivre; dans telle +autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme meme des +pains etait immuablement fixee. [11] Ces regles de la vieille religion ne +cesserent jamais d'etre observees, et les repas sacres garderent toujours +leur simplicite primitive. Croyances, moeurs, etat social, tout changea; +ces repas demeurerent immuables. Car les Grecs furent toujours tres- +scrupuleux observateurs de leur religion nationale. + +Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait a la +religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immediatement +apres commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec +leur gout. C'etait assez l'usage a Sparte. [12] + +La coutume des repas sacres etait en vigueur en Italie autant qu'en Grece. +Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait +Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigne le souvenir, par +deux fois, dans son Eneide; le vieux Latinus recoit les envoyes d'Enee, +non pas dans sa demeure, mais dans un temple " consacre par la religion +des ancetres; la ont lieu les festins sacres apres l'immolation des +victimes; la tous les chefs de famille s'asseyent ensemble a de longues +tables ". Plus loin, quand Enee arrive chez Evandre, il le trouve +celebrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont +couronnes de fleurs; tous, assis a la meme table, chantent un hymne a la +louange du dieu de la cite. + +Cet usage se perpetua a Rome. Il y eut toujours une salle ou les +representants des curies mangerent en commun. Le senat, a certains jours, +faisait un repas sacre au Capitole. [14] Aux fetes solennelles, des tables +etaient dressees dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A +l'origine, les pontifes presidaient a ces repas; plus tard on delegua ce +soin a des pretres speciaux que l'on appela _epulones_. + +Ces vieilles coutumes nous donnent une idee du lien etroit qui unissait +les membres d'une cite. L'association humaine etait une religion; son +symbole etait un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces +petites societes primitives rassemblee tout entiere, du moins les chefs de +famille, a une meme table, chacun vetu de blanc et portant sur la tete une +couronne; tous font ensemble la libation, recitent une meme priere, +chantent les memes hymnes, mangent la meme nourriture preparee sur le meme +autel; au milieu d'eux les aieux sont presents, et les dieux protecteurs +partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'interet, ni +une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement +accomplie en presence des dieux de la cite. + + +_2 Les fetes et le calendrier._ + +De tout temps et dans toutes les societes, l'homme a voulu honorer ses +dieux par des fetes; il a etabli qu'il y aurait des jours pendant lesquels +le sentiment religieux regnerait seul dans son ame, sans etre distrait par +les pensees et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journees qu'il a +a vivre, il a fait la part des dieux. + +Chaque ville avait ete fondee avec des rites qui, dans la pensee des +anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux +nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fut rajeunie chaque annee +par une nouvelle ceremonie religieuse; on appelait cette fete le jour +natal; tous les citoyens devaient la celebrer. + +Tout ce qui etait sacre donnait lieu a une fete. Il y avait la fete de +l'enceinte de la ville, _amburbalia_, celle des limites du territoire, +_ambarvalia_. Ces jours-la, les citoyens formaient une grande procession, +vetus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour +de la ville ou du territoire en chantant des prieres; en tete marchaient +les pretres, conduisant des victimes, qu'on immolait a la fin de la +ceremonie. [15] + +Venait ensuite la fete du fondateur. Puis chacun des heros de la cite, +chacune de ces ames que les hommes invoquaient comme protectrices, +reclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien +d'autres, jusqu'a la nourrice de Romulus et a la mere d'Evandre. Athenes +avait, de meme, la fete de Cecrops, celle d'Erechthee, celle de Thesee; et +elle celebrait chacun des heros du pays, le tuteur de Thesee, et +Eurysthee, et Androgee, et une foule d'autres. + +Il y avait encore les fetes des champs, celle du labour, celle des +semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grece comme en +Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur etait accompagne de +sacrifices, et on executait les travaux en recitant des hymnes sacres. A +Rome, les pretres fixaient, chaque annee, le jour ou devaient commencer +les vendanges, et le jour ou l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout etait +regle par la religion. C'etait la religion qui ordonnait de tailler la +vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiete a offrir aux dieux +une libation avec le vin d'une vigne non taillee. [16] + +Toute cite avait une fete pour chacune des divinites qu'elle avait +adoptees comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A +mesure que le culte d'une divinite nouvelle s'introduisait dans la cite, +il fallait trouver dans l'annee un jour a lui consacrer. Ce qui +caracterisait ces fetes religieuses, c'etait l'interdiction du travail, +l'obligation d'etre joyeux, le chant et les jeux en public. La religion +athenienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-la de vous faire tort les +uns aux autres. [17] + +Le calendrier n'etait pas autre chose que la succession des fetes +religieuses. Aussi etait-il etabli par les pretres. A Rome on fut +longtemps sans le mettre en ecrit; le premier jour du mois, le pontife, +apres avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles +fetes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait +_calatio_, d'ou vient le nom de calendes qu'on donnait a ce jour-la. + +Le calendrier n'etait regle ni sur le cours de la lune, ni sur le cours +apparent du soleil; il n'etait regle que par les lois de la religion, lois +mysterieuses que les pretres connaissaient seuls. Quelquefois la religion +prescrivait de raccourcir l'annee, et quelquefois de l'allonger. On peut +se faire une idee des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les +Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six. +[18] + +On concoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien a +celui d'une autre, puisque la religion n'etait pas la meme entre elles, et +que les fetes comme les dieux differaient. L'annee n'avait pas la meme +duree d'une ville a l'autre. Les mois ne portaient pas le meme nom; +Athenes les nommait tout autrement que Thebes, et Rome tout autrement que +Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois etait tire +ordinairement de la principale fete qu'il contenait; or, les fetes +n'etaient pas les memes. Les cites ne s'accordaient pas pour faire +commencer l'annee a la meme epoque, ni pour compter la serie de leurs +annees a partir d'une meme date. En Grece, la fete d'Olympie devint a la +longue une date commune, mais qui n'empecha pas chaque cite d'avoir son +annee particuliere. En Italie, chaque ville comptait les annees a partir +du jour de sa fondation. + + +_3 Le cens._ + +Parmi les ceremonies les plus importantes de la religion de la cite, il y +en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans +a Athenes; [19] on ne l'accomplissait a Rome que tous les quatre ans. Les +rites qui y etaient observes et le nom meme qu'elle portait, indiquent que +cette ceremonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par +les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquee etait +une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la purete des +intentions etaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans +la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours +craindre d'avoir commis quelque negligence, quelque omission ou quelque +erreur, et l'on n'etait jamais sur de n'etre pas sous le coup de la colere +ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur +de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui etait charge de +l'accomplir (c'etait a Rome le censeur; avant le censeur c'etait le +consul; avant le consul, le roi), commencait par s'assurer, a l'aide des +auspices, que les dieux agreeraient la ceremonie. Puis il convoquait le +peuple par l'intermediaire d'un heraut, qui se servait a cet effet d'une +formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se reunissaient +hors des murs; la, tous etant en silence, le magistrat faisait trois fois +le tour de l'assemblee, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un +porc, un taureau (_suovetaurile_); la reunion de ces trois animaux +constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice +expiatoire. Des pretres et des victimaires suivaient la procession; quand +le troisieme tour etait acheve, le magistrat prononcait une formule de +priere, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute +souillure etait effacee, toute negligence dans le culte reparee, et la +cite etait en paix avec ses dieux. + +Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses +etaient necessaires: l'une etait qu'aucun etranger ne se glissat parmi les +citoyens, ce qui eut trouble et funeste la ceremonie; l'autre etait que +tous les citoyens y fussent presents, sans quoi la cite aurait pu garder +quelque souillure. Il fallait donc que cette ceremonie religieuse fut +precedee d'un denombrement des citoyens. A Rome et a Athenes on les +comptait avec un soin tres-scrupuleux; il est probable que leur nombre +etait prononce par le magistrat dans la formule de priere, comme il etait +ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur redigeait de la +ceremonie. + +La perte du droit de cite etait la punition de l'homme qui ne s'etait pas +fait inscrire. Cette severite s'explique. L'homme qui n'avait pas pris +part a l'acte religieux, qui n'avait pas ete purifie, pour qui la priere +n'avait pas ete dite ni la victime immolee, ne pouvait plus etre un membre +de la cite. Vis-a-vis des dieux, qui avaient ete presents a la ceremonie, +il n'etait plus citoyen. [21] + +On peut juger de l'importance de cette ceremonie par le pouvoir exorbitant +du magistrat qui y presidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice, +rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les senateurs, la les +chevaliers, ailleurs les tribus. Maitre absolu ce jour-la, il fixait la +place de chaque homme dans les differentes categories. Puis, tout le monde +etant range suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacre. Or, +il resultait de la qu'a partir de ce jour jusqu'a la lustration suivante, +chaque homme conservait dans la cite le rang que le censeur lui avait +assigne dans la ceremonie. Il etait senateur s'il avait compte ce jour-la +parmi les senateurs; chevalier, s'il avait figure parmi les chevaliers. +Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle +il avait ete ce jour-la; et meme, si le magistrat avait refuse de +l'admettre dans la ceremonie, il n'etait plus citoyen. Ainsi, la place que +chacun avait occupee dans l'acte religieux et ou les dieux l'avaient vu, +etait celle qu'il gardait dans la cite pendant quatre ans. L'immense +pouvoir des censeurs est venu de la. + +A cette ceremonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs +enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, etaient, en +quelque facon, purifies en la personne du chef de famille. C'est pour cela +qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'enumeration des +personnes et des choses qui dependaient de lui. + +La lustration etait accomplie au temps d'Auguste avec la meme exactitude +et les memes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la +regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'Etat y voyaient +au moins une excellente mesure d'administration. + + +_4 La religion dans l'assemblee, au Senat, au tribunal, a l'armee; le +triomphe._ + +Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fit +intervenir les dieux. Comme on etait sous l'empire de cette idee qu'ils +etaient tour a tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme +n'osait jamais agir sans etre sur qu'ils lui fussent favorables. + +Le peuple ne se reunissait en assemblee qu'aux jours ou la religion le lui +permettait. On se souvenait que la cite avait eprouve un desastre un +certain jour; c'etait, sans nul doute, que ce jour-la les dieux avaient +ete ou absents ou irrites; sans doute encore ils devaient l'etre chaque +annee a pareille epoque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce +jour etait a tout jamais nefaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait +pas, la vie publique etait suspendue. + +A Rome, avant d'entrer en seance, il fallait que les augures assurassent +que les dieux etaient propices. L'assemblee commencait par une priere que +l'augure prononcait et que le consul repetait apres lui. Il en etait de +meme chez les Atheniens: l'assemblee commencait toujours par un acte +religieux. Des pretres offraient un sacrifice; puis on tracait un grand +cercle en repandant a terre de l'eau lustrale, et c'etait dans ce cercle +sacre que les citoyens se reunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prit +la parole, une priere etait prononcee devant le peuple silencieux. On +consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque +signe d'un caractere funeste, l'assemblee se separait aussitot. [23] + +La tribune etait un lieu sacre, et l'orateur n'y montait qu'avec une +couronne sur la tete. [24] + +Le lieu de reunion du senat de Rome etait toujours un temple. Si une +seance avait ete tenue ailleurs que dans un lieu sacre, les decisions +prises eussent ete entachees de nullite; car les dieux n'y eussent pas ete +presents. Avant toute deliberation, le president offrait un sacrifice et +prononcait une priere. Il y avait dans la salle un autel ou chaque +senateur, en entrant, repandait une libation en invoquant les dieux. [25] + +Le senat d'Athenes n'etait guere different. La salle renfermait aussi un +autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au debut de chaque +seance. Tout senateur en entrant s'approchait de l'autel et prononcait une +priere. Tant que durait la seance, chaque senateur portait une couronne +sur la tete comme dans les ceremonies religieuses. [26] + +On ne rendait la justice dans la cite, a Rome comme a Athenes, qu'aux +jours que la religion indiquait comme favorables. A Athenes, la seance du +tribunal avait lieu pres d'un autel et commencait par un sacrifice. [27] +Au temps d'Homere, les juges s'assemblaient " dans un cercle sacre ". + +Festus dit que dans les rituels des Etrusques se trouvait l'indication de +la maniere dont on devait fonder une ville, consacrer un temple, +distribuer les curies et les tribus en assemblee, ranger une armee en +bataille. Toutes ces choses etaient marquees dans les rituels, parce que +toutes ces choses touchaient a la religion. + +Dans la guerre la religion etait pour le moins aussi puissante que dans la +paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des colleges de pretres +appeles feciaux qui presidaient, comme les herauts chez les Grecs, a +toutes les ceremonies sacrees auxquelles donnaient lieu les relations +internationales. Un fecial, la tete voilee, une couronne sur la tete, +declarait la guerre en prononcant une formule sacramentelle. En meme +temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait +solennellement le temple de la divinite la plus ancienne et la plus +veneree de l'Italie. Avant de partir pour une expedition, l'armee etant +rassemblee, le general prononcait des prieres et offrait un sacrifice. Il +en etait exactement de meme a Athenes et a Sparte. [29] + +L'armee en campagne presentait l'image de la cite; sa religion la suivait. +Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinites. Toute armee +grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait +nuit et jour le feu sacre. [30] Une armee romaine etait accompagnee +d'augures et de pullaires; toute armee grecque avait un devin. + +Regardons une armee romaine au moment ou elle se dispose au combat. Le +consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses +entrailles doivent indiquer la volonte des dieux. Un aruspice les examine, +et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la +bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus +heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le +fond de l'art militaire chez les Romains etait de n'etre jamais oblige de +combattre malgre soi, quand les dieux etaient contraires. C'est pour cela +qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle. + +Regardons maintenant une armee grecque, et prenons pour exemple la +bataille de Platee. Les Spartiates sont ranges en ligne, chacun a son +poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tete, et les joueurs de +flute font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arriere des +rangs, egorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes +favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre +victimes sont successivement immolees. Pendant ce temps, la cavalerie +perse approche, lance ses fleches, tue un assez grand nombre de +Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier pose a leurs +pieds, sans meme se mettre en defense contre les coups de l'ennemi. Ils +attendent le signal des dieux. Enfin les victimes presentent les signes +favorables; alors les Spartiates relevent leurs boucliers, mettent l'epee +a la main, combattent et sont vainqueurs. + +Apres chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est la l'origine du +triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'etait pas moins usite +chez les Grecs. Cette coutume etait la consequence de l'opinion qui +attribuait la victoire aux dieux de la cite. Avant la bataille, l'armee +leur avait adresse une priere analogue a celle qu'on lit dans Eschyle: " A +vous, dieux qui habitez et possedez notre territoire, si nos armes sont +heureuses et si notre ville est sauvee, je vous promets d'arroser vos +autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'etaler dans +vos temples saints les trophees conquis par la lance. " [31] En vertu de +cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armee rentrait dans la +ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue +procession et en chantant un hymne sacre, [Grec: thriambos]. [32] + +A Rome la ceremonie etait a peu pres la meme. L'armee se rendait en +procession au principal temple de la ville; les pretres marchaient en tete +du cortege, conduisant des victimes. Arrive au temple, le general immolait +les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une +couronne, comme il convenait dans une ceremonie sacree, et ils chantaient +un hymne comme en Grece. Il vint, a la verite, un temps ou les soldats ne +se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus, +par des chansons de caserne ou des railleries contre leur general. Mais +ils conserverent du moins l'usage de repeter de temps en temps le refrain, +_Io triumphe_. [33] C'etait meme ce refrain qui donnait a la ceremonie son +nom. + +Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans +tous les actes. Elle etait partout presente, elle enveloppait l'homme. +L'ame, le corps, la vie privee, la vie publique, les repas, les fetes, les +assemblees, les tribunaux, les combats, tout etait sous l'empire de cette +religion de la cite. Elle reglait toutes les actions de l'homme, disposait +de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle +gouvernait l'etre humain avec une autorite si absolue qu'il ne restait +rien qui fut en dehors d'elle. + +Ce serait avoir une idee bien fausse de la nature humaine que de croire +que cette religion des anciens etait une imposture et pour ainsi dire une +comedie. Montesquieu pretend que les Romains ne se sont donne un culte que +pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute +religion qui en est venue a ne se soutenir que par cette raison d'utilite +publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les +Romains assujettissaient la religion a l'Etat; c'est le contraire qui est +vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en etre +convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits +qui ont ete si communs dans d'autres societes entre l'Eglise et l'Etat. +Mais cela tient uniquement a ce qu'a Rome, comme a Sparte et a Athenes, +l'Etat etait asservi a la religion; ou plutot, l'Etat et la religion +etaient si completement confondus ensemble qu'il etait impossible non +seulement d'avoir l'idee d'un conflit entre eux, mais meme de les +distinguer l'un de l'autre. + + +NOTES + +[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athenee, V, 2. + +[2] Homere, _Odyssee_, III. + +[3] Athenee, X, 49. + +[4] Athenee, IV, 17; IV, 21. Herodote, VI, 57. Plutarque, _Cleomene_, 43. + +[5] Cet usage est atteste, pour Athenes, par Xenophon, _Gouv. d'Ath._, 2; +le Scholiaste d'Aristophane, _Nuees_, 393; pour la Crete et la Thessalie, +par des auteurs que cite Athenee, IV, 22; pour Argos, par une inscription, +Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, _Nem._, XI; Theognis, +269; Pausanias, V, 15; Athenee, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI, +66. + +[6] Plutarque, _Solon_, 24. Athenee, VI, 26. + +[7] Demosthenes, _Pro corona_, 53. Aristote, _Politique_, VII, 1, 19. +Pollux, VIII, 155. + +[8] Fragment de Sapho, dans Athenee, XV, 16. + +[9] Athenee, XV, 19. + +[10] Platon, _Lois_, XII, 956. Ciceron, _De legib._, II, 18. Virgile, V, +70, 774; VII, 135; VIII, 274. De meme chez les Hindous, dans les actes +religieux, il fallait porter une couronne et etre vetu de blanc. + +[11] Athenee, I, 58; IV, 32; XI, 66. + +[12] Athenee, IV, 19; IV, 20. + +[13] Aristote, _Politique_, IV, 9, 3. + +[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59. + +[15] Tibulle, II, 1. Festus, v _Amburbiales_. + +[16] Varron, VI, 16. Virgile, _Georg._, I, 340-350. Pline, XVIII. Festus, +v _Vinalia_. Plutarque, _Quest. rom._, 40; _Numa_, 14. + +[17] Loi de Solon, citee par Demosthenes, _in Timocrat_. + +[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27. + +[19] Diogene Laerce, _Vie de Socrate_, 23. Harpocration, [Grec: +Pharmachos]. De meme on purifiait chaque annee le foyer domestique: +Eschyle, _Choeph._, 966. + +[20] Varron, _L. L._, VI, 86. Valere-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44; +III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, _ad Eclog._, X, 55; _ad +Aen._, VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on +peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans +toutes les villes aussi bien qu'a Rome. Ce qui l'a fait attribuer a +Servius, c'est precisement qu'il l'a modifiee, comme nous le verrons plus +tard. + +[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration; +aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velleius, II, 15. + +[22] Aristophane, _Acharn._, 44. Eschine, _in Timarch._, 1, 21; _in +Ctesiph._, 176, et Scholiaste. Dinarque, _in Aristog._, 14. + +[23] Aristophane, _Acharn._, 171. + +[24] Aristophane, _Thesmoph._, 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos +haen tois legousi stephanousthai proton.] + +[25] Varron cite par Aulu-Gelle, XIV, 7. Ciceron, _ad Famil._, X, 12. +Suetone, _Aug._, 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153. + +[26] Andocide, _De myst._, 44; _De red._, 15. Antiphon, _Pro chor._, 45. +Lycurgue, _in Leocr._, 122. Demosthenes, _in Midiam_, 114. Diodore, XIV, +4. + +[27] Aristophane, _Guepes_, 860-865. Homere, _Iliade_, XVIII, 504. + +[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14. + +[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xenophon, _Hellen._, VI, 5. + +[30] Herodote, VIII, 6. Plutarque, _Agesilas_, 6; _Publicola_, 17. +Xenophon, _Gouv. de Laced._, 14. Denys, IX, 6. Stobee, 42. Julius +Obsequens, 12, 116. + +[31] Eschyle, _Sept chefs_, 252-260. Euripide, _Phenic._, 573. + +[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe]. + +[33] Varron, _L. L._, VI, 64. Pline, _H. N._, VII, 56. Macrobe, I, 19. + + + + +CHAPITRE VIII. + +LES RITUELS ET LES ANNALES. + + +Le caractere et la vertu de la religion des anciens n'etait pas d'elever +l'intelligence humaine a la conception de l'absolu, d'ouvrir a l'avide +esprit une route eclatante au bout de laquelle il put entrevoir Dieu. +Cette religion etait un ensemble mal lie de petites croyances, de petites +pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il +n'y avait pas a reflechir, a se rendre compte. Le mot religion ne +signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un +corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mysteres +qui sont en nous et autour de nous; ce meme mot, chez les anciens, +signifiait rites, ceremonies, actes de culte exterieur. La doctrine etait +peu de chose; c'etaient les pratiques qui etaient l'important; c'etaient +elles qui etaient obligatoires et qui _liaient_ l'homme (_ligare, +religio_). La religion etait un lien materiel, une chaine qui tenait +l'homme esclave. L'homme se l'etait faite, et il etait gouverne par elle. +Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en +face. Des dieux, des heros, des morts reclamaient de lui un culte +materiel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et +plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis. + +Leur amitie, l'homme y comptait peu. C'etaient des dieux envieux, +irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec +l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux. +Il croyait a leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent +pas. Meme ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il +craignait incessamment d'etre trahi par eux. Encourir la haine de ces +etres invisibles etait sa grande inquietude. Il etait occupe toute sa vie +a les apaiser, _paces deorum quaerere_, dit le poete. Mais le moyen de les +contenter? Le moyen surtout d'etre sur qu'on les contentait et qu'on les +avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules. +Telle priere, composee de tels mots, avait ete suivie du succes qu'on +avait demande, c'etait sans doute qu'elle avait ete entendue du dieu, +qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait ete puissante, plus +puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui resister. On conserva donc +les termes mysterieux et sacres de cette priere. Apres le pere, le fils +les repeta. Des qu'on sut ecrire, on les mit en ecrit. Chaque famille, du +moins chaque famille religieuse, eut un livre ou etaient contenues les +formules dont les ancetres s'etaient servis et auxquelles les dieux +avaient cede. [1] C'etait une arme que l'homme employait contre +l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une +syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait etre chantee. +Car alors la priere eut perdu sa force, et les dieux fussent restes +libres. + +Mais la formule n'etait pas assez: il y avait encore des actes exterieurs +dont le detail etait minutieux et immuable. Les moindres gestes du +sacrificateur et les moindres parties de son costume etaient regles. En +s'adressant a un dieu, il fallait avoir la tete voilee; a un autre, la +tete decouverte; pour un troisieme, le pan de la toge devait etre releve +sur l'epaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y +avait des prieres qui n'avaient d'efficacite que si l'homme, apres les +avoir prononcees, pirouettait sur lui-meme de gauche a droite. La nature +de la victime, la couleur de son poil, la maniere de l'egorger, la forme +meme du couteau, l'espece de bois qu'on devait employer pour faire rotir +les chairs, tout cela etait fixe pour chaque dieu par la religion de +chaque famille ou de chaque cite. En vain le coeur le plus fervent +offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables +rites du sacrifice etait neglige, le sacrifice etait nul. Le moindre +manquement faisait d'un acte sacre un acte impie. L'alteration la plus +legere troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait +les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela +qu'Athenes etait severe pour le pretre qui changeait quelque chose aux +anciens rites; [2] c'est pour cela que le senat de Rome degradait ses +consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un +sacrifice. + +Toutes ces formules et ces pratiques avaient ete leguees par les ancetres +qui en avaient eprouve l'efficacite. Il n'y avait pas a innover. On devait +se reposer sur ce que ces ancetres avaient fait, et la supreme piete +consistait a faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance +changeat: elle pouvait se modifier librement a travers les ages et prendre +mille formes diverses, au gre de la reflexion des sages ou de +l'imagination populaire. Mais il etait de la plus grande importance que +les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas +modifies. Aussi chaque cite avait-elle un livre ou tout cela etait +conserve. + +L'usage des livres sacres etait universel chez les Grecs, chez les +Romains, chez les Etrusques. [3.] Quelquefois le rituel etait ecrit sur +des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athenes gravait ses rites +sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent imperissables. Rome avait +ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des ceremonies, +et son recueil des _Indigitamenta_. Il n'y avait pas de ville qui n'eut +aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en +vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et +le rhythme restaient immuables, et dans les fetes on continuait a chanter +ces hymnes sans les comprendre. + +Ces livres et ces chants, ecrits par les pretres, etaient gardes par eux +avec un tres-grand soin. On ne les montrait jamais aux etrangers. Reveler +un rite ou une formule, c'eut ete trahir la religion de la cite et livrer +ses dieux a l'ennemi. Pour plus de precaution, on les cachait meme aux +citoyens, et les pretres seuls pouvaient en prendre connaissance. + +Dans la pensee de ces peuples, tout ce qui etait ancien etait respectable +et sacre. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui etait chere, il +disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la meme expression. +Les villes tenaient fort a leur passe, parce que c'etait dans le passe +qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les regles de leur +religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'etait sur des +souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire +avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour +nous. Elle a existe longtemps avant les Herodote et les Thucydide; ecrite +ou non ecrite, simple tradition orale ou livre, elle a ete contemporaine +de la naissance des cites. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure +qu'elle fut, qui ne mit la plus grande attention a conserver le souvenir +de ce qui s'etait passe en elle. Ce n'etait pas de la vanite, c'etait de +la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car +tout dans son histoire se liait a son culte. + +L'histoire commencait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le +nom sacre du fondateur. Elle se continuait par la legende des dieux de la +cite, des heros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison +de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les +prodiges que les dieux du pays avaient operes et par lesquels ils avaient +manifeste leur puissance, leur bonte, ou leur colere. On y decrivait les +ceremonies par lesquelles les pretres avaient habilement detourne un +mauvais presage; ou apaise les rancunes des dieux. On y mettait quelles +epidemies avaient frappe la cite et par quelles formules saintes on les +avait gueries, quel jour un temple avait ete consacre et pour quel motif +un sacrifice avait ete etabli. On y inscrivait tous les evenements qui +pouvaient se rapporter a la religion, les victoires qui prouvaient +l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux +combattre, les defaites qui indiquaient leur colere et pour lesquelles il +avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela etait ecrit pour +l'enseignement et la piete des descendante. Toute cette histoire etait la +preuve materielle de l'existence des dieux nationaux; car les evenements +qu'elle contenait etaient la forme visible sous laquelle ces dieux +s'etaient reveles d'age en age. Meme parmi ces faits il y en avait +beaucoup qui donnaient lieu a des fetes et a des sacrifices annuels. +L'histoire de la cite disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et +tant ce qu'il devait adorer. + +Aussi cette histoire etait-elle ecrite par des pretres. Rome avait ses +annales des pontifes; les pretres sabins, les pretres samnites, les +pretres etrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est +reste le souvenir des livres ou annales sacrees d'Athenes, de Sparte, de +Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grece, +au temps d'Adrien, les pretres de chaque ville lui raconterent les +vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient +apprises dans leurs annales. + +Cette sorte d'histoire etait toute locale. Elle commencait a la fondation, +parce que ce qui etait anterieur a cette date n'interessait en rien la +cite; et c'est pourquoi les anciens ont si completement ignore leurs +origines. Elle ne rapportait aussi que les evenements dans lesquels la +cite s'etait trouvee engagee, et elle ne s'occupait pas du reste de la +terre. Chaque cite avait son histoire speciale, comme elle avait sa +religion et son calendrier. + +On peut croire que ces annales des villes etaient fort seches, fort +bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'etaient pas une oeuvre +d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les ecrivains, +les conteurs comme Herodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est +sortie alors des mains des pretres et s'est transformee. Malheureusement, +ces beaux et brillants ecrits nous laissent encore regretter les vieilles +annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les +croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent +avoir ete tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne +faisait pas de copie et que les pretres seuls lisaient, ont tous peri, et +il ne nous en est reste qu'un faible souvenir. + +Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on +serait peut-etre en droit de rejeter tout ce que la Grece et Rome nous +racontent de leurs antiquites; tous ces recits, qui nous paraissent si peu +vraisemblables, parce qu'ils s'ecartent de nos habitudes et de notre +maniere de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de +l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est reste des vieilles +annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur +histoire. Chaque ville avait des archives ou les faits etaient +religieusement deposes a mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres +sacres chaque page etait contemporaine de l'evenement qu'elle racontait. +Il etait materiellement impossible d'alterer ces documents, car les +pretres en avaient la garde, et la religion etait grandement interessee a +ce qu'ils restassent inalterables. Il n'etait meme pas facile au pontife, +a mesure qu'il en ecrivait les lignes, d'y inserer sciemment des faits +contraires a la verite. Car on croyait que tout evenement venait des +dieux, qu'il revelait leur volonte, qu'il donnait lieu pour les +generations suivantes a des souvenirs pieux et meme a des actes sacres; +tout evenement qui se produisait dans la cite faisait aussitot partie de +la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il +y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, resultat de la credulite, de la +predilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais +le mensonge volontaire ne se concoit pas; car il eut ete impie; il eut +viole la saintete des annales et altere la religion. Nous pouvons donc +croire que dans ces vieux livres, si tout n'etait pas vrai, du moins il +n'y avait rien que le pretre ne crut vrai. Or c'est, pour l'historien qui +cherche a percer l'obscurite de ces vieux temps, un puissant motif de +confiance, que de savoir que, s'il a affaire a des erreurs, il n'a pas +affaire a l'imposture. Ces erreurs memes, ayant encore l'avantage d'etre +contemporaines des vieux ages qu'il etudie, peuvent lui reveler, sinon le +detail des evenements, du moins les croyances sinceres des hommes. + +Ces annales, a la verite, etaient tenues secretes; ni Herodote ni Tite- +Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent +qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des +fragments a la connaissance des historiens. + +Il y avait d'ailleurs, a cote des annales, documents ecrits et +authentiques, une tradition orale qui se perpetuait parmi le peuple d'une +cite: non pas tradition vague et indifferente comme le sont les notres, +mais tradition chere aux villes, qui ne variait pas au gre de +l'imagination, et qu'on n'etait pas libre de modifier; car elle faisait +partie du culte, et elle se composait de recits et de chants qui se +repetaient d'annee en annee dans les fetes de la religion. Ces hymnes +sacres et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpetuellement +la tradition. + +Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eut l'exactitude des +annales. Le desir de louer les dieux pouvait etre plus fort que l'amour de +la verite. Pourtant elle devait etre au moins le reflet des annales, et se +trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les pretres qui redigeaient +et qui lisaient celles-ci, etaient les memes qui presidaient aux fetes ou +les vieux recits etaient chantes. + +Il vint d'ailleurs un temps ou ces annales furent divulguees; Rome finit +par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent +connues; les pretres des villes grecques ne se firent plus scrupule de +raconter ce que les leurs contenaient. On etudia, on compulsa ces +monuments authentiques. Il se forma une ecole d'erudits, depuis Varron et +Verrius Flaccus, jusqu'a Aulu-Gelle et Macrobe. La lumiere se fit sur +toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'etaient +glissees dans la tradition, et que les historiens de l'epoque precedente +avaient repetees; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et +que l'or avait ete paye aux Gaulois. L'age de la critique historique +commenca. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui +remontait aux sources, et etudiait les annales, n'y ait rien trouve qui +lui ait donne le droit de rejeter l'ensemble historique que les Herodote +et les Tite-Live avaient construit. + + +NOTES + +[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Ciceron, _Brutus_, 16. Aulu-Gelle, XIII, +19. + +[2] Demosthenes, _in Neoeram_, 116, 117. + +[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, _contre Colotes_, 17. Pollux, VIII, 128. +Pline, _H. N._, XIII, 21. Valere-Maxime, I, i, 3. Varron, _L. L._, VI, 16. +Censorinus, 17. Festus, v _Rituales_. + +[4] Plutarque, _Thesee_, 16. Tacite, _Ann._, IV, 43. Elien, _H. V._, II, +39. + +[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Ciceron, _De divin._, II, 41; I, 33; +II, 23. Censorinus, 12, 17. Suetone, _Claude_, 42. Macrobe, I, 12; V, 19. +Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurele, IV, 4. + +[6] Plutarque, _contre Colotes_, 17; _Solon_, 11; _Morales_, p. 869. +Athenee, XI, 49. Tacite, _Annales_, IV, 43. + + + + +CHAPITRE IX. + +GOUVERNEMENT DE LA CITE. LE ROI. + + +_1 Autorite religieuse du roi._ + +Il ne faut pas se representer une cite, a sa naissance, deliberant sur le +gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois, +combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouverent +et que les gouvernements s'etablirent. Les institutions politiques de la +cite naquirent avec la cite elle-meme, le meme jour qu'elle; chaque membre +de la cite les portait en lui-meme; car elles etaient en germe dans les +croyances et la religion de chaque homme. + +La religion prescrivait que le foyer eut toujours un pretre supreme. Elle +n'admettait pas que l'autorite sacerdotale fut partagee. Le foyer +domestique avait un grand-pretre, qui etait le pere de famille; le foyer +de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de meme +son chef religieux, que les Atheniens appelaient le roi de la tribu. La +religion de la cite devait avoir aussi son pretre supreme. + +Ce pretre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui +donnait d'autres titres; comme il etait, avant tout, pretre du prytanee, +les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils +l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous +devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient +le foyer, il fait le sacrifice et prononce la priere, il preside aux repas +religieux. + +Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grece +etaient des pretres. On lit dans Aristote: " Le soin des sacrifices +publics de la cite appartient, suivant la coutume religieuse, non a des +pretres speciaux, mais a ces hommes qui tiennent leur dignite du foyer, et +que l'on appelle, ici rois, la prytanes, ailleurs archontes. " [1] Ainsi +parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cites +grecques. Ce passage si precis prouve d'abord que les trois mots roi, +prytane, archonte, ont ete longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un +ancien historien, Charon de Lampsaque, ecrivant un livre sur les rois de +Lacedemone, l'intitula: _Archontes et prytanes des Lacedemoniens_. [2] Il +prouve encore que le personnage que l'on appelait indifferemment de l'un +de ces trois noms, peut-etre de tous les trois a la fois, etait le pretre +de la cite, et que le culte du foyer public etait la source de sa dignite +et de sa puissance. + +Ce caractere sacerdotal de la royaute primitive est clairement indique par +les ecrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaus s'adressent au +roi d'Argos en ces termes: " Tu es le prytane supreme, et c'est toi qui +veilles sur le foyer de ce pays. " [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de +sa mere, dit a Menelas: " Il est juste que, fils d'Agamemnon, je regne +dans Argos "; et Menelas lui repond: " As-tu donc en mesure, toi +meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu +en mesure d'egorger les victimes? " [4] La principale fonction d'un roi +etait donc d'accomplir les ceremonies religieuses. Un ancien roi de +Sicyone fut depose, parce que, sa main ayant ete souillee par un meurtre, +il n'etait plus en etat d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus etre +pretre, il ne pouvait plus etre roi. + +Homere et Virgile nous montrent les rois occupes sans cesse de ceremonies +sacrees. Nous savons par Demosthenes que les anciens rois de l'Attique +faisaient eux-memes tous les sacrifices qui etaient prescrits par la +religion de la cite, et par Xenophon que les rois de Sparte etaient les +chefs de la religion lacedemonienne. [6] Les lucumons etrusques etaient a +la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7] + +Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les represente +toujours comme des pretres. Le premier fut Romulus, qui etait instruit +dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites +religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart +des fonctions sacerdotales; mais il previt que ses successeurs, ayant +souvent des guerres a soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin +des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand +ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'etait +qu'une sorte d'emanation de la royaute primitive. + +Ces rois-pretres etaient intronises avec un ceremonial religieux. Le +nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un +siege de pierre, le visage tourne vers le midi. A sa gauche etait assis un +augure, la tete couverte de bandelettes sacrees, et tenant a la main le +baton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononcait une +priere, et posant la main sur la tete du roi, il suppliait les dieux de +marquer par un signe visible que ce chef leur etait agreable. Puis, des +qu'un eclair ou le vol des oiseaux avait manifeste l'assentiment des +dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live decrit +cette ceremonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu +pour tous les rois, et apres les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle +etait pratiquee encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison +d'etre: comme le roi allait etre le chef supreme de la religion et que de +ses prieres et de ses sacrifices le salut de la cite allait dependre, on +avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi etait accepte par les +dieux. + +Les anciens ne nous renseignent pas sur la maniere dont les rois de Sparte +etaient elus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait +intervenir dans l'election la volonte des dieux. On reconnait meme a de +vieux usages, qui ont dure jusqu'a la fin de l'histoire de Sparte, que la +ceremonie par laquelle on les consultait etait renouvelee tous les neuf +ans; tant on craignait que le roi ne perdit les bonnes graces de la +divinite. " Tous les neuf ans, dit Plutarque, les ephores choisissent une +nuit tres-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux +fixes vers le ciel. Voient-ils une etoile traverser d'un cote du ciel a +l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute +envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royaute jusqu'a ce qu'un +oracle venu de Delphes les releve de leur decheance. " [9] + + +_2 Autorite politique du roi._ + +De meme que dans la famille l'autorite etait inherente au sacerdoce, et +que le pere, a titre de chef du culte domestique, etait en meme temps juge +et maitre, de meme, le grand-pretre de la cite en fut aussi le chef +politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui confera la +dignite et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a +rien qui doive surprendre. On la trouve a l'origine de presque toutes les +societes, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion +qui puisse obtenir d'eux l'obeissance, soit que notre nature eprouve le +besoin de ne se soumettre jamais a d'autre empire qu'a celui d'une idee +morale. + +Nous avons dit combien la religion de la cite se melait a toutes choses. +L'homme se sentait a tout moment dependre de ses dieux, et par consequent +de ce pretre qui etait place entre eux et lui. C'etait ce pretre qui +veillait sur le feu sacre; c'etait, comme dit Pindare, son culte de chaque +jour qui sauvait chaque jour la cite. [10] C'etait lui qui connaissait les +formules de priere auxquelles les dieux ne resistaient pas; au moment du +combat, c'etait lui qui egorgeait la victime et qui attirait sur l'armee +la protection des dieux. Il etait bien naturel qu'un homme arme d'une +telle puissance fut accepte et reconnu comme chef. De ce que la religion +se melait au gouvernement, a la justice, a la guerre, il resulta +necessairement que le pretre fut en meme temps magistrat, juge et chef +militaire. " Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois +attributions: ils font les sacrifices, ils commandent a la guerre, et ils +rendent la justice. " Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les memes termes +au sujet des rois de Rome. + +Les regles constitutives de cette monarchie furent tres-simples, et il ne +fut pas necessaire de les chercher longtemps; elles decoulerent des regles +memes du culte. Le fondateur qui avait pose le foyer sacre en fut +naturellement le premier pretre. L'heredite etait la regle constante, a +l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fut celui d'une +famille ou qu'il fut celui d'une cite, la religion prescrivait que le soin +de l'entretenir passat toujours du pere au fils. Le sacerdoce fut donc +hereditaire, et le pouvoir avec lui. [12] + +Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grece prouve d'une +maniere frappante que la royaute appartint, a l'origine, a l'homme qui +avait pose le foyer de la cite. On sait que la population des colonies +ioniennes ne se composait pas d'Atheniens, mais qu'elle etait un melange +de Pelasges, d'Eoliens, d'Abantes, de Cadmeens. Pourtant les foyers des +cites nouvelles furent tous poses par des membres de la famille religieuse +de Codrus. Il en resulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des +hommes de leur race, les Pelasges un Pelasge, les Abantes un Abante, les +Eoliens un Eolien, donnerent tous la royaute, dans leurs douze villes, aux +Codrides. [13] Assurement ces personnages n'avaient pas acquis leur +autorite par la force, car ils etaient presque les seuls Atheniens qu'il y +eut dans cette nombreuse agglomeration. Mais comme ils avaient pose les +foyers, c'etait a eux qu'il appartenait de les entretenir. La royaute leur +fut donc deferee sans conteste, et resta hereditaire dans leur famille. +Battos avait fonde Cyrene en Afrique: les Battiades y furent longtemps en +possession de la dignite royale. Protis avait fonde Marseille: les +Protiades, de pere en fils, y exercerent le sacerdoce et y jouirent de +grands privileges. + +Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces +anciennes cites. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut +roi fut un soldat heureux. L'autorite decoula du culte du foyer. La +religion fit le roi dans la cite, comme elle avait fait le chef de famille +dans la maison. La croyance, l'indiscutable et imperieuse croyance, disait +que le pretre hereditaire du foyer etait le depositaire des choses saintes +et le gardien des dieux. Comment hesiter a obeir a un tel homme? Un roi +etait un etre sacre; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en +lui, non pas tout a fait un dieu, mais du moins " l 'homme le plus +puissant pour conjurer la colere des dieux ", [14] l'homme sans le secours +duquel nulle priere n'etait efficace, nul sacrifice n'etait accepte. + +Cette royaute demi-religieuse et demi-politique s'etablit dans toutes les +villes, des leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans +resistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas a l'origine des +peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le penible +enfantement des societes modernes. On sait combien de temps il a fallu, +apres la chute de l'empire romain, pour retrouver les regles d'une societe +reguliere. L'Europe a vu durant des siecles plusieurs principes opposes se +disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser +quelquefois a toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni +dans l'ancienne Grece ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence +pas par des conflits; les revolutions n'ont paru qu'a la fin. Chez ces +populations, la societe s'est formee lentement, longuement, par degres, en +passant de la famille a la tribu et de la tribu a la cite, mais sans +secousses et sans luttes. La royaute s'est etablie tout naturellement, +dans la famille d'abord, dans la cite plus tard. Elle ne fut pas imaginee +par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une necessite qui etait +manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siecles elle fut paisible, +honoree, obeie. Les rois n'avaient pas besoin de la force materielle; ils +n'avaient ni armee ni finances; mais soutenue par des croyances qui +etaient puissantes sur l'ame, leur autorite etait sainte et inviolable. + +Une revolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royaute dans +toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le +coeur des hommes. Ce mepris mele de rancune qui s'attache d'ordinaire aux +grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute dechue qu'elle etait, le +respect et l'affection des hommes resterent attaches a sa memoire. On vit +meme en Grece une chose qui n'est pas tres-commune dans l'histoire, c'est +que dans les villes ou la famille royale ne s'eteignit pas, non-seulement +elle ne fut pas expulsee, mais les memes hommes qui l'avaient depouillee +du pouvoir, continuerent a l'honorer. A Ephese, a Marseille, a Cyrene, la +famille royale, privee de sa puissance, resta entouree du respect des +peuples et garda meme le titre et les insignes de la royaute. [15] + +Les peuples etablirent le regime republicain; mais le nom de roi, loin de +devenir une injure, resta un titre venere. On a l'habitude de dire que ce +mot etait odieux et meprise: singuliere erreur! les Romains l'appliquaient +aux dieux dans leurs prieres. Si les usurpateurs n'oserent jamais prendre +ce titre, ce n'etait pas qu'il fut odieux, c'etait plutot qu'il etait +sacre. [16] En Grece la monarchie fut maintes fois retablie dans les +villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se +faire appeler rois et se contenterent d'etre appeles tyrans. Ce qui +faisait la difference de ces deux noms, ce n'etait pas le plus ou le moins +de qualites morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas +roi un bon prince et tyran un mauvais. C'etait la religion qui les +distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les +fonctions de pretres et avaient tenu leur autorite du foyer; les tyrans de +l'epoque posterieure n'etaient que des chefs politiques et ne devaient +leur pouvoir qu'a la force ou a l'election. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Polit._, VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65. + +[2] Suidas, v [Grec: Chadon]. + +[3] Eschyle, _Suppliantes_, 361 (357). + +[4] Euripide, _Oreste_, 1605. + +[5] Nicolas de Damas, dans les _Fragm. des. hist. grecs_, t. III, p. 394. + +[6] Demosthenes, _contre Neere_. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 13. + +[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4. + +[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80. + +[9] Plutarque, _Agis_, 11. + +[10] Pindare, _Nem._, XI, 5. + +[11] Aristote, _Politique_, III, 9. + +[12] Nous ne parlons ici que du premier age des cites. On verra plus loin +qu'il vint un temps ou l'heredite cessa d'etre la regle, et nous dirons +pourquoi, a Rome, la royaute ne fut pas hereditaire. + +[13] Herodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon. + +[14] Sophocle, _Oedipe roi_, 34. + +[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athenee, XIII, 576. + +[16] _Sanctitas regum_, Suetone, _Jules Cesar_, 6. Tite-Live, III, 39. +Ciceron, _Republ._, I, 33. + + + + +CHAPITRE X. + +LE MAGISTRAT. + + +La confusion de l'autorite politique et du sacerdoce dans le meme +personnage n'a pas cesse avec la royaute. La revolution qui a etabli le +regime republicain, n'a pas separe des fonctions dont le melange +paraissait fort naturel et etait alors la loi fondamentale de la societe +humaine. Le magistrat qui remplaca le roi fut comme lui un pretre en meme +temps qu'un chef politique. + +Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacre de roi. [1] Ailleurs +le nom de prytane, [2] qui lui fut conserve, indiqua sa principale +fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prevalut. A Thebes, par +exemple, le premier magistrat fut appele de ce nom; mais ce que Plutarque +dit de cette magistrature montre qu'elle differait peu d'un sacerdoce. Cet +archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3] +comme il convenait a un pretre; la religion lui defendait de laisser +croitre ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne, +prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville +de Platee avait aussi un archonte, et la religion de cette cite ordonnait +que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fut vetu de blanc, [4] +c'est-a-dire de la couleur sacree. + +Les archontes atheniens, le jour de leur entree en charge, montaient a +l'acropole, la tete couronnee de myrte, et ils offraient un sacrifice a la +divinite poliade. [5] C'etait aussi l'usage que dans l'exercice de leurs +fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tete. [6] Or il est +certain que la couronne, qui est devenue a la longue et est restee +l'embleme de la puissance, n'etait alors qu'un embleme religieux, un signe +exterieur qui accompagnait la priere et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf +archontes, celui qu'on appelait Roi etait surtout le chef de la religion; +mais chacun de ses collegues avait quelque fonction sacerdotale a remplir, +quelque sacrifice a offrir aux dieux. [8] + +Les Grecs avaient une expression generale pour designer les magistrats; +ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie litteralement ceux qui +sont a accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idee +qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces +personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le +salut de la cite. + +A Rome le premier acte du consul etait d'accomplir un sacrifice au forum. +Des victimes etaient amenees sur la place publique; quand le pontife les +avait declarees dignes d'etre offertes, le consul les immolait de sa main, +pendant qu'un heraut commandait a la foule le silence religieux et qu'un +joueur de flute faisait entendre l'air sacre. [10] Peu de jours apres, le +consul se rendait a Lavinium, d'ou les penates romains etaient issus, et +il offrait encore un sacrifice. + +Quand on examine avec un peu d'attention le caractere du magistrat chez +les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'Etat des +societes modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa +personne. Il represente la cite, qui est une association religieuse au +moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites, +la priere, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus +qu'un homme; il est l'intermediaire entre l'homme et la divinite. A sa +fortune est attachee la fortune publique; il est comme le genie tutelaire +de la cite. La mort d'un consul funeste la republique. [11] Quand le +consul Claudius Neron quitte son armee pour voler au secours de son +collegue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de +cette armee; c'est que, privee de son chef, l'armee est en meme temps +privee de la protection celeste; avec le consul sont partis les auspices, +c'est-a-dire la religion et les dieux. + +Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des +membres successivement detaches du consulat, reunirent comme lui des +attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, a +certains jours, le censeur, une couronne sur la tete, offrir un sacrifice +au nom de la cite et frapper de sa main la victime. Les preteurs, les +ediles curules presidaient a des fetes religieuses. [12] Il n'y avait pas +de magistrat qui n'eut a accomplir quelque acte sacre; car dans la pensee +des anciens toute autorite devait etre religieuse par quelque cote. Les +tribuns de la plebe etaient les seuls qui n'eussent a accomplir aucun +sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous +verrons plus loin que leur autorite etait d'une nature tout a fait +exceptionnelle. + +Le caractere sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout +dans la maniere dont il etait elu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas +que les suffrages des hommes fussent suffisants pour etablir le chef de la +cite. Tant que dura la royaute primitive, il parut naturel que ce chef fut +designe par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que +le fils succedat au pere dans tout sacerdoce; la naissance semblait +reveler assez la volonte des dieux. Lorsque les revolutions eurent +supprime partout cette royaute, les hommes paraissent avoir cherche, pour +suppleer a la naissance, un mode d'election que les dieux n'eussent pas a +desavouer. Les Atheniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas +de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une +idee fausse de ce procede, dont on a fait un sujet d'accusation contre la +democratie athenienne; et pour cela il est necessaire de penetrer dans la +pensee des anciens. Pour eux le sort n'etait pas le hasard; le sort etait +la revelation de la volonte divine. De meme qu'on y avait recours dans les +temples pour surprendre les secrets d'en haut, de meme la cite y recourait +pour le choix de son magistrat. On etait persuade que les dieux +designaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette +opinion etait celle de Platon lui-meme qui disait: " L'homme que le sort a +designe, nous disons qu'il est cher a la divinite et nous trouvons juste +qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses +sacrees, laissant a la divinite le choix de ceux qui lui sont agreables, +nous nous en remettons au sort. " La cite croyait ainsi recevoir ses +magistrats des dieux. [13] + +Au fond les choses se passaient de meme a Rome. La designation du consul +ne devait pas appartenir aux hommes. La volonte ou le caprice du peuple +n'etait pas ce qui pouvait creer legitimement un magistrat. Voici donc +comment le consul etait choisi. Un magistrat en charge, c'est-a-dire un +homme deja en possession du caractere sacre et des auspices, indiquait +parmi les jours fastes celui ou le consul devait etre nomme. Pendant la +nuit qui precedait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixes au +ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en meme temps qu'il +prononcait mentalement le nom de quelques candidats a la magistrature. +[14] Si les presages etaient favorables, c'est que les dieux agreaient ces +candidats. Le lendemain, le peuple se reunissait au champ de Mars; le meme +personnage qui avait consulte les dieux, presidait l'assemblee. Il disait +a haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les +auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un +pour lequel les auspices n'eussent pas ete favorables, il omettait son +nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui etaient prononces par +le president. [16] Si le president ne nommait que deux candidats, le +peuple votait pour eux necessairement; s'il en nommait trois, le peuple +choisissait entre eux. Jamais l'assemblee n'avait le droit de porter ses +suffrages sur d'autres hommes que ceux que le president avait designes; +car pour ceux-la seulement les auspices avaient ete favorables et +l'assentiment des dieux etait assure. + +Ce mode d'election, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers +siecles de la republique, explique quelques traits de l'histoire romaine +dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le +peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que +pourtant il ne le peut pas; c'est que le president n'a pas pris les +auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montres +favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls +deux hommes qu'il deteste; [17] c'est que le president n'a prononce que +deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas +par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans +qu'il soit possible d'en ecrire d'autres que ceux qui ont ete designes. Le +peuple a qui l'on presente des candidats qui lui sont odieux, peut bien +marquer sa colere en se retirant sans voter; il reste toujours dans +l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote. + +On voit par la quelle etait la puissance du president des comices, et l'on +ne s'etonne plus de l'expression consacree, _creat consules_, qui +s'appliquait, non au peuple, mais au president des comices. C'etait de +lui, en effet, plutot que du peuple, qu'on pouvait dire: Il cree les +consuls; car c'etait lui qui decouvrait la volonte des dieux. S'il ne +faisait pas les consuls, c'etait au moins par lui que les dieux les +faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'a ratifier +l'election, tout au plus jusqu'a choisir entre trois ou quatre noms, si +les auspices s'etaient montres egalement favorables a trois ou quatre +candidats. + +Il est hors de doute que cette maniere de proceder fut fort avantageuse a +l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout +cela qu'une ruse imaginee par elle. Une telle ruse ne se concoit pas dans +les siecles ou l'on croyait a cette religion. Politiquement, elle etait +inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la +majorite dans les suffrages. Elle aurait meme pu tourner contre eux en +investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication +qu'on puisse donner de ces usages, ou plutot de ces rites de l'election, +c'est que tout le monde croyait tres sincerement que le choix du magistrat +n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer +de la religion et de la fortune de la cite devait etre revele par la voix +divine. + +La regle premiere pour l'election d'un magistrat etait celle que donne +Ciceron: " Qu'il soit nomme suivant les rites. " Si, plusieurs mois apres, +on venait dire au Senat que quelque rite avait ete neglige ou mal +accompli, le Senat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obeissaient. +Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il +est permis de croire que le Senat fut bien aise de se debarrasser d'un +consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on +ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux. + +Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient designe l'archonte +ou le consul, il y avait une sorte d'epreuve par laquelle on examinait le +merite du nouvel elu. Mais cela meme va nous montrer ce que la cite +souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne +cherchait pas l'homme le plus courageux a la guerre, le plus habile ou le +plus juste dans la paix, mais le plus aime des dieux. En effet, le senat +athenien demandait au nouvel elu s'il avait quelque defaut corporel, s'il +possedait un dieu domestique, si sa famille avait toujours ete fidele a +son culte, si lui-meme avait toujours rempli ses devoirs envers les morts. +[18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un defaut corporel, signe de la +malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun +sacerdoce, et, par consequent, d'exercer aucune magistrature; c'est que +celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au +culte national, et n'etait pas apte a faire les sacrifices au nom de la +cite; c'est que si la famille n'avait pas ete toujours fidele a son culte, +c'est-a-dire si l'un des ancetres avait commis un de ces actes qui +blessaient la religion, le foyer etait a jamais souille, et les +descendants detestes des dieux; c'est, enfin, que si lui-meme avait +neglige le tombeau de ses morts, il etait expose a leurs redoutables +coleres et etait poursuivi par des ennemis invisibles. La cite aurait ete +bien temeraire de confier sa fortune a un tel homme. Voila les principales +questions que l'on adressait a celui qui allait etre magistrat. Il +semblait qu'on ne se preoccupat ni de son caractere ni de son +intelligence. On tenait surtout a s'assurer qu'il etait apte a remplir les +fonctions sacerdotales, et que la religion de la cite ne serait pas +compromise dans ses mains. + +Cette sorte d'examen etait aussi en usage a Rome. Il est vrai que nous +n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait +repondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen etait fait +par les pontifes. [19] + + +NOTES + +[1] A Megare, a Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, _Corp. inscr._, +1052. + +[2] Pindare, _Nemeennes_, XI. + +[3] Plutarque, _Quest. rom._, 40. + +[4] Id., _Aristide_, 21. + +[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, _Fragm._ 21 (coll. Didot). + +[6] Demosthenes, _in Midiam_, 38. Eschine, _in Timarch._, 19. + +[7] Plutarque, _Nicias_, 3; _Phocion_, 37. Ciceron, _in Verr._, IV, 50. + +[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362. + +[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Herodote, I, 135; +III, 18; Eschyle, _Pers._, 204; _Agam._, 1202; Euripide, _Trach._, 238. + +[10] Ciceron, _De lege agr._, II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3. + +[11] Tite-Live, XXVII, 40. + +[12] Varron, _L. L_., VI, 54. Athenee, XIV, 79. + +[13] Platon, _Lois_, III, 690; VI, 759. Comp. Demetrius de Phalore, +_Fragm._, 4. Il est surprenant que les historiens modernes representent le +tirage au sort comme une invention de la democratie athenienne. Il etait, +au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque, +_Pericles_, 9), et il parait aussi ancien que l'archontat lui-meme. Ce +n'etait pas non plus un procede democratique; nous savons, en effet, +qu'encore au temps de Lysias et de Demosthenes les noms de tous les +citoyens n'etaient pas mis dans l'urne (Lysias, _or, de invalido_, c. 13; +_in Andocidem_, c. 4); a plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou +les Pentacosiomedimnes pouvaient etre archontes. Les textes de Platon +montrent clairement quelle idee les anciens se faisaient du tirage au +sort; la pensee qui le fit instituer pour des magistrats-pretres comme les +archontes, ou pour des senateurs charges de fonctions sacrees comme les +prytanes, fut une pensee religieuse et non pas une pensee egalitaire. Il +est digne de remarque que, lorsque la democratie prit le dessus, elle +garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne +laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonca pour le choix des +strateges qui eurent alors la veritable autorite. De sorte qu'il y avait +tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'age +aristocratique, et election pour celles qui dataient de l'age +democratique. + +[14] Valere-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, _Marcellus_, 5. + +[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velleius, II, 92. Valere-Maxime, III, 8, 3. + +[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49. + +[17] Tite-Live, II, 42; II, 43. + +[18] Platon, _Lois_, VI. Xenophon, _Mem._, II. Pollux, VIII, 85, 86, 95. + +[19] Denys, II, 78. + + + + +CHAPITRE XI. + +LA LOI. + + +Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut +d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cites etaient un +ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prieres, en meme temps +que de dispositions legislatives. Les regles du droit de propriete et du +droit de succession y etaient eparses au milieu des regles des sacrifices, +de la sepulture et du culte des morts. + +Ce qui nous est reste des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois +royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie +civile. L'une d'elles interdisait a la femme coupable d'approcher des +autels; une autre defendait de servir certains mets dans les repas sacres, +une troisieme disait quelle ceremonie religieuse un general vainqueur +devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique +plus recent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites +religieux de la sepulture. L'oeuvre de Solon etait a la fois un code, une +constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes +y etaient regles, ainsi que les rites des noces et le culte des morts. + +Ciceron, dans son traite des Lois, trace le plan d'une legislation qui +n'est pas tout a fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son +code, il imite les anciens legislateurs. Or, voici les premieres lois +qu'il ecrit: " Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; -- +que l'on entretienne les temples des peres et la demeure des Lares +domestiques; -- que les pretres n'emploient dans les repas sacres que les +mets prescrits; -- que l'on rende aux dieux Manes le culte qui leur est +du. " Assurement le philosophe romain se preoccupait peu de cette vieille +religion des Lares et des Manes; mais il tracait un code a l'image des +codes anciens, et il se croyait tenu d'y inserer les regles du culte. + +A Rome, c'etait une verite reconnue qu'on ne pouvait pas etre un bon +pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, reciproquement, que l'on +ne pouvait pas connaitre le droit si l'on ne savait pas la religion. Les +pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait +presque aucun acte de la vie qui n'eut quelque rapport avec la religion, +il en resultait que presque tout etait soumis aux decisions de ces +pretres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges competents dans un nombre +infini de proces. Toutes les contestations relatives au mariage, au +divorce, aux droits civils et religieux des enfants, etaient portees a +leur tribunal. Ils etaient juges de l'inceste comme du celibat. Comme +l'adoption touchait a la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec +l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'etait rompre l'ordre que +la religion avait etabli pour la succession des biens et la transmission +du culte; aussi le testament devait-il, a l'origine, etre autorise par le +pontife. Comme les limites de toute propriete etaient marquees par la +religion, des que deux voisins etaient en litige, ils devaient plaider +devant le pontife ou devant des pretres qu'on appelait freres arvales. +Voila pourquoi les memes hommes etaient pontifes et jurisconsultes; droit +et religion ne faisaient qu'un. [1] + +A Athenes, l'archonte et le roi avaient a peu pres les memes attributions +judiciaires que le pontife romain. [2] + +Le mode de generation des lois anciennes apparait clairement. Ce n'est pas +un homme qui les a inventees. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre +en ecrit les lois de leurs cites; ils ne les ont pas faites. Si nous +entendons par legislateur un homme qui cree un code par la puissance de +son genie et qui l'impose aux autres hommes, ce legislateur n'exista +jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes +du peuple. La pensee que le nombre des suffrages pouvait faire une loi, +n'apparut que fort tard dans les cites, et seulement apres que deux +revolutions les avaient transformees. Jusque-la les lois se presentent +comme quelque chose d'antique, d'immuable, de venerable. Aussi vieilles +que la cite, c'est le fondateur qui les a _posees_, en meme temps qu'il +_posait_ le foyer, _moresque viris et moenia ponit_. Il les a instituees +en meme temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas +dire qu'il les ait imaginees lui-meme. Quel en est donc le veritable +auteur? Quand nous avons parle plus haut de l'organisation de la famille +et des lois grecques ou romaines qui reglaient la propriete, la +succession, le testament, l'adoption, nous avons observe combien ces lois +correspondaient exactement aux croyances des anciennes generations. Si +l'on met ces lois en presence de l'equite naturelle, on les trouve souvent +en contradiction avec elle, et il parait assez evident que ce n'est pas +dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est +alle les chercher. Mais que l'on mette ces memes lois en regard du culte +des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de +cette religion primitive, et l'on reconnaitra qu'elles sont avec tout cela +dans un accord parfait. + +L'homme n'a pas eu a etudier sa conscience et a dire: Ceci est juste; ceci +ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est ne le droit antique. Mais l'homme +croyait que le foyer sacre, en vertu de la loi religieuse, passait du pere +au fils; il en est resulte que la maison a ete un bien hereditaire. +L'homme qui avait enseveli son pere dans son champ, croyait que l'esprit +du mort prenait a jamais possession de ce champ et reclamait de sa +posterite un culte perpetuel; il en est resulte que le champ, domaine du +mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriete inalienable d'une +famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et +la loi a dit avec la religion: Le fils herite, la fille n'herite pas; le +neveu par les males herite, non pas le neveu par les femmes. Voila comment +la loi s'est faite; elle s'est presentee d'elle-meme et sans qu'on eut a +la chercher. Elle etait la consequence directe et necessaire de la +croyance; elle etait la religion meme s'appliquant aux relations des +hommes entre eux. + +Les anciens disaient que leurs lois leur etaient venues des dieux. Les +Cretois attribuaient les leurs, non a Minos, mais a Jupiter; les +Lacedemoniens croyaient que leur legislateur n'etait pas Lycurgue, mais +Apollon. Les Romains disaient que Numa avait ecrit sous la dictee d'une +des divinites les plus puissantes de l'Italie ancienne, la deesse Egerie. +Les Etrusques avaient recu leurs lois du dieu Tages. Il y a du vrai dans +toutes ces traditions. Le veritable legislateur chez les anciens, ce ne +fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi. + +Les lois resterent longtemps une chose sacree. Meme a l'epoque ou l'on +admit que la volonte d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient +faire une loi, encore fallait-il que la religion fut consultee et qu'elle +fut an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimite des +suffrages fut suffisante pour qu'il y eut une loi; il fallait encore que +la decision du peuple fut approuvee par les pontifes et que les augures +attestassent que les dieux etaient favorables a la loi proposee. [3] Un +jour que les tribuns plebeiens voulaient faire adopter une loi par une +assemblee des tribus, un patricien leur dit: " Quel droit avez-vous de +faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez +pas les auspices, vous qui dans vos assemblees n'accomplissez pas d'actes +religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses +sacrees, parmi lesquelles il faut compter la loi? " [4] + +On concoit d'apres cela le respect et l'attachement que les anciens ont +eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre +humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand +Platon dit qu'obeir aux lois c'est obeir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer +la pensee grecque lorsque, dans le _Criton_, il montre Socrate donnant sa +vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait ecrit sur +le rocher des Thermopyles: " Passant, va dire a Sparte que nous sommes +morts ici pour obeir a ses lois. " La loi chez les anciens fut toujours +sainte; au temps de la royaute elle etait la reine des rois; au temps des +republiques elle fut la reine des peuples. Lui desobeir etait un +sacrilege. + +En principe, la loi etait immuable, puisqu'elle etait divine. Il est a +remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de +nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction +qu'il y eut entre elles. Le code de Dracon n'a pas ete aboli par celui de +Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre ou la loi +etait gravee etait inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se +croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a ete la cause +principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien. +Des lois opposees et de differentes epoques s'y trouvaient reunies; et +toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isee deux +hommes se disputer un heritage; chacun d'eux allegue une loi en sa faveur; +les deux lois sont absolument contraires et egalement sacrees. C'est ainsi +que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui etablit le droit d'ainesse, +et en ecrit une autre a cote qui prescrit le partage egal entre les +freres. + +La loi antique n'a jamais de considerants. Pourquoi en aurait-elle? Elle +n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont +faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre +d'autorite; les hommes lui obeissent parce qu'ils ont foi en elle. + +Pendant de longues generations, les lois n'etaient pas ecrites; elles se +transmettaient de pere en fils, avec la croyance et la formule de priere. +Elles etaient une tradition sacree qui se perpetuait autour du foyer de la +famille ou du foyer de la cite. + +Le jour ou l'on a commence a les mettre en ecrit, c'est dans les livres +sacres qu'on les a consignees, dans les rituels, au milieu des prieres et +des ceremonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il +ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacres de cette ville. [6] Denys +d'Halicarnasse, qui avait consulte les documents originaux, dit qu'avant +l'epoque des Decemvirs tout ce qu'il y avait a Rome de lois ecrites se +trouvait dans les livres des pretres. [7] Plus tard la loi est sortie des +rituels; on l'a ecrite a part; mais l'usage a continue de la deposer dans +un temple, et les pretres en ont conserve la garde. + +Ecrites ou non, ces lois etaient toujours formulees en arrets tres-brefs, +que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moise ou +aux slocas du livre de Manou. Il y a meme grande apparence que les paroles +de la loi etaient rhythmees. [8] Aristote dit qu'avant le temps ou les +lois furent ecrites, on les chantait. [9] Il en est reste des souvenirs +dans la langue; les Romains appelaient les lois _carmina_, des vers; les +Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10] + +Ces vieux vers etaient des textes invariables. Y changer une lettre, y +deplacer un mot, en alterer le rhythme, c'eut ete detruire la loi elle- +meme, en detruisant la forme sacree sous laquelle elle s'etait revelee aux +hommes. La loi etait comme la priere, qui n'etait agreable a la divinite +qu'a la condition d'etre recitee exactement, et qui devenait impie si un +seul mot y etait change. Dans le droit primitif, l'exterieur, la lettre +est tout; il n'y a pas a chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne +vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa +formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrees qui la composent. + +Chez les anciens et surtout a Rome, l'idee du droit etait inseparable de +l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une +obligation a contracter; l'un devait dire: _Dari spondes?_ et l'autre +devait repondre: _Spondeo_. Si ces mots-la n'etaient pas prononces, il n'y +avait pas de contrat. En vain le creancier venait-il reclamer le payement +de la dette, le debiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans +ce droit antique, ce n'etait pas la conscience ni le sentiment du juste, +c'etait la formule sacree. Cette formule prononcee entre deux hommes +etablissait entre eux un lien de droit. Ou la formule n'etait pas, le +droit n'etait pas. + +Les formes bizarres de l'ancienne procedure romaine ne nous surprendront +pas, si nous songeons que le droit antique etait une religion, la loi un +texte sacre, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec +la loi, _agit lege_. Par l'enonce de la loi il saisit l'adversaire. Mais +qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaitre les +termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi +n'existe plus et ne peut pas le defendre. Gaius raconte l'histoire d'un +homme dont un voisin avait coupe les vignes; le fait etait constant; il +prononca la loi. Mais la loi disait arbres, il prononca vignes; il perdit +son proces. + +L'enonce de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement +de signes exterieurs, qui etaient comme les rites de cette ceremonie +religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procedure en justice. +C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau +de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher +de la main, _mancipatio_; que, si l'on se disputait une propriete, il y +avait combat fictif, _manuum consertio_. De la les formes de +l'affranchissement, celles de l'emancipation, celles de l'action en +justice, et toute la pantomime de la procedure. + +Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractere +mysterieux de toute cette religion des cites. Les formules de la loi +etaient tenues secretes comme celles du culte. Elle etait cachee a +l'etranger, cachee meme au plebeien. Ce n'est pas parce que les patriciens +avaient calcule qu'ils puiseraient une grande force dans la possession +exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature, +parut longtemps un mystere auquel on ne pouvait etre initie qu'apres +l'avoir ete prealablement au culte national et au culte domestique. + +L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des +principaux caracteres de ce droit. La religion etait purement civile, +c'est-a-dire speciale a chaque cite; il n'en pouvait decouler aussi qu'un +droit _civil_. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez +les anciens. Quand ils disaient que le droit etait civil, _jus civile_, +[Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cite +avait son code, comme de nos jours chaque Etat a le sien. Ils voulaient +dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une +meme cite. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour etre soumis a ses +lois et etre protege par elles; il fallait en etre citoyen. La loi +n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour +l'etranger. Nous verrons plus loin que l'etranger, domicilie dans une +ville, ne pouvait ni y etre proprietaire, ni y heriter, ni tester, ni +faire un contrat d'aucune sorte, ni paraitre devant les tribunaux +ordinaires des citoyens. A Athenes, s'il se trouvait creancier d'un +citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa +dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui. + +Ces dispositions de l'ancien droit etaient d'une logique parfaite. Le +droit n'etait pas ne de l'idee de la justice, mais de la religion, et il +n'etait pas concu en dehors d'elle. Pour qu'il y eut un rapport de droit +entre deux hommes, il fallait qu'il y eut deja entre eux un rapport +religieux, c'est-a-dire qu'ils eussent le culte d'un meme foyer et les +memes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communaute religieuse +n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit put +exister. Or ni l'esclave ni l'etranger n'avaient part a la religion de la +cite. Un etranger et un citoyen pouvaient vivre cote a cote pendant de +longues annees, sans qu'on concut la possibilite d'etablir un lien de +droit entre eux. Le droit n'etait qu'une des faces de la religion. Pas de +religion commune, pas de loi commune. + + +NOTES + +[1] De la est venue cette vieille definition que les jurisconsultes ont +conservee jusqu'a Justinien: _Jurisprudentia est rerum divinarum atque +humanarum notitia._ Cf. Ciceron, _De legib._, II, 9; II, 19; _De arusp. +resp._, 7. Denys, II, 73. Tacite, _Ann._, I, 10; _Hist._, I, 15. Dion +Cassius, XLVIII, 44. Pline, _Hist. nat._, XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV, +27. + +[2] Pollux, VIII, 90. + +[3] Denys, IX, 41; IX, 49. + +[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31. + +[5] Andocide, I, 82, 83. Demosthenes, _in Everg._, 71. + +[6] Varron, _L. L._, VI, 16. + +[7] Denys, X, I. + +[8] Elien, _H. V._, II, 39. + +[9] Aristote, _Probl._, XIX, 28. + +[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme, +chant; voy. Plutarque, _De musica_, p. 1133; Pindare, _Pyth._, XII, 41; +_fragm._ 190 (edit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, _Chev._, 9: [Grec: +Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi]. + + + + +CHAPITRE XII. + +LE CITOYEN ET L'ETRANGER. + + +On reconnaissait le citoyen a ce qu'il avait part au culte de la cite, et +c'etait de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et +politiques. Renoncait-on au culte, on renoncait aux droits. Nous avons +parle plus haut des repas publics, qui etaient la principale ceremonie du +culte national. Or a Sparte celui qui n'y assistait pas, meme sans que ce +fut par sa faute, cessait aussitot de compter parmi les citoyens. [1] A +Athenes, celui qui ne prenait pas part a la fete des dieux nationaux, +perdait le droit de cite. [2] A Rome, il fallait avoir ete present a la +ceremonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3] +L'homme qui n'y avait pas assiste, c'est-a-dire qui n'avait pas eu part a +la priere commune et au sacrifice, n'etait plus citoyen jusqu'au lustre +suivant. + +Si l'on veut donner la definition exacte du citoyen, il faut dire que +c'est l'homme qui a la religion de la cite. [4] L'etranger, au contraire, +est celui qui n'a pas acces au culte, celui que les dieux de la cite ne +protegent pas et qui n'a pas meme le droit de les invoquer. Car ces dieux +nationaux ne veulent recevoir de prieres et d'offrandes que du citoyen; +ils repoussent l'etranger; l'entree de leurs temples lui est interdite et +sa presence pendant le sacrifice est un sacrilege. Un temoignage de cet +antique sentiment de repulsion nous est reste dans un des principaux rites +du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir +la tete voilee, " parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacres, dans +l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un +etranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient +troubles ". [5] Un objet sacre, qui tombait momentanement aux mains d'un +etranger, devenait aussitot profane; il ne pouvait recouvrer son caractere +religieux que par une ceremonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'etait empare +d'une ville et que les citoyens vinssent a la reprendre, il fallait avant +toute chose que les temples fussent purifies et tous les foyers eteints et +renouveles; le regard de l'etranger les avait souilles. [7] + +C'est ainsi que la religion etablissait entre le citoyen et l'etranger une +distinction profonde et ineffacable. Cette meme religion, tant qu'elle fut +puissante sur les ames, defendit de communiquer aux etrangers le droit de +cite. Au temps d'Herodote, Sparte ne l'avait encore accorde a personne, +excepte a un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de +l'oracle. Athenes l'accordait quelquefois; mais avec quelles precautions! +Il fallait d'abord que le peuple reuni votat au scrutin secret l'admission +de l'etranger; ce n'etait rien encore; il fallait que, neuf jours apres, +une seconde assemblee votat dans le meme sens, et qu'il y eut au moins six +mille suffrages favorables: chiffre qui paraitra enorme si l'on songe +qu'il etait fort rare qu'une assemblee athenienne reunit ce nombre de +citoyens. Il fallait ensuite un vote du Senat qui confirmat la decision de +cette double assemblee. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait +opposer une sorte de veto et attaquer le decret comme contraire aux +vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le legislateur +eut entoure d'autant de difficultes et de precautions que celui qui allait +conferer a un etranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup +qu'il y eut autant de formalites a remplir pour declarer la guerre ou pour +faire une loi nouvelle. D'ou vient qu'on opposait tant d'obstacles a +l'etranger qui voulait etre citoyen? Assurement on ne craignait pas que +dans les assemblees politiques son vote fit pencher la balance. +Demosthenes nous dit le vrai motif et la vraie pensee des Atheniens: +" C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur purete. " Exclure +l'etranger c'est " veiller sur les ceremonies saintes ". Admettre un +etranger parmi les citoyens c'est " lui donner part a la religion et aux +sacrifice ". [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas +entierement libre, et il etait saisi d'un scrupule religieux; car il +savait que les dieux nationaux etaient portes a repousser l'etranger et +que les sacrifices seraient peut-etre alteres par la presence du nouveau +venu. Le don du droit de cite a un etranger etait une veritable violation +des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la +cite, a l'origine, en etait si avare. Encore faut-il noter que l'homme si +peniblement admis comme citoyen ne pouvait etre ni archonte ni pretre. La +cite lui permettait bien d'assister a son culte; mais quant a y presider, +c'eut ete trop. + +Nul ne pouvait devenir citoyen a Athenes, s'il etait citoyen dans une +autre ville. [9] Car il y avait une impossibilite religieuse a etre a la +fois membre de deux cites, comme nous avons vu qu'il y en avait une a etre +membre de deux familles. On ne pouvait pas etre de deux religions a la +fois. + +La participation au culte entrainait avec elle la possession des droits. +Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui precedait l'assemblee, +il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de +la cite, il pouvait etre prytane et archonte. Ayant la religion de la +cite, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la +procedure. + +L'etranger, au contraire, n'ayant aucune part a la religion n'avait aucun +droit. S'il entrait dans l'enceinte sacree que le pretre avait tracee pour +l'assemblee, il etait puni de mort. Les lois de la cite n'existaient pas +pour lui. S'il avait commis un delit, il etait traite comme l'esclave et +puni sans forme de proces, la cite ne lui devant aucune justice. [10] +Lorsqu'on est arrive a sentir le besoin d'avoir une justice pour +l'etranger, il a fallu etablir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour +juger l'etranger, le preteur a du se faire etranger lui-meme (_praetor +peregrinus_). A Athenes le juge des etrangers a ete le polemarque, c'est- +a-dire le magistrat qui etait charge des soins de la guerre et de toutes +les relations avec l'ennemi. [11] + +Ni a Rome ni a Athenes l'etranger ne pouvait etre proprietaire. [12] Il ne +pouvait pas se marier; du moins son mariage n'etait pas reconnu, et ses +enfants etaient reputes batards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat +avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait a un tel contrat aucune +valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La +loi romaine lui defendait d'heriter d'un citoyen, et meme a un citoyen +d'heriter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que, +si un etranger obtenait le droit de cite romaine sans que son fils, ne +avant cette epoque, eut la meme faveur, le fils devenait a l'egard du pere +un etranger et ne pouvait pas heriter de lui. [16] La distinction entre +citoyen et etranger etait plus forte que le lien de nature entre pere et +fils. Il semblerait a premiere vue qu'on eut pris a tache d'etablir un +systeme de vexation contre l'etranger. Il n'en etait rien. Athenes et Rome +lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protegeaient, par des +raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur +interet meme ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion +avait etablies. Cette religion ne permettait pas que l'etranger devint +proprietaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol +religieux de la cite. Elle ne permettait ni a l'etranger d'heriter du +citoyen ni au citoyen d'heriter de l'etranger, parce que toute +transmission de biens entrainait la transmission d'un culte, et qu'il +etait aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'etranger qu'a +l'etranger celui du citoyen. + +On pouvait accueillir l'etranger, veiller sur lui, l'estimer meme, s'il +etait riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part a la religion +et au droit. L'esclave, a certaine egards, etait mieux traite que lui; car +l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, etait +rattache a la cite par l'intermediaire de son maitre; les dieux le +protegeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de +l'esclave etait sacre, mais que celui de l'etranger ne l'etait pas. [17] + +Pour que l'etranger fut compte pour quelque chose aux yeux de la loi, pour +qu'il put faire le commerce, contracter, jouir en surete de son bien, pour +que la justice de la cite put le defendre efficacement, il fallait qu'il +se fit le client d'un citoyen. Rome et Athenes voulaient que tout etranger +adoptat un patron. [18] En se mettant dans la clientele et sous la +dependance d'un citoyen, l'etranger etait rattache par cet intermediaire a +la cite. Il participait alors a quelques-uns des benefices du droit civil +et la protection des lois lui etait acquise. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, II, 6, 21 (II, 7). + +[2] Boeckh, _Corp. inscr._, 3641 b. + +[3] Velleius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne; +encore fallut-il que le censeur envoyat prendre leurs noms, afin +qu'inscrits sur le registre de la ceremonie, ils y fussent consideres +comme presents. + +[4] Demosthenes, _in Neoeram, 113, 114. Etre citoyen se disait en grec +[Grec: suntelein], c'est-a-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec: +meteinai leron chai osion]. + +[5] Virgile, _En._, III, 406. Festus, v _Exesto: Lictor in quibusdam +sacris clamitabat, hostis exesto_. On sait que _hostis_ se disait de +l'etranger (Macrobe, I, 17); _hostilis facies_, dans Virgile, signifie le +visage d'un etranger. + +[6] _Digeste_, liv. XI, tit. 6, 36. + +[7] Plutarque, _Aristide_, 20. Tite-Live, V, 50. + +[8] Demosthenes, _in Neoeram_, 89, 91, 92, 113, 114. + +[9] Plutarque, _Solon_, 24. Ciceron, _Pro Coecina_, 34. + +[10] Aristote, _Politique_, III, 4, 3. Platon, _Lois_, VI. + +[11] Demosthenes, _in Neaeram_, 49. Lysias, in _Pancleonem_. + +[12] Gaius, _fr._ 234. + +[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, _Ois._, 1652. + +[14] Ulpien, XIX,4. Demosthenes, _Pro Phorm.; in Eubul_. + +[15] Ciceron, _Pro Archia_, 5. Gaius, II, 110. + +[16] Pausanias, VIII, 48. + +[17] _Digeste_, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4. + +[18] Harpocration, [Grec: prostates]. + + + + +CHAPITRE XIII. + +LE PATRIOTISME. L'EXIL. + + +Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des peres, _terra +patria_. La patrie de chaque homme etait la part de sol que sa religion +domestique ou nationale avait sanctifiee, la terre ou etaient deposes les +ossements de ses ancetres et que leurs ames occupaient. La petite patrie +etait l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande +patrie etait la cite, avec son prytanee et ses heros, avec son enceinte +sacree et son territoire marque par la religion. " Terre sacree de la +patrie ", disaient les Grecs. Ce n'etait pas un vain mot. Ce sol etait +veritablement sacre pour l'homme, car il etait habite par ses dieux. Etat, +Cite, Patrie, ces mots n'etaient pas une abstraction, comme chez les +modernes; ils representaient reellement tout un ensemble de divinites +locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur +l'ame. + +On s'explique par la le patriotisme des anciens, sentiment energique qui +etait pour eux la vertu supreme et auquel toutes les autres vertus +venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se +confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa securite, son +droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il etait presque +impossible que l'interet prive fut en desaccord avec l'interet public. +Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous +eleve. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve. + +Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il +quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrees du +territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social +d'aucune espece. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de +la vie reguliere et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en +dehors de la vie morale. La seulement il a sa dignite d'homme et ses +devoirs. Il ne peut etre homme que la. + +La patrie tient l'homme attache par un lien sacre. Il faut l'aimer comme +on aime une religion, lui obeir comme on obeit a Dieu. " Il faut se donner +a elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. " Il faut l'aimer +glorieuse ou obscure, prospere ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses +bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamne par elle +sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham +aimait son Dieu, jusqu'a lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir +mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guere par devouement a un +homme ou par point d'honneur; mais a la patrie il doit sa vie. Car si la +patrie est attaquee, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat +veritablement pour ses autels, pour ses foyers, _pro aris et focis_; car +si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renverses, ses foyers +eteints, ses tombeaux profanes, ses dieux detruits, son culte efface. +L'amour de la patrie, c'est la piete des anciens. + +Il fallait que la possession de la patrie fut bien precieuse; car les +anciens n'imaginaient guere de chatiment plus cruel que d'en priver +l'homme. La punition ordinaire des grands crimes etait l'exil. + +L'exil etait proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'etait, +suivant la formule egalement usitee chez les Grecs et chez les Romains, +lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu +sacre du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices. +L'exil mettait donc un homme hors de la religion. " Qu'il fuie, disait la +sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui +parle ni ne le recoive; que nul ne l'admette aux prieres ni aux +sacrifices; que nul ne lui presente l'eau lustrale. " [2] Toute maison +etait souillee par sa presence. L'homme qui l'accueillait devenait impur a +son contact. " Celui qui aura mange ou bu avec lui ou qui l'aura touche, +disait la loi, devra se purifier. " Sous le coup de cette excommunication, +l'exile ne pouvait prendre part a aucune ceremonie religieuse; il n'avait +plus de culte, plus de repas sacres, plus de prieres; il etait desherite +de sa part de religion. + +Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'etait pas partout. S'ils +avaient quelque vague idee d'une divinite de l'univers, ce n'etait pas +celle-la qu'ils consideraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient. +Les dieux de chaque homme etaient ceux qui habitaient sa maison, son +canton, sa ville. L'exile, en laissant sa patrie derriere lui, laissait +aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui put le +consoler et le proteger; il ne sentait plus de providence qui veillat sur +lui; le bonheur de prier lui etait ote. Tout ce qui pouvait satisfaire les +besoins de son ame etait eloigne de lui. + +Or la religion etait la source d'ou decoulaient les droits civils et +politiques. L'exile perdait donc tout cela en perdant la religion de la +patrie. Exclu du culte de la cite, il se voyait enlever du meme coup son +culte domestique et il devait eteindre son foyer. [3] + +Il n'avait plus de droit de propriete; sa terre et tous ses biens, comme +s'il etait mort, passaient a ses enfants, a moins qu'ils ne fussent +confisques, au profit des dieux ou de l'Etat. [4] N'ayant plus de culte, +il n'avait plus de famille; il cessait d'etre epoux et pere. Ses fils +n'etaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'etait plus sa femme, [6] et +elle pouvait immediatement prendre un autre epoux. Voyez Regulus, +prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile a un exile; si le Senat +lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exile n'est plus +senateur; si sa femme et ses enfants courent a lui, il repousse leurs +embrassements, car pour l'exile il n'y a plus d'enfants, plus d'epouse: + + Fertur pudicae conjugis osculum + Parvosque natos, _ut capitis minor_, + A se removisse. [7] + +" L'exile, dit Xenophon, perd foyer, liberte, patrie, femme, enfants. " +Mort, il n'a pas le droit d'etre enseveli dans le tombeau de sa famille; +car il est un etranger. [8] + +Il n'est pas surprenant que les republiques anciennes aient presque +toujours permis au coupable d'echapper a la mort par la fuite. L'exil ne +semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains +l'appelaient une peine capitale. + + +NOTES + +[1] Herodote, VII, 231. Cratinus, dans Athenee, XI, 3. Ciceron, _Pro +domo_, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3. + +[2] Sophocle, _Oedipe roi_, 239. Platon, _Lois_, IX, 881. + +[3] Ovide, _Tristes_, I, 3, 43. + +[4] Pindare, _Pyth._, IV, 517. Platon, _Lois_, IX, 877. Diodore, XIII, 49. +Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58. + +[5] _Institutes_ de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128. + +[6] Denys, VIII, 41. + +[7] Horace, _Odes_, III. + +[8] Thucydide, I, 138. + + + + +CHAPITRE XIV. + +DE L'ESPRIT MUNICIPAL. + + +Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions +et surtout des anciennes croyances a pu +nous donner une idee de la distinction profonde qu'il +y avait toujours entre deux cites. Si voisines qu'elles +fussent, elles formaient toujours deux societes completement +separees. Entre elles il y avait bien plus +que la distance qui separe aujourd'hui deux villes, +bien plus que la frontiere qui divise deux Etats; les +dieux n'etaient pas les memes, ni les ceremonies, +ni les prieres. Le culte d'une cite etait interdit a +l'homme de la cite voisine. On croyait que les dieux +d'une ville repoussaient les hommages et les prieres +de quiconque n'etait pas leur concitoyen. + +Il est vrai que ces vieilles croyances se sont a la +longue modifiees et adoucies; mais elles avaient ete +dans leur pleine vigueur a l'epoque ou les societes +s'etaient formees, et ces societes en ont toujours +garde l'empreinte. + +On concoit aisement deux choses: d'abord, que +cette religion propre a chaque ville a du constituer +la cite d'une maniere tres-forte et presque inebranlable; +il est, en effet, merveilleux combien cette organisation +sociale, malgre ses defauts et toutes ses +chances de ruine, a dure longtemps; ensuite, que +cette religion a du avoir pour effet, pendant de longs +siecles, de rendre impossible l'etablissement d'une +autre forme sociale que la cite. + +Chaque cite, par l'exigence de sa religion meme, +devait etre absolument independante. Il fallait que +chacune eut son code particulier, puisque chacune +avait sa religion et que c'etait de la religion que la +loi decoulait. Chacune devait avoir sa justice souveraine, +et il ne pouvait y avoir aucune justice superieure +a celle de la cite. Chacune avait ses fetes +religieuses et son calendrier; les mois et l'annee ne +pouvaient pas etre les memes dans deux villes, puisque +la serie des actes religieux etait differente. Chacune +avait sa monnaie particuliere, qui, a l'origine, +etait ordinairement marquee de son embleme religieux. +Chacune avait ses poids et ses mesures. On +n'admettait pas qu'il put y avoir rien de commun +entre deux cites. La ligne de demarcation etait si +profonde qu'on imaginait a peine que le mariage fut +permis entre habitants de deux villes differentes. +Une telle union parut toujours etrange et fut longtemps +reputee illegitime. La legislation de Rome et +celle d'Athenes repugnent visiblement a l'admettre. +Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage +etaient confondus parmi les batards et prives +des droits de citoyen. Pour que le mariage fut legitime +entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y +eut entre elles une convention particuliere (_jus connubii_, +[Grec: epilamia]). + +Chaque cite avait autour de son territoire une +ligne de bornes sacrees. C'etait l'horizon de sa religion +nationale et de ses dieux. Au dela de ces bornes +d'autres dieux regnaient et l'on pratiquait un autre +culte. + +Le caractere le plus saillant de l'histoire de la +Grece et de celle de l'Italie, avant la conquete romaine, +c'est le morcellement pousse a l'exces et +l'esprit d'isolement de chaque cite. La Grece n'a jamais +reussi a former un seul Etat; ni les villes latines, +ni les villes etrusques, ni les tribus samnites +n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribue +l'incurable division des Grecs a la nature de +leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y +croisent, etablissent entre les hommes des lignes de +demarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes +entre Thebes et Platee, entre Argos et Sparte, +entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre +les villes du Latium ni entre les douze cites de +l'Etrurie. La nature physique a sans nul doute quelque +action sur l'histoire des peuples; mais les croyances +de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre +deux cites voisines il y avait quelque chose de +plus infranchissable qu'une montagne; c'etait la serie +des bornes sacrees, c'etait la difference des cultes +et la haine des dieux nationaux pour l'etranger. + +Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu etablir +ni meme concevoir aucune autre organisation sociale +que la cite. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les +Romains meme pendant fort longtemps n'ont eu la +pensee que plusieurs villes pussent s'unir et vivre a +titre egal sous un meme gouvernement. Entre deux +cites il pouvait bien y avoir alliance, association momentanee +en vue d'un profit a faire ou d'un danger +a repousser; mais il n'y avait jamais union complete. +Car la religion faisait de chaque ville un corps +qui ne pouvait s'agreger a aucun autre. L'isolement +etait la loi de la cite. + +Avec les croyances et les usages religieux que +nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles +pu se confondre dans un meme Etat? On ne +comprenait l'association humaine et elle ne paraissait +reguliere qu'autant qu'elle etait fondee sur la religion. Le symbole de +cette association devait etre +un repas sacre fait en commun. Quelques milliers +de citoyens pouvaient bien, a la rigueur, se reunir +autour d'un meme prytanee, reciter la meme priere +et se partager les mets sacres. Mais essayez donc, +avec ces usages, de faire un seul Etat de la Grece +entiere! Comment fera-t-on les repas publics et toutes +les ceremonies saintes auxquelles tout citoyen +est tenu d'assister? Ou sera le prytanee? Comment +fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront +les limites inviolables qui ont marque a +l'origine le territoire de la cite et qui l'ont separe +pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous +les cultes locaux, les divinites poliades, les heros qui +habitent chaque canton? Athenes a sur ses terres le +heros Oedipe, ennemi de Thebes; comment reunir +Athenes et Thebes dans un meme culte et dans un +meme gouvernement? + +Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne +s'affaiblirent que tres-tard dans l'esprit du vulgaire), +il n'etait plus temps d'etablir une nouvelle forme d'Etat. +La division etait consacree par l'habitude, par +l'interet, par la haine inveteree, par le souvenir des +vieilles luttes. Il n'y avait plus a revenir sur le +passe. + +Chaque ville tenait fort a son autonomie; elle appelait +ainsi un ensemble qui comprenait son culte, +son droit, son gouvernement, toute son independance +religieuse et politique. + +Il etait plus facile a une cite d'en assujettir une +autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire +de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves; +elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du +vainqueur. Confondre deux cites en un seul Etat, +unir la population vaincue a la population victorieuse +et les associer sous un meme gouvernement, +c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, a +une seule exception pres dont nous parlerons plus +tard. Si Sparte conquiert la Messenie, ce n'est pas +pour faire des Spartiates et des Messeniens un seul +peuple; elle expulse toute la race des vaincus et +prend leurs terres. Athenes en use de meme a l'egard +de Salamine, d'Egine, de Melos. + +Faire entrer les vaincus dans la cite des vainqueurs +etait une pensee qui ne pouvait venir a l'esprit +de personne. La cite possedait des dieux, des +hymnes, des fetes, des lois, qui etaient son patrimoine +precieux; elle se gardait bien d'en donner +part a des vaincus. Elle n'en avait meme pas le +droit; Athenes pouvait-elle admettre que l'habitant +d'Egine entrat dans le temple d'Athene poliade? +qu'il adressat un culte a Thesee? qu'il prit part aux +repas sacres? qu'il entretint, comme prytane, le +foyer public? La religion le defendait. Donc la population +vaincue de l'ile d'Egine ne pouvait pas former +un meme Etat avec la population d'Athenes. +N'ayant pas les memes dieux, les Eginetes et les +Atheniens ne pouvaient pas avoir les memes lois, ni +les memes magistrats. + +Mais Athenes ne pouvait-elle pas du moins, en +laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses +murs des magistrats pour la gouverner? Il etait absolument +contraire aux principes des anciens qu'une +cite fut gouvernee par un homme qui n'en fut pas +citoyen. En effet le magistrat devait etre un chef religieux +et sa fonction principale etait d'accomplir le +sacrifice au nom de la cite. L'etranger, qui n'avait +pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas +etre magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse, +il n'avait aux yeux des hommes aucune autorite reguliere. +Sparte essaya de mettre dans les villes ses +harmostes; mais ces hommes n'etaient pas magistrats, +ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les +assemblees. N'ayant aucune relation reguliere avec +le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir +longtemps. + +Il resultait de la que tout vainqueur etait dans +l'alternative, ou de detruire la cite vaincue et d'en +occuper le territoire, ou de lui laisser toute son independance. +Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la +cite cessait d'etre, ou elle etait un Etat souverain. +Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement; +elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors +elle n'existait plus. + +Cette independance absolue de la cite ancienne +n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles +elle etait fondee eurent completement disparu. +Apres que les idees eurent ete transformees et que +plusieurs revolutions eurent passe sur ces societes +antiques, alors on put arriver a concevoir et a etablir +un Etat plus grand regi par d'autres regles. Mais il +fallut pour cela que les hommes decouvrissent d'autres +principes et un autre lien social que ceux des +vieux ages. + + + + +CHAPITRE XV. + +RELATIONS ENTRE LES CITES; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX. + + +La religion qui exercait un si grand empire sur la vie interieure de la +cite, intervenait avec la meme autorite dans toutes les relations que les +cites avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment +les hommes de ces vieux ages se faisaient la guerre, comment ils +concluaient la paix, comment ils formaient des alliances. + +Deux cites etaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les +memes dieux. Quand elles etaient en guerre, ce n'etaient pas seulement les +hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part a la lutte. Qu'on +ne croie pas que ce soit la une simple fiction poetique. Il y a eu chez +les anciens une croyance tres-arretee et tres-vivace en vertu de laquelle +chaque armee emmenait avec elle ses dieux. On etait convaincu qu'ils +combattaient dans la melee; les soldats les defendaient et ils defendaient +les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi +contre les dieux de l'autre cite; ces dieux etrangers, il etait permis de +les detester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire +prisonniers. + +La guerre avait ainsi un aspect etrange. Il faut se representer deux +petites armees en presence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son +autel, ses enseignes qui sont des emblemes sacres; chacune a ses oracles +qui lui ont promis le succes, ses augures et ses devins qui lui assurent +la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armees pense +et dit comme ce Grec dans Euripide: " Les dieux qui combattent avec nous +sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. " Chaque armee +prononce contre l'armee ennemie une imprecation dans le genre de celle +dont Macrobe nous a conserve la formule: " O dieux, repandez l'effroi, la +terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite +leurs champs et leur ville, soient par vous prives de la lumiere du +soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs tetes et leurs personnes +y vous soient devoues. " Cela dit, on se bat des deux cotes avec cet +acharnement sauvage que donne la pensee qu'on a des dieux pour soi et +qu'on combat contre des dieux etrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la +guerre est implacable; la religion preside a la lutte et excite les +combattants. Il ne peut y avoir aucune regle superieure qui tempere le +desir de tuer; il est permis d'egorger les prisonniers, d'achever les +blesses. + +Meme en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idee d'un devoir, quel +qu'il soit, vis-a-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour +l'etranger; a plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la +guerre. On n'a pas a distinguer a son egard le juste et l'injuste. Mucius +Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il etait beau d'assassiner un +ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompe le roi de +Macedoine. Paul-Emile vendit comme esclaves cent mille Epirotes qui +s'etaient remis volontairement dans ses mains. + +Le Lacedemonien Phebidas, en pleine paix, s'etait empare de la citadelle +des Thebains. On interrogeait Agesilas sur la justice de cette action: +" Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car des qu'une action +est utile a la patrie, il est beau de la faire. " Voila le droit des gens +des cites anciennes. Un autre roi de Sparte, Cleomene, disait que tout le +mal qu'on pouvait faire aux ennemis etait toujours juste aux yeux des +dieux et des hommes. + +Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi +divine ni humaine n'arretait sa vengeance ou sa cupidite. Le jour ou +Athenes decreta que tous les Mityleniens, sans distinction de sexe ni +d'age, seraient extermines, elle ne croyait pas depasser son droit; quand, +le lendemain, elle revint sur son decret et se contenta de mettre a mort +mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et +indulgente. Apres la prise de Platee, les hommes furent egorges, les +femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir viole le +droit. + +On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait a la +population tout entiere, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la +faisait pas seulement aux etres humains; on la faisait aux champs et aux +moissons. On brulait les maisons, on abattait les arbres; la recolte de +l'ennemi etait presque toujours devouee aux dieux infernaux et par +consequent brulee. On exterminait les bestiaux; on detruisait meme les +semis qui auraient pu produire l'annee suivante. Une guerre pouvait faire +disparaitre d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et +transformer une contree fertile en un desert. C'est en vertu de ce droit +de la guerre que Rome a etendu la solitude autour d'elle; du territoire ou +les Volsques avaient vingt-trois cites, elle a fait les marais pontins; +les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put +longtemps reconnaitre les lieux ou les armees romaines avaient passe, +moins aux vestiges de leurs camps, qu'a la solitude qui regnait aux +environs. + +Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de +supprimer leur cite, c'est-a-dire de briser leur association religieuse et +politique. Alors les cultes cessaient et les dieux etaient oubliee. La +religion de la cite etant abattue, la religion de chaque famille +disparaissait en meme temps. Les foyers s'eteignaient. Avec le culte +tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriete, tout ce qui +s'etayait sur la religion. [1] Ecoutons le vaincu a qui l'on fait grace de +la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: " Je donne ma personne, +ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes +objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les +donne au peuple romain. " [2] A partir de ce moment, les dieux, les +temples, les maisons, les terres, les personnes etaient au vainqueur. Nous +dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome. + +Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement +de l'un des deux partis, un traite de paix pouvait la terminer. Mais pour +cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnee; il fallait +un acte religieux. Tout traite etait marque par l'immolation d'une +victime. Signer un traite est une expression toute moderne; les Latins +disaient frapper un chevreau, _icere haedus ou foedus_; le nom de la +victime qui etait le plus ordinairement employee a cet effet est reste +dans la langue usuelle pour designer l'acte tout entier. [3] Les Grecs +s'exprimaient d'une maniere analogue, ils disaient faire la libation, +[Grec: spendesthai]. C'etaient toujours des pretres qui, se conformant au +rituel, [4] accomplissaient la ceremonie du traite. On les appelait +feciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs. + +Cette ceremonie religieuse donnait seule aux conventions internationales +un caractere sacre et inviolable. Tout le monde connait l'histoire des +fourches caudines. Une armee entiere, par l'organe de ses consuls, de ses +questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention +avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolee. Aussi le +Senat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur. +En l'annulant, il ne vint a l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien, +que l'on commettait un acte de mauvaise foi. + +C'etait une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait +d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot +d'un certain Grec dont la cite adorait le heros Alabandos; il s'adressait +a un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: " Alabandos, disait-il, +est un dieu et Hercule n'en est pas un. " [5] Avec de telles idees, il +etait necessaire que dans un traite de paix chaque cite prit ses propres +dieux a temoin de ses serments. " Nous avons fait un traite et verse les +libations, disent les Plateens aux Spartiates, nous avons atteste, vous +les dieux de vos peres, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On +cherchait bien, a invoquer, s'il etait possible, des divinites qui fussent +communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles a +tous, le soleil qui eclaire tout, la terre nourriciere. Mais les dieux de +chaque cite et ses heros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il +fallait que les contractants les prissent a temoin, si l'on voulait qu'ils +fussent veritablement lies par la religion. + +De meme que pendant la guerre les dieux s'etaient meles aux combattants, +ils devaient aussi etre compris dans le traite. On stipulait donc qu'il y +aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes. +Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les +deux peuples s'autorisaient mutuellement a assister a leurs fetes sacrees. +[7] Quelquefois ils s'ouvraient reciproquement leurs temples et faisaient +un echange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la +ville de Lanuvium protegerait dorenavant les Romains, qui auraient le +droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des +deux parties contractantes s'engageait a offrir un culte aux divinites de +l'autre. Ainsi les Eleens, ayant conclu un traite avec les Etoliens, +offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux heros de leurs allies. [9] +Il etait frequent qu'a la suite d'une alliance on representat par des +statues ou des medailles les divinites des deux villes se donnant la main. +C'est ainsi qu'on a des medailles ou nous voyons unis l'Apollon de Milet +et le Genie de Smyrne, la Pallas des Sideens et l'Artemis de Perge, +l'Apollon d'Hierapolis et l'Artemis d'Ephese. Virgile, parlant d'une +alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Penates des deux +peuples unis et associes. + +Ces coutumes bizarres repondaient parfaitement a l'idee que les anciens se +faisaient des dieux. Comme chaque cite avait les siens, il semblait +naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traites. La +guerre ou la paix entre deux villes etait la guerre ou la paix entre deux +religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fonde sur ce +principe. Quand les dieux etaient ennemis, il y avait guerre sans merci et +sans regle; des qu'ils etaient amis, les hommes etaient lies entre eux et +avaient le sentiment de devoirs reciproques. Si l'on pouvait supposer que +les divinites poliades de deux cites eussent quelque motif pour etre +alliees, c'etait assez pour que les deux cites le fussent. La premiere +ville avec laquelle Borne contracta amitie fut Caere en Etrurie, et Tite- +Live en dit la raison: dans le desastre de l'invasion gauloise, les dieux +romains avaient trouve un asile a Caere; ils avaient habite cette ville, +ils y avaient ete adores; un lien sacre d'hospitalite s'etait ainsi forme +entre les dieux romains et la cite etrusque; [10] des lors la religion ne +permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles etaient alliees +pour toujours. [11] + + +NOTES + +[1] Ciceron, _in Verr._, II, 3, 6. Siculus Flaccus, _passim_. Thucydide, +III, 50 et 68. + +[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, _Amphitr._, 100-105. + +[3] Festus, vis _Foedum et Foedus_. + +[4] En Grece, ils portaient une couronne. Xenophon, _Hell._, IV, 7, 3. + +[5] Ciceron, _De nat. deor._, III, 19. + +[6] Thucydide, II. + +[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thesee, 25, 33. + +[8] Tite-Live, VIII, 14. + +[9] Pausanias, V, 15. + +[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13. + +[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confederations ou +amphictyonies qui etaient nombreuses dans l'ancienne Grece et en Italie. +Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles etaient des +associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas +d'amphictyonie qui n'eut un culte commun et un sanctuaire. Celle des +Beotiens offrait un culte a Athene Itonia, celle des Acheens a Demeter +Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie etait Poseidon Heliconien, comme +celui de la pentapole dorienne etait Apollon Triopique. La confederation +des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'ile de Delos, les villes +de l'Argolide a Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles etait une +association de meme nature. Toutes les reunions avaient lieu dans des +temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cites +confederees envoyait pour y prendre part quelques citoyens revetus +momentanement d'un caractere sacerdotal, et qu'on appelait theores. Une +victime etait immolee en l'honneur du dieu de l'association, et les +chairs, cuites sur l'autel, etaient partagees entre les representants des +cites. Le repas commun, avec les chants, les prieres et les jeux sacres +qui l'accompagnaient, formait le lien de la confederation. Les memes +usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les feries +latines ou elles partageaient les chairs d'une victime. Il en etait de +meme des villes etrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes +amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien +religieux. Les cites confederees conservaient une independance entiere. +Elles pouvaient meme se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles +observassent une treve pendant la duree de la fete federale. + + + + +CHAPITRE XVI. + +LE ROMAIN; L'ATHENIEN. + + +Cette meme religion, qui avait fonde les societes et qui les gouverna +longtemps, faconna aussi l'ame humaine et fit a l'homme son caractere. Par +ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une +certaine maniere de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne +purent de longtemps se defaire. Elle montrait a l'homme des dieux partout, +dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle ecrasait +l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui +laissait aucune liberte dans ses actes. + +Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa +maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte +et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil +sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des +dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancetres sont des etres divins. + +Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journee +appartient a sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses +penates, ses ancetres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur +adresse une priere. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec +ses divinites domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la +toge, le mariage et les anniversaires de tous ces evenements sont les +actes solennels de son culte. + +Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un +objet sacre; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappe de la +foudre, ou c'est un tombeau; tantot il faut qu'il se recueille et prononce +une priere, tantot il doit detourner les yeux et se couvrir le visage pour +eviter la vue d'un objet funeste. + +Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie, +plusieurs fois par an dans sa _gens_ ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces +dieux, il doit encore un culte a ceux de la cite. Il y a dans Rome plus de +dieux que de citoyens. + +Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et +en plus grand nombre, pour apaiser leur colere. Un jour il figure dans une +procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flute sacree. +Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchees les statues +des divinites. Une autre fois c'est un _lectisternium_; une table est +dressee dans une rue et chargee de mets; sur des lits sont couchees les +statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur +la tete et une branche de laurier a la main. [2] + +Il a une fete pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille +de la vigne. Avant que le ble soit venu en epi, il a fait plus de dix +sacrifices et invoque une dizaine de divinites particulieres pour le +succes de sa recolte. Il a surtout un grand nombre de fetes pour les +morts, parce qu'il a peur d'eux. + +Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne parait pas quelque +oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie. +Forme-t-il quelque desir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il +depose aux pieds de la statue d'un dieu. + +A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonte. Il trouve +toutes ses resolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des +oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un +boeuf qui a parle, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille +que lorsqu'une ceremonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux. + +Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les +cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il +couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il +sait des formules pour eviter la maladie, et d'autres pour la guerir; mais +il faut les repeter vingt-sept fois et cracher a chaque fois d'une +certaine facon. [3] + +Il ne delibere pas au Senat si les victimes n'ont pas donne les signes +favorables. Il quitte l'assemblee du peuple s'il a entendu le cri d'une +souris. Il renonce aux desseins les mieux arretes s'il a apercu un mauvais +presage ou si une parole funeste a frappe son oreille. Il est brave au +combat, mais a condition que les auspices lui assurent la victoire. + +Ce Romain que nous presentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme a +l'esprit faible que la misere et l'ignorance retiennent dans la +superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et +riche. Ce patricien est tour a tour guerrier, magistrat, consul, +agriculteur, commercant; mais partout et toujours il est pretre et sa +pensee est fixee sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de +l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son ame, la crainte des +dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain: + + Dis te minorem quod geris, imperas. + +On a dit que c'etait une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer +qu'un senat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se +soit entendu avec une telle unanimite pour tromper le peuple ignorant? et +cela pendant des siecles, sans que parmi tant de rivalites, de luttes, de +haines personnelles, une seule voix se soit jamais elevee pour dire: Ceci +est un mensonge. Si un patricien eut trahi les secrets de sa secte, si, +s'adressant aux plebeiens qui supportaient impatiemment le joug de cette +religion, il les eut tout a coup debarrasses et affranchis de ces auspices +et de ces sacerdoces, cet homme eut acquis immediatement un tel credit +qu'il fut devenu le maitre de l'Etat. Croit-on que, si les patriciens +n'eussent pas cru a la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation +n'aurait pas ete assez forte pour determiner au moins un d'entre eux a +reveler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on +suppose qu'une religion puisse s'etablir par convention et se soutenir par +imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion +genait les patriciens eux-memes, combien de fois elle embarrassa le Senat +et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait +ete inventee pour la commodite des hommes d'Etat. C'est bien tard, c'est +seulement au temps des Scipions que l'on a commence de croire que la +religion etait utile au gouvernement; mais deja la religion etait morte +dans les ames. + +Prenons un Romain des premiers siecles; choisissons un des plus grands +guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus +de dix batailles. Pour etre dans le vrai, il faut se le representer autant +comme un pretre que comme un guerrier. Il appartient a la _gens_ Furia; +son surnom est un mot qui designe une fonction sacerdotale. Enfant, on lui +a fait porter la robe pretexte qui indique sa caste, et la bulle qui +detourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux +ceremonies du culte; il a passe sa jeunesse a s'instruire des rites de la +religion. Il est vrai qu'une guerre a eclate et que le pretre s'est fait +soldat; on l'a vu, blesse a la cuisse dans un combat de cavalerie, +arracher le fer de la blessure et continuer a combattre. Apres plusieurs +campagnes, il a ete eleve aux magistratures; comme tribun consulaire, il a +fait les sacrifices publics, il a juge, il a commande l'armee. Un jour +vient ou l'on songe a lui pour la dictature. Ce jour-la, le magistrat en +charge, apres s'etre recueilli pendant une nuit claire, a consulte les +dieux; sa pensee etait attachee a Camille dont il prononcait tout bas le +nom, et ses yeux etaient fixes au ciel ou ils cherchaient les presages. +Les dieux n'en ont envoye que de bons; c'est que Camille leur est +agreable; il est nomme dictateur. + +Le voila chef d'armee; il sort de la ville, non sans avoir consulte les +auspices et immole force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup +d'officiers, presque autant de pretres, un pontife, des augures, des +aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer. + +On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiege sans +succes depuis neuf ans. Veii est une ville etrusque, c'est-a-dire presque +une ville sainte; c'est de piete plus que de courage qu'il faut lutter. Si +depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Etrusques +connaissent mieux les rites qui sont agreables aux dieux et les formules +magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son cote, a ouvert ses livres +Sibyllins et y a cherche la volonte des dieux. Elle s'est apercue que ses +feries latines avaient ete souillees par quelque vice de forme et elle a +renouvele le sacrifice. Pourtant les Etrusques ont encore la superiorite; +il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un pretre etrusque et savoir par +lui le secret des dieux. Un pretre veien est pris et mene au Senat: " Pour +que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac +albain, en se gardant bien d'en faire ecouler l'eau dans la mer. " Rome +obeit, on creuse une infinite de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se +perd dans la campagne. + +C'est a ce moment que Camille est elu dictateur. Il se rend a l'armee pres +de Veii. Il est sur du succes; car tous les oracles ont ete reveles, tous +les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a +promis aux dieux protecteurs des fetes et des sacrifices. Pour vaincre, il +ne neglige pas les moyens humains; il augmente l'armee, raffermit la +discipline, fait creuser une galerie souterraine pour penetrer dans la +citadelle. Le jour de l'attaque est arrive; Camille sort de sa tente; il +prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures +l'entourent; revetu du _paludamentum_, il invoque les dieux: " Sous ta +conduite, o Apollon, et par ta volonte qui m'inspire, je marche pour +prendre et detruire la ville de Veii; a toi je promets et je voue la +dixieme partie du butin. " Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour +soi; l'ennemi a aussi une divinite puissante qui le protege. Camille +l'evoque par cette formule: " Junon Reine, qui pour le present habites a +Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville; +que notre ville devienne la tienne. " Puis, les sacrifices accomplis, les +prieres dites, les formules recitees, quand les Romains sont surs que les +dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne defend plus l'ennemi, l'assaut est +donne et la ville est prise. + +Tel est Camille. Un general romain est un homme qui sait admirablement +combattre, qui sait surtout l'art de se faire obeir, mais qui croit +fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et +qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce +n'est pas meme la discipline, c'est l'enonce de quelques formules +exactement dites suivant les rites. Ces formules adressees aux dieux les +determinent et les contraignent presque toujours a lui donner la victoire. +Pour un tel general la recompense supreme est que le Senat lui permette +d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacre qui +est attele de quatre chevaux blancs; il est vetu de la robe sacree dont on +revet les dieux aux jours de fete; sa tete est couronnee, sa main droite +tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont +exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4] +Sous cette majeste presque divine il se montre a ses concitoyens, et il va +rendre hommage a la majeste vraie du plus grand des dieux romains. Il +gravit la pente du Capitole, et arrive devant le temple de Jupiter, il +immole des victimes. + +La peur des dieux n'etait pas un sentiment propre au Romain; elle regnait +aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitues a l'origine +par la religion, nourris et eleves par elle, conserverent tres-longtemps +la marque de leur education premiere. On connait les scrupules du +Spartiate, qui ne commence jamais une expedition avant que la lune soit +dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit +combattre et qui renonce aux entreprises les mieux concues et les plus +necessaires parce qu'un mauvais presage l'effraye. L'Athenien n'est pas +moins scrupuleux. Une armee athenienne n'entre jamais en campagne avant le +septieme jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand +soin de redorer la statue de Pallas. + +Xenophon assure que les Atheniens ont plus de fetes religieuses qu'aucun +autre peuple grec. [5] " Que de victimes offertes aux dieux, dit +Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions +sacrees! A tout moment de l'annee on voit des festins religieux et des +victimes couronnees. " La ville d'Athenes et son territoire sont couverts +de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cite, pour le +culte des tribus et des demes, pour le culte des familles. Chaque maison +est elle-meme un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacre. + +L'Athenien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur, +a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les +vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la devotion +la plus fervente, c'est la religion des ancetres et des heros. Il a le +culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige a leur offrir +chaque annee les premices de sa recolte; une autre lui defend de prononcer +un seul mot qui puisse provoquer leur colere. Tout ce qui touche a +l'antiquite est sacre pour un Athenien. Il a de vieux recueils ou sont +consignes ses rites et jamais il ne s'en ecarte; si un pretre introduisait +dans le culte la plus legere innovation, il serait puni de mort. Les rites +les plus bizarres sont observes de siecle en siecle. Un jour de l'annee, +l'Athenien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que +l'amante de Thesee est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et +les mouvements d'une femme en travail. Il celebre une autre fete annuelle +qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de +Thesee dans l'Attique; on couronne le caducee d'un heraut, parce que le +heraut de Thesee a couronne son caducee; on pousse un certain cri que l'on +suppose que le heraut a pousse, et il se fait une procession ou chacun +porte le costume qui etait en usage au temps de Thesee. Il y a un autre +jour ou l'Athenien ne manque pas de faire bouillir des legumes dans une +marmite d'une certaine espece; c'est un rite dont l'origine se perd dans +une antiquite lointaine, dont on ne connait plus le sens, mais qu'on +renouvelle pieusement chaque annee. [7] + +L'Athenien, comme le Romain, a des jours nefastes; ces jours-la, on ne se +marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblee, +on ne rend pas la justice. Le dix-huitieme et le dix-neuvieme jour de +chaque mois sont employes a des purifications. Le jour des Plynteries, +jour nefaste entre tous, on voile la statue de la grande divinite poliade. +Au contraire, le jour des Panathenees, le voile de la deesse est porte en +grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'age ni de +rang, doivent lui faire cortege. L'Athenien fait des sacrifices pour les +recoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau +temps; il en fait pour guerir les maladies et chasser la famine ou la +peste. [8] + +Athenes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres +Sibyllins, et elle nourrit au Prytanee des hommes qui lui annoncent +l'avenir. Dans ses rues on rencontre a chaque pas des devins, des pretres, +des interpretes des songes. L'Athenien croit aux presages; un eternument +ou un tintement des oreilles l'arrete dans une entreprise. Il ne +s'embarque jamais sans avoir interroge les auspices. Avant de se marier il +ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblee du peuple se +separe des que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe +funeste. Si un sacrifice a ete trouble par l'annonce d'une mauvaise +nouvelle, il faut le recommencer. [9.] + +L'Athenien ne commence guere une phrase sans invoquer d'abord la bonne +fortune. Il met ce mot invariablement a la tete de tous ses decrets. A la +tribune, l'orateur debute volontiers par une invocation aux dieux et aux +heros qui habitent le pays. On mene le peuple en lui debitant des oracles. +Les orateurs, pour faire prevaloir leur avis, repetent a tout moment: La +Deesse ainsi l'ordonne. [10] + +Nicias appartient a une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au +sanctuaire de Delos une _theorie_, c'est-a-dire des victimes et un choeur +pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu a Athenes, +il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dediant une statue a +Athene, une chapelle a Dionysos. Tour a tour il est _hestiateur_ et fait +les frais du repas sacre de sa tribu; il est chorege et entretient un +choeur pour les fetes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un +sacrifice a quelque dieu. Il a un devin attache a sa maison, qui ne le +quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur +ses interets particuliers. Nomme general, il dirige une expedition contre +Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur a Athenes, il s'apercoit que deux +de ses soldats morts sont restes sans sepulture sur le territoire ennemi; +il est saisi d'un scrupule religieux; il arrete sa flotte, et envoie un +heraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux +cadavres. Quelque temps apres, le peuple athenien delibere sur +l'expedition de Sicile. Nicias monte a la tribune et declare que ses +pretres et son devin annoncent des presages qui s'opposent a l'expedition. +Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui debitent des oracles en +sens contraire. Le peuple est indecis. Surviennent des hommes qui arrivent +d'Egypte; ils ont consulte le dieu d'Ammon, qui commence a etre deja fort +en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Atheniens prendront tous +les Syracusains. Le peuple se decide aussitot pour la guerre. [11] + +Nicias, bien malgre lui, commande l'expedition. Avant de partir, il +accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmene avec lui, comme fait +tout general, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de +herauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un embleme qui +represente quelque dieu. + +Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annonce par assez de +prodiges? Des corbeaux ont endommage une statue de Pallas; un homme s'est +mutile sur un autel; et le depart a lieu pendant les jours nefastes des +Plynteries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale a lui et +a la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on +toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal +d'un combat, lui que l'on connait pour etre si brave soldat et si habile +general. + +On ne peut pas prendre Syracuse, et apres des pertes cruelles il faut se +decider a revenir a Athenes. Nicias prepare sa flotte pour le retour; la +mer est libre encore. Mais il survient une eclipse de lune. Il consulte +son devin; le devin repond que le presage est contraire et qu'il faut +attendre trois fois neuf jours. Nicias obeit; il passe tout ce temps dans +l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colere des dieux. +Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et detruisent sa flotte. +Il ne reste plus qu'a faire retraite par terre, chose impossible; ni lui +ni aucun de ses soldats n'echappe aux Syracusains. + +Que dirent les Atheniens a la nouvelle du desastre? Ils savaient le +courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songerent +pas non plus a le blamer d'avoir suivi les arrets de la religion. Ils ne +trouverent qu'une chose a lui reprocher, c'etait d'avoir emmene un devin +ignorant. Car le devin s'etait trompe sur le presage de l'eclipse de lune; +il aurait du savoir que, pour une armee qui veut faire retraite, la lune +qui cache sa lumiere est un presage favorable. [12] + + +NOTES + +[1] Saint Augustin, _Cite de Dieu_, VI, T. Tertullien, _Ad nat._, II, 15. + +[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37. + +[3] Caton, _De re rust._, 160. Varron, _De re rust._, I, 2; I, 37. Pline, +_H. N._, VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvenal, X, 55. Aulu- +Gelle, IV, 5. + +[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, _G. puniq._, 59. +Juvenal, X, 43. Pline, XXXIII, 7. + +[5] Xenophon, _Gouv. d'Ath._, III, 2. + +[6] Aristophane, _Nuees_. + +[7] Plutarque, _Thesee_, 20, 22, 23. + +[8] Platon, _Lois_, VII, p. 800. Philochore, _Fragm._ Euripide, _Suppl._, +80. + +[9] Aristophane, _Paix_, 1084; _Oiseaux_, 596, 718. _Schol. ad Aves_, 721. +Thucydide, II, 8 + +[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, _Chevaliers_, 903, 999, 1171, 1179. + +[11] Plutarque, _Nicias_. Thucydide, VI. + +[12] Plutarque, _Nicias_, 23. + + + + +CHAPITRE XVII. + +DE L'OMNIPOTENCE DE L'ETAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTE +INDIVIDUELLE. + + +La cite avait ete fondee sur une religion et constituee comme une Eglise. +De la sa force; de la aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle +exercait sur ses membres. Dans une societe etablie sur de tels principes, +la liberte individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen etait soumis en +toutes choses et sans nulle reserve a la cite; il lui appartenait tout +entier. La religion qui avait enfante l'Etat, et l'Etat qui entretenait la +religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux +puissances associees et confondues formaient une puissance presque +surhumaine a laquelle l'ame et le corps etaient egalement asservis. + +Il n'y avait rien dans l'homme qui fut independant. Son corps appartenait +a l'Etat et etait voue a sa defense; a Rome, le service militaire etait du +jusqu'a cinquante ans, a Athenes jusqu'a soixante, a Sparte toujours. Sa +fortune etait toujours a la disposition de l'Etat; si la cite avait besoin +d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux +creanciers de lui abandonner leurs creances, aux possesseurs d'oliviers de +lui ceder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquee. [1] + +La vie privee n'echappait pas a cette omnipotence de l'Etat. La loi +athenienne, au nom de la religion, defendait a l'homme de rester +celibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait +pas, mais meme celui qui se mariait tard. L'Etat pouvait prescrire a +Athenes le travail, a Sparte l'oisivete. Il exercait sa tyrannie jusque +dans les plus petites choses; a Locres, la loi defendait aux hommes de +boire du vin pur; a Rome, a Milet, a Marseille, elle le defendait aux +femmes. [3] Il etait ordinaire que le costume fut fixe invariablement par +les lois de chaque cite; la legislation de Sparte reglait la coiffure des +femmes, et celle d'Athenes leur interdisait d'emporter en voyage plus de +trois robes. [4] A Rhodes et a Byzance, la loi defendait de se raser la +barbe. [5] + +L'Etat avait le droit de ne pas tolerer que ses citoyens fussent difformes +ou contrefaits. En consequence il ordonnait au pere a qui naissait un tel +enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes +de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait a Athenes; nous +savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs +legislations ideales. + +Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau +admiraient fort. Sparte venait d'eprouver une defaite a Leuctres et +beaucoup de ses citoyens avaient peri. A cette nouvelle, les parents des +morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mere qui savait +que son fils avait echappe au desastre et qu'elle allait le revoir, +montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne +reverrait plus son fils, temoignait de la joie et parcourait les temples +en remerciant les dieux. Quelle etait donc la puissance de l'Etat, qui +ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui etait obei! + +L'Etat n'admettait pas qu'un homme fut indifferent a ses interets; le +philosophe, l'homme d'etude n'avait pas le droit de vivre a part. C'etait +une obligation qu'il votat dans l'assemblee et qu'il fut magistrat a son +tour. Dans un temps ou les discordes etaient frequentes, la loi athenienne +ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec +l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer a l'ecart +des factions et se montrer calme, la loi prononcait la peine de l'exil +avec confiscation des biens. + +Il s'en fallait de beaucoup que l'education fut libre chez les Grecs. Il +n'y avait rien, au contraire, ou l'Etat tint davantage a etre maitre. A +Sparte, le pere n'avait aucun droit sur l'education de son enfant. La loi +parait avoir ete moins rigoureuse a Athenes; encore la cite faisait-elle +en sorte que l'education fut commune sous des maitres choisis par elle. +Aristophane, dans un passage eloquent, nous montre les enfants d'Athenes +se rendant a leur ecole; en ordre, distribues par quartiers, ils marchent +en rangs serres, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces +enfants semblent deja comprendre que c'est un devoir civique qu'ils +remplissent. [6] L'Etat voulait diriger seul l'education, et Platon dit le +motif de cette exigence: [7] " Les parents ne doivent pas etre libres +d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maitres que la cite +a choisis; car les enfants sont moins a leurs parents qu'a la cite. " +L'Etat considerait le corps et l'ame de chaque citoyen comme lui +appartenant; aussi voulait-il faconner ce corps et cette ame de maniere a +en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le +corps de l'homme etait une arme pour la cite, et qu'il fallait que cette +arme fut aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait +aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrees, parce que +cette connaissance etait necessaire a la bonne execution des sacrifices et +des fetes de la cite. [8] + +On reconnaissait a l'Etat le droit d'empecher qu'il y eut un enseignement +libre a cote du sien. Athenes fit un jour une loi qui defendait +d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une +autre qui interdisait specialement d'enseigner la philosophie. [9] + +L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se +soumettre a la religion de la cite. On pouvait hair ou mepriser les dieux +de la cite voisine; quant aux divinites d'un caractere general et +universel, comme Jupiter Celeste ou Cybele ou Junon, on etait libre d'y +croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisat de +douter d'Athene Poliade ou d'Erechthee ou de Cecrops. Il y aurait eu la +une grande impiete qui eut porte atteinte a la religion et a l'Etat en +meme temps, et que l'Etat eut severement punie. Socrate fut mis a mort +pour ce crime. La liberte de penser a l'egard de la religion de la cite +etait absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer a +toutes les regles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre +part au repas sacre. La legislation athenienne prononcait une peine contre +ceux qui s'abstenaient de celebrer religieusement une fete nationale. [10] + +Les anciens ne connaissaient donc ni la liberte de la vie privee, ni la +liberte d'education, ni la liberte religieuse. La personne humaine +comptait pour bien peu de chose vis-a-vis de cette autorite sainte et +presque divine qu'on appelait la patrie ou l'Etat. L'Etat n'avait pas +seulement, comme dans nos societes modernes, un droit de justice a l'egard +des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fut coupable et par cela seul +que son interet etait en jeu. Aristide assurement n'avait commis aucun +crime et n'en etait meme pas soupconne; mais la cite avait le droit de le +chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par +ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le +voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'etait pas +particuliere a Athenes; on la trouve a Argos, a Megare, a Syracuse, et +nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cites grecques. [11] +Or l'ostracisme n'etait pas un chatiment; c'etait une precaution que la +cite prenait contre un citoyen qu'elle soupconnait de pouvoir la gener un +jour. A Athenes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner +pour incivisme, c'est-a-dire pour defaut d'affection envers l'Etat. La vie +de l'homme n'etait garantie par rien des qu'il s'agissait de l'interet de +la cite. Rome fit une loi par laquelle il etait permis de tuer tout homme +qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut +de l'Etat est la loi supreme, a ete formulee par l'antiquite. [13] On +pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait ceder devant +l'interet de la patrie. + +C'est donc une erreur singuliere entre toutes les erreurs humaines que +d'avoir cru que dans les cites anciennes l'homme jouissait de la liberte. +Il n'en avait pas meme l'idee. Il ne croyait pas qu'il put exister de +droit vis-a-vis de la cite et de ses dieux. Nous verrons bientot que le +gouvernement a plusieurs fois change de forme; mais la nature de l'Etat +est restee a peu pres la meme, et son omnipotence n'a guere ete diminuee. +Le gouvernement s'appela tour a tour monarchie, aristocratie, democratie; +mais aucune de ces revolutions ne donna aux hommes la vraie liberte, la +liberte individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des +magistrats, pouvoir etre archonte, voila ce qu'on appelait la liberte; +mais l'homme n'en etait pas moins asservi a l'Etat. Les anciens, et +surtout les Grecs, s'exagererent toujours l'importance et les droits de la +societe; cela tient sans doute au caractere sacre et religieux que la +societe avait revetu a l'origine. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Econom._, II. + +[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, _Lysandre_, 30. + +[3] Athenee, X, 33. Elien, _H. V_., II, 37. + +[4] _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 129, 211. +Plutarque, _Solon_, 21. + +[5] Athenee, XIII. Plutarque, _Cleomene_, 9. - " _Les Romains ne croyaient +pas qu'on dut laisser a chacun la liberte de se marier, d'avoir des +enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de +suivre ses desirs et ses gouts, sans subir une inspection et un jugement +prealable._ " Plutarque, _Caton l'Ancien_, 23. + +[6] Aristophane, _Nuees_, 960-965. + +[7] Platon, _Lois_ VII. + +[8] Aristophane, _Nuees_, 966-968. + +[9] Xenophon, _Memor._, I, 2. Diogene Laerce, _Theophr._ Ces deux lois ne +durerent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence +on reconnaissait a l'Etat en matiere d'instruction. + +[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, _Schol. in Demosth., in Midiam_. + +[11] Aristote, _Pol_, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, _Cheval._, +851. + +[12] Plutarque, _Publicola_, 12. + +[13] Ciceron, _De legibus_, III, 3. + + + + +LIVRE IV. + +LES REVOLUTIONS. + + + + +Assurement on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitue que +cette famille des anciens ages qui contenait en elle ses dieux, son culte, +son pretre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cite qui avait +aussi en elle-meme sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce +independant, qui commandait a l'ame autant qu'au corps de l'homme, et qui, +infiniment plus puissante que l'Etat d'aujourd'hui, reunissait en elle la +double autorite que nous voyons partagee de nos jours entre l'Etat et +l'Eglise. Si une societe a ete constituee pour durer, c'etait bien celle- +la. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa serie de +revolutions. + +Nous ne pouvons pas dire d'une maniere generale a quelle epoque ces +revolutions ont commence. On concoit, en effet, que cette epoque n'ait pas +ete la meme pour les differentes cites de la Grece et de l'Italie. Ce qui +est certain, c'est que, des le septieme siecle avant notre ere, cette +organisation sociale etait discutee et attaquee presque partout. A partir +de ce temps-la, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un melange +plus ou moins habile de resistance et de concessions. Elle se debattit +ainsi plusieurs siecles, au milieu de luttes perpetuelles, et enfin elle +disparut. + +Les causes qui l'ont fait perir peuvent se reduire a deux. L'une est le +changement qui s'est opere a la longue dans les idees par suite du +developpement naturel de l'esprit humain, et qui, en effacant les antiques +croyances, a fait crouler en meme temps l'edifice social que ces croyances +avaient eleve et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une +classe d'hommes qui se trouvait placee en dehors de cette organisation de +la cite, qui en souffrait, qui avait interet a la detruire et qui lui fit +la guerre sans relache. + +Lors donc que les croyances sur lesquelles ce regime social etait fonde se +sont affaiblies, et que les interets de la majorite des hommes ont ete en +desaccord avec ce regime, il a du tomber. Aucune cite n'a echappe a cette +loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athenes, pas plus Rome que la +Grece. De meme que nous avons vu que les hommes de la Grece et ceux de +l'Italie avaient eu a l'origine les memes croyances, et que la meme serie +d'institutions s'etait deployee chez eux, nous allons voir maintenant que +toutes ces cites ont passe par les memes revolutions. + +Il faut etudier pourquoi et comment les hommes se sont eloignes par degres +de cette antique organisation, non pas pour dechoir, mais pour s'avancer, +au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une +apparence de desordre et quelquefois de decadence, chacun de leurs +changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +PATRICIENS ET CLIENTS. + + +Jusqu'ici nous n'avons pas parle des classes inferieures et nous n'avions +pas a en parler. Car il s'agissait de decrire l'organisme primitif de la +cite, et les classes inferieures ne comptaient absolument pour rien dans +cet organisme. La cite s'etait constituee comme si ces classes n'eussent +pas existe. Nous pouvions donc attendre pour les etudier que nous fussions +arrive a l'epoque des revolutions. + +La cite antique, comme toute societe humaine, presentait des rangs, des +distinctions, des inegalites. On connait a Athenes la distinction +originaire entre les Eupatrides et les Thetes; a Sparte on trouve la +classe des Egaux et celle des Inferieurs, en Eubee celle des chevaliers et +celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les +patriciens et les plebeiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cites +sabines, latines et etrusques. On peut meme remarquer que plus haut on +remonte dans l'histoire de la Grece et de l'Italie, plus la distinction +apparait profonde et les rangs fortement marques: preuve certaine que +l'inegalite ne s'est pas formee a la longue, mais qu'elle a existe des +l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cites. + +Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des +classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idees ou +de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inferieures +vont reclamer et au nom de quels principes les classes superieures +defendront leur empire. + +On a vu plus haut que la cite etait nee de la confederation des familles +et des tribus. Or, avant le jour ou la cite se forma, la famille contenait +deja en elle-meme cette distinction de classes. En effet la famille ne se +demembrait pas; elle etait indivisible comme la religion primitive du +foyer. Le fils aine, succedant seul au pere, prenait en main le sacerdoce, +la propriete, l'autorite, et ses freres etaient a son egard ce qu'ils +avaient ete a l'egard du pere. De generation en generation, d'aine en +aine, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il presidait au +sacrifice, disait la priere, jugeait, gouvernait. A lui seul, a l'origine, +appartenait le titre de _pater_; car ce mot qui designait la puissance et +non pas la paternite, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille. +Ses fils, ses freres, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi. + +Voila donc dans la constitution intime de la famille un premier principe +d'inegalite. L'aine est privilegie pour le culte, pour la succession, pour +le commandement. Apres plusieurs generations il se forme naturellement, +dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par +la religion et par la coutume, dans un etat d'inferiorite vis-a-vis de la +branche ainee et qui, vivant sous sa protection, obeissent a son autorite. + +Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont +attaches hereditairement a elle, et sur lesquels le _pater_ ou _patron_ +exerce la triple autorite de maitre, de magistrat et de pretre. On les +appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui +de thetes sont les plus connus. + +Voila encore une classe inferieure. Le client est au-dessous, non- +seulement du chef supreme de la famille, mais encore des branches +cadettes. Entre elles et lui il y a cette difference que le membre d'une +branche cadette, en remontant la serie de ses ancetres, arrive toujours a +un _pater_, c'est-a-dire a un chef de famille, a un de ces aieux divins +que la famille invoque dans ses prieres. Comme il descend d'un _pater_, on +l'appelle en latin _patricius_. Le fils d'un client, au contraire, si haut +qu'il remonte dans sa genealogie, n'arrive jamais qu'a un client ou a un +esclave. Il n'a pas de _pater_ parmi ses aieux. De la pour lui un etat +d'inferiorite dont rien ne peut le faire sortir. + +La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui +concerne les interets materiels. La propriete de la famille appartient +tout entiere au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les +branches cadettes et meme avec les clients. Mais tandis que la branche +cadette a au moins un droit eventuel sur la propriete, dans le cas ou la +branche ainee viendrait a s'eteindre, le client ne peut jamais devenir +proprietaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en depot; s'il meurt, +elle fait retour au patron; le droit romain des epoques posterieures a +conserve un vestige de cette ancienne regle dans ce qu'on appelait _jus +applicationis_. L'argent meme du client n'est pas a lui; le patron en est +le vrai proprietaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est +en vertu de cette regle antique que le droit romain dit que le client doit +doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit +fournir sa rancon ou contribuer aux frais de ses magistratures. + +La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant +d'un _pater_ peut seul accomplir les ceremonies du culte de la famille. Le +client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas +lui-meme. Entre lui et la divinite domestique il y a toujours un +intermediaire. Il ne peut pas meme remplacer la famille absente. Que cette +famille vienne a s'eteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils +se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas +de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancetres. C'est une +religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriete. + +Rappelons-nous que, d'apres les idees des anciennes generations, le droit +d'avoir un dieu et de prier etait hereditaire. La tradition sainte, les +rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui +determinaient les dieux a agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le +sang. Il etait donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques +familles, la partie libre et ingenue qui descendait reellement de +l'ancetre premier, fut seule en possession du caractere sacerdotal. Les +patriciens ou eupatrides avaient le privilege d'etre pretres et d'avoir +une religion qui leur appartint en propre. + +Ainsi, avant meme qu'on fut sorti de l'etat de famille, il existait deja +une distinction de classes; la vieille religion domestique avait etabli +des rangs. + +Lorsque ensuite la cite se forma, rien ne fut change a la constitution +interieure de la famille. Nous avons meme montre que la cite, a l'origine, +ne fut pas une association d'individus, mais une confederation de tribus, +de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de +ces corps resta ce qu'il etait auparavant. Les chefs de ces petits groupes +s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maitre absolu dans la +petite societe dont il etait deja le chef. C'est pour cela que le droit +romain laissa si longtemps au _pater_ l'autorite absolue sur la famille, +la toute-puissance et le droit de justice a l'egard des clients. La +distinction des classes, nee dans la famille, se continua donc dans la +cite. + +La cite, dans son premier age, ne fut que la reunion des chefs de famille. +On a de nombreux temoignages d'un temps ou il n'y avait qu'eux qui pussent +etre citoyens. Cette regle s'est conservee a Sparte, ou les cadets +n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans +une ancienne loi d'Athenes qui disait que pour etre citoyen il fallait +posseder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans +beaucoup de villes, il etait de regle que le fils ne fut pas citoyen du +vivant du pere, et que, le pere mort, le fils aine seul jouit des droits +politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cite ni les branches +cadettes ni, a plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il +que les vrais citoyens etaient alors en fort petit nombre. + +L'assemblee qui deliberait sur les interets generaux de la cite n'etait +aussi composee, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des +_patres_. Il est permis de ne pas croire Ciceron quand il dit que Romulus +appela _peres_ les senateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils +avaient pour le peuple. Les membres du Senat portaient naturellement ce +titre parce qu'ils etaient les chefs des _gentes_. En meme temps que ces +hommes reunis representaient la cite, chacun d'eux restait maitre absolu +dans sa _gens_, qui etait comme son petit royaume. On voit aussi des les +commencements de Rome une autre assemblee plus nombreuse, celle des +curies; mais elle differe assez peu de celle des _patres_. Ce sont encore +eux qui forment l'element principal de cette assemblee; seulement, chaque +_pater_ s'y montre entoure de sa famille; ses parents, ses clients meme +lui font cortege et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs +dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le +chef consulte ses parents et meme ses clients, mais il est clair que c'est +lui qui vote. La loi defend d'ailleurs au client d'etre d'un autre avis +que son patron. Si les clients sont rattaches a la cite, ce n'est que par +l'intermediaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte +public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblee, +mais c'est a la suite de leurs patrons. + +Il ne faut pas se representer la cite de ces anciens ages comme une +agglomeration d'hommes vivant pele-mele dans l'enceinte des memes +murailles. La ville n'est guere, dans les premiers temps, un lieu +d'habitation; elle est le sanctuaire ou sont les dieux de la communaute; +elle est la forteresse qui les defend et que leur presence sanctifie; elle +est le centre de l'association, la residence du roi et des pretres, le +lieu ou se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant +plusieurs generations encore, les hommes continuent a vivre hors de la +ville, en familles isolees qui se partagent la campagne. Chacune de ces +familles occupe son canton, ou elle a son sanctuaire domestique et ou elle +forme, sous l'autorite de son _pater_, un groupe indivisible. Puis, a +certains jours, s'il s'agit des interets de la cite ou des obligations du +culte commun, les chefs de ces familles se rendent a la ville et +s'assemblent autour du roi, soit pour deliberer, soit pour assister au +sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa +famille et de ses serviteurs (_sua manus_), ils se groupent par phratries +ou par curies et ils forment l'armee de la cite sous les ordres du roi. + + +NOTES + +[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios]. + +[2] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2-3. + +[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientele s'est formee plus +tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siecles de Rome. + + + + +CHAPITRE II. + +LES PLEBEIENS. + + +Il faut maintenant signaler un autre element de population qui etait au- +dessous des clients eux-memes, et qui, infime a l'origine, acquit +insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale. +Cette classe, qui devint plus nombreuse a Rome que dans aucune autre cite, +y etait appelee la plebe. Il faut voir l'origine et le caractere de cette +classe pour comprendre le role qu'elle a joue dans l'histoire de la cite +et de la famille chez les anciens. + +Les plebeiens n'etaient pas les clients; les historiens de l'antiquite ne +confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part: +" La plebe ne voulut pas prendre part a l'election des consuls; les +consuls furent donc elus par les patriciens et leurs clients. " Et +ailleurs: " La plebe se plaignit que les patriciens eussent trop +d'influence dans les comices grace aux suffrages de leurs clients. " [1] +On lit dans Denys d'Halicarnasse: " La plebe sortit de Rome et se retira +sur le mont Sacre: les patriciens resterent seuls clans la ville avec +leurs clients. " Et plus loin: " La plebe mecontente refusa de s'enroler, +les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. " +[2] Cette plebe, bien separee des clients, ne faisait pas partie, du moins +dans les premiers siecles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une +vieille formule de priere, qui se repetait encore au temps des guerres +puniques, on demandait aux dieux d'etre propices " au peuple et a la +plebe. " [3] La plebe n'etait donc pas comprise dans le peuple, du moins a +l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plebe +etait en dehors. + +Ce qui fait le caractere essentiel de la plebe, c'est qu'elle est +etrangere a l'organisation religieuse de la cite, et meme a celle de la +famille. On reconnait a cela le plebeien et on le distingue du client. Le +client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une +famille, d'une _gens_. Le plebeien, a l'origine, n'a pas de culte et ne +connait pas la famille sainte. + +Ce que nous avons vu plus haut de l'etat social et religieux des anciens +ages nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne +se propageait pas; nee dans une famille, elle y restait comme enfermee; il +fallait que chaque famille se fit sa croyance, ses dieux, son culte. Mais +nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si eloignes de nous, un +grand nombre de familles ou l'esprit n'eut pas la puissance de creer des +dieux, d'arreter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et +le rhythme de la priere. Ces familles se trouverent naturellement dans un +etat d'inferiorite vis-a-vis de celles qui avaient une religion, et ne +purent pas s'unir en societe avec elles; elles n'entrerent ni dans les +curies ni dans la cite. Meme dans la suite il arriva que des familles qui +avaient un culte, le perdirent, soit par negligence et oubli des rites, +soit apres une de ces fautes qui interdisaient a l'homme d'approcher de +son foyer et de continuer son culte. Il a du arriver aussi que des +clients, coupables ou mal traites, aient quitte la famille et renonce a sa +religion; le fils qui etait ne d'un mariage sans rites, etait repute +batard, comme celui qui naissait de l'adultere, et la religion de la +famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et +mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer, +c'est-a-dire dans la plebe. + +On trouve cette classe a cote de presque toutes les cites anciennes, mais +separee par une ligne de demarcation. A l'origine, une ville grecque est +double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'eleve +ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a ete batie avec des rites +religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de +la colline on trouve une agglomeration de maisons, qui ont ete baties sans +ceremonies religieuses, sans enceinte sacree; c'est le domicile de la +plebe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte. + +A Rome la difference entre les deux populations est frappante. La ville +des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondee suivant +les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plebe est l'asile, +espece d'enclos qui est situe sur la pente du mont Capitolin et ou Romulus +a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans +sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plebeiens vinrent a Rome, comme ils +etaient etrangers a la religion de la cite, on les etablit sur l'Aventin, +c'est-a-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse. + +Un mot caracterise ces plebeiens: ils sont sans foyer; ils ne possedent +pas, du moins a l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur +reprochent toujours de ne pas avoir d'ancetres, ce qui veut dire +assurement qu'ils n'ont pas le culte des ancetres et ne possedent pas un +tombeau de famille ou ils puissent porter le repas funebre. Ils n'ont pas +de pere, _pater_, c'est-a-dire qu'ils remonteraient en vain la serie de +leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille +religieuse. Ils n'ont pas de famille, _gentem non habent_, c'est-a-dire +qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant a celle que forme et +constitue la religion, ils ne l'ont pas. + +Le mariage sacre n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les +rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer etablit leur est +interdite. Aussi le patricien qui ne connait pas d'autre union reguliere +que celle qui lie l'epoux a l'epouse en presence de la divinite +domestique, peut-il dire en parlant des plebeiens: _Connubia promiscua +habent more ferarum._ + +Pas de famille pour eux, pas d'autorite paternelle. Ils peuvent avoir sur +leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorite sainte +dont la religion revet le pere, ils ne l'ont pas. + +Pour eux le droit de propriete n'existe pas. Car toute propriete doit etre +etablie et consacree par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes, +c'est-a-dire par tous les elements du culte domestique. Si le plebeien +possede une terre, cette terre n'a pas le caractere sacre; elle est +profane et ne connait pas le bornage. Mais peut-il meme posseder une terre +dans les premiers temps? On sait qu'a Rome nul ne peut exercer le droit de +propriete s'il n'est citoyen, or le plebeien, dans le premier age de Rome, +n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut etre proprietaire +que parle droit des Quirites; or le plebeien n'est pas compte d'abord +parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'_ager romanus_ a ete partage +entre les tribus, les curies et les _gentes_; or le plebeien, qui +n'appartient a aucun de ces groupes, n'est certainement pas entre dans le +partage. Ces plebeiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait +que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire +sienne. On sait qu'ils habiterent longtemps l'Aventin et y batirent des +maisons; mais ce ne fut qu'apres trois siecles et beaucoup de luttes +qu'ils obtinrent enfin la propriete de ce terrain. + +Pour les plebeiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est +l'arret de la religion, et la procedure est un ensemble de rites. Le +client a le benefice du droit de la cite par l'intermediaire du patron; +pour le plebeien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit +formellement que le sixieme roi de Rome fit le premier quelques lois pour +la plebe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps. +[4] Il parait meme que ces lois furent ensuite retirees a la plebe, ou +que, n'etant pas fondees sur la religion, les patriciens refuserent d'en +tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on crea des +tribuns, il fallut faire une loi speciale pour proteger leur vie et leur +liberte, et que cette loi etait concue ainsi: " Que nul ne s'avise de +frapper ou de tuer un tribun comme il ferait a un homme de la plebe. " [5] +Il semble donc que l'on eut le droit de frapper ou de tuer un plebeien, ou +du moins ce mefait commis envers un homme qui etait hors la loi, n'etait +pas puni. + +Pour les plebeiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas +d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut etre magistrat. Il n'y a d'autre +assemblee a Rome, durant deux siecles, que celle des curies; or les curies +ne comprennent pas les plebeiens. La plebe n'entre meme pas dans la +composition de l'armee, tant que celle-ci est distribuee par curies. + +Mais ce qui separe le plus manifestement le plebeien du patricien, c'est +que le plebeien n'a pas la religion de la cite. Il est impossible qu'il +soit revetu d'un sacerdoce. On peut meme croire que la priere, dans les +premiers siecles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui +etre reveles. C'est comme dans l'Inde ou " le coudra doit ignorer toujours +les formules sacrees ". Il est etranger, et par consequent sa seule +presence souille le sacrifice. Il est repousse des dieux. Il y a entre le +patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux +hommes. La plebe est une population meprisee et abjecte, hors de la +religion, hors de la loi, hors de la societe, hors de la famille. Le +patricien ne peut comparer cette existence qu'a celle de la bete, _more +ferarum_. Le contact du plebeien est impur. Les decemvirs, dans leurs dix +premieres tables, avaient oublie d'interdire le mariage entre les deux +ordres; c'est que ces premiers decemvirs etaient tous patriciens et qu'il +ne vint a l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fut possible. + +On voit combien de classes, dans l'age primitif des cites, etaient +superposees l'une a l'autre. En tete etait l'aristocratie des chefs de +famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait _patres_, que les +clients appelaient _reges_, que l'Odyssee nomme [Grec: basileis] ou [Grec: +anachtes]. Au-dessous etaient les branches cadettes des familles; au- +dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plebe. + +C'est de la religion que cette distinction des classes etait venue. Car au +temps ou les ancetres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient +encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: " L'aine fera +la priere. " De la etait venue la preeminence de l'aine en toutes choses; +la branche ainee dans chaque famille avait ete la branche sacerdotale et +maitresse. La religion comptait neanmoins pour beaucoup les branches +cadettes, qui etaient comme une reserve pour remplacer un jour la branche +ainee eteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose +le client, meme l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux. +Mais le plebeien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait +absolument pour rien. Les rangs avaient ete ainsi fixes. + +Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et etablit, n'est +immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'etait +cette inegalite trop grande. Beaucoup d'hommes avaient interet a detruire +une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait. + + +NOTES + +[1] Tite-Live, II, 64; II, 56. + +[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27. + +[3] Tite-Live, XXIX, 27: _Ut ea mihi populo plebique romanae bene +verruncent._ -- Ciceron, _pro Murena_, I: _Ut ea res mihi magistratuique +meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat_. -- Macrobe +(_Saturn._, I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait: +_Praetor qui jus populo plebique dabit_. -- Que les ecrivains anciens +n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le +_populus_ et la _plebs_, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on +songe que cette distinction n'existait plus au temps ou ils ecrivaient. A +l'epoque de Ciceron, il y avait plusieurs siecles que la _plebs_ faisait +legalement partie du _populus_. Mais les vieilles formules, que citent +Tite-Live, Ciceron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps ou +les deux populations ne se confondaient pas encore. + +[4] Denys, IV, 43. + +[5] Denys, VI, 89. + + + + +CHAPITRE III. + +PREMIERE REVOLUTION. + + +_1 L'autorite politique est enlevee aux rois._ + +Nous avons dit qu'a l'origine le roi avait ete le chef religieux de la +cite, le grand pretre du foyer public, et qu'a cette autorite sacerdotale +il avait joint l'autorite politique, parce qu'il avait paru naturel que +l'homme qui representait la religion de la cite fut en meme temps le +president de l'assemblee, le juge, le chef de l'armee. En vertu de ce +principe il etait arrive que tout ce qu'il y avait de puissance dans +l'Etat avait ete reuni dans les mains du roi. + +Mais les chefs des familles, les _patres_, et au-dessus d'eux les chefs +des phratries et des tribus formaient a cote de ce roi une aristocratie +tres-forte. Le roi n'etait pas seul roi; chaque _pater_ l'etait comme lui +dans sa _gens_; c'etait meme a Rome un antique usage d'appeler chacun de +ces puissants patrons du nom de roi; a Athenes, chaque phratrie et chaque +tribu avait son chef, et a cote du roi de la cite il y avait les rois des +tribus, [Grec: phylobasileis]. C'etait une hierarchie de chefs ayant tous, +dans un domaine plus ou moins etendu, les memes attributions et la meme +inviolabilite. Le roi de la cite n'exercait pas son pouvoir sur la +population entiere; l'interieur des familles et toute la clientele +echappaient a son action. Comme le roi feodal, qui n'avait pour sujets que +quelques puissants vassaux, ce roi de la cite ancienne ne commandait +qu'aux chefs des tribus et des _gentes_, dont chacun individuellement +pouvait etre aussi puissant que lui, et qui reunis l'etaient beaucoup +plus. On peut bien croire qu'il ne lui etait pas facile de se faire obeir. +Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il etait le +chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de +soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les +gouvernes ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'etaient pas +d'accord sur la mesure d'obeissance qui etait due. Les rois voulaient etre +puissants et les _peres_ ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte +s'engagea donc, dans toutes les cites, entre l'aristocratie et les rois. + +Partout l'issue de la lutte fut la meme; la royaute fut vaincue. Mais il +ne faut pas perdre de vue que cette royaute primitive etait sacree. Le roi +etait l'homme qui disait la priere, qui faisait le sacrifice, qui avait +enfin par droit hereditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la +protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer a se passer de roi; il +en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cite. +Aussi voyons-nous dans toutes les cites dont l'histoire nous est connue, +que l'on ne toucha pas d'abord a l'autorite sacerdotale du roi et que l'on +se contenta de lui oter l'autorite politique. Celle-ci n'etait qu'une +sorte d'appendice que les rois avaient ajoute a leur sacerdoce; elle +n'etait pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi +sans que la religion fut mise en peril. + +La royaute fut donc conservee; mais, depouillee de sa puissance, elle ne +fut plus qu'un sacerdoce. " Dans les temps tres-anciens, dit Aristote, les +rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite +les uns renoncerent d'eux-memes a ce pouvoir, aux autres il fut enleve de +force, et on ne laissa plus a ces rois que le soin des sacrifices. " +Plutarque dit la meme chose: " Comme les rois se montraient orgueilleux et +durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enleverent le pouvoir +et ne leur laisserent que le soin de la religion. " [1] Herodote parle de +la ville de Cyrene et dit: " On laissa a Battos, descendant des rois, le +soin du culte et la possession des terres sacrees et on lui retira toute +la puissance dont ses peres avaient joui. " + +Cette royaute ainsi reduite aux fonctions sacerdotales continua, la +plupart du temps, a etre hereditaire dans la famille sacree qui avait +jadis pose le foyer et commence le culte national. Au temps de l'empire +romain, c'est-a-dire sept ou huit siecles apres cette revolution, il y +avait encore a Ephese, a Marseille, a Thespies, des familles qui +conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royaute et avaient +encore la presidence des ceremonies religieuses. [2] + +Dans les autres villes les familles sacrees s'etaient eteintes, et la +royaute etait devenue elective et ordinairement annuelle. + + +_2 Histoire de cette revolution a Sparte._ + +Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la revolution dont nous parlons +ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cites. + +Il parait que les premiers rois doriens regnerent en maitres absolus. Mais +des la troisieme generation la querelle s'engagea entre les rois et +l'aristocratie. Il y eut pendant deux siecles une serie de luttes qui +firent de Sparte une des cites les plus agitees de la Grece; on sait qu'un +de ces rois, le pere de Lycurgue, perit frappe dans une guerre civile. [3] + +Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien +commence par ces mots: " On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet a +controverse. " Il parait du moins certain que Lycurgue parut au milieu des +discordes, " dans un temps ou le gouvernement flottait dans une agitation +perpetuelle ". Ce qui ressort le plus clairement de tous les +renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa reforme porta +a la royaute un coup dont elle ne se releva jamais. " Sous Charilaos, dit +Aristote, la monarchie fit place a une aristocratie. " [4] Or ce Charilaos +etait roi lorsque Lycurgue fit sa reforme. On sait d'ailleurs par +Plutarque que Lycurgue ne fut charge des fonctions de legislateur qu'au +milieu d'une emeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un +asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maitre de supprimer la +royaute; il s'en garda bien, jugeant la royaute necessaire et la famille +regnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent desormais +soumis au Senat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent +plus que les presidents de cette assemblee et les executeurs de ses +decisions. Un siecle apres, la royaute fut encore affaiblie et ce pouvoir +executif lui fut ote; on le confia a des magistrats annuels qui furent +appeles ephores. + +Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux ephores, de +celles qu'on laissa aux rois. Les ephores rendaient la justice en matiere +civile, tandis que le Senat jugeait les affaires criminelles. Les ephores, +sur l'avis du Senat, declaraient la guerre ou reglaient les clauses des +traites de paix. En temps de guerre, deux ephores accompagnaient le roi, +le surveillaient; c'etaient eux qui fixaient le plan de campagne et +commandaient toutes les operations. [5] Que restait-il donc aux rois, si +on leur otait la justice, les relations exterieures, les operations +militaires? Il leur restait le sacerdoce. Herodote decrit leurs +prerogatives: " Si la cite fait un sacrifice, ils ont la premiere place au +repas sacre; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils +font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur +appartient. On leur donne a chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils +immolent a Apollon. " [6] " Les rois, dit Xenophon, accomplissent les +sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. " S'ils ne +jugent ni en matiere civile ni en matiere criminelle, on leur reserve du +moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En +cas de guerre, un des deux rois marche toujours a la tete des troupes, +faisant chaque jour les sacrifices et consultant les presages. En presence +de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables, +il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entoure de devins +qui lui indiquent la volonte des dieux, et de joueurs de flute qui font +entendre les hymnes sacres. Les Spartiates disent que c'est le roi qui +commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices; +mais ce sont les ephores et les polemarques qui reglent tous les +mouvements de l'armee. [7] + +Il est donc vrai de dire que la royaute de Sparte n'est qu'un sacerdoce +hereditaire. La meme revolution qui a supprime la puissance politique du +roi dans toutes les cites, l'a supprimee aussi a Sparte. La puissance +appartient reellement au Senat qui dirige et aux ephores qui executent. +Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obeissent aux +ephores. Aussi Herodote peut-il dire que Sparte ne connait pas le regime +monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une +aristocratie. [8] + + +_3 Meme revolution a Athenes._ + +On a vu plus haut quel avait ete l'etat primitif de la population de +l'Attique. Un certain nombre de familles, independantes et sans lien entre +elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite societe +que gouvernait un chef hereditaire. Puis ces familles se grouperent et de +leur association naquit la cite athenienne. On attribuait a Thesee d'avoir +acheve la grande oeuvre de l'unite de l'Attique. Mais les traditions +ajoutaient et nous croyons sans peine que Thesee avait du briser beaucoup +de resistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle +des clients, des pauvres, qui etaient repartis dans les bourgades et les +[Grec: genae]. Ces hommes se rejouirent plutot d'un changement qui donnait +un chef a leurs chefs et assurait a eux-memes un recours et une +protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des +familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les +[Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit hereditaire +l'autorite supreme dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils +defendirent de leur mieux leur independance; perdue, ils la regretterent. + +Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorite. +Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec: +genos]. Thesee ne put pas detruire une autorite que la religion avait +etablie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les +traditions qui sont relatives a cette epoque, on voit que ces puissants +eupatrides ne consentirent a s'associer pour former une cite qu'en +stipulant que le gouvernement serait reellement federatif et que chacun +d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi supreme; mais des que les +interets communs etaient en jeu, l'assemblee des chefs devait etre +convoquee et rien d'important ne pouvait etre fait qu'avec l'assentiment +de cette sorte de senat. + +Ces traditions, dans le langage des generations suivantes, s'exprimaient a +peu pres ainsi: Thesee a change le gouvernement d'Athenes et de +monarchique il l'a rendu republicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate, +Demosthenes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongere il y a un fonds +vrai. Thesee a bien, comme dit la tradition, " remis l'autorite souveraine +entre les mains du peuple ". Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que +la tradition a conserve, n'avait pas au temps de Thesee une application +aussi etendue que celle qu'il a eue au temps de Demosthenes. Ce peuple ou +corps politique n'etait certainement alors que l'aristocratie, c'est-a- +dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae]. + +Thesee, en instituant cette assemblee, n'etait pas volontairement +novateur. La formation de la grande unite athenienne changeait, malgre +lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont +l'autorite restait intacte dans les familles, etaient reunis en une meme +cite, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait +avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cecrops devint roi de toute +l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait ete roi +absolu, il ne fut plus que le chef d'un Etat federatif, c'est-a-dire le +premier entre des egaux. + +Un conflit ne pouvait guere tarder a eclater entre cette aristocratie et +la royaute. " Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que +chacun d'eux avait exercee jusque-la dans son bourg. " Il parait que ces +guerriers pretres mirent la religion en avant et pretendirent que +l'autorite des cultes locaux etait amoindrie. S'il est vrai, comme le dit +Thucydide, que Thesee essaya de detruire les prytanees des bourgs, il +n'est pas etonnant que le sentiment religieux se soit souleve contre lui. +On ne peut pas dire combien de luttes il eut a soutenir, combien de +soulevements il dut reprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est +certain, c'est qu'il fut a la fin vaincu, qu'il fut chasse d'Athenes et +qu'il mourut en exil. + +Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimerent pas la royaute, +mais ils firent un roi de leur choix, Menesthee. Apres lui la famille de +Thesee ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois generations. Puis +elle fut remplacee par une autre famille, celle des Melanthides. Toute +cette epoque a du etre tres troublee; mais le souvenir des guerres civiles +ne nous a pas ete nettement conserve. + +La mort de Codrus coincide avec la victoire definitive des eupatrides. Ils +ne supprimerent pas encore la royaute; car leur religion le leur +defendait; mais ils lui oterent sa puissance politique. Le voyageur +Pausanias qui etait fort posterieur a ces evenements, mais qui consultait +avec soin les traditions, dit que la royaute perdit alors une grande +partie de ses attributions et " devint dependante "; ce qui signifie sans +doute qu'elle fut des lors subordonnee au Senat des eupatrides. Les +historiens modernes appellent cette periode de l'histoire d'Athenes +l'archontat, et ils ne manquent guere de dire que la royaute fut alors +abolie. Cela n'est pas entierement vrai. Les descendants de Codrus se +succederent de pere en fils pendant treize generations. Ils avaient le +titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi +celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres etaient +exactement synonymes. Athenes, pendant cette longue periode, avait donc +encore des rois hereditaires; mais elle leur avait enleve leur puissance +et ne leur avait laisse que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on +avait fait a Sparte. + +Au bout de trois siecles, les eupatrides trouverent cette royaute +religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent. +On decida que le meme homme ne serait plus revetu de cette haute dignite +sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que +l'ancienne famille royale etait seule apte a remplir les fonctions +d'archonte. [10] + +Quarante ans environ se passerent ainsi. Mais un jour la famille royale se +souilla d'un crime. On allegua qu'elle ne pouvait plus remplir les +fonctions sacerdotales; [11] on decida qu'a l'avenir les archontes +seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignite serait accessible a +tous les eupatrides. Quarante ans encore apres, pour affaiblir cette +royaute ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et +en meme temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-la +l'archonte etait en meme temps roi; desormais ces deux titres furent +separes. Un magistrat nomme archonte et un autre magistrat nomme roi se +partagerent les attributions de l'ancienne royaute religieuse. La charge +de veiller a la perpetuite des familles, d'autoriser ou d'interdire +l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matiere de propriete +immobiliere, toutes choses ou la religion se trouvait interessee, fut +devolue a l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et +celle de juger en matiere d'impiete furent reservees au roi. Ainsi le +titre de roi, titre sacre qui etait necessaire a la religion, se perpetua +dans la cite avec les sacrifices et le culte national. Le roi et +l'archonte joints au polemarque et aux six thesmothetes, qui existaient +peut-etre depuis longtemps, completerent le nombre de neuf magistrats +annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du +premier d'entre eux. + +La revolution qui enleva a la royaute sa puissance politique, s'opera sous +des formes diverses, dans toutes les cites. A Argos, des la seconde +generation des rois doriens, la royaute fut affaiblie au point " qu'on ne +laissa aux descendants de Temenos que le nom de roi sans aucune puissance +"; d'ailleurs cette royaute resta hereditaire pendant plusieurs siecles. +[12] A Cyrene les descendants de Battos reunirent d'abord dans leurs mains +le sacerdoce et la puissance; mais a partir de la quatrieme generation on +ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royaute s'etait +d'abord transmise hereditairement dans la famille des Bacchides; la +revolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir +de cette famille, dont les membres la possederent a tour de role pendant +un siecle. + + +_4 Meme revolution a Rome._ + +La royaute fut d'abord a Rome ce qu'elle etait en Grece. Le roi etait le +grand pretre de la cite; il etait en meme temps le juge supreme; en temps +de guerre, il commandait les citoyens armes. A cote de lui etaient les +chefs de famille, _patres_, qui formaient un Senat. Il n'y avait qu'un +roi, parce que la religion prescrivait l'unite dans le sacerdoce et +l'unite dans le gouvernement. Mais il etait entendu que ce roi devait sur +toute affaire importante consulter les chefs des familles confederees. +[14] Les historiens mentionnent, des cette epoque, une assemblee du +peuple. Mais il faut se demander quel pouvait etre alors le sens du mot +peuple (_populus_), c'est-a-dire quel etait le corps politique au temps +des premiers rois. Tous les temoignages s'accordent a montrer que ce +peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies etaient la reunion +des _gentes_; chaque _gens_ s'y rendait en corps et n'avait qu'un +suffrage. Les clients etaient la, ranges autour du _pater_, consultes +peut-etre, donnant peut-etre leur avis, contribuant a composer le vote +unique que la _gens_ prononcait, mais ne pouvant pas etre d'une autre +opinion que le _pater_. Cette assemblee des curies n'etait donc pas autre +chose que la cite patricienne reunie en face du roi. + +On voit par la que Rome se trouvait dans les memes conditions que les +autres cites. Le roi etait en presence d'un corps aristocratique tres +fortement constitue et qui puisait sa force dans la religion. Les memes +conflits que nous avons vus en Grece se retrouvent donc a Rome. + +L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le +premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorite du Senat. +Il se fait aimer des classes inferieures; mais les _Peres_ lui sont +hostiles. Il perit assassine dans une reunion du Senat. + +L'aristocratie songe aussitot a abolir la royaute, et les _Peres_ exercent +a tour de role les fonctions de roi. Il est vrai que les classes +inferieures s'agitent; elles ne veulent pas etre gouvernees par les chefs +des _gentes_; elles exigent le retablissement de la royaute. [15] Mais les +patriciens se consolent en decidant qu'elle sera desormais elective et ils +fixent avec une merveilleuse habilete les formes de l'election: le Senat +devra choisir le candidat; l'assemblee patricienne des curies confirmera +ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel elu plait aux +dieux. + +Numa fut elu d'apres ces regles. Il se montra fort religieux, plus pretre +que guerrier, tres scrupuleux observateur de tous les rites du culte et, +par consequent, fort attache a la constitution religieuse des familles et +de la cite. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut +paisiblement dans son lit. + +Il semble que sous Numa la royaute ait ete reduite aux fonctions +sacerdotales, comme il etait arrive dans les cites grecques. Il est au +moins certain que l'autorite religieuse du roi etait tout a fait distincte +de son autorite politique et que l'une n'entrainait pas necessairement +l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double election. En +vertu de la premiere, le roi n'etait qu'un chef religieux; si a cette +dignite il voulait joindre la puissance politique, _imperium_, il avait +besoin que la cite la lui conferat par un decret special. Ce point ressort +clairement de ce que Ciceron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le +sacerdoce et la puissance etaient distincts; ils pouvaient etre places +dans les memes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double +election. + +Le troisieme roi les reunit certainement en sa personne. Il eut le +sacerdoce et le commandement; il fut meme plus guerrier que pretre; il +dedaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de +l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'etrangers, en +depit du principe religieux qui les exclut; il ose meme habiter au milieu +d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer a des plebeiens +quelques terres dont le revenu avait ete affecte jusque-la aux frais des +sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir neglige les rites, et meme, +chose plus grave, de les avoir modifies et alteres. Aussi meurt-il comme +Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils +avec lui. + +Ce coup rend l'autorite au Senat, qui nomme un roi de son choix. Ancus +observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et +passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit. + +Le cinquieme roi est Tarquin, qui a obtenu la royaute malgre le Senat et +par l'appui des classes inferieures. Il est peu religieux, fort incredule; +il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des +augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il cree des patriciens; +il altere autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cite. +Tarquin est assassine. + +Le sixieme roi s'est empare de la royaute par surprise; il semble meme que +le Senat ne l'ait jamais reconnu comme roi legitime. Il flatte les classes +inferieures, leur distribue des terres, meconnaissant le principe du droit +de propriete; il leur donne meme des droits politiques. Servius est egorge +sur les marches du Senat. + +La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractere d'une +lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la +plebe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organise ils +opposaient les classes inferieures si nombreuses a Rome. L'aristocratie se +trouva alors dans un double danger, dont le pire n'etait pas d'avoir a +plier devant la royaute. Elle voyait se lever derriere elle les classes +qu'elle meprisait. Elle voyait se dresser la plebe, la classe sans +religion et sans foyer. Elle se voyait peut-etre attaquee par ses clients, +dans l'interieur meme de la famille, dont la constitution, le droit, la +religion se trouvaient discutes et mis en peril. Les rois etaient donc +pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient a +bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cite. + +A Servius succede le second Tarquin; il trompe l'espoir des senateurs qui +l'ont elu; il veut etre maitre, _de rege dominus exstitit_. Il fait autant +de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes tetes; il regne sans +consulter les Peres, fait la guerre et la paix sans leur demander leur +approbation. Le patriciat semble decidement vaincu. + +Enfin une occasion se presente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement +lui, mais l'armee, c'est-a-dire ce qui le soutient. La ville est +momentanement entre les mains du patriciat. Le prefet de la ville, c'est- +a-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien, +Lucretius. Le chef de la cavalerie, c'est-a-dire celui qui a l'autorite +militaire apres le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes +preparent l'insurrection. Ils ont pour associes d'autres patriciens, un +Valerius, un Tarquin Collatin. Le lieu de reunion n'est pas Rome, c'est la +petite ville de Collatie, qui appartient en propre a l'un des conjures. +La, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette +femme s'est tuee elle-meme, se punissant du crime d'un fils du roi. Le +peuple de Collatie se souleve; on se porte a Rome; on y renouvelle la meme +scene. Les esprits sont troubles, les partisans du roi deconcertes; et +d'ailleurs, dans ce moment meme, le pouvoir legal dans Rome appartient a +Junius et a Lucretius. + +Les conjures se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Senat. Le +Senat prononce que Tarquin est dechu et la royaute abolie. Mais le decret +du Senat doit etre confirme par la cite. Lucretius, a titre de prefet de +la ville, a le droit de convoquer l'assemblee. Les curies se reunissent; +elles pensent comme les conjures; elles prononcent la deposition de +Tarquin et la creation de deux consuls. + +Ce point principal decide, on laisse le soin de nommer les consuls a +l'assemblee par centuries. Mais cette assemblee ou quelques plebeiens +votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait +dans le Senat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblee +romaine est presidee par un magistrat qui designe l'objet du vote, et nul +ne peut mettre en deliberation un autre objet. Il y a plus: nul autre que +le president, a cette epoque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi? +les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une +election? le president presente des candidats, et nul ne peut voter que +pour les candidats presentes. Dans le cas actuel, le president designe par +le Senat est Lucretius, l'un des conjures. Il indique comme unique sujet +de vote l'election de deux consuls. Il presente deux noms aux suffrages +des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont +necessairement elus. Puis le Senat ratifie l'election, et enfin les +augures la confirment au nom des dieux. + +Cette revolution ne plut pas a tout le monde dans Rome. Beaucoup de +plebeiens rejoignirent le roi et s'attacherent a sa fortune. En revanche, +un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une _gens_ nombreuse, +le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme a ses +vues qu'il vint s'etablir a Rome. + +Du reste, la royaute politique fut seule supprimee; la royaute religieuse +etait sainte et devait durer. Aussi se hata-t-on de nommer un roi, mais +qui ne fut roi que pour les sacrifices, _rex sacrorum_. On prit toutes les +precautions imaginables pour que ce roi-pretre n'abusat jamais du grand +prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorite. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, III, 9, 8. Plutarque, _Quest. rom._, 63. + +[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29. + +[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, _Lycurgue_, 2. + +[4] Aristote, _Politique_, VIII, 10, 3 (V, 10). Heraclide de Pont, dans +les _Fragments des historiens grecs_, coll. Didot, t. II, p. 11. +Plutarque, _Lycurgue_, 4. + +[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 14 +(13); _Helleniques_, VI, 4. Plutarque, _Agesilas_, 10, 17, 23, 28; +_Lysandre_, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des +operations militaires qu'il fallu une decision toute speciale du Senat +pour confier le commandement de l'armee a Agesilas, lequel reunit ainsi, +par exception, les attributions de roi et celles de general: Plutarque, +_Agesilas_, 6; _Lysandre_, 23. Il en avait ete de meme autrefois pour le +roi Pausanias: Thucydide, I, 128. + +[6] Herodote, VI, 56, 57. + +[7] Xenophon, _Gouv. de Lacedemone_. + +[8] Herodote, V, 92. Aristote, _Politique_, VIII, 10 (V,10). + +[9] Voy. Les _Marbres de Paros_ et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2, +1; Platon, _Menexene_, p. 238c; Elien, _H. V._, V, 13 + +[10] Pausanias, IV, 8. + +[11] Heraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, _Fragm._, 51. + +[12] Pausanias, II, 19. + +[13] Herodote, IV, 161. Diodore, VIII. + +[14] Ciceron, _De Republ._, II, 8. + +[15] Tite-Live, I. Ciceron, _De Republ._, II. + +[16] La famille Junia etait patricienne. Denys, IV, 68. + + + + +CHAPITRE IV. + +L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITES. + + +La meme revolution, sous des formes legerement variees, s'etait accomplie +a Athenes, a Sparte, a Rome, dans toutes les cites enfin dont l'histoire +nous est connue. Partout elle avait ete l'oeuvre de l'aristocratie, +partout elle eut pour effet de supprimer la royaute politique en laissant +subsister la royaute religieuse. A partir de cette epoque et pendant une +periode dont la duree fut fort inegale pour les differentes villes, le +gouvernement de la cite appartint a l'aristocratie. + +Cette aristocratie etait fondee sur la naissance et sur la religion a la +fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des +familles. La source d'ou elle derivait, c'etaient ces memes regles que +nous avons observees plus haut dans le culte domestique et dans le droit +prive, c'est-a-dire la loi d'heredite du foyer, le privilege de l'aine, le +droit de dire la priere attache a la naissance. La religion hereditaire +etait le titre de cette aristocratie a la domination absolue. Elle lui +donnait des droits qui paraissaient sacres. D'apres les vieilles +croyances, celui-la seul pouvait etre proprietaire du sol, qui avait un +culte domestique; celui-la seul etait membre de la cite, qui avait en lui +le caractere religieux qui faisait le citoyen; celui-la seul pouvait etre +pretre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-la seul pouvait +etre magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui +n'avait pas de culte hereditaire devait etre le client d'un autre homme, +ou s'il ne s'y resignait pas, il devait rester en dehors de toute societe. +Pendant de longues generations, il ne vint pas a l'esprit des hommes que +cette inegalite fut injuste. On n'eut pas la pensee de constituer la +societe humaine d'apres d'autres regles. + +A Athenes, depuis la mort de Codrus jusqu'a Solon, toute autorite fut aux +mains des eupatrides. Ils etaient seuls pretres et seuls archontes. Seuls +ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'etaient pas +ecrites et dont ils se transmettaient de pere en fils les formules +sacrees. + +Ces familles gardaient autant qu'il leur etait possible les anciennes +formes du regime patriarcal. Elles ne vivaient pas reunies dans la ville. +Elles continuaient a vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune +sur son vaste domaine, entouree de ses nombreux serviteurs, gouvernee par +son chef eupatride et pratiquant dans une independance absolue son culte +hereditaire. [1] La cite athenienne ne fut pendant quatre siecles que la +confederation de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient a +certains jours pour la celebration du culte central ou pour la poursuite +des interets communs. + +On a souvent remarque combien l'histoire est muette sur cette longue +periode de l'existence d'Athenes et en general de l'existence des cites +grecques. On s'est etonne qu'ayant garde le souvenir de beaucoup +d'evenements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistre presque +aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il +se produisit alors tres-peu d'actes qui eussent un interet general. Le +retour au regime patriarcal avait suspendu presque partout la vie +nationale. Les hommes vivaient separes et avaient peu d'interets communs. +L'horizon de chacun etait le petit groupe et la petite bourgade ou il +vivait a titre d'eupatride ou a titre de serviteur. + +A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine, +entouree de ses clients. On venait a la ville pour les fetes du culte +public ou pour les assemblees. Pendant les annees qui suivirent +l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre +que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la +cite; c'etait dans la caste sacree qu'il fallait choisir exclusivement les +vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls +patriciens pouvaient etre consuls; seuls ils composaient le Senat. Si l'on +ne supprima pas l'assemblee par centuries, ou les plebeiens avaient acces, +on regarda du moins l'assemblee par curies comme la seule qui fut legitime +et sainte. Les centuries avaient en apparence l'election des consuls; mais +nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les +patriciens leur presentaient, et d'ailleurs leurs decisions etaient +soumises a la triple ratification du Senat, des curies et des augures. Les +seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la +loi. + +Ce regime politique n'a dure a Rome qu'un petit nombre d'annees. En Grece, +au contraire, il y eut un long age ou l'aristocratie fut maitresse. +L'Odyssee nous presente un tableau fidele de cet etat social, dans la +partie occidentale de la Grece. Nous y voyons, en effet, un regime +patriarcal fort analogue a celui que nous avons remarque dans l'Attique. +Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux +serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple; +une meme table reunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appeles +d'un nom qui devint dans d'autres societes un titre pompeux, [Grec: +anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Atheniens de l'epoque primitive +appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de +Rome garderent l'usage d'appeler _rex_ le chef de la _gens_. Ces chefs de +famille ont un caractere sacre; le poete les appelle les rois divins. +Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces +rois. Parmi eux il y a, a la verite, un roi supreme; mais il n'a guere +d'importance et ne parait pas avoir d'autre prerogative que celle de +presider le conseil des chefs. Il semble meme a certains signes qu'il soit +soumis a l'election, et l'on voit bien que Telemaque ne sera le chef +supreme de l'ile qu'autant que les autres chefs, ses egaux, voudront bien +l'elire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne parait pas avoir d'autres +sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tue +quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et +soutiennent une lutte que le poete ne songe pas a trouver blamable. Chez +les Pheaciens, Alcinoos a l'autorite supreme; mais nous le voyons se +rendre dans la reunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas +lui qui a convoque le conseil, mais que c'est le conseil qui a mande le +roi. Le poete decrit une assemblee de la cite pheacienne; il s'en faut de +beaucoup que ce soit une reunion de la multitude; les chefs seuls, +individuellement convoques par un heraut, comme a Rome pour les _comitia +calata_, se sont reunis; ils sont assis sur des sieges de pierre; le roi +prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de +sceptres. + +Dans la ville d'Hesiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe +d'hommes que le poete appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui +rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de +chefs chez les Cadmeens; a Thebes, il vante la race sacree des Spartes, a +laquelle Epaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guere +lire Pindare sans etre frappe de l'esprit aristocratique qui regne encore +dans la societe grecque au temps des guerres mediques; et l'on devine par +la combien cette aristocratie fut puissante un siecle ou deux plus tot. +Car ce que le poete vante le plus dans ses heros, c'est leur famille, et +nous devons supposer que cette sorte d'eloge avait alors un grand prix et +que la naissance semblait encore le bien supreme. Pindare nous montre les +grandes familles qui brillaient alors dans chaque cite; dans la seule cite +d'Egine il nomme les Midylides, les Theandrides, les Euxenides, les +Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille +sacerdotale des Jamides, a Agrigente celle des Emmenides, et ainsi dans +toutes les villes dont il a occasion de parler. + +A Epidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-a-dire de ceux qui +avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres; +tout le reste " etait en dehors de la cite ". [2] Les vrais citoyens +etaient moins nombreux encore a Heraclee, ou les cadets des grandes +familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de +meme a Cnide, a Istros, a Marseille. A Thera, tout le pouvoir etait aux +mains de quelques familles qui etaient reputees sacrees. Il en etait ainsi +a Apollonie. [4] A Erythres il existait une classe aristocratique que l'on +nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubee la classe maitresse +s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer a ce sujet que chez les +anciens, comme au moyen age, c'etait un privilege de combattre a cheval. + +La monarchie n'existait deja plus a Corinthe lorsqu'une colonie en partit +pour fonder Syracuse. Aussi la cite nouvelle ne connut-elle pas la royaute +et fut-elle gouvernee tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette +classe les Geomores, c'est-a-dire les proprietaires. Elle se composait des +familles qui, le jour de la fondation, s'etaient distribue avec tous les +rites ordinaires les parts sacrees du territoire. Cette aristocratie resta +pendant plusieurs generations maitresse absolue du gouvernement, et elle +conserva son titre de _proprietaires_, ce qui semble indiquer que les +classes inferieures n'avaient pas le droit de propriete sur le sol. Une +aristocratie semblable fut longtemps maitresse a Milet et a Samos. [6] + + +NOTES + +[1] Thucydide, II, 15-16. + +[2] Plutarque, _Quest. gr._, 1. + +[3] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2. + +[4] Aristote, _Politique_, III, 9, 8; VI, 3, 8. + +[5] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 10. + +[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Herodote, VII, 155. + + + + +CHAPITRE V. + +DEUXIEME REVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE +DROIT D'AINESSE DISPARAIT; LA GENS SE DEMEMBRE. + + +La revolution qui avait renverse la royaute, avait modifie la forme +exterieure du gouvernement plutot qu'elle n'avait change la constitution +de la societe. Elle n'avait pas ete l'oeuvre des classes inferieures, qui +avaient interet a detruire les vieilles institutions, mais de +l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas ete faite +pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la +conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'elever les basses +classes et d'affaiblir les _gentes_, et c'etait pour cela qu'on avait +renverse les rois. L'aristocratie n'avait opere une revolution politique +que pour empecher une revolution sociale. Elle avait pris en mains le +pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour defendre contre des +attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte +domestique, son autorite paternelle, le regime de la _gens_ et enfin le +droit prive que la religion primitive avait etabli. + +Ce grand et general effort de l'aristocratie repondait donc a un danger. +Or il parait qu'en depit de ses efforts et de sa victoire meme, le danger +subsista. Les vieilles institutions commencaient a chanceler et de graves +changements allaient s'introduire dans la constitution intime des +familles. + +Le vieux regime de la _gens_, fonde par la religion domestique, n'avait +pas ete detruit le jour ou les hommes etaient passes au regime de la cite. +On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immediatement, les +chefs tenant a conserver leur autorite, les inferieurs n'ayant pas tout de +suite la pensee de s'affranchir. On avait donc concilie le regime de la +_gens_ avec celui de la cite. Mais c'etaient, au fond, deux regimes +opposes, que l'on ne devait pas esperer d'allier pour toujours et qui +devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et +nombreuse, etait trop forte et trop independante pour que le pouvoir +social n'eprouvat pas la tentation et meme le besoin de l'affaiblir. Ou la +cite ne devait pas durer, ou elle devait a la longue briser la famille. + +L'ancienne _gens_ avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine +indivisible, se concoit bien tant que dure l'etat d'isolement et qu'il +n'existe pas d'autre societe qu'elle. Mais des que les hommes sont reunis +en cite, le pouvoir de l'ancien chef est forcement amoindri; car en meme +temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communaute; comme +tel, des interets generaux l'obligent a des sacrifices, et des lois +generales lui commandent l'obeissance. A ses propres yeux et surtout aux +yeux de ses inferieurs, sa dignite est diminuee. Puis, dans cette +communaute, si aristocratiquement qu'elle soit constituee, les inferieurs +comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'a cause de leur +nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux +comices entouree d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorite +dans les deliberations communes que la famille peu nombreuse et qui compte +peu de bras et peu de soldats. Or ces inferieurs ne tardent guere a sentir +l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierte et +le desir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez a cela les rivalites +des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement a +s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de +la cite, que pour les obtenir ils cherchent a se rendre populaires, et que +pour les gerer ils negligent ou oublient leur petite souverainete locale. +Ces causes produisirent peu a peu une sorte de relachement dans la +constitution de la _gens_; ceux qui avaient interet a maintenir cette +constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient interet a la modifier +devenaient plus hardis et plus forts. + +La force d'individualite qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit +insensiblement. Le droit d'ainesse, qui etait la condition de son unite, +disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre a ce qu'aucun ecrivain de +l'antiquite nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est +probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en +une annee. Il s'est fait a la longue, d'abord dans une famille, puis dans +une autre, et peu a peu dans toutes. Il s'est acheve sans qu'on s'en fut +pour ainsi dire apercu. + +On peut bien croire aussi que les hommes ne passerent pas d'un seul bond +de l'indivisibilite du patrimoine au partage egal entre les freres. Il y +eut vraisemblablement entre ces deux regimes une transition. Les choses se +passerent peut-etre en Grece et en Italie comme dans l'ancienne societe +hindoue, ou la loi religieuse, apres avoir prescrit l'indivisibilite du +patrimoine, laissa le pere libre d'en donner quelque portion a ses fils +cadets, puis, apres avoir exige que l'aine eut au moins une part double, +permit que le partage fut fait egalement, et finit meme par le +recommander. + +Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication precise. Un seul point +est certain, c'est que le droit d'ainesse a existe a une epoque ancienne +et qu'ensuite il a disparu. + +Ce changement ne s'est pas accompli en meme temps ni de la meme maniere +dans toutes les cites. Dans quelques-unes, la legislation le maintint +assez longtemps. A Thebes et a Corinthe il etait encore en vigueur au +huitieme siecle. A Athenes la legislation de Solon marquait encore une +certaine preference a l'egard de l'aine. A Sparte le droit d'ainesse a +subsiste jusqu'au triomphe de la democratie. Il y a des villes ou il n'a +disparu qu'a la suite d'une insurrection. A Heraclee, a Cnide, a Istros, a +Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour detruire a la fois +l'autorite paternelle et le privilege de l'aine. [1] A partir de ce +moment, telle cite grecque qui n'avait compte jusque-la qu'une centaine +d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'a cinq ou +six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens +et l'acces des magistratures et du Senat leur fut ouvert. + +Il n'est pas possible de dire a quelle epoque le privilege de l'aine a +disparu a Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte +contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour +desorganiser ainsi les _gentes_. Au debut de la republique, nous voyons +cent nouveaux membres entrer dans le Senat; Tite-Live croit qu'ils +sortaient de la plebe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si +dure du patriciat ait commence par une concession de cette nature. Ces +nouveaux senateurs durent etre tires des familles patriciennes. Ils +n'eurent pas le meme titre que les anciens membres du Senat; on appelait +ceux-ci _patres_ (chefs de famille); ceux-la furent appeles _conscripti_ +(choisis [3]). Cette difference de denomination ne permet-elle pas de +croire que les cent nouveaux senateurs, qui n'etaient pas chefs de +famille, appartenaient a des branches cadettes des _gentes_ patriciennes? +On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et +energique, n'apporta son concours a l'entreprise de Brutus et des peres +qu'a la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques. +Elle acquit ainsi, a la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la +meme classe conquit par les armes a Heraclee, a Cnide et a Marseille. + +Le droit d'ainesse disparut donc partout: revolution considerable qui +commenca a transformer la societe. La _gens_ italienne et le _genos_ +hellenique perdirent leur unite primitive. Les differentes branches se +separerent; chacune d'elles eut desormais sa part de propriete, son +domicile, ses interets a part, son independance. _Singuli singulas +familias incipiunt habere_, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue +latine une vieille expression qui parait dater de cette epoque: _familiam +ducere_, disait-on de celui qui se detachait de la _gens_ et allait faire +souche a part, comme on disait _ducere coloniam_ de celui qui quittait la +metropole et allait au loin fonder une colonie. Le frere qui s'etait ainsi +separe du frere aine, avait desormais son foyer propre, qu'il avait sans +doute allume au foyer commun de la _gens_, comme la colonie allumait le +sien au prytanee de la metropole. La _gens_ ne conserva plus qu'une sorte +d'autorite religieuse a l'egard des differentes familles qui s'etaient +detachees d'elle. Son culte eut la suprematie sur leurs cultes. Il ne leur +fut pas permis d'oublier qu'elles etaient issues de cette _gens_; elles +continuerent a porter son nom; a des jours fixes, elles se reunirent +autour du foyer commun, pour venerer l'antique ancetre ou la divinite +protectrice. Elles continuerent meme a avoir un chef religieux et il est +probable que l'aine conserva son privilege pour le sacerdoce, qui resta +longtemps hereditaire. A cela pres, elles furent independantes. + +Ce demembrement de la _gens_ eut de graves consequences. L'antique famille +sacerdotale, qui avait forme un groupe si bien uni, si fortement +constitue, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette revolution +prepara et rendit plus faciles d'autres changements. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2, edit. B. Saint-Hilaire. + +[2] Il se contredit d'ailleurs: " _Ex primoribus ordinis equestris ", dit- +il. Or les _primores_ de l'ordre equestre, c'est-a-dire les chevaliers des +six premieres centuries, etaient des patriciens. Voy. Belot, _Hist. des +chevaliers romains_, liv. 1er, ch. 2. + +[3] Festus. V _Conscripti, Allecti_. Plutarque, _Quest. rom._, 58. On +distingua pendant plusieurs siecles les _patres_ des _conscripti_. + + + + +CHAPITRE VI. + +LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT. + + +_1 Ce que c'etait d'abord que la clientele et comment elle s'est +transformee._ + +Voici encore une revolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui +a tres certainement modifie la constitution de la famille et de la societe +elle-meme. La famille antique comprenait, sous l'autorite d'un chef +unique, deux classes de rang inegal: d'une part, les branches cadettes, +c'est-a-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les +serviteurs ou clients, inferieurs par la naissance, mais rapproches du +chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous +venons de voir la premiere sortir de son etat d'inferiorite; la seconde +aspire aussi de bonne heure a s'affranchir. Elle y reussit a la longue; la +clientele se transforme et finit par disparaitre. + +Immense changement que les ecrivains anciens ne nous racontent pas. C'est +ainsi que, dans le moyen age, les chroniqueurs ne nous disent pas comment +la population des campagnes s'est peu a peu transformee. Il y a eu dans +l'existence des societes humaines un assez grand nombre de revolutions +dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les ecrivains ne +les ont pas remarquees, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une +maniere insensible, sans luttes visibles; revolutions profondes et cachees +qui remuaient le fond de la societe humaine sans qu'il en parut rien a la +surface, et qui restaient inapercues des generations memes qui y +travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps apres +qu'elles sont achevees, lorsqu'en comparant deux epoques de la vie d'un +peuple elle constate entre elles de si grandes differences qu'il devient +evident que, dans l'intervalle qui les separe, une grande revolution s'est +accomplie. + +Si l'on s'en rapportait au tableau, que les ecrivains nous tracent de la +clientele primitive a Rome, ce serait vraiment une institution de l'age +d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui defend son client en +justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit a +l'education de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui +soutient a son tour le patron tombe dans la misere, qui paye sas dettes, +qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rancon? Mais il n'y a pas tant +de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection desinteressee +et le devouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une +autre idee de la clientele et du patronage. + +Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne +peut pas se separer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attache +de pere en fils a une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez +pour croire que sa condition ne devait pas etre tres-douce. Ajoutons que +le client n'est pas proprietaire du sol; la terre appartient au patron, +qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cite, a +seul qualite pour etre proprietaire. Si le client cultive le sol, c'est au +nom et au profit du maitre. Il n'a meme pas la propriete des objets +mobiliers, de son argent, de son pecule. La preuve en est que le patron +peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rancon. +Ainsi rien n'est a lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance, +a lui et a ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On +ne peut pas dire qu'il soit precisement esclave; mais il a un maitre +auquel il appartient et a la volonte duquel il est soumis en toute chose. +Toute sa vie il est client, et ses fils le sont apres lui. + +Il y a quelque analogie entre le client des epoques antiques et le serf du +moyen age. A la verite, le principe qui les condamne a l'obeissance n'est +pas le meme. Pour le serf, ce principe est le droit de propriete qui +s'exerce sur la terre et sur l'homme a la fois; pour le client, ce +principe est la religion domestique a laquelle il est attache sous +l'autorite du patron qui en est le pretre. D'ailleurs pour le client et +pour le serf la subordination est la meme; l'un est lie a son patron comme +l'autre l'est a son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la _gens_ +que le serf la glebe. Le client, comme le serf, reste soumis a un maitre +de pere en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est +interdit de se marier hors de la _gens_, comme il l'est au serf de se +marier hors du village. Ce qui est sur, c'est qu'il ne peut pas contracter +mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que +le client cultive et l'argent qu'il possede, comme le seigneur peut le +faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage +revient de droit au patron, de meme que la succession du serf appartient +au seigneur. + +Le patron n'est pas seulement un maitre; il est un juge; il peut condamner +a mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous +cette autorite a la fois materielle et morale qui le prend par son corps +et par son ame. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au +patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y +a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protege; il n'est pas +citoyen par lui-meme; s'il veut paraitre devant le tribunal de la cite, il +faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi? +Il n'en connait pas les formules sacrees; les connaitrait-il, la premiere +loi pour lui est de ne jamais temoigner ni parler contre son patron. Sans +le patron nulle justice; contre le patron nul recours. + +Le client n'existe pas seulement a Rome; on le trouve chez les Sabins et +les Etrusques, faisant partie de la _manus_ de chaque chef. Il a existe +dans l'ancienne _gens_ hellenique aussi bien que dans la _gens_ italienne. +Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cites doriennes, ou le +regime de la _gens_ a disparu de bonne heure et ou les vaincus sont +attaches, non a la famille d'un maitre, mais a un lot de terre. Nous le +trouvons a Athenes et dans les cites ioniennes et eoliennes sous le nom de +_thete_ ou de _pelate_. Tant que dure le regime aristocratique, ce _thete_ +ne fait pas partie de la cite; enferme dans une famille dont il ne peut +sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le meme caractere +et la meme autorite que le patron romain. + +On peut bien presumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le +patron et le client. On se figure sans peine ce qu'etait l'existence dans +cette famille ou l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit, +ou l'obeissance sans reserve et sans espoir etait tout a cote de +l'omnipotence sans frein, ou le meilleur maitre avait ses emportements et +ses caprices, ou le serviteur le plus resigne avait ses rancunes, ses +gemissements et ses coleres. Ulysse est un bon maitre: voyez quelle +affection paternelle il porte a Eumee et a Philaetios. Mais il fait mettre +a mort un serviteur qui l'a insulte sans le reconnaitre, et des servantes +qui sont tombees dans le mal auquel son absence meme les a exposees. De la +mort des pretendants il est responsable vis-a-vis de la cite; mais de la +mort des serviteurs personne ne lui demande compte. + +Dans l'etat d'isolement ou la famille avait longtemps vecu, la clientele +avait pu se former et se maintenir. La religion domestique etait alors +toute-puissante sur l'ame. L'homme qui en etait le pretre par droit +hereditaire, apparaissait aux classes inferieures comme un etre sacre. +Plus qu'un homme, il etait l'intermediaire entre les hommes et Dieu. De sa +bouche sortait la priere puissante, la formule irresistible qui attirait +la faveur ou la colere de la divinite. Devant une telle force il fallait +s'incliner; l'obeissance etait commandee par la foi et la religion. +D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il +ne voyait pas d'autre horizon que cette famille a laquelle tout +l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance +assuree; en elle seule, s'il avait un maitre, il avait aussi un +protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il put +approcher, et des dieux qu'il lui fut permis d'invoquer. Quitter cette +famille, c'etait se placer en dehors de toute organisation sociale et de +tout droit; c'etait perdre ses dieux et renoncer au droit de prier. + +Mais la cite etant fondee, les clients des differentes familles pouvaient +se voir, se parler, se communiquer leurs desirs ou leurs rancunes, +comparer les differents maitres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur +regard commencait a s'etendre au dela de l'enceinte de la famille. Ils +voyaient qu'en dehors d'elle il existait une societe, des regles, des +lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'etait +donc plus pour eux un malheur sans remede. La tentation devenait chaque +jour plus forte; la clientele semblait un fardeau de plus en plus lourd, +et l'on cessait de croire que l'autorite du maitre fut legitime et sainte. +Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent desir d'etre libres. +Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cite le souvenir d'une +insurrection generale de cette classe. S'il y eut des luttes a main armee, +elles furent renfermees et cachees dans l'enceinte de chaque famille. +C'est la qu'il y eut, pendant plus d'une generation, d'un cote +d'energiques efforts pour l'independance, de l'autre une repression +implacable. Il se deroula, dans chaque maison, une longue et dramatique +histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire +seulement, c'est que les efforts de la classe inferieure ne furent pas +sans resultats. Une necessite invincible obligea peu a peu les maitres a +ceder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorite cesse de +paraitre juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de +le paraitre aux maitres; mais cela vient a la longue, et alors le maitre, +qui ne croit plus son autorite legitime, la defend mal ou finit par y +renoncer. Ajoutez que cette classe inferieure etait utile, que ses bras, +en cultivant la terre, faisaient la richesse du maitre, et en portant les +armes, faisaient sa force au milieu des rivalites des familles, qu'il +etait donc sage de la satisfaire et que l'interet s'unissait a l'humanite +pour conseiller des concessions. + +Il parait certain que la condition des clients s'ameliora peu a peu. A +l'origine ils vivaient dans la maison du maitre, cultivant ensemble le +domaine commun. Plus tard on assigna a chacun d'eux un lot de terre +particulier. Le client dut se trouver deja plus heureux. Sans doute il +travaillait encore au profit du maitre; la terre n'etait pas a lui, +c'etait plutot lui qui etait a elle. N'importe; il la cultivait de longues +annees de suite et il l'aimait. Il s'etablissait entre elle et lui, non +pas ce lien que la religion de la propriete avait cree entre elle et le +maitre, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance meme +peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses +fruits. + +Vint ensuite un nouveau progres. Il ne cultiva plus pour le maitre, mais +pour lui-meme. Sous la condition d'une redevance, qui peut-etre fut +d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la recolte. +Ses sueurs trouverent ainsi quelque recompense et sa vie fut a la fois +plus libre et plus fiere. " Les chefs de famille, dit un ancien, +assignaient des portions de terre a leurs inferieurs, comme s'ils eussent +ete leurs propres enfants. " [1] On lit de meme dans l'Odyssee: " Un +maitre bienveillant donne a son serviteur une maison et une terre "; et +Eumee ajoute: " une epouse desiree ", parce que le client ne peut pas +encore se marier sans la volonte du maitre, et que c'est le maitre qui lui +choisit sa compagne. + +Mais ce champ ou s'ecoulait desormais sa vie, ou etaient tout son labeur +et toute sa jouissance, n'etait pas encore sa propriete. Car ce client +n'avait pas en lui le caractere sacre qui faisait que le sol pouvait +devenir la propriete d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait a +porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maitre avait +autrefois pose. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni a la +famille du maitre par un lien sacre, ne pourrait jamais appartenir en +propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait +le _villicus_, client du patron, renfermaient un foyer, un _Lar +familiaris_; mais ce foyer n'etait pas au cultivateur; c'etait le foyer du +maitre. [2] Cela etablissait a la fois le droit de propriete du patron et +la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fut du patron, +suivait encore son culte. + +Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas etre proprietaire et +aspira a le devenir. Il mit son ambition a faire disparaitre de ce champ, +qui semblait bien a lui par le droit du travail, la borne sacree qui en +faisait a jamais la propriete de l'ancien maitre. + +On voit clairement qu'en Grece les clients arriverent a leur but; par +quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts +pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-etre s'est-il opere dans +l'antiquite la meme serie de changements sociaux que l'Europe a vus se +produire au moyen age, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de +la glebe, que ceux-ci de serfs taillables a merci se changerent en serfs +abonnes, et qu'enfin ils se transformerent a la longue en paysans +proprietaires. + + +_2 La clientele disparait a Athenes; oeuvre de Solon._ + +Cette sorte de revolution est marquee nettement dans l'histoire d'Athenes. +Le renversement de la royaute avait eu pour effet de raviver le regime du +[Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune +avait recommence a former un petit Etat qui avait pour chef un eupatride +et pour sujets la foule des clients. Ce regime parait avoir pese +lourdement sur la population athenienne; car elle en conserva un mauvais +souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'epoque precedente lui +parut avoir ete une sorte d'age d'or; il regretta les rois; il en vint a +s'imaginer que sous la monarchie il avait ete heureux et libre, qu'il +avait joui alors de l'egalite, et que c'etait seulement a partir de la +chute des rois que l'inegalite et la souffrance avaient commence. Il y +avait la une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition +populaire placait le commencement de l'inegalite la ou le peuple avait +commence a la trouver odieuse. Cette clientele, cette sorte de servage, +qui etait aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait +dater de l'epoque ou les hommes en avaient pour la premiere fois senti le +poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est +pas au septieme siecle que les eupatrides etablirent les dures lois de la +clientele. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement etait leur +tort; ils maintenaient ces lois au dela du temps ou les populations les +acceptaient sans gemir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes. +Les eupatrides de cette epoque etaient peut-etre des maitres moins durs +que n'avaient ete leurs ancetres; ils furent pourtant detestes davantage. + +Il parait que, meme sous la domination de cette aristocratie, la condition +de la classe inferieure s'ameliora. Car c'est alors que l'on voit +clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la +seule condition de payer une redevance qui etait fixee au sixieme de la +recolte. Ces hommes etaient ainsi presque emancipes; ayant un chez soi et +n'etant plus sous les yeux du maitre, ils respiraient plus a l'aise et +travaillaient a leur profit. + +Mais telle est la nature humaine que ces hommes, a mesure que leur sort +s'ameliorait, sentaient plus amerement ce qu'il leur restait d'inegalite. +N'etre pas citoyens et n'avoir aucune part a l'administration de la cite +les touchait sans doute mediocrement; mais ne pas pouvoir devenir +proprietaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait +bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur +condition presente, manquait de stabilite. Car s'ils etaient vraiment +possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette +possession ni l'independance qui en resultait. On voit dans Plutarque que +l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance +annuelle n'etait pas payee ou pour toute autre cause, ces hommes +retombaient dans une sorte d'esclavage. + +De graves questions furent donc agitees dans l'Attique pendant une suite +de quatre ou cinq generations. Il n'etait guere possible que les hommes de +la classe inferieure restassent dans cette position instable et +irreguliere vers laquelle un progres insensible les avait conduits; et +alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient +retomber dans les liens de la dure clientele, ou decidement affranchis par +un progres nouveau ils devaient monter au rang de proprietaires du sol et +d'hommes libres. + +On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur, +ancien client, de resistance de la part du proprietaire, ancien patron. Ce +ne fut pas une guerre civile; aussi les annales atheniennes n'ont-elles +conserve le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans +chaque bourgade, dans chaque maison, de pere en fils. + +Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du +sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine ou l'eupatride avait +son principal domaine et ou il etait toujours present, son autorite se +maintint a peu pres intacte sur le petit groupe de serviteurs qui etaient +toujours sous ses yeux; aussi les _pedieens_ se montrerent-ils +generalement fideles a l'ancien regime. Mais ceux qui labouraient +peniblement le flanc de la montagne, les _diacriens_, plus loin du maitre, +plus habitues a la vie independante, plus hardis et plus courageux, +renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une +ferme volonte de s'affranchir. C'etaient surtout ces hommes-la qui +s'indignaient de voir sur leur champ " la borne sacree " du maitre, et de +sentir " leur terre esclave ". [3] Quant aux habitants des cantons voisins +de la mer, aux _paraliens_, la propriete du sol les tentait moins; ils +avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs +etaient devenus riches, et avec la richesse ils etaient a peu pres libres. +Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et +n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils +n'avaient pas non plus la lache resignation des pedieens; ils demandaient +plus de stabilite dans leur condition et des droits mieux assures. + +C'est Solon qui donna satisfaction a ces voeux dans la mesure du possible. +Il y a une partie de l'oeuvre de ce legislateur que les anciens ne nous +font connaitre que tres-imparfaitement, mais qui parait en avoir ete la +partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique +etaient encore reduits a la possession precaire du sol et pouvaient meme +retomber dans la servitude personnelle. Apres lui, cette nombreuse classe +d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriete est accessible a tous; +il n'y a plus de servitude pour l'Athenien; les familles de la classe +inferieure sont a jamais affranchies de l'autorite des familles +eupatrides. Il y a la un grand changement dont l'auteur ne peut etre que +Solon. + +Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon +n'aurait fait qu'adoucir la legislation sur les dettes en otant au +creancier le droit d'asservir le debiteur. Mais il faut regarder de pres a +ce qu'un ecrivain qui est si posterieur a cette epoque, nous dit de ces +dettes qui troublerent la cite athenienne comme toutes les cites de la +Grece et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eut avant Solon +une telle circulation d'argent qu'il dut y avoir beaucoup de preteurs et +d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-la d'apres ceux qui ont suivi. Il +y avait alors fort peu de commerce; l'echange des creances etait inconnu +et les emprunts devaient etre assez rares. Sur quel gage l'homme qui +n'etait proprietaire de rien, aurait-il emprunte? Ce n'est guere l'usage, +dans aucune societe, de preter aux pauvres. On dit a la verite, sur la foi +des traducteurs de Plutarque plutot que de Plutarque lui-meme, que +l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fut sa +propriete, il n'aurait pas pu l'engager; car le systeme des hypotheques +n'etait pas encore connu en ce temps-la et etait en contradiction avec la +nature du droit de propriete. Dans ces debiteurs dont Plutarque nous +parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance +annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maitres; dans la servitude ou +ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientele qui les ressaisit. + +Solon supprima peut-etre la redevance, ou, plus probablement, en reduisit +le chiffre a un taux tel que le rachat en devint facile; il ajouta qu'a +l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en +servitude. + +Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol, +ne pouvaient pas en devenir proprietaires: car sur leur champ se dressait +toujours la borne sacree et inviolable de l'ancien patron. Pour +l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette +borne disparut. Solon la renversa: nous trouvons le temoignage de cette +grande reforme dans quelques vers de Solon lui-meme: " C'etait une oeuvre +inesperee, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste +la deesse Mere, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arrache les +bornes, la terre qui etait esclave et qui maintenant est libre. " En +faisant cela, Solon avait accompli une revolution considerable. Il avait +mis de cote l'ancienne religion de la propriete qui, au nom du dieu Terme +immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arrache +la terre a la religion pour la donner au travail. Il avait supprime, avec +l'autorite de l'eupatride sur le sol, son autorite sur l'homme, et il +pouvait dire dans ses vers: " Ceux qui sur cette terre subissaient la +cruelle servitude et tremblaient devant un maitre, je les ai faits +libres. " + +Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de +Solon appelerent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les +generations suivantes qui, une fois habituees a la liberte, ne voulaient +ou ne pouvaient pas croire que leurs peres eussent ete serfs, expliquerent +ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a +une energie qui nous revele une plus grande revolution. Ajoutons-y cette +phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le recit de l'oeuvre de Solon, dit +simplement: " Il fit cesser l'esclavage du peuple. " [4] + + +_3 Transformation de la clientele a Rome_. + +Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue +periode de l'existence de Rome. Tite-Live, a la verite, n'en dit rien, +parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de pres le changement des +institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents +analogues ou avaient puise les anciens historiens que Tite-Live +compulsait, ne devaient pas donner le recit de ces luttes domestiques. + +Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, a l'origine de Rome, des +clients; il nous est meme reste des temoignages tres precis de la +dependance ou leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siecles apres, +nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe +encore, non la clientele. Car il n'y a rien de plus different des clients +de l'epoque primitive que ces plebeiens du temps de Ciceron qui se +disaient clients d'un riche pour avoir droit a la sportule. + +Il y a quelqu'un qui ressemble mieux a l'ancien client, c'est l'affranchi. +[5] Pas plus a la fin de la republique qu'aux premiers temps de Rome, +l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immediatement homme libre +et citoyen. Il reste soumis au maitre. Autrefois on l'appelait client, +maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est change. Quant au +maitre, son nom meme ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est +encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client, +reste attache a la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien +client. Il depend de son patron; il lui doit non-seulement de la +reconnaissance, mais un veritable service, dont le maitre seul fixe la +mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait +sur son client; il peut le remettre en esclavage pour delit d'ingratitude. +[6] L'affranchi rappelle donc tout a fait l'ancien client. Entre eux il +n'y a qu'une difference: on etait client autrefois de pere en fils; +maintenant la condition d'affranchi cesse a la seconde ou au moins a la +troisieme generation. La clientele n'a donc pas disparu; elle saisit +encore l'homme au moment ou la servitude le quitte; seulement, elle n'est +plus hereditaire. Cela seul est deja un changement considerable; il est +impossible de dire a quelle epoque il s'est opere. + +On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportes +au sort du client, et par quels degres il est arrive au droit de +propriete. A l'origine le chef de la _gens_ lui assigne un lot de terre a +cultiver. [7] Il ne tarde guere a devenir possesseur viager de ce lot, +moyennant qu'il contribue a toutes les depenses qui incombent a son ancien +maitre. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent a payer +la rancon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires, +prouvent du moins qu'au temps ou cette loi fut ecrite il etait deja +possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progres de plus: il +obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot a son fils; il est +vrai qu'a defaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un +progres nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de +faire un testament. Ici la coutume hesite et varie; tantot le patron +reprend la moitie des biens, tantot la volonte du testateur est respectee +tout entiere; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8] +Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire proprietaire, a du moins +une jouissance aussi etendue qu'il est possible. + +Sans doute ce n'est pas encore la l'affranchissement complet. Mais aucun +document ne nous permet de fixer l'epoque ou les clients se sont +definitivement detaches des familles patriciennes. Il y a un texte de +Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend a la lettre, montre que des les +premieres annees de la republique, les clients etaient citoyens. Il y a +grande apparence qu'ils l'etaient deja au temps du roi Servius; peut-etre +meme votaient-ils dans les comices curiates des l'origine de Rome. Mais on +ne peut pas conclure de la qu'ils fussent des lors tout a fait affranchis; +car il est possible que les patriciens aient trouve leur interet a donner +a leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela +consenti a leur donner des droits civils. + +Il ne parait pas que la revolution qui affranchit les clients a Rome, se +soit achevee d'un seul coup comme a Athenes. Elle s'accomplit fort +lentement et d'une maniere presque imperceptible, sans qu'aucune loi +formelle l'ait jamais consacree. Les liens de la clientele se relacherent +peu a peu et le client s'eloigna insensiblement du patron. + +Le roi Servius fit une grande reforme a l'avantage des clients: il changea +l'organisation de l'armee. Avant lui, l'armee marchait divisee en tribus, +en curies, en _gentes_; c'etait la division patricienne: chaque chef de +_gens_ etait a la tete de ses clients. Servius partagea l'armee en +centuries, chacun eut son rang d'apres sa richesse. Il en resulta que le +client ne marcha plus a cote de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour +chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'independance. + +Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices. +Auparavant l'assemblee se partageait en curies et en _gentes_, et le +client, s'il votait, votait sous l'oeil du maitre. Mais la division par +centuries etant etablie pour les comices comme pour l'armee, le client ne +se trouva plus dans le meme cadre que son patron. Il est vrai que la +vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment verifier +son vote? + +C'etait beaucoup que de separer le client du patron dans les moments les +plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote. +L'autorite du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut +de jour en jour plus conteste. Des que le client eut goute a +l'independance, il la voulut tout entiere. Il aspira a se detacher de la +_gens_ et a entrer dans la plebe, ou l'on etait libre. Que d'occasions se +presentaient! Sous les rois, il etait sur d'etre aide par eux, car ils ne +demandaient pas mieux que d'affaiblir les _gentes_. Sous la republique, il +trouvait la protection de la plebe elle-meme et des tribuns. Beaucoup de +clients s'affranchirent ainsi et la _gens_ ne put pas les ressaisir. En +472 avant J.-C., le nombre des clients etait encore assez considerable, +puisque la plebe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices +centuriates, ils fissent pencher la balance du cote des patriciens. [9] +Vers la meme epoque, la plebe ayant refuse de s'enroler, les patriciens +purent former une armee avec leurs clients. [10] Il parait pourtant que +ces clients n'etaient plus assez nombreux pour cultiver a eux seuls les +terres des patriciens, et que ceux-ci etaient obliges d'emprunter des bras +a la plebe. [11] Il est vraisemblable que la creation du tribunat, en +assurant aux clients echappes des protecteurs contre leurs anciens +patrons, et en rendant la situation des plebeiens plus enviable et plus +sure, hata ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y +avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire a la plebe: " Autant +vous avez ete de clients autour de chaque patron, autant vous serez +maintenant contre un seul ennemi. " [12] Des lors nous ne voyons plus dans +l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes hereditairement +attaches a la _gens_. La clientele primitive fait place a une clientele +d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraine plus +les memes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes +des patriciens, des clients, des plebeiens. Il n'en reste plus que deux, +et les clients se sont fondus dans la plebe. Les Marcellus paraissent etre +une branche ainsi detachee de la _gens_ Claudia. Leur nom etait Claudius; +mais puisqu'ils n'etaient pas patriciens, ils n'avaient du faire partie de +la _gens_ qu'a titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des +moyens qui nous sont inconnus, ils s'eleverent d'abord aux dignites de la +plebe, plus tard a celles de la cite. Pendant plusieurs siecles, la _gens_ +Claudia parut avoir oublie ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant, +au temps de Ciceron, [13] elle s'en souvint inopinement. Un affranchi ou +client des Marcellus etait mort et laissait un heritage qui, suivant la +loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens pretendirent +que les Marcellus, en clients qu'ils etaient, ne pouvaient pas avoir eux- +memes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur +heritage, dans les mains du chef de la _gens_ patricienne, seul capable +d'exercer les droits de patronage. Ce proces etonna fort le public et +embarrassa les jurisconsultes; Ciceron meme trouva la question fort +obscure. Elle ne l'aurait pas ete quatre siecles plus tot, et les Claudius +auraient gagne leur cause. Mais au temps de Ciceron, le droit sur lequel +ils fondaient leur reclamation etait si antique qu'on l'avait oublie et +que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne +clientele n'existait plus. + + +NOTES + +[1] Festus, v _Patres_. + +[2] Caton, _De re rust._, 143. Columelle, XI, 1, 19. + +[3] Solon, edition Bach, p. 104, 105. + +[4] Aristote, _Gouv. d'Ath., Fragm._, coll. Didot, t. II, p. 107. + +[5] L'affranchi devenait un client. L'identite entre ces deux termes est +marquee par un passage de Denys, IV, 23. + +[6] _Digeste_, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valere Maxime, +V, 1, 4. Suetone, _Claude_, 25. Dion Cassius, LV. La legislation etait la +meme a Athenes; voy. Lysias et Hyperide dans Harpocration, v [Grec: +Apostasion]. Demosthenes, _in Aristogitonem_ et Suidas. V [Grec: +Anagchaion]. + +[7] Festus, v _Patres_. + +[8] _Institutes_ de Justinien, III, 7. + +[9] Tite-Live, II, 56. + +[10] Denys, VII, 19; X, 27. + +[11] _Inculti per secessionem plebis agri_, Tite-Live, II, 34. + +[12] Tite-Live, VI, 18. + +[13] Ciceron, _De oratore_, I, 39. + + + + +CHAPITRE VII. + +TROISIEME REVOLUTION: LA PLEBE ENTRE DANS LA CITE. + + +_1 Histoire generale de cette revolution._ + +Les changements qui s'etaient operes a la longue dans la constitution de +la famille, en amenerent d'autres dans la constitution de la cite. +L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le +droit d'ainesse ayant disparu, elle avait perdu son unite et sa vigueur; +les clients s'etant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus +grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inferieure n'etaient +plus repartis dans les _gentes_; vivant en dehors d'elles, ils formerent +entre eux un corps. Par la, la cite changea d'aspect; au lieu qu'elle +avait ete precedemment un assemblage faiblement lie d'autant de petits +Etats qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les +membres patriciens des _gentes_, de l'autre entre les hommes de rang +inferieur. Il y eut ainsi deux grands corps en presence, deux societes +ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'epoque precedente, une lutte +obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte. +Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cite +fut maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restat dans les +mains des familles sacrees. L'autre voulait briser les vieilles barrieres +qui la placaient en dehors du droit, de la religion et de la societe +politique. + +Dans la premiere partie de la lutte, l'avantage etait a l'aristocratie de +naissance. A la verite, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force +materielle etait tombee; mais il lui restait le prestige de sa religion, +son organisation reguliere, son habitude du commandement, ses traditions, +son orgueil hereditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se +defendant, elle croyait defendre la religion. Le peuple n'avait pour lui +que son grand nombre. Il etait gene par une habitude de respect dont il ne +lui etait pas facile de se defaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs; +tout principe d'organisation lui manquait. Il etait, a l'origine, une +multitude sans lien plutot qu'un corps bien constitue et vigoureux. Si +nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouve d'autre principe +d'association que la religion hereditaire des familles, et qu'ils +n'avaient pas l'idee d'une autorite qui ne derivat pas du culte, nous +comprendrons aisement que cette plebe, qui etait en dehors du culte et de +la religion, n'ait pas pu former d'abord une societe reguliere, et qu'il +lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les elements d'une +discipline et les regles d'un gouvernement. + +Cette classe inferieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre +moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie. + +Dans les villes ou la classe populaire etait deja formee au temps des +anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et +les encouragea a augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le +retablissement de la royaute apres Romulus; elle fit nommer Hostilius; +elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin +le Superbe. + +Lorsque les rois eurent ete partout vaincus et que l'aristocratie devint +maitresse, le peuple ne se borna pas a regretter la monarchie; il aspira a +la restaurer sous une forme nouvelle. En Grece, pendant le sixieme siecle, +il reussit generalement a se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler +rois, parce que ce titre impliquait l'idee de fonctions religieuses et ne +pouvait etre porte que par des familles sacerdotales, il les appela +tyrans. [1] + +Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'etait pas +emprunte a la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux +dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononcait pas dans les +prieres. Il designait, en effet, quelque chose de tres nouveau parmi les +hommes, une autorite qui ne derivait pas du culte, un pouvoir que la +religion n'avait pas etabli. L'apparition de ce mot dans la langue grecque +marque l'apparition d'un principe que les generations precedentes +n'avaient pas connu, l'obeissance de l'homme a l'homme. Jusque-la, il n'y +avait eu d'autres chefs d'Etat que ceux qui etaient les chefs de la +religion; ceux-la seuls commandaient a la cite, qui faisaient le sacrifice +et invoquaient les dieux pour elle; en leur obeissant, on n'obeissait qu'a +la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'a la divinite. +L'obeissance a un homme, l'autorite donnee a cet homme par d'autres +hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait ete +inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut concu que le jour ou les +classes inferieures rejeterent le joug de l'aristocratie et chercherent un +gouvernement nouveau. + +Citons quelques exemples. A Corinthe, " le peuple supportait avec peine la +domination des Bacchides; Cypselus, temoin de la haine qu'on leur portait +et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire a +l'affranchissement ", s'offrit a etre ce chef; le peuple l'accepta, le fit +tyran, chassa les Bacchides et obeit a Cypselus. Milet eut pour tyran un +certain Thrasybule; Mitylene obeit a Pittacus, Samos a Polycrate. Nous +trouvons des tyrans a Argos, a Epidaure, a Megare au sixieme siecle; +Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs +d'Italie, on voit des tyrans a Cumes, a Crotone, a Sybaris, partout. A +Syracuse, en 485, la classe inferieure se rendit maitresse de la ville et +chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se +gouverner, et au bout d'une annee elle dut se donner un tyran. [2] + +Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la meme +politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour a un tyran de Milet des +conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute reponse, coupa les epis +de ble qui depassaient les autres. Ainsi leur regle de conduite etait +d'abattre les hautes tetes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur +le peuple. + +La plebe romaine forma d'abord des complots pour retablir Tarquin. Elle +essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour a tour sur +Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat +adresse si souvent a ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas +etre une pure calomnie. La crainte des grands atteste les desirs de la +plebe. + +Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grece et a Rome cherchait a +relever la monarchie, ce n'etait pas par un veritable attachement a ce +regime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne detestait l'aristocratie. La +monarchie etait pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais +ce gouvernement, qui n'etait issu que du droit de la force et ne reposait +sur aucune tradition sacree, n'eut de racines dans le coeur des +populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui +laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par necessite; mais +lorsque quelques annees s'etaient ecoulees et que le souvenir de la dure +oligarchie s'etait efface, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement +n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'accepterent que comme une +ressource momentanee, et en attendant que le parti populaire trouvat un +regime meilleur et se sentit la force de se gouverner lui-meme. + +La classe inferieure grandit peu a peu. Il y a des progres qui +s'accomplissent obscurement et qui pourtant decident de l'avenir d'une +classe et transforment une societe. Vers le sixieme siecle avant notre +ere, la Grece et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. +La terre ne suffisait plus a tous les besoins de l'homme; les gouts se +portaient vers le beau et vers le luxe: meme les arts naissaient; alors +l'industrie et le commerce devinrent necessaires. Il se forma peu a peu +une richesse mobiliere; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or +l'apparition de l'argent etait une grande revolution. L'argent n'etait pas +soumis aux memes conditions de propriete que la terre; il etait, suivant +l'expression du jurisconsulte, _res nec mancipi_; il pouvait passer de +main en main sans aucune formalite religieuse et arriver sans obstacle au +plebeien. La religion, qui avait marque le sol de son empreinte, ne +pouvait rien sur l'argent. + +Les hommes des classes inferieures connurent alors une autre occupation +que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs, +des chefs d'industrie, des commercants; bientot il y eut des riches parmi +eux. Singuliere nouveaute! Auparavant les chefs des _gentes_ pouvaient +seuls etre proprietaires, et voici d'anciens clients ou des plebeiens qui +sont riches et qui etalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait +l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cites, +notamment a Athenes, on vit une partie des membres du corps aristocratique +tomber dans la misere. Or dans une societe ou la richesse se deplace, les +rangs sont bien pres d'etre renverses. + +Une autre consequence de ce changement fut que dans le peuple meme des +distinctions et des rangs s'etablirent, comme il en faut dans toute +societe humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent +peu a peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'etait +pas un mal; le peuple cessa d'etre une masse confuse et commenca a +ressembler a un corps constitue. Ayant des rangs en lui, il put se donner +des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le +premier ambitieux venu qui voulait regner. Cette aristocratie plebeienne +eut bientot les qualites qui accompagnent ordinairement la richesse +acquise par le travail, c'est-a-dire le sentiment de la valeur +personnelle, l'amour d'une liberte calme, et cet esprit de sagesse qui, en +souhaitant les ameliorations, redoute les aventures. La plebe se laissa +guider par cette elite qu'elle fut fiere d'avoir en elle. Elle renonca a +avoir des tyrans des qu'elle sentit qu'elle possedait dans son sein les +elements d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque +temps, comme nous le verrons tout a l'heure, un principe d'organisation +sociale. + +Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la +classe inferieure a grandir; c'est celui qui s'opera dans l'art militaire. +Dans les premiers siecles de l'histoire des cites, la force des armees +etait dans la cavalerie. Le veritable guerrier etait celui qui combattait +sur un char ou a cheval; le fantassin, peu utile au combat, etait peu +estime. Aussi l'ancienne aristocratie s'etait-elle reserve partout le +droit de combattre a cheval; [3] meme dans quelques villes les nobles se +donnaient le titre de chevaliers. Les _celeres_ de Romulus, les chevaliers +romains des premiers siecles etaient tous des patriciens. Chez les anciens +la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu a peu l'infanterie prit +quelque importance. Le progres dans la fabrication des armes et la +naissance de la discipline lui permirent de resister a la cavalerie. Ce +point obtenu, elle prit aussitot le premier rang dans les batailles, car +elle etait plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les legionnaires, +les hoplites firent dorenavant la force des armees. Or les legionnaires et +les hoplites etaient des plebeiens. Ajoutez que la marine prit de +l'extension, surtout en Grece, qu'il y eut des batailles sur mer et que le +destin d'une cite fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-a-dire +des plebeiens. Or la classe qui est assez forte pour defendre une societe +l'est assez pour y conquerir des droits et y exercer une legitime +influence. L'etat social et politique d'une nation est toujours en rapport +avec la nature et la composition de ses armees. + +Enfin la classe inferieure reussit a avoir, elle aussi, sa religion. Ces +hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux +qui est inseparable de notre nature et qui nous fait un besoin de +l'adoration et de la priere. Ils souffraient donc de se voir ecarter de la +religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartint +a une famille et que le droit de prier ne se transmit qu'avec le sang. Ils +travaillerent a avoir aussi un culte. + +Il est impossible d'entrer ici dans le detail des efforts qu'ils firent, +des moyens qu'ils imaginerent, des difficultes ou des ressources qui se +presenterent a eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le +secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les +resultats. Tantot une famille plebeienne se fit un foyer, soit qu'elle eut +ose l'allumer elle-meme, soit qu'elle se fut procure ailleurs le feu +sacre; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinite protectrice, +son sacerdoce, a l'image de la famille patricienne. Tantot le plebeien, +sans avoir de culte domestique, eut acces aux temples de la cite; a Rome, +ceux qui n'avaient pas de foyer, par consequent pas de fete domestique, +offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe +superieure persistait a ecarter de ses temples la classe inferieure, +celle-ci se faisait des temples pour elle; a Rome elle en avait un sur +l'Aventin, qui etait consacre a Diana; elle avait le temple de la pudeur +plebeienne. Les cultes orientaux qui, a partir du sixieme siecle, +envahirent la Grece et l'Italie, furent accueillis avec empressement par +la plebe; c'etaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient +acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plebe se +faire des objets sacres analogues aux dieux des curies et des tribus +patriciennes. Ainsi le roi Servius eleva un autel dans chaque quartier, +pour que la multitude eut l'occasion de faire des sacrifices; de meme les +Pisistratides dresserent des _hermes_ dans les rues et sur les places +d'Athenes. [5] Ce furent la les dieux de la democratie. La plebe, +autrefois foule sans culte, eut dorenavant ses ceremonies religieuses et +ses fetes. Elle put prier; c'etait beaucoup dans une societe ou la +religion faisait la dignite de l'homme. + +Une fois que la classe inferieure eut acheve ces differents progres, quand +il y eut en elle des riches, des soldats, des pretres, quand elle eut tout +ce qui donne a l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand +enfin elle eut oblige la classe superieure a la compter pour quelque +chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale +et politique, et la cite ne put pas lui rester fermee plus longtemps. + +L'entree de cette classe inferieure dans la cite est une revolution qui, +du septieme au cinquieme siecle, a rempli l'histoire de la Grece et de +l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas +partout de la meme maniere ni par les memes moyens. + +Ici, le peuple, des qu'il s'est senti fort, s'est insurge; les armes a la +main, il a force les portes de la ville ou il lui etait interdit +d'habiter. Une fois devenu le maitre, ou il a chasse les grands et a +occupe leurs maisons, ou il s'est contente de decreter l'egalite des +droits. C'est ce qu'on vit a Syracuse, a Erythrees, a Milet. + +La, au contraire, le peuple a use de moyens moins violents. Sans luttes a +main armee, par la seule force morale que lui avaient donnee ses derniers +progres, il a contraint les grands a faire des concessions. On a nomme +alors un legislateur et la constitution a ete changee. C'est ce qu'on vit +a Athenes. + +Ailleurs, la classe inferieure, sans secousse et sans bouleversement, +arriva par degres a son but. Ainsi a Cumes le nombre des membres de la +cite, d'abord tres restreint, s'accrut une premiere fois par l'admission +de ceux du peuple qui etaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus +tard, on eleva jusqu'a mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin +peu a peu a la democratie. [6] + +Dans quelques villes, l'admission de la plebe parmi les citoyens fut +l'oeuvre des rois; il en fut ainsi a Rome. Dans d'autres, elle fut +l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu a Corinthe, a +Sicyone, a Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut +ordinairement la sagesse de laisser a la classe inferieure ce titre de +citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donne. A Samos, +l'aristocratie ne vint a bout de sa lutte contre les tyrans qu'en +affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'enumerer +toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande revolution s'est +accomplie. Le resultat a ete partout le meme: la classe inferieure a +penetre dans la cite et a fait partie du corps politique. + +Le poete Theognis nous donne une idee assez nette de cette revolution et +de ses consequences. Il nous dit que dans Megare, sa patrie, il y a deux +sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des _bons_, [Grec: agathoi]; +c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes +grecques. Il appelle l'autre la classe des _mauvais_, [Grec: kakoi]; c'est +encore de ce nom qu'il etait d'usage de designer la classe inferieure. +Cette classe, le poete nous decrit sa condition ancienne: " elle ne +connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois "; c'est assez dire +qu'elle n'avait pas le droit de cite. Il n'etait meme pas permis a ces +hommes d'approcher de la ville; " ils vivaient en dehors comme des betes +sauvages ". Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas +le droit de se marier dans les familles des _bons_. + +Mais que tout cela est change! les rangs ont ete bouleverses, " les +mauvais ont ete mis au-dessus des bons ". La justice est troublee; les +antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveaute etrange les ont +remplacees. La richesse est devenue l'unique objet des desirs des hommes, +parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble epouse la fille du +riche plebeien et " le mariage confond les races ". + +Theognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essaye de +resister au cours des choses. Condamne a l'exil, depouille de ses biens, +il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il +n'espere pas le succes, du moins il ne doute pas de la justice de sa +cause; il accepte la defaite, mais il garde le sentiment de son droit. A +ses yeux, la revolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils +de l'aristocratie, il lui semble que cette revolution n'a pour elle ni la +justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte a la religion. " Les dieux, +dit-il, ont quitte la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a +disparu; on n'a plus souci des Immortels. " + +Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gemit ainsi, c'est +par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a recu des anciens " la +tradition sainte ", et qu'il doit la perpetuer. Mais en vain: la tradition +meme va se fletrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse; +bientot on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plebeiennes, +" ils boiront a leurs fetes et mangeront a leur table "; ils adopteront +bientot leurs sentiments. Au temps de Theognis, le regret est tout ce qui +reste a l'aristocratie grecque, et ce regret meme va disparaitre. + +En effet, apres Theognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les +grandes familles continuerent a garder pieusement le culte domestique et +la memoire des ancetres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui +s'amuserent a compter leurs aieux; mais on riait de ces hommes. On garda +l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort etait de noble race; +mais nulle tentative ne fut faite pour relever un regime a jamais tombe. +Isocrate dit avec verite que de son temps les grandes familles d'Athenes +n'existaient plus que dans leurs tombeaux. + +Ainsi la cite ancienne s'etait transformee par degres. A l'origine, elle +etait l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le +nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent +l'egalite. Plus tard encore, les clients affranchis, la plebe, toute cette +foule qui pendant des siecles etait restee en dehors de l'association +religieuse et politique, quelquefois meme en dehors de l'enceinte sacree +de la ville, renversa les barrieres qu'on lui opposait et penetra dans la +cite, ou aussitot elle fut maitresse. + + +_2 Histoire de cette revolution a Athenes._ + +Les eupatrides, apres le renversement de la royaute, gouvernerent Athenes +pendant quatre siecles. Sur cette longue domination l'histoire est muette; +on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes +inferieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce regime. + +L'an 598, le mecontentement que l'on voyait general, et les signes +certains qui annoncaient une revolution prochaine, eveillerent l'ambition +d'un eupatride, Cylon, qui songea a renverser le gouvernement de sa caste +et a se faire tyran populaire. L'energie des archontes fit avorter +l'entreprise; mais l'agitation continua apres lui. En vain les eupatrides +mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent +que les dieux etaient irrites et que des spectres apparaissaient. En vain +ils purifierent la ville de tous les crimes du peuple et eleverent deux +autels a la Violence et a l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinites +dont l'influence maligne avait trouble les esprits. [7] Tout cela ne +servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit +venir de Crete le pieux Epimenide, personnage mysterieux qu'on disait fils +d'une deesse; on lui fit accomplir une serie de ceremonies expiatoires; on +esperait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion +et fortifier, par consequent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'emut +pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son ame; il +persista a reclamer des reformes. + +Pendant seize annees encore, l'opposition farouche des pauvres de la +montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude +guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les +trois partis s'entendit pour confier a Solon le soin de terminer ces +querelles et de prevenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare +fortune d'appartenir a la fois aux eupatrides par sa naissance et aux +commercants par les occupations de sa jeunesse. Ses poesies nous le +montrent comme un homme tout a fait degage des prejuges de sa caste; par +son esprit conciliant, par son gout pour la richesse et pour le luxe, par +son amour du plaisir, il est fort eloigne des anciens eupatrides et il +appartient a la nouvelle Athenes. + +Nous avons dit plus haut que Solon commenca par affranchir la terre de la +vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercee +sur elle. Il brisa les chaines de la clientele. Un tel changement dans +l'etat social en entrainait un autre dans l'ordre politique. Il fallait +que les classes inferieures eussent desormais, suivant l'expression de +Solon lui-meme, un bouclier pour defendre leur liberte recente. Ce +bouclier, c'etaient des droits politiques. + +Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement +connue; il parait du moins que tous les Atheniens firent desormais partie +de l'assemblee du peuple et que le Senat ne fut plus compose des seuls +eupatrides; il parait meme que les archontes purent etre elus en dehors de +l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes +les anciennes regles de la cite. Suffrages, magistratures, sacerdoces, +direction de la societe, il fallait que l'eupatride partageat tout cela +avec l'homme de la caste inferieure. Dans la constitution nouvelle il +n'etait tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore +des classes, mais elles n'etaient plus distinguees que par la richesse. +Des lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus +rien, a moins qu'il ne fut riche; il valut par sa richesse et non pas par +sa naissance. Desormais le poete put dire: " Dans la pauvrete l'homme +noble n'est plus rien "; et le peuple applaudit au theatre cette boutade +du comique: " De quelle naissance est cet homme? -- Riche, ce sont la +aujourd'hui les nobles. " [8] + +Le regime qui s'etait ainsi fonde, avait deux sortes d'ennemis: les +eupatrides qui regrettaient leurs privileges perdus, et les pauvres qui +souffraient encore de l'inegalite. + +A peine Solon avait-il acheve son oeuvre, que l'agitation recommenca. +" Les pauvres se montrerent, dit Plutarque, les apres ennemis des riches. +" Le gouvernement nouveau leur deplaisait peut-etre autant que celui des +eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore etre +archontes et senateurs, beaucoup s'imaginaient que la revolution n'avait +pas ete complete. Solon avait maintenu les formes republicaines; or le +peuple avait encore une haine irreflechie contre ces formes de +gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siecles que le +regne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cites grecques, +il voulut un tyran. + +Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition +personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. +Un jour il parut dans l'assemblee, et pretendant qu'on l'avait blesse, il +demanda qu'on lui donnat une garde. Les hommes des premieres classes +allaient lui repondre et devoiler le mensonge, mais " la populace etait +prete a en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les +riches s'enfuirent en desordre ". Ainsi l'un des premiers actes de +l'assemblee populaire recemment instituee fut d'aider un homme a se rendre +maitre de la patrie. + +Il ne parait pas d'ailleurs que le regne de Pisistrate ait apporte aucune +entrave au developpement des destinees d'Athenes. Il eut, au contraire, +pour principal effet d'assurer et de garantir contre une reaction la +grande reforme sociale et politique qui venait de s'operer. Les eupatrides +ne s'en releverent jamais. + +Le peuple ne se montra guere desireux de reprendre sa liberte; deux fois +la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il +reprit le pouvoir, et ses fils gouvernerent Athenes apres lui. Il fallut +l'intervention d'une armee Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la +domination de cette famille. + +L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des +Pisistratides pour ressaisir ses privileges. Non-seulement elle n'y +reussit pas, mais elle recut meme le plus rude coup qui lui eut encore ete +porte. Clisthenes, qui etait issu de cette classe, mais d'une famille que +cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois +generations, trouva le plus sur moyen de lui oter a jamais ce qu'il lui +restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique, +avait laisse subsister toute la vieille organisation religieuse de la +societe athenienne. La population restait partagee en deux ou trois cents +_gentes_, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes +il y avait encore, comme dans l'epoque precedente, un culte hereditaire, +un pretre qui etait un eupatride, un chef qui etait le meme que le pretre. +Tout cela etait le reste d'un passe qui avait peine a disparaitre; par la, +les traditions, les usages, les regles, les distinctions qu'il y avait eu +dans l'ancien etat social, se perpetuaient. Ces cadres avaient ete etablis +par la religion, et ils maintenaient a leur tour la religion, c'est-a-dire +la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres +deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possedaient +hereditairement le sacerdoce et l'autorite, de l'autre les hommes d'une +condition inferieure, qui n'etaient plus serviteurs ni clients, mais qui +etaient encore retenus sous l'autorite de l'eupatride par la religion. En +vain la loi de Solon disait que tous les Atheniens etaient libres. La +vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblee ou il avait +librement vote, et lui disait: Tu es lie a un eupatride par le culte; tu +lui dois respect, deference, soumission; comme membre d'une cite, Solon +t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obeis a un eupatride; +comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la +famille meme, dans la _gens_ ou tes ancetres sont nes et dont tu ne peux +pas sortir, tu retrouves encore l'autorite d'un eupatride. A quoi servait- +il que la loi politique eut fait de cet homme un citoyen, si la religion +et les moeurs persistaient a en faire un client? Il est vrai que depuis +plusieurs generations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces +cadres, soit qu'ils fussent venus de pays etrangers, soit qu'ils se +fussent echappes de la _gens_ et de la tribu pour etre libres. Mais ces +hommes souffraient d'une autre maniere, ils se trouvaient dans un etat +d'inferiorite morale vis-a-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie +s'attachait a leur independance. + +Il y avait donc, apres la reforme politique de Solon, une autre reforme a +operer dans le domaine de la religion. Clisthenes l'accomplit en +supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplacant +par dix tribus qui etaient partagees en un certain nombre de demes. + +Ces tribus et ces demes ressemblerent en apparence aux anciennes tribus et +aux _gentes_. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un +pretre, un juge, des reunions pour les ceremonies religieuses, des +assemblees pour deliberer sur les interets communs. [9] Mais les groupes +nouveaux differerent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous +les hommes libres d'Athenes, meme ceux qui n'avaient pas fait partie des +anciennes tribus et des _gentes_, furent repartis dans les cadres formes +par Clisthenes: [10] grande reforme qui donnait un culte a ceux qui en +manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse +ceux qui auparavant etaient exclus de toute association. En second lieu, +les hommes furent distribues dans les tribus et dans les demes, non plus +d'apres leur naissance, comme autrefois, mais d'apres leur domicile. La +naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent egaux et l'on n'y +connut plus de privileges. Le culte, pour la celebration duquel la +nouvelle tribu ou le deme se reunissait, n'etait plus le culte hereditaire +d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un +eupatride. Ce n'etait plus un ancien eupatride que la tribu ou le deme +venerait comme ancetre divin; les tribus eurent de nouveaux heros eponymes +choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conserve bon +souvenir, et quant aux demes, ils adopterent uniformement pour dieux +protecteurs _Zeus gardien de l'enceinte_ et _Apollon paternel_. Des lors +il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fut hereditaire dans le +deme comme il l'avait ete dans la _gens_; il n'y en avait non plus aucune +pour que le pretre fut toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes, +la dignite de pretre et de chef fut annuelle, et chaque membre put +l'exercer a son tour. Cette reforme fut ce qui acheva de renverser +l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de +caste religieuse; plus de privileges de naissance, ni en religion ni en +politique. La societe athenienne etait entierement transformee. [11] + + Or la suppression des vieilles tribus, remplacees par des tribus +nouvelles, ou tous les hommes avaient acces et etaient egaux, n'est pas un +fait particulier a l'histoire d'Athenes. Le meme changement a ete opere a +Cyrene, a Sicyone, a Elis, a Sparte, et probablement dans beaucoup +d'autres cites grecques. [12] De tous les moyens propres a affaiblir +l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que +celui-la. " Si l'on veut fonder la democratie, dit-il, on fera ce que fit +Clisthenes chez les Atheniens: on etablira de nouvelles tribus et de +nouvelles phratries; aux sacrifices hereditaires des familles on +substituera des sacrifices ou tous les hommes seront admis; on confondra +autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de +briser toutes les associations anterieures. " [13] + +Lorsque cette reforme est accomplie dans toutes les cites, on peut dire +que l'ancien moule de la societe est brise et qu'il se forme un nouveau +corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion +hereditaire avait etablis et qu'elle declarait immuables, marque la fin du +regime religieux de la cite. + + +_3 Histoire de cette revolution a Rome._ + +La plebe eut de bonne heure a Rome une grande importance. La situation de +la ville entre les Latins, les Sabins et les Etrusques la condamnait a une +guerre perpetuelle, et la guerre exigeait qu'elle eut une population +nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appele tous les +etrangers, sans avoir egard a leur origine. Les guerres se succedaient +sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le resultat le plus +ordinaire de chaque victoire etait qu'on enlevait a la ville vaincue sa +population pour la transferer a Rome. Que devenaient ces hommes ainsi +amenes avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales +et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant a la +foule, une partie entrait dans la clientele des grands ou du roi, une +partie etait releguee dans la plebe. + +D'autres elements encore entraient dans la composition de cette classe. +Beaucoup d'etrangers affluaient a Rome, comme en un lieu que sa situation +rendait propre au commerce. Les mecontents de la Sabine, de l'Etrurie, du +Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plebe. Le client +qui reussissait a s'echapper de la _gens_, devenait un plebeien. Le +patricien qui se mesalliait ou qui commettait une de ces fautes qui +entrainaient la decheance, tombait dans la classe inferieure. Tout batard +etait repousse par la religion des familles pures, et relegue dans la +plebe. + +Pour toutes ces raisons, la plebe augmentait en nombre. La lutte qui etait +engagee entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La +royaute et la plebe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les memes +ennemis. L'ambition des rois etait de se degager des vieux principes de +gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la +plebe etait de briser les vieilles barrieres qui l'excluaient de +l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'etablit; les +rois protegerent la plebe, et la plebe soutint les rois. + +Les traditions et les temoignages de l'antiquite placent sous le regne de +Servius les grands progres des plebeiens. La haine que les patriciens +conserverent pour ce roi, montre suffisamment quelle etait sa politique. +Sa premiere reforme fut de donner des terres a la plebe, non pas, il est +vrai, sur l'_ager romanus_, mais sur les territoires pris a l'ennemi; ce n +etait pas moins une innovation grave que de conferer ainsi le droit de +propriete sur le sol a des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver +que le sol d'autrui. [14] + +Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plebe, +qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois etaient relatives pour la +plupart aux obligations que le plebeien pouvait contracter avec le +patricien. C'etait un commencement de droit commun entre les deux ordres, +et pour la plebe, un commencement d'egalite. [15] + +Puis ce meme roi etablit une division nouvelle dans la cite. Sans detruire +les trois anciennes tribus, ou les familles patriciennes et les clients +etaient repartis d'apres la naissance, il forma quatre tribus nouvelles ou +la population tout entiere etait distribuee d'apres le domicile. Nous +avons vu cette reforme a Athenes et nous en avons dit les effets; ils +furent les memes a Rome. La plebe, qui n'entrait pas dans les anciennes +tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque- +la flottante, espece de population nomade qui n'avait aucun lien avec la +cite, eut desormais ses divisions fixes et son organisation reguliere. La +formation de ces tribus, ou les deux ordres etaient meles, marque +veritablement l'entree de la plebe dans la cite. Chaque tribu eut un foyer +et des sacrifices; Servius etablit des dieux Lares dans chaque carrefour +de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de +divinites a ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plebeien celebra +les fetes religieuses de son quartier et de son bourg (_compitalia, +paganalia_), comme le patricien celebrait les sacrifices de sa _gens_ et +de sa curie. Le plebeien eut une religion. + +En meme temps un grand changement fut opere dans la ceremonie sacree de la +lustration. Le peuple ne fut plus range par curies, a l'exclusion de ceux +que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous +ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurerent dans l'acte +sacre. Pour la premiere fois, tous les hommes, sans distinction de +patriciens, de clients, de plebeiens, furent reunis. Le roi fit le tour de +cette assemblee melee, en poussant devant lui les victimes et en chantant +l'hymne solennel. La ceremonie achevee, tous se trouverent egalement +citoyens. + +Avant Servius, on ne distinguait a Rome que deux sortes d'hommes, la caste +sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plebeienne. On +ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion +hereditaire avait etablie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui +avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux +grandes categories: dans l'une etaient ceux qui possedaient quelque chose, +dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La premiere se divisa elle-meme en +cinq classes, dans lesquelles les hommes furent repartis suivant le +chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par la un principe tout +nouveau dans la societe romaine: la richesse marqua desormais des rangs, +comme avait fait la religion. + +Servius appliqua cette division de la population romaine au service +militaire. Avant lui, si les plebeiens combattaient, ce n'etait pas dans +les rangs de la legion. Mais comme Servius avait fait d'eux des +proprietaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des legionnaires. +Dorenavant l'armee ne fut plus composee uniquement des hommes des curies; +tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possedaient quelque chose, +en firent partie, et les proletaires seuls continuerent a en etre exclus. +Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui determina l'armure de +chaque soldat et son poste de bataille; l'armee etait divisee par classes, +exactement comme la population, d'apres la richesse. La premiere classe, +qui avait l'armure complete, et les deux suivantes, qui avaient au moins +le bouclier, le casque et l'epee, formerent les trois premieres lignes de +la legion. La quatrieme et la cinquieme, legerement armees, composerent +les corps de velites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en +compagnies, que l'on appelait centuries. La premiere en comprenait, dit- +on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie +etait a part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation; +tandis que jusque-la les jeunes patriciens composaient seuls les centuries +de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plebeiens, choisis parmi +les plus riches, a combattre a cheval, et il en forma douze centuries +nouvelles. + +Or on ne pouvait guere toucher a l'armee sans toucher en meme temps a la +constitution politique. Les plebeiens sentirent que leur valeur dans +l'Etat s'etait accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs; +chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacree. Cette +organisation militaire etait permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il +est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs, +la loi leur defendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais +ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de +Mars, ou chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or +il arriva, 25 ans apres Servius Tullius, qu'on eut la pensee de convoquer +l'armee, sans que ce fut pour une expedition militaire. L'armee s'etant +reunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion a sa +tete et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit +voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plebeiens +voterent d'abord, apres elles les centuries d'infanterie de premiere +classe, et les autres a la suite. Ainsi se trouva etablie au bout de peu +de temps l'assemblee centuriate, ou quiconque etait soldat avait droit de +suffrage, et ou l'on ne distinguait presque plus le plebeien du patricien. +[18] + +Toutes ces reformes changeaient singulierement la face de la cite romaine. +Le patriciat restait debout avec ses cultes hereditaires, ses curies, son +senat. Mais les plebeiens acqueraient l'habitude de l'independance, la +richesse, les armes, la religion. La plebe ne se confondait pas avec le +patriciat, mais elle grandissait a cote de lui. + +Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commenca par egorger +Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royaute la plebe fut +vaincue. + +Les patriciens s'efforcerent de lui reprendre toutes les conquetes qu'elle +avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux +plebeiens les terres que Servius leur avait donnees; et l'on peut +remarquer que le seul motif allegue pour les depouiller ainsi fut qu'ils +etaient plebeiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux +principe qui voulait que la religion hereditaire fondat seule le droit de +propriete, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans +ancetres put exercer aucun droit sur le sol. + +Les lois que Servius avait faites pour la plebe lui furent aussi retirees. +Si le systeme des classes et l'assemblee centuriate ne furent pas abolis, +c'est d'abord parce que l'etat de guerre ne permettait pas de desorganiser +l'armee, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de +formalites telles que le patriciat fut toujours le maitre des elections. +On n'osa pas enlever aux plebeiens le titre de citoyens; on les laissa +figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant a +la plebe de faire partie de la cite, ne partagea avec elle ni les droits +politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plebe resta dans la +cite; de fait, elle en fut exclue. + +N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas +qu'ils aient froidement concu le dessein d'opprimer et d'ecraser la plebe. +Le patricien qui descendait d'une famille sacree et se sentait l'heritier +d'un culte, ne comprenait pas d'autre regime social que celui dont +l'antique religion avait trace les regles. A ses yeux, l'element +constitutif de toute societe etait la _gens_, avec son culte, son chef +hereditaire, sa clientele. Pour lui, la cite ne pouvait pas etre autre +chose que la reunion des chefs des _gentes_. Il n'entrait pas dans son +esprit qu'il put y avoir un autre systeme politique que celui qui reposait +sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les +sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicte +les saintes formules. Il ne fallait meme pas lui objecter que les +plebeiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des +sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eut repondu que ce culte +n'avait pas le caractere essentiel de la veritable religion, qu'il n'etait +pas hereditaire, que ces foyers n'etaient pas des feux antiques, et que +ces dieux Lares n'etaient pas de vrais ancetres. Il eut ajoute que les +plebeiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le +droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient viole tous les +principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient +retranche le principe essentiel qui etait l'heredite, qu'enfin leur +simulacre de religion etait absolument l'oppose de la religion. + +Des que le patricien s'obstinait a penser que la religion hereditaire +devait seule gouverner les hommes, il en resultait qu'il ne voyait pas de +gouvernement possible pour la plebe. Il ne concevait pas que le pouvoir +social put s'exercer regulierement sur cette classe d'hommes. La loi +sainte ne pouvait pas leur etre appliquee; la justice etait un terrain +sacre qui leur etait interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient +pris sur eux de regir la plebe, et ils l'avaient fait d'apres certaines +regles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le +besoin ou l'interet public avait fait trouver. Mais par la revolution, qui +avait chasse les rois, la religion avait repris l'empire, et il etait +arrive forcement que toute la classe plebeienne avait ete rejetee en +dehors des lois sociales. + +Le patriciat s'etait fait alors un gouvernement conforme a ses propres +principes; mais il ne songeait pas a en etablir un pour la plebe. Il +n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas +non plus le moyen de la constituer en societe reguliere. On voyait ainsi +au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait +pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cite, le +_populus_, c'est-a-dire la societe patricienne avec les clients qui lui +etaient restes, s'elevait puissante, organisee, majestueuse. Autour d'elle +vivait la multitude plebeienne qui n'etait pas un peuple et ne formait pas +un corps. Les consuls, chefs de la cite patricienne, maintenaient l'ordre +materiel dans cette population confuse; les plebeiens obeissaient; +faibles, generalement pauvres, ils pliaient sous la force du corps +patricien. + +Le probleme dont la solution devait decider de l'avenir de Rome etait +celui-ci: comment la plebe deviendrait-elle une societe reguliere? + +Or le patriciat, domine par les principes rigoureux de sa religion, ne +voyait qu'un moyen de resoudre ce probleme, et c'etait de faire entrer la +plebe, par la clientele, dans les cadres sacres des _gentes_. Il parait +qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita +Rome a cette epoque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la +question plus grave de la clientele et du servage. La plebe romaine, +depouillee de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens +calculerent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber +dans leurs liens. L'homme de la plebe emprunta. En empruntant il se +donnait au creancier, se vendait a lui. C'etait si bien une vente que cela +se faisait _per aes et libram_, c'est-a-dire avec la formalite solennelle +que l'on employait d'ordinaire pour conferer a un homme le droit de +propriete sur un objet. [20] Il est vrai que le plebeien prenait ses +suretes contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il +stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de +l'echeance et que ce jour-la il reprendrait pleine possession de lui-meme +en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'etait pas +eteinte, le plebeien perdait le benefice de son contrat. Il tombait a la +discretion du creancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son +client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire +acte d'inhumanite; l'ideal de la societe etant a ses yeux le regime de la +_gens_, il ne voyait rien de plus legitime et de plus beau que d'y ramener +les hommes par quelque moyen que ce fut. Si son plan avait reussi, la +plebe eut en peu de temps disparu et la cite romaine n'eut ete que +l'association des _gentes_ patriciennes se partageant la foule des +clients. + +Mais cette clientele etait une chaine dont le plebeien avait horreur. Il +se debattait contre le patricien qui, arme de sa creance, voulait l'y +faire tomber. La clientele etait pour lui l'equivalent de l'esclavage; la +maison du patricien etait a ses yeux une prison (_ergastulum_). Maintes +fois le plebeien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses +semblables et ameuta la plebe, s'ecriant qu'il etait homme libre et +montrant en temoignage les blessures qu'il avait recues dans les combats +pour la defense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'a irriter +la plebe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son energie a sortir de +cet etat precaire ou la chute du gouvernement royal l'avait placee. Elle +voulut avoir des lois et des droits. + +Mais il ne parait pas que ces hommes aient d'abord souhaite d'entrer en +partage des lois et des droits des patriciens. Peut-etre croyaient-ils, +comme les patriciens eux-memes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun +entre les deux ordres. Nul ne songeait a l'egalite civile et politique. +Que la plebe put s'elever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus +dans l'esprit du plebeien des premiers siecles que du patricien. Loin donc +de reclamer l'egalite des droits et des lois, ces hommes semblent avoir +prefere d'abord une separation complete. Dans Rome ils ne trouvaient pas +de remede a leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur +inferiorite, c'etait de s'eloigner de Rome. + +L'historien ancien rend bien leur pensee quand il leur attribue ce +langage; " Puisque les patriciens veulent posseder seuls la cite, qu'ils +en jouissent a leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons la ni +foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville etrangere; +aucune religion hereditaire ne nous attache a ce lieu. Toute terre nous +est bonne; la ou nous trouverons la liberte, la sera notre patrie. " [21] +Et ils allerent s'etablir sur le mont Sacre, en dehors des limites de +l'_ager romanus_. + +En presence d'un tel acte, le Senat fut partage de sentiments. Les plus +ardents des patriciens laisserent voir que le depart de la plebe etait +loin de les affliger. Desormais les patriciens demeureraient seuls a Rome +avec les clients qui leur etaient encore fideles. Rome renoncerait a sa +grandeur future, mais le patriciat y serait le maitre. On n'aurait plus a +s'occuper de cette plebe, a laquelle les regles ordinaires du gouvernement +ne pouvaient pas s'appliquer, et qui etait un embarras dans la cite. On +aurait du peut-etre la chasser en meme temps que les rois; puisqu'elle +prenait d'elle-meme le parti de s'eloigner, on devait la laisser faire et +se rejouir. + +Mais d'autres, moins fideles aux vieux principes ou plus soucieux de la +grandeur romaine, s'affligeaient du depart de la plebe, Rome perdait la +moitie de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des +Sabins, des Etrusques, tous ennemis? La plebe avait du bon; que ne savait- +on la faire servir aux interets de la cite? Ces senateurs souhaitaient +donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prevoyaient peut-etre +pas toutes les consequences, on ramenat dans la ville ces milliers de bras +qui faisaient la force des legions. + +D'autre part, la plebe s'apercut, au bout de peu de mois, qu'elle ne +pouvait pas vivre sur le mont Sacre. Elle se procurait bien ce qui etait +materiellement necessaire a l'existence. Mais tout ce qui fait une societe +organisee lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder la une ville, car elle +n'avait pas de pretre qui sut accomplir la ceremonie religieuse de la +fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait +pas de prytanee regulierement allume ou un magistrat eut l'occasion de +sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales, +puisque les seules lois dont l'homme eut alors l'idee derivaient de la +religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les elements +d'une cite. La plebe vit bien que, pour etre plus independante, elle +n'etait pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une societe plus +reguliere qu'a Rome, et qu'ainsi le probleme dont la solution lui +importait si fort n'etait pas resolu. Il ne lui avait servi de rien de +s'eloigner de Rome; ce n'etait pas dans l'isolement du mont Sacre qu'elle +pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait. + +Il se trouvait donc que la plebe et le patriciat, n'ayant presque rien de +commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se +rapprocherent et conclurent un traite d'alliance. Ce traite parait avoir +ete fait dans les memes formes que ceux qui terminaient une guerre entre +deux peuples differents; plebe et patriciat n'etaient, en effet, ni un +meme peuple ni une meme cite. Par ce traite, le patriciat n'accorda pas +que la plebe fit partie de la cite religieuse et politique, il ne semble +meme pas que la plebe l'ait demande. On convint seulement qu'a l'avenir la +plebe, constituee en une societe a peu pres reguliere, aurait des chefs +tires de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plebe, +institution toute nouvelle et qui ne ressemble a rien de ce que les cites +avaient connu auparavant. + +Le pouvoir des tribuns n'etait pas de meme nature que l'autorite du +magistrat; il ne derivait pas du culte de la cite. Le tribun +n'accomplissait aucune ceremonie religieuse; il etait elu sans auspices, +et l'assentiment des dieux n'etait pas necessaire pour le creer. [22] Il +n'avait ni siege curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni +aucun de ces insignes qui dans toutes les cites anciennes designaient a la +veneration des hommes les magistrats-pretres. Jamais on ne le compta parmi +les magistrats romains. + +Quelle etait donc la nature et quel etait le principe de son pouvoir? Il +est necessaire ici d'ecarter de notre esprit toutes les idees et toutes +les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible, +au milieu des croyances des anciens. Jusque-la les hommes n'avaient +compris l'autorite que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils +voulurent etablir un pouvoir qui ne fut pas lie au culte, et des chefs qui +ne fussent pas des pretres, il leur fallut imaginer un singulier detour. +Pour cela, le jour ou l'on crea les premiers tribuns, on accomplit une +ceremonie religieuse d'un caractere particulier. [23] Les historiens n'en +decrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de +rendre ces premiers tribuns _sacrosaints_. Or ce mot signifiait que le +corps du tribun serait compte dorenavant parmi les objets auxquels la +religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber +l'homme en etat de souillure. [24] De la venait que, si quelque devot de +Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se +faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, " comme si +son corps eut ete souille par cette seule rencontre. " [25] Ce caractere, +sacrosaint restait attache au tribun pendant toute la duree de ses +fonctions; puis en creant son successeur, il lui transmettait ce +caractere, exactement comme le consul, en creant d'autres consuls, leur +passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacres. Plus tard, +le tribunal ayant ete interrompu pendant deux ans, il fallut, pour etablir +de nouveaux tribuns, renouveler la ceremonie religieuse qui avait ete +accomplie sur le mont Sacre. + +On ne connait pas assez completement les idees des anciens pour dire si ce +caractere sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des +patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malediction et +d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme a la vraisemblance. +Ce qui est certain, c'est que, de toute maniere, le tribun se trouvait +tout a fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans +une impiete grave. + +Une loi confirma et garantit cette inviolabilite; elle prononca que " nul +ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ". Elle ajouta +que " celui qui se permettrait un de ces actes vis-a-vis du tribun, serait +impur, que ses biens seraient confisques au profit du temple de Ceres et +qu'on pourrait le tuer impunement ". Elle se terminait par cette formule, +dont le vague aida puissamment aux progres futurs du tribunal: " Ni +magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire a rencontre d'un +tribun. " Tous les citoyens prononcerent un serment par lequel ils +s'engageaient a observer toujours cette loi etrange, appelant sur eux la +colere des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se +rendrait coupable d'attentat sur un tribun " serait entache de la plus +grande souillure ". [26] + +Ce privilege d'inviolabilite s'etendait aussi loin, que le corps du tribun +pouvait etendre son action directe. Un plebeien, etait-il maltraite par un +consul qui le condamnait a la prison, ou par un creancier qui mettait la +main sur lui, le tribun se montrait, se placait entre eux (_intercessio_) +et arretait la main patricienne. Qui eut ose " faire quelque chose a +l'encontre d'un tribun ", ou s'exposer a etre touche par lui? + +Mais le tribun n'exercait cette singuliere puissance que la ou il etait +present. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plebeiens. Il n'avait +aucune action sur ce qui se passait hors de la portee de sa main, de son +regard, de sa parole. [27] + +Les patriciens n'avaient pas donne a la plebe des droits; ils avaient +seulement accorde que quelques-uns des plebeiens fussent inviolables. +Toutefois c'etait assez pour qu'il y eut quelque securite pour tous. Le +tribun etait une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile. + +Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plebe; et s'emparerent +du droit de juger. A la verite ils n'avaient pas le droit de citer devant +eux, meme un plebeien; mais ils pouvaient apprehender au corps. [28] Une +fois sous leur main, l'homme obeissait. Il suffisait meme de se trouver +dans le rayon ou leur parole se faisait entendre; cette parole etait +irresistible, et il fallait se soumettre, fut-on patricien ou consul. + +Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorite politique. N'etant pas +magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il +n'avait aucune proposition a faire dans le Senat; on ne pensait meme pas, +a l'origine, qu'il y put paraitre. Il n'avait rien de commun avec la +veritable cite, c'est-a-dire avec la cite patricienne, ou on ne lui +reconnaissait aucune autorite. Il n'etait pas tribun du peuple, il etait +tribun de la plebe. + +Il y avait donc, comme par le passe, deux societes dans Rome, la cite et +la plebe: l'une fortement organisee, ayant des lois, des magistrats, un +senat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans +ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges. + +Dans les annees qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis, +et quelles licences imprevues ils se permettent. Rien ne les autorisait a +convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Senat; ils +s'asseyent d'abord a la porte de la salle, plus tard dans l'interieur. +Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et +les condamnent. C'etait la suite de cette inviolabilite qui s'attachait a +leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat +s'etait desarme le jour ou il avait prononce avec les rites solennels que +quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera +rien a l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plebe, la +plebe se reunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblee, que la +presence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si +le tribun entrait au Senat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il +saisissait un consul, nul ne pouvait le degager de ses mains. Rien ne +resistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de +force, si ce n'etait un autre tribun. + +Des que la plebe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guere a avoir ses +assemblees deliberantes. Celles-ci ne ressemblerent en aucune facon a +celles de la cite patricienne. La plebe, dans ses comices, etait +distribuee en tribus; c'etait le domicile qui reglait la place de chacun, +ce n'etait ni la religion, ni la richesse. L'assemblee ne commencait pas +par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas +les presages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer +les hommes a se separer. C'etaient vraiment les comices de la plebe, et +ils n'avaient rien des vieilles regles ni de la religion du patriciat. + +Il est vrai que ces assemblees ne s'occupaient pas d'abord des interets +generaux de la cite: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient +pas de lois. Elles ne deliberaient que sur les interets de la plebe, ne +nommaient que les chefs plebeiens et ne faisaient que des plebiscites. Il +y eut longtemps a Rome une double serie de decrets, senatus-consultes pour +les patriciens, plebiscites pour la plebe. Ni la plebe n'obeissait aux +senatus-consultes, ni les patriciens aux plebiscites. Il y avait deux +peuples dans Rome. + +Ces deux peuples, toujours en presence et habitant les memes murs, +n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plebeien ne pouvait pas etre +consul de la cite, ni un patricien tribun de la plebe. Le plebeien +n'entrait pas dans l'assemblee par curies, ni le patricien dans +l'assemblee par tribus. [29] + +C'etaient deux peuples qui ne se comprenaient meme pas, n'ayant pas pour +ainsi dire d'idees communes. Si le patricien parlait au nom de la religion +et des lois, le plebeien repondait qu'il ne connaissait pas cette religion +hereditaire ni les lois qui en decoulaient. Si le patricien alleguait la +sainte coutume, le plebeien repondait au nom du droit de la nature. Ils se +renvoyaient l'un a l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux etait +juste d'apres ses propres principes, injuste d'apres les principes et les +croyances de l'autre. L'assemblee des curies et la reunion des _patres_ +semblaient au plebeien des privileges odieux. Dans l'assemblee des tribus +le patricien voyait un conciliabule reprouve de la religion. Le consulat +etait pour le plebeien une autorite arbitraire et tyrannique; le tribunal +etait aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire +a tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui +n'etait pas un pretre et qui etait elu sans auspices. Le tribunat +derangeait l'ordre sacre de la cite; il etait ce qu'est une heresie dans +une religion; le culte public en etait fletri. " Les dieux nous seront +contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcere +qui nous ronge et qui etend la corruption a tout le corps social. " +L'histoire de Rome, pendant un siecle, fut remplie de pareils malentendus +entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la meme langue. Le +patriciat persistait a retenir la plebe en dehors du corps politique; la +plebe se donnait des institutions propres. La dualite de la population +romaine devenait de jour en jour plus manifeste. + +Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux +peuples, c'etait la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de +soldats. Il avait laisse aux plebeiens le titre de citoyens, ne fut-ce que +pour pouvoir les incorporer dans les legions. On avait d'ailleurs veille a +ce que l'inviolabilite des tribuns ne s'etendit pas hors de Rome, et pour +cela on avait decide qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A +l'armee, la plebe etait donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir; +en presence de l'ennemi, Rome redevenait une. + +Puis, grace a l'habitude prise apres l'expulsion des rois de reunir +l'armee pour la consulter sur les interets publics ou sur le choix des +magistrats, il y avait des assemblees mixtes ou la plebe figurait a cote +des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices +par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent +insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le +conflit qui etait engage entre l'assemblee par curies et l'assemblee par +tribus, il paraissait naturel que l'assemblee centuriate devint une sorte +de terrain neutre ou les interets generaux fussent debattus de preference. + +Le plebeien n'etait pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait a une +famille qui etait originaire d'une autre ville, qui y avait ete riche et +consideree, et que le sort de la guerre avait transportee a Rome sans lui +enlever la richesse ni ce sentiment de dignite qui d'ordinaire +l'accompagne. Quelquefois aussi le plebeien avait pu s'enrichir par son +travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partage la +population en classes d'apres la fortune, quelques plebeiens etaient +entres dans la premiere. Le patriciat n'avait pas ose ou n'avait pas pu +abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plebeiens qui +combattaient a cote des patriciens dans les premiers rangs de la legion et +qui votaient avec eux dans les premieres centuries. + +Cette classe riche, fiere, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire +aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup a perdre si Rome +tombait, et beaucoup a gagner si elle s'elevait, fut un intermediaire +naturel entre les deux ordres ennemis. + +Il ne parait pas que la plebe ait eprouve aucune repugnance a voir +s'etablir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans apres la +creation du tribunal, le nombre des tribuns fut porte a dix, afin qu'il y +en eut deux de chacune des cinq classes. La plebe acceptait donc et tenait +a conserver la division que Servius avait etablie. Et meme la partie +pauvre, qui n'etait pas comprise dans les classes, ne faisait entendre +aucune reclamation; elle laissait aux plus aises leur privilege, et +n'exigeait pas qu'on choisit aussi chez elle des tribuns. + +Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que +prenait la richesse. Car ils etaient riches aussi. Plus sages ou plus +heureux que les eupatrides d'Athenes, qui tomberent dans le neant le jour +ou la direction de la societe appartint a la richesse, les patriciens ne +negligerent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni meme l'industrie. +Augmenter leur fortune fut toujours leur grande preoccupation. Le travail, +la frugalite, la bonne speculation furent toujours leurs vertus. +D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquete agrandissait +leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un tres-grand mal a ce que la +puissance s'attachat a la richesse. + +Les habitudes et le caractere des patriciens etaient tels qu'ils ne +pouvaient pas avoir de mepris pour un riche, fut-il de la plebe. Le riche +plebeien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'interet ou +d'amitie s'etablissaient. Ce perpetuel contact amenait un echange d'idees. +Le plebeien faisait peu a peu comprendre au patricien les voeux et les +droits de la plebe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il +arrivait insensiblement a avoir une opinion moins ferme et moins hautaine +de sa superiorite; il n'etait plus aussi sur de son droit. Or quand une +aristocratie en vient a douter que son empire soit legitime, ou elle n'a +plus le courage de le defendre ou elle le defend mal. Des que les +prerogatives du patricien n'etaient plus un article de foi pour lui-meme, +on peut dire que le patriciat etait a moitie vaincu. + +La classe riche parait avoir exerce une action d'un autre genre sur la +plebe, dont elle etait issue et dont elle ne se separait pas encore. Comme +elle avait interet a la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux +ordres. Elle etait d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la separation +absolue des deux ordres bornait a jamais sa carriere, en l'enchainant pour +toujours a la classe inferieure, tandis que leur union lui ouvrait une +voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforca donc d'imprimer +aux idees et aux voeux de la plebe une autre direction. Au lieu de +persister a former un ordre separe, au lieu de se donner peniblement des +lois particulieres, que l'autre ordre ne reconnaitrait jamais, au lieu de +travailler lentement par ses plebiscites a faire des especes de lois a son +usage et a elaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle +lui inspira l'ambition de penetrer dans la cite patricienne et d'entrer en +partage des lois, des institutions, des dignites du patricien. Les desirs +de la plebe tendirent alors a l'union des deux ordres, sous la condition +de l'egalite. + +La plebe, une fois entree dans cette voie, commenca par reclamer un code. +Il y avait des lois a Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables +et saintes, qui etaient ecrites et dont le texte etait garde par les +pretres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne +s'appliquaient qu'aux membres de la cite religieuse. Le plebeien n'avait +pas le droit de les connaitre, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non +plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour +les _gentes_, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour +d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriete a celui qui +n'avait pas de _sacra_; elles n'accordaient pas l'action en justice a +celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractere exclusivement +religieux de la loi que la plebe voulut faire disparaitre. Elle demanda, +non pas seulement que les lois fussent mises en ecrit et rendues +publiques, mais qu'il y eut des lois qui fussent egalement applicables aux +patriciens et a elle. + +Il parait que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent redigees +par des plebeiens. Les patriciens repondirent qu'apparemment les tribuns +ignoraient ce que c'etait qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas +exprime cette pretention. " Il est de toute impossibilite, disaient-ils, +que les plebeiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous +qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec +toutes les choses sacrees, parmi lesquelles il faut compter la loi? " [31] +Cette pensee de la plebe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les +vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de +leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des +spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige +etait que des plebeiens eussent la pensee de faire des lois. Entre les +deux ordres, dont chacun s'etonnait de l'insistance de l'autre, la +republique resta huit annees en suspens. Puis les tribuns trouverent un +compromis: " Puisque vous ne voulez pas que la loi soit ecrite par les +plebeiens, dirent-ils, choisissons les legislateurs dans les deux ordres. +" Par la ils croyaient conceder beaucoup; c'etait peu a l'egard des +principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Senat repliqua qu'il +ne s'opposait nullement a la redaction d'un code, mais que ce code ne +pouvait etre redige que par des patriciens. On finit par trouver un moyen +de concilier les interets de la plebe avec la necessite religieuse que le +patriciat invoquait: on decida que les legislateurs seraient tous +patriciens, mais que leur code, avant d'etre promulgue et mis en vigueur, +serait expose aux yeux du public et soumis a l'approbation prealable de +toutes les classes. + +Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des decemvirs. Il importe +seulement de remarquer des a present que l'oeuvre des legislateurs, +prealablement exposee au forum, discutee librement par tous les citoyens, +fut ensuite acceptee par les comices centuriates, c'est-a-dire par +l'assemblee ou les deux ordres etaient confondus. Il y avait en cela une +innovation grave. Adoptee par toutes les classes, la meme loi s'appliqua +desormais a toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code, +un seul mot qui implique une inegalite entre le plebeien et le patricien +soit pour le droit de propriete, soit pour les contrats et les +obligations, soit pour la procedure. A partir de ce moment, le plebeien +comparut devant le meme tribunal que le patricien, agit comme lui, fut +juge d'apres la meme loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de +revolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les +sentiments de l'homme envers l'homme, l'idee de la dignite personnelle, le +principe du droit, tout fut change dans Rome. + +Comme il restait quelques lois a faire, on nomma de nouveaux decemvirs, et +parmi eux, il y eut trois plebeiens. Ainsi apres qu'on eut proclame avec +tant d'energie que le droit d'ecrire les lois n'appartenait qu'a la classe +patricienne, le progres des idees etait si rapide qu'au bout d'une annee +on admettait des plebeiens parmi les legislateurs. + +Les moeurs tendaient a l'egalite. On etait sur une pente ou l'on ne +pouvait plus se retenir. Il etait devenu necessaire de faire une loi pour +defendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion +et les moeurs ne suffisaient plus a l'interdire. Mais a peine avait-on eu +le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une reprobation +universelle. Quelques patriciens persisterent bien a alleguer la religion: +" Notre sang va etre souille, et le culte hereditaire de chaque famille en +sera fletri; nul ne saura plus de quel sang il est ne, a quels sacrifices +il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines +et humaines. " Les plebeiens n'entendaient rien a ces arguments, qui ne +leur paraissaient que des subtilites sans valeur. Discuter des articles de +foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les +tribuns repliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: " S'il est vrai +que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle +ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant +de ne pas vous allier aux familles plebeiennes. " La loi fut retiree. +Aussitot les mariages devinrent frequents entre les deux ordres. Les +riches plebeiens furent a tel point recherches que, pour ne parler que des +Licinius, on les vit s'allier a trois _gentes_ patriciennes, aux Fabius, +aux Cornelius, aux Manlius. [33] On put reconnaitre alors que la loi avait +ete un moment la seule barriere qui separat les deux ordres. Desormais, le +sang patricien et le sang plebeien se melerent. + +Des que l'egalite etait conquise dans la vie privee, le plus difficile +etait fait, et il semblait naturel que l'egalite existat de meme en +politique. La plebe se demanda donc pourquoi le consulat lui etait +interdit, et elle ne vit pas de raison pour en etre ecartee toujours. + +Il y avait pourtant une raison tres-forte. Le consulat n'etait pas +seulement un commandement; c'etait un sacerdoce. Pour etre consul, il ne +suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de +probite; il fallait surtout etre capable d'accomplir les ceremonies du +culte public. Il etait necessaire que les rites fussent bien observes et +que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le +caractere sacre qui permettait de prononcer les prieres et d'appeler la +protection divine sur la cite. Le plebeien n'avait rien de commun avec le +culte; la religion s'opposait donc a ce qu'il fut consul, _nefas plebeium +consulem fieri._ + +On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des +plebeiens exprimerent pour la premiere fois la pretention d'etre consuls. +Il sembla que la religion fut menacee. On se donna beaucoup de peine pour +faire comprendre cela a la plebe; on lui dit quelle importance la religion +avait dans la cite, que c'etait elle qui avait fonde la ville, elle qui +presidait a tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblees +deliberantes, elle qui donnait a la republique ses magistrats. On ajouta +que cette religion etait, suivant la regle antique (_more majorum_), le +patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient etre connus et +pratiques que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le +sacrifice du plebeien. Proposer de creer des consuls plebeiens, c'etait +vouloir supprimer la religion de la cite; desormais le culte serait +souille et la cite ne serait plus en paix avec ses dieux. [34] + +Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour ecarter +les plebeiens de ses magistratures. Il defendait a la fois sa religion et +sa puissance. Des qu'il vit que le consulat etait en danger d'etre obtenu +par la plebe, il en detacha la fonction religieuse qui avait entre toutes +le plus d'importance celle qui consistait a faire la lustration des +citoyens: ainsi furent etablis les censeurs. Dans un moment ou il lui +semblait trop difficile de resister aux voeux des plebeiens, il remplaca +le consulat par le tribunat militaire. La plebe montra d'ailleurs une +grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son desir fut +realise. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur a obtenir ces +hautes magistratures qu'elle n'en avait mis a conquerir le tribunat et un +code. + +Mais si la plebe etait assez indifferente, il y avait une aristocratie +plebeienne qui avait de l'ambition. Voici une legende de cette epoque: +" Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingues, avait marie ses +deux filles, l'une a un patricien qui devint tribun militaire, l'autre a +Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plebeien. Celle-ci se trouvait un +jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire a +sa maison, frapperent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet +usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui +apprirent combien un mariage plebeien l'avait fait dechoir, en la placant +dans une maison ou les dignites et les honneurs ne devaient jamais entrer. +Son pere devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un +jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il +s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillerent au meme +dessein. " Cette legende nous apprend deux choses: l'une, que +l'aristocratie plebeienne, a force de vivre avec les patriciens, prenait +leur ambition et aspirait a leurs dignites; l'autre, qu'il se trouvait des +patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle +aristocratie, qui s'etait unie a eux par les liens les plus etroits. + +Il parait que Licinius et Sextius, qui s'etait joint a lui, ne comptaient +pas que la plebe fit de grands efforts pour leur donner le droit d'etre +consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en meme temps. Celle +qui avait pour objet d'etablir qu'un des consuls serait forcement choisi +dans la plebe, etait precedee de deux autres, dont l'une diminuait les +dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est evident que les +deux premieres devaient servir a echauffer le zele de la plebe en faveur +de la troisieme. Il y eut un moment ou la plebe fut trop clairvoyante: +elle prit dans les propositions de Licinius ce qui etait pour elle, c'est- +a-dire la reduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de +cote le consulat. Mais Licinius repliqua que les trois lois etaient +inseparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La +constitution romaine autorisait ce procede. On pense bien que la plebe +aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la +plebe voulut faire des lois; il fallait encore a cette epoque que le Senat +convoquat les grands comices et qu'ensuite il confirmat le decret. [35] Il +s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un evenement que Tite-Live +laisse trop dans l'ombre; [36] il parait que la plebe prit les armes et +que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu +donna un senatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait a +l'avance tous les decrets que le peuple porterait cette annee-la. Rien +n'empecha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce +moment, la plebe eut chaque annee un consul sur deux, et elle ne tarda +guere a parvenir aux autres magistratures. Le plebeien porta la robe de +pourpre et fut precede des faisceaux; il rendit la justice, il fut +senateur, il gouverna la cite et commanda les legions. + +Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on put les enlever aux +patriciens. Car c'etait dans la vieille religion un dogme inebranlable que +le droit de reciter la priere et de toucher aux objets sacres ne se +transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession +des dieux, etait hereditaire. De meme qu'un culte domestique etait un +patrimoine auquel nul etranger ne pouvait avoir part, le culte de la cite +appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient forme la cite +primitive. Assurement dans les premiers siecles de Rome il ne serait venu +a l'esprit de personne qu'un plebeien put etre pontife. + +Mais les idees avaient change. La plebe, en retranchant de la religion la +regle d'heredite, s'etait fait une religion a son usage. Elle s'etait +donne des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu. +Le patricien n'avait eu d'abord que du mepris pour cette parodie de sa +religion. Mais cela etait devenu avec le temps une chose serieuse, et le +plebeien etait arrive a croire qu'il etait, meme au point de vue du culte +et a l'egard des dieux, l'egal du patricien. + +Il y avait deux principes en presence. Le patriciat persistait a soutenir +que le caractere sacerdotal et le droit d'adorer la divinite etaient +hereditaires. La plebe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette +vieille regle de l'heredite; elle pretendait que tout homme etait apte a +prononcer la priere, et que, pourvu qu'on fut citoyen, on avait le droit +d'accomplir les ceremonies du culte de la cite; elle arrivait a cette +consequence qu'un plebeien pouvait etre pontife. + +Si les sacerdoces avaient ete distincts des commandements et de la +politique, il est possible que les plebeiens ne les eussent pas aussi +ardemment convoites. Mais toutes ces choses etaient confondues: le pretre +etait un magistrat; le pontife etait un juge, l'augure pouvait dissoudre +les assemblees publiques. La plebe ne manqua pas de s'apercevoir que sans +les sacerdoces elle n'avait reellement ni l'egalite civile ni l'egalite +politique. Elle reclama donc le partage du pontificat entre les deux +ordres, comme elle avait reclame le partage du consulat. + +Il devenait difficile de lui objecter son incapacite religieuse; car +depuis soixante ans on voyait le plebeien, comme consul, accomplir les +sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de +l'ennemi, il remplissait les saintes formalites du triomphe. Par les +magistratures, la plebe s'etait deja emparee d'une partie des sacerdoces; +il n'etait pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'heredite +religieuse etait ebranlee chez les patriciens eux-memes. Quelques-uns +d'entre eux invoquerent en vain les vieilles regles et dirent: " Le culte +va etre altere, souille par des mains indignes; vous vous attaquez aux +dieux memes; prenez garde que leur colere ne se fasse sentir a notre +ville. " Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur +la plebe, ni meme que la majorite du patriciat s'en soit emue. Les moeurs +nouvelles donnaient gain de cause au principe plebeien. Il fut donc decide +que la moitie des pontifes et des augures seraient desormais choisis parmi +la plebe. [37] + +Ce fut la la derniere conquete de l'ordre inferieur; il n'avait plus rien +a desirer. Le patriciat perdait jusqu'a sa superiorite religieuse. Rien ne +le distinguait plus de la plebe; le patriciat n'etait plus qu'un nom ou un +souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cite romaine, comme toutes +les cites anciennes, etait fondee, avaient disparu. De cette antique +religion hereditaire, qui avait longtemps gouverne les hommes et etabli +des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes exterieures. Le +plebeien avait lutte contre elle pendant quatre siecles, sous la +republique et sous les rois, et il l'avait vaincue. + + +NOTES + +[1] Le nom de roi fut quelquefois laisse a ces chefs populaires, +lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Herodote, V, 92. + +[2] Nicolas de Damas, _Fragm._. Aristote, _Politique_, V, 9. Thucydide, I, +126. Diodore, IV, 5. + +[3] Aristote, _Politique_, VI, 3, 2. + +[4] Varron, _L. L._, VI, 13. + +[5] Denys, IV, 5. Platon, _Hipparque_. + +[6] Heraclide de Pont, dans les _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, +t. II, p. 217. + +[7] Diogene Laerce, I, 110. Ciceron, _De leg._ II, 11. Athenee, p. 602. + +[8] Euripide, _Pheniciennes_. Alexis, dans Athenee, IV, 49. + +[9] Eschine, _in Ctesiph._, 30. Demosthenes, _in Eubul_. Pollux, VIII, 19, +95, 107. + +[10] Aristote, _Politique_, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine, +edit. Didot, p. 511. + +[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimes; +ils subsisterent, au contraire, jusqu'a la fin de l'histoire grecque; mais +ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en +politique. + +[12] Herodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V, +9. + +[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3). + +[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Deja les rois precedents avaient +partage les terres prises a l'ennemi; mais il n'est pas sur qu'ils aient +admis la plebe au partage. + +[15] Denys, IV, 13; IV, 43. + +[16] Denys, IV, 26. + +[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en +a en realite que cinq: Ciceron, _De republ._, II, 22; Aulu-Gelle, X, 28. +Les chevaliers d'une part, de l'autre les proletaires, etaient en dehors +des classes. -- Notons d'ailleurs que le mot _classis_ n'avait pas, dans +l'ancienne langue, un sens analogue a celui de notre mot classe; il +signifiait corps de troupe. Cela marque que la division etablie par +Servius fut plutot militaire que politique. + +[18] Il nous parait incontestable que les commices par centuries n'etaient +pas autre chose que la reunion de l'armee romaine. Ce qui le prouve, c'est +1 que cette assemblee est souvent appelee _l'armee_ par les ecrivains +latins; _urbanus exercitus_, Varron, VI, 93; _quum comitiorum causa +exercitus eductus esset_, Tite-Live, XXXIX, 15, _miles ad suffragia +vocatur et comitia centuriata dicuntur_, Ampelius, 48; 2 que ces comices +etaient convoques exactement comme l'armee, quand elle entrait en +campagne, c'est-a-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux +etendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie, +l'autre vert fonce pour la cavalerie; 3 que ces comices se tenaient +toujours au champ de Mars, parce que l'armee ne pouvait pas se reunir dans +l'interieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4 que chacun s'y rendait +en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5 que l'on y etait distribue par +centuries, l'infanterie d'un cote, la cavalerie de l'autre; 6 que chaque +centurie avait a sa tete son centurion et son enseigne, [Grec: osper en +polemo], Denys, VII, 59; 7 que les sexagenaires, ne faisant pas partie de +l'armee, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices; +Macrobe, I, 5; Festus, v _Depontani_. Ajoutons que dans l'ancienne langue +le mot _classis_ signifiait corps de troupe et que le mot _centuria_ +designait une compagnie militaire. -- Les proletaires ne paraissaient pas +d'abord dans cette assemblee; pourtant comme il etait d'usage qu'ils +formassent dans l'armee une centurie employee aux travaux, ils purent +aussi former une centurie dans ces comices. + +[19] Cassius Hemina, dans Nonius, liv. II, v _Plevitas_. + +[20] Varron, _L. L._, VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l, +Festus, v _Nexum_. + +[21] Denys, VI, 45; VI, 79. + +[22] Denys, X. Plutarque, _Quest. rom._, 84. + +[23] Tite-Live, III, 55. + +[24] C'est le sens propre du mot _sacer_: Plaute, _Bacch._, IV, 6, 13; +Catulle, XIV, 12; Festus, _v Sacer_; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live, +l'epithete de _sacrosanctus_ ne serait pas d'abord appliquee au tribun, +mais a l'homme qui portait atteinte a la personne du tribun. + +[25] Plutarque, _Quest. Rom._, 81. + +[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42. + +[27] _Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque +de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes +fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur._ Aulu-Gelle, XIII, 12. + +[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90. + +[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v _Scita plebis_. Il est +bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens etaient +inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des +assemblees qui se reunissaient sans auspices et sans ceremonie religieuse, +et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur legale. + +[30] Denys, X, I. + +[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4. + +[32] Julius Obsequens, 16. + +[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39. + +[34] Tite-Live, VI, 41. + +[35] Tite-Live, IV, 49. + +[36] Tite-Live, 48. + +[37] Les dignites de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de +vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent +laissees sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste +sacree, mais qui ne fut plus une caste dominante. + + + + +CHAPITRE VIII. + +CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVE; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE +SOLON. + + +Il n'est pas dans la nature du droit d'etre absolu et immuable; il se +modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque societe a son +droit, qui se forme et se developpe avec elle, qui change comme elle, et +qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et +de ses croyances. + +Les hommes des anciens ages avaient ete assujettis a une religion d'autant +plus puissante sur leur ame qu'elle etait plus grossiere; cette religion +leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donne leurs institutions +politiques. Mais voici que la societe s'est transformee. Le regime +patriarcal que cette religion hereditaire avait engendre, s'est dissous a +la longue dans le regime de la cite. Insensiblement la _gens_ s'est +demembree, le cadet s'est detache de l'aine, le serviteur du chef; la +classe inferieure a grandi; elle s'est armee; elle a fini par vaincre +l'aristocratie et conquerir l'egalite. Ce changement dans l'etat social +devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les +patriciens etaient attaches a la vieille religion des familles et par +consequent au vieux droit, autant la classe inferieure avait de haine pour +cette religion hereditaire qui avait fait longtemps son inferiorite, et +pour ce droit antique qui l'avait opprimee. Non-seulement elle le +detestait, elle ne le comprenait meme pas. Comme elle n'avait pas les +croyances sur lesquelles il etait fonde, ce droit lui paraissait n'avoir +pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et des lors il devenait +impossible qu'il restat debout. + +Si l'on se place a l'epoque ou la plebe a grandi et est entree dans le +corps politique, et que l'on compare le droit de cette epoque au droit +primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et +le plus saillant est que le droit a ete rendu public et est connu de tous. +Ce n'est plus ce chant sacre et mysterieux que l'on se disait d'age en age +avec un pieux respect, que les pretres seuls ecrivaient et que les hommes +des familles religieuses pouvaient seuls connaitre. Le droit est sorti des +rituels et des livres des pretres; il a perdu son religieux mystere; c'est +une langue que chacun peut lire et peut parler. + +Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature +de la loi et son principe ne sont plus les memes que dans la periode +precedente. Auparavant la loi etait un arret de la religion; elle passait +pour une revelation faite par les dieux aux ancetres, au divin fondateur, +aux rois sacres, aux magistrats-pretres. Dans les codes nouveaux, au +contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le legislateur parle; les +decemvirs de Rome ont recu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple +qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le legislateur ne +represente donc plus la tradition religieuse, mais la volonte populaire. +La loi a dorenavant pour principe l'interet des hommes, et pour fondement +l'assentiment du plus grand nombre. + +De la deux consequences. D'abord, la loi ne se presente plus comme une +formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se +reconnait sujette au changement. Les Douze Tables le disent: " Ce que les +suffrages du peuple ont ordonne en dernier lieu, c'est la loi. " [1] De +tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait +plus d'importance que celui-la, ni qui marque mieux le caractere de la +revolution qui s'opera alors dans le droit. La loi n'est plus une +tradition sainte, _mos_; elle est un simple texte, _lex_, et comme c'est +la volonte des hommes qui l'a faite, cette meme volonte peut la changer. + +L'autre consequence est celle-ci. La loi, qui auparavant etait une partie +de la religion et etait, par consequent, le patrimoine des familles +sacrees, fut dorenavant la propriete commune de tous les citoyens. Le +plebeien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de +Rome, plus tenace ou plus ruse que l'eupatride d'Athenes, essaya-t-il de +cacher a la foule les formes de la procedure; ces formes memes ne +tarderent pas a etre divulguees. + +Ainsi le droit changea de nature. Des lors il ne pouvait plus contenir les +memes prescriptions que dans l'epoque precedente. Tant que la religion +avait eu l'empire sur lui, il avait regle les relations des hommes entre +eux d'apres les principes de cette religion. Mais la classe inferieure, +qui apportait dans la cite d'autres principes, ne comprenait rien ni aux +vieilles regles du droit de propriete, ni a l'ancien droit de succession, +ni a l'autorite absolue du pere, ni a la parente d'agnation. Elle voulait +que tout cela disparut. + +A la verite, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un +seul coup. S'il est quelquefois possible a l'homme de changer brusquement +ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit +prive qu'avec lenteur et par degres. C'est ce que prouve l'histoire du +droit romain comme celle du droit athenien. + +Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont ete ecrites au +milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont +faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plebe et pour son +usage. Cette legislation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle +n'est pas encore le droit pretorien; elle est une transition entre les +deux. + +Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'eloigne pas encore du +droit antique: + +Elle maintient la puissance du pere; elle le laisse juger son fils, le +condamner a mort, le vendre. Du vivant du pere, le fils n'est jamais +majeur. + +Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les regles anciennes; +l'heritage passe aux agnats, et a defaut d'agnats aux _gentiles_. Quant +aux cognats, c'est-a-dire aux parents par les femmes, la loi ne les +connait pas encore; ils n'heritent pas entre eux; la mere ne succede pas +au fils, ni le fils a la mere. [2] + +Elle conserve a l'emancipation et a l'adoption le caractere et les effets +que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils emancipe n'a +plus part au culte de la famille, et il suit de la qu'il n'a plus droit a +la succession. + +Voici maintenant les points sur lesquels cette legislation s'ecarte du +droit primitif: + +Elle admet formellement que le patrimoine peut etre partage entre les +freres, puisqu'elle accorde l'_actio familiae erciscundae_. [3] + +Elle prononce que le pere ne pourra pas disposer plus de trois fois de la +personne de son fils, et qu'apres trois ventes le fils sera libre. [4] +C'est ici la premiere atteinte que le droit romain ait portee a l'autorite +paternelle. + +Un autre changement plus grave fut celui qui donna a l'homme le pouvoir de +tester. Auparavant, le fils etait heritier _sien et necessaire_; a defaut +de fils, le plus proche agnat heritait; a defaut d'agnats, les biens +retournaient a la _gens_, en souvenir du temps ou la _gens_ encore +indivise etait l'unique proprietaire du domaine qu'on avait partage +depuis. Les Douze Tables laissent de cote ces principes vieillis; elles +considerent la propriete comme appartenant non plus a la _gens_, mais a +l'individu; elles reconnaissent donc a l'homme le droit de disposer de ses +biens par testament. + +Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fut tout a fait +inconnu. L'homme pouvait deja se choisir un legataire en dehors de la +_gens_, mais a la condition de faire agreer son choix par l'assemblee des +curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonte de la cite entiere qui put +faire deroger a l'ordre que la religion avait jadis etabli. Le droit +nouveau debarrasse le testament de cette regle genante, et lui donne une +forme plus facile, celle d'une vente simulee. L'homme feindra de vendre sa +fortune a celui qu'il aura choisi pour legataire; en realite il aura fait +un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaitre devant l'assemblee +du peuple. + +Cette forme de testament avait le grand avantage d'etre permise au +plebeien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu +jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Desormais il put user du procede de +la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable +dans cette periode de l'histoire de la legislation romaine, c'est que par +l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put etendre son +action et ses bienfaits aux classes inferieures. Les anciennes regles et +les anciennes formalites n'avaient pu et ne pouvaient encore +convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait +de nouvelles regles et de nouveaux procedes qui fussent applicables aux +plebeiens. + +C'est pour la meme raison et en consequence du meme besoin que des +innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait +au mariage. Il est clair que les familles plebeiennes ne pratiquaient pas +le mariage sacre, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale +reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (_mutuus +consensus_) et sur l'affection qu'elles s'etaient promise (_affectio +maritalis_). Nulle formalite civile ni religieuse n'etait accomplie. Ce +mariage plebeien finit par prevaloir, a la longue, dans les moeurs et dans +le droit; mais a l'origine, les lois de la cite patricienne ne lui +reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves consequences; comme +la puissance maritale et paternelle ne decoulait, aux yeux du patricien, +que de la ceremonie religieuse qui avait initie la femme au culte de +l'epoux, il resultait que le plebeien n'avait pas cette puissance. La loi +ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit prive n'existait pas pour +lui. C'etait une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une +formalite qui fut a l'usage du plebeien et qui, pour les relations +civiles, produisit les memes effets que le mariage sacre. On eut recours, +comme pour le testament, a une vente fictive. La femme fut achetee par le +mari (_coemptio_); des lors elle fut reconnue en droit comme faisant +partie de sa propriete (_familia_) elle fut _dans sa main_; et eut rang de +fille a son egard, absolument comme si la formalite religieuse avait ete +accomplie. [6] + +Nous ne saurions affirmer que ce procede ne fut pas plus ancien que les +Douze Tables. Il est du moins certain, que la legislation nouvelle le +reconnut comme legitime. Elle donnait ainsi au plebeien un droit prive, +qui etait analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en +differat beaucoup pour les principes. + +A la _coemptio_ correspond l'_usus_; ce sont deux formes d'un meme acte. +Tout objet peut etre acquis indifferemment de deux manieres, par achat ou +par _usage_; il en est de meme de la propriete fictive de la femme. +L'_usage_ ici, c'est la cohabitation d'une annee; elle etablit entre les +epoux les memes liens de droit que l'achat et que la ceremonie religieuse. +Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation +eut ete precedee du mariage, au moins du mariage plebeien, qui +s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la _coemptio_ +ni l'_usus_ ne creaient l'union morale entre les epoux; ils ne venaient +qu'apres le mariage et n'etablissaient qu'un lien de droit. Ce n'etaient +pas, comme on l'a trop souvent repete, des modes de mariage; c'etaient +seulement des moyens d'acquerir la puissance maritale et paternelle. [7] + +Mais la puissance maritale des temps antiques avait des consequences qui, +a l'epoque de l'histoire ou nous sommes arrives, commencaient a paraitre +excessives. Nous avons vu que la femme etait soumise sans reserve au mari, +et que le droit de celui-ci allait jusqu'a pouvoir l'aliener et la vendre. +[8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des +effets que le bon sens du plebeien avait peine a comprendre; ainsi la +femme placee _dans la main_ de son mari etait separee d'une maniere +absolue de sa famille paternelle, n'en heritait pas, et ne conservait avec +elle aucun lien ni aucune parente aux yeux de la loi. Cela etait bon dans +le droit primitif, quand la religion defendait que la meme personne fit +partie de deux _gentes_, sacrifiat a deux foyers, et fut heritiere dans +deux maisons. Mais la puissance maritale n'etait plus concue avec cette +rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir +echapper a ces dures consequences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en +etablissant que la cohabitation d'une annee mettrait la femme en +puissance, fut-elle forcee de laisser aux epoux la liberte de ne pas +contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque annee la +cohabitation, ne fut-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez +pour que la puissance maritale ne s'etablisse pas. Des lors la femme +conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en heriter. + +Sans qu'il soit necessaire d'entrer dans de plus longs details, on voit +que le code des Douze Tables s'ecarte deja beaucoup du droit primitif. La +legislation romaine se transforme comme le gouvernement et l'etat social. +Peu a peu et presque a chaque generation il se produira quelque changement +nouveau. A mesure que les classes inferieures feront un progres dans +l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les +regles du droit. C'est d'abord le mariage qui va etre permis entre +patriciens et plebeiens. C'est ensuite la loi Papiria qui defendra au +debiteur d'engager sa personne au creancier. C'est la procedure qui va se +simplifier, au grand profit des plebeiens, par l'abolition des _actions de +la loi_. Enfin le preteur, continuant a marcher dans la voie que les Douze +Tables ont ouverte, tracera a cote du droit ancien un droit absolument +nouveau, que la religion n'aura pas dicte et qui se rapprochera de plus en +plus du droit de la nature. + +Une revolution analogue apparait dans le droit athenien. On sait que deux +codes de lois ont ete rediges a Athenes, a la distance de trente annees, +le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a ete ecrit au +plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides +n'etaient pas encore vaincus. Solon a redige le sien au moment meme ou la +classe inferieure l'emportait. Aussi les differences sont-elles grandes +entre les deux codes. + +Dracon etait un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et +" etait instruit dans le droit religieux ". Il ne parait pas avoir fait +autre chose que de mettre en ecrit les vieilles coutumes, sans y rien +changer. Sa premiere loi est celle-ci: " On devra honorer les dieux et les +heros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'ecarter des +rites suivis par les ancetres. " On a conserve le souvenir de ses lois sur +le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit ecarte du temple, et +lui defendent de toucher a l'eau lustrale et aux vases des ceremonies. [9] + +Ses lois parurent cruelles aux generations suivantes. Elles etaient, en +effet, dictees par une religion implacable, qui voyait dans toute faute +une offense a la divinite, et dans toute offense a la divinite un crime +irremissible. Le vol etait puni de mort, parce que le vol etait un +attentat a la religion de la propriete. + +Un curieux article qui nous a ete conserve de cette legislation [10] +montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de +poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa +_gens_. Nous voyons la combien la _gens_ etait encore puissante a cette +epoque, puisqu'elle ne permettait pas a la cite d'intervenir d'office dans +ses affaires, fut-ce pour la venger. L'homme appartenait encore a la +famille plus qu'a la cite. + +Dans tout ce qui nous est parvenu de cette legislation, nous voyons quelle +ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la durete et la +raideur de la vieille loi non ecrite. On peut croire qu'elle etablissait +une demarcation bien profonde entre les classes; car la classe inferieure +l'a toujours detestee, et au bout de trente ans elle reclamait une +legislation nouvelle. + +Le code de Solon est tout different; on voit qu'il correspond a une grande +revolution sociale. La premiere chose qu'on y remarque, c'est que les lois +sont les memes pour tous. Elles n'etablissent pas de distinction entre +l'eupatride, le simple homme libre, et le thete. Ces mots ne se trouvent +meme dans aucun des articles qui nous ont ete conserves. Solon se vante +dans ses vers d'avoir ecrit les memes lois pour les grands et pour les +petits. + +Comme les Douze Tables, le code de Solon s'ecarte en beaucoup de points du +droit antique; sur d'autres points il lui reste fidele. Ce n'est pas a +dire que les decemvirs romains aient copie les lois d'Athenes; mais les +deux legislations, oeuvres de la meme epoque, consequences de la meme +revolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette +ressemblance n'est-elle guere que dans l'esprit des deux legislations; la +comparaison de leurs articles presente des differences nombreuses. Il y a +des points sur lesquels le code de Solon reste plus pres du droit primitif +que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en eloigne +davantage. + +Le droit tres-antique avait prescrit que le fils aine fut seul heritier. +La loi de Solon s'en ecarte et dit en termes formels: " Les freres se +partageront le patrimoine. " Mais le legislateur ne s'eloigne pas encore +du droit primitif jusqu'a donner a la soeur une part dans la succession: +" Le partage, dit-il, se fera entre les fils. " [11] + +Il y a plus: si un pere ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut +pas etre heritiere; c'est toujours le plus proche agnat qui a la +succession. En cela Solon se conforme a l'ancien droit; du moins il +reussit a donner a la fille la jouissance du patrimoine, en forcant +l'heritier a l'epouser. [12] + +La parente par les femmes etait inconnue dans le vieux droit; Solon +l'admet dans le droit nouveau, mais en la placant au-dessous de la parente +par les males. Voici sa loi: [13] " Si un pere ne laisse qu'une fille, le +plus proche agnat herite en epousant la fille. S'il ne laisse pas +d'enfant, son frere herite, non pas sa soeur; son frere germain ou +consanguin, non pas son frere uterin. A defaut de freres ou de fils de +freres, la succession passe a la soeur. S'il n'y a ni freres, ni soeurs, +ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle +heritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle +(c'est-a-dire parmi les agnats), la succession est deferee aux collateraux +de la branche maternelle (c'est-a-dire aux cognats). " Ainsi les femmes +commencent a avoir des droits a la succession, mais inferieurs a ceux des +hommes; la loi enonce formellement ce principe: " Les males et les +descendants par les males excluent les femmes et les descendante des +femmes. " Du moins cette sorte de parente est reconnue et se fait sa place +dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence a parler +presque aussi haut que la vieille religion. + +Solon introduisit encore dans la legislation athenienne quelque chose de +tres-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient necessairement +au plus proche agnat, ou a defaut d'agnats aux _gennetes_ (_gentiles_); +cela venait de ce que les biens n'etaient pas consideres comme appartenant +a l'individu, mais a la famille. Mais au temps de Solon on commencait a +concevoir autrement le droit de propriete; la dissolution de l'ancien +[Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu. +Le legislateur permit donc a l'homme de disposer de sa fortune et de +choisir son legataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec: +genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas +le droit de la famille naturelle; le fils resta heritier necessaire; si le +mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son heritier qu'a +la condition que cet heritier epouserait la fille; sans enfants, l'homme +etait libre de tester a sa fantaisie. [14] Cette derniere regle etait +absolument nouvelle dans le droit athenien, et nous pouvons voir par elle +combien on se faisait alors de nouvelles idees sur la famille. + +La religion primitive avait donne au pere une autorite souveraine dans la +maison. Le droit antique d'Athenes allait jusqu'a lui permettre de vendre +ou de mettre a mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs +nouvelles, posa des limites a cette puissance; [16] on sait avec certitude +qu'il defendit au pere de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la +meme defense protegeait le fils. L'autorite paternelle allait +s'affaiblissant, a mesure que l'antique religion perdait son empire: ce +qui avait lieu plus tot a Athenes qu'a Rome. Aussi le droit athenien ne se +contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: " Apres triple vente le +fils sera libre. " Il permit au fils arrive a un certain age d'echapper au +pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arriverent insensiblement a +etablir la majorite du fils, du vivant meme du pere. Nous connaissons une +loi d'Athenes qui enjoint au fils de nourrir son pere devenu vieux ou +infirme; une telle loi indique necessairement que le fils peut posseder, +et par consequent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette +loi n'existait pas a Rome, parce que le fils ne possedait jamais rien et +restait toujours en puissance. + +Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique, +quand elle lui defendait de faire un testament, parce que la femme n'etait +jamais reellement proprietaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais +elle s'ecartait de ce droit antique quand elle permettait a la femme de +reprendre sa dot. [17] + +Il y avait encore d'autres nouveautes dans ce code. A l'oppose de Dracon, +qui n'avait accorde le droit de poursuivre un crime en justice qu'a la +famille de la victime, Solon l'accorda a tout citoyen. [18] Encore une +regle du vieux droit patriarcal qui disparaissait. + +Ainsi a Athenes, comme a Rome, le droit commencait a se transformer. Pour +un nouvel etat social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les +moeurs, les institutions s'etant modifiees, les lois qui auparavant +avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraitre, et peu a peu +elles etaient effacees. + + +NOTES + +[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34. + +[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Ciceron, _De invent._, II, +50. + +[3] Gaius, III, 19. + +[4] _Digeste_, liv. X, tit. 2, 1. + +[5] Il y avait bien le testament _in procinctu_; mais nous ne sommes pas +bien renseignes sur cette sorte de testament; peut-etre etait-il au +testament _calatis comitiis_ ce que l'assemblee par centuries etait a +l'assemblee par curies. + +[6] Gaius, I, 114. + +[7] Gaius, I, 111: _quae anno continuo_ NUPTA _perseverabat_. La +_coemptio_ etait si peu un mode de mariage que la femme pouvait la +contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur. + +[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps +de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put etre reelle a +l'origine. Il n'en etait pas d'ailleurs du mariage par simple _consensus_ +comme du mariage sacre, qui etablissait entre les epoux un lien +indissoluble. + +[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Demosthenes, _in Lept._, 158. Porphyre, _De +abstinentia_, IX. + +[10] Demosthenes, _in Everg._, 71; _in Macart._, 57. + +[11] Isee, VI, 25. + +[12] Isee, III, 42. + +[13] Isee, VII, 19; XI, 1, 11. + +[14] Isee, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, _Solon_, 21. + +[15] Plutarque, _Solon_, 13. + +[16] Plutarque, _Solon_, 23. + +[17] Isee, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias]. +Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Demosthenes, _in Evergum; in Boeotum +de dote; in Neoeram_, 51, 52. + +[18] Plutarque, _Solon_, 18. + + + + +CHAPITRE IX. + +NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTERET PUBLIC ET LE SUFFRAGE. + + +La revolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et eleva +la classe inferieure au niveau des anciens chefs des _gentes_, marqua le +commencement d'une periode nouvelle dans l'histoire des cites. Une sorte +de renouvellement social s'accomplit. Ce n'etait pas seulement une classe +d'hommes qui remplacait une autre classe au pouvoir. C'etaient les vieux +principes qui etaient mis de cote, et des regles nouvelles qui allaient +gouverner les societes humaines. + +Il est vrai que la cite conserva les formes exterieures qu'elle avait eues +dans l'epoque precedente. Le regime republicain subsista; les magistrats +garderent presque partout leurs anciens noms; Athenes eut encore ses +archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut change non plus aux ceremonies +de la religion publique; les repas du prytanee, les sacrifices au +commencement de l'assemblee, les auspices et les prieres, tout cela fut +conserve. Il est assez ordinaire a l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles +institutions, de vouloir en garder au moins les dehors. + +Au fond, tout etait change. Ni les institutions, ni le droit, ni les +croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle periode ce qu'ils +avaient ete dans la precedente. L'ancien regime disparut, entrainant avec +lui les regles rigoureuses qu'il avait etablies en toutes choses; un +regime nouveau fut fonde, et la vie humaine changea de face. + +La religion avait ete pendant de longs siecles l'unique principe de +gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fut capable de la +remplacer et qui put, comme elle, regir les societes en les mettant autant +que possible a l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur +lequel le gouvernement des cites se fonda desormais, fut l'interet public. + +Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans +l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la regle superieure +d'ou derivait l'ordre social, n'etait pas l'interet, c'etait la religion. +Le devoir d'accomplir les rites du culte avait ete le lien social. De +cette necessite religieuse avait decoule, pour les uns le droit de +commander, pour les autres l'obligation d'obeir; de la etaient venues les +regles de la justice et de la procedure, celles des deliberations +publiques, celles de la guerre. Les cites ne s'etaient pas demande si les +institutions qu'elles se donnaient, etaient utiles; ces institutions +s'etaient fondees, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'interet ni +la convenance n'avaient contribue a les etablir; et si la classe +sacerdotale avait combattu pour les defendre, ce n'etait pas au nom de +l'interet public, mais au nom de la tradition religieuse. + +Mais dans la periode ou nous entrons maintenant, la tradition n'a plus +d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe regulateur duquel +toutes les institutions doivent tirer desormais leur force, le seul qui +soit au-dessus des volontes individuelles et qui puisse les obliger a se +soumettre, c'est l'interet public. Ce que les Latins appellent _res +publica_, les Grecs [Grec: to choinon], voila ce qui remplace la vieille +religion. C'est la ce qui decide desormais des institutions et des lois, +et c'est a cela que se rapportent tous les actes importants des cites. +Dans les deliberations des senats ou des assemblees populaires, que l'on +discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de +droit prive ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que +la religion prescrit, mais ce que reclame l'interet general. + +On attribue a Solon une parole qui caracterise assez bien le regime +nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donne a sa patrie la +constitution la meilleure: " Non pas, repondit-il; mais celle qui lui +convient le mieux. " Or, c'etait quelque chose de tres-nouveau que de ne +plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un merite relatif. +Les anciennes constitutions, fondees sur les regles du culte, s'etaient +proclamees infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et +l'inflexibilite de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'a +l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins, +aux moeurs, aux interets des hommes de chaque epoque. Il ne s'agissait +plus de verite absolue; les regles du gouvernement devaient etre desormais +flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que +ses lois fussent observees pendant cent ans. + +Les prescriptions de l'interet public ne sont pas aussi absolues, aussi +claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut +toujours les discuter; elles ne s'apercoivent pas tout d'abord. Le mode +qui parut le plus simple et le plus sur pour savoir ce que l'interet +public reclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce +procede fut juge necessaire et fut presque journellement employe. Dans +l'epoque precedente, les auspices avaient fait a peu pres tous les frais +des deliberations; l'opinion du pretre, du roi, du magistrat sacre etait +toute-puissante; on votait peu, et plutot pour accomplir une formalite que +pour faire connaitre l'opinion de chacun. Desormais on vota sur toutes +choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour etre sur de connaitre +l'interet de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il +fut la source des institutions, la regle du droit; il decida de l'utile et +meme du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus meme des lois; +il fut le souverain dans la cite. + +Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut +plus l'accomplissement regulier des ceremonies religieuses; il fut surtout +constitue pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignite et la +puissance au dehors. Ce qui avait ete autrefois au second plan, passa au +premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des +hommes devint chose humaine. En consequence il arriva, ou bien que des +magistratures nouvelles furent creees, ou tout au moins que les anciennes +prirent un caractere nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple +d'Athenes et par celui de Rome. + +A Athenes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient +ete surtout des pretres; le soin de juger, d'administrer, de faire la +guerre, se reduisait a peu de chose, et pouvait sans inconvenient etre +joint au sacerdoce. Lorsque la cite athenienne repoussa les vieux procedes +religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait +une repugnance extreme a supprimer ce qui etait antique. Mais a cote des +archontes elle etablit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs +fonctions repondaient mieux aux besoins de l'epoque. Ce furent les +_strateges_. Le mot signifie chef de l'armee; mais leur autorite n'etait +pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres +cites, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police +de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la +religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les strateges avaient le +pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorite, telle que les +vieux ages l'avaient concue; les strateges avaient celle que les nouveaux +besoins avaient fait etablir. Peu a peu on arriva a ce point que les +archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les strateges en +eurent toute la realite. Ces nouveaux magistrats n'etaient plus des +pretres; a peine faisaient-ils les ceremonies tout a fait indispensables +en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus a se separer +de la religion. Ces strateges purent etre choisis en dehors de la classe +des eupatrides. Dans l'epreuve qu'on leur faisait subir avant de les +nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait a +l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils etaient d'une +famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de +citoyens et qu'ils eussent une propriete dans l'Attique. [1] Les archontes +etaient designes par le sort, c'est-a-dire par la voix des dieux; il en +fut autrement des strateges. Comme le gouvernement devenait plus difficile +et plus complique, que la piete n'etait plus la qualite principale, et +qu'il fallait l'habilete, la prudence, le courage, l'art de commander, on +ne croyait plus que la voix du sort fut suffisante pour faire un bon +magistrat. La cite ne voulait plus etre liee par la pretendue volonte des +dieux, et elle tenait a avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte, +qui etait un pretre, fut designe par les dieux, cela etait naturel; mais +le stratege, qui avait dans ses mains les interets materiels de la cite, +devait etre elu par les hommes. + +Si l'on observe de pres les institutions de Rome, on reconnait que des +changements du meme genre s'y opererent. D'une part, les tribuns de la +plebe augmenterent a tel point leur importance que la direction de la +republique, au moins en ce qui concernait les affaires interieures, finit +par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractere +sacerdotal, ressemblent assez aux strateges. D'autre part, le consulat +lui-meme ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de +sacerdotal en lui s'effaca peu a peu. Il est bien vrai que le respect des +Romains pour les traditions et les formes du passe exigea que le consul +continuat a accomplir les ceremonies religieuses instituees par les +ancetres. Mais on comprend bien que le jour ou les plebeiens furent +consuls, ces ceremonies n'etaient plus que de vaines formalites. Le +consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un +commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inapercue; elle +n'en fut pas moins complete. Le consulat n'etait certainement plus au +temps des Scipion ce qu'il avait ete au temps de Publicola. Le tribunat +militaire, que le Senat institua en 443, et sur lequel les anciens nous +donnent trop peu de renseignements, fut peut-etre la transition entre le +consulat de la premiere epoque et celui de la seconde. + +On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la maniere de +nommer les consuls. En effet dans les premiers siecles, le vote des +centuries dans l'election du magistrat n'etait, nous l'avons vu, qu'une +pure formalite. Dans le vrai, le consul de chaque annee etait _cree_ par +le consul de l'annee precedente, qui lui transmettait les auspices, apres +avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les +deux ou trois candidats que presentait le consul en charge; il n'y avait +pas de debat. Le peuple pouvait detester un candidat; il n'en etait pas +moins force de voter pour lui. A l'epoque ou nous sommes maintenant, +l'election est tout autre, quoique les formes en soient encore les memes. +Il y a bien encore, comme par le passe, une ceremonie religieuse et un +vote; mais c'est la ceremonie religieuse qui est pour la forme, et c'est +le vote qui est la realite. Le candidat doit encore se faire presenter par +le consul qui preside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du +moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de declarer que les +auspices leur sont egalement favorables a tous. Ainsi les centuries +nomment qui elles veulent. L'election n'appartient plus aux dieux, elle +est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus +consultes qu'a la condition d'etre impartiaux entre tous les candidats. Ce +sont les hommes qui choisissent. + + +NOTES + +[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot). + + + + +CHAPITRE X. + +UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ETABLISSEMENT +DE LA DEMOCRATIE; QUATRIEME REVOLUTION. + + +Le regime qui succeda a la domination de l'aristocratie religieuse ne fut +pas tout d'abord la democratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athenes et +de Rome, que la revolution qui s'etait accomplie, n'avait pas ete l'oeuvre +des plus basses classes. Il y eut, a la verite, quelques villes ou ces +classes s'insurgerent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de +durable; les longs desordres ou tomberent Syracuse, Milet, Samos, en sont +la preuve. Le regime nouveau ne s'etablit avec quelque solidite que la ou +il se trouva tout de suite une classe superieure pour prendre en mains, +pour quelque temps, le pouvoir et l'autorite morale qui echappaient aux +eupatrides ou aux patriciens. + +Quelle pouvait etre cette aristocratie nouvelle? La religion hereditaire +etant ecartee, il n'y avait plus d'autre element de distinction sociale +que la richesse. On demanda donc a la richesse de fixer des rangs, les +esprits n'admettant pas tout de suite que l'egalite dut etre absolue. + +Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondee +sur la religion hereditaire, qu'en etablissant une division nouvelle qui +fut fondee sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et +leur donna des droits inegaux; il fallut etre riche pour parvenir aux +hautes magistratures; il fallut etre au moins d'une des deux classes +moyennes pour avoir acces au Senat et aux tribunaux. [1] + +Il en fut de meme a Rome. Nous avons deja vu que Servius ne detruisit la +puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il crea +douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plebeiens; ce +fut l'origine de l'ordre equestre, qui fut dorenavant l'ordre riche de +Rome. Les plebeiens qui n'avaient pas le cens fixe pour etre chevalier, +furent repartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les +proletaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits +politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sur du +moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution republicaine conserva +ces distinctions etablies par un roi, et la plebe ne se montra pas d'abord +tres-desireuse de mettre l'egalite entre ses membres. + +Ce qui se voit si clairement a Athenes et a Rome, se retrouve dans presque +toutes les autres cites. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne +furent donnes d'abord qu'a ceux qui, possedant des chevaux, formaient une +sorte d'ordre equestre; plus tard, ceux qui venaient apres eux par le +chiffre de la fortune, obtinrent les memes droits, et cette derniere +mesure n'eleva qu'a mille le nombre des citoyens. A Rhegium, le +gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cite. A +Thurii, il fallait un cens tres-eleve pour faire partie du corps +politique. Nous voyons clairement dans les poesies de Theognis qu'a +Megare, apres la chute des nobles, ce fut la richesse qui regna. A Thebes, +pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait etre ni artisan ni +marchand. [3] + +Ainsi les droits politiques qui, dans l'epoque precedente, etaient +inherents a la naissance, furent, pendant quelque temps, inherents a la +fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cites, +non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature meme de l'esprit +humain, qui, en sortant d'un regime de profonde inegalite, n'arrivait pas +tout de suite a l'egalite complete. + +Il est a remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa superiorite +uniquement sur sa richesse. Partout elle eut a coeur d'etre la classe +militaire. Elle se chargea de defendre les cites en meme temps que de les +gouverner. Elle se reserva les meilleures armes et la plus forte part de +perils dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle +remplacait. Dans toutes les cites, les plus riches formerent la cavalerie, +la classe aisee composa le corps des hoplites ou des legionnaires. Les +pauvres furent exclus de l'armee; tout au plus les employa-t-on comme +velites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4] +L'organisation de l'armee repondait ainsi avec une exactitude parfaite a +l'organisation politique de la cite. Les dangers etaient proportionnes aux +privileges, et la force materielle se trouvait dans les memes mains que la +richesse. [5] + +Il y eut ainsi dans presque toutes les cites dont l'histoire nous est +connue, une periode pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la +classe aisee fut en possession du gouvernement. Ce regime politique eut +ses merites, comme tout regime peut avoir les siens, quand il est conforme +aux moeurs de l'epoque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La +noblesse sacerdotale de l'epoque precedente avait assurement rendu de +grands services; car c'etait elle qui, pour la premiere fois, avait etabli +des lois et fonde des gouvernements reguliers. Elle avait fait vivre avec +calme et dignite, pendant plusieurs siecles, les societes humaines. +L'aristocratie de richesse eut un autre merite: elle imprima a la societe +et a l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes +ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau regime donnait le plus +de valeur politique a l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus +habile; il etait donc favorable au developpement de l'industrie et du +commerce; il l'etait aussi au progres intellectuel; car l'acquisition de +cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le +merite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de +l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a +donc pas a etre surpris que sous ce regime la Grece et Rome aient elargi +les limites de leur culture intellectuelle et pousse plus avant leur +civilisation. + +La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne +noblesse hereditaire l'avait garde. Ses titres a la domination n'etaient +pas de meme valeur. Elle n'avait pas ce caractere sacre dont l'ancien +eupatride etait revetu; elle ne regnait pas en vertu des croyances et par +la volonte des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eut prise sur la +conscience et qui forcat l'homme a se soumettre. L'homme ne s'incline +guere que devant ce qu'il croit etre le droit ou ce que ses opinions lui +montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps +devant la superiorite religieuse de l'eupatride qui disait la priere et +possedait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la +richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est +l'envie. L'inegalite politique qui resultait de la difference des +fortunes, parut bientot une iniquite, et les hommes travaillerent a la +faire disparaitre. + +D'ailleurs, la serie des revolutions, une fois commencee, ne devait pas +s'arreter. Les vieux principes etaient renverses, et l'on n'avait plus de +traditions ni de regles fixes. Il y avait un sentiment general de +l'instabilite des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'etait plus +capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc +attaquee comme l'avait ete l'ancienne; les pauvres voulurent etre citoyens +et firent effort pour entrer a leur tour dans le corps politique. + +Il est impossible d'entrer dans le detail de cette nouvelle lutte. +L'histoire des cites, a mesure qu'elle s'eloigne de l'origine, se +diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la meme serie de +revolutions; mais ces revolutions s'y presentent sous des formes tres- +variees. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes ou le +principal element de la richesse etait la possession du sol, la classe +riche fut plus longtemps respectee et plus longtemps maitresse; et qu'au +contraire dans les cites, comme Athenes, ou il y avait peu de fortunes +territoriales et ou l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le +commerce, l'instabilite des fortunes eveilla plus tot les convoitises ou +les esperances des classes inferieures, et l'aristocratie fut plus tot +attaquee. + +Les riches de Rome resisterent beaucoup mieux que ceux de la Grece; cela +tient a des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire +grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle +se defendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les +eupatrides, opposer a ses adversaires le grand et puissant argument de la +tradition et de la piete. Elle ne pouvait pas appeler a son secours les +ancetres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres +croyances; elle n'avait pas foi dans la legitimite de ses privileges. + +Elle avait bien la force des armes; mais cette superiorite meme finit par +lui manquer. Les constitutions que les Etats se donnent, dureraient sans +doute plus longtemps si chaque Etat pouvait demeurer dans l'isolement, ou +si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre derange les +rouages des constitutions et hate les changements. Or, entre ces cites de +la Grece et de l'Italie l'etat de guerre etait presque perpetuel. C'etait +sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement, +puisque c'etait elle qui occupait le premier rang dans les batailles. +Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, decimee et +affaiblie, hors d'etat par consequent de tenir tete au parti populaire. A +Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de +ses membres dans une guerre contre les Japyges, la democratie s'etablit +aussitot dans la cite. Le meme fait s'etait produit a Argos, une trentaine +d'annees auparavant: a la suite d'une guerre malheureuse contre les +Spartiates, le nombre des vrais citoyens etait devenu si faible, qu'il +avait fallu donner le droit de cite a une foule de _perieques_. [6] C'est +pour n'avoir pas a tomber dans cette extremite que Sparte etait si +menagere du sang des vrais Spartiates. Quant a Rome, ses guerres +continuelles expliquent en grande partie ses revolutions. La guerre a +detruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste +comptait sous les rois, il en restait a peine un tiers apres la conquete +du Samnium. La guerre a moissonne ensuite la plebe primitive, cette plebe +riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les +legions. + +Un des effets de la guerre etait que les cites etaient presque toujours +reduites a donner des armes aux classes inferieures. C'est pour cela qu'a +Athenes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les +combats sur mer ont donne a la classe pauvre l'importance que les +constitutions lui refusaient. Les thetes, eleves au rang de rameurs, de +matelots et meme de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se +sont sentis necessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la +democratie athenienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans +Thucydide sa lenteur et sa repugnance a entrer en campagne. Elle s'est +laissee entrainer malgre elle dans la guerre du Peloponese; mais combien +elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte etait forcee +d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses neodamodes, ses mothaces, ses +laconiens et meme ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en +donnant des armes a ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de +revolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armee, ou subir la loi de +ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les +plebeiens calomniaient le Senat de Rome, quand ils lui reprochaient de +chercher toujours de nouvelles guerres. Le Senat etait bien trop habile. +Il savait ce que ces guerres lui coutaient de concessions et d'echecs au +forum. Mais il ne pouvait pas les eviter. + +Il est donc hors de doute que la guerre a peu a peu comble la distance que +l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes +inferieures. Par la il est arrive bientot que les constitutions se sont +trouvees en desaccord avec l'etat social et qu'il a fallu les modifier. +D'ailleurs on doit reconnaitre que tout privilege etait necessairement en +contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'interet +public n'etait pas un principe qui fut de nature a autoriser et a +maintenir longtemps l'inegalite. Il conduisait inevitablement les societes +a la democratie. + +Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tot ou un peu plus +tard, donner a tous les hommes libres des droits politiques. Des que la +plebe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y +admettre les proletaires, et ne put pas y faire passer la division en +classes. La plupart des cites virent ainsi se former des assemblees +vraiment populaires, et le suffrage universel fut etabli. + +Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus +grande que celle qu'il peut avoir dans les Etats modernes. Par lui le +dernier des citoyens mettait la main a toutes les affaires, nommait les +magistrats, faisait les lois, rendait la justice, decidait de la guerre ou +de la paix et redigeait les traites d'alliance. Il suffisait donc de cette +extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fut vraiment +democratique. + +Il faut faire une derniere remarque. On aurait peut-etre evite l'avenement +de la democratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec: +oligarchia isonomos], c'est-a-dire le gouvernement pour quelques-uns et la +liberte pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idee nette de la +liberte; les droits individuels manquerent toujours chez eux de garanties. +Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zele +pour le gouvernement democratique, que sous la domination de l'oligarchie +le peuple etait en butte a beaucoup de vexations, de condamnations +arbitraires, d'executions violentes. Nous lisons dans cet historien +" qu'il fallait le regime democratique pour que les pauvres eussent un +refuge et les riches un frein ". Les Grecs n'ont jamais su concilier +l'egalite civile avec l'inegalite politique. Pour que le pauvre ne fut pas +lese dans ses interets personnels, il leur a paru necessaire qu'il eut un +droit de suffrage, qu'il fut juge dans les tribunaux, et qu'il put etre +magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'Etat +etait une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre +lui, nous comprendrons quel immense interet il y avait pour chaque homme, +meme pour le plus humble, a avoir des droits politiques, c'est-a-dire a +faire partie du gouvernement. Le souverain collectif etant si omnipotent, +l'homme ne pouvait etre quelque chose qu'en etant un membre de ce +souverain. Sa securite et sa dignite tenaient a cela. On voulait posseder +les droits politiques, non pour avoir la vraie liberte, mais pour avoir au +moins ce qui pouvait en tenir lieu. + + +NOTES + +[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cite par Harpocration, +aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129. + +[2] Tite-Live, I, 43. + +[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (edit. Didot). + +[4] Lysias, in _Alcib._, I, 8; II, 7. Isee, VII, 89, Xenophon, _Hellen._, +VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes]. + +[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est +manifeste: a Rome, l'assemblee centuriate n'etait pas autre chose que +l'armee; cela est si vrai que les hommes qui avaient depasse l'age du +service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les +historiens ne nous disent pas qu'il y eut une loi semblable a Athenes; +mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend +(II, 31; II, 13) qu'au debut de la guerre, Athenes avait 13,000 hoplites; +si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les _Guepes_) porte a +un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque +nous dit qu'a la meme epoque le nombre des citoyens etait de 14,000. C'est +donc que les proletaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les +hoplites, n'etaient pas non plus comptes parmi les citoyens. La +constitution d'Athenes, en 430, n'etait donc pas encore tout a fait +democratique. + +[6] Aristote, _Politique_, VIII, 2, 8 (V, 2). + + + + +CHAPITRE XI. + +REGLES DU GOUVERNEMENT DEMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DEMOCRATIE ATHENIENNE. + + +A mesure que les revolutions suivaient leur cours et que l'on s'eloignait +de l'ancien regime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il +y fallait des regles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus +delicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement +d'Athenes. + +Athenes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle +avait conserve tous ceux de l'epoque precedente, l'archonte qui donnait +son nom a l'annee et veillait a la perpetuite des cultes domestiques, le +roi qui accomplissait les sacrifices, le polemarque qui figurait comme +chef de l'armee et qui jugeait les etrangers, les six thesmothetes qui +paraissaient rendre la justice et qui en realite ne faisaient que presider +des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient +les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui +accompagnaient l'archonte et le roi dans les ceremonies, les dix +athlothetes qui restaient quatre ans en exercice pour preparer la fete de +Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, etaient reunis en +permanence pour veiller a l'entretien du foyer public et a la continuation +des repas sacres. On voit, par cette liste, qu'Athenes restait fidele aux +traditions de l'ancien temps; tant de revolutions n'avaient pas encore +acheve de detruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les +vieilles formes de la religion nationale; la democratie continuait le +culte institue par les eupatrides. + +Venaient ensuite les magistrats specialement crees pour la democratie, qui +n'etaient pas des pretres, et qui veillaient aux interets materiels de la +cite. C'etaient d'abord les dix strateges qui s'occupaient des affaires de +la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui +avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les +marches de la ville et du Piree; les quinze sitophylaques qui avaient les +yeux sur la vente du ble; les quinze metronomes qui controlaient les poids +et les mesures; les dix gardes du tresor; les dix receveurs des comptes; +les onze qui etaient charges de l'execution des sentences. Ajoutez que la +plupart de ces magistratures etaient repetees dans chacune des tribus et +dans chacun des demes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique, +avait son archonte, son pretre, son secretaire, son receveur, son chef +militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la +campagne sans rencontrer un magistrat. + +Ces fonctions etaient annuelles; il en resultait qu'il n'etait presque pas +un homme qui ne put esperer d'en exercer quelqu'une a son tour. Les +magistrats-pretres etaient choisis par le sort. Les magistrats qui +n'exercaient que des fonctions d'ordre public, etaient elus par le peuple. +Toutefois il y avait une precaution contre les caprices du sort ou ceux du +suffrage universel: chaque nouvel elu subissait un examen, soit devant le +Senat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant +l'Areopage, non que l'on demandat des preuves de capacite ou de talent; +mais on faisait une enquete sur la probite de l'homme et sur sa famille; +on exigeait aussi que tout magistrat eut un patrimoine en fonds de terre. + +Il semblerait que ces magistrats, elue par les suffrages de leurs egaux, +nommes seulement pour une annee, responsables et meme revocables, dussent +avoir peu de prestige et d'autorite. Il suffit pourtant de lire Thucydide +et Xenophon pour s'assurer qu'ils etaient respectes et obeis. Il y a +toujours eu dans le caractere des anciens, meme des Atheniens, une grande +facilite a se plier a une discipline. C'etait peut-etre la consequence des +habitudes d'obeissance que le gouvernement sacerdotal leur avait donnees. +Ils etaient accoutumes a respecter l'Etat et tous ceux qui, a des degres +divers, le representaient. Il ne leur venait pas a l'esprit de mepriser un +magistrat parce qu'il etait leur elu; le suffrage etait repute une des +sources les plus saintes de l'autorite. + +Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire +executer les lois, il y avait le Senat. Ce n'etait qu'un corps deliberant, +une sorte de Conseil d'Etat; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois, +n'exercait aucune souverainete. On ne voyait aucun inconvenient a ce qu'il +fut renouvele chaque annee; car il n'exigeait de ses membres ni une +intelligence superieure ni une grande experience. Il etait compose des +cinquante prytanes de chaque tribu, qui exercaient a tour de role les +fonctions sacrees et deliberaient toute l'annee sur les interets religieux +ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Senat n'etait +que la reunion des prytanes, c'est-a-dire des pretres annuels du foyer, +qu'il etait nomme par la voie du sort. Il est juste de dire qu'apres que +le sort avait prononce, chaque nom subissait une epreuve et etait ecarte +s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1] + +Au-dessus meme du Senat il y avait l'assemblee du peuple. C'etait le vrai +souverain. Mais de meme que dans les monarchies bien constituees le +monarque s'entoure de precautions contre ses propres caprices et ses +erreurs, la democratie avait aussi des regles invariables auxquelles elle +se soumettait. + +L'assemblee etait convoquee par les prytanes ou les strateges. Elle se +tenait dans une enceinte consacree par la religion; des le matin, les +pretres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en +appelant la protection des dieux. Le peuple etait assis sur des bancs de +pierre. Sur une sorte d'estrade elevee se tenaient les prytanes et, en +avant, les proedres qui presidaient l'assemblee. Un autel se trouvait pres +de la tribune, et la tribune elle-meme etait reputee une sorte d'autel. +Quand tout le monde etait assis, un pretre ([Grec: chaerux]) elevait la +voix: " Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec: +euphaemia]); priez les dieux et les deesses (et ici il nommait les +principales divinites du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette +assemblee pour le plus grand avantage d'Athenes et la felicite des +citoyens. " Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom repondait: " Nous +invoquons les dieux pour qu'ils protegent la cite. Puisse l'avis du plus +sage prevaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils, +qui pretendrait changer les decrets et les lois, ou qui revelerait nos +secrets a l'ennemi! " [2] + +Ensuite le heraut, sur l'ordre des presidents, disait de quel sujet +l'assemblee devait s'occuper. Ce qui etait presente au peuple devait avoir +ete deja discute et etudie par le Senat. Le peuple n'avait pas ce qu'on +appelle en langage moderne l'initiative. Le Senat lui apportait un projet +de decret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas a +deliberer sur autre chose. + +Quand le heraut avait donne lecture du projet de decret, la discussion +etait ouverte. Le heraut disait: " Qui veut prendre la parole? " Les +orateurs montaient a la tribune, par rang d'age. Tout homme pouvait +parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais a la condition +qu'il eut prouve qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'etait pas +debiteur de l'Etat, que ses moeurs etaient pures, qu'il etait marie en +legitime mariage, qu'il possedait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il +avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes +les expeditions militaires pour lesquelles il avait ete commande, et qu'il +n'avait jete son bouclier dans aucun combat. [3] + +Ces precautions une fois prises contre l'eloquence, le peuple +s'abandonnait ensuite a elle tout entier. Les Atheniens, comme dit +Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisit a l'action. Ils +sentaient, au contraire, le besoin d'etre eclaires. La politique n'etait +plus, comme dans le regime precedent, une affaire de tradition et de foi. +Il fallait reflechir et peser les raisons. La discussion etait necessaire; +car toute question etait plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait +mettre la verite en lumiere. Le peuple athenien voulait que chaque affaire +lui fut presentee sous toutes ses faces differentes et qu'on lui montrat +clairement le pour et le contre. Il tenait fort a ses orateurs; on dit +qu'il les retribuait en argent pour chaque discours prononce a la tribune. +[4] Il faisait mieux encore: il les ecoutait. Car il ne faut pas se +figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple etait +plutot le contraire; le poete comique le represente ecoutant bouche +beante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les +orateurs nous decrivent frequemment ces reunions populaires; nous ne +voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Pericles +ou Cleon, Eschine ou Demosthenes, le peuple est attentif; qu'on le flatte +ou qu'on le gourmande, il ecoute. Il laisse exprimer les opinions les plus +opposees, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris +ni de huees. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de +son discours. + +A Sparte l'eloquence n'est guere connue. C'est que les principes du +gouvernement ne sont pas les memes. L'aristocratie gouverne encore, et +elle a des traditions fixes qui la dispensent de debattre longuement le +pour et le contre de chaque sujet. A Athenes le peuple veut etre instruit; +il ne se decide qu'apres un debat contradictoire; il n'agit qu'autant +qu'il est convaincu ou qu'il croit l'etre. Pour mettre en branle le +suffrage universel, il faut la parole; l'eloquence est le ressort du +gouvernement democratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure +le titre de _demagogues_, c'est-a-dire de conducteurs de la cite; ce sont +eux, en effet, qui la font agir et qui determinent toutes ses resolutions. + +On avait prevu le cas ou un orateur ferait une proposition contraire aux +lois existantes. Athenes avait des magistrats speciaux, qu'elle appelait +les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblee, +assis sur des sieges eleves, et semblaient representer la loi, qui est au- +dessus du peuple meme. S'ils voyaient qu'une loi etait attaquee, ils +arretaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la +dissolution immediate de l'assemblee. Le peuple se separait, sans avoir le +droit d'aller aux suffrage. [6] + +Il y avait une loi, peu applicable a la verite, qui punissait tout orateur +convaincu d'avoir donne un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une +autre qui interdisait l'acces de la tribune a tout orateur qui avait +conseille trois fois des resolutions contraires aux lois existantes. [7] + +Athenes savait tres-bien que la democratie ne peut se soutenir que par le +respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait etre +utile d'apporter dans la legislation, appartenait specialement aux +thesmothetes. Leurs propositions etaient presentees au Senat, qui avait le +droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas +d'approbation, le Senat convoquait l'assemblee et lui faisait part du +projet des thesmothetes. Mais le peuple ne devait rien resoudre +immediatement; il renvoyait la discussion a un autre jour, et en attendant +il designait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission speciale de +defendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvenients de +l'innovation proposee. Au jour fixe, le peuple se reunissait de nouveau, +et ecoutait d'abord les orateurs charges de la defense des lois anciennes, +puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple +ne se prononcait pas encore. Il se contentait de nommer une commission, +fort nombreuse, mais composee exclusivement d'hommes qui eussent exerce +les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire, +entendait de nouveau les orateurs, discutait et deliberait. Si elle +rejetait la loi proposee, son jugement etait sans appel. Si elle +l'approuvait, elle reunissait encore le peuple, qui, pour cette troisieme +fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la +proposition une loi. [8] + +Malgre tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste +ou funeste fut adoptee. Mais la loi nouvelle portait a jamais le nom de +son auteur, qui pouvait plus tard etre poursuivi en justice et puni. Le +peuple, en vrai souverain, etait repute impeccable; mais chaque orateur +restait toujours responsable du conseil qu'il avait donne. [9] + +Telles etaient les regles auxquelles la democratie obeissait. Il ne +faudrait pas conclure de la qu'elle ne commit jamais de fautes. Quelle que +soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, democratie, il y a +des jours ou c'est la raison qui gouverne, et d'autres ou c'est la +passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les +vices de la nature humaine. Plus les regles sont minutieuses, plus elles +accusent que la direction de la societe est difficile et pleine de perils. +La democratie ne pouvait durer qu'a force de prudence. + +On est etonne aussi de tout le travail que cette democratie exigeait des +hommes. C'etait un gouvernement fort laborieux. Voyez a quoi se passe la +vie d'un Athenien. Un jour il est appele a l'assemblee de son deme et il a +a deliberer sur les interets religieux ou politiques de cette petite +association. Un autre jour il est convoque a l'assemblee de sa tribu; il +s'agit de regler une fete religieuse, ou d'examiner des depenses, ou de +faire des decrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par +mois regulierement il faut qu'il assiste a l'assemblee generale du peuple; +il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la seance est longue; il n'y va pas +seulement pour voter; venu des le matin, il faut qu'il reste jusqu'a une +heure avancee du jour a ecouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant +qu'il a ete present des l'ouverture de la seance et qu'il a entendu tous +les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus serieuses; tantot +il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-a-dire ceux +a qui son interet et sa vie vont etre confies pour un an; tantot c'est un +impot a etablir ou une loi a changer; tantot c'est sur la guerre qu'il a a +voter, sachant bien qu'il aura a donner son sang ou celui d'un fils. Les +interets individuels sont unis inseparablement a l'interet de l'Etat. +L'homme ne peut etre ni indifferent ni leger. S'il se trompe, il sait +qu'il en portera bientot la peine, et que dans chaque vote il engage sa +fortune et sa vie. Le jour ou la malheureuse expedition de Sicile fut +decidee, il n'etait pas un citoyen qui ne sut qu'un des siens en ferait +partie et qui ne dut appliquer toute l'attention de son esprit a mettre en +balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle +presentait de dangers. Il importait grandement de reflechir et de +s'eclairer. Car un echec de la patrie etait pour chaque citoyen une +diminution de sa dignite personnelle, de sa securite et de sa richesse. + +Le devoir du citoyen ne se bornait pas a voter. Quand son tour venait, il +devait etre magistrat dans son deme ou dans sa tribu. Une annee sur deux +en moyenne, [10] il etait heliaste, et il passait toute cette annee-la +dans les tribunaux, occupe a ecouter les plaideurs et a appliquer les +lois. Il n'y avait guere de citoyen qui ne fut appele deux fois dans sa +vie a faire partie du Senat; alors, pendant une annee, il siegeait chaque +jour du matin au soir, recevant les depositions des magistrats, leur +faisant rendre leurs comptes, repondant aux ambassadeurs etrangers, +redigeant les instructions des ambassadeurs atheniens, examinant toutes +les affaires qui devaient etre soumises au peuple et preparant tous les +decrets. Enfin il pouvait etre magistrat de la cite, archonte, stratege, +astynome, si le sort ou le suffrage le designait. On voit que c'etait une +lourde charge que d'etre citoyen d'un Etat democratique, qu'il y avait la +de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de +temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote +disait-il tres-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour +vivre, ne pouvait pas etre citoyen. Telles etaient les exigences de la +democratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se +devait tout entier a l'Etat. Il lui donnait son sang dans la guerre, son +temps pendant la paix. Il n'etait pas libre de laisser de cote les +affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'etaient +plutot les siennes qu'il devait negliger pour travailler au profit de la +cite. Les hommes passaient leur vie a se gouverner. La democratie ne +pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses +citoyens. Pour peu que le zele se ralentit, elle devait perir ou se +corrompre. + + +NOTES + +[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55. + +[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Demosthenes, _in Aristocr._, +97. Aristophane, _Acharn._, 43, 44 et Scholiaste, _Thesmoph._, 295-310. + +[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71. + +[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, _Guepes_, 711 (639); +voy. le Scholiaste. + +[5] Aristophane, _Chevaliers_, 1119. + +[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, _Fragm._, coll. Didot, p. 407. + +[7] Athenee, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, _Hist. du droit +public d'Athenes_, chap. II. + +[8] Eschine, _in Ctesiph._, 38. Demosthenes, _in Timocr.; in Leptin_. +Andocide, I, 83. + +[9] Thucydide, III, 43. Demosthenes, _in. Timocratem._ + +[10] Il y avait 5,000 heliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on +retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient etre ecartes par +la [Grec: dokimasia]. + + + + +CHAPITRE XII. + +RICHES ET PAUVRES; LA DEMOCRATIE PERIT; LES TYRANS POPULAIRES. + + +Lorsque la serie des revolutions eut amene l'egalite entre les hommes et +qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits, +les hommes se firent la guerre pour des interets. Cette periode nouvelle +de l'histoire des cites ne commenca pas pour toutes en meme temps. Dans +les unes elle suivit de tres pres l'etablissement de la democratie; dans +les autres elle ne parut qu'apres plusieurs generations qui avaient su se +gouverner avec calme. Mais toutes les cites, tot ou tard, sont tombees +dans ces deplorables luttes. + +A mesure que l'on s'etait eloigne de l'ancien regime, il s'etait forme une +classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'une +_gens_ et avait son maitre, la misere etait presque inconnue. L'homme +etait nourri par son chef; celui a qui il donnait son obeissance, lui +devait en retour de subvenir a tous ses besoins. Mais les revolutions, qui +avaient dissous le [Grec: genos], avaient aussi change les conditions de +la vie humaine. Le jour ou l'homme s'etait affranchi des liens de la +clientele, il avait vu se dresser devant lui les necessites et les +difficultes de l'existence. La vie etait devenue plus independante, mais +aussi plus laborieuse et sujette a plus d'accidents. Chacun avait eu +desormais le soin de son bien-etre, chacun sa jouissance et sa tache. L'un +s'etait enrichi par son activite ou sa bonne fortune, l'autre etait reste +pauvre. L'inegalite de richesse est inevitable dans toute societe qui ne +veut pas rester dans l'etat patriarcal ou dans l'etat de tribu. + +La democratie ne supprima pas la misere: elle la rendit, au contraire, +plus sensible. L'egalite des droits politiques fit ressortir encore +davantage l'inegalite des conditions. + +Comme il n'y avait aucune autorite qui s'elevat au-dessus des riches et +des pauvres a la fois, et qui put les contraindre a rester en paix, il eut +ete a souhaiter que les principes economiques et les conditions du travail +fussent tels que les deux classes fussent forcees de vivre en bonne +intelligence. Il eut fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de +l'autre, que le riche ne put s'enrichir qu'en demandant au pauvre son +travail, et que le pauvre trouvat les moyens de vivre en donnant son +travail au riche. Alors l'inegalite des fortunes eut stimule l'activite et +l'intelligence de l'homme; elle n'eut pas enfante la corruption et la +guerre civile. + +Mais beaucoup de cites manquaient absolument d'industrie et de commerce; +elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse +publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans depouiller +personne. La ou il y avait du commerce, presque tous les benefices en +etaient pour les riches, par suite du prix exagere de l'argent. S'il y +avait de l'industrie, les travailleurs etaient des esclaves. On sait quel +le riche d'Athenes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de +tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Meme les professions +liberales etaient a peu pres fermees au citoyen. Le medecin etait souvent +un esclave qui guerissait les malades au profit de son maitre. Les commis +de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas +fonctionnaires de l'Etat, etaient des esclaves. L'esclavage etait un fleau +dont la societe libre souffrait elle-meme. Le citoyen trouvait peu +d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientot +paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il meprisait le +travail. Ainsi les habitudes economiques, les dispositions morales, les +prejuges, tout se reunissait pour empecher le pauvre de sortir de sa +misere et de vivre honnetement. La richesse et la pauvrete n'etaient pas +constituees de maniere a pouvoir vivre en paix. + +Le pauvre avait l'egalite des droits. Mais assurement ses souffrances +journalieres lui faisaient penser que l'egalite des fortunes eut ete bien +preferable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'egalite +qu'il avait, pouvait lui servir a acquerir celle qu'il n'avait pas, et +que, maitre des suffrages, il pouvait devenir maitre de la richesse. + +Il commenca par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer +pour assister a l'assemblee, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cite +n'etait pas assez riche pour subvenir a de telles depenses, le pauvre +avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de +voter etaient frequentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait +regulierement et au grand jour; a Athenes, on se cachait mieux. A Rome, ou +le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme temoin; a +Athenes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misere et le +jetait dans la degradation. + +Ces expedients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus energiques. +Il organisa une guerre en regle contre la richesse. Cette guerre fut +d'abord deguisee sous des formes legales; on chargea les riches de toutes +les depenses publiques, on les accabla d'impots, on leur fit construire +des triremes, on voulut qu'ils donnassent des fetes au peuple. Puis on +multiplia les amendes dans les jugements; on prononca la confiscation des +biens pour les fautes les plus legeres. Peut-on dire combien d'hommes +furent condamnes a l'exil par la seule raison qu'ils etaient riches? La +fortune de l'exile allait au tresor public, d'ou elle s'ecoulait ensuite, +sous forme de triobole, pour etre partagee entre les pauvres. Mais tout +cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait +toujours. Les pauvres en vinrent alors a user de leur droit de suffrage +pour decreter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse +et un bouleversement general. + +Dans les epoques precedentes on avait respecte le droit de propriete, +parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque +patrimoine avait ete attache a un culte et avait ete repute inseparable +des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pense qu'on eut le droit +de depouiller un homme de son champ. Mais a l'epoque ou les revolutions +nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnees et la religion +de la propriete a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacre et +inviolable. Elle ne parait plus un don des dieux, mais un don du hasard. +On a le desir de s'en emparer, en depouillant celui qui la possede; et ce +desir, qui autrefois eut paru une impiete, commence a paraitre legitime. +On ne voit plus le principe superieur qui consacre le droit de propriete; +chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit. + +Nous avons deja dit que la cite, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir +sans limites, que la liberte etait inconnue, et que le droit individuel +n'etait rien vis-a-vis de la volonte de l'Etat. Il resultait de la que la +majorite des suffrages pouvait decreter la confiscation des biens des +riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illegalite ni injustice. +Ce que l'Etat avait prononce, etait le droit. Cette absence de liberte +individuelle a ete une cause de malheurs et de desordres pour la Grece. +Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins +souffert. + +Plutarque raconte qu'a Megare, apres une insurrection, on decreta que les +dettes seraient abolies, et que les creanciers, outre la perte du capital, +seraient tenus de rembourser les interets deja payes. [1] + +" A Megare, comme dans d'autres villes, dit Aristote, [2] le parti +populaire, s'etant empare du pouvoir, commenca par prononcer la +confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans +cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arreter. Il fallut faire +chaque jour quelque nouvelle victime; et a la fin le nombre de riches +qu'on depouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formerent une +armee. " + +En 412, " le peuple de Samos fit perir deux cents de ses adversaires, en +exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons ". +[3] + +A Syracuse, le peuple fut a peine delivre du tyran Denys que des la +premiere assemblee il decreta le partage des terres. [4] + +Dans cette periode de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons +une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans +l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent +la conserver ou la reprendre. " Dans toute guerre civile, dit un historien +grec, il s'agit de deplacer les fortunes. " [5] Tout demagogue faisait +comme ce Molpagoras de Cios, [6] qui livrait a la multitude ceux qui +possedaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et +distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messene, des que le parti +populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres. + +Les classes elevees n'ont jamais eu chez les anciens assez d'intelligence +ni assez d'habilete pour tourner les pauvres vers le travail et les aider +a sortir honorablement de la misere et de la corruption. Quelques hommes +de coeur l'ont essaye; ils n'y ont pas reussi. Il resultait de la que les +cites flottaient toujours entre deux revolutions, l'une qui depouillait +les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela +dura depuis la guerre du Peloponese jusqu'a la conquete de la Grece par +les Romains. + +Dans chaque cite, le riche et le pauvre etaient deux ennemis qui vivaient +a cote l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa +richesse convoitee. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui +les unit. Le pauvre ne pouvait acquerir la richesse qu'en depouillant le +riche. Le riche ne pouvait defendre son bien que par une extreme habilete +ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'etait dans chaque +ville une double conspiration: les pauvres conspiraient par cupidite, les +riches par peur. Aristote dit que les riches prononcaient entre eux ce +serment: " Je jure d'etre toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire +tout le mal que je pourrai. " [7] + +Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de +cruautes et de crimes. Les haines effacaient dans le coeur tout sentiment +d'humanite. " Il y eut a Milet une guerre entre les riches et les pauvres. +Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcerent les riches a s'enfuir de la +ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les egorger, ils prirent +leurs enfants, les rassemblerent dans des granges et les firent broyer +sous les pieds des boeufs. Les riches rentrerent ensuite dans la ville et +redevinrent les maitres. Ils prirent, a leur tour, les enfants des +pauvres, les enduisirent de poix et les brulerent tout vifs. " [8] + +Que devenait alors la democratie? Elle n'etait pas precisement responsable +de ces exces et de ces crimes; mais elle en etait atteinte la premiere. Il +n'y avait plus de regles; or, la democratie ne peut vivre qu'au milieu des +regles les plus strictes et les mieux observees. On ne voyait plus de +vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exercait +plus l'autorite au profit de la paix et de la loi, mais au profit des +interets et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni +titres legitimes ni caractere sacre; l'obeissance n'avait plus rien de +volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche. +La cite n'etait plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une +partie etait maitresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il +etait aristocratique quand les riches etaient au pouvoir, democratique +quand c'etaient les pauvres. En realite, la vraie democratie n'existait +plus. + +A partir du jour ou les besoins et les interets materiels avaient fait +irruption en elle, elle s'etait alteree et corrompue. La democratie, avec +les riches au pouvoir, etait devenue une oligarchie violente; la +democratie des pauvres etait devenue la tyrannie. Du cinquieme au deuxieme +siecle avant notre ere, nous voyons dans toutes les cites de la Grece et +de l'Italie, Rome encore exceptee, que les formes republicaines sont mises +en peril et qu'elles sont devenues odieuses a un parti. Or, on peut +distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les detruire, et qui sont +ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus eclaires et plus +fiers, restent fideles au regime republicain, pendant que les pauvres, +pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers +pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, apres plusieurs guerres +civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti +contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'apres de longues +alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte etait toujours +a recommencer, elle imagina d'etablir un regime monarchique qui fut +conforme a ses interets, et qui, en comprimant a jamais le parti +contraire, lui assurat pour l'avenir les benefices de sa victoire. Elle +crea ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changerent de +nom: on ne fut plus aristocrate ou democrate; on combattit pour la +liberte, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'etaient +encore la richesse et la pauvrete qui se faisaient la guerre. Liberte +signifiait le gouvernement ou les riches avaient le dessus et defendaient +leur fortune; tyrannie indiquait exactement le contraire. + +C'est un fait general et presque sans exception dans l'histoire de la +Grece et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont +pour ennemi le parti aristocratique. " Le tyran, dit Aristote, n'a pour +mission que de proteger le peuple contre les riches; il a toujours +commence par etre un demagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de +combattre l'aristocratie. " -- " Le moyen d'arriver a la tyrannie, dit-il +encore, c'est de gagner la confiance de la foule; or, on gagne sa +confiance en se declarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate a +Athenes, Theagene a Megare, Denys a Syracuse. " [9] + +Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Megare, Theagene surprend +dans la campagne les troupeaux des riches et les egorge. A Cumes, +Aristodeme abolit les dettes, et enleve les terres aux riches pour les +donner aux pauvres. Ainsi font Nicocles a Sicyone, Aristomaque a Argos. +Tous ces tyrans nous sont representes par les ecrivains comme tres-cruels; +il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature; mais ils +l'etaient par la necessite pressante ou ils se trouvaient de donner des +terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au +pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et +qu'ils entretenaient ses passions. + +Le tyran de ces cites grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne +peut nous donner une idee. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets, +sans intermediaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il +n'est pas dans cette position elevee et independante ou est le souverain +d'un grand Etat. Il a toutes les petites passions de l'homme prive: il +n'est pas insensible aux profits d'une confiscation; il est accessible a +la colere et au desir de la vengeance personnelle; il a peur; il sait +qu'il a des ennemis tout pres de lui et que l'opinion publique approuve +l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappe. On devine ce que peut +etre le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables +exceptions, les tyrans qui se sont eleves dans toutes les villes grecques +au quatrieme et au troisieme siecle, n'ont regne qu'en flattant ce qu'il y +avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui +etait superieur par la naissance, la richesse ou le merite. Leur pouvoir +etait illimite; les Grecs purent reconnaitre combien le gouvernement +republicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits +individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donne +un tel pouvoir a l'Etat, que le jour ou un tyran prenait en mains cette +omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et +qu'il etait legalement le maitre de leur vie et de leur fortune. + + +NOTES + +[1] Plutarque, _Quest. grecq._, 18. + +[2] Aristote, _Politique_, VIII, 4 (V, 4). + +[3] Thucydide, VIII, 21. + +[4] Plutarque, _Dion_, 37, 48. + +[5] Polybe, XV, 21. + +[6] Polybe, VII, 10. + +[7] Aristote, _Politique_, VIII, 7, 10 (V, 7). Plutarque, _Lysandre_, 19. + +[8] Heraclide de Pont, dans Athenee, XII, 26. -- Il est assez d'usage +d'accuser la democratie athenienne d'avoir donne a la Grece l'exemple de +ces exces et de ces bouleversements. Athenes est, au contraire, la seule +cite grecque a nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre +atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage +avait compris, des le jour ou la serie des revolutions avait commence, que +l'on marchait vers un terme ou il n'y aurait que le travail qui put sauver +la societe. Elle l'avait donc encourage et rendu honorable. Solon avait +prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail fut prive des droits +politiques. Pericles avait voulu qu'aucun esclave ne mit la main a la +construction des grands monuments qu'il elevait, et il avait reserve tout +ce travail aux hommes libres. La propriete etait d'ailleurs tellement +divisee qu'un recensement, qui fut fait a la fin du cinquieme siecle, +montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10,000 proprietaires. +Aussi Athenes, vivant sous un regime economique un peu meilleur que celui +des autres cites, fut-elle moins violemment agitee que le reste de la +Grece; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et +n'aboutirent pas aux memes desordres. + +[9] Aristote, _Politique_, V, 8; VIII, 4, 5; V, 4. + + + + +CHAPITRE XIII. + +REVOLUTIONS DE SPARTE. + + +Il ne faut pas croire que Sparte ait vecu dix siecles sans voir de +revolutions. Thucydide nous dit, au contraire, " qu'elle fut travaillee +par les dissensions plus qu'aucune autre cite grecque ". [1] L'histoire de +ces querelles interieures nous est, a la verite, peu connue; mais cela +vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour regle et pour +habitude de s'entourer du plus profond mystere. [2] La plupart des luttes +qui l'agiterent, ont ete cachees et mises en oubli; nous en savons du +moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte differe +sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traverse la +meme serie de revolutions. + +Les Doriens etaient deja formes en corps, de peuple lorsqu'ils envahirent +le Peloponese. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays? Etait-ce +l'invasion d'un peuple etranger, etait-ce une revolution interieure? on +l'ignore. Ce qui parait certain, c'est qu'a ce moment de l'existence du +peuple dorien, l'ancien regime de la _gens_ avait deja disparu. On ne +distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille; on ne +trouve plus de traces du regime patriarcal, plus de vestiges de noblesse +religieuse ni de clientele hereditaire; on ne voit que des guerriers egaux +sous un roi. Il est donc probable qu'une premiere revolution sociale +s'etait deja accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui +conduisit ce peuple jusqu'a Sparte. Si l'on compare la societe dorienne du +neuvieme siecle avec la societe ionienne de la meme epoque, on s'apercoit +que la premiere etait beaucoup plus avancee que l'autre dans la serie des +changements. La race ionienne est entree plus tard dans la route des +revolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite. + +Si les Doriens, a leur arrivee a Sparte, n'avaient plus le regime de la +_gens_, ils n'avaient pas pu s'en detacher encore si completement qu'ils +n'en eussent garde quelques institutions, par exemple le droit d'ainesse +et l'inalienabilite du patrimoine. Ces institutions ne tarderent pas a +retablir dans la societe Spartiate une aristocratie. + +Toutes les traditions nous montrent qu'a l'epoque ou parut Lycurgue, il y +avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles etaient en lutte. La +royaute avait une tendance naturelle a prendre parti pour la classe +inferieure. Lycurgue, qui n'etait pas roi, se fit le chef de +l'aristocratie, et du meme coup il affaiblit la royaute et mit le peuple +sous le joug. [3] + +Les declamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la +sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inalterable dont on y +jouissait, sur l'egalite, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire +illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut- +etre celle ou l'aristocratie a regne le plus durement et ou l'on a le +moins connu l'egalite. Il ne faut pas parler du partage des terres; si ce +partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sur qu'il n'a pas ete +maintenu. Car au temps d'Aristote, " les uns possedaient des domaines +immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien; on comptait a peine +dans toute la Laconie un millier de proprietaires ". [4] + +Laissons de cote les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la +societe Spartiate: nous y trouvons une hierarchie de classes superposees +l'une a l'autre. Ce sont d'abord les Neodamodes, qui paraissent etre +d'anciens esclaves affranchis; [5] puis les Epeunactes, qui avaient ete +admis a combler les vides faits par la guerre parmi les Spartiates; [6] a +un rang un peu superieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables a +des clients domestiques, vivaient avec le maitre, lui faisaient cortege, +partageaient ses occupations, ses travaux, ses fetes, et combattaient a +cote de lui. [7] Venait ensuite la classe des batards, qui descendaient +des vrais Spartiates, mais que la religion et la loi eloignaient d'eux; +[8] puis, encore une classe, qu'on appelait les inferieurs, [Grec: +hypomeiones], [9] et qui etaient probablement les cadets desherites des +familles. Enfin au-dessus de tout cela s'elevait la classe aristocratique, +composee des hommes qu'on appelait les _Egaux_, [Grec: homoioi]. Ces +hommes etaient, en effet, egaux entre eux, mais fort superieurs a tout le +reste. Le nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu; nous +savons seulement qu'il etait tres-restreint. Un jour, un de leurs ennemis +les compta sur la place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au +milieu d'une foule de 4,000 individus. [10] Ces egaux avaient seuls part +au gouvernement de la cite. " Etre hors de cette classe, dit Xenophon, +c'est etre hors du corps politique. " [11] Demosthenes dit que l'homme qui +entre dans la classe des Egaux, devient par cela seul " un des maitres du +gouvernement ". [12] " On les appelle _Egaux_, dit-il encore, parce que +l'egalite doit regner entre les membres d'une oligarchie. " + +Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement precis. Il +parait qu'il se recrutait par voie d'election; mais le droit d'elire +appartenait au corps lui-meme, et non pas au peuple. Y etre admis etait ce +qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte _le prix de la vertu_. +Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de merite, +d'age, pour composer cette _vertu_. On voit bien que la naissance ne +suffisait pas, puisqu'il y avait une election; on peut croire que c'etait +plutot la richesse qui determinait les choix, dans une ville " qui avait +au plus haut degre l'amour de l'argent, et ou tout etait permis aux +riches. " [13] + +Quoi qu'il en soit, ces Egaux avaient seuls les droits du citoyen; seuls +ils composaient l'assemblee; ils formaient seuls ce qu'on appelait a +Sparte _le peuple_. De cette classe sortaient par voie d'election les +senateurs, a qui la constitution donnait une bien grande autorite, puisque +Demosthenes dit que le jour ou un homme entre au Senat, il devient un +despote pour la foule. [14] Ce Senat, dont les rois etaient de simples +membres, gouvernait l'Etat suivant le procede habituel des corps +aristocratiques; des magistrats annuels dont l'election lui appartenait +indirectement exercaient en son nom une autorite absolue. Sparte avait +ainsi un regime republicain; elle avait meme tous les dehors de la +democratie, des rois-pretres, des magistrats annuels, un Senat deliberant, +une assemblee du peuple. Mais ce peuple n'etait que la reunion de deux ou +trois centaines d'hommes. + +Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'etablissement des ephores, le +gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composee de quelques riches, +faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et meme +sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son energie, par son +habilete, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois morales, +elle sut garder le pouvoir pendant cinq siecles. Mais elle suscita de +cruelles haines et eut a reprimer, un grand nombre d'insurrections. + +Nous n'avons pas a parler des complots des Hilotes. Tous ceux des +Spartiates ne nous sont pas connus; le gouvernement etait trop habile pour +ne pas chercher a en etouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant +quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui +fonderent Tarente etaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le +gouvernement. Une indiscretion du poete Tyrtee fit connaitre a la Grece +que pendant les guerres de Messenie un parti avait conspire pour obtenir +le partage des terres. + +Ce qui sauvait Sparte, c'etait la division extreme qu'elle savait mettre +entre les classes inferieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les +Laconiens; les Mothaces meprisaient les Neodamodes. Nulle coalition +n'etait possible, et l'aristocratie, grace a son education militaire et a +l'etroite union de ses membres, etait toujours assez forte pour tenir tete +a chacune des classes ennemies. + +Les rois essayerent ce qu'aucune classe ne pouvait realiser. Tous ceux +d'entre eux qui aspirerent a sortir de l'etat d'inferiorite ou +l'aristocratie les tenait, chercherent un appui chez les hommes de +condition inferieure. Pendant la guerre medique, Pausanias forma le projet +de relever a la fois la royaute et les basses classes, en renversant +l'oligarchie. Les Spartiates le firent perir, l'accusant d'avoir noue des +relations avec le roi de Perse; son vrai crime etait plutot d'avoir eu la +pensee d'affranchir les Hilotes. [15] On peut compter dans l'histoire +combien sont nombreux les rois qui furent exiles par les ephores; la cause +de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit: " Les rois de +Sparte, pour tenir tete aux ephores et au Senat, se faisaient +demagogues. " [16] + +En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique. +Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas a la classe des Egaux, etait le +chef des conjures. Quand il voulait affilier un homme au complot, il le +menait sur la place publique, et lui faisait compter les citoyens; en y +comprenant les rois, les ephores, les senateurs, on arrivait au chiffre +d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors: " Ces gens-la sont nos +ennemis; tous les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre +de plus de quatre mille, sont nos allies. " Il ajoutait: " Quand tu +rencontres dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un +maitre; tous les autres hommes sont des amis. " Hilotes, Laconiens, +Neodamodes, [Grec: hypomeiones], tous etaient associes, cette fois, et +etaient les complices de Cinadon; " car tous, dit l'historien, avaient une +telle haine pour leurs maitres qu'il n'y en avait pas un seul parmi eux +qui n'avouat qu'il lui serait agreable de les devorer tout crus. " Mais le +gouvernement de Sparte etait admirablement servi: il n'y avait pas pour +lui de secret. Les ephores pretendirent que les entrailles des victimes +leur avaient revele le complot. On ne laissa pas aux conjures le temps +d'agir: on mit la main sur eux, et on les fit perir secretement. +L'oligarchie fut encore une fois sauvee. [17] + +A la faveur de ce gouvernement, l'inegalite alla grandissant toujours. La +guerre du Peloponese et les expeditions en Asie avaient fait affluer +l'argent a Sparte; mais il s'y etait repandu d'une maniere fort inegale, +et n'avait enrichi que ceux qui etaient deja riches. En meme temps, la +petite propriete disparut. Le nombre des proprietaires, qui etait encore +de mille au temps d'Aristote, etait reduit a cent, un siecle apres lui. +[18] Le sol etait tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait +ni industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les +riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une +part etaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le tres-grand +nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous presente, dans la vie +d'Agis et dans celle de Cleomene, un tableau de la societe Spartiate; on y +voit un amour effrene de la richesse, tout mis au-dessous d'elle; chez +quelques-uns le luxe, la mollesse, le desir d'augmenter sans fin leur +fortune; hors de la, rien qu'une tourbe miserable, indigente, sans droits +politiques, sans aucune valeur dans la cite, envieuse, haineuse, et qu'un +tel etat social condamnait a desirer une revolution. + +Quand l'oligarchie eut ainsi pousse les choses aux dernieres limites du +possible, il fallut bien que la revolution s'accomplit, et que la +democratie, arretee et contenue si longtemps, brisat a la fin ses digues. +On devine bien aussi qu'apres une si longue compression la democratie ne +devait pas s'arreter a des reformes politiques, mais qu'elle devait +arriver du premier coup aux reformes sociales. + +Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'etaient plus, en y +comprenant toutes les classes diverses, que sept cents), et l'affaissement +des caracteres, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal +des changements ne vint pas des classes inferieures. Il vint d'un roi. +Agis essaya d'accomplir cette inevitable revolution par des moyens legaux: +ce qui augmenta pour lui les difficultes de l'entreprise. Il presenta au +Senat, c'est-a-dire aux riches eux-memes, deux projets de loi pour +l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'etre +trop surpris que le Senat n'ait pas rejete ces propositions; Agis avait +peut-etre pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptees. Mais, les lois +une fois votees, restait a les mettre a execution; or ces reformes sont +toujours tellement difficiles a accomplir que les plus hardis y echouent. +Agis, arrete court par la resistance des ephores, fut contraint de sortir +de la legalite: il deposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre +autorite; puis il arma ses partisans et etablit, durant une annee, un +regime de terreur. Pendant ce temps-la il put appliquer la loi sur les +dettes et faire bruler tous les titres de creance sur la place publique. +Mais il n'eut pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis +hesita sur ce point et s'il fut effraye de son oeuvre, ou si l'oligarchie +repandit contre lui d'habiles accusations; toujours est-il que le peuple +se detacha de lui et le laissa tomber. Les ephores l'egorgerent, et le +gouvernement aristocratique fut retabli. + +Cleomene reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de +scrupules. Il commenca par massacrer les ephores, supprima hardiment cette +magistrature, qui etait odieuse aux rois et au parti populaire, et +proscrivit les riches. Apres ce coup d'Etat, il opera la revolution, +decreta le partage des terres, et donna le droit de cite a quatre mille +Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cleomene n'avouaient +qu'ils faisaient une revolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom +du vieux legislateur Lycurgue, pretendaient ramener Sparte aux antiques +coutumes. Assurement la constitution de Cleomene en etait fort eloignee. +Le roi etait veritablement un maitre absolu; aucune autorite ne lui +faisait contre-poids; il regnait a la facon des tyrans qu'il y avait alors +dans la plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait +d'avoir obtenu des terres, paraissait se soucier fort peu des libertes +politiques. Cette situation ne dura pas longtemps. Cleomene voulut etendre +le regime democratique a tout le Peloponese, ou Aratus, precisement a +cette epoque, travaillait a etablir un regime de liberte et de sage +aristocratie. Dans toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de +Cleomene, esperant obtenir, comme a Sparte, une abolition des dettes et un +partage des terres. C'est cette insurrection imprevue des basses classes +qui obligea Aratus a changer tous ses plans; il crut pouvoir compter sur +la Macedoine, dont le roi Antigone Doson avait alors pour politique de +combattre partout les tyrans et le parti populaire, et il l'introduisit +dans le Peloponese. Antigone et les Acheens vainquirent Cleomene a +Sellasie. La democratie spartiate fut encore une fois abattue, et les +Macedoniens retablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant Jesus- +Christ). + +Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles; +une annee, trois ephores qui etaient favorables au parti populaire, +massacrerent leurs deux collegues: l'annee suivante, les cinq ephores +appartenaient au parti oligarchique; le peuple prit les armes et les +egorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois; le peuple voulut en +avoir; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce +qui ne s'etait jamais vu a Sparte. Ce roi nomme Lycurgue fut deux fois +renverse du trone, une premiere fois par le peuple, parce qu'il refusait +de partager les terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on +le soupconnait de vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit; +mais apres lui on voit a Sparte un tyran, Machanidas; preuve certaine que +le parti populaire avait pris le dessus. + +Philopemen qui, a la tete de la ligue acheenne, faisait partout la guerre +aux tyrans democrates, vainquit et tua Machanidas. La democratie Spartiate +adopta aussitot un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cite a +tous les hommes libres, elevant les Laconiens eux-memes au rang des +Spartiates; il alla jusqu'a affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des +tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les +riches; " il proscrivit ou fit perir ceux que leur richesse elevait au- +dessus des autres ". + +Cette nouvelle Sparte democratique ne manqua pas de grandeur; Nabis mit +dans la Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il +assujettit a Sparte la Messenie, une partie de l'Arcadie, l'Elide. Il +s'empara d'Argos. Il forma une marine, ce qui etait bien eloigne des +anciennes traditions de l'aristocratie spartiate; avec sa flotte il domina +sur toutes les iles qui entourent le Peloponese, et etendit son influence +jusque sur la Crete. Partout il soulevait la democratie; maitre d'Argos, +son premier soin fut de confisquer les biens des riches, d'abolir les +dettes, et de partager les terres. On peut voir dans Polybe combien la +ligue acheenne avait de haine pour ce tyran democrate. Elle determina +Flamininus a lui faire la guerre au nom de Rome. Dix mille Laconiens, sans +compter les mercenaires, prirent les armes pour defendre Nabis. Apres un +echec, il voulait faire la paix; le peuple s'y refusa; tant la cause du +tyran etait celle de la democratie! Flamininus vainqueur lui enleva une +partie de ses forces, mais le laissa regner en Laconie, soit que +l'impossibilite de retablir l'ancien gouvernement fut trop evidente, soit +qu'il fut conforme a l'interet de Rome que quelques tyrans fissent contre- +poids a la ligue acheenne. Nabis fut assassine plus tard par un Eolien; +mais sa mort ne retablit pas l'oligarchie; les changements qu'il avait +accomplis dans l'etat social, furent maintenus apres lui, et Rome elle- +meme se refusa a remettre Sparte dans son ancienne situation. + + +NOTES + +[1] Thucydide, I, 18. + +[2] Thucydide, V, 68. + +[3] Voy. plus haut, p. 284. + +[4] Aristote, _Politique_, II, 6, 10 et 11. + +[5] Myron de Priene, dans Athenee, VI. + +[6] Theopompe, dans Athenee, VI. + +[7] Athenee, VI, 102. Plutarque, _Cleomene_, 8. Elien, XII, 43. + +[8] Aristote, _Politique_, VIII, 6 (V, 6). Xenophon, _Helleniques_, V, 3, +9. + +[9] Xenophon, _Helleniques_, III, 3, 6. + +[10] Xenophon, _Helleniques_, III, 3, 5. + +[11] Xenophon, _Gouv. de Laced._, 10. + +[12] Demosthenes, _in Leptin._, 107. + +[13] [Grec: Ha philochraematia Spartan eloi]: c'etait deja un proverbe en +Grece au temps d'Aristote. Zenobius. II, 24. Aristote, _Politique_, VIII, +6, 7 (V, 6). + +[14] Demosthenes, _in Leptin._, 107. Xenophon, _Gouv. de Laced._, 10. + +[15] Aristote, _Politique_, VIII, 1 (V, 1). Thucydide I, 13, 2. + +[16] Aristote, _Politique_, II, 6, 14. + +[17] Xenophon, _Helleniques_, III, 3. + +[18] Plutarque, _Agis_, 5. + + + + +LIVRE V. + +LE REGIME MUNICIPAL DISPARAIT. + + + + +CHAPITRE PREMIER + +NOUVELLES CROYANCES; LA PHILOSOPHIE CHANGE LES REGLES DE LA POLITIQUE. + + +On a vu dans ce qui precede comment le regime municipal s'etait constitue +chez les anciens. Une religion tres-antique avait fonde d'abord la +famille, puis la cite; elle avait etabli d'abord le droit domestique et le +gouvernement de la _gens_, ensuite les lois civiles et le gouvernement +municipal. L'Etat etait etroitement lie a la religion; il venait d'elle et +se confondait avec elle. C'est pour cela que, dans la cite primitive, +toutes les institutions politiques avaient ete des institutions +religieuses, les fetes des ceremonies du culte, les lois des formules +sacrees, les rois et les magistrats des pretres. C'est pour cela encore +que la liberte individuelle avait ete inconnue, et que l'homme n'avait pas +pu soustraire sa conscience elle-meme a l'omnipotence de la cite. C'est +pour cela enfin que l'Etat etait reste borne aux limites d'une ville, et +n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux lui avaient +tracee a l'origine. Chaque cite avait non-seulement son independance +politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le droit, le +gouvernement, tout etait municipal. La cite etait la seule force vive; +rien au-dessus, rien au-dessous; ni unite nationale ni liberte +individuelle. + +Il nous reste a dire comment ce regime a disparu, c'est-a-dire comment, le +principe de l'association humaine etant change, le gouvernement, la +religion, le droit ont depouille ce caractere municipal qu'ils avaient eu +dans l'antiquite. + +La ruine du regime politique que la Grece et l'Italie avaient cree, peut +se rapporter a deux causes principales. L'une appartient a l'ordre des +faits moraux et intellectuels, l'autre a l'ordre des faits materiels; la +premiere est la transformation des croyances, la seconde est la conquete +romaine. Ces deux grands faits sont du meme temps; ils se sont developpes +et accomplis ensemble pendant la serie de six siecles qui precede notre +ere. + +La religion primitive, dont les symboles etaient la pierre immobile du +foyer et le tombeau des ancetres, religion qui avait constitue la famille +antique et organise ensuite la cite, s'altera avec le temps et vieillit. +L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On +commenca a avoir l'idee de la nature immaterielle; la notion de l'ame +humaine se precisa, et presque en meme temps celle d'une intelligence +divine surgit dans les esprits. + +Que dut-on penser alors des divinites du premier age, de ces morts qui +vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient ete des hommes, +de ces ancetres sacres qu'il fallait continuer a nourrir d'aliments? Une +telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'etaient plus au +niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces prejuges, si grossiers +qu'ils fussent, ne furent pas aisement arraches de l'esprit du vulgaire: +ils y regnerent longtemps encore; mais des le cinquieme siecle avant notre +ere, les hommes qui reflechissaient s'etaient affranchis de ces erreurs. +Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient a l'aneantissement, +les autres a une seconde existence toute spirituelle dans un monde des +ames; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vecut dans la +tombe, se nourrissant d'offrandes. On commencait aussi a se faire une idee +trop haute du divin pour qu'on put persister a croire que les morts +fussent des dieux. On se figurait, au contraire, l'ame humaine allant +chercher dans les champs Elysees sa recompense ou allant payer la peine de +ses fautes; et par un notable progres, on ne divinisait plus parmi les +hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au- +dessus de l'humanite. + +L'idee de la divinite se transformait peu a peu, par l'effet naturel de la +puissance plus grande de l'esprit. Cette idee, que l'homme avait d'abord +appliquee a la force invisible qu'il sentait en lui-meme, il la transporta +aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature, +en attendant qu'il s'elevat jusqu'a la conception d'un etre qui fut en +dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Heros +perdirent l'adoration de tout ce qui pensait. + +Quant au foyer, qui ne parait avoir eu de sens qu'autant qu'il se +rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua a +avoir dans la maison un foyer domestique, a le saluer, a l'adorer, a lui +offrir la libation; mais ce n'etait plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune +foi ne vivifiait plus. + +Le foyer des villes ou prytanee fut entraine insensiblement dans le +discredit ou tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il +signifiait; on avait oublie que le feu toujours vivant du prytanee +representait la vie invisible des ancetres, des fondateurs, des Heros +nationaux. On continuait a entretenir ce feu, a faire les repas publics, a +chanter les vieux hymnes: vaines ceremonies, dont on n'osait pas se +debarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens. + +Meme les divinites de la nature, qu'on avait associees aux foyers, +changerent de caractere. Apres avoir commence par etre des divinites +domestiques, apres etre devenues des divinites de cite, elles se +transformerent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les etres +differents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'etre +qu'un seul et meme etre; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut +embarrasse de la multitude des divinites, et il sentit le besoin d'en +reduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun a +une famille ou a une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain +et veillaient sur l'univers. Les poetes allaient de ville en ville et +enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cite, des chants +nouveaux ou il n'etait parle ni des dieux Lares ni des divinites poliades, +et ou se disaient les legendes des grands dieux de la terre et du ciel; et +le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour +cette poesie nouvelle, qui n'etait pas fille de la religion, mais de l'art +et de l'imagination libre. En meme temps, quelques grands sanctuaires, +comme ceux de Delphes et de Delos, attiraient les hommes et leur faisaient +oublier les cultes locaux. Les Mysteres et la doctrine qu'ils contenaient, +les habituaient a dedaigner la religion vide et insignifiante de la cite. + +Ainsi une revolution intellectuelle s'opera lentement et obscurement. Les +pretres memes ne lui opposaient pas de resistance; car des que les +sacrifices continuaient a etre accomplis aux jours marques, il leur +semblait que l'ancienne religion etait sauve; les idees pouvaient changer +et la foi perir, pourvu que les rites ne recussent aucune atteinte. Il +arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiees, les croyances +se transformerent, et que la religion domestique et municipale perdit tout +empire sur les ames. + +Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les regles de la +vieille politique. Il etait impossible de toucher aux opinions des hommes +sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement. +Pythagore, ayant la conception vague de l'Etre supreme, dedaigna les +cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetat les vieux modes de +gouvernement et essayat de fonder une societe nouvelle. + +Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui regne sur tous les hommes et +sur tous les etres. En s'ecartant des croyances anciennes, il s'eloigna +aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du +prytanee, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen; il +fuyait les assemblees et ne voulait pas etre magistrat. Sa doctrine +portait atteinte a la cite; les Atheniens le frapperent d'une sentence de +mort. + +Les Sophiates vinrent ensuite et ils exercerent plus d'action que ces deux +grands esprits. C'etaient des hommes ardents a combattre les vieilles +erreurs. Dans la lutte qu'ils engagerent contre tout ce qui tenait au +passe, ils ne menagerent pas plus les institutions de la cite que les +prejuges de la religion. Ils examinerent et discuterent hardiment les lois +qui regissaient encore l'Etat et la famille. Ils allaient de ville en +ville, prechant des principes nouveaux, enseignant non pas precisement +l'indifference au juste et a l'injuste, mais une nouvelle justice, moins +etroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle, +et degagee des formules des ages anterieurs. Ce fut une entreprise hardie, +qui souleva une tempete de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir +ni religion, ni morale, ni patriotisme. La verite est que sur toutes ces +choses ils n'avaient pas une doctrine bien arretee, et qu'ils croyaient +avoir assez fait quand ils avaient combattu des prejuges. Ils remuaient, +comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait ete immobile. Ils placaient la +regle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience +humaine, et non pas dans les coutumes des ancetres, dans l'immuable +tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un Etat, il ne +suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrees, mais qu'il +fallait persuader les hommes et agir sur des volontes libres. A la +connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et +de parler, la dialectique et la rhetorique. Leurs adversaires avaient pour +eux la tradition; eux, ils eurent l'eloquence et l'esprit. + +Une fois que la reflexion eut ete ainsi eveillee, l'homme ne voulut plus +croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner +sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles +lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la +bouche d'un sophiste ces belles paroles: " Vous tous qui etes ici, je vous +regarde comme parents entre vous. La nature, a defaut de la loi, vous a +faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence a la +nature en bien des occasions. " Opposer ainsi la nature a la loi et a la +coutume, c'etait s'attaquer au fondement meme de la politique ancienne. En +vain les Atheniens chasserent Protagonas et brulerent ses ecrits; le coup +etait porte le resultat de l'enseignement des Sophistes avait ete immense. +L'autorite des institutions disparaissait avec l'autorite des dieux +nationaux, et l'habitude du libre examen s'etablissait dans les maisons et +sur la place publique. + +Socrate, tout an reprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de +douter, etait pourtant de leur ecole. Comme eux, il repoussait l'empire de +la tradition, et croyait que les regles de la conduite etaient gravees +dans la conscience humaine. Il ne differait d'eux qu'en ce qu'il etudiait +cette conscience religieusement et avec le ferme desir d'y trouver +l'obligation d'etre juste et de faire le bien. Il mettait la verite au- +dessus de la coutume, la justice au dessus de la loi. Il degageait la +morale de la religion; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un +arret des anciens dieux; il montra que le principe du devoir est dans +l'ame de l'homme. En tout cela, qu'il le voulut ou non, il faisait la +guerre aux cultes de la cite. En vain prenait-il soin d'assister a toutes +les fetes et de prendre part aux sacrifices; ses croyances et ses paroles +dementaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui etait le +contraire de la religion de la cite. On l'accusa avec verite " de ne pas +adorer les dieux que l'Etat adorait ". On le fit perir pour avoir attaque +les coutumes et les croyances des ancetres, ou, comme on disait, pour +avoir corrompu la generation presente. L'impopularite de Socrate et les +violentes coleres de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux +habitudes religieuses de cette societe athenienne, ou il y avait tant de +pretres, et ou ils etaient si puissants. Mais la revolution que les +Sophistes avaient commencee, et que Socrate avait reprise avec plus de +mesure, ne fut pas arretee par la mort d'un vieillard. La societe grecque +s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances +et des vieilles institutions. + +Apres lui, les philosophes discuterent en toute liberte les principes et +les regles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthenes, +Speusippe, Aristote, Theophraste et beaucoup d'autres, ecrivirent des +traites sur la politique. On chercha, on examina; les grands problemes de +l'organisation de l'Etat, de l'autorite et de l'obeissance, des +obligations et des droits, se poserent a tous les esprits. + +Sans doute la pensee ne peut pas se degager aisement des liens que lui a +faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des +vieilles idees. L'Etat qu'il imagine, c'est encore la cite antique; il est +etroit; il ne doit contenir que 5,000 membres. Le gouvernement y est +encore regle par les anciens principes; la liberte y est inconnue; le but +que le legislateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que +la surete et la grandeur de l'association. La famille meme est presque +etouffee, pour qu'elle ne fasse pas concurrence a la cite; l'Etat seul est +proprietaire; seul il est libre; seul il a une volonte; seul il a une +religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit perir. +Pourtant au milieu de tout cela, les idees nouvelles se font jour. Platon +proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la regle de la morale +et de la politique est en nous-memes, que la tradition n'est rien, que +c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes +qu'autant qu'elles sont conformes a la nature humaine. + +Ces idees sont encore plus precises chez Aristote. " La loi, dit-il, c'est +la raison. " Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme +a la coutume des peres, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'a mesure +que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de cote le +respect des ancetres: " Nos premiers peres, dit-il, qu'ils soient nes du +sein de la terre ou qu'ils aient survecu a quelque deluge, ressemblaient, +suivant toute apparence, a ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de +plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une evidente absurdite a s'en +tenir a l'opinion de ces gens-la. " Aristote, comme tous les philosophes, +meconnaissait absolument l'origine religieuse de la societe humaine; il ne +parle pas des prytanees; il ignore que ces cultes locaux aient ete le +fondement de l'Etat. " L'Etat, dit-il, n'est pas autre chose qu'une +association d'etres egaux recherchant en commun une existence heureuse et +facile. " Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des societes, +et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois +sociales et l'idee de patrie. [1] + +L'ecole cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-meme. Diogene se +vantait de n'avoir droit de cite nulle part, et Crates disait que sa +patrie a lui c'etait le mepris de l'opinion des autres. Les cyniques +ajoutaient cette verite alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de +l'univers et que la patrie n'est pas l'etroite enceinte d'une ville. Ils +consideraient le patriotisme municipal comme un prejuge, et supprimaient +du nombre des sentiments l'amour de la cite. + +Par degout ou par dedain, les philosophes s'eloignaient de plus en plus +des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du +citoyen; Platon avait essaye de travailler pour l'Etat en le reformant. +Aristote, deja plus indifferent, se borna au role d'observateur et fit de +l'Etat un objet d'etudes scientifiques. Les epicuriens laisserent de cote +les affaires publiques. " N'y mettez pas la main, disait Epicure, a moins +que quelque puissance superieure ne vous y contraigne. " Les cyniques ne +voulaient meme pas etre citoyens. + +Les stoiciens revinrent a la politique. Zenon, Cleanthe, Chrysippe +ecrivirent de nombreux traites sur le gouvernement des Etats. Mais leurs +principes etaient fort eloignes de la vieille politique municipale. Voici +en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient +leurs ecrits. " Zenon, dans son traite sur le gouvernement, s'est propose +de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel deme ou de +telle ville, separes les uns des autres par un droit particulier et des +lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des +concitoyens, comme si nous appartenions tous au meme deme et a la meme +cite. " [2] On voit par la quel chemin les idees avaient parcouru de +Socrate a Zenon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il +pouvait, les dieux de l'Etat. Platon ne concevait pas encore d'autre +gouvernement que celui d'une cite. Zenon passe par-dessus ces etroites +limites de l'association humaine. Il dedaigne les divisions que la +religion des vieux ages a etablies. Comme il concoit le Dieu de l'univers, +il a aussi l'idee d'un Etat ou entrerait le genre humain tout entier. [3] + +Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoicisme, en elargissant +l'association humaine, emancipe l'individu. Comme il repousse la religion +de la cite, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que +la personne humaine soit sacrifiee a l'Etat. Il distingue et separe +nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins +la conscience. Il dit a l'homme qu'il doit se renfermer en lui-meme, +trouver en lui le devoir, la vertu, la recompense. Il ne lui defend pas de +s'occuper des affaires publiques; il l'y invite meme, mais en +l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son +amelioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa +conscience doit rester independante. Grand principe, que la cite antique +avait toujours meconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des regles +les plus saintes de la politique. + +On commence alors a comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs +envers l'Etat, d'autres vertus que les vertus civiques. L'ame s'attache a +d'autres objets qu'a la patrie. La cite ancienne avait ete si puissante et +si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de +toutes ses vertus; elle avait ete la regle du beau et du bien, et il n'y +avait eu d'heroisme que pour elle. Mais voici que Zenon enseigne a l'homme +qu'il a une dignite, non de citoyen, mais d'homme; qu'outre ses devoirs +envers la loi, il en a envers lui-meme, et que le supreme merite n'est pas +de vivre ou de mourir pour l'Etat, mais d'etre vertueux et de plaire a la +divinite. Vertus un peu egoistes et qui laisserent tomber l'independance +nationale et la liberte, mais par lesquelles l'individu grandit. Les +vertus publiques allerent deperissant, mais les vertus personnelles se +degagerent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord a lutter, +soit contre la corruption generale, soit contre le despotisme. Mais elles +s'enracinerent peu a peu dans l'humanite; a la longue elles devinrent une +puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien +que les regles de la politique fussent modifiees pour qu'une place libre +leur fut faite. + +Ainsi se transformerent peu a peu les croyances; la religion municipale, +fondement de la cite, s'eteignit; le regime municipal, tel que les anciens +l'avaient concu, dut tomber avec elle. On se detachait insensiblement de +ces regles rigoureuses et de ces formes etroites du gouvernement. Des +idees plus hautes sollicitaient les hommes a former des societes plus +grandes. On etait entraine vers l'unite; ce fut l'aspiration generale des +deux siecles qui precederent notre ere. Il est vrai que les fruits que +portent ces revolutions de l'intelligence, sont tres-lents a murir. Mais +nous allons voir, en etudiant la conquete romaine, que les evenements +marchaient dans le meme sens que les idees, qu'ils tendaient comme elles a +la ruine du vieux regime municipal, et qu'ils preparaient de nouveaux +modes de gouvernement. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4). + +[2] Pseudo-Plutarque, _Fortune d'Alexandre_, 1. + +[3] L'idee de la cite universelle est exprimee par Seneque, _ad Mareiam_, +4; _De tranquillitate_, 14; par Plutarque, _De exsilio_; par Marc-Aurele: +" Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie; comme homme, le monde. " + + + + +CHAPITRE II. + +LA CONQUETE ROMAINE. + + +Il parait, au premier abord, bien surprenant que parmi les mille cites de +la Grece et de l'Italie il s'en soit trouve une qui ait ete capable +d'assujettir toutes les autres. Ce grand evenement est pourtant explicable +par les causes ordinaires qui determinent la marche des affaires humaines. +La sagesse de Rome a consiste, comme toute sagesse, a profiter des +circonstances favorables qu'elle rencontrait. + +On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquete romaine deux periodes. +L'une concorde avec le temps ou le vieil esprit municipal avait encore +beaucoup de force; c'est alors que Rome eut a surmonter le plus +d'obstacles. La seconde appartient au temps ou l'esprit municipal etait +fort affaibli; la conquete devint alors facile et s'accomplit rapidement. + + _1 Quelques mots sur les origines et la population de Rome_. + +Les origines de Rome et la composition de son peuple sont dignes de +remarque. Elles expliquent le caractere particulier de sa politique et le +role exceptionnel qui lui fut devolu, des le commencement, au milieu des +autres cites. + +La race romaine etait etrangement melee. Le fond principal etait latin et +originaire d'Albe; mais ces Albains eux-memes, suivant des traditions +qu'aucune critique ne nous autorise a rejeter, se composaient de deux +populations associees et non confondues: l'une etait la race aborigene, +veritables Latins; l'autre etait d'origine etrangere, et on la disait +venue de Troie, avec Enee, le pretre-fondateur; elle etait peu nombreuse, +suivant toute apparence, mais elle etait considerable par le culte et les +institutions qu'elle avait apportes avec elle. [1] + +Ces Albains, melange de deux races, fonderent Rome en un endroit ou +s'elevait deja une autre ville, Pallantium, fondee par des Grecs. Or, la +population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du +culte grec s'y conserverent. [2] Il y avait aussi, a l'endroit ou fut plus +tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir ete fondee par Hercule, et +dont les familles se perpetuerent distinctes du reste de la population +romaine, pendant toute la duree de la republique. [3] + +Ainsi, a Rome toutes les races s'associent et se melent: il y a des +Latins, des Troyens, des Grecs; il y aura bientot des Sabins et des +Etrusques. Voyez les diverses collines: le Palatin est la ville latine, +apres avoir ete la ville d'Evandre; le Capitolin, apres avoir ete la +demeure des compagnons d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius. +Le Quirinal recoit son nom des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus. +Le Coelius parait avoir ete habite des l'origine par des Etrusques. [4] +Rome ne semblait pas une seule ville; elle semblait une confederation de +plusieurs villes, dont chacune se rattachait par son origine a une autre +confederation. Elle etait le centre ou Latins, Etrusques, Sabelliens et +Grecs se rencontraient. + +Son premier roi fut un Latin; le second un Sabin; le cinquieme etait, dit- +on, fils d'un Grec; le sixieme fut un Etrusque. + +Sa langue etait un compose des elements les plus divers; le latin y +dominait; mais les racines sabelliennes y etaient nombreuses, et on y +trouvait plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de +l'Italie centrale. Quant a son nom meme, on ne savait pas a quelle langue +il appartenait. Suivant les uns, Rome etait un mot troyen; suivant +d'autres, un mot grec; il y a des raisons de le croire latin, mais +quelques anciens le croyaient etrusque. + +Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversite +d'origine. Au temps d'Auguste, il y avait encore une cinquantaine de +familles qui, en remontant la serie de leurs ancetres, arrivaient a des +compagnons d'Enee. [5] D'autres se disaient issues des Arcadiens +d'Evandre, et depuis un temps immemorial, les hommes de ces familles +portaient sur leur chaussure, comme signe distinctif, un petit croissant +d'argent. [6] Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on +appelait les compagnons d'Hercule, et leur descendance etait prouvee par +le culte hereditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius +etaient venus d'Albe apres la conquete de cette ville. Beaucoup de +familles joignaient a leur nom un surnom qui rappelait leur origine +etrangere; il y avait ainsi les Sulpicius Camerinus, les Cominius +Auruncus, les Sicinius Sabinus, les Claudius Regillensis, les Aquillius +Tuscus. La famille Nautia etait troyenne; les Aurelius etaient Sabins; les +Caecilius venaient de Preneste; les Octaviens etaient originaires de +Velitres. + +L'effet de ce melange des populations les plus diverses etait que Rome +avait des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle +pouvait se dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, etrusque +avec les Etrusques, et grecque avec les Grecs. + +Son culte national etait aussi un assemblage de plusieurs cultes, +infiniment divers, dont chacun la rattachait a l'un de ces peuples. Elle +avait les cultes grecs d'Evandre et d'Hercule, elle se vantait de posseder +le palladium troyen. Ses penates etaient dans la ville latine de Lavinium: +elle adopta des l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu +sabin, Quirinus, s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa a +Romulus, son fondateur. Elle avait aussi les dieux des Etrusques, et leurs +fetes, et leur augurat, et jusqu'a leurs insignes sacerdotaux. + +Dans un temps ou nul n'avait le droit d'assister aux fetes religieuses +d'une nation, s'il n'appartenait a cette nation par la naissance, le +Romain avait cet avantage incomparable de pouvoir prendre part aux feries +latines, aux fetes sabines, aux fetes etrusques et aux jeux olympiques. +[7] Or, la religion etait un lien puissant. Quand deux villes avaient un +culte commun, elles se disaient parentes; elles devaient se regarder comme +alliees, et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquite, +d'autre union que celle que la religion etablissait. Aussi Rome +conservait-elle avec grand soin tout ce qui pouvait servir de temoignage +de cette precieuse parente avec les autres nations. Aux Latins, elle +presentait ses traditions sur Romulus; aux Sabins, sa legende de Tarpeia +et de Tatius; elle alleguait aux Grecs les vieux hymnes qu'elle possedait +en l'honneur de la mere d'Evandre, hymnes qu'elle ne comprenait plus, mais +qu'elle persistait a chanter. Elle gardait aussi avec la plus grande +attention le souvenir d'Enee; car, si par Evandre elle pouvait se dire +parente des Peloponesiens, [8] par Enee elle l'etait de plus de trente +villes [9] repandues en Italie, en Sicile, en Grece, en Thrace et en Asie +Mineure, toutes ayant eu Enee pour fondateur ou etant colonies de villes +fondees par lui, toutes ayant, par consequent, un culte commun avec Rome. +On peut voir dans les guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en +Grece contre Philippe, quel parti elle tira de cette antique parente. + +La population romaine etait donc un melange de plusieurs races, son culte +un assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de +plusieurs foyers. Elle etait presque la seule cite que sa religion +municipale n'isolat pas de toutes les autres. Elle touchait a toute +l'Italie, a toute la Grece. Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne +put admettre a son foyer. + + +_2 Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jesus-Christ)._ + +Pendant les siecles ou la religion municipale etait partout en vigueur, +Rome regla sa politique sur elle. + +On dit que le premier acte de la nouvelle cite fut d'enlever quelques +femmes sabines: legende qui parait bien invraisemblable, si l'on songe a +la saintete du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que +la religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cites +differentes, a moins que ces deux cites n'eussent un lien d'origine ou un +culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe, +d'ou ils etaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres +voisins, les Sabins. Ce que Romulus voulut conquerir tout d'abord, ce +n'etaient pas quelques femmes, c'etait le droit de mariage, c'est-a-dire +le droit de contracter des relations regulieres avec la population sabine. +Pour cela, il lui fallait etablir entre elle et lui un lien religieux; il +adopta donc le culte du dieu sabin Consus et en celebra la fete. [10] La +tradition ajoute que pendant cette fete il enleva les femmes; s'il avait +fait ainsi, les mariages n'auraient pas pu etre celebres suivant les +rites, puisque le premier acte et le plus necessaire du mariage etait la +_traditio in manum_, c'est-a-dire le don de la fille par le pere; Romulus +aurait manque son but. Mais la presence des Sabins et de leurs familles a +la ceremonie religieuse et leur participation au sacrifice etablissaient +entre les deux peuples un lien tel que le _connubium_ ne pouvait plus etre +refuse. Il n'etait pas besoin d'enlevement; la fete avait pour consequence +naturelle le droit de mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les +textes et les hymnes anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariees +suivant les rites les plus solennels, ce que confirment Plutarque et +Ciceron. Il est digne de remarquer que le premier effort des Romains ait +eu pour resultat de faire tomber les barrieres que la religion municipale +mettait entre eux et un peuple voisin. Il ne nous est pas parvenu de +legende analogue relativement a l'Etrurie; mais il parait bien certain que +Rome avait avec ce pays les memes relations qu'avec le Latium et la +Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par le sang a +tout ce qui etait autour d'elle. Elle tenait a avoir le _connubium_ avec +toutes les cites, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance +de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cites, ses +sujettes, l'eussent entre elles. [11] + +Rome entra ensuite dans la longue serie de ses guerres. La premiere fut +contre les Sabins de Tatius; elle se termina par une alliance religieuse +et politique entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre a +Albe; les historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle +en fut une colonie. C'est precisement parce qu'elle en etait une colonie, +qu'elle jugea necessaire de la detruire. Toute metropole, en effet, +exercait sur ses colonies une suprematie religieuse; or, la religion avait +alors tant d'empire que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait etre +qu'une cite dependante, et que ses destinees etaient a jamais arretees. + +Albe detruite, Rome ne se contenta pas de n'etre plus une colonie; elle +pretendit s'elever au rang de metropole, en heritant des droits et de la +suprematie religieuse qu'Albe avait exerces jusque-la sur ses trente +colonies du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la +presidence du sacrifice des feries latines. C'etait le moyen d'acquerir le +seul genre de superiorite et de domination que l'on concut en ce temps-la. + +Elle eleva chez elle un temple a Diana; elle obligea les Latins a venir y +faire des sacrifices; elle y attira meme les Sabins. [12] Par la elle +habitua les deux peuples a partager avec elle, sous sa presidence, les +fetes, les prieres, les chairs sacrees des victimes. Elle les reunit sous +sa suprematie religieuse. + +Rome est la seule cite qui ait su par la guerre augmenter sa population. +Elle eut une politique inconnue a tout le reste du monde greco-italien; +elle s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les +habitants des villes prises, et des vaincus fit peu a peu des Romains. En +meme temps elle envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette +maniere elle semait Rome partout; car ses colons, tout en formant des +cites distinctes au point de vue politique, conservaient avec la metropole +la communaute religieuse; or, c'etait assez pour qu'ils fussent contraints +de subordonner leur politique a la sienne, de lui obeir, et de l'aider +dans toutes ses guerres. + +Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait +a elle tous les cultes des cites voisines. Elle s'attachait autant a +conquerir les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veii, +d'un Jupiter de Preneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de +Lanuvium, d'une Venus des Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne +connaissons pas. [13] " Car c'etait l'usage a Rome, dit un ancien, [14] de +faire entrer chez elle les religions des villes vaincues; tantot elle les +repartissait parmi ses _gentes_, et tantot elle leur donnait place dans sa +religion nationale. " + +Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement d'habile politique, +de n'avoir pas impose leurs dieux aux peuples vaincus. Mais cela eut ete +absolument contraire a leurs idees et a celles de tous les anciens. Rome +conquerait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les siens. Elle +gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait meme a en augmenter le +nombre. Elle tenait a posseder plus de cultes et plus de dieux tutelaires +qu'aucune autre cite. + +Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux etaient, pour la plupart, pris +aux vaincus, Rome etait par eux en communion religieuse avec tous les +peuples. Les liens d'origine, la conquete du _connubium_, celle de la +presidence des feries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle +pretendait avoir de sacrifier a Olympie et a Delphes, etaient autant de +moyens par lesquels Rome preparait sa domination. Comme toutes les villes, +elle avait sa religion municipale, source de son patriotisme; mais elle +etait la seule ville qui fit servir cette religion a son agrandissement. +Tandis que, par la religion, les autres villes etaient isolees, Rome avait +l'adresse ou la bonne fortune de l'employer a tout attirer a elle et a +tout dominer. + + +_3 Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jesus-Christ)._ + +Pendant que Rome s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la +religion et les idees d'alors mettaient a sa disposition, une serie de +changements sociaux et politiques se deroulait dans toutes les cites et +dans Rome meme, transformant a la fois le gouvernement des hommes et leur +maniere de penser. Nous avons retrace plus haut cette revolution; ce qu'il +importe de remarquer ici, c'est qu'elle coincide avec le grand +developpement de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits +en meme temps, n'ont pas ete sans avoir quelque action l'un sur l'autre. +Les conquetes de Rome n'auraient pas ete si faciles, si le vieil esprit +municipal ne s'etait pas alors eteint partout; et l'on peut croire aussi +que le regime municipal ne serait pas tombe si tot, si la conquete romaine +ne lui avait pas porte le dernier coup. + +Au milieu des changements qui s'etaient produits, dans les institutions, +dans les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui- +meme avait change de nature, et c'est une des choses qui contribuerent le +plus aux grands progres de Rome. Nous avons dit plus haut quel etait ce +sentiment dans le premier age des cites. Il faisait partie de la religion; +on aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que +chez elle on trouvait un prytanee, un feu divin, des fetes, des prieres, +des hymnes, et parce que hors d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte. +Ce patriotisme etait de la foi et de la piete. Mais quand la domination +eut ete retiree a la caste sacerdotale, cette sorte de patriotisme +disparut avec toutes les vieilles croyances. L'amour de la cite ne perit +pas encore, mais il prit une forme nouvelle. + +On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux; on l'aima +seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la +securite qu'elle accordait a ses membres. Voyez dans l'oraison funebre que +Thucydide met dans la bouche de Pericles, quelles sont les raisons qui +font aimer Athenes: c'est que cette ville " veut que tous soient egaux +devant la loi "; c'est " qu'elle donne aux hommes la liberte et ouvre a +tous la voie, des honneurs; c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure +aux magistrats l'autorite, protege les faibles, donne a tous des +spectacles et des fetes qui sont l'education de l'ame ". Et l'orateur +termine en disant: " Voila pourquoi nos guerriers sont morts heroiquement +plutot que de se laisser ravir cette patrie; voila pourquoi ceux qui +survivent sont tout prets a souffrir et a se devouer pour elle. " L'homme +a donc encore des devoirs envers la cite; mais ces devoirs ne decoulent +plus du meme principe qu'autrefois. Il donne encore son sang et sa vie, +mais ce n'est plus pour defendre sa divinite nationale et le foyer de ses +peres; c'est pour defendre les institutions dont il jouit et les avantages +que la cite lui procure. + +Or, ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les memes effets que celui +des vieux ages. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanee, aux dieux +protecteurs, au sol sacre, mais seulement aux institutions et aux lois, et +que d'ailleurs celles-ci, dans l'etat d'instabilite ou toutes les cites se +trouverent alors, changeaient frequemment, le patriotisme devint un +sentiment variable et inconsistant qui dependit des circonstances et qui +fut sujet aux memes fluctuations que le gouvernement lui-meme. On n'aima +sa patrie qu'autant qu'on aimait le regime politique qui y prevalait +momentanement; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien +qui l'attachat a elle. + +Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et perit dans les ames. +L'opinion de chaque homme lui fut plus sacree que sa patrie, et le +triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la +gloire de sa cite. Chacun en vint a preferer a sa ville natale, s'il n'y +trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville ou il voyait +ces institutions en vigueur. On commenca alors a emigrer plus volontiers; +on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'etre exclu du prytanee et +d'etre prive de l'eau lustrale? On ne pensait plus guere aux dieux +protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement a se passer de la patrie. + +De la a s'armer contre elle, il n'y avait pas tres-loin. On s'allia a une +ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux +Argiens, l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc +mieux Sparte qu'Argos; l'autre preferait la democratie, et il aimait +Athenes. Ni l'un ni l'autre ne tenait tres-fort a l'independance de sa +cite, et ne repugnait beaucoup a se dire le sujet d'une autre ville, +pourvu que cette ville soutint sa faction dans Argos. On voit clairement +dans Thucydide et dans Xenophon que c'est cette disposition des esprits +qui engendra et fit durer la guerre du Peloponese. A Platee, les riches +etaient du parti de Thebes et de Lacedemone, les democrates etaient du +parti d'Athenes. A Corcyre, la faction populaire etait pour Athenes, +l'aristocratie pour Sparte. [15] Athenes avait des allies dans toutes les +villes du Peloponese, et Sparte en avait dans toutes les villes ioniennes. +Thucydide et Xenophon s'accordent a dire qu'il n'y avait pas une seule +cite ou le peuple ne fut favorable aux Atheniens et l'aristocratie aux +Spartiates. [16] Cette guerre represente un effort general que font les +Grecs pour etablir partout une meme constitution, avec l'hegemonie d'une +ville; mais les uns veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte, +les autres la democratie avec l'appui d'Athenes. Il en fut de meme au +temps de Philippe: le parti aristocratique, dans toutes les villes, appela +de ses voeux la domination de la Macedoine. Au temps de Philopemen, les +roles etaient intervertis, mais les sentiments restaient les memes: le +parti populaire acceptait l'empire de la Macedoine, et tout ce qui etait +pour l'aristocratie s'attachait a la ligue acheenne. Ainsi les voeux et +les affections des hommes n'avaient plus pour objet la cite. Il y avait +peu de Grecs qui ne fussent prets a sacrifier l'independance municipale, +pour avoir la constitution qu'ils preferaient. + +Quant aux hommes honnetes et scrupuleux, les dissensions perpetuelles dont +ils etaient temoins, leur donnaient le degout du regime municipal. Ils ne +pouvaient pas aimer une forme de societe ou il fallait se combattre tous +les jours, ou le pauvre et le riche etaient toujours en guerre, ou ils +voyaient alterner sans fin les violences populaires et les vengeances +aristocratiques. Ils voulaient echapper a un regime qui, apres avoir +produit une veritable grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et +des haines. On commencait a sentir la necessite de sortir du systeme +municipal et d'arriver a une autre forme de gouvernement que la cite. +Beaucoup d'hommes songeaient au moins a etablir au-dessus des cites une +sorte de pouvoir souverain qui veillat au maintien de l'ordre et qui +forcat ces petites societes turbulentes a vivre en paix. C'est ainsi que +Phocion, un bon citoyen, conseillait a ses compatriotes d'accepter +l'autorite de Philippe, et leur promettait a ce prix la concorde et la +securite. + +En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grece. Les +villes du Latium, de la Sabine, de l'Etrurie etaient troublees par les +memes revolutions et les memes luttes, et l'amour de la cite +disparaissait. Comme en Grece, chacun s'attachait volontiers a une ville +etrangere, pour faire prevaloir ses opinions ou ses interets dans la +sienne. + +Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya +partout l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliee. +Citons quelques exemples. La _gens_ Claudia quitta la Sabine parce que les +institutions romaines lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la +meme epoque, beaucoup de familles latines emigrerent a Rome, parce +qu'elles n'aimaient pas le regime democratique du Latium et que Rome +venait de retablir le regne du patriciat. [17] A Ardee, l'aristocratie et +la plebe etant en lutte, la plebe appela les Volsques a son aide, et +l'aristocratie livra la ville aux Romains. [18] L'Etrurie etait pleine de +dissensions; Veii avait renverse son gouvernement aristocratique; les +Romains l'attaquerent, et les autres villes etrusques, ou dominait encore +l'aristocratie sacerdotale, refuserent de secourir les Veiens. La legende +ajoute que dans cette guerre les Romains enleverent un aruspice veien et +se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire; cette +legende ne signifie-t-elle pas que les pretres etrusques ouvrirent la +ville aux Romains? + +Plus tard, lorsque Capoue se revolta contre Rome, on remarqua que les +chevaliers, c'est-a-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part a +cette insurrection. [19] En 313, les villes d'Ausona, de Sora, de +Minturne, de Vescia furent livrees aux Romains par le parti +aristocratique. [20] Lorsqu'on vit les Etrusques se coaliser contre Rome, +c'est que le gouvernement populaire s'etait etabli chez eux; une seule +ville, celle d'Arretium, refusa d'entrer dans cette coalition; c'est que +l'aristocratie prevalait encore dans Arretium. Quand Annibal etait en +Italie, toutes les villes etaient agitees; mais il ne s'agissait pas de +l'independance; dans chaque ville l'aristocratie etait pour Rome, et la +plebe pour les Carthaginois. [21] + +La maniere dont Rome etait gouvernee peut rendre compte de cette +preference constante que l'aristocratie avait pour elle. La serie des +revolutions s'y deroulait comme dans toutes les villes, mais plus +lentement. En 509, quand les cites latines avaient deja des tyrans, une +reaction patricienne avait reussi dans Rome. La democratie s'eleva +ensuite, mais a la longue, avec beaucoup de mesure et de temperament. Le +gouvernement romain fut donc plus longtemps aristocratique qu'aucun autre, +et put etre longtemps l'espoir du parti aristocratique. + +Il est vrai que la democratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors +meme, les procedes et ce qu'on pourrait appeler les artifices du +gouvernement resterent aristocratiques. Dans les comices par centuries les +voix etaient reparties d'apres la richesse. Il n'en etait pas tout a fait +autrement des comices par tribus; en droit, nulle distinction de richesse +n'y etait admise; en fait, la classe pauvre, etant enfermee dans les +quatre tribus urbaines, n'avait que quatre suffrages a opposer aux trente +et un de la classe des proprietaires. D'ailleurs, rien n'etait plus calme, +a l'ordinaire, que ces reunions; nul n'y parlait que le president ou celui +a qui il donnait la parole; on n'y ecoutait guere d'orateurs; on y +discutait peu; tout se reduisait, le plus souvent, a voter par oui ou par +non, et a compter les votes; cette derniere operation, etant fort +compliquee, demandait beaucoup de temps et beaucoup de calme. Il faut +ajouter a cela que le Senat n'etait pas renouvele tous les ans, comme dans +les cites democratiques de la Grece; il etait a vie, et se recrutait a peu +pres lui-meme; il etait veritablement un corps oligarchique. + +Les moeurs etaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les +senateurs avaient des places reservees au theatre. Les riches seuls +servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armee etaient en grande +partie reserves aux jeunes gens des grandes familles; Scipion n'avait pas +seize ans qu'il commandait deja un escadron. + +La domination de la classe riche se soutint a Rome plus longtemps que dans +aucune autre ville. Cela tient a deux causes. L'une est que l'on fit de +grandes conquetes, et que les profits en furent pour la classe qui etait +deja riche; toutes les terres enlevees aux vaincus furent possedees par +elle; elle s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les enormes +benefices de la perception des impots et de l'administration des +provinces. Ces familles, s'enrichissant ainsi a chaque generation, +devinrent demesurement opulentes, et chacune d'elles fut une puissance +vis-a-vis du peuple. L'autre cause etait que le Romain, meme le plus +pauvre, avait un respect inne pour la richesse. Alors que la vraie +clientele avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitee sous +la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes; et l'usage s'etablit que +les proletaires allassent chaque matin saluer les riches. + +Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue a Rome +comme dans toutes les cites. Mais elle ne commenca qu'au temps des +Gracques, c'est-a-dire apres que la conquete etait presque achevee. +D'ailleurs, cette lutte n'eut jamais a Rome le caractere de violence +qu'elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas tres +ardemment la richesse; il aida mollement les Gracques; il se refusa a +croire que ces reformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna +au moment decisif. Les lois agraires, si souvent presentees aux riches +comme une menace, laisserent toujours le peuple assez indifferent et ne +l'agiterent qu'a la surface. On voit bien qu'il ne souhaitait pas tres- +vivement de posseder des terres; d'ailleurs, si on lui offrait le partage +des terres publiques, c'est-a-dire du domaine de l'Etat, du moins il +n'avait pas la pensee de depouiller les riches de leurs proprietes. Moitie +par un respect invetere, et moitie par habitude de ne rien faire, il +aimait a vivre a cote et comme a l'ombre des riches. + +Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus +considerables des villes sujettes ou des allies. Tout ce qui etait riche +en Italie, arriva peu a peu a former la classe riche de Rome. Ce corps +grandit toujours en importance et fut maitre de l'Etat. Il exerca seul les +magistratures, parce qu'elles coutaient beaucoup a acheter; et il composa +seul le Senat, parce qu'il fallait un cens tres-eleve pour etre senateur. +Ainsi l'on vit se produire ce fait etrange, qu'en depit des lois qui +etaient democratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui +etait tout-puissant, souffrit qu'elle s'elevat au-dessus de lui et ne lui +fit jamais une veritable opposition. + +Rome etait donc, au troisieme et au second siecle avant notre ere, la +ville la plus aristocratiquement gouvernee qu'il y eut en Italie et en +Grece. Remarquons enfin que, si dans les affaires interieures le Senat +etait oblige de menager la foule, pour ce qui concernait la politique +exterieure il etait maitre absolu. C'etait lui qui recevait les +ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces +et les legions, qui ratifiait les actes des generaux, qui determinait les +conditions faites aux vaincus: toutes choses qui, partout ailleurs, +etaient dans les attributions de l'assemblee populaire. Les etrangers, +dans leurs relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire an peuple; +ils n'entendaient parler que du Senat, et on les entretenait dans cette +idee que le peuple n'avait aucun pouvoir. C'est la l'opinion qu'un Grec +exprimait a Flamininus: " Dans votre pays, disait-il, la richesse +gouverne, et tout le reste lui est soumis. " [22] + +Il resulta de la que, dans toutes les cites, l'aristocratie tourna les +yeux vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaina +a sa fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'etait pour +personne une ville etrangere: Sabins, Latins, Etrusques voyaient en elle +une ville sabine, une ville latine ou une ville etrusque, et les Grecs +reconnaissaient en elle des Grecs. + +Des que Rome se montra a la Grece (199 avant Jesus-Christ), l'aristocratie +se livra a elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eut a choisir +entre l'independance et la sujetion; pour la plupart des hommes, la +question n'etait qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans +toutes les villes, celui-ci etait pour Philippe, pour Antiochus ou pour +Persee, celle-la pour Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite-Live que +si, en 198, Argos ouvre ses portes aux Macedoniens, c'est que le peuple y +domine; que, l'annee suivante, c'est le parti des riches qui livre Opunte +aux Romains; que, chez les Acarnaniens, l'aristocratie fait un traite +d'alliance avec Rome, mais que, l'annee d'apres, ce traite est rompu, +parce que, dans l'intervalle, le peuple a repris l'avantage; que Thebes +est dans l'alliance de Philippe tant que le parti populaire y est le plus +fort, et se rapproche de Rome aussitot que l'aristocratie y devient +maitresse; qu'a Athenes, a Demetriade, a Phocee, la populace est hostile +aux Romains; que Nabis, le tyran democrate, leur fait la guerre; que la +ligue acheenne, tant qu'elle est gouvernee par l'aristocratie, leur est +favorable; que les hommes comme Philopemen et Polybe souhaitent +l'independance nationale, mais aiment encore mieux la domination romaine +que la democratie; que dans la ligue acheenne elle-meme il vient un moment +ou le parti populaire surgit a son tour; qu'a partir de ce moment la ligue +est l'ennemie de Rome; que Diaeos et Critolaos sont a la fois les chefs de +la faction populaire et les generaux de la ligue contre les Romains; et +qu'ils combattent bravement a Scarphee et a Leucopetra, moins peut-etre +pour l'independance de la Grece que pour le triomphe de la democratie. + +De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de tres-grands +efforts, obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu a peu. +L'amour de l'independance devenait un sentiment tres-rare, et les coeurs +etaient tout entiers aux interets et aux passions des partis. +Insensiblement on oubliait la cite. Les barrieres qui avaient autrefois +separe les villes et en avaient fait autant de petits mondes distincts, +dont l'horizon bornait les voeux et les pensees de chacun, tombaient l'une +apres l'autre. On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute +la Grece, que deux groupes d'hommes: d'une part, une classe +aristocratique; de l'autre, un parti populaire; l'une appelait la +domination de Rome, l'autre la repoussait. Ce fut l'aristocratie qui +l'emporta, et Rome acquit l'empire. + + +_4 Rome detruit partout le regime municipal._ + +Les institutions de la cite antique avaient ete affaiblies et comme +epuisees par une serie de revolutions. La domination romaine eut pour +premier resultat d'achever de les detruire, et d'effacer ce qui en +subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir en observant dans quelle +condition les peuples tomberent a mesure qu'ils furent soumis par Rome. + +Il faut d'abord ecarter de notre esprit toutes les habitudes de la +politique moderne, et ne pas nous representer les peuples entrant l'un +apres l'autre dans l'Etat romain, comme, de nos jours, des provinces +conquises sont annexees a un royaume qui, en accueillant ces nouveaux +membres, recule ses limites. L'Etat romain, _civitas romana_, ne +s'agrandissait pas par la conquete; il ne comprenait toujours que les +familles qui figuraient dans la ceremonie religieuse du cens. Le +territoire romain, _ager romanus_, ne s'etendait pas davantage; il restait +enferme dans les limites immuables que les rois lui avaient tracees et que +la ceremonie des Ambarvales sanctifiait chaque annee. Une seule chose +s'agrandissait a chaque conquete: c'etait la domination de Rome, _imperium +romanum_. + +Tant que dura la republique, il ne vint a l'esprit de personne que les +Romains et les autres peuples pussent former une meme nation. Rome pouvait +bien accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire +habiter ses murs, et les transformer a la longue en Romains; mais elle ne +pouvait pas assimiler toute une population etrangere a sa population, tout +un territoire a son territoire. Cela ne tenait pas a la politique +particuliere de Rome, mais a un principe qui etait constant dans +l'antiquite, principe dont Rome se serait plus volontiers ecartee +qu'aucune autre ville, mais dont elle ne pouvait pas s'affranchir +entierement. Lors donc qu'un peuple etait assujetti, il n'entrait pas dans +l'Etat romain, mais seulement dans la domination romaine. Il ne s'unissait +pas a Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies a une capitale; +entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de lien, la +sujetion ou l'alliance. + +Il semblerait d'apres cela que les institutions municipales dussent +subsister chez les vaincus, et que le monde dut etre un vaste ensemble de +cites distinctes entre elles, et ayant a leur tete une cite maitresse. Il +n'en etait rien. La conquete romaine avait pour effet d'operer dans +l'interieur de chaque ville une veritable transformation. + +D'une part etaient les sujets, _dedititii_; c'etaient ceux qui, ayant +prononce la formule de _deditio_, avaient livre au peuple romain " leurs +personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs +temples, leurs dieux ". Ils avaient donc renonce, non-seulement a leur +gouvernement municipal, mais encore a tout ce qui y tenait chez les +anciens, c'est-a-dire a leur religion et a leur droit prive. A partir de +ce moment, ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique; ils +n'avaient plus rien d'une societe reguliere. Leur ville pouvait rester +debout, mais leur cite avait peri. S'ils continuaient a vivre ensemble, +c'etait sans avoir ni institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorite +arbitraire d'un praefectus envoye par Rome maintenait parmi eux l'ordre +materiel. [23] + +D'autre part etaient les allies, _faederati_ ou _socii_. Ils etaient moins +mal traites. Le jour ou ils etaient entres dans la domination romaine, il +avait ete stipule qu'ils conserveraient leur regime municipal et +resteraient organises en cites. Ils continuaient donc a avoir, dans chaque +ville, une constitution propre, des magistratures, un senat, un prytanee, +des lois, des juges. La ville etait reputee independante et semblait +n'avoir d'autres relations avec Rome que celles d'une alliee avec son +alliee. Toutefois, dans les termes du traite qui avait ete redige au +moment de la conquete, Rome avait insere cette formule: _majestatem populi +romani comiter conservato_. [24] Ces mots etablissaient la dependance de +la cite alliee a l'egard de la cite maitresse, et comme ils etaient tres- +vagues, il en resultait que la mesure de cette dependance etait toujours +au gre du plus fort. Ces villes qu'on appelait libres, recevaient des +ordres de Rome, obeissaient aux proconsuls, et payaient des impots aux +publicains; leurs magistrats rendaient leurs comptes au gouverneur de la +province, qui recevait aussi les appels de leurs juges. [25] Or, telle +etait la nature du regime municipal chez les anciens qu'il lui fallait une +independance complete ou qu'il cessait d'etre. Entre le maintien des +institutions de la cite et la subordination a un pouvoir etranger, il y +avait une contradiction, qui n'apparait peut-etre pas clairement aux yeux +des modernes, mais qui devait frapper tous les hommes de cette epoque. La +liberte municipale et l'empire de Rome etaient inconciliables; la premiere +ne pouvait etre qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon a +occuper les hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque annee, +une deputation a Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus +minutieuses etaient reglees dans le Senat. Elles avaient encore leurs +magistrats municipaux, archontes et strateges, librement elus par elles; +mais l'archonte n'avait plus d'autre attribution que d'inscrire son nom +sur les registres publics pour marquer l'annee, et le stratege, autrefois +chef de l'armee et de l'Etat, n'avait plus que le soin de la voirie et +l'inspection des marches. [26] + +Les institutions municipales perissaient donc aussi bien chez les peuples +qu'on appelait allies que chez ceux qu'on appelait sujets; il y avait +seulement cette difference que les premiers en gardaient encore les formes +exterieures. A vrai dire, la cite, telle que l'antiquite l'avait concue, +ne se voyait plus nulle part, si ce n'etait dans les murs de Rome. + +D'ailleurs Rome, en detruisant partout le regime de la cite, ne mettait +rien a la place. Aux peuples a qui elle enlevait leurs institutions, elle +ne donnait pas les siennes en echange. Elle ne songeait meme pas a creer +des institutions nouvelles qui fussent a leur usage. Elle ne fit jamais +une constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas etablir des +regles fixes pour les gouverner. L'autorite meme qu'elle exercait sur eux +n'avait rien de regulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son Etat, +de sa cite, elle n'avait sur eux aucune action legale. Ses sujets etaient +pour elle des etrangers; aussi avait-elle vis-a-vis d'eux ce pouvoir +irregulier et illimite que l'ancien droit municipal laissait au citoyen a +l'egard de l'etranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se regla +longtemps l'administration romaine, et voici comment elle procedait. + +Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la +_province_ de cet homme, c'est-a-dire sa charge, son soin propre, son +affaire personnelle; c'etait le sens du mot _provincia_. En meme temps, +elle conferait a ce citoyen l'_imperium_; cela signifiait qu'elle se +dessaisissait en sa faveur, pour un temps determine, de la souverainete +qu'elle possedait sur le pays. Des lors, ce citoyen representait en sa +personne tous les droits de la republique, et, a ce titre, il etait un +maitre absolu. Il fixait le chiffre de l'impot; il exercait le pouvoir +militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les +allies n'etaient regles par aucune constitution. Quand il siegeait sur son +tribunal, il jugeait suivant sa seule volonte; aucune loi ne pouvait +s'imposer a lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il etait Romain, ni la +loi romaine, puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eut des lois +entre lui et ses administres, il fallait qu'il les eut faites lui-meme; +car lui seul pouvait se lier. Aussi l'_imperium_ dont il etait revetu, +comprenait-il la puissance legislative. De la vient que les gouverneurs +eurent le droit et contracterent l'habitude de publier, a leur entree dans +la province, un code de lois qu'ils appelaient leur Edit, et auquel ils +s'engageaient moralement a se conformer. Mais comme les gouverneurs +changeaient tous les ans, ces codes changerent aussi chaque annee, par la +raison que la loi n'avait sa source que dans la volonte de l'homme +momentanement revetu de l'imperium. Ce principe etait si rigoureusement +applique que, lorsqu'un jugement avait ete prononce par le gouverneur, +mais n'avait pas ete entierement execute au moment de son depart de la +province, l'arrivee du successeur annulait de plein droit ce jugement, et +la procedure etait a recommencer. [27] + +Telle etait l'omnipotence du gouverneur. Il etait la loi vivante. Quant a +invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les +provinciaux ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui +voulut leur servir de patron. [28] Car d'eux-memes ils n'avaient pas le +droit d'alleguer la loi de la cite ni de s'adresser a ses tribunaux. Ils +etaient des etrangers; la langue juridique et officielle les appelait +_peregrini_; tout ce que la loi disait du _hostis_ continuait a +s'appliquer a eux. + +La situation legale des habitants de l'empire apparait clairement dans les +ecrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont +consideres comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les +lois romaines. Pour eux le droit n'existe donc en aucune facon. Aux yeux +du jurisconsulte romain, le provincial n'est ni mari, ni pere, c'est-a- +dire que la loi ne lui reconnait ni la puissance maritale ni l'autorite +paternelle. La propriete n'existe pas pour lui; il y a meme une double +impossibilite a ce qu'il soit proprietaire: impossibilite a cause de sa +condition personnelle, parce qu'il n'est pas citoyen romain; impossibilite +a cause de la condition de sa terre, parce qu'elle n'est pas terre +romaine, et que la loi n'admet le droit de propriete complete que dans les +limites de l'_ager romanus_. Aussi les jurisconsultes enseignent-ils que +le sol provincial n'est jamais propriete privee, et que les hommes ne +peuvent en avoir que la possession et l'usufruit. [29] Or ce qu'ils +disent, au second siecle de notre ere, du sol provincial, avait ete +egalement vrai du sol italien avant le jour ou l'Italie avait obtenu le +droit de cite romaine, comme nous le verrons tout a l'heure. + +Il est donc avere que les peuples, a mesure qu'ils entraient dans l'empire +romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit +prive. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la +sujetion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne +reconnaissait pas au sujet l'autorite paternelle, encore laissait-on cette +autorite subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas a un tel homme +de se dire proprietaire du sol, encore lui en laissait-on la possession; +il cultivait sa terre, la vendait, la leguait. On ne disait jamais que +cette terre fut sienne, mais on disait qu'elle etait comme sienne, _pro +suo_. Elle n'etait pas sa propriete, _dominium_, mais elle etait dans ses +biens, _in bonis_. [30] Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule +de detours et d'artifices de langage. Assurement le genie romain, si ses +traditions municipales l'empechaient de faire des lois pour les vaincus, +ne pouvait pourtant pas souffrir que la societe tombat en dissolution. En +principe on les mettait en dehors du droit; en fait ils vivaient comme +s'ils en avaient un. Mais a cela pres, et sauf la tolerance du vainqueur, +on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes leurs +lois disparaitre. L'empire romain presenta, pendant plusieurs generations, +ce singulier spectacle: une seule cite restait debout et conservait des +institutions et un droit; tout le reste, c'est-a-dire plus de cent +millions d'ames, ou n'avait plus aucune espece de lois ou du moins n'en +avait pas qui fussent reconnues par la cite maitresse. Le monde alors +n'etait pas precisement un chaos; mais la force, l'arbitraire, la +convention, a defaut de lois et de principes, soutenaient seuls la +societe. + +Tel fut l'effet de la conquete romaine sur les peuples qui en devinrent +successivement la proie. De la cite, tout tomba: la religion d'abord, puis +le gouvernement, et enfin le droit prive; toutes les institutions +municipales, deja ebranlees depuis longtemps, furent enfin deracinees et +aneanties. Mais aucune societe reguliere, aucun systeme de gouvernement ne +remplaca tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arret +entre le moment ou les hommes virent le regime municipal se dissoudre, et +celui ou ils virent naitre un autre mode de societe. La nation ne succeda +pas d'abord a la cite, car l'empire romain ne ressemblait en aucune +maniere a une nation. C'etait une multitude confuse, ou il n'y avait +d'ordre vrai qu'en un point central, et ou tout le reste n'avait qu'un +ordre factice et transitoire, et ne l'avait meme qu'au prix de +l'obeissance. Les peuples soumis ne parvinrent a se constituer en un corps +organise qu'en conquerant, a leur tour, les droits et les institutions que +Rome voulait garder pour elle; il leur fallut pour cela entrer dans la +cite romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer elle aussi, +afin de faire d'eux et de Rome un meme corps. Ce fut une oeuvre longue et +difficile. + + +_5 Les peuples soumis entrent successivement dans la cite romaine._ + +On vient de voir combien la condition de sujet de Rome etait deplorable, +et combien le sort du citoyen devait etre envie. La vanite n'avait pas +seule a souffrir; il y allait des interets les plus reels et les plus +chers. Qui n'etait pas citoyen romain n'etait repute ni mari ni pere; il +ne pouvait etre legalement ni proprietaire ni heritier. Telle etait la +valeur du titre de citoyen romain que sans lui on etait en dehors du +droit, et que par lui on entrait dans la societe reguliere. Il arriva donc +que ce titre devint l'objet des plus vifs desirs des hommes. Le Latin, +l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirerent a etre +citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque +chose. Tous, l'un apres l'autre, a peu pres dans l'ordre ou ils etaient +entres dans l'empire de Rome, travaillerent a entrer dans la cite romaine, +et, apres de longs efforts, y reussirent. + +Cette lente introduction des peuples dans l'Etat romain est le dernier +acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour +observer ce grand evenement dans toutes ses phases successives, il faut le +voir commencer au quatrieme siecle avant notre ere. + +Le Latium avait ete soumis; des quarante petits peuples qui l'habitaient, +Rome en avait extermine la moitie, en avait depouille quelques-uns de +leurs terres, et avait laisse aux autres le titre d'allies. En 340, ceux- +ci s'apercurent que l'alliance etait toute a leur detriment, qu'il leur +fallait obeir en tout, et qu'ils etaient condamnes a prodiguer, chaque +annee, leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se +coaliserent; leur chef Annius formula ainsi leurs reclamations dans le +Senat de Rome: " Qu'on nous donne l'egalite; ayons memes lois; ne formons +avec vous qu'un seul Etat, _una civitas_; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on +nous appelle tous egalement Romains. " Annius enoncait ainsi des l'annee +340 le voeu que tous les peuples de l'empire concurent l'un apres l'autre, +et qui ne devait etre completement realise qu'apres cinq siecles et demi. +Alors une telle pensee etait bien nouvelle, bien inattendue; les Romains +la declarerent monstrueuse et criminelle; elle etait, en effet, contraire +a la vieille religion et au vieux droit des cites. Le consul Manlius +repondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fut acceptee, lui, +consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait sieger dans le +Senat; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu a temoin, disant: +" Tu as entendu, o Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la +bouche de cet homme! Pourras-tu tolerer, o dieu, qu'un etranger vienne +s'asseoir dans ton temple sacre, comme senateur, comme consul? " Manlius +exprimait ainsi le vieux sentiment de repulsion qui separait le citoyen de +l'etranger. Il etait l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait +que l'etranger fut deteste des hommes, parce qu'il etait maudit des dieux +de la cite. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fut senateur, parce +que le lieu de reunion du Senat etait un temple et que les dieux romains +ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la presence d'un etranger. + +La guerre s'ensuivit; les Latins vaincus firent _dedition_, c'est-a-dire +livrerent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs +terres. Leur position etait cruelle. Un consul dit dans le Senat que, si +l'on ne voulait pas que Rome fut entouree d'un vaste desert, il fallait +regler le sort des Latins avec quelque clemence. Tite-Live n'explique pas +clairement ce qui fut fait; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le +droit de cite romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le +droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage; on peut +noter en outre que ces nouveaux citoyens n'etaient pas comptes dans le +cens. On voit bien que le Senat trompait les Latins, en leur appliquant le +nom de citoyens romains; ce titre deguisait une veritable sujetion, +puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen +sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se +revolterent pour qu'on leur retirat ce pretendu droit de cite. + +Une centaine d'annees se passent, et, sans que Tite-Live nous en +avertisse, on reconnait bien que Rome a change de politique. La condition +de Latins ayant droit de cite sans suffrage et sans _connubium_, n'existe +plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutot elle a fait +disparaitre ce mensonge, et elle s'est decidee a rendre aux differentes +villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures. + +Mais, par un trait de grande habilete, Rome ouvrait une porte qui, si +etroite qu'elle fut, permettait aux sujets d'entrer dans la cite romaine. +Elle accordait que tout Latin qui aurait exerce une magistrature dans sa +ville natale, fut citoyen romain a l'expiration de sa charge. [31] Cette +fois, le don du droit de cite etait complet et sans reserve: suffrages, +magistratures, cens, mariage, droit prive, tout s'y trouvait. Rome se +resignait a partager avec l'etranger sa religion, son gouvernement, ses +lois; seulement, ses faveurs etaient individuelles et s'adressaient, non a +des villes entieres, mais a quelques hommes dans chacune d'elles. Rome +n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche, +de plus considere dans le Latium. + +Ce droit de cite devint alors precieux, d'abord parce qu'il etait complet, +ensuite parce qu'il etait un privilege. Par lui, on figurait dans les +comices de la ville la plus puissante de l'Italie; on pouvait etre consul +et commander des legions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions +plus modestes; grace a lui on pouvait s'allier par mariage a une famille +romaine; on pouvait s'etablir a Rome et y etre proprietaire; on pouvait +faire le negoce dans Rome, qui devenait deja l'une des premieres places de +commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains, +c'est-a-dire prendre part aux enormes benefices que procurait la +perception des impots ou la speculation sur les terres de l'_ager +publicus_. En quelque lieu qu'on habitat, on etait protege tres- +efficacement; on echappait a l'autorite des magistrats municipaux, et on +etait a l'abri des caprices des magistrats romains eux-memes. A etre +citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, securite. + +Les Latins se montrerent donc empresses a rechercher ce titre et userent +de toutes sortes de moyens pour l'acquerir. Un jour que Rome voulut se +montrer un peu severe, elle decouvrit que 12,000 d'entre eux l'avaient +obtenu par fraude. + +Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par la sa population +s'augmentait et que les pertes de la guerre etaient reparees. Mais les +villes latines souffraient; leurs plus riches habitants devenaient +citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impot, dont les plus +riches etaient exempts a titre de citoyens romains, devenait de plus en +plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir a Rome etait +chaque, annee plus difficile a completer. Plus etait grand le nombre de +ceux qui obtenaient le droit de cite, plus etait dure la condition de ceux +qui ne l'avaient pas. Il vint un temps ou les villes latines demanderent +que ce droit de cite cessat d'etre un privilege. Les villes italiennes +qui, soumises depuis deux siecles, etaient a peu pres dans la meme +condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches +habitants les abandonner pour devenir Romains, reclamerent pour elles ce +droit de cite. Le sort des sujets ou des allies etait devenu d'autant +moins supportable a cette epoque, que la democratie romaine agitait alors +la grande question des lois agraires. Or, le principe de toutes ces lois +etait que ni le sujet ni l'allie ne pouvait etre proprietaire du sol, sauf +un acte formel de la cite, et que la plus grande partie des terres +italiennes appartenait a la republique; un parti demandait donc que ces +terres, qui etaient occupees presque toutes par des Italiens, fussent +reprises par l'Etat et partagees entre les pauvres de Rome. Les Italiens +etaient donc menaces d'une ruine generale; ils sentaient vivement le +besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en +devenant citoyens romains. + +La guerre qui s'ensuivit fut appelee la guerre _sociale_; c'etaient les +allies de Rome qui prenaient les armes pour ne plus etre allies et devenir +Romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui +demandait, et les Italiens recurent le droit de cite. Assimiles des lors +aux Romains, ils purent voter au forum; dans la vie privee, ils furent +regis par les lois romaines; leur droit sur le sol fut reconnu, et la +terre italienne, a l'egal de la terre romaine, put etre possedee en +propre. Alors s'etablit le _jus italicum_, qui etait le droit, non de la +personne italienne, puisque l'Italien etait devenu Romain, mais du sol +italique, qui fut susceptible de propriete, comme s'il etait _ager +romanus_. [32] + +A partir de ce temps-la, l'Italie entiere forma un seul Etat. Il restait +encore a faire entrer dans l'unite romaine les provinces. + +Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grece. +A l'Occident etaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquete, +n'avaient pas connu le veritable regime municipal. Rome s'attacha a creer +ce regime chez ces peuples, soit qu'elle ne crut pas possible de les +gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu a peu aux +populations italiennes, il fallut les faire passer par la meme route que +ces populations avaient suivie. De la vient que les empereurs, qui +supprimaient toute vie politique a Rome, entretenaient avec soin les +formes de la liberte municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des +cites en Gaule; chacune d'elles eut son Senat, son corps aristocratique, +ses magistratures electives; chacune eut meme son culte local, son +_Genius_, sa divinite poliade, a l'image de ce qu'il y avait dans +l'ancienne Grece et l'ancienne Italie. Or ce regime municipal qu'on +etablissait ainsi, n'empechait pas les hommes d'arriver a la cite romaine; +il les y preparait au contraire. Une hierarchie habilement combinee entre +ces villes marquait les degres par lesquels elles devaient s'approcher +insensiblement de Rome pour s'assimiler enfin a elle. On distinguait: 1 +les allies, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien +de droit avec les citoyens romains; 2 les colonies, qui jouissaient du +droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques; 3 les +villes de droit italique, c'est-a-dire celles a qui la faveur de Rome +avait accorde le droit de propriete complete sur leurs terres, comme si +ces terres eussent ete en Italie; 4 les villes de droit latin, c'est-a- +dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois etabli +dans le Latium, devenir citoyens romains, apres avoir exerce une +magistrature municipale. Ces distinctions etaient si profondes qu'entre +personnes de deux categories differentes il n'y avait ni mariage possible +ni aucune relation legale. Mais les empereurs eurent soin que les villes +pussent s'elever, a la longue et d'echelon en echelon, de la condition de +sujet ou d'allie au droit italique, du droit italique au droit latin. +Quand une ville en etait arrivee la, ses principales familles devenaient +romaines l'une apres l'autre. + +La Grece entra aussi peu a peu dans l'Etat romain. Chaque ville conserva +d'abord les formes et les rouages du regime municipal. Au moment de la +conquete, la Grece s'etait montree desireuse de garder son autonomie; on +la lui laissa, et plus longtemps peut-etre qu'elle ne l'eut voulu. Au bout +de peu de generations, elle aspira a se faire romaine; la vanite, +l'ambition, l'interet y travaillerent. + +Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement +a un maitre etranger; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la +veneration; d'eux-memes ils lui vouaient un culte et lui elevaient des +temples comme a un dieu. Chaque ville oubliait sa divinite poliade et +adorait a sa place la deesse Rome et le dieu Cesar; les plus belles fetes +etaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction +plus haute que celle de celebrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les +hommes s'habituaient ainsi a lever les yeux au-dessus de leurs cites; ils +voyaient dans Rome la cite par excellence, la vraie patrie, le prytanee de +tous les peuples. La ville ou l'on etait ne paraissait petite; ses +interets n'occupaient plus la pensee; les honneurs qu'elle donnait ne +satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'etait pas +citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conferait +plus de droits politiques; mais il offrait de plus solides avantages, +puisque l'homme qui en etait revetu acquerait en meme temps le plein droit +de propriete, le droit d'heritage, le droit de mariage, l'autorite +paternelle et tout le droit prive de Rome. Les lois que chacun trouvait +dans sa ville, etaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient +qu'une valeur de tolerance; le Romain les meprisait et le Grec lui-meme +les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment +saintes, il fallait avoir les lois romaines. + +On ne voit pas que ni la Grece entiere ni meme une ville grecque ait +formellement demande ce droit de cite si desire; mais les hommes +travaillerent individuellement a l'acquerir, et Rome s'y preta d'assez +bonne grace. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur; d'autres +l'acheterent; on l'accorda a ceux qui donnaient trois enfants a la +societe, ou qui servaient dans certains corps de l'armee; quelquefois il +suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage +determine, ou d'avoir porte du ble a Rome. Un moyen facile et prompt de +l'acquerir etait de se vendre comme esclave a un citoyen romain; car +l'affranchissement dans les formes legales conduisait au droit de cite. +[33] + +L'homme qui possedait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie +civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer a +l'habiter, mais il y etait repute etranger; il n'etait plus soumis aux +lois de la ville, n'obeissait plus a ses magistrats, n'en supportait plus +les charges pecuniaires. [34] C'etait la consequence du vieux principe qui +ne permettait pas qu'un meme homme appartint a deux cites a la fois. [35] +Il arriva naturellement qu'apres quelques generations il y eut dans chaque +ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'etaient ordinairement +les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de +cette ville. Le regime municipal perit ainsi lentement et comme de mort +naturelle. Il vint un jour ou la cite fut un cadre qui ne renferma plus +rien, ou les lois locales ne s'appliquerent presque plus a personne, ou +les juges municipaux n'eurent plus de justiciables. + +Enfin, quand huit ou dix generations eurent soupire apres le droit de cite +romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut +un decret imperial qui l'accorda a tous les hommes libres sans +distinction. + +Ce qui est etrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date +de ce decret ni le nom du prince qui l'a porte. On en fait honneur avec +quelque vraisemblance a Caracalla, c'est-a-dire a un prince qui n'eut +jamais de vues bien elevees; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une +simple mesure fiscale. On ne rencontre guere dans l'histoire de decrets +plus importants que celui-la: il supprimait la distinction qui existait +depuis la conquete romaine entre le peuple dominateur et les peuples +sujets; il faisait meme disparaitre la distinction beaucoup plus vieille +que la religion et le droit avaient marquee entre les cites. Cependant les +historiens de ce temps-la n'en ont pas pris note, et nous ne le +connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte +indication de Dion Cassius. [36] Si ce decret n'a pas frappe les +contemporains et n'a pas ete remarque de ceux qui ecrivaient alors +l'histoire, c'est que le changement dont il etait l'expression legale +etait acheve depuis longtemps. L'inegalite entre les citoyens et les +sujets s'etait affaiblie a chaque generation et s'etait peu a peu effacee. +Le decret put passer inapercu, sous le voile d'une mesure fiscale; il +proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui etait deja un +fait accompli. + +Le titre de citoyen commenca alors a tomber en desuetude, ou, s'il fut +encore employe, ce fut pour designer la condition d'homme libre opposee a +celle d'esclave. A partir de ce temps-la, tout ce qui faisait partie de +l'empire romain, depuis l'Espagne jusqu'a l'Euphrate, forma veritablement +un seul peuple et un seul Etat. La distinction des cites avait disparu; +celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants +de cet immense empire etaient egalement Romains. Le Gaulois abandonna son +nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain; ainsi fit +l'Espagnol; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut +plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un +seul droit. + +On voit combien la cite romaine s'etait developpee d'age en age. A +l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients; ensuite +la classe plebeienne y avait penetre, puis les Latins, puis les Italiens; +enfin vinrent les provinciaux. La conquete n'avait pas suffi a operer ce +grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idees, les +concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et +l'empressement des interets individuels. Alors toutes les cites +disparurent peu a peu; et la cite romaine, la derniere debout, se +transforma elle-meme si bien qu'elle devint la reunion d'une douzaine de +grands peuples sous un maitre unique. Ainsi tomba le regime municipal. + +Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel systeme de gouvernement +ce regime fut remplace, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus +avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arreter au moment +ou les vieilles formes sociales que l'antiquite avait etablies furent +effacees pour jamais. + + +NOTES + +[1] L'origine troyenne de Rome etait une opinion recue avant meme que Rome +fut en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prediction +qui se rapportait a la seconde guerre punique, donnait au Romain +l'epithete de _trojugena_. Tite-Live, XXV, 12. + +[2] Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, _Fast._, I, 579. Plutarque, +_Quest. rom._, 56. Strabon, V, p. 230. + +[3] Denys, I, 85. Varron, _L. L._, V, 42. Virgile, VIII, 358. + +[4] Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que +l'un etait un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisieme un nom +etrusque. + +[5] Denys, I, 85. + +[6] Plutarque, _Quest. rom._, 76. + +[7] Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37. + +[8] Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232. + +[9] Servius, _ad Aen._, III, 12. + +[10] Denys, II, 30. + +[11] Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4. + +[12] Tite-Live, I, 45. Denys, IV, 48, 49. + +[13] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, _Fast._, III, 837, 843. +Plutarque, _Parallele des hist. gr. et rom._, 75. + +[14] Cincius, cite par Arnobe, _Adv. gentes_, III, 38. + +[15] Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76. + +[16] Thucydide, III, 47. Xenophon, _Helleniques_, VI, 3. + +[17] Denys, VI, 2. + +[18] Tite-Live, IV, 9, 10. + +[19] Tite-Live, VIII, 11. + +[20] Tite-Live, IX, 24, 25; X, 1. + +[21] Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3. + +[22] Tite-Live, XXXIV, 31. + +[23] Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Ciceron, _De +lege agr._, I, 6; II, 32. Festus, v _Praefecturae_. + +[24] Ciceron, _pro Balbo_, 16. + +[25] Tite-Live, XLV, 18. Ciceron, _ad Att_., VI, 1; VI, 2. Appien, +_Guerres civiles_, I, 102. Tacite, XV, 45. + +[26] Philostrate, _Vie des sophistes_, I, 23. Boeckh, _Corp. inscr._, +passim. + +[27] Gaius, IV, 103, 105. + +[28] Ciceron, _De orat._, I, 9. + +[29] Gaius, II, 7. Ciceron, _pro Flacco_, 32. + +[30] Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7. + +[31] Appien, _Guerres civiles_, II, 26. + +[32] Aussi est-il appele des lors, en droit, _res mancipi_. Voy. Ulpien. + +[33] Suetone, _Neron_. 24. Petrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17. + +[34] Il devenait un etranger a l'egard de sa famille meme, si elle n'avait +pas comme lui le droit de cite. Il n'heritait pas d'elle. Pline, +_Panegyrique_, 37. + +[35] Ciceron, _pro Balbo_, 28; _pro Archia_, 5; _pro Coecina_, 36. +Cornelius Nepos, _Atticus_, 9. La Grece avait depuis longtemps abandonne +ce principe; mais Rome s'y tenait fidelement. + +[36] " _Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit_. " +Justinien, _Novelles_, 78, ch. 5. " _In orbe romano qui sunt, ex +constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt_. " Ulpien, +au _Digeste_, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que +Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion +Cassius dit que Caracalla donna a tous les habitants de l'empire le droit +de cite pour generaliser l'impot du dixieme sur les affranchissements et +sur les successions. -- La distinction entre peregrins, Latins et citoyens +n'a pas entierement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le +Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne +devinssent pas aussitot citoyens romains, mais passassent par tous les +anciens echelons qui separaient la servitude du droit de cite. On voit +aussi a certains indices que la distinction entre les terres italiques et +les terres provinciales subsista encore assez longtemps (_Code_, VII, 25; +VII, 31; X, 39; _Digeste_, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en +Phenicie, encore apres Caracalla, jouissait par privilege du droit +italique (_Digeste_, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique +par l'interet des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs +que le sol provincial payait au fisc. + + + + +CHAPITRE III. + +LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT. + + +La victoire du christianisme marque la fin de la societe antique. Avec la +religion nouvelle s'acheve cette transformation sociale que nous avons vue +commencer six ou sept siecles avant elle. + +Pour savoir combien les principes et les regles essentielles de la +politique furent alors changes, il suffit de se rappeler que l'ancienne +societe avait ete constituee par une vieille religion dont le principal +dogme etait que chaque dieu protegeait exclusivement une famille ou une +cite, et n'existait que pour elle. C'etait le temps des dieux domestiques +et des divinites poliades. Cette religion avait enfante le droit; les +relations entre les hommes, la propriete, l'heritage, la procedure, tout +s'etait trouve regle, non par les principes de l'equite naturelle, mais +par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte. +C'etait elle aussi qui avait etabli un gouvernement parmi les hommes: +celui du pere dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cite. +Tout etait venu de la religion, c'est-a-dire de l'opinion que l'homme +s'etait faite de la divinite. Religion, droit, gouvernement s'etaient +confondus et n'avaient ete qu'une meme chose sous trois aspects divers. + +Nous avons cherche a mettre en lumiere ce regime social des anciens, ou la +religion etait maitresse absolue dans la vie privee et dans la vie +publique; ou l'Etat etait une communaute religieuse, le roi un pontife, le +magistrat un pretre, la loi une formule sainte; ou le patriotisme etait de +la piete, l'exil une excommunication; ou la liberte individuelle etait +inconnue, ou l'homme etait asservi a l'Etat par son ame, par son corps, +par ses biens; ou la haine etait obligatoire contre l'etranger, ou la +notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arretait +aux limites de la cite; ou l'association humaine etait necessairement +bornee dans une certaine circonference, autour d'un prytanee, et ou l'on +ne voyait pas la possibilite de fonder des societes plus grandes. Tels +furent les traits caracteristiques des cites grecques et italiennes +pendant la premiere periode de leur histoire. + +Mais peu a peu, nous l'avons vu, la societe se modifia. Des changements +s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en meme temps que +dans les croyances. Deja, dans les cinq siecles qui precedent le +christianisme, l'alliance n'etait plus aussi intime entre la religion +d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes +opprimees, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des +philosophes, le progres de la pensee, avaient ebranle les vieux principes +de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour +s'affranchir de l'empire de cette vieille religion, a laquelle l'homme ne +pouvait plus croire; le droit et la politique, comme la morale, s'etaient +peu a peu degages de ses liens. + +Seulement, cette espece de divorce venait de l'effacement de l'ancienne +religion; si le droit et la politique commencaient a etre quelque peu +independants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances; si la +societe n'etait plus gouvernee par la religion, cela tenait surtout a ce +que la religion n'avait plus de force. Or, il vint un jour ou le sentiment +religieux reprit vie et vigueur, et ou, sous la forme chretienne, la +croyance ressaisit l'empire de l'ame. N'allait-on pas voir alors +reparaitre l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi +et de la loi? + +Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravive, il +prit encore une expression plus haute et moins materielle. Tandis +qu'autrefois on s'etait fait des dieux de l'ame humaine ou des grandes +forces physiques, on commenca a concevoir Dieu comme veritablement +etranger, par son essence, a la nature humaine d'une part, au monde de +l'autre. Le Divin fut decidement place en dehors de la nature visible et +au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'etait fait son dieu, +et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cites, Dieu apparut +alors comme un etre unique, immense, universel, seul animant les mondes, +et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu +qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grece et de l'Italie, +n'etait guere autre chose qu'un ensemble de pratiques, une serie de rites +que l'on repetait sans y voir aucun sens, une suite de formules que +souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une +tradition qui se transmettait d'age en age et ne tenait son caractere +sacre que de son antiquite, au lieu de cela, la religion fut un ensemble +de dogmes et un grand objet propose a la foi. Elle ne fut plus exterieure; +elle siegea surtout dans la pensee de l'homme. Elle ne fut plus matiere; +elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de +l'adoration: l'homme ne donna plus a Dieu l'aliment et le breuvage; la +priere ne fut plus une formule d'incantation; elle fut un acte de foi et +une humble demande. L'ame fut dans une autre relation avec la divinite: la +crainte des dieux fut remplacee par l'amour de Dieu. + +Le christianisme apportait encore d'autres nouveautes. Il n'etait la +religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cite +ni d'aucune race. Il n'appartenait ni a une caste ni a une corporation. +Des son debut, il appelait a lui l'humanite entiere. Jesus-Christ disait a +ses disciples: " Allez et instruisez _tous les peuples_. " + +Ce principe etait si extraordinaire et si inattendu que les premiers +disciples eurent un moment d'hesitation; on peut voir dans les Actes des +apotres que plusieurs se refuserent d'abord a propager la nouvelle +doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces +disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne +voulait pas etre adore par des etrangers; comme les Romains et les Grecs +des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que +propager le nom et le culte de ce dieu c'etait se dessaisir d'un bien +propre et d'un protecteur special, et qu'une telle propagande etait a la +fois contraire au devoir et a l'interet. Mais Pierre repliqua a ces +disciples: " Dieu ne fait pas de difference entre les gentils et nous. " +Saint Paul se plut a repeter ce grand principe en toute occasion et sous +toute espece de forme: " Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la +foi. Dieu n'est-il Dieu que des Juifs? non, certes, il l'est aussi des +gentils... Les gentils sont appeles au meme heritage que les Juifs. " + +Il y avait en tout cela quelque chose de tres-nouveau. Car partout, dans +le premier age de l'humanite, on avait concu la divinite comme s'attachant +specialement a une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les +Atheniens a la Pallas athenienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le +droit de pratiquer un culte avait ete un privilege. L'etranger avait ete +repousse des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des +Juifs; le Lacedemonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas +athenienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siecles qui +precederent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait deja contre +ces regles etroites. La philosophie avait enseigne maintes fois, depuis +Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages +de tous les hommes. La religion d'Eleusis avait admis des inities de +toutes les villes. Les cultes de Cybele, de Serapis et quelques autres +avaient accepte indifferemment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs +avaient commence a admettre l'etranger dans leur religion, les Grecs et +les Romains l'avaient admis dans leurs cites. Le christianisme, venant +apres tous ces progres de la pensee et des institutions, presenta a +l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu +qui etait a tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait +ni les races, ni les familles, ni les Etats. + +Pour ce Dieu il n'y avait plus d'etrangers. L'etranger ne profanait plus +le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule presence. Le temple +fut ouvert a quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'etre +hereditaire, parce que la religion n'etait plus un patrimoine. Le culte ne +fut plus tenu secret; les rites, les prieres, les dogmes ne furent plus +caches; au contraire, il y eut desormais un enseignement religieux, qui ne +se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus +eloignes, qui alla chercher les plus indifferents. L'esprit de propagande +remplaca la loi d'exclusion. + +Cela eut de grandes consequences, tant pour les relations entre les +peuples que pour le gouvernement des Etats. + +Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine; elle ne fit plus +un devoir au citoyen de detester l'etranger; il fut de son essence, au +contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'etranger, envers +l'ennemi, des devoirs de justice et meme de bienveillance. Les barrieres +entre les peuples et les races furent ainsi abaissees; le _pomoerium_ +disparut; " Jesus-Christ, dit l'apotre, a rompu la muraille de separation +et d'inimitie. " -- " Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous +ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni Juif; ni circoncis, ni +incirconcis; ni barbare, ni Scythe. Tout le genre humain est ordonne dans +l'unite. " On enseigna meme aux peuples qu'ils descendaient tous d'un meme +pere commun. Avec l'unite de Dieu, l'unite de la face humaine apparut aux +esprits; et ce fut des lors une necessite de la religion de defendre a +l'homme de hair les autres hommes. + +Pour ce qui est du gouvernement de l'Etat, on peut dire que le +christianisme l'a transforme dans son essence, precisement parce qu'il ne +s'en est pas occupe. Dans les vieux ages, la religion et l'Etat ne +faisaient qu'un; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait +son peuple; le meme code reglait les relations entre les hommes et les +devoirs envers les dieux de la cite. La religion commandait alors a +l'Etat, et lui designait ses chefs par la voix du sort ou par celle des +auspices; l'Etat, a son tour, intervenait dans le domaine de la conscience +et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cite. Au lieu de +cela, Jesus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il +separe la religion du gouvernement. La religion, n'etant plus terrestre, +ne se mele plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jesus- +Christ ajoute: " Rendez a Cesar ce qui est a Cesar, et a Dieu ce qui est a +Dieu. " C'est la premiere fois que l'on distingue si nettement Dieu de +l'Etat. Car Cesar, a cette epoque, etait encore le grand pontife, le chef +et le principal organe de la religion romaine; il etait le gardien et +l'interprete des croyances; il tenait dans ses mains le culte et le dogme. +Sa personne meme etait sacree et divine; car c'etait precisement un des +traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs +de la royaute antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractere divin +que l'antiquite avait attache aux rois-pontifes et aux pretres-fondateurs. +Mais voici que Jesus-Christ brise cette alliance que le paganisme et +l'empire voulaient renouer; il proclame que la religion n'est plus l'Etat, +et qu'obeir a Cesar n'est plus la meme chose qu'obeir a Dieu. + +Le christianisme acheve de renverser les cultes locaux; il eteint les +prytanees, brise definitivement les divinites poliades. Il fait plus: il +ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exerce sur la +societe civile. Il professe qu'entre l'Etat et la religion il n'y a rien +de commun; il separe ce que toute l'antiquite avait confondu. On peut +d'ailleurs remarquer que, pendant trois siecles, la religion nouvelle +vecut tout a fait en dehors de l'action de l'Etat; elle sut se passer de +sa protection et lutter meme contre lui. Ces trois siecles etablirent un +abime entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et +comme le souvenir de cette glorieuse epoque n'a pas pu s'effacer, il s'en +est suivi que cette distinction est devenue une verite vulgaire et +incontestable que les efforts memes d'une partie du clerge n'ont pas pu +deraciner. + +Ce principe fut fecond en grands resultats. D'une part, la politique fut +definitivement affranchie des regles strictes que l'ancienne religion lui +avait tracees. On put gouverner les hommes sans avoir a se plier a des +usages sacres, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans +conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La +politique fut plus libre dans ses allures; aucune autre autorite que celle +de la loi morale ne la gena plus. D'autre part, si l'Etat fut plus maitre +en certaines choses, son action fut aussi plus limitee. Toute une moitie +de l'homme lui echappa. Le christianisme enseignait que l'homme +n'appartenait plus a la societe que par une partie de lui-meme, qu'il +etait engage a elle par son corps et par ses interets materiels, que, +sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une republique, +il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son ame, il etait libre +et n'etait engage qu'a Dieu. + +Le stoicisme avait marque deja cette separation; il avait rendu l'homme a +lui-meme, et avait fonde la liberte interieure. Mais de ce qui n'etait que +l'effort d'energie d'une secte courageuse, le christianisme fit la regle +universelle et inebranlable des generations suivantes; de ce qui n'etait +que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanite. + +Si maintenant on se rappelle ce qui a ete dit plus haut sur l'omnipotence +de l'Etat chez les anciens, si l'on songe a quel point la cite, au nom de +son caractere sacre et de la religion qui etait inherente a elle, exercait +un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a ete la source d'ou a +pu venir la liberte de l'individu. Une fois que l'ame s'est trouvee +affranchie, le plus difficile etait fait, et la liberte est devenue +possible dans l'ordre social. + +Les sentiments et les moeurs se sont alors transformes aussi bien que la +politique. L'idee qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie. +Le devoir par excellence n'a plus consiste a donner son temps, ses forces +et sa vie a l'Etat. La politique et la guerre n'ont plus ete le tout de +l'homme; toutes les vertus n'ont plus ete comprises dans le patriotisme; +car l'ame n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres +obligations que celle de vivre et de mourir pour la cite. Le christianisme +a distingue les vertus privees des vertus publiques. En abaissant celles- +ci, il a releve celles-la; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine +au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen. + +Le droit a aussi change de nature. Chez toutes les nations anciennes, le +droit avait ete assujetti a la religion et avait recu d'elle toutes ses +regles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, +les Italiens et les Gaulois, la loi avait ete contenue dans les livres +sacres ou dans la tradition religieuse. Aussi chaque religion avait-elle +fait le droit a son image. Le christianisme est la premiere religion qui +n'ait pas pretendu que le droit dependit d'elle. Il s'occupa des devoirs +des hommes, non de leurs relations d'interets. On ne le vit regler ni le +droit de propriete, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la +procedure. Il se placa en dehors du droit, comme en dehors de toute chose +purement terrestre. Le droit fut donc independant; il put prendre ses +regles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idee +du juste qui est en nous. Il put se developper en toute liberte, se +reformer et s'ameliorer sans nul obstacle, suivre les progres de la +morale, se plier aux interets et aux besoins sociaux de chaque generation. + +L'heureuse influence de l'idee nouvelle se reconnait bien dans l'histoire +du droit romain. Durant les quelques siecles qui precederent le triomphe +du christianisme, le droit romain travaillait deja a se degager de la +religion et a se rapprocher de l'equite et de la nature; mais il ne +procedait que par des detours et par des subtilites, qui l'enervaient et +affaiblissaient son autorite morale. L'oeuvre de regeneration du droit, +annoncee par la philosophie stoicienne, poursuivie par les nobles efforts +des jurisconsultes romains, ebauchee par les artifices et les ruses du +preteur, ne put reussir completement qu'a la faveur de l'independance que +la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, a mesure que le +christianisme conquerait la societe, les codes romains admettre les regles +nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans +hesitation. Les penates domestiques ayant ete renverses et les foyers +eteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et +avec elle les regles qui en avaient decoule. Le pere perdit l'autorite +absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnee, et ne conserva que +celle que la nature meme lui confere pour les besoins de l'enfant. La +femme, que le vieux culte placait dans une position inferieure au mari, +devint moralement son egale. Le droit de propriete fut transforme dans son +essence; les bornes sacrees des champs disparurent; la propriete ne +decoula plus de la religion, mais du travail; l'acquisition en fut rendue +plus facile, et les formalites du vieux droit furent definitivement +ecartees. + +Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa +constitution et son droit furent transformes; de meme que, par cela seul +que l'Etat n'avait plus sa religion officielle, les regles du gouvernement +des hommes furent changees pour toujours. + +Notre etude doit s'arreter a cette limite qui separe la politique ancienne +de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle +s'etablit: la societe humaine se constitue. Elle se modifie: la societe +traverse une serie de revolutions. Elle disparait: la societe change de +face. Telle a ete la loi des temps antiques. + + + + +TABLE ANALYTIQUE. + + +ADOPTION. + L'adoption a eu pour principe le devoir de perpetuer le culte + domestique; + -- n'etait permise qu'a ceux qui n'avaient pas d'enfants; + ses effets religieux et civils. + +AFFRANCHIS. + Droit que les patrons conservaient sur eux; + leur analogie avec les anciens clients. + +AGNATION. + Quelle sorte de parente c'etait, chez les Romains et chez les Grecs. + +AGNI, + divinite des vieux ages dans toute la race indo-europeenne. + +AINESSE (Droit d'), + etabli a l'origine des societes anciennes; + disparait peu a peu. + +AMBARVALES. + +AMPHICTYONIES, + assemblees religieuses plus que politiques. + +ANCETRES (Culte des). + +ANNALES. + Usage general des annales chez les anciens; + elles etaient redigees par les pretres et faisaient partie de la + religion. + +ARCHIVES des villes. + +ARCHONTES des [Grec: genae]. + Archontes des villes; + le titre d'archonte etait d'abord synonyme de celui de roi; + fonctions religieuses des archontes; + leur pouvoir judiciaire; + comment ils etaient elus; + leur autorite est peu a peu reduite; + ce qu'ils deviennent sous l'empire romain. + +ARISTOCRATIE. + Aristocratie hereditaire des patriciens, des Eupatrides, des [Grec: + basileis], des Geomores, etc. + La distinction des classes est d'abord fondee sur la religion; + l'aristocratie de naissance s'appuie sur le sacerdoce hereditaire. + Cette aristocratie disparait plus tard; + il se forme une aristocratie de richesse. + Aristocratie spartiate. + +ARMEE. + Actes religieux qui s'accomplissaient dans les armees grecques et + romaines. + L'armee etait organisee primitivement, comme la cite, en _gentes_ + et en curies, en [Grec: genae] et en phratries. + Changements operes par Servius Tullius dans la constitution de l'armee; + sens du mot _classis_; + en Grece, comme a Rome, la cavalerie etait un corps aristocratique. + La nature de l'armee change avec la constitution de la cite. + L'armee romaine forme une assemblee politique. + Pendant le regne de la ploutocratie, en Grece comme a Rome, les rangs + dans l'armee furent fixes d'apres la richesse. + +ASILE. + Ce que c'etait. + +ASSEMBLEES du peuple. + Elles commencaient par une priere et un acte sacre. + Assemblees par curies. + Assemblees par centuries, comment on y votait; + l'assemblee centuriate n'etait pas autre chose que l'armee. + Assemblees par tribus. + Assemblees atheniennes. + Assemblees Spartiates. + +ATHENES. + Formation de la cite athenienne; + oeuvre de Thesee; + royaute primitive; + aristocratie des Eupatrides; + abolition de la royaute politique; + domination de l'aristocratie; + archontat viager et archontat annuel; + l'archonte-roi. + Caractere athenien; + superstitions atheniennes. + Tentative de Cylon; + oeuvre legislative de Dracon; + oeuvre de Solon; + Pisistrate; + oeuvre de Clisthenes. + Domination de l'aristocratie de richesse; + progres des classes inferieures. + Les magistratures atheniennes; + l'assemblee du peuple; + les orateurs; + l'armee athenienne; + caractere de la democratie athenienne. + +AUSPICES. + Mode d'election des magistrats par les auspices. + +CALENDRIER chez les anciens. + +CELIBAT, + interdit par la religion; + interdit par les lois. + +CENS, + recensement, lustration, ceremonie religieuse dans les cites anciennes. + Transformation du cens. + +CENSEURS. + Origine et nature de leur pouvoir; + leurs fonctions religieuses. + +CHEVALIERS ROMAINS. + +CHRISTIANISME, + son action sur les idees politiques et sur le gouvernement des societes. + +CITE. + La cite se forme par l'association des tribus, des curies, des + _gentes_. + Exemple de la cite athenienne. + Religion propre a chaque cite. + Ce que l'on entendait par l'autonomie de la cite. + Pourquoi les anciens n'ont pas pu fonder de societe plus large que la + cite. + Puissance absolue de la cite sur le citoyen. + Affaiblissement du regime de la cite. + La conquete romaine detruit le regime municipal. + +CITOYEN. + Ce qui distinguait le citoyen du non-citoyen. + +CLIENTS. + Ce que c'etait a l'origine; + -- etaient distincts des plebeiens; + leur condition; + ils figuraient dans les comices par curies; + leur analogie avec les serfs du moyen age; + leur affranchissement progressif; + ils deviennent peu a peu proprietaires du sol; + comment ils le sont devenus a Athenes; + comment ils le sont devenus a Rome; + disparition de la clientele primitive; + le patriciat essaye en vain de la retablir. + Clientele des ages posterieurs. + +COGNATIO, + parente par les femmes, en Grece et en Rome; + elle penetre peu a peu dans le droit. + +CONDITIONS economiques des societes anciennes. + +CONFARREATIO, + ceremonie religieuse usitee dans le mariage romain et dans le mariage + grec. + +CONFEDERATIONS. + +CONQUETE de la Grece par les Romains. + +CONSULAT. + Fonctions religieuses des consuls. + Quelle idee l'on se faisait primitivement du consul; + quelle idee on s'en fit plus tard. + Avec quelles formalites religieuses les consuls etaient elus; + changements dans le mode d'election. + Consuls plebeiens. + +COURONNE, + son usage dans les ceremonies religieuses; + dans le mariage; + dans quel cas les magistrats portaient la couronne. + +CROYANCES. + Croyances primitives des anciens; + leurs rapports avec le droit prive; + leurs rapports avec la morale primitive. + Intolerance des anciens au sujet des croyances. + Changements dans les croyances. + +CULTE DES MORTS, + chez tous les peuples anciens; + relation de ce culte avec le culte du foyer. + -- Culte des heros indigetes. + Culte du fondateur. + +CURIES et phratries. + +DEMAGOGUES. + Sens de ce mot. + +DEMOCRATIE. + Comment elle s'etablit; + regles du gouvernement democratique. + +DEMONS, + ames des morts. + +DETESTATIO SACRORUM. + +DETTES. + Pourquoi le corps de l'homme et non sa terre repondait de sa dette. + +DEVINS a Athenes. + +DIEUX. + Dieux domestiques. + Divinites poliades. + Les dieux de l'Olympe ont ete d'abord des dieux domestiques et des + divinites poliades. + Idee que les anciens se faisaient des dieux. + Alliance des divinites poliades; + evocation des dieux; + prieres et formules qui les contraignaient a agir; + peur des dieux. + Nouvelles idees sur la divinite. + Le christianisme. + +DIFFARREATIO. + +DIVORCE; + etait obligatoire dans le cas de sterilite de la femme. + +[Grec: DOCHIMASIA], + examen que subissaient les magistrats et les senateurs. + +DROIT. + Le droit ancien est ne dans la famille; + il a ete en rapport avec les croyances et avec le culte. + -- Droit de propriete. + Droit de succession. + Idee que les anciens se faisaient du droit. + Droit civil, _jus civile_. + Changements dans le droit prive. + Droit des Douze Tables. + Lois de Solon. + Droit pretorien. + +DROIT DE CITE. + En quoi il consistait; + comment il etait confere. + Importance du droit de cite. + Le droit de cite romaine est peu a peu etendu aux Latins; + aux Italiens; + aux provinciaux. + +DROIT DES GENS. + +[Grec: ENGUAESIS], + acte du mariage grec correspondant a la _traditio in manum_. + +EDUCATION. + L'Etat la dirigeait en Grece. + +ELECTION. + Mode d'election des rois; + -- des consuls; + -- des archontes. + +EMANCIPATION du fils; + ses effets en droit civil. + +EMPIRE de Rome, + _imperium romanum_; + condition des peuples qui y etaient sujets. + +ENEE (Legende d'). + Sens de l'Eneide. + +EPHORES a Sparte. + +[Grec: EPIGAMIA], + _jus connubii_. + +[Grec: EPICHLAEROS]. + +[Grec: EPISTION]. + +[Grec: ERCHEIOS ZEUS], + divinite domestique. + +[Grec: ERCHOS], + _herctum_, enceinte sacree du domicile. + +ESCLAVES, + comment ils etaient introduits dans la famille et inities a son culte. + +[Grec: HESTIA], + _Vesta_, foyer. + +ETRANGER. + L'etranger ne pouvait etre ni proprietaire ni heritier; + n'etait pas protege par le droit civil; + etait juge par le preteur peregrin ou par l'archonte polemarque. + Sentiment de haine pour l'etranger. + +EUPATRIDES, + analogues aux patriciens; + luttent contre les rois; + gouvernent la cite; + sont attaques par les classes inferieures. + +EXIL, + interdiction du culte national et du culte domestique, analogue a + l'excommunication. + +FAMILIA. + Sens de ce mot. + +FAMILLE. + Sa religion; + son independance religieuse; + ce qui en faisait le lien; + avait l'obligation de se perpetuer. + -- Noms de famille chez les Romains et les Grecs. + -- Changements dans la constitution de la famille. + -- Division de la _gens_ en familles. + +FECIAUX. + dans les villes italiennes, [Grec: chaeruches]; + et spendophores dans les villes grecques. + +FEMME. + Son role dans la religion domestique. + Son role dans la famille. + Le regime dotal fut longtemps inconnu. + La femme toujours en tutelle. + Elle ne pouvait paraitre en justice; + n'etait pas justiciable de la cite; + etait jugee, d'abord par son mari, plus tard par un tribunal + domestique. + Son titre de _mater familias_. + La femme obtient peu a peu des droits a l'heritage, et la possession de + sa dot. + Parente par les femmes. + +FILLE. + La fille, d'apres les anciennes croyances, etait reputee inferieure au + fils. + Elle n'heritait pas de son pere. + La fille [Grec: hepichlaeros]. + +FONDATION des villes, + ceremonie religieuse. + +FONDATEUR (Culte du). + +FOYER. + Le foyer etait un autel, un objet divin; + rites prescrits pour l'entretien du feu sacre; + le foyer ne pouvait pas etre change de place; + prieres qu'on lui adressait; + antiquite de ce culte; + sa relation avec le culte des morts. + Influence que ce culte a exercee sur la morale. + -- Foyer public ou prytanee. + Foyer transporte dans les armees, et sur les flottes. + -- Le culte du foyer perd son credit. + +[Grec: GENOS] + grec analogue a la _gens_ romaine; + le [Grec: genos] a Athenes; + [Grec: genos] des Brytides. + Culte interieur du [Grec: genos]; + son tombeau commun; + son chef. + Le [Grec: genos] perd son importance politique. + +GENS. + Sens de ce mot. + La _gens_ etait la vraie famille. + Culte interieur de la _gens_; + son tombeau commun; + solidarite de ses membres. + Le chef de la _gens_. + Comment la _gens_ s'est demembree. + Les _gentes_ plebeiennes. + Transformations successives et disparition du regime de la _gens_. + +GENTILES. + Lien de culte entre eux; + lien de droit; + le _gentilis_ etait plus proche que le cognat. + -- _Dii gentiles_. + +GENTILITE. + +HELIASTES a Athenes. + +HERES _suus et necessarius_. + Sens de ces mots en droit romain. + +HEROS, + ames des morts; + etaient les memes que les Lares et les Genies; + heros eponymes; + heros nationaux. + +HOSPITALITE. + +HOSTIS. + Sens de ce mot. + Pourquoi les idees d'etranger et d'ennemi se sont confondues a + l'origine. + +HYMENEE, + chant sacre. + +HYPOTHEQUE, + inconnue dans le droit primitif. + +JOURS NEFASTES chez les Romains et chez les Grecs. + +LECTISTERNIUM. + +LEGENDES. + Leur importance en histoire; + legende d'Enee; + legende de l'enlevement des Sabines. + +LEGISLATEURS. + Les anciens legislateurs. + +LIBERTE. + Comment les anciens la comprenaient, absence de toute garantie pour la + liberte individuelle. + +LIVRES liturgiques des anciens. + Livres sibyllins a Athenes et a Rome. + +LOI. + La loi faisait partie de la religion; + respect des anciens pour la loi; + la loi etait reputee sainte; + elle venait des dieux. + Les lois primitives n'etaient pas ecrites; + elles etaient redigees sous forme de vers et chantees. + Importance du texte de la loi. + La plebe reclame la redaction d'un Code de lois; + lois des Douze Tables. + Changement dans la nature et le principe de la loi. + Comment on faisait les lois a Athenes. + +LUSTRATIO, ceremonie religieuse. + +LYCURGUE. + Oeuvre de Lycurgue a Sparte. + +MAGISTRATS. + Ce qu'etaient les magistrats dans la premiere epoque de l'existence des + cites; + ce qu'ils furent dans la seconde. + +MANCIPATIO. + +MANES, + etaient les ames des morts; + correspondent aux [Grec: theoi chthonioi] des Grecs. + +MANUS, + sens de ce mot dans le droit romain. + Relation entre la puissance maritale et le culte domestique. + +MARIAGE. + Le mariage sacre; + ses effets religieux; + etait interdit entre habitants de deux villes. + Legende de l'enlevement des Sabines. + Interdit, puis autorise entre patriciens et plebeiens. + Mariage par _mutuus consensus_; + _usus_, _coemptio_. + Effets de la puissance maritale; + maniere d'echapper a la puissance maritale. + +MORALE primitive. + +MUNDUS. + Sens special de ce mot. + +NATAL (Jour) des villes. + +[Grec: NOTHOI] + Ce que les anciens comprenaient dans la categorie des [Grec: nothoi]. + +NOMS de famille en Grece et a Rome. + +ODYSSEE. + La societe qui y est depeinte est une societe aristocratique. + +ORATEURS. + Leur role dans la democratie athenienne. + +[Grec: OROI, Theoi orioi], dieux termes. + +OSTRACISME dans toutes les villes grecques. + +PARASITES. + Sens ancien de ce mot. + +PARENTE. + Comment les anciens la comprenaient; + se marquait par le culte. + Il n'y avait pas de parente par les femmes. + +[Grec: PATRIAZEIN], _parentare_. + +PATRICIENS. + Origine de la classe des patriciens; + leur privilege sacerdotal; + leurs privileges politiques. + Leur lutte contre les rois; + leur resistance aux efforts de la plebe. + +PATRIE. + Sens de ce mot. + Ce qu'etait primitivement l'amour de la patrie; + ce que ce sentiment devint plus tard. + +PATRONS. + +PATRUUS et _avunculus_. + Difference radicale entre la parente que ces deux mots exprimaient. + +PERE. + Sens originel du mot _pater_. + Autorite religieuse du pere. + Sa puissance derivait de la religion domestique. + Son autorite sur ses enfants. + Ce qu'il faut entendre par le droit qu'il avait de vendre son fils; + de tuer son fils ou sa femme. + Son droit de justice. + Il etait responsable de tous les delits commis par les siens. + La puissance paternelle d'apres la loi des Douze Tables; + d'apres la loi de Solon. + +PHRATRIES, + analogues aux curies. + Culte special de la phratrie. + Comment le jeune homme etait admis dans la phratrie. + Les phratries perdent leur importance politique. + +PHILOSOPHIE. + Son influence sur les transformations de la politique. + Pythagore; + Anaxagore; + les Sophistes; + Socrate; + Platon; + Aristote; + politique des Epicuriens et des Stoiciens. + Idee de la cite universelle. + +PIETAS. + Sens complexe de ce mot. + +PINDARE, + poete de l'aristocratie. + +PLEBEIENS. + Cette classe d'hommes existait dans toutes les cites. + Ils etaient distincts des clients. + A l'origine, ils n'etaient pas compris dans le populus. + Comment la plebe s'etait formee. + Les plebeiens n'avaient a l'origine ni religion, ni droits civils, ni + droits politiques. + Leur lutte contre la classe superieure. + Ils soutiennent les rois. + Ils creent des tyrans. + Efforts et progres de la plebe romaine; + sa secession au mont Sacre; + le tribunal de la plebe. + La plebe entre dans la cite. + +PLEBISCITES. + +PONTIFES. + Surveillaient les cultes domestiques. + Pontifes patriciens; + pontifes plebeiens. + +PRETEURS. + Leurs fonctions religieuses. + +PROCEDURE antique. + +PROPRIETE. + Droit de propriete chez les anciens; + relation entre le droit de propriete et la religion. + La propriete etait inalienable; + -- indivisible. + Ce que devint le droit de propriete aux epoques posterieures. + +PROVINCIA. + Sens de ce mot. + Comment Rome administrait les provinces. + Les provinciaux n'avaient aucun droit. + +PRYTANEE, + analogue au temple de Vesta. + +PRYTANES. + Les prytanes etaient a la fois des pretres et des magistrats. + +REPAS. + Le repas etait un acte religieux. + Repas funebres offerts aux morts. + Les repas publics etaient des ceremonies religieuses; + repas publics a Sparte; + a Athenes; + en Italie; + a Rome. + +RELIGION. + La religion domestique. + Comment les anciens comprenaient la religion. + Religion de la cite. + La religion romaine n'a pas ete etablie par calcul. + Influence de la religion dans l'election des magistrats. + +RESPUBLICA, [Grec: to choinon]. + +REVOLUTIONS. + Caracteres essentiels et causes generales des revolutions dans les cites + anciennes. + Premiere revolution qui enleve a la royaute sa puissance politique. + Revolution dans la constitution de la famille. + Revolution dans la cite par les progres de la plebe. + Revolutions de Rome. + Revolutions d'Athenes. + Revolutions de Sparte. + Disparition de l'ancien regime, et nouveau systeme de gouvernement. + L'aristocratie de richesse. + La democratie. + Luttes entre les riches et les pauvres. + +RITUELS, + dans toutes les cites anciennes. + +ROME. + Formation de la cite romaine. + Ceremonie de la fondation. + Nature de l'asile ouvert par Romulus. + Le caractere romain; + superstitions romaines. + Le patriciat. + La plebe. + Le senat. + L'assemblee par curies. + La royaute. + Lutte des rois contre l'aristocratie. + Revolution qui supprime la royaute. + Domination du patriciat. + Efforts et progres de la plebe. + Le tribunal. + Les assemblees par tribus et les plebiscites. + La plebe acquiert l'egalite civile, politique, religieuse. + Pourtant, les procedes de gouvernement et les moeurs restent + aristocratiques. + Formation d'une nouvelle noblesse. + Conquetes des Romains. + Relations d'origine et de culte entre Rome et les cites de l'Italie et + de la Grece. + Premiers agrandissements. + Sa suprematie religieuse sur les cites latines. + Rome se fait partout la protectrice de l'aristocratie. + _Imperium romanum_. + Comment elle traite ses sujets. + Elle accorde le droit de cite romaine. + +ROYAUTE. + Ce qu'etait la royaute primitive. + Les rois pretres. + Avec quelles formes liturgiques ils etaient elus. + Leurs attributions judiciaires et militaires. + La royaute hereditaire comme le sacerdoce. + [Grec: Basileis hieroi]. + _Sanctitas regum_. + Revolution qui supprime partout la royaute. + Magistrats annuels appeles rois. + _Rex sacrorum_. + Le mot roi applique, durant l'age aristocratique, aux chefs des + _gentes_. + +SACERDOCES. + Dans les anciennes cites, les sacerdoces furent longtemps hereditaires. + Sacerdoces reserves au patriciat. + La plebe acquiert les sacerdoces. + +SACROSANCTUS. + Sens de ce mot. + +SECONDE VIE. + On a cru d'abord qu'elle se passait dans le tombeau. + +SENAT. + Le senat se reunissait dans un lieu sacre. + Il etait compose des chefs des _gentes_. + Introduction des senateurs _conscripti_. + Le senat d'Athenes. + +SEPULTURE, + ses rites et les croyances qui s'y rattachaient. + Pourquoi la privation de sepulture etait redoutee des anciens. + +SERVIUS TULLIUS. + Ses reformes. + +SHRADDA, + chez les Hindous, analogue au repas funebre des Grecs et des Romains. + +SOEUR (la) subordonnee au frere, pour le culte; + pour l'heritage. + +SOLON. + Son oeuvre. + +SPARTE. + Ce qu'etaient les repas publics. + La royaute a Sparte. + Le caractere Spartiate. + L'aristocratie gouverne a Sparte. + Serie des revolutions de Sparte. + Les rois demagogues et les tyrans populaires. + +STRATEGES a Athenes; + ce qu'ils deviennent sous la domination de Rome. + +SUCCESSION. + La regle pour le droit de succession etait la meme que pour la + transmission du culte domestique. + Pourquoi le fils, seul heritait, non la fille. + Succession collaterale. + L'heritier collateral devait epouser la fille du defunt. + Droit d'ainesse, privilege de l'aine. + Le droit de succession d'apres les Douze Tables; + d'apres la legislation de Solon. + +SUJETION. + La sujetion entrainait la destruction des cultes nationaux. + +TERMES, + limites inviolables des proprietes. + Legende du dieu Terme. + Avec quelles ceremonies le terme etait pose. + +TESTAMENT. + Le testament etait contraire aux vieilles prescriptions religieuses et + fut longtemps inconnu. + Il ne fut permis par Solon qu'a ceux qui n'avaient pas d'enfants. + Formalites difficiles dont il etait entoure dans l'ancien droit romain. + Il est autorise par les Douze Tables. + +THETES (les) a Athenes. + +TIRAGE au sort pour l'election des magistrats. + +TOMBEAUX. + Les tombeaux de famille. + L'etranger n'avait pas le droit d'en approcher; + ni d'y etre enterre. + Le tombeau etait place, a l'origine, dans le champ de chaque famille. + Le tombeau etait inalienable. + +TRADITIONS. + Quelle valeur on peut accorder aux traditions et aux legendes des + anciens. + +TRAITES. + Les traites de paix etaient des actes religieux. + +TRIBUNAT de la plebe. + Nature particuliere de cette sorte de magistrature. + +TRIBUNAT militaire. + +TRIBUNE. + La tribune etait un lieu sacre. + +TRIBUS. + Les tribus de naissance. + Ces tribus sont supprimees par Clisthenes et par d'autres dans toutes + les cites grecques. + Les tribus de domicile a Athenes; + a Rome. + +TRIOMPHE, + ceremonie religieuse chez les Romains et chez les Grecs. + +TYRANS. + En quoi ils differaient des rois. + Ils etaient les chefs du parti democratique. + Politique habituelle des tyrans. + +VESTA n'etait autre que le feu du foyer; + se confondait avec les Lares. + Legende de Vesta. + Le temple de Vesta etait analogue au prytanee des Grecs. + Croyances qui s'y rattachaient. + +VILLE. + La ville etait distincte de la cite. + Ce que c'etait que la ville dans les idees des anciens. + Comment on choisissait l'emplacement de la ville. + Rites de la fondation des villes. + Les villes etaient reputees saintes. + + + + +TABLE DES MATIERES. + + +INTRODUCTION. -- De la necessite d'etudier les plus vieilles croyances des +anciens pour connaitre leurs institutions. + + +LIVRE PREMIER. + +ANTIQUES CROYANCES. + +CHAP. I. Croyances sur l'ame et sur la mort +CHAP. II. Le culte des morts +CHAP. III. Le feu sacre +CHAP. IV. La religion domestique + + +LIVRE II. + +LA FAMILLE. + +CHAP. I. La religion a ete le principe constitutif de la famille + ancienne +CHAP. II. Le mariage chez les Grecs et chez les Romains. +CHAP. III. De la continuite de la famille; celibat interdit; divorce en + cas de sterilite, inegalite entre le fils et la fille +CHAP. IV. De l'adoption et de l'emancipation +CHAP. V. De la parente; de ce que les Romains appelaient agnation +CHAP. VI. Le droit de propriete +CHAP. VII. Le droit de succession + 1 Nature et principe du droit de succession chez les anciens + 2 Le fils herite, non la fille + 3 De la succession collaterale + 4 Effets de l'adoption et de l'emancipation + 5 Le testament n'etait pas connu a l'origine + 6 Le droit d'ainesse +CHAP. VIII. L'autorite dans la famille + 1 Principe et nature de la puissance paternelle chez les + anciens + 2 Enumeration des droits qui composaient la puissance + paternelle +CHAP. IX. La morale de la famille +CHAP. X. La gens a Rome et en Grece + 1 Ce que les documents anciens nous font connaitre de la + _gens_ + 2 Examen des opinions qui ont ete emises pour expliquer la + _gens_ romaine + 3 La _gens_ n'etait autre chose que la famille ayant + encore son organisation primitive et son unite + 4 La famille (_gens_) a ete d'abord la seule forme de + societe + + +LIVRE III. + +LA CITE. + +CHAP. I. La phratrie et la curie; la tribu +CHAP. II. Nouvelles croyances religieuses + 1 Les dieux de la nature physique + 2 Rapport de cette religion avec le developpement de la + societe humaine +CHAP. III. La cite se forme +CHAP. IV. La ville +CHAP. V. Le culte du fondateur; la legende d'Enee +CHAP. VI. Les dieux de la cite +CHAP. VII. La religion de la cite + 1 Les repas publics + 2 Les fetes et le calendrier + 3 Le cens + 4 La religion dans l'assemblee, au Senat, au tribunal, a + l'armee; le triomphe +CHAP. VIII. Les rituels et les annales +CHAP. IX. Le gouvernement de la cite. Le roi + 1 Autorite religieuse du roi + 2 Autorite politique du roi +CHAP. X. Le magistrat +CHAP. XI. La loi +CHAP. XII. Le citoyen et l'etranger +CHAP. XIII. Le patriotisme; l'exil +CHAP. XIV. L'esprit municipal +CHAP. XV. Relations entre les cites; la guerre; la paix; l'alliance des + dieux +CHAP. XVI. Le Romain; l'Athenien +CHAP. XVII. De l'omnipotence de l'Etat; les anciens n'ont pas connu la + liberte individuelle + + +LIVRE IV. + +LES REVOLUTIONS. + +CHAP I. Patriciens et clients +CHAP. II. Les plebeiens +CHAP. III. Premiere revolution + 1 L'autorite politique est enlevee aux rois qui conservent + l'autorite religieuse + 2 Histoire de cette revolution a Sparte + 3 Histoire de cette revolution a Athenes + 4 Histoire de cette revolution a Rome +CHAP. IV. L'aristocratie gouverne les cites +CHAP. V. Deuxieme revolution. Changements dans la constitution de la + famille, le droit d'ainesse disparait; la _gens_ se + demembre +CHAP. VI. Les clients s'affranchissent + 1 Ce que c'etait que la clientele, a l'origine, et comment + elle s'est transformee + 2 La clientele disparait a Athenes; oeuvre de Solon + 3 Transformation de la clientele a Rome +CHAP. VII. Troisieme revolution. La plebe entre dans la cite + 1 Histoire generale de cette revolution + 2 Histoire de cette revolution a Athenes + 3º Histoire de cette revolution a Rome +CHAP. VIII. Changements dans le droit prive; le code des Douze Tables; le + code de Solon +CHAP. IX. Nouveau principe de gouvernement; l'interet public et le + suffrage +CHAP. X. Une aristocratie de richesse essaye de se constituer; + etablissement de la democratie; quatrieme revolution +CHAP. XI Regles du gouvernement democratique; exemple de la democratie + athenienne +CHAP. XII. Riches et pauvres; la democratie perit; les tyrans populaires +CHAP. XIII. Revolutions de Sparte + + +LIVRE V. + +LE REGIME MUNICIPAL DISPARAIT. + +CHAP. I. Nouvelles croyances; la philosophie change les principes et + les regles de la politique +CHAP. II. La conquete romaine + 1 Quelques mots sur les origines et la population de Rome + 2 Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jesus- + Christ) + 3 Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jesus-Christ) + 4 Rome detruit partout le regime municipal + 5 Les peuples soumis entrent successivement dans la cite + romaine +CHAP. III. Le christianisme change les conditions du gouvernement + + +TABLE ANALYTIQUE + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Cite Antique, by Fustel de Coulanges + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITE ANTIQUE *** + +This file should be named 7cite10.txt or 7cite10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7cite11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7cite10a.txt + +Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon +and the Online Distributed Proofreading Team. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. 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If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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On réunit +dans la même étude les Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples, +qui étaient deux branches d'une même race, et qui parlaient deux idiomes +issus d'une même langue, ont eu aussi les mêmes institutions et les mêmes +principes de gouvernement et ont traversé une série de révolutions +semblables. + +On s'attachera surtout à faire ressortir les différences radicales et +essentielles qui distinguent à tout jamais ces peuples anciens des +sociétés modernes. Notre système d'éducation, qui nous fait vivre dès +l'enfance au milieu des Grecs et des Romains, nous habitue à les comparer +sans cesse à nous, à juger leur histoire d'après la nôtre et à expliquer +nos révolutions par les leurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous +ont légué nous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelque +peine à les considérer comme des peuples étrangers; c'est presque toujours +nous que nous voyons en eux. De là sont venues beaucoup d'erreurs. Nous ne +manquons guère de nous tromper sur ces peuples anciens quand nous les +regardons à travers les opinions et les faits de notre temps. + +Or les erreurs en cette matière ne sont pas sans danger. L'idée que l'on +s'est faite de la Grèce et de Rome a souvent troublé nos générations. Pour +avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de +les faire revivre chez nous. On s'est fait illusion sur la liberté chez +les anciens, et pour cela seul la liberté chez les modernes a été mise en +péril. Nos quatre-vingts dernières années ont montré clairement que l'une +des grandes difficultés qui s'opposent à la marche de la société moderne, +est l'habitude qu'elle a prise d'avoir toujours l'antiquité grecque et +romaine devant les yeux. + +Pour connaître la vérité sur ces peuples anciens, il est sage de les +étudier sans songer à nous, comme s'ils nous étaient tout à fait +étrangers, avec le même désintéressement et l'esprit aussi libre que nous +étudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie. + +Ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère +absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. +Rien dans l'avenir ne pourra leur ressembler. Nous essayerons de montrer +par quelles règles ces sociétés étaient régies, et l'on constatera +aisément que les mêmes règles ne peuvent plus régir l'humanité. + +D'où vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernement des hommes ne +sont-elles plus les mêmes qu'autrefois? Les grands changements qui +paraissent de temps en temps dans la constitution des sociétés, ne peuvent +être l'effet ni du hasard, ni de la force seule. La cause qui les produit +doit être puissante, et cette cause doit résider dans l'homme. Si les lois +de l'association humaine ne sont plus les mêmes que dans l'antiquité, +c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de changé. Nous avons en effet +une partie de notre être qui se modifie de siècle en siècle; c'est notre +intelligence. Elle est toujours en mouvement, et presque toujours en +progrès, et à cause d'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au +changement. L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a +vingt-cinq siècles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne plus comme il +se gouvernait. + +L'histoire de la Grèce et de Rome est un témoignage et un exemple de +l'étroite relation qu'il y a toujours entre les idées de l'intelligence +humaine et l'état social d'un peuple. Regardez les institutions des +anciens sans penser à leurs croyances, vous les trouvez obscures, +bizarres, inexplicables. Pourquoi des patriciens et des plébéiens, des +patrons et des clients, des eupatrides et des thètes, et d'où viennent les +différences natives et ineffaçables que nous trouvons entre ces classes? +Que signifient ces institutions lacédémoniennes qui nous paraissent si +contraires à la nature? Comment expliquer ces bizarreries iniques de +l'ancien droit privé: à Corinthe, à Thèbes, défense de vendre sa terre; à +Athènes, à Rome, inégalité dans la succession entre le frère et la soeur? +Qu'est-ce que les jurisconsultes entendaient par l'_agnation_, par la +_gens_? Pourquoi ces révolutions dans le droit, et ces révolutions dans la +politique? Qu'était-ce que ce patriotisme singulier qui effaçait +quelquefois tous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cette +liberté dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que des +institutions qui s'éloignent si fort de tout ce dont nous avons l'idée +aujourd'hui, aient pu s'établir et régner longtemps? Quel est le principe +supérieur qui leur a donné l'autorité sur l'esprit des hommes? + +Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez les croyances; +les faits deviendront aussitôt plus clairs, et leur explication se +présentera d'elle-même. Si, en remontant aux premiers âges de cette race, +c'est-à-dire au temps où elle fonda ses institutions, on observe l'idée +qu'elle se faisait de l'être humain, de la vie, de la mort, de la seconde +existence, du principe divin, on aperçoit un rapport intime entre ces +opinions et les règles antiques du droit privé, entre les rites qui +dérivèrent de ces croyances et les institutions politiques. + +La comparaison des croyances et des lois montre qu'une religion primitive +a constitué la famille grecque et romaine, a établi le mariage et +l'autorité paternelle, a fixé les rangs de la parenté, a consacré le droit +de propriété et le droit d'héritage. Cette même religion, après avoir +élargi et étendu la famille, a formé une association plus grande, la cité, +et a régné en elle comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les +institutions comme tout le droit privé des anciens. C'est d'elle que la +cité a tenu ses principes, ses règles, ses usages, ses magistratures. Mais +avec le temps ces vieilles croyances se sont modifiées ou effacées; le +droit privé et les institutions politiques se sont modifiées avec elles. +Alors s'est déroulée la série des révolutions, et les transformations +sociales ont suivi régulièrement les transformations de l'intelligence. + +Il faut donc étudier avant tout les croyances de ces peuples. Les plus +vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de connaître. Car les +institutions et les croyances que nous trouvons aux belles époques de la +Grèce et de Rome, ne sont que le développement de croyances et +d'institutions antérieures; il en faut chercher les racines bien loin dans +le passé. Les populations grecques et italiennes sont infiniment plus +vieilles que Romulus et Homère. C'est dans une époque plus ancienne, dans +une antiquité sans date, que les croyances se sont formées et que les +institutions se sont ou établies ou préparées. + +Mais quel espoir y a-t-il d'arriver à la connaissance de ce passé +lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes, dix ou quinze siècles +avant notre ère? Peut-on retrouver ce qui est si insaisissable et si +fugitif, des croyances et des opinions? Nous savons ce que pensaient les +Aryas de l'Orient, il y a trente-cinq siècles; nous le savons par les +hymnes des Védas, qui sont assurément fort antiques, et par les lois de +Manou, où l'on peut distinguer des passages qui sont d'une époque +extrêmement reculée. Mais, où sont les hymnes des anciens Hellènes? Ils +avaient, comme les Italiens, des chants antiques, de vieux livres sacrés; +mais de tout cela, il n'est rien parvenu jusqu'à nous. Quel souvenir peut- +il nous rester de ces générations qui ne nous ont pas laissé un seul texte +écrit? + +Heureusement, le passé ne meurt jamais complètement pour l'homme. L'homme +peut bien l'oublier, mais il le garde toujours en lui. Car, tel qu'il est +à chaque époque, il est le produit et le résumé de toutes les époques +antérieures. S'il descend en son âme, il peut retrouver et distinguer ces +différentes époques d'après ce que chacune d'elles a laissé en lui. + +Observons les Grecs du temps de Périclès, les Romains du temps de Cicéron; +ils portent en eux les marques authentiques et les vestiges certains des +siècles les plus reculés. Le contemporain de Cicéron (je parle surtout de +l'homme du peuple) a l'imagination pleine de légendes; ces légendes lui +viennent d'un temps très-antique et elles portent témoignage de la manière +de penser de ce temps-là. Le contemporain de Cicéron se sert d'une langue +dont les radicaux sont infiniment anciens; cette langue, en exprimant les +pensées des vieux âges, s'est modelée sur elles, et elle en a gardé +l'empreinte qu'elle transmet de siècle en siècle. Le sens intime d'un +radical peut quelquefois révéler une ancienne opinion ou un ancien usage; +les idées se sont transformées et les souvenirs se sont évanouis; mais les +mots sont restés, immuables témoins de croyances qui ont disparu. Le +contemporain de Cicéron pratique des rites dans les sacrifices, dans les +funérailles, dans la cérémonie du mariage; ces rites sont plus vieux que +lui, et ce qui le prouve, c'est qu'ils ne répondent plus aux croyances +qu'il a. Mais qu'on regarde de près les rites qu'il observe ou les +formules qu'il récite, et on y trouvera la marque de ce que les hommes +croyaient quinze ou vingt siècles avant lui. + + + + +LIVRE PREMIER. + +ANTIQUES CROYANCES. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +CROYANCES SUR L'ÂME ET SUR LA MORT. + + +Jusqu'aux derniers temps de l'histoire de la Grèce et de Rome, on voit +persister chez le vulgaire un ensemble de pensées et d'usages qui dataient +assurément d'une époque très-éloignée et par lesquels nous pouvons +apprendre quelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature, +sur son âme, sur le mystère de la mort. + +Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-européenne, dont les +populations grecques et italiennes sont des branches, on ne voit pas que +cette race ait jamais pensé qu'après cette courte vie tout fût fini pour +l'homme. Les plus anciennes générations, bien avant qu'il y eût des +philosophes, ont cru à une seconde existence après celle-ci. Elles ont +envisagé la mort, non comme une dissolution de l'être, mais comme un +simple changement de vie. + +Mais en quel lieu et de quelle manière se passait cette seconde existence? +Croyait-on que l'esprit immortel, une fois échappé d'un corps, allait en +animer un autre? Non; la croyance à la métempsycose n'a jamais pu +s'enraciner dans les esprits des populations gréco-italiennes; elle n'est +pas non plus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisque les +hymnes des Védas sont en opposition avec elle. Croyait-on que l'esprit +montait vers le ciel, vers la région de la lumière? Pas davantage; la +pensée que les âmes entraient dans une demeure céleste, est d'une époque +relativement assez récente en Occident, puisqu'on la voit exprimée pour la +première fois par le poëte Phocylide; le séjour céleste ne fut jamais +regardé que comme la récompense de quelques grands hommes et des +bienfaiteurs de l'humanité. D'après les plus vieilles croyances des +Italiens et des Grecs, ce n'était pas dans un monde étranger à celui-ci +que l'âme allait passer sa seconde existence; elle restait tout près des +hommes et continuait à vivre sous la terre. [1] + +On a même cru pendant fort longtemps que dans cette seconde existence +l'âme restait associée au corps. Née avec lui, la mort ne l'en séparait +pas; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau. + +Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est resté des témoins +authentiques. Ces témoins sont les rites de la sépulture, qui ont survécu +de beaucoup à ces croyances primitives, mais qui certainement sont nés +avec elles et peuvent nous les faire comprendre. + +Les rites de la sépulture montrent clairement que lorsqu'on mettait un +corps au sépulcre, on croyait en même temps y mettre quelque chose de +vivant. Virgile, qui décrit toujours avec tant de précision et de scrupule +les cérémonies religieuses, termine le récit des funérailles de Polydore +par ces mots: « Nous enfermons l'âme dans le tombeau. » La même expression +se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pas qu'elle répondît +aux idées que ces écrivains se faisaient de l'âme, mais c'est que depuis +un temps immémorial elle s'était perpétuée dans le langage, attestant +d'antiques et vulgaires croyances. [2] + +C'était une coutume, à la fin de la cérémonie funèbre, d'appeler trois +fois l'âme du mort par le nom qu'il avait porté. On lui souhaitait de +vivre heureuse sous la terre. Trois fois on lui disait: Porte-toi bien. On +ajoutait: Que la terre te soit légère. [3] Tant on croyait que l'être +allait continuer à vivre sous cette terre et qu'il y conserverait le +sentiment du bien-être et de la souffrance! On écrivait sur le tombeau que +l'homme reposait là; expression qui a survécu à ces croyances et qui de +siècle en siècle est arrivée jusqu'à nous. Nous l'employons encore, bien +qu'assurément personne aujourd'hui ne pense qu'un être immortel repose +dans un tombeau. Mais dans l'antiquité on croyait si fermement qu'un homme +vivait là, qu'on ne manquait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on +supposait qu'il avait besoin, des vêtements, des vases, des armes. On +répandait du vin sur sa tombe pour étancher sa soif; on y plaçait des +aliments pour apaiser sa faim. On égorgeait des chevaux et des esclaves, +dans la pensée que ces êtres enfermés avec le mort le serviraient dans le +tombeau, comme ils avaient fait pendant sa vie. Après la prise de Troie, +les Grecs vont retourner dans leur pays; chacun d'eux emmène sa belle +captive; mais Achille, qui est sous la terre, réclame sa captive aussi, et +on lui donne Polyxène. [4] + +Un vers de Pindare nous a conservé un curieux vestige de ces pensées des +anciennes générations. Phryxos avait été contraint de quitter la Grèce et +avait fui jusqu'en Colchide. Il était mort dans ce pays; mais tout mort +qu'il était, il voulait revenir en Grèce. Il apparut donc à Pélias et lui +prescrivit d'aller en Colchide pour en rapporter son âme. Sans doute cette +âme avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de la famille; mais +attachée aux restes corporels, elle ne pouvait pas quitter sans eux la +Colchide. [5] + +De cette croyance primitive dériva la nécessité de la sépulture. Pour que +l'âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa +seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût +recouvert de terre. L'âme qui n'avait pas son tombeau n'avait pas de +demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle +devait aimer après les agitations et le travail de cette vie; il lui +fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais +s'arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les aliments dont elle +avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle +tourmentait les vivants, leur envoyait des maladies, ravageait leurs +moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de +donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la +croyance aux revenants. Toute l'antiquité a été persuadée que sans la +sépulture l'âme était misérable, et que par la sépulture elle devenait à +jamais heureuse. Ce n'était pas pour l'étalage de la douleur qu'on +accomplissait la cérémonie funèbre, c'était pour le repos et le bonheur du +mort. [6] + +Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps fût mis en terre. Il +fallait encore observer des rites traditionnels et prononcer des formules +déterminées. On trouve dans Plaute l'histoire d'un revenant; [7] c'est une +âme qui est forcément errante, parce que son corps a été mis en terre sans +que les rites aient été observés. Suétone raconte que le corps de Caligula +ayant été mis en terre sans que la cérémonie funèbre fût accomplie, il en +résulta que son âme fut errante et qu'elle apparut aux vivants, jusqu'au +jour où l'on se décida à déterrer le corps et à lui donner une sépulture +suivant les règles. Ces deux exemples montrent clairement quel effet on +attribuait aux rites et aux formules de la cérémonie funèbre. Puisque sans +eux les âmes étaient errantes et se montraient aux vivants, c'est donc que +par eux elles étaient fixées et enfermées dans leurs tombeaux. Et de même +qu'il y avait des formules qui avaient cette vertu, les anciens en +possédaient d'autres qui avaient la vertu contraire, celle d'évoquer les +âmes et de les faire sortir momentanément du sépulcre. + +On peut voir dans les écrivains anciens combien l'homme était tourmenté +par la crainte qu'après sa mort les rites ne fussent pas observés à son +égard. C'était une source de poignantes inquiétudes. On craignait moins la +mort que la privation de sépulture. C'est qu'il y allait du repos et du +bonheur éternel. Nous ne devons pas être trop surpris de voir les +Athéniens faire périr des généraux qui, après une victoire sur mer, +avaient négligé d'enterrer les morts. Ces généraux, élèves des +philosophes, distinguaient nettement l'âme du corps, et comme ils ne +croyaient pas que le sort de l'une fût attaché au sort de l'autre, il leur +semblait qu'il importait assez peu à un cadavre de se décomposer dans la +terre ou dans l'eau. Ils n'avaient donc pas bravé la tempête pour la vaine +formalité de recueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, +même à Athènes, restait attachée aux vieilles croyances, accusa ses +généraux d'impiété et les fit mourir. Par leur victoire ils avaient sauvé +Athènes; mais par leur négligence ils avaient perdu des milliers d'âmes. +Les parents des morts, pensant au long supplice que ces âmes allaient +souffrir, étaient venus au tribunal en vêtements de deuil et avaient +réclamé vengeance. + +Dans les cités anciennes la loi frappait les grands coupables d'un +châtiment réputé terrible, la privation de sépulture. On punissait ainsi +l'âme elle-même, et on lui infligeait un supplice presque éternel. + +Il faut observer qu'il s'est établi chez les anciens une autre opinion sur +le séjour des morts. Ils se sont figuré une région, souterraine aussi, +mais infiniment plus vaste que le tombeau, où toutes les âmes, loin de +leur corps, vivaient rassemblées, et où des peines et des récompenses +étaient distribuées suivant la conduite que l'homme avait menée pendant la +vie. Mais les rites de la sépulture, tels que nous venons de les décrire, +sont manifestement en désaccord avec ces croyances-là: preuve certaine +qu'à l'époque où ces rites s'établirent, on ne croyait pas encore au +Tartare et aux champs Élysées. L'opinion première de ces antiques +générations fut que l'être humain vivait dans le tombeau, que l'âme ne se +séparait pas du corps et qu'elle restait fixée à cette partie du sol où +les ossements étaient enterrés. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte à +rendre de sa vie antérieure. Une fois mis au tombeau, il n'avait à +attendre ni récompenses ni supplices. Opinion grossière assurément, mais +qui est l'enfance de la notion de la vie future. + +L'être qui vivait sous la terre n'était pas assez dégagé de l'humanité +pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi à certains jours de l'année +portait-on un repas à chaque tombeau. Ovide et Virgile nous ont donné la +description de cette cérémonie dont l'usage s'était conservé intact +jusqu'à leur époque, quoique les croyances se fussent déjà transformées. +Ils nous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guirlandes d'herbes +et de fleurs, qu'on y plaçait des gâteaux, des fruits, du sel, et qu'on y +versait du lait, du vin, quelquefois le sang d'une victime. [8] + +On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repas funèbre n'était +qu'une sorte de commémoration. La nourriture que la famille apportait, +était réellement pour le mort, exclusivement pour lui. Ce qui le prouve, +c'est que le lait et le vin étaient répandus sur la terre du tombeau; +qu'un trou était creusé pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au +mort; que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en étaient +brûlées pour qu'aucun vivant n'en eût sa part; que l'on prononçait +certaines formules consacrées pour convier le mort à manger et à boire; +que, si la famille entière assistait à ce repas, encore ne touchait-elle +pas aux mets; qu'enfin, en se retirant, on avait grand soin de laisser un +peu de lait, et quelques gâteaux dans des vases, et qu'il y avait grande +impiété à ce qu'un vivant touchât à cette petite provision destinée aux +besoins du mort. [9] + +Ces usages sont attestés de la manière la plus formelle. « Je verse sur la +terre du tombeau, dit Iphigénie dans Euripide, le lait, le miel, le vin; +car c'est avec cela qu'on réjouit les morts. » [10] Chez les Grecs, en +avant de chaque tombeau il y avait un emplacement qui était destiné à +l'immolation de la victime et à la cuisson de sa chair. [11] Le tombeau +romain avait de même sa _culina_, espèce de cuisine d'un genre particulier +et uniquement à l'usage du mort. [12] Plutarque raconte qu'après la +bataille de Platée les guerriers morts ayant été enterrés sur le lieu du +combat, les Platéens s'étaient engagés à leur offrir chaque année le repas +funèbre. En conséquence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande +procession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertre sous +lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, du vin, de +l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime. Quand les aliments +avaient été placés sur le tombeau, les Platéens prononçaient une formule +par laquelle ils appelaient les morts à venir prendre ce repas. Cette +cérémonie s'accomplissait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le +six-centième anniversaire. [13] + +Un peu plus tard, Lucien, en se moquant de ces opinions et de ces usages, +faisait voir combien ils étaient fortement enracinés chez le vulgaire. +« Les morts, dit-il, se nourrissent des mets que nous plaçons sur leur +tombeau et boivent le vin que nous y versons; en sorte qu'un mort à qui +l'on n'offre rien, est condamné à une faim perpétuelle. » [14] + +Voilà des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bien fausses et +ridicules. Elles ont pourtant exercé l'empire sur l'homme pendant un grand +nombre de générations. Elles ont gouverné les âmes; nous verrons même +bientôt qu'elles ont régi les sociétés, et que la plupart des institutions +domestiques et sociales des anciens sont venues de cette source. + + +NOTES + +[1] _Sub terra censebant reliquam vitam agi mortuorum_. Cicéron, _Tusc._, +I, 16. Euripide, _Alceste_, 163; _Hécube_, passim. + +[2] Ovide, _Fastes_, V, 451. Pline, _Lettres_, VII, 27. Virgile, _En._, +III, 67. La description de Virgile se rapporte à l'usage des cénotaphes; +il était admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un +parent, on lui faisait une cérémonie qui reproduisait exactement tous les +rites de la sépulture, et l'on croyait par là enfermer, à défaut du corps, +l'âme dans le tombeau. Euripide, _Hélène_, 1061, 1240. Scholiast. _ad +Pindar. Pyth._, IV, 284. Virgile, VI, 505; XII, 214. + +[3] _Iliade_, XXIII, 221. Pausanias, II, 7, 2. Euripide, _Alc._, 463. +Virgile, _En._, III, 68. Catulle, 98, 10. Ovide, _Trist._, III, 3, 43; +_Fast._, IV, 852; _Métam._, X, 62. Juvénal, VII, 207. Martial, I, 89; V, +35; IV, 30. Servius, _ad Aen._, II, 644; III, 68; XI, 97. Tacite, +_Agric._, 46. + +[4] Euripide, _Héc._, passim; _Alc._, 618; _Iphig._, 162. _Iliade_, XXIII, +166. Virgile, _Én._, V, 77; VI, 221; XI, 81. Pline, _H. N._, VIII, 40. +Suétone, _Caesar_, 84; Lucien, _De luctu_, 14. + +[5] Pindare, _Pythiq._, IV, 284, édit. Heyne; voir le Scholiaste. + +[6] _Odyssée_, XI, 72. Euripide, _Troad._, 1085. Hérodote, V, 92. Virgile, +VI, 371, 379. Horace, _Odes_, I, 23. Ovide, _Fast._, V, 483. Pline, +_Epist._, VII, 27. Suétone, _Calig._, 59. Servius, _ad Aen._, III, 68. + +[7] Plaute, _Mostellaria_. + +[8] Virgile, _Én._, III, 300 et seq.; V, 77. Ovide, _Fast._, II, 535-542. + +[9] Hérodote, II, 40. Euripide, _Hécube_, 536. Pausanias, II, 10. Virgile, +V, 98. Ovide, _Fast._, II, 566. Lucien, _Charon_. + +[10] Eschyle, _Choéph._, 476. Euripide, _Iphigénie_, 162. + +[11] Euripide, _Électre_, 513. + +[12] Festus, v. _Culina_. + +[13] Plutarque, _Aristide_, 21. + +[14] Lucien, _De luctu_. + + + + +CHAPITRE II. + +LE CULTE DES MORTS + + +Ces croyances donnèrent lieu de très-bonne heure à des règles de conduite. +Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on conçut que +c'était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce besoin. Le soin de +porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au caprice ou aux +sentiments variables des hommes; il fut obligatoire. Ainsi s'établit toute +une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure, +mais dont les rites ont duré jusqu'au triomphe du christianisme. + +Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les +épithètes les plus respectueuses qu'ils pussent trouver; ils les +appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la +vénération que l'homme peut avoir pour la divinité qu'il aime ou qu'il +redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu. [1] + +Cette sorte d'apothéose n'était pas le privilège des grands hommes; on ne +faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit: « Nos ancêtres +ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie, fussent comptés au +nombre des dieux. » Il n'était même pas nécessaire d'avoir été un homme +vertueux; le méchant devenait un dieu tout autant que l'homme de bien; +seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais +penchants qu'il avait eus dans la première. [2] + +Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans +Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort: « O toi qui es un dieu sous +la terre. » Euripide dit en parlant d'Alceste: « Près de son tombeau le +passant s'arrêtera et dira: Celle-ci est maintenant une divinité +bienheureuse. » [3] Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes. +« Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron; ce sont des +hommes qui ont quitté la vie; tenez-les pour des êtres divins. » [4] + +Les tombeaux étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils +l'inscription sacramentelle _Dis Manibus_, et en grec _theois chthoniois_. +C'était là que le dieu vivait enseveli, _manesque sepulti_, dit Virgile. +Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant +les temples des dieux. [5] + +On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les Latins, chez les +Sabins, [6] chez les Étrusques; on le trouve aussi chez les Aryas de +l'Inde. Les hymnes du Rig-Véda en font mention. Le livre des lois de Manou +parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Déjà l'on +voit dans ce livre que l'idée de la métempsycose a passé par-dessus cette +vieille croyance; déjà même auparavant, la religion de Brahma s'était +établie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la +métempsycose, la religion des âmes des ancêtres subsiste encore, vivante +et indestructible, et elle force le rédacteur des Lois de Manou à tenir +compte d'elle et à admettre encore ses prescriptions dans le livre sacré. +Ce n'est pas la moindre singularité de ce livre si bizarre, que d'avoir +conservé les règles relatives à ces antiques croyances, tandis qu'il est +évidemment rédigé à une époque où des croyances tout opposées avaient pris +le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoup de temps pour que les +croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour +que les pratiques extérieures et les lois se modifient. Aujourd'hui même, +après tant de siècles et de révolutions, les Hindous continuent à faire +aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu'il y +a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi ce qu'il y a +eu de plus persistant. + +Ce culte était le même dans l'Inde qu'en Grèce et en Italie. Le Hindou +devait procurer aux mânes le repas qu'on appelait _sraddha_. « Que le +maître de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des +fruits, afin d'attirer sur lui la bienveillance des mânes. » Le Hindou +croyait qu'au moment où il offrait ce repas funèbre, les mânes des +ancêtres venaient s'asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui +leur était offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une +grande jouissance: « Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les +ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction +inaltérable. » [7] + +Ainsi les Aryas de l'Orient, à l'origine, ont pensé comme ceux de +l'Occident relativement au mystère dé la destinée après la mort. Avant de +croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de +l'âme et du corps, ils ont cru à l'existence vague et indécise de l'être +humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une +nourriture et des offrandes. + +Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui +jouissaient d'une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à +leur bonheur; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement +portées par les vivants. Si l'on cessait d'accomplir le sraddha pour un +mort, l'âme de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une âme +errante qui tourmentait les vivants; en sorte que si les mânes étaient +vraiment des dieux, ce n'était qu'autant que les vivants les honoraient +d'un culte. + +Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l'on +cessait d'offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les morts sortaient +de leurs tombeaux; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit +silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie; ils +cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le +sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu'au +jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l'offrande de +la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur +rendaient le repos et les attributs divins. L'homme était alors en paix +avec eux. [8] + +Si le mort qu'on négligeait était un être malfaisant, celui qu'on honorait +était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. +Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines; il +y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu'il était, il savait être fort +et actif. On le priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. +Lorsqu'on rencontrait un tombeau, on s'arrêtait, et l'on disait: « Dieu +souterrain, sois-moi propice. » [9] + +On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par +cette prière qu'Électre adresse aux mânes de son père: « Prends pitié de +moi et de mon frère Oreste; fais-le revenir en cette contrée; entends ma +prière, ò mon père; exauce mes voeux en recevant mes libations. » Ces +dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels; car Électre +ajoute: « Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mère et des mains +plus pures. » [10] Ainsi le Hindou demande aux mânes « que dans sa famille +le nombre des hommes de bien s'accroisse, et qu'il ait beaucoup à +donner ». + +Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs +appelaient des _démons_ ou des _héros_. [11] Les Latins leur donnaient le +nom de _Lares, Mânes, Génies_. « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les +Mânes, lorsqu'ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et +ils les appelaient Lares lorsqu'ils étaient bienveillants et propices. » +[12] On lit ailleurs: « Génie et Lare, c'est le même être; ainsi l'ont cru +nos ancêtres. » [13] Et dans Cicéron: « Ceux que les Grecs nomment démons, +nous les appelons Lares. » [14] + +Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu'il y ait eu dans +cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorer Indra ou Zeus, l'homme +adora les morts; il eut peur d'eux, il leur adressa des prières. Il semble +que le sentiment religieux ait commencé par là. C'est peut-être à la vue +de la mort que l'homme a eu pour la première fois l'idée du surnaturel et +qu'il a voulu espérer au delà de ce qu'il voyait. La mort fut le premier +mystère; elle mit l'homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa +pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au +divin. + +NOTES + +[1] Eschyle, _Choéph._, 469. Sophocle, _Antig._, 451. Plutarque, _Solon_, +21; _Quest. rom._, 52; _Quest. gr._, 5. Virgile, V, 47; V, 80. + +[2] Cicéron, _De legib._, II, 22. Saint Augustin, _Cité de Dieu_, IX, 11; +VIII, 26. + +[3] Euripide, _Alceste_, 1003, 1015. + +[4] Cicéron, _De legib._, II, 9. Varron, dans saint Augustin, _Cité de +Dieu_, VIII, 26. + +[5] Virgile, _Én._, IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, _Quest. rom._, +14. Euripide, _Troy._, 96; _Électre_, 513. Suétone, _Néron_, 50. + +[6] Varron, _De ling. lat._, V, 74. + +[7] _Lois de Manou_, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274. + +[8] Ovide, _Fast._, II, 549-556. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie +par un songe que les mânes d'Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte +d'envoyer des aliments sur son tombeau. + +[9] Euripide, _Alceste_, 1004 (1016). « On croit que si nous n'avons +aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous +font du mal, et qu'au contraire ils nous font du bien si nous nous les +rendons propices par nos offrandes. » Porphyre, _De abstin._, II, 37. Voy. +Horace, _Odes_, II, 23; Platon, _Lois_, IX, p. 926, 927. + +[10] Eschyle, _Choéph._, 122-135. + +[11] Le sens primitif de ce dernier mot paraît avoir été celui d'homme +mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs, +l'emploie souvent avec cette signification. Boeckh, _Corp. inscript._, nos +1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398.--Ph. Lebas, _Monum. de Morée_, +p. 205. Voy. Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les Grecs donnaient aussi au +mort le nom de _daimou_, Euripide, _Alcest._, 1140 et Schol.; Eschyle, +_Pers._, 620. Pausanias, VI, 6. + +[12] Servius, _ad Aen._, III, 63. + +[13] Censorinus, 3. + +[14] Cicéron, _Timée_, 11. Denys d'Halic. traduit _Lar familiaris_ par +[Grec: o chat oichian haeroz] (_Antiq. rom._, IV, 2). + + + + +CHAPITRE III. + +LE FEU SACRÉ. + + +La maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel; sur cet autel il +devait y avoir toujours un peu de cendre et des charbons allumés. [1] +C'était une obligation sacrée pour le maître de chaque maison d'entretenir +le feu jour et nuit. Malheur à la maison où il venait à s'éteindre! Chaque +soir on couvrait les charbons de cendre pour les empêcher de se consumer +entièrement; au réveil le premier soin était de raviver ce feu et de +l'alimenter avec quelques branchages. Le feu ne cessait de briller sur +l'autel que lorsque la famille avait péri tout entière; foyer éteint, +famille éteinte, étaient des expressions synonymes chez les anciens. [2] + +Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feu sur un autel +se rapportait à une antique croyance. Les règles et les rites que l'on +observait à cet égard, montrent que ce n'était pas là une coutume +insignifiante. Il n'était pas permis d'alimenter ce feu avec toute sorte +de bois; la religion distinguait, parmi les arbres, les espèces qui +pouvaient être employées à cet usage et celles dont il y avait impiété à +se servir. [3] La religion disait encore que ce feu devait rester toujours +pur; [4] ce qui signifiait, au sens littéral, qu'aucun objet sale ne +devait être jeté dans ce feu, et au sens figuré, qu'aucune action coupable +ne devait être commise en sa présence. Il y avait un jour de l'année, qui +était chez les Romains le 1er mars, où chaque famille devait éteindre son +feu sacré et en rallumer un autre aussitôt. [5] Mais pour se procurer le +feu nouveau, il y avait des rites qu'il fallait scrupuleusement observer. +On devait surtout se garder de se servir d'un caillou et de le frapper +avec le fer. Les seuls procédés qui fussent permis, étaient de concentrer +sur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapidement deux +morceaux de bois d'une espèce déterminée et d'en faire sortir l'étincelle. +[6] Ces différentes règles prouvent assez que, dans l'opinion des anciens, +il ne s'agissait pas seulement de produire ou de conserver un élément +utile et agréable; ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brûlait +sur leurs autels. + +Ce feu était quelque chose de divin; on l'adorait, on lui rendait un +véritable culte. On lui donnait en offrande tout ce qu'on croyait pouvoir +être agréable à un dieu, des fleurs, des fruits, de l'encens, du vin, des +victimes. On réclamait sa protection; on le croyait puissant. On lui +adressait de ferventes prières pour obtenir de lui ces éternels objets des +désirs humains, santé, richesse, bonheur. Une de ces prières qui nous a +été conservée dans le recueil des hymnes orphiques, est conçue ainsi: +« Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, ô foyer; ô toi qui es +éternel, beau, toujours jeune, toi qui nourris, toi qui es riche, reçois +de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la santé +qui est si douce. » [7] Ainsi on voyait dans le foyer un dieu bienfaisant +qui entretenait la vie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses +dons, un dieu fort qui protégeait la maison et la famille. En présence +d'un danger on cherchait un refuge auprès de lui. Quand le palais de Priam +est envahi, Hécube entraîne le vieux roi près du foyer: « Tes armes ne +sauraient te défendre, lui dit-elle; mais cet autel nous protégera tous. » +[8] + +Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver son époux. Elle +s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes: « O divinité, +maîtresse de cette maison, c'est la dernière fois que je m'incline devant +toi, et que je t'adresse mes prières; car je vais descendre où sont les +morts. Veille sur mes enfants qui n'auront plus de mère; donne à mon fils +une tendre épouse, à ma fille un noble époux. Fais qu'ils ne meurent pas +comme moi avant l'âge, mais qu'au sein du bonheur ils remplissent une +longue existence. » [9] Dans l'infortune l'homme s'en prenait à son foyer +et lui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendait grâces. Le +soldat qui revenait de la guerre le remerciait de l'avoir fait échapper +aux périls. Eschyle nous représente Agamemnon revenant de Troie, heureux, +couvert de gloire; ce n'est pas Jupiter qu'il va porter sa joie et sa +reconnaissance; il offre le sacrifice d'actions de grâces au foyer qui est +dans sa maison. [10] L'homme ne sortait de sa demeure sans adresser une +prière au foyer; à son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasser ses +enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer. [11] + +Le feu du foyer était donc la Providence de la famille. Son culte était +fort simple. La première règle était qu'il y eût toujours sur l'autel +quelques charbons ardents; car si le feu s'éteignait, c'était un dieu qui +cessait d'être. A certains moments de la journée, on posait sur le foyer +des herbes sèches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme +éclatante. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence de tout sacrifice +était d'entretenir et de ranimer ce feu sacré, de nourrir et de développer +le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui donnait avant toutes choses le +bois; c'est pour cela qu'ensuite on versait sur l'autel le vin brûlant de +la Grèce, l'huile, l'encens, la graisse des victimes. Le dieu recevait ces +offrandes, les dévorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel +et il illuminait son adorateur de ses rayons. C'était le moment de +l'invoquer; l'hymne de la prière sortait du coeur de l'homme. + +Le repas était l'acte religieux par excellence. Le dieu y présidait. +C'était lui qui avait cuit le pain et préparé les aliments; [12] aussi lui +devait-on une prière au commencement et à la fin du repas. Avant de +manger, on déposait sur l'autel les prémices de la nourriture; avant de +boire, on répandait la libation de vin. C'était la part du dieu. Nul ne +doutait qu'il ne fût présent, qu'il ne mangeât et ne bût; et, de fait, ne +voyait-on pas la flamme grandir comme si elle se fût nourrie des mets +offerts? Ainsi le repas était partagé entre l'homme et le dieu: c'était +une cérémonie sainte, par laquelle ils entraient en communion ensemble. +[13] Vieilles croyances, qui à la longue disparurent des esprits, mais qui +laissèrent longtemps après elles des usages, des rites, des formes de +langage, dont l'incrédule même ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide, +Pétrone soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation et la +prière. [14] + +Ce culte du feu sacré n'appartenait pas exclusivement aux populations de +la Grèce et de l'Italie. On le retrouve en Orient. Les lois de Manou, dans +la rédaction qui nous en est parvenue, nous montrent la religion de Brahma +complètement établie et penchant même vers son déclin; mais elles ont +gardé des vestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle du +foyer, que le culte de Brahma avait reléguée au second rang, mais n'avait +pas pu détruire. Le brahmane a son foyer qu'il doit entretenir jour et +nuit; chaque matin et chaque soir il lui donne pour aliment le bois; mais, +comme chez les Grecs, ce ne peut être que le bois de certains arbres +indiqués par la religion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le +vin, le Hindou lui verse la liqueur fermentée qu'il appelle _soma_. Le +repas est aussi un acte religieux, et les rites en sont décrits +scrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des prières au foyer, +comme en Grèce; on lui offre les prémices du repas, le riz, le beurre, le +miel. Il est dit: « Le brahmane ne doit pas manger du riz de la nouvelle +récolte avant d'en avoir offert les prémices au foyer. Car le feu sacré +est avide de grain, et quand il n'est pas honoré, il dévore l'existence du +brahmane négligent. » Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, se +figuraient les dieux avides non-seulement d'honneurs et de respect, mais +même de breuvage et d'aliment. L'homme se croyait forcé d'assouvir leur +faim et leur soif, s'il voulait éviter leur colère. + +Chez les Hindous cette divinité du feu est souvent appelée _Agni_. Le Rig- +Véda contient un grand nombre d'hymnes qui lui sont adressées. Il est dit +dans l'un d'eux: « O Agni, tu es la vie, tu es le protecteur de +l'homme.... Pour prix de nos louanges, donne au père de famille qui +t'implore, la gloire et la richesse.... Agni, tu es un défenseur prudent +et un père; à toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. » Ainsi le +dieu du foyer est, comme en Grèce, une puissance tutélaire. L'homme lui +demande l'abondance: « Fais que la terre soit toujours libérale pour nous. +» Il lui demande la santé: « Que je jouisse longtemps de la lumière, et +que j'arrive à la vieillesse comme le soleil à son couchant. » Il lui +demande même la sagesse: « O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme +qui s'égarait dans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nous +avons marché loin de toi, pardonne-nous. » Ce feu du foyer était, comme en +Grèce, essentiellement pur; il était sévèrement interdit au brahmane d'y +jeter rien de sale, et même de s'y chauffer les pieds. Comme en Grèce, +l'homme coupable ne pouvait plus approcher de son foyer, avant de s'être +purifié de sa souillure. + +C'est une grande preuve de l'antiquité de ces croyances et de ces +pratiques que de les trouver à la fois chez les hommes des bords de ma +Méditerranée et chez ceux de la presqu'île indienne. Assurément les Grecs +n'ont pas emprunté cette religion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs. +Mais les Grecs, les Italiens, les Hindous appartenaient à une même race; +leurs ancêtres, à une époque fort reculée, avaient vécu ensemble dans +l'Asie centrale. C'est là qu'ils avaient conçu d'abord ces croyances et +établi ces rites. La religion du feu sacré date donc de l'époque lointaine +et mystérieuse où il n'y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, +et où il n'y avait que les Aryas. Quand les tribus s'étaient séparées les +unes des autres, elles avaient transporté ce culte avec elles, les unes +sur les rives du Gange, les autres sur les bords de la Méditerranée. Plus +tard, parmi ces tribus séparées et qui n'avaient plus de relations entre +elles, les unes ont adoré Brahma, les autres Zeus, les autres Janus; +chaque groupe s'est fait ses dieux. Mais tous ont conservé comme un legs +antique la religion première qu'ils avaient conçue et pratiquée au berceau +commun de leur race. + +Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-européens n'en +démontrait pas suffisamment la haute antiquité, on en trouverait d'autres +preuves dans les rites religieux des Grecs et des Romains. Dans tous les +sacrifices, même dans ceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athéné, +c'était toujours au foyer qu'on adressait la première invocation. [15] +Toute prière à un dieu, quel qu'il fût, devait commencer et finir par une +prière au foyer. [16] A Olympie, le premier sacrifice qu'offrait la Grèce +assemblée était pour le foyer, le second pour Zeus. [17] De même à Rome la +première adoration était toujours pour Vesta, qui n'était autre que le +foyer; [18] Ovide dit de cette divinité qu'elle occupe la première place +dans les pratiques religieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons +dans les hymnes du Rig-Véda: « Avant tous les autres dieux il faut +invoquer Agni. Nous prononcerons son nom vénérable avant celui de tous les +autres immortels. O Agni, quel que soit le dieu que nous honorions par +notre sacrifice, toujours à toi s'adresse l'holocauste. » Il est donc +certain qu'à Rome au temps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le +feu du foyer passait encore avant tous les autres dieux; non que Jupiter +et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande importance dans la +religion des hommes; mais on se souvenait que le feu du foyer était de +beaucoup antérieur à ces dieux-là. Il avait pris, depuis nombre de +siècles, la première place dans le culte, et les dieux plus nouveaux et +plus grands n'avaient pas pu l'en déposséder. + +Les symboles de cette religion se modifièrent suivant les âges. Quand les +populations de la Grèce et de l'Italie prirent l'habitude de se +représenter leurs dieux comme des personnes et de donner à chacun d'eux un +nom propre et une forme humaine, le vieux culte du foyer subit la loi +commune que l'intelligence humaine, dans cette période, imposait à toute +religion. L'autel du feu sacré fut personnifié; on l'appela [Grec: +hestia], Vesta; le nom fut le même en latin et en grec, et ne fut pas +d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue commune et primitive +désignait un autel. Par un procédé assez ordinaire, du nom commun on avait +fait un nom propre. Une légende se forma peu à peu. On se figura cette +divinité sous les traits d'une femme, parce que le mot qui désignait +l'autel était du genre féminin. On alla même jusqu'à représenter cette +déesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la trace de la +croyance primitive d'après laquelle cette divinité était simplement le feu +de l'autel; et Ovide lui-même était forcé de convenir que Vesta n'était +pas autre chose qu'une « flamme vivante ». [19] + +Si nous rapprochons ce culte du feu sacré du culte des morts, dont nous +parlions tout à l'heure, une relation étroite nous apparaît entre eux. + +Remarquons d'abord que ce feu qui était entretenu sur le foyer n'est pas, +dans la pensée des hommes, le feu de la nature matérielle. Ce qu'on voit +en lui, ce n'est pas l'élément purement physique qui échauffe ou qui +brûle, qui transforme les corps, fond les métaux et se fait le puissant +instrument de l'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre +nature. C'est un feu pur, qui ne peut être produit qu'à l'aide de certains +rites et n'est entretenu qu'avec certaines espèces de bois. C'est un feu +chaste; l'union des sexes doit être écartée loin de sa présence. [20] On +ne lui demande pas seulement la richesse et la santé; on le prie aussi +pour en obtenir la pureté du coeur, la tempérance, la sagesse. « Rends- +nous riches et florissants, dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages +et chastes. » Le feu du foyer est donc une sorte d'être moral. Il est vrai +qu'il brille, qu'il réchauffe, qu'il cuit l'aliment sacré; mais en même +temps il a une pensée, une conscience; il conçoit des devoirs et veille à +ce qu'ils soient accomplis. On le dirait homme, car il a de l'homme la +double nature: physiquement, il resplendit, il se meut, il vit, il procure +l'abondance, il prépare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a +des sentiments et des affections, il donne à l'homme la pureté, il +commande le beau et le bien, il nourrit l'âme. On peut dire qu'il +entretient la vie humaine dans la double série de ses manifestations. Il +est à la fois la source de la richesse, de la santé, de la vertu. C'est +vraiment le Dieu de la nature humaine. -- Plus tard, lorsque ce culte a +été relégué au second plan par Brahma ou par Zeus, le feu du foyer est +resté ce qu'il y avait dans le divin de plus accessible à l'homme; il a +été son intermédiaire auprès des dieux de la nature physique; il s'est +chargé de porter au ciel la prière et l'offrande de l'homme et d'apporter +à l'homme les faveurs divines. Plus tard encore, quand on fit de ce mythe +du feu sacré la grande Vesta, Vesta fut la déesse vierge; elle ne +représenta dans le monde ni la fécondité ni la puissance; elle fut +l'ordre; mais non pas l'ordre rigoureux, abstrait, mathématique, la loi +impérieuse et fatale, [Grec: ananchae], que l'on aperçut de bonne heure +entre les phénomènes de la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se +la figura comme une sorte d'âme universelle qui réglait les mouvements +divers des mondes, comme l'âme humaine mettait la règle parmi nos organes. + +Ainsi la pensée des générations primitives se laisse entrevoir. Le +principe de ce culte est en dehors de la nature physique et se trouve dans +ce petit monde mystérieux qui est l'homme. + +Ceci nous ramène au culte des morts. Tous les deux sont de la même +antiquité. Ils étaient associés si étroitement que la croyance des anciens +n'en faisait qu'une religion. Foyer, Démons, Héros, dieux Lares, tout cela +était confondu. [21] On voit par deux passages de Plaute et de Columèle +que dans le langage ordinaire on disait indifféremment foyer ou Lare +domestique, et l'on voit encore par Cicéron que l'on ne distinguait pas le +foyer des Pénates, ni les Pénates des dieux Lares. [22] Nous lisons dans +Servius: « Par foyers les anciens entendaient les dieux Lares; aussi +Virgile a-t-il pu mettre indifféremment, tantôt foyer pour Pénates, tantôt +Pénates pour foyer. » [23] Dans un passage fameux de l'Énéide, Hector dit +à Énée qu'il va lui remettre les Pénates troyens, et c'est le feu du foyer +qu'il lui remet. Dans un autre passage, Énée invoquant ces mêmes dieux les +appelle à la fois Pénates, Lares et Vesta. [24] + +Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaient Lares ou +Héros, n'étaient autres que les âmes des morts auxquelles l'homme +attribuait une puissance surhumaine et divine. Le souvenir d'un de ces +morts sacrés était toujours attaché au foyer. En adorant l'un, on ne +pouvait pas oublier l'autre. Ils étaient associés dans le respect des +hommes et dans leurs prières. Les descendants, quand ils parlaient du +foyer, rappelaient volontiers le nom de l'ancêtre: « Quitte cette place, +dit Oreste à sa soeur, et avance vers l'antique foyer de Pélops pour +entendre mes paroles. » [25] De même, Énée, parlant du foyer qu'il +transporte à travers les mers, le désigne par le nom de Lare d'Assaracus, +comme s'il voyait dans ce foyer l'âme de son ancêtre. + +Le grammairien Servius, qui était fort instruit des antiquités grecques et +romaines (on les étudiait de son temps beaucoup plus qu'au temps de +Cicéron), dit que c'était un usage très-ancien d'ensevelir les morts dans +les maisons, et il ajoute: « Par suite de cet usage, c'est aussi dans les +maisons qu'on honore les Lares et les Pénates. » [26] Cette phrase établit +nettement une antique relation entre le culte des morts et le foyer. On +peut donc penser que le foyer domestique n'a été à l'origine que le +symbole du culte des morts, que sous cette pierre du foyer un ancêtre +reposait, que le feu y était allumé pour l'honorer, et que ce feu semblait +entretenir la vie en lui ou représentait son âme toujours vigilante. + +Ce n'est là qu'une conjecture, et les preuves nous manquent. Mais ce qui +est certain, c'est que les plus anciennes générations, dans la race d'où +sont sortis les Grecs et les Romains, ont eu le culte des morts et du +foyer, antique religion qui ne prenait pas ses dieux dans la nature +physique, mais dans l'homme lui-même et qui avait pour objet d'adoration +l'être invisible qui est en nous, la force morale et pensante qui anime et +qui gouverne notre corps. + +Cette religion ne fut pas toujours également puissante, sur l'âme; elle +s'affaiblit peu à peu, mais elle ne disparut pas. Contemporaine des +premiers âges de la race aryenne, elle s'enfonça si profondément dans les +entrailles de cette race, que la brillante religion de l'Olympe grec ne +suffit pas à la déraciner et qu'il fallut le christianisme. + +Nous verrons bientôt quelle action puissante cette religion a exercée sur +les institutions domestiques et sociales des anciens. Elle a été conçue et +établie dans cette époque lointaine où cette race cherchait ses +institutions, et elle a déterminé la voie dans laquelle les peuples ont +marché depuis. + + +NOTES + +[1] Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, _bomoz, eschara, +hestia_; ce dernier finit par prévaloir dans l'usage et fut le mot dont on +désigna ensuite la déesse Vesta. Les Latins appelaient le même autel _ara_ +ou _focus_. + +[2] _Hymnes homér._, XXIX. _Hymnes orph._, LXXXIV. Hésiode, _Opera_, 732. +Eschyle, _Agam._, 1056. Euripide, _Hercul. fur._, 503, 599. Thucydide, I, +136. Aristophane, _Plut._, 795. Caton, _De re rust._, 143. Cicéron, _Pro +Domo_, 40. Tibulle, I, 1, 4. Horace, _Epod._, II, 43. Ovide, _A. A._, I, +637. Virgile, II, 512. + +[3] Virgile, VII, 71. Festus, v. _Felicis_. Plutarque, _Numa_, 9. + +[4] Euripide, _Hercul. fur._, 715. Caton, _De re rust._, 143. Ovide, +_Fast._, III, 698. + +[5] Macrobe, _Saturn._, I, 12. + +[6] Ovide, _Fast_., III:, 148. Festus, v. _Felicis_. Julien, _Oraison à la +louange du soleil_. + +[7] _Hymnes orph._, 84. Plante, _Captiv._, II, 2. Tibulle, I, 9, 74. +Ovide, _A. A._, I, 637. Pline, _H. N._, XVIII, 8. + +[8] Virgile, _En._, II, 523. Horace, _Épit._, I, 5. Ovide, _Trist._, IV, +8, 22. + +[9] Euripide, _Alceste_, 162-168. + +[10] Eschyle, _Agam._, 1015. + +[11] Caton, _De re rust._, 2. Euripide, _Hercul. fur._, 523. + +[12] Ovide. _Fast._, VI, 315. + +[13] Plutarque, _Quest. rom._, 64; _Comm. sur Hésiode_, 44. _Hymnes +homér._, 29. + +[14] Horace, _Sat._ II, 6, 66. Ovide, _Fast_., II, 631. Pétrone, 60. + +[15] Porphyre, _De Abstin. _, II, p. 106; Plutarq., _De frigido_. + +[16] _Hymnes hom._, 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, _Cratyle,_ 18. +_Hesychius,_ _hestias_. Diodore, VI, 2. Aristophane, _Oiseaux,_ 865. + +[17] Pausanias, V, 14. + +[18] Cicéron, _De nat. Deor._, II, 27. Ovide, _Fast._, VI, 304. + +[19] Ovide, _Fast._, VI, 291. + +[20] Hésiode, _Opéra_, 731. Plutarque, _Comm. sur Hés._, frag. 43. + +[21] Tibulle, II, 2. Horace, _Odes_, IV, 11. Ovide, _Trist._, III, 13; V, +5. Les Grecs donnaient à leurs dieux domestiques ou héros l'épithète de +_ephestioi_ ou _hestioeuchoi_. + +[22] Plaute, _Aulul._, II, 7, 16: _In foco nostro Lari._ Columèle, XI, 1, +19: _Larem focumque familiarem_. Cicéron, _Pro domo_, 41; _Pro Quintio_, +27, 28. + +[23] Servius, _in Aen._, III, 134. + +[24] Virgile, IX, 259; V, 744. + +[25] Euripide, _Oreste_, 1140-1142. + +[26] Servius, _in Aen._, V, 84; VI, 152. Voy. Platon, _Minos_, p. 315. + + + + +CHAPITRE IV. + +LA RELIGION DOMESTIQUE. + + +Il ne faut pas se représenter cette antique religion comme celles qui ont +été fondées plus tard dans l'humanité plus avancée. Depuis un assez grand +nombre de siècles, le genre humain n'admet plus une doctrine religieuse +qu'à deux conditions: l'une est qu'elle lui annonce un dieu unique; +l'autre est qu'elle s'adresse à tous les hommes et soit accessible à tous, +sans repousser systématiquement aucune classe ni aucune race. Mais cette +religion des premiers temps ne remplissait aucune de ces deux conditions. +Non seulement elle n'offrait pas à l'adoration des hommes un dieu unique; +mais encore ses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes. +Ils ne se présentaient pas comme étant les dieux du genre humain. Ils ne +ressemblaient même, pas à Brahma qui était au moins le dieu de toute une +grande caste, ni à Zeus Panhellénien qui était celui de toute une nation. +Dans cette religion primitive chaque dieu ne pouvait être adoré que par +une famille. La religion était purement domestique. + +Il faut éclaircir ce point important; car on ne comprendrait pas sans cela +la relation très-étroite qu'il y a entre ces vieilles croyances et la +constitution de la famille grecque et romaine. + +Le culte des morts ne ressemblait en aucune manière à celui que les +chrétiens ont pour les saints. Une des premières règles de ce culte était +qu'il ne pouvait être rendu par chaque famille qu'aux morts qui lui +appartenaient par le sang. Les funérailles ne pouvaient être +religieusement accomplies que par le parent le plus proche. Quant au repas +funèbre qui se renouvelait ensuite à des époques déterminées, la famille +seule avait le droit d'y assister, et tout étranger en était sévèrement +exclu. [1] On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de la main +des siens; il ne voulait de culte que de ses descendants. La présence d'un +homme qui n'était pas de la famille troublait le repos des mânes. Aussi la +loi interdisait-elle à l'étranger d'approcher d'un tombeau. [2] Toucher du +pied, même par mégarde, une sépulture, était un acte impie, pour lequel il +fallait apaiser le mort et se purifier soi-même. Le mot par lequel les +anciens désignaient le culte des morts est significatif; les Grecs +disaient _patriazein_, les Latins disaient _parentare_. C'est que la +prière et l'offrande n'étaient adressées par chacun qu'à ses pères. Le +culte des morts était uniquement le culte des ancêtres. [3] Lucien, tout +en se moquant des opinions du vulgaire, nous les explique nettement quand +il dit: « Le mort qui n'a pas laissé de fils ne reçoit pas d'offrandes, et +il est exposé à une faim perpétuelle. » [4] + +Dans l'Inde comme en Grèce, l'offrande ne pouvait être faite à un mort que +par ceux qui descendaient de lui. La loi des Hindous, comme la loi +athénienne, défendait d'admettre un étranger, fût-ce un ami, au repas +funèbre. Il était si nécessaire que ces repas fussent offerts par les +descendants du mort, et non par d'autres, que l'on supposait que les +mânes, dans leur séjour, prononçaient souvent ce voeu: « Puisse-t-il +naître successivement de notre lignée des fils qui nous offrent dans toute +la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, et le beurre +clarifié. » [5] + +Il suivait de là qu'en Grèce et à Rome, comme dans l'Inde, le fils avait +le devoir de faire les libations et les sacrifices aux mânes de son père +et de tous ses aïeux. Manquer à ce devoir était l'impiété la plus grave +qu'on pût commettre, puisque l'interruption de ce culte faisait déchoir +les morts et anéantissait leur bonheur. Cette négligence n'était pas moins +qu'un véritable parricide multiplié autant de fois qu'il y avait +d'ancêtres dans la famille. + +Si, au contraire, les sacrifices étaient toujours accomplis suivant les +rites, si les aliments étaient portés sur le tombeau aux jours fixés, +alors l'ancêtre devenait un dieu protecteur. Hostile à tous ceux qui ne +descendaient pas de lui, les repoussant de son tombeau, les frappant de +maladie s'ils approchaient, pour les siens il était bon et secourable. + +Il y avait un échange perpétuel de bons offices entre les vivants et les +morts de chaque famille. L'ancêtre recevait de ses descendants la série +des repas funèbres, c'est-à-dire les seules jouissances qu'il pût avoir +dans sa seconde vie. Le descendant recevait de l'ancêtre l'aide et la +force dont il avait besoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer +du mort, ni le mort du vivant. Par là un lien puissant s'établissait entre +toutes les générations d'une même famille et en faisait un corps +éternellement inséparable. + +Chaque famille avait son tombeau, où ses morts venaient reposer l'un après +l'autre, toujours ensemble. Ce tombeau était ordinairement voisin de la +maison, non loin de la porte, « afin, dit un ancien, que les fils, en +entrant ou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque fois leurs +pères, et chaque fois leur adressassent une invocation ». [6] Ainsi +l'ancêtre restait au milieu des siens; invisible, mais toujours présent, +il continuait à faire partie de la famille et à en être le père. Lui +immortel, lui heureux, lui divin, il s'intéressait à ce qu'il avait laissé +de mortel sur la terre; il en savait les besoins, il en soutenait la +faiblesse. Et celui qui vivait encore, qui travaillait, qui, selon +l'expression antique, ne s'était pas encore acquitté de l'existence, +celui-là avait près de lui ses guides et ses appuis; c'étaient ses pères. +Au milieu des difficultés, il invoquait leur antique sagesse; dans le +chagrin il leur demandait une consolation, dans le danger un soutien, +après une faute son pardon. + +Assurément nous avons beaucoup de peine aujourd'hui à comprendre que +l'homme pût adorer son père ou son ancêtre. Faire de l'homme un dieu nous +semble le contre-pied de la religion. Il nous est presque aussi difficile +de comprendre les vieilles croyances de ces hommes qu'il l'eût été à eux +d'imaginer les nôtres. Mais songeons que les anciens n'avaient pas l'idée +de la création; dès lors le mystère de la génération était pour eux ce que +le mystère de la création peut être pour nous. Le générateur leur +paraissait un être divin, et ils adoraient leur ancêtre. Il faut que ce +sentiment ait été bien naturel et bien puissant, car il apparaît, comme +principe d'une religion à l'origine de presque toutes les sociétés +humaines; on le trouve chez les Chinois comme chez les anciens Gètes et +les Scythes, chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau- +Monde. [7] + +Le feu sacré, qui était associé si étroitement au culte des morts, avait +aussi pour caractère essentiel d'appartenir en propre à chaque famille. Il +représentait les ancêtres; [8] il était la providence d'une famille, et +n'avait rien de commun avec le feu de la famille voisine qui était une +autre providence. Chaque foyer protégeait les siens et repoussait +l'étranger. + +Toute cette religion était renfermée dans l'enceinte de chaque maison. Le +culte n'en était pas public. Toutes les cérémonies, au contraire, en +étaient tenues fort secrètes. Accomplies au milieu de la famille seule, +elles étaient cachées à l'étranger. [9] Le foyer n'était jamais placé ni +hors de la maison ni même près de la porte extérieure, où on l'aurait trop +bien vu. Les Grecs le plaçaient toujours dans une enceinte [10] qui le +protégeait contre le contact et même le regard des profanes. Les Romains +le cachaient au milieu de leur maison. Tous ces dieux, foyer, Lares, +Mânes, on les appelait les dieux cachés ou les dieux de l'intérieur. [11] +Pour tous les actes de cette religion il fallait le secret; [12] qu'une +cérémonie fût aperçue par un étranger, elle était troublée, souillée, +funestée par ce seul regard. + +Pour cette religion domestique, il n'y avait ni règles uniformes, ni +rituel commun. Chaque famille avait l'indépendance la plus complète. Nulle +puissance extérieure n'avait le droit de régler son culte ou sa croyance. +Il n'y avait pas d'autre prêtre que le père; comme prêtre, il ne +connaissait aucune hiérarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athènes +pouvait bien s'assurer que le père de famille accomplissait tous ses rites +religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commander la moindre +modification. _Suo quisque ritu sacrificia faciat_, telle était la règle +absolue. [13] Chaque famille avait ses cérémonies qui lui étaient propres, +ses fêtes particulières, ses formules de prière et ses hymnes. [14] Le +père, seul interprète et seul pontife de sa religion, avait seul le +pouvoir de l'enseigner, et ne pouvait l'enseigner qu'à son fils. Les +rites, les termes de la prière, les chants, qui faisaient partie +essentielle de cette religion domestique, étaient un patrimoine, une +propriété sacrée, que la famille ne partageait avec personne et qu'il +était même interdit de révéler aux étrangers. Il en était ainsi dans +l'Inde: « Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane, des chants que +je tiens de ma famille et que mon père m'a transmis. » [15] + +Ainsi la religion ne résidait pas dans les temples, mais dans la maison, +chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protégeait qu'une famille et +n'était dieu que dans une maison. On ne peut pas raisonnablement supposer +qu'une religion de ce caractère ait été révélée aux hommes par +l'imagination puissante de l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait été +enseignée par une caste de prêtres. Elle est née spontanément dans +l'esprit humain; son berceau a été la famille; chaque famille s'est fait +ses dieux. + +Cette religion ne pouvait se propager que par la génération. Le père, en +donnant la vie à son fils, lui donnait en même temps sa croyance, son +culte, le droit d'entretenir le foyer, d'offrir le repas funèbre, de +prononcer les formules de prière. La génération établissait un lien +mystérieux entre l'enfant qui naissait à la vie et tous les dieux de la +famille. Ces dieux étaient sa famille même, [Grec: theoi engeneis]; +c'était son sang, [Grec: theoi suvaimoi]. [16] L'enfant apportait donc en +naissant le droit de les adorer et de leur offrir les sacrifices; comme +aussi, plus tard, quand la mort l'aurait divinisé lui-même, il devait être +compté à son tour parmi ces dieux de la famille. + +Mais il faut remarquer cette particularité que la religion domestique ne +se propageait que de mâle en mâle. Cela tenait sans nul doute à l'idée que +les hommes se faisaient de la génération [17]. La croyance des âges +primitifs, telle qu'on la trouve dans les Védas et qu'on en voit des +vestiges dans tout le droit grec et romain, fut que le pouvoir +reproducteur résidait exclusivement dans le père. Le père seul possédait +le principe mystérieux de l'être et transmettait l'étincelle de vie. Il +est résulté de cette vieille opinion qu'il fut de règle que le culte +domestique passât toujours de mâle en mâle, que la femme n'y participât +que par l'intermédiaire de son père ou de son mari, et enfin qu'après la +mort la femme n'eût pas la même part que l'homme au culte et aux +cérémonies du repas funèbre. Il en est résulté encore d'autres +conséquences très-graves dans le droit privé et dans la constitution de la +famille; nous les verrons plus loin. + + +NOTES + +[1] Cicéron, _De legib._, II, 26. Varron, _L. L._, VI, 13: _Ferunt epulas +ad sepulcrum quibus jus ibi parentare._ Gaius, II, 5, 6: _Si modo mortui +funits ad nos pertineat._ Plutarque, _Solon_. + +[2] _Pillacus omnino accedere quemquam vetat in funus aliorum_. Cicéron, +_De legib._, II, 26. Plutarque, _Solon_, 21. Démosthènes, _in Timocr_. +Isée, I. + +[3] Du moins à l'origine; car ensuite les cités ont eu leurs héros +topiques et nationaux, comme nous le verrons plus loin. + +[4] Lucien, _De luctu_. + +[5] _Lois de Manou_, III, 138; III, 274. + +[6] Euripide, _Hélène_, 1163-1168. + +[7] Chez les Étrusques et les Romains il était d'usage que chaque famille +religieuse gardât les images de ses ancêtres rangées autour de l'atrium. +Ces images étaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles? + +[8] [Grec: Hestia patroa], _focus patrius_. De même dans les Védas Agui +est encore invoque quelquefois comme dieu domestique. + +[9] Isée, VIII, 17, 18. + +[10] Cette enceinte était appelée _herchos_. + +[11] [Grec: Theoi mychioi], _dii Pénates_. + +[12] Cicéron, _De arusp. resp._, 17. + +[13] Varron, _De ling. lat._, VII, 88. + +[14] Hésiode, _Opera_, 753. Macrobe, _Sat._, I, 10. Cic., _De legib._, II, +11. + +[15] _Rig-Véda_, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent +souvent les rites particuliers à chaque famille: VIII, 3; IX, 7. + +[16] Sophocle, _Antig._, 199; _Ibid._, 659. Rappr. [Grec: patrooi theoi] +dans Aristophane, _Guêpes_, 388; Eschyle, _Pers._, 404; Sophocle, +_Électre_, 411; [Grec: theoi genethlioi], Platon, _Lois_, V, p. 729; _Di +Generis_, Ovide, _Fast._, II. + +[17] Les Védas appellent le feu sacré la cause de la postérité masculine. +Voy. le _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 139. + + + + +LIVRE II. + +LA FAMILLE. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +LA RELIGION A ÉTÉ LE PRINCIPE CONSTITUTIF DE LA FAMILLE ANCIENNE. + + +Si nous nous transportons par la pensée au milieu de ces anciennes +générations d'hommes, nous trouvons dans chaque maison un autel et autour +de cet autel la famille assemblée. Elle se réunit chaque matin pour +adresser au foyer ses premières prières, chaque soir pour l'invoquer une +dernière fois. Dans le courant du jour, elle se réunit encore auprès de +lui pour le repas qu'elle se partage pieusement après la prière et la +libation. Dans tous ses actes religieux, elle chante en commun des hymnes +que ses pères lui ont légués. + +Hors de la maison, tout près, dans le champ voisin, il y a un tombeau. +C'est la seconde demeure de cette famille. Là reposent en commun plusieurs +générations d'ancêtres; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés +dans cette seconde existence, et continuent à former une famille +indissoluble. [1] Entre la partie vivante et la partie morte de la +famille, il n'y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison +du tombeau. A certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa +religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. Ils +leur portent le repas funèbre, leur versent le lait et le vin, déposent +les gâteaux et les fruits, ou brûlent pour eux les chairs d'une victime. +En échange de ces offrandes, ils réclament leur protection; ils les +appellent leurs dieux, et leur demandent de rendre le champ fertile, la +maison prospère, les coeurs vertueux. + +Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la génération. Ce +qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dans la famille ce qu'y est le +frère, c'est que le fils émancipé ou la fille mariée cesse complètement +d'en faire partie, ce sont enfin plusieurs dispositions importantes des +lois grecques et romaines que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin. + +Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection naturelle. Car le +droit grec et le droit romain ne tiennent aucun compte de ce sentiment. Il +peut exister au fond des coeurs, il n'est rien dans le droit. Le père peut +chérir sa fille, mais non pas lui léguer son bien. Les lois de succession, +c'est-à-dire parmi les lois celles qui témoignent le plus fidèlement des +idées que les hommes se faisaient de la famille, sont en contradiction +flagrante, soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection +naturelle. [2] + +Les historiens du droit romain ayant fort justement remarqué que ni la +naissance ni l'affection n'étaient le fondement de la famille romaine, ont +cru que ce fondement devait se trouver dans la puissance paternelle ou +maritale. Ils font de cette puissance une sorte d'institution primordiale. +Mais ils n'expliquent pas comment elle s'est formée, à moins que ce ne +soit par la supériorité de force du mari sur la femme, du père sur les +enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsi la force à +l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loin que l'autorité +paternelle ou maritale, loin d'avoir été une cause première, a été elle- +même un effet; elle est dérivée de la religion et a été établie par elle. +Elle n'est donc pas le principe qui a constitué la famille. + +Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelque chose de plus +puissant que la naissance, que le sentiment, que la force physique; c'est +la religion du foyer et des ancêtres. Elle fait que la famille forme un +corps dans cette vie et dans l'autre. La famille antique est une +association religieuse plus encore qu'une association de nature. Aussi +verrons-nous plus loin que la femme n'y sera vraiment comptée qu'autant +que la cérémonie sacrée du mariage l'aura initiée au culte; que le fils +n'y comptera plus, s'il a renoncé au culte ou s'il a été émancipé; que +l'adopté y sera, au contraire, un véritable fils, parce que, s'il n'a pas +le lien du sang, il aura quelque chose de mieux, la communauté du culte; +que le légataire qui refusera d'adopter le culte de cette famille, n'aura +pas la succession; qu'enfin la parenté et le droit à l'héritage seront +réglés, non d'après la naissance, mais d'après les droits de participation +au culte tels que la religion les a établis. Ce n'est sans doute pas la +religion qui a créé la famille, mais c'est elle assurément qui lui a donné +ses règles, et de là est venu que la famille antique a eu une constitution +si différente de celle qu'elle aurait eue si les sentiments naturels +avaient été seuls à la fonder. + +L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatif pour désigner une +famille; on disait _epistion_, mot qui signifie littéralement _ce qui est +auprès d'un foyer_. Une famille était un groupe de personnes auxquelles la +religion permettait d'invoquer le même foyer et d'offrir le repas funèbre +aux mêmes ancêtres. + + +NOTES + +[1] L'usage des tombeaux de famille est incontestable chez les anciens; il +n'a disparu que quand les croyances relatives au culte des morts se sont +obscurcies. Les mots _taphos patroos, taphos ton progonon_ reviennent sans +cesse chez les Grecs, comme chez les Latins _tumulus patrius_ ou _avitus, +sepulcrum gentis_. Voy. Démosthènes, _in Eubul._, 28; _in Macart._, 79. +Lycurgue, _in Leocr._, 25. Cicéron, _De offic._, I, 17. _De legib._, II, +22: _mortuum extra gentem inferri fas negant_. Ovide, _Trist_., IV, 3, 45. +Velleius, II, 119. Suétone, _Néron_, 50; _Tibère_, 1. Digeste, XI, 5; +XVIII, 1, 6. Il y a une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait +nécessaire que chacun fût enterré dans le tombeau de sa famille. On +raconte que les Lacédémoniens, sur le point de combattre contre les +Messéniens, attachèrent à leur bras droit des marques particulières +contenant leur nom et celui de leur père, afin qu'en cas de mort le corps +pût être reconnu sur le champ de bataille et transporté au tombeau +paternel. Justin, III, 5. Voy. Eschyle, _Sept._, 889 (914), [Grec: taphon +patroon lachai_]. Les orateurs grecs attestent fréquemment cet usage; +quand Isée, Lysias, Démosthènes veulent prouver que tel homme appartient à +telle famille et a droit à l'héritage, ils ne manquent guère de dire que +le père de cet homme est enterré dans le tombeau de cette famille. + +[2] Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nous +verrons dans la suite que ces vieilles lois ont été modifiées. + + + + +CHAPITRE II + +LE MARIAGE. + + +La première institution que la religion domestique ait établie, fut +vraisemblablement le mariage. + +Il faut remarquer que cette religion du foyer et des ancêtres, qui se +transmettait de mâle en mâle, n'appartenait pourtant pas exclusivement à +l'homme; la femme avait part au culte. Fille, elle assistait aux actes +religieux de son père; mariée, à ceux de son mari. + +On pressent par cela seul le caractère essentiel de l'union conjugale chez +les anciens. Deux familles vivent à côté l'une de l'autre; mais elles ont +des dieux différents. Dans l'une d'elles, une jeune fille prend part, +depuis son enfance, à la religion de son père; elle invoque son foyer; +elle lui offre chaque jour des libations, l'entoure de fleurs et de +guirlandes aux jours de fête, lui demande sa protection, le remercie de +ses bienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune homme de la +famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour elle de bien autre +chose que de passer d'une maison dans une autre. Il s'agit d'abandonner le +foyer paternel pour aller invoquer désormais le foyer de l'époux. Il +s'agit de changer de religion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer +d'autres prières. Il s'agit de quitter le dieu de son enfance pour se +mettre sous l'empire d'un dieu qu'elle ne connaît pas. Qu'elle n'espère +pas rester fidèle à l'un en honorant l'autre; car dans cette religion +c'est un principe immuable qu'une même personne ne peut pas invoquer deux +foyers ni deux séries d'ancêtres. « A partir du mariage, dit un ancien, la +femme n'a plus rien de commun avec la religion domestique de ses pères; +elle sacrifie au foyer du mari. » [1] + +Le mariage est donc un acte grave pour la jeune fille, non moins grave +pour l'époux. Car cette religion veut que l'on soit né près du foyer pour +qu'on ait le droit d'y sacrifier. Et cependant il va introduire près de +son foyer une étrangère; avec elle il fera les cérémonies mystérieuses de +son culte; il lui révélera les rites et les formules qui sont le +patrimoine de sa famille. Il n'a rien de plus précieux que cet héritage; +ces dieux, ces rites, ces hymnes, qu'il tient de ses pères, c'est ce qui +le protège dans la vie, c'est ce qui lui promet la richesse, le bonheur, +la vertu. Cependant au lieu de garder pour soi cette puissance tutélaire, +comme le sauvage garde son idole ou son amulette, il va admettre une femme +à la partager avec lui. + +Ainsi quand on pénètre dans les pensées de ces anciens hommes, on voit de +quelle importance était pour eux l'union conjugale, et combien +l'intervention de la religion y était nécessaire. Ne fallait-il pas que +par quelque cérémonie sacrée la jeune fille fût initiée au culte qu'elle +allait suivre désormais? Pour devenir prêtresse de ce foyer, auquel la +naissance ne l'attachait pas, ne lui fallait-il pas une sorte d'ordination +ou d'adoption? + +Le mariage était la cérémonie sainte qui devait produire ces grands +effets. Il est habituel aux écrivains latins ou grecs de désigner le +mariage par des mots qui indiquent un acte religieux. [2] Pollux, qui +vivait au temps des Antonins, mais qui était fort instruit des vieux +usages et de la vieille langue, dit que dans les anciens temps, au lieu de +désigner le mariage par son nom particulier ([Grec: gamos]), on le +désignait simplement par le mot [Grec: telos], qui signifie cérémonie +sacrée; [3] comme si le mariage avait été, dans ces temps anciens, la +cérémonie sacrée par excellence. + +Or la religion qui faisait le mariage n'était pas celle de Jupiter, de +Junon ou des autres dieux de l'Olympe. La cérémonie n'avait pas lieu dans +un temple; elle était accomplie dans la maison, et c'était le dieu +domestique qui y présidait. A la vérité, quand la religion des dieux du +ciel devint prépondérante, on ne put s'empêcher de les invoquer aussi dans +les prières du mariage; on prit même l'habitude de se rendre préalablement +dans des temples et d'offrir à ces dieux des sacrifices, que l'on appelait +les préludes du mariage. [4] Mais la partie principale et essentielle de +la cérémonie devait toujours s'accomplir devant le foyer domestique. + +Chez les Grecs, la cérémonie du mariage se composait, pour ainsi dire, de +trois actes. Le premier se passait devant le foyer du père, [Grec: +egguaesis]; le troisième au foyer du mari, [Grec: telos]; le second était +le passage de l'un à l'autre, [Grec: pompae]. [5] + +1° Dans la maison paternelle, en présence du prétendant, le père entouré +ordinairement de sa famille offre un sacrifice. Le sacrifice terminé, il +déclare, en prononçant une formule sacramentelle, qu'il donne sa fille au +jeune homme. Cette déclaration est tout à fait indispensable au mariage. +Car la jeune fille ne pourrait pas aller, tout à l'heure, adorer le foyer +de l'époux, si son père ne l'avait pas préalablement détachée du foyer +paternel. Pour qu'elle entre dans sa nouvelle religion, elle doit être +dégagée de tout lien et de toute attache avec sa religion première. + +2° La jeune fille est transportée à la maison du mari. Quelquefois c'est +le mari lui-même qui la conduit. Dans certaines villes la charge d'amener +la jeune fille appartient à un de ces hommes qui étaient revêtus chez les +Grecs d'un caractère sacerdotal et qu'ils appelaient hérauts. La jeune +fille est ordinairement placée sur un char; elle a le visage couvert d'un +voile et sur la tête une couronne. La couronne, comme nous aurons souvent +l'occasion de le voir, était en usage dans toutes les cérémonies du culte. +Sa robe est blanche. Le blanc était la couleur des vêtements dans tous les +actes religieux. On la précède en portant un flambeau; c'est le flambeau +nuptial. Dans tout le parcours, on chante autour d'elle un hymne +religieux, qui a pour refrain [Grec: o ymaen, o ymenaie]. On appelait cet +hymne l'_hyménée_, et l'importance de ce chant sacré était si grande que +l'on donnait son nom à la cérémonie tout entière. + +La jeune fille n'entre pas d'elle-même dans sa nouvelle demeure. Il faut +que son mari l'enlève, qu'il simule un rapt, qu'elle jette quelques cris +et que les femmes qui l'accompagnent feignent de la défendre. Pourquoi ce +rite? Est-ce un symbole de la pudeur de la jeune fille? Cela est peu +probable; le moment de la pudeur n'est pas encore venu; car ce qui va +s'accomplir dans cette maison, c'est une cérémonie religieuse. Ne veut-on +pas plutôt marquer fortement que la femme qui va sacrifier à ce foyer, n'y +a par elle-même aucun droit, qu'elle n'en approche pas par l'effet de sa +volonté, et qu'il faut que le maître du lieu et du dieu l'y introduise par +un acte de sa puissance? Quoi qu'il en soit, après une lutte simulée, +l'époux la soulève dans ses bras et lui fait franchir la porte, mais en +ayant bien soin que ses pieds ne touchent pas le seuil. + +Ce qui précède n'est que l'apprêt et le prélude de la cérémonie. L'acte +sacré va commencer dans la maison. + +3° On approche du foyer, l'épouse est mise en présence de la divinité +domestique. Elle est arrosée d'eau lustrale; elle touche le feu sacré. Des +prières sont dites. Puis les deux époux se partagent un gâteau ou un pain. + +Cette sorte de léger repas qui commence et finit par une libation et une +prière, ce partage de la nourriture vis-à-vis du foyer, met les deux époux +en communion religieuse ensemble, et en communion avec les dieux +domestiques. + +Le mariage romain ressemblait beaucoup au mariage grec, et comprenait +comme lui trois actes, _traditio, deductio in domum, confarreatio_. [6] + +1° La jeune fille quitte le foyer paternel. Comme elle n'est pas attachée +à ce foyer par son propre droit, mais seulement par l'intermédiaire du +père de famille, il n'y a que l'autorité du père qui puisse l'en détacher. +La _tradition_ est donc une formalité indispensable. + +2° La jeune fille est conduite à la maison de l'époux. Comme en Grèce, +elle est voilée, elle porte une couronne, et un flambeau nuptial précède +le cortège. On chante autour d'elle un ancien hymne religieux. Les paroles +de cet hymne changèrent sans doute avec le temps, s'accommodant aux +variations des croyances ou à celles du langage; mais le refrain +sacramentel subsista toujours sans pouvoir être altéré: c'était le mot +_Talassie_, mot dont les Romains du temps d'Horace ne comprenaient pas +mieux le sens que les Grecs ne comprenaient le mot [Grec: ymenaie], et qui +était probablement le reste sacré et inviolable d'une antique formule. + +Le cortège s'arrête devant la maison du mari. Là, on présente à la jeune +fille le feu et l'eau. Le feu, c'est l'emblème de la divinité domestique; +l'eau, c'est l'eau lustrale, qui sert à la famille pour tous les actes +religieux. Pour que la jeune fille entre dans la maison, il faut, comme en +Grèce, simuler l'enlèvement. L'époux doit la soulever dans ses bras, et la +porter par-dessus le seuil sans que ses pieds le touchent. + +3° L'épouse est conduite alors devant le foyer, là où sont les Pénates, où +tous les dieux domestiques et les images des ancêtres sont groupés, autour +du feu sacré. Les deux époux, comme en Grèce, font un sacrifice, versent +la libation, prononcent quelques prières, et mangent ensemble un gâteau de +fleur de farine (_panis farreus_). + +Ce gâteau mangé au milieu de la récitation des prières, en présence et +sous les yeux des divinités domestiques, est ce qui fait l'union sainte de +l'époux et de l'épouse. [7] Dès lors ils sont associés dans le même culte. +La femme a les mêmes dieux, les mêmes rites, les mêmes prières, les mêmes +fêtes que son mari. De là cette vieille définition du mariage que les +jurisconsultes nous ont conservée: _Nuptiae sunt divini juris et humani +communicatio_. Et cette autre: _Uxor socia humanae rei atque divinae_. [8] +C'est que la femme est entrée en partage de la religion du mari, cette +femme que, suivant l'expression de Platon, les dieux eux-mêmes ont +introduite dans la maison. + +La femme ainsi mariée a encore le culte des morts; mais ce n'est plus à +ses propres ancêtres qu'elle porte le repas funèbre; elle n'a plus ce +droit. Le mariage l'a détachée complètement de la famille de son père, et +a brisé tous les rapports religieux qu'elle avait avec elle. C'est aux +ancêtres de son mari qu'elle porte l'offrande; elle est de leur famille; +ils sont devenus ses ancêtres. Le mariage lui a fait une seconde +naissance. Elle est dorénavant la fille de son mari, _filiae loco_, disent +les jurisconsultes. On ne peut appartenir ni à deux familles ni à deux +religions domestiques; la femme est tout entière dans la famille et la +religion de son mari. On verra les conséquences de cette règle dans le +droit de succession. + +L'institution du mariage sacré doit être aussi vieille dans la race indo- +européenne que la religion domestique; car l'une ne va pas sans l'autre. +Cette religion a appris à l'homme que l'union conjugale est autre chose +qu'un rapport de sexes et une affection passagère, et elle a uni deux +époux par le lien puissant du même culte et des mêmes croyances. La +cérémonie des noces était d'ailleurs si solennelle et produisait de si +graves effets qu'on ne doit pas être surpris que ces hommes ne l'aient +crue permise et possible que pour une seule femme dans chaque maison. Une +telle religion ne pouvait pas admettre la polygamie. + +On conçoit même qu'une telle union fût indissoluble, et que le divorce fût +presque impossible. Le droit romain permettait bien de dissoudre le +mariage par _coemptio_ ou par _usus_. Mais la dissolution du mariage +religieux était fort difficile. Pour cela, une nouvelle cérémonie sacrée +était nécessaire; car la religion seule pouvait délier ce que la religion +avait uni. L'effet de la _confarreatio_ ne pouvait être détruit que par la +_diffarreatio_. Les deux époux qui voulaient se séparer, paraissaient pour +la dernière fois devant le foyer commun; un prêtre et des témoins étaient +présents. On présentait aux époux, comme au jour du mariage, un gâteau de +fleur de farine. [9] Mais, sans doute, au lieu de se le partager, ils le +repoussaient. Puis, au lieu de prières, ils prononçaient des formules d'un +caractère étrange, sévère, haineux, effrayant, [10] une sorte de +malédiction par laquelle la femme renonçait au culte et aux dieux du mari. +Dès lors, le lien religieux était rompu. La communauté du culte cessant, +toute autre communauté cessait de plein droit, et le mariage était +dissous. + + +NOTES + +[1] Étienne de Byzance, [Grec: patra]. + +[2] [Grec: thyein gamon], _sacrum nuptiale_. + +[3] Pollux, III, 3, 38. + +[4] [Grec: Proteleia, progamia]. Pollux, III, 38. + +[5] Homère, _Il._, XVIII, 391. Hésiode, _Scutum_, v. 275. Hérodote, VI, +129, 130. Plutarque, _Thésée_, 10; _Lycurg._, passim; _Solon_, 20; +_Aristide_, 20; _Quest. gr._, 27. Démosthènes, _in Stephanum_, II. Isée, +III, 39. Euripide, _Hélène_, 722-725; _Phén._, 345. Harpocration, v. +[Grec: +Gamaelia]. Pollux, III, c. 3. -- Même usage chez les Macédoniens. Quinte- +Curce, VIII, 16. + +[6] Varron, _L. L._, V, 61. Denys d'Hal., II, 25, 26. Ovide, _Fast._, II, +558. Plutarque, _Quest. rom._, 1 et 29; _Romul._, 15. Pline, _H. N._, +XVIII, 3. Tacite, _Ann._, IV, 16; XI, 27. Juvénal, _Sat._, X., 329-336. +Gaius, _Inst._, 1, 112. Ulpien, IX. Digeste, XXIII, 2, 1. Festus, v. +_Rapi_. Macrobe, _Sat._, I, 15. Servius, _ad. Aen._, IV, 168. -- Mêmes +usages chez les Étrusques, Varron, _De re rust._, II, 4. -- Mêmes usages +chez les anciens Hindous, _Lois de Manou_, III, 27-30, 172; V, 152; VIII, +227; IX, 194. _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 166, 167, 236. + +[7] Nous parlerons plus tard des autres formes de mariage qui furent +usitées chez les Romains et où la religion n'intervenait pas. Qu'il nous +suffise de dire ici que le mariage sacré nous paraît être le plus ancien; +car il correspond aux plus anciennes croyances et il n'a disparu qu'à +mesure qu'elles s'affaiblissaient. + +[8] Digeste, liv. XXIII, titre 2. Code, IX, 32, 4. Denys d'Halicarnasse, +II, 25: [Grec: Koinonos chraematon kai ieron]. Étienne de Byz., [Grec: +patra]. + +[9] Festus, v. _Diffarreatio_. Pollux, III, c. 3: [Grec: apopompae]. On +lit dans une inscription: _Sacerdos confarreationum et diffarreationum_. +Orelli, n° 2648. + +[10] [Grec: Phrikodae, allokota, skothropa]. Plutarque, _Quest. rom._, 50. + + + + +CHAPITRE III + +DE LA CONTINUITÉ DE LA FAMILLE; CÉLIBAT INTERDIT; DIVORCE EN CAS DE +STÉRILITÉ. INÉGALITÉ ENTRE LE FILS ET LA FILLE. + + +Les croyances relatives aux morts et au culte qui leur était dû, ont +constitué la famille ancienne et lui ont donné la plupart de ses règles. + +On a vu plus haut que l'homme, après la mort, était réputé un être heureux +et divin, mais à la condition que les vivants lui offrissent toujours le +repas funèbre. Si ces offrandes venaient à cesser, il y avait déchéance +pour le mort, qui tombait au rang de démon malheureux et malfaisant. Car +lorsque ces anciennes générations avaient commencé à se représenter la vie +future, elles n'avaient pas songé à des récompenses et à des châtiments; +elles avaient cru que le bonheur du mort ne dépendait pas de la conduite +qu'il avait menée pendant sa vie, mais de celle que ses descendants +avaient à son égard. Aussi chaque père attendait-il de sa postérité la +série des repas funèbres qui devaient assurer à ses mânes le repos et le +bonheur. + +Cette opinion a été le principe fondamental du droit domestique chez les +anciens. Il en a découlé d'abord cette règle que chaque famille dût se +perpétuer à jamais. Les morts avaient besoin que leur descendance ne +s'éteignît pas. Dans le tombeau où ils vivaient, ils n'avaient pas d'autre +sujet d'inquiétude que celui-là. Leur unique pensée, comme leur unique +intérêt, était qu'il y eût toujours un homme de leur sang pour apporter +les offrandes au tombeau. Aussi l'Hindou croyait-il que ces morts +répétaient sans cesse: « Puisse-t-il naître toujours dans notre lignée des +fils qui nous apportent le riz, le lait et le miel. » L'Hindou disait +encore: « L'extinction d'une famille cause la ruine de la religion de +cette famille; les ancêtres privés de l'offrande des gâteaux tombent au +séjour des malheureux. » [1] + +Les hommes de l'Italie et de la Grèce ont longtemps pensé de même. S'ils +ne nous ont pas laissé dans leurs écrits une expression de leurs croyances +aussi nette que celle que nous trouvons dans les vieux livres de l'Orient, +du moins leurs lois sont encore là pour attester leurs antiques opinions. +A Athènes la loi chargeait le premier magistrat de la cité de veiller à ce +qu'aucune famille ne vînt à s'éteindre. [2] De même la loi romaine était +attentive à ne laisser tomber aucun culte domestique. [3] On lit dans un +discours d'un orateur athénien: « Il n'est pas un homme qui, sachant qu'il +doit mourir, ait assez peu de souci de soi-même pour vouloir laisser sa +famille sans descendants; car il n'y aurait alors personne pour lui rendre +le culte qui est dû aux morts. » [4] Chacun avait donc un intérêt puissant +à laisser un fils après soi, convaincu qu'il y allait de son immortalité +heureuse. C'était même un devoir envers les ancêtres dont le bonheur ne +devait durer qu'autant que durait la famille. Aussi les lois de Manou +appellent-elles le fils aîné « celui qui est engendré pour +l'accomplissement du devoir ». + +Nous touchons ici à l'un des caractères les plus remarquables de la +famille antique. La religion qui l'a formée, exige impérieusement qu'elle +ne périsse pas. Une famille qui s'éteint, c'est un culte qui meurt. Il +faut se représenter ces familles à l'époque où les croyances ne se sont +pas encore altérées. Chacune d'elles possède une religion et des dieux, +précieux dépôt sur lequel elle doit veiller. Le plus grand malheur que sa +piété ait à craindre, est que sa lignée ne s'arrête. Car alors sa religion +disparaîtrait de la terre, son foyer serait éteint, toute la série de ses +morts tomberait dans l'oubli et dans l'éternelle misère. Le grand intérêt +de la vie humaine est de continuer la descendance pour continuer le culte. + +En vertu de ces opinions, le célibat devait être à la fois une impiété +grave et un malheur; une impiété, parce que le célibataire mettait en +péril le bonheur des mânes de sa famille; un malheur, parce qu'il ne +devait recevoir lui-même aucun culte après sa mort et ne devait pas +connaître « ce qui réjouit les mânes ». C'était à la fois pour lui et pour +ses ancêtres une sorte de damnation. + +On peut bien penser qu'à défaut de lois ces croyances religieuses durent +longtemps suffire pour empêcher le célibat. Mais il paraît de plus que, +dès qu'il y eut des lois, elles prononcèrent que le célibat était une +chose mauvaise et punissable. Denys d'Halicarnasse, qui avait compulsé les +vieilles annales de Rome, dit avoir vu une ancienne loi qui obligeait les +jeunes gens à se marier. [5] Le traité des lois de Cicéron, traité qui +reproduit presque toujours, sous une forme philosophique, les anciennes +lois de Rome, en contient une qui interdit le célibat. [6] A Sparte, la +législation de Lycurgue privait de tous les droits de citoyen l'homme qui +ne se mariait pas. [7] On sait par plusieurs anecdotes que lorsque le +célibat cessa d'être défendu par les lois, il le fut encore par les +moeurs. Il paraît enfin par un passage de Pollux que, dans beaucoup de +villes grecques, la loi punissait le célibat comme un délit. [8] Cela +était conforme aux croyances; l'homme ne s'appartenait pas, il appartenait +à la famille. Il était un membre dans une série, et il ne fallait pas que +la série s'arrêtât à lui. Il n'était pas né par hasard; on l'avait +introduit dans la vie pour qu'il continuât un culte; il ne devait pas +quitter la vie sans être sûr que ce culte serait continué après lui. + +Mais il ne suffisait pas d'engendrer un fils. Le fils qui devait perpétuer +la religion domestique devait être le fruit d'un mariage religieux. Le +bâtard, l'enfant naturel, celui que les Grecs appelaient [Grec: nothos] et +les Latins _spurius_, ne pouvait pas remplir le rôle que la religion +assignait au fils. En effet, le lien du sang ne constituait pas à lui seul +la famille, et il fallait encore le lien du culte. Or, le fils né d'une +femme qui n'avait pas été associée au culte de l'époux par la cérémonie du +mariage, ne pouvait pas lui-même avoir part au culte. [9] Il n'avait pas +le droit d'offrir le repas funèbre et la famille ne se perpétuait pas pour +lui. Nous verrons plus loin que, pour la même raison, il n'avait pas droit +à l'héritage. + +Le mariage était donc obligatoire. Il n'avait pas pour but le plaisir, son +objet principal n'était pas l'union de deux êtres qui se convenaient et +qui voulaient s'associer pour le bonheur et pour les peines de la vie. +L'effet du mariage, aux yeux de la religion et des lois, était, en +unissant deux êtres dans le même culte domestique, d'en faire naître un +troisième qui fût apte à continuer ce culte. On le voit bien par la +formule sacramentelle qui était prononcée dans l'acte du mariage: _Ducere +uxorem liberûm quaerendorum causa_, disaient les Romains; _paidonep' aroto +gnaesion_, disaient les Grecs. [10] + +Le mariage n'ayant été contracté que pour perpétuer la famille, il +semblait juste qu'il pût être rompu si la femme était stérile. Le divorce +dans ce cas a toujours été un droit chez les anciens; il est même possible +qu'il ait été une obligation. Dans l'Inde, la religion prescrivait que +« la femme stérile fût remplacée au bout de huit ans ». [11] Que le devoir +fût le même en Grèce et à Rome, aucun texte formel ne le prouve. Pourtant +Hérodote cite deux rois de Sparte qui furent contraints de répudier leurs +femmes parce qu'elles étaient stériles. [12] Pour ce qui est de Rome, on +connaît assez l'histoire de Carvilius Ruga, dont le divorce est le premier +que les annales romaines aient mentionné. « Carvilius Ruga, dit Aulu- +Gelle, homme de grande famille, se sépara de sa femme par le divorce, +parce qu'il ne pouvait pas avoir d'elle des enfants. Il l'aimait avec +tendresse et n'avait qu'à se louer de sa conduite. Mais il sacrifia son +amour à la religion du serment, parce qu'il avait juré (dans la formule du +mariage) qu'il la prenait pour épouse afin d'avoir des enfants. » [13] + +La religion disait que la famille ne devait pas s'éteindre; toute +affection et tout droit naturel devaient céder devant cette règle absolue. +Si un mariage était stérile par le fait du mari, il n'en fallait pas moins +que la famille fût continuée. Alors un frère ou un parent du mari devait +se substituer à lui, et la femme était tenue de se livrer à cet homme. +L'enfant qui naissait de là était considéré comme fils du mari, et +continuait son culte. Telles étaient les règles chez les anciens Hindous; +nous les retrouvons dans les lois d'Athènes et dans celles de Sparte. [14] +Tant cette religion avait d'empire! tant le devoir religieux passait avant +tous les autres! + +A plus forte raison, les législations anciennes prescrivaient le mariage +de la veuve, quand elle n'avait pas eu d'enfants, avec le plus proche +parent de son mari. Le fils qui naissait était réputé fils du défunt. [15] + +La naissance de la fille ne remplissait pas l'objet du mariage. En effet +la fille ne pouvait pas continuer le culte, par la raison que le jour où +elle se mariait, elle renonçait à la famille et au culte de son père, et +appartenait à la famille et à la religion de son mari. La famille ne se +continuait, comme le culte, que par les mâles: fait capital, dont on verra +plus loin les conséquences. + +C'était donc le fils qui était attendu, qui était nécessaire; c'était lui +que la famille, les ancêtres, le foyer réclamaient. « Par lui, disent les +vieilles lois des Hindous, un père acquitte sa dette envers les mânes de +ses ancêtres et s'assure à lui-même l'immortalité. » Ce fils n'était pas +moins précieux aux yeux des Grecs; car il devait plus tard faire les +sacrifices, offrir le repas funèbre, et conserver par son culte la +religion domestique. Aussi dans le vieil Eschyle, le fils est-il appelé le +sauveur du foyer paternel. [16] + +L'entrée de ce fils dans la famille était signalée par un acte religieux. +Il fallait d'abord qu'il fût agréé par le père. Celui-ci, à titre de +maître et de gardien viager du foyer, de représentant des ancêtres, devait +prononcer si le nouveau venu était ou n'était pas de la famille. La +naissance ne formait que le lien physique; la déclaration du père +constituait le lien moral et religieux. Cette formalité était également +obligatoire à Rome, en Grèce et dans l'Inde. + +Il fallait de plus pour le fils, comme nous l'avons vu pour la femme, une +sorte d'initiation. Elle avait lieu peu de temps après la naissance, le +neuvième jour à Rome, le dixième en Grèce, dans l'Inde le dixième ou le +douzième. [17] Ce jour-là, le père réunissait la famille, appelait des +témoins, et faisait un sacrifice à son foyer. L'enfant était présenté au +dieu domestique; une femme le portait dans ses bras et en courant lui +faisait faire plusieurs fois le tour du feu sacré. [18] Cette cérémonie +avait pour double objet, d'abord de purifier l'enfant, c'est-à-dire de lui +ôter la souillure que les anciens supposaient qu'il avait contractée par +le seul fait de la gestation, ensuite de l'initier au culte domestique. A +partir de ce moment l'enfant était admis dans cette sorte de société +sainte et de petite église qu'on appelait la famille. Il en avait la +religion, il en pratiquait les rites, il était apte à en dire les prières; +il en honorait les ancêtres, et plus tard il devait y être lui-même un +ancêtre honoré. + + +NOTES + +[1] Bhagavad-Gita, I, 40. + +[2] Isée, VII, 30-32. + +[3] Cicéron, _De legib._, II, 19. + +[4] Isée, VII, 30. + +[5] Denys d'Halicarnasse, IX, 22. + +[6] Cicéron, _De legib._, III, 2. + +[7] Plutarque, _Lycurg.; Apophth. des Lacédémoniens_. + +[8] Pollux, III, 48. + +[9] Isée, VII. Démosthènes, _in Macart._ + +[10] Ménandre, _fr._ 185, _éd. Didot._ Alciphron, I, 16. Eschyle, +_Agam._,1166, _éd. Hermann_. + +[11] _Lois de Manou_, IX, 81. + +[12] Hérodote, V, 39; VI, 61. + +[13] Aulu-Gelle, IV, 3. Valère-Maxime, II, 1, 4. Denys, II, 25. + +[14] Xénophon, _Gouv. des Lacéd._ Plutarque, _Solon_, 20. _Lois de Manou_, +IX, 121. + +[15] _Lois de Manou_, IX, 69, 146. De même chez les Hébreux, +_Deutéronome_, 25. + +[16] Eschyle, _Choéph._, 264 (262). + +[17] Aristophane, _Oiseaux_, 922. Démosthènes, _in Boeot._, p. 1016. +Macrobe, _Sat._, I, 17. _Lois de Manou_, II, 30. + +[18] Platon, _Thééthète_. Lysias, dans Harpocration, v. [Grec: +Amphidomia]. + + + + +CHAPITRE IV. + +DE L'ADOPTION ET DE L'ÉMANCIPATION. + + +Le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit +d'adoption chez les anciens. La même religion qui obligeait l'homme à se +marier, qui prononçait le divorce en cas de stérilité, qui, en cas +d'impuissance ou de mort prématurée, substituait au mari un parent, +offrait encore à la famille une dernière ressource pour échapper au +malheur si redouté de l'extinction; cette ressource était le droit +d'adopter. + +« Celui à qui la nature n'a pas donné de fils, peut en adopter un, pour +que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux +législateur des Hindous. [1] Nous avons un curieux plaidoyer d'un orateur +athénien dans un procès où l'on contestait à un fils adoptif la légitimité +de son adoption. Le défendeur nous montre d'abord pour quel motif on +adoptait un fils: « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants; +il tenait à laisser après lui quelqu'un pour l'ensevelir et pour lui faire +dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui +arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à +lui-même, mais à celui qui l'a adopté; Ménéclès est mort, mais c'est +encore l'intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si vous annulez mon +adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après +lui, qu'en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que +nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu'enfin il sera sans culte. » +[2] + +Adopter un fils, c'était donc veiller à la perpétuité de la religion +domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres, +au repos des mânes des ancêtres. L'adoption n'ayant sa raison d'être que +dans la nécessité de prévenir l'extinction d'un culte, il suivait de là +qu'elle n'était permise qu'à celui qui n'avait pas de fils. La loi des +Hindous est formelle à cet égard. [3] Celle d'Athènes ne l'est pas moins; +tout le plaidoyer de Démosthènes contre Léocharès en est la preuve. [4] +Aucun texte précis ne prouve qu'il en fût de même dans l'ancien droit +romain, et nous savons qu'au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir +des fils par la nature et des fils par l'adoption. Il paraît pourtant que +ce point n'était pas admis en droit au temps de Cicéron; car dans un de +ses plaidoyers l'orateur s'exprime ainsi: « Quel est le droit qui régit +l'adoption? Ne faut-il que pas l'adoptant soit d'âge à ne plus avoir +d'enfants, et qu'avant d'adopter il ait cherché à en avoir? Adopter, c'est +demander à la religion et à la loi ce qu'on n'a pas pu obtenir de la +nature. » [5] Cicéron attaque l'adoption de Clodius en se fondant sur ce +que l'homme qui l'a adopté a déjà un fils, et il s'écrie que cette +adoption est contraire au droit religieux. + +Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l'initier à son culte, +« l'introduire dans sa religion domestique, l'approcher de ses pénates ». +[6] Aussi l'adoption s'opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît +avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là +le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux, +objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père +adoptif. On disait de lui _in sacra transiit_, il est passé au culte de sa +nouvelle famille. [7] + +Par cela même il renonçait au culte de l'ancienne. [8] Nous avons vu, en +effet, que d'après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas +sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d'ancêtres. Admis dans une +nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n'avait +plus rien de commun avec le foyer qui l'avait vu naître et ne pouvait plus +offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance +était brisé; le lien nouveau du culte l'emportait. L'homme devenait si +complètement étranger à son ancienne famille que, s'il venait à mourir, +son père naturel n'avait pas le droit de se charger de ses funérailles et +de conduire son convoi. Le fils adopté ne pouvait plus rentrer dans son +ancienne famille; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un +fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait +que, la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en +sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils. [9] + +A l'adoption correspondait comme corrélatif l'émancipation. Pour qu'un +fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu'il +eût pu sortir de l'ancienne, c'est-à-dire qu'il eût été affranchi de sa +religion. [10] Le principal effet de l'émancipation était le renoncement +au culte de la famille où l'on était né. Les Romains désignaient cet acte +par le nom bien significatif de _sacrorum detestatio_. [11] + + +NOTES + +[1] _Lois de Manou_, IX, 10. + +[2] Isée, II, 10-46. + +[3] _Lois de Manou_, IX, 168, 174. _Dattaca-Sandrica_, tr. Orianne, p. +260. + +[4] Voy. aussi Isée, II, 11-14. + +[5] Cicéron, _Pro domo_, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19. + +[6] [Grec: Epi ta iera agein], Isée, VII. _Venire in sacra_, Cicéron, _Pro +domo_, 13; _in penates adsciscere_, Tacite, _Hist._, I, 15. + +[7] Valère-Maxime, VII, 7. + +[8] _Amissis sacris paternis_, Cicéron, _ibid_. + +[9] Isée, VI, 44; X, 11. Démosthènes, _contre Léocharès_, Antiphon, +_Frag._, 15. Comparez les _Lois de Manou_, IX, 142. + +[10] _Consuetudo apud antiques fuit ut qui in familiam transir et prius se +abdicaret ab ea in qua natus fuerat._ Servius. _ad Aen._, II, 156. + +[11] Aulu-Gelle, XV, 27. + + + + +CHAPITRE V. + +DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION. + + +Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux domestiques. +[1] Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre +qu'ils pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même +tombeau. C'était, en effet, la religion domestique qui constituait la +parenté. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu'ils avaient les +mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre. + +Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au +foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne +s'adressait aussi qu'aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de +cette règle religieuse que l'on ne pouvait pas être parent par les femmes. +Dans l'opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni +l'être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas +d'ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers; le fils +n'avait donc d'autre religion ni d'autre famille que celle du père. [2] +Comment aurait-il eu une famille maternelle? Sa mère elle-même, le jour où +les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d'une +manière absolue à sa propre famille; depuis ce temps, elle avait offert le +repas funèbre aux ancêtres de l'époux, comme si elle était devenue leur +fille, et elle ne l'avait plus offert à ses propres ancêtres, parce +qu'elle n'était plus censée descendre d'eux. Elle n'avait conservé ni lien +religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. A plus forte +raison, son fils n'avait rien de commun avec cette famille. + +Le principe de la parenté n'était pas la naissance; c'était le culte. Cela +se voit clairement dans l'Inde. Là, le chef de famille, deux fois par +mois, offre le repas funèbre; il présente un gâteau aux mânes de son père, +un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père +paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère, ni +au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la +même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième +ascendant. Seulement, pour ceux-ci l'offrande est plus légère; c'est une +simple libation d'eau et quelques grains de riz. Tel est le repas funèbre; +et c'est d'après l'accomplissement de ces rites que l'on compte la +parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas +funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en +trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents. +Ils se disent _samanodacas_ si l'ancêtre commun est de ceux à qui l'on +n'offre que la libation d'eau, _sapindas_ s'il est de ceux à qui le gâteau +est présenté. [3] A compter d'après nos usages, la parenté des _sapindas_ +irait jusqu'au septième degré, et celle des _samanodacas_ jusqu'au +quatorzième. Dans l'un et l'autre cas la parenté se reconnaît à ce qu'on +fait l'offrande à un même ancêtre; et l'on voit que dans ce système la +parenté par les femmes ne peut pas être admise. + +Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les +jurisconsultes romains entendaient par l'agnation. Mais le problème +devient facile à résoudre, dès que l'on rapproche l'agnation de la +religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de +mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens +que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant +toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs. +[4] La règle pour l'agnation était donc la même que pour le culte. Il y +avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L'agnation n'était autre +chose que la parenté telle que la religion l'avait établie à l'origine. + +Pour rendre cette vérité plus claire., traçons le tableau d'une famille +romaine. + + L. Cornélius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ. + | + ---------------------------------------------------- + | | + Publius Scipio Cn. Scipio + | | + --------------------------- | + | | | +Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica + | | | + | --------------------- | + | | | | +Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie, P. Scip. Nasica + | | ép. de Sempr. Gracchus | + | | | | + | | | | +Scip. Asiat. Scip. Aemilianus Tib. Sempr. Gracchus Scip. Serapio. + +Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l'an 140 avant +Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous +parents entre eux? Ils le seraient d'après nos idées, modernes; ils ne +l'étaient pas tous dans l'opinion des Romains. Examinons, en effet, s'ils +avaient le même culte domestique, c'est-à-dire s'ils faisaient les +offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui +reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre; en +remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius +Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans +la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus +et Scipion Émilien sont parents entre eux; chez les Hindous on les +appellerait _sapindas_. + +D'autre part, Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornélius +Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont +donc parents entre eux; chez les Hindous on les appellerait _samanodacas_. +Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont +agnats; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième +l'est avec eux au huitième. + +Il n'en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d'après nos +coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, +n'était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe, en +effet, pour Tibérius qu'il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions; +ni lui ni Cornélie elle-même n'appartiennent à cette famille par la +religion. Il n'a pas d'autres ancêtres que les Sempronius; c'est, à eux +qu'il offre le repas funèbre; en remontant la série de ses ascendants, il +ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne +sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette +parenté, il faut le lien du culte. + +On comprend d'après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères +consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l'étaient pas. Qu'on +ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe +immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n'était pas à la +naissance, c'était au culte seul que l'on reconnaissait les agnats. Le +fils que l'émancipation avait détaché du culte, n'était plus agnat de son +père. L'étranger qui avait été adopté, c'est-à-dire admis au culte, +devenait l'agnat de l'adoptant et même de toute sa famille. Tant il est +vrai que c'était la religion qui fixait la parenté. + +Sans doute il est venu un temps, pour l'Inde et la Grèce comme pour Rome, +où la parenté par le culte n'a plus été la seule qui fût admise. A mesure +que cette vieille religion s'affaiblit, la voix du sang parla plus haut, +et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains +appelèrent _cognatio_ cette sorte de parenté qui était absolument +indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les +jurisconsultes depuis Cicéron jusqu'à Justinien, on voit les deux systèmes +de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au +temps des Douze Tables, la seule parenté d'agnation était connue, et seule +elle conférait des droits à l'héritage. On verra plus loin qu'il en a été +de même chez les Grecs. + + +NOTES + +[1] Platon, _Lois_, V, p. 729. + +[2] _Patris, non matris familiam sequitur_. Digeste, liv. 50, tit. 16, § +196. + +[3] _Lois de Manou_, V, 60; _Mitakchara_, tr. Orianne, p. 213. + +[4] Gaius, I, 156; III, 10. Ulpien, 26. Institutes de Justinien, III, 2; +III, 5. + + + + +CHAPITRE VI. + +LE DROIT DE PROPRIÉTÉ. + + +Voici une institution des anciens dont il ne faut +pas nous faire une idée d'après ce que nous voyons autour de nous. Les +anciens ont fondé le droit de propriété sur des principes qui ne sont plus +ceux des générations présentes; il en est résulté que les lois par +lesquelles ils l'ont garanti, sont sensiblement différentes des nôtres. + +On sait qu'il y a des races qui ne sont jamais arrivées à établir chez +elles la propriété privée; d'autres n'y sont parvenues qu'à la longue et +péniblement. Ce n'est pas, en effet, un facile problème, à l'origine des +sociétés, de savoir si l'individu peut s'approprier le sol et établir un +tel lien entre son être et une part de terre qu'il puisse dire: Cette +terre est mienne, cette terre est comme une partie de moi. Les Tartares +conçoivent le droit de propriété quand il s'agit des troupeaux, et ne le +comprennent plus quand il s'agit du sol. Chez les anciens Germains la +terre n'appartenait à personne; chaque année la tribu assignait à chacun +de ses membres un lot à cultiver, et on changeait de lot l'année suivante. +Le Germain était propriétaire de la moisson; il ne l'était pas de la +terre. Il en est encore de même dans une partie de la race sémitique et +chez, quelques peuples slaves. + +Au contraire, les populations de la Grèce et de l'Italie, dès l'antiquité +la plus haute, ont toujours connu et pratiqué la propriété privée. On ne +trouve pas une époque où la terre ait été commune; [1] et l'on ne voit non +plus rien qui ressemble à ce partage annuel des champs qui était usité +chez les Germains. Il y a même un fait bien remarquable. Tandis que les +races qui n'accordent pas à l'individu la propriété du sol, lui accordent +au moins celle des fruits de son travail, c'est-à-dire de sa récolte, +c'était le contraire chez les Grecs. Dans beaucoup de villes les citoyens +étaient astreints à mettre en commun leurs moissons, ou du moins la plus +grande partie, et devaient les consommer en commun; l'individu n'était +donc pas maître du blé qu'il avait récolté; mais en même temps, par une +contradiction bien singulière, il avait la propriété absolue du sol. La +terre était à lui plus que la moisson. Il semble que chez les Grecs la +conception du droit de propriété ait suivi une marche tout à fait opposée +à celle qui paraît naturelle. Elle ne s'est pas appliquée à la moisson +d'abord, et au sol ensuite. C'est l'ordre inverse qu'on a suivi. + +Il y a trois choses que, dès l'âge le plus ancien, on trouve fondées et +solidement établies dans ces sociétés grecques et italiennes: la religion +domestique, la famille, le droit de propriété; trois choses qui ont eu +entre elles, à l'origine, un rapport manifeste, et qui paraissent avoir +été inséparables. + +L'idée de propriété privée était dans la religion même. Chaque famille +avait son foyer et ses ancêtres. Ces dieux ne pouvaient être adorés que +par elle, ne protégeaient qu'elle; ils étaient sa propriété. + +Or entre ces dieux et le sol les hommes des anciens âges voyaient un +rapport mystérieux. Prenons d'abord le foyer. Cet autel est le symbole de +la vie sédentaire; son nom seul l'indique. [2] Il doit être posé sur le +sol; une fois posé, on ne peut plus le changer de place. Le dieu de la +famille veut avoir une demeure fixe; matériellement, il est difficile de +transporter la pierre sur laquelle il brille; religieusement, cela est +plus difficile encore et n'est permis à l'homme que si la dure nécessité +le presse, si un ennemi le chasse ou si la terre ne peut pas le nourrir. +Quand on pose le foyer, c'est avec la pensée et l'espérance qu'il restera +toujours à cette même place. Le dieu s'installe là, non pas pour un jour, +non pas même pour une vie d'homme, mais pour tout le temps que cette +famille durera et qu'il restera quelqu'un pour entretenir sa flamme par le +sacrifice. Ainsi le foyer prend possession du sol; cette part de terre, il +la fait sienne; elle est sa propriété. + +Et la famille, qui par devoir et par religion reste toujours groupée +autour de son autel, se fixe au sol comme l'autel lui-même. L'idée de +domicile vient naturellement. La famille est attachée au foyer, le foyer +l'est au sol; une relation étroite s'établit donc entre le sol et la +famille. Là doit être sa demeure permanente, qu'elle ne songera pas à +quitter, à moins qu'une nécessité imprévue ne l'y contraigne. Comme le +foyer, elle occupera toujours cette place. Cette place lui appartient; +elle est sa propriété, propriété non d'un homme seulement, mais d'une +famille dont les différents membres doivent venir l'un après l'autre +naître et mourir là. + +Suivons les idées des anciens. Deux foyers représentent des divinités +distinctes, qui ne s'unissent et qui ne se confondent jamais; cela est si +vrai que le mariage même entre deux familles n'établit pas d'alliance +entre leurs dieux. Le foyer doit être isolé, c'est-à-dire séparé nettement +de tout ce qui n'est pas lui; il ne faut pas que l'étranger en approche au +moment où les cérémonies du culte s'accomplissent, ni même qu'il ait vue +sur lui. C'est pour cela qu'on appelle ces dieux les dieux cachés, [Grec: +muchioi], ou les dieux intérieurs, _Penates_. Pour que cette règle +religieuse soit bien remplie, il faut qu'autour du foyer, à une certaine +distance, il y ait une enceinte. Peu importe qu'elle soit formée par une +haie, par une cloison de bois, ou par un mur de pierre. Quelle qu'elle +soit, elle marque la limite qui sépare le domaine d'un foyer du domaine +d'un autre foyer. Cette enceinte est réputée sacrée. [3] Il y a impiété à +la franchir. Le dieu veille sur elle et la tient sous sa garde; aussi +donne-t-on à ce dieu l'épithète de [Grec: hercheios]. [4] Cette enceinte +tracée par la religion et protégée par elle est l'emblème le plus certain, +la marque la plus irrécusable du droit de propriété. + +Reportons-nous aux âges primitifs de la race aryenne. L'enceinte sacrée +que les Grecs appellent _herchos_ et les Latins _herctum_, c'est l'enclos +assez étendu dans lequel la famille a sa maison, ses troupeaux, le petit +champ qu'elle cultive. Au milieu s'élève le foyer protecteur. Descendons +aux âges suivants: la population est arrivée jusqu'en Grèce et en Italie, +et elle a bâti des villes. Les demeures se sont rapprochées; elles ne sont +pourtant pas contiguës. L'enceinte sacrée existe encore, mais dans de +moindres proportions; elle est le plus souvent réduite à un petit mur, à +un fossé, à un sillon, ou à un simple espace libre de quelques pieds de +largeur. Dans tous les cas, deux maisons ne doivent pas se toucher; la +mitoyenneté est une chose réputée impossible. Le même mur ne peut pas être +commun à deux maisons; car alors l'enceinte sacrée des dieux domestiques +aurait disparu. A Rome, la loi fixe à deux pieds et demi la largeur de +l'espace libre qui doit toujours séparer deux maisons, et cet espace est +consacré au « dieu de l'enceinte ». [5] + +Il est résulté de ces vieilles règles religieuses que la vie en communauté +n'a jamais pu s'établir chez les anciens. Le phalanstère n'y a jamais été +connu. Pythagore même n'a pas réussi à établir des institutions auxquelles +la religion intime des hommes résistait. On ne trouve non plus, à aucune +époque de la vie des anciens, rien qui ressemble à cette promiscuité du +village qui était générale en France au douzième siècle. Chaque famille, +ayant ses dieux et son culte, a dû avoir aussi sa place particulière sur +le sol, son domicile isolé, sa propriété. + +Les Grecs disaient que le foyer avait enseigné à l'homme à bâtir des +maisons. [6] En effet, l'homme qui était fixé par sa religion à une place +qu'il ne croyait pas devoir jamais quitter, a dû songer bien vite à élever +en cet endroit une construction solide. La tente convient à l'Arabe, le +chariot au Tartare; mais à une famille qui a un foyer domestique, il faut +une demeure qui dure. A la cabane de terre ou de bois a bientôt succédé la +maison de pierre. On n'a pas bâti seulement pour une vie d'homme, mais +pour la famille dont les générations devaient se succéder dans la même +demeure. + +La maison était toujours placée dans l'enceinte sacrée. Chez les Grecs on +partageait en deux le carré que formait cette enceinte; la première partie +était la cour; la maison occupait la seconde partie. Le foyer, placé vers +le milieu de l'enceinte totale, se trouvait ainsi au fond de la cour et +près de l'entrée de la maison. A Rome la disposition était différente, +mais le principe était le même. Le foyer restait placé au milieu de +l'enceinte, mais les bâtiments s'élevaient autour de lui des quatre côtés, +de manière à l'enfermer au milieu d'une petite cour. + +On voit bien la pensée qui a inspiré ce système de construction: les murs +se sont élevés autour du foyer pour l'isoler et le défendre, et l'on peut +dire, comme disaient les Grecs, que la religion a enseigné à bâtir une +maison. + +Dans cette maison la famille est maîtresse et propriétaire; c'est sa +divinité domestique qui lui assure son droit. La maison est consacrée par +la présence perpétuelle des dieux; elle est le temple qui les garde. +« Qu'y a-t-il de plus sacré, dit Cicéron, que la demeure de chaque homme? +Là est l'autel; là brille le feu sacré; là sont les choses saintes et la +religion. » [7] A pénétrer dans cette maison avec des intentions +malveillantes il y avait sacrilège. Le domicile était inviolable. Suivant +une tradition romaine, le dieu domestique repoussait le voleur et écartait +l'ennemi. [8] + +Passons à un autre objet du culte, le tombeau, et nous verrons que les +mêmes idées s'y attachaient. Le tombeau avait une grande importance dans +la religion des anciens. Car d'une part on devait un culte aux ancêtres, +et d'autre part la principale cérémonie de ce culte, c'est-à-dire le repas +funèbre, devait être accomplie sur le lieu même où les ancêtres +reposaient. [9] La famille avait donc un tombeau commun où ses membres +devaient venir s'endormir l'un après l'autre. Pour ce tombeau la règle +était la même que pour le foyer. Il n'était pas plus permis d'unir deux +familles dans une même sépulture qu'il ne l'était d'unir deux foyers +domestiques en une seule maison. C'était une égale impiété d'enterrer un +mort hors du tombeau de sa famille ou de placer dans ce tombeau le corps +d'un étranger. [10] La religion domestique, soit dans la vie, soit dans la +mort, séparait chaque famille de toutes les autres, et écartait sévèrement +toute apparence de communauté, De même que les maisons ne devaient pas +être contiguës, les tombeaux ne devaient pas se toucher; chacun d'eux +avait, comme la maison, une sorte d'enceinte isolante. + +Combien le caractère de propriété privée est manifeste en tout cela! Les +morts sont des dieux qui appartiennent en propre à une famille et qu'elle +a seule le droit d'invoquer. Ces morts ont pris possession du sol; ils +vivent sous ce petit tertre, et nul, s'il n'est de la famille, ne peut +penser à se mêler à eux. Personne d'ailleurs n'a le droit de les +déposséder du sol qu'ils occupent; un tombeau, chez les anciens, ne peut +jamais être détruit ni déplacé, [11] les lois les plus sévères le +défendent. Voilà donc une part de sol qui, au nom de la religion, devient +un objet de propriété perpétuelle pour chaque famille. La famille s'est +approprié cette terre en y plaçant ses morts; elle s'est implantée là pour +toujours. Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement: Cette +terre est à moi. Elle est tellement à lui qu'elle est inséparable de lui +et qu'il n'a pas le droit de s'en dessaisir. Le sol où reposent les morts +est inaliénable et imprescriptible. La loi romaine exige que, si une +famille vend le champ où est son tombeau, elle reste au moins propriétaire +de ce tombeau et conserve éternellement le droit de traverser le champ +pour aller accomplir les cérémonies de son culte. [12] + +L'ancien usage était d'enterrer les morts, non pas dans des cimetières ou +sur les bords d'une route, mais dans le champ de chaque famille. Cette +habitude des temps antiques est attestée par une loi de Solon et par +plusieurs passages de Plutarque. On voit dans un plaidoyer de Démosthènes +que, de son temps encore, chaque famille enterrait ses morts dans son +champ, et que lorsqu'on achetait un domaine dans l'Attique, on y trouvait +la sépulture des anciens propriétaires. [13] Pour l'Italie, cette même +coutume nous est attestée par une loi des Douze Tables, par les textes de +deux jurisconsultes, et par cette phrase de Siculus Flaccus: « Il y avait +anciennement deux manières de placer le tombeau, les uns le mettant à la +limite du champ, les autres vers le milieu. » [14] + +D'après cet usage on conçoit que l'idée de propriété se soit facilement +étendue du petit tertre où reposaient les morts au champ qui entourait ce +tertre. On peut lire dans le livre du vieux Caton une formule par laquelle +le laboureur italien priait les mânes de veiller sur son champ, de faire +bonne garde contre le voleur, et de faire produire bonne récolte. Ainsi +ces âmes des morts étendaient leur action tutélaire et avec elle leur +droit de propriété jusqu'aux limites du domaine. Par elles la famille +était maîtresse unique dans ce champ. La sépulture avait établi l'union +indissoluble de la famille avec la terre, c'est-à-dire la propriété. + +Dans la plupart des sociétés primitives, c'est par la religion que le +droit de propriété a été établi. Dans la Bible, le Seigneur dit à Abraham: +« Je suis l'Éternel qui t'ai fait sortir de Ur des Chaldéens, afin de te +donner ce pays », et à Moïse: « Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai +juré de donner à Abraham, et je vous le donnerai en héritage. » Ainsi +Dieu, propriétaire primitif par droit de création, délègue à l'homme sa +propriété sur une partie du sol. [15] Il y a eu quelque chose d'analogue +chez les anciennes populations gréco-italiennes. Il est vrai que ce n'est +pas la religion de Jupiter qui a fondé ce droit, peut-être parce qu'elle +n'existait pas encore. Les dieux qui conférèrent à chaque famille son +droit sur la terre, ce furent les dieux domestiques, le foyer et les +mânes. La première religion qui eut l'empire sur leurs âmes fut aussi +celle qui constitua chez eux la propriété. + +Il est assez évident que la propriété privée était une institution dont la +religion domestique ne pouvait pas se passer. Cette religion prescrivait +d'isoler le domicile et d'isoler aussi la sépulture; la vie en commun a +donc été impossible. La même religion commandait que le foyer fût fixé au +sol, que le tombeau ne fût ni détruit ni déplacé. Supprimez la propriété, +le foyer sera errant, les familles se mêleront, les morts seront +abandonnés et sans culte. Par le foyer inébranlable et la sépulture +permanente, la famille a pris possession du sol; la terre a été, en +quelque sorte, imbue et pénétrée par la religion du foyer et des ancêtres. +Ainsi l'homme des anciens âges fut dispensé de résoudre de trop difficiles +problèmes. Sans discussion, sans travail, sans l'ombre d'une hésitation, +il arriva d'un seul coup et par la vertu de ses seules croyances à la +conception du droit de propriété, de ce droit d'où sort toute +civilisation, puisque par lui l'homme améliore la terre et devient lui- +même meilleur. + +Ce ne furent pas les lois qui garantirent d'abord le droit de propriété, +ce fut la religion. Chaque domaine était sous les yeux des divinités +domestiques qui veillaient sur lui. [16] Chaque champ devait être entouré, +comme nous l'avons vu pour la maison, d'une enceinte qui le séparât +nettement des domaines des autres familles. Cette enceinte n'était pas un +mur de pierre; c'était une bande de terre de quelques pieds de large, qui +devait rester inculte et que la charrue ne devait jamais toucher. Cet +espace était sacré: la loi romaine le déclarait imprescriptible; [17] il +appartenait à la religion. A certains jours marqués du mois et de l'année, +le père de famille faisait le tour de son champ, en suivant cette ligne; +il poussait devant lui des victimes, chantait des hymnes, et offrait des +sacrifices. [18] Par cette cérémonie il croyait avoir éveillé la +bienveillance de ses dieux à l'égard de son champ et de sa maison; il +avait surtout marqué son droit de propriété en promenant autour de son +champ son culte domestique. Le chemin qu'avaient suivi les victimes et les +prières, était la limite inviolable du domaine. + +Sur cette ligne, de distance en distance, l'homme plaçait quelques grosses +pierres ou quelques troncs d'arbres, que l'on appelait des _termes_. On +peut juger ce que c'était que ces bornes et quelles idées s'y attachaient +par la manière dont la piété des hommes les posait en terre. +« Voici, dit Siculus Flaccus, ce que nos ancêtres pratiquaient: ils +commençaient par creuser une petite fosse, et dressant le Terme sur le +bord, ils le couronnaient de guirlandes d'herbes et de fleurs. Puis ils +offraient un sacrifice; la victime immolée, ils en faisaient couler le +sang dans la fosse; ils y jetaient des charbons allumés (allumés +probablement au feu sacré du foyer), des grains, des gâteaux, des fruits, +un peu de vin et de miel. Quand tout cela s'était consumé dans la fosse, +sur les cendres encore chaudes, on enfonçait la pierre ou le morceau de +bois. » [19] On voit clairement que cette cérémonie avait pour objet de +faire du Terme une sorte de représentant sacré du culte domestique. Pour +lui continuer ce caractère, chaque année on renouvelait sur lui l'acte +sacré, en versant des libations et en récitant des prières. Le Terme posé +en terre, c'était donc, en quelque sorte, la religion domestique implantée +dans le sol, pour marquer que ce sol était à jamais la propriété de la +famille. Plus tard, la poésie aidant, le Terme fut considéré comme un dieu +distinct. + +L'usage des Termes ou bornes sacrées des champs paraît avoir été universel +dans la race indo-européenne. Il existait chez les Hindous dans une haute +antiquité, et les cérémonies sacrées du bornage avaient chez eux une +grande analogie avec celles que Siculus Flaccus a décrites pour l'Italie. +[20] Avant Rome, nous trouvons le Terme chez les Sabins; [21] nous le +trouvons encore chez les Étrusques. Les Hellènes avaient aussi des bornes +sacrées qu'ils appelaient [Grec: oroi, theoi, orioi]. [22] + +Le Terme une fois posé suivant les rites, il n'était aucune puissance au +monde qui pût le déplacer. Il devait rester au même endroit de toute +éternité. Ce principe religieux était exprimé à Rome par une légende: +Jupiter, ayant voulu se faire une place sur le mont Capitolin pour y avoir +un temple, n'avait pas pu déposséder le dieu Terme. Cette vieille +tradition montre combien la propriété était sacrée; car le Terme immobile +ne signifie pas autre chose que la propriété inviolable. + +Le Terme gardait, en effet, la limite du champ et veillait sur elle. Le +voisin n'osait pas en approcher de trop près; « car alors, comme dit +Ovide, le dieu qui se sentait heurté par le soc ou le hoyau, criait: +Arrête, ceci est mon champ, voilà le tien. » [23] Pour empiéter sur le +champ d'une famille, il fallait renverser ou déplacer une borne: or, cette +borne était un dieu. Le sacrilège était horrible et le châtiment sévère; +la vieille loi romaine disait: « Que l'homme et les boeufs qui auront +touché le Terme, soient dévoués »; [24] cela signifiait que l'homme et les +boeufs seraient immolés en expiation. La loi étrusque, parlant au nom de +la religion, s'exprimait ainsi: « Celui qui aura touché ou déplacé la +borne, sera condamné par les dieux; sa maison disparaîtra, sa race +s'éteindra; sa terre ne produira plus de fruits; la grêle, la rouille, les +feux de la canicule détruiront ses moissons; les membres du coupable se +couvriront d'ulcères et tomberont de consomption .» [25] + +Nous ne possédons pas le texte de la loi athénienne sur le même sujet; il +ne nous en est resté que trois mots qui signifient: « Ne dépasse pas la +borne. » Mais Platon paraît compléter la pensée du législateur quand il +dit: « Notre première loi doit être celle-ci: Que personne ne touche à la +borne qui sépare son champ de celui du voisin, car elle doit rester +immobile.... Que nul ne s'avise d'ébranler la petite pierre qui sépare +l'amitié de l'inimitié et qu'on s'est engagé par serment à laisser à sa +place. » [26] + +De toutes ces croyances, de tous ces usages, de toutes ces lois, il +résulte clairement que c'est la religion domestique qui a appris à l'homme +à s'approprier la terre, et qui lui a assuré son droit sur elle. + +On comprend sans peine que le droit de propriété, ayant été ainsi conçu et +établi, ait été beaucoup plus complet et plus absolu dans ses effets qu'il +ne peut l'être dans nos sociétés modernes, où il est fondé sur d'autres +principes. La propriété était tellement inhérente à la religion domestique +qu'une famille ne pouvait pas plus renoncer à l'une qu'à l'autre. La +maison et le champ étaient comme incorporés à elle, et elle ne pouvait ni +les perdre ni s'en dessaisir. Platon, dans son Traité des lois, ne +prétendait pas avancer une nouveauté quand il défendait au propriétaire de +vendre son champ: il ne faisait que rappeler une vieille loi. Tout porte à +croire que dans les anciens temps la propriété était inaliénable. Il est +assez connu qu'à Sparte il était formellement défendu de vendre son lot de +terre. [27] La même interdiction était écrite dans les lois de Locres et +de Leucade. [28] Phidon de Corinthe, législateur du neuvième siècle, +prescrivait que le nombre des familles et des propriétés restât immuable. +[29] Or, cette prescription ne pouvait être observée que s'il était +interdit de vendre les terres et même de les partager. La loi de Selon, +postérieure de sept ou huit générations à celle de Phidon de Corinthe, ne +défendait plus à l'homme de vendre sa propriété, mais elle frappait le +vendeur d'une peine sévère, la perte de tous les droits de citoyen. [30] +Enfin Aristote nous apprend d'une manière générale que dans beaucoup de +villes les anciennes législations interdisaient la vente des terres. [31] + +De telles lois ne doivent pas nous surprendre. Fondez la propriété sur le +droit du travail, l'homme pourra s'en dessaisir. Fondez-la sur la +religion, il ne le pourra plus: un lien plus fort que la volonté de +l'homme unit la terre à lui. D'ailleurs ce champ où est le tombeau, où +vivent les ancêtres divins, où la famille doit à jamais accomplir un +culte, n'est pas la propriété d'un homme seulement, mais d'une famille. Ce +n'est pas l'individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette +terre; c'est le dieu domestique. L'individu ne l'a qu'en dépôt; elle +appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. Elle fait +corps avec cette famille et ne peut plus s'en séparer. Détacher l'une de +l'autre, c'est altérer un culte et offenser une religion. Chez les +Hindous, la propriété, fondée aussi sur le culte, était aussi inaliénable. +[32] + +Nous ne connaissons le droit romain qu'à partir de la loi des Douze +Tables; il est clair qu'à cette époque la vente de la propriété était +permise. Mais il y a des raisons de penser que, dans les premiers temps de +Rome, et dans l'Italie avant l'existence de Rome, la terre était +inaliénable comme en Grèce. S'il ne reste aucun témoignage de cette +vieille loi, on distingue du moins les adoucissements qui y ont été +apportés peu à peu. La loi des Douze Tables, en laissant au tombeau le +caractère d'inaliénabilité, en a affranchi le champ. On a permis ensuite +de diviser la propriété, s'il y avait plusieurs frères, mais à la +condition qu'une nouvelle cérémonie religieuse serait accomplie et que le +nouveau partage serait fait par un prêtre: [33] la religion seule pouvait +partager ce que la religion avait autrefois proclamé indivisible. On a +permis enfin de vendre le domaine; mais il a fallu encore pour cela des +formalités d'un caractère religieux. Cette vente ne pouvait avoir lieu +qu'en présence d'un prêtre qu'on appelait _libripens_ et avec la formalité +sainte qu'on appelait _mancipation_. Quelque chose d'analogue se voit en +Grèce: la vente d'une maison ou d'un fonds de terre était toujours +accompagnée d'un sacrifice aux dieux. [34] Toute mutation de propriété +avait besoin d'être autorisée par la religion. + +Si l'homme ne pouvait pas ou ne pouvait que difficilement se dessaisir de +sa terre, à plus forte raison ne devait-on pas l'en dépouiller malgré lui. +L'expropriation pour cause d'utilité publique était inconnue chez les +anciens. La confiscation n'était pratiquée que comme conséquence de +l'arrêt d'exil, [35] c'est-à-dire lorsque l'homme dépouillé de son titre +de citoyen ne pouvait plus exercer aucun droit sur le sol de la cité. +L'expropriation pour dettes ne se rencontre jamais non plus dans le droit +ancien des cités. [36] La loi des Douze Tables ne ménage assurément pas le +débiteur; elle ne permet pourtant pas que sa propriété soit confisquée au +profit du créancier. Le corps de l'homme répond de la dette, non sa terre, +car la terre est inséparable de la famille. Il est plus facile de mettre +l'homme en servitude que de lui enlever son droit de propriété; le +débiteur est mis dans les mains de son créancier; sa terre le suit en +quelque sorte dans son esclavage. Le maître qui use à son profit des +forces physiques de l'homme, jouit de même des fruits de la terre; mais il +ne devient pas propriétaire de celle-ci. Tant le droit de propriété est +au-dessus de tout et inviolable. [37] + + +NOTES + +[1] Quelques historiens ont émis l'opinion qu'à Rome la propriété avait +d'abord été publique et n'était devenue privée que sous Numa. Cette erreur +vient d'une fausse interprétation de trois textes de Plutarque (_Numa_, +16), de Cicéron (_République_, II, 14) et de Denys (II, 74). Ces trois +auteurs disent, en effet, que Numa distribua des terres aux citoyens; mais +ils indiquent très clairement qu'il n'eut à faire ce partage qu'à l'égard +des terres conquises par son prédécesseur, _agri quos bello Romulus +ceperat_. Quant au sol romain lui-même, _ager Romanus_, il était propriété +privée depuis l'origine de la ville. + +[2] [Grec: Hestia, hestaemi] _stare_. Voy. Plutarque, _De primo frigido_, +21; Macrobe, I, 23; Ovide, _Fast_., VI, 299. + +[3] [Grec: Herchos hieron]. Sophocle, _Trachin._, 606. + +[4] A l'époque où cet ancien culte fut presque effacé par la religion plus +jeune de Zeus, et où l'on associa Zeus à la divinité du foyer, le dieu +nouveau prit pour lui l'épithète de [Grec: hercheios]. Il n'en est pas +moins vrai qu'à l'origine le vrai protecteur da l'enceinte était le dieu +domestique. Denys d'Halicarnasse l'atteste (I, 67) quand il dit que les +[Grec: theoi hercheioi] sont les mêmes que les Pénates. Cela ressort, +d'ailleurs, du rapprochement d'un passage de Pausanias, (IV, 17) avec un +passage d'Euripide (_Troy_., 17) et un de Virgile (_En._, II, 514); ces +trois passages se rapportent au même fait et montrent que le [Grec: Zeus +hercheios] n'est autre que le foyer domestique. + +[5] Festus, v. _Ambitus_. Varron, _L. L._, V, 22. Servius, _ad Aen._, II, +469. + +[6] Diodore, V, 68. + +[7] Cicéron, _Pro domo_, 41. + +[8] Ovide, _Fast._, V, 141. + +[9] Telle était du moins la règle antique, puisque l'on croyait que le +repas +funèbre servait d'aliment aux morts. Voy. Euripide, _Troyennes_, 381. + +[10] Cicéron, _De legib._, II, 22; II, 26. Gaius, _Instit_., II, 6. +_Digeste_, liv. XLVII, tit. 12. Il faut noter que l'esclave et le client, +comme nous le verrons plus loin, faisaient partie de la famille, et +étaient enterrés dans le tombeau commun. La règle qui prescrivait que +chaque homme fût enterré dans le tombeau de la famille souffrait une +exception dans le cas où la cité elle-même accordait les funérailles +publiques. + +[11] Lycurgue, _contre Léocrate_, 25. A Rome, pour qu'une sépulture fût +déplacée, il fallait l'autorisation des pontifes. Pline, _Lettres_, X, 73. + +[12] Cicéron, _De legib._, II, 24. _Digeste_, liv. XVIII, tit. 1, 6. + +[13] _Loi de Solon_, citée par Gaius au _Digeste_, liv. X, tit. 1, 13. +_Démosthènes, _contre Calliclès_. Plutarque, _Aristide_, 1. + +[14] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 4, 5. Voy. _Fragm. terminalia_, édit. +Goez, p. 147. Pomponius, _au Digeste_, liv. XLVII, tit. 12, 5. Paul, _au +Digeste_, VIII, 1, 14. + +[15] Même tradition chez les Étrusques: « _Quum Jupiter terram Etruriae +sibi vindicavit, constituit jussitque metiri campos signarique agros. » +Auctores rei agrariae_, au fragment qui a pour titre: _Idem Vegoiae +Arrunti_, édit. Goez. + +[16] _Lares agri custodes_, Tibulle, I, 1, 23. _Religio Larum posita in +fundi villaeque conspectu_. Cicéron, _De legib_., II, 11. + +[17] Cicéron, _De legib._, I, 21. + +[18] Caton, _De re rust_., 141. _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 808. +Denys d'Halicarnasse, II, 74. Ovide, _Fast_., II, 639. Strabon, V, 3. + +[19] Siculus Flaccus, édit. Goez, p. 5. + +[20] _Lois de Manou_, VIII, 245. Vrihaspati, cité par Sicé, _Législat. +hindoue_, p. 159. + +[21] Varron, _L. L._, V, 74. + +[22] Pollux, IX, 9. Hesychins, [Grec: oros]. Platon, _Lois_, VIII, p. 842. + +[23] Ovide, _Fast._, II, 677. + +[24] Festus, v° _Terminus_. + +[25] _Script. rei agrar._, édit. Goez, p. 258. + +[26] Platon, _Lois_, VIII, p. 842. + +[27] Plutarque, _Lycurgue, Agis_. Aristote, _Polit._, II, 6, 10 (II, 7). + +[28] Aristote, _Polit._, II, 4, 4 (II, 5). + +[29] Id., _ibid._, II, 3, 7. + +[30] Eschine, _contre Timarque_. Diogène Laërce, I, 55. + +[31] Aristote, _Polit_., VII, 2. + +[32] _Mitakchara_, trad. Orianne, p. 50. Cette règle disparut peu à peu +quand le brahmanisme devint dominant. + +[33] Ce prêtre était appelé _agrimensor_. Voy. _Scriptores rei agrariae_. + +[34] Stobée, 42. + +[35] Cette règle disparut dans l'âge démocratique des cités. + +[36] Une loi des Éléens défendait de mettre hypothèque sur la terre, +Aristote, _Polit._, VII, 2. L'hypothèque était inconnue dans l'ancien +droit de Rome. Ce qu'on dit de l'hypothèque dans le droit athénien avant +Solon s'appuie sur un mot mal compris de Plutarque. + +[37] Dans l'article de la loi des Douze Tables qui concerne le débiteur +insolvable, nous lisons: _Si volet suo vivito_; donc le débiteur, devenu +presque esclave, conserve encore quelque chose à lui; sa propriété, s'il +en a, ne lui est pas enlevée. Les arrangements connus en droit romain sous +les noms de _mancipation avec fiducie_ et de _pignus_ étaient, avant +l'action Servienne, des moyens détournés pour assurer au créancier le +payement de la dette; ils prouvent indirectement que l'expropriation pour +dettes n'existait pas. Plus tard, quand on supprima la servitude +corporelle, il fallut trouver moyen d'avoir prise sur les biens du +débiteur. Cela n'était pas facile; mais la distinction que l'on faisait +entre la _propriété_ et la _possession_, offrit une ressource. Le +créancier obtint du préteur le droit de faire vendre, non pas la +propriété, _dominium_, mais les biens du débiteur, _bona_. Alors +seulement, par une expropriation déguisée, le débiteur perdit la +jouissance de sa propriété. + + + + +CHAPITRE VII. + +LE DROIT DE SUCCESSION. + + +_1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens._ + +Le droit de propriété ayant été établi pour l'accomplissement d'un culte +héréditaire, il n'était pas possible que ce droit fût éteint après la +courte existence d'un individu. L'homme meurt, le culte reste; le foyer ne +doit pas s'éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion domestique +se continuant, le droit de propriété doit se continuer avec elle. + +Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois +des anciens, le culte d'une famille et la propriété de cette famille. +Aussi était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le +droit romain, qu'on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le +culte sans la propriété. « La religion prescrit, dit Cicéron, que les +biens et le culte de chaque famille soient inséparables, et que le soin +des sacrifices soit toujours dévolu à celui à qui revient l'héritage. » +[1] A Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession: +« Réfléchissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi, +doit hériter des biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son +tombeau. » [2] Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est +inséparable de la succession? Il en est de même dans l'Inde: « La personne +qui hérite, quelle qu'elle soit, est chargée de faire les offrandes sur le +tombeau. » [3] + +De ce principe sont venues toutes les règles du droit de succession chez +les anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous +l'avons vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l'est aussi. Comme +le fils est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi +des biens. Par là, la règle d'hérédité est trouvée; elle n'est pas le +résultat d'une simple convention faite entre les hommes; elle dérive de +leurs croyances, de leur religion, de ce qu'il y a de plus puissant sur +leurs âmes. Ce qui fait que le fils hérite, ce n'est pas la volonté +personnelle du père. Le père n'a pas besoin de faire un testament; le fils +hérite de son plein droit, _ipso jure heres exsistit_, dit le +jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire, _heres necessarius_. [4] +Il n'a ni à accepter ni à refuser l'héritage. La continuation de la +propriété, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu'un +droit. Qu'il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe, +quelle qu'elle puisse être, même avec ses charges et ses dettes. Le +bénéfice d'inventaire et le bénéfice d'abstention ne sont pas admis pour +le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le +droit romain. + +La langue juridique de Rome appelle le fils _heres suus_, comme si l'on +disait _heres sui ipsius_. Il n'hérite, en effet, que de lui-même. Entre +le père et lui il n'y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il +y a simplement continuation, _morte parentis continuatur dominium_. Déjà +du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison, +_vivo quoque patre dominus existimatur_. [5] + +Pour se faire une idée vraie de l'hérédité chez les anciens, il ne faut +pas se figurer une fortune qui passe d'une main dans une autre main. La +fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est +attachée. C'est l'homme qui passe. C'est l'homme qui, à mesure que la +famille déroule ses générations, arrive à son heure marquée pour continuer +le culte et prendre soin du domaine. + + +_2° Le fils hérite, non la fille._ + +C'est ici que les lois anciennes, à première vue, semblent bizarres et +injustes. On éprouve quelque surprise lorsqu'on voit dans le droit romain +que la fille n'hérite pas du père, si elle est mariée, et dans le droit +grec qu'elle n'hérite en aucun cas. Ce qui concerne les collatéraux +paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la nature et de la +justice. C'est que toutes ces lois découlent, suivant une logique très- +rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observées plus +haut. + +La règle pour le culte est qu'il se transmet de mâle en mâle; la règle +pour l'héritage est qu'il suit le culte. La fille n'est pas apte à +continuer la religion paternelle, puisqu'elle se marie et qu'en se mariant +elle renonce au culte du père pour adopter celui de l'époux. Elle n'a donc +aucun titre à l'héritage; s'il arrivait qu'un père laissât ses biens à sa +fille, la propriété serait séparée du culte, ce qui n'est pas admissible. +La fille ne pourrait même pas remplir le premier devoir de l'héritier, qui +est de continuer la série des repas funèbres, puisque c'est aux ancêtres +de son mari qu'elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc +d'hériter de son père. + +Tel est l'antique principe; il s'impose également aux législateurs des +Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les +mêmes lois, non qu'ils se soient fait des emprunts, mais parce qu'ils ont +tiré leurs lois des mêmes croyances. + +« Après la mort du père, dit le code de Manou, que les frères se partagent +entre eux le patrimoine »; et le législateur ajoute qu'il recommande aux +frères de doter leurs soeurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n'ont +par elles-mêmes aucun droit à la succession paternelle. + +Il en est de même à Athènes. Démosthènes, dans ses plaidoyers, a souvent +l'occasion de montrer que les filles n'héritent pas. [6] Il est lui-même +un exemple de l'application de cette règle; car il avait une soeur, et +nous savons par ses propres écrits qu'il a été l'unique héritier du +patrimoine; son père en avait réservé seulement la septième partie pour +doter sa fille. + +Pour ce qui est de Rome, les dispositions du droit primitif qui excluaient +les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes +formels et précis; mais elles ont laissé des traces profondes dans le +droit des époques postérieures. Les Institutes de Justinien excluent +encore la fille du nombre des héritiers naturels, si elle n'est plus sous +la puissance du père; or elle n'y est plus dès qu'elle est mariée suivant +les rites religieux. [7] Il résulte déjà de ce texte que, si la fille, +avant d'être mariée, pouvait partager l'héritage avec son frère, elle ne +le pouvait certainement pas dès que le mariage l'avait attachée à une +autre religion et à une autre famille. Et s'il en était encore ainsi au +temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le +principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la fille non mariée +encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas hériter du +patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors +tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que l'héritage passât +toujours aux mâles. [8] C'est sans doute en souvenir de cette règle que la +femme, en droit civil, ne peut jamais être instituée héritière. Plus nous +remontons de l'époque de Justinien vers les époques anciennes, plus nous +nous rapprochons de la règle qui interdit aux femmes d'hériter. Au temps +de Cicéron, si un père laisse un fils et une fille, il ne peut léguer à sa +fille qu'un tiers de sa fortune; s'il n'y a qu'une fille unique, elle ne +peut encore avoir que la moitié. Encore faut-il noter que pour que cette +fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine, il faut que le père ait +fait un testament en sa faveur; la fille n'a rien de son plein droit. [9] +Enfin un siècle et demi avant Cicéron, Caton, voulant faire revivre les +anciennes moeurs, fait porter la loi Voconia qui défend: 1° d'instituer +héritière une femme, fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée; 2° de +léguer à des femmes plus du quart du patrimoine. [10] La loi Voconia ne +fait que renouveler des lois plus anciennes; car on ne peut pas supposer +qu'elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle ne +s'était appuyée sur de vieux principes qu'on respectait encore. Elle +rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu'elle ne stipule rien à +l'égard de l'hérédité _ab intestat_, probablement parce que, sous ce +rapport, l'ancien droit était encore en vigueur et qu'il n'y avait rien à +réparer sur ce point. A Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la +fille de l'héritage, et ce n'était là que la conséquence naturelle et +inévitable des principes que la religion avait posés. + +Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour +concilier la prescription religieuse qui défendait à la fille d'hériter, +avec le sentiment naturel qui voulait qu'elle pût jouir de la fortune du +père. La loi décida que la fille épouserait l'héritier. + +La législation athénienne poussait ce principe jusqu'à ses dernières +conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le fils héritait +seul et devait doter sa soeur; si sa soeur était d'une autre mère que lui, +il devait à son choix l'épouser ou la doter. [11] Si le défunt ne laissait +qu'une fille, il avait pour héritier son plus proche parent; mais ce +parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille, devait +pourtant la prendre pour femme. Il y a plus: si cette fille se trouvait +déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l'héritier de son +père. L'héritier pouvait être déjà marié lui-même; il devait divorcer pour +épouser sa parente. [12] Nous voyons ici combien le droit antique, pour +s'être conformé à la religion, a méconnu la nature. + +La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver +les intérêts d'une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce +point-ci le droit hindou et le droit athénien se rencontraient +merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou: « Celui qui n'a pas +d'enfant mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne +le sien et qui accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre. » Pour +cela, le père doit prévenir l'époux auquel il donne sa fille, en +prononçant cette formule: « Je te donne, parée de bijoux, cette fille qui +n'a pas de frère; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes +obsèques. » [13] L'usage était le même à Athènes; le père pouvait faire +continuer sa descendance par sa fille, en la donnant à un mari avec cette +condition spéciale. Le fils qui naissait d'un tel mariage était réputé +fils du père de la femme; il suivait son culte, assistait à ses actes +religieux, et plus tard il entretenait son tombeau. [14] Dans le droit +hindou cet enfant héritait de son grand-père comme s'il eût été son fils; +il en était exactement de même à Athènes. Lorsqu'un père avait marié sa +fille unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n'était ni +sa fille ni son gendre, c'était le _fils de la fille_. [15] Dès que celui- +ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du patrimoine de son +grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent encore vivants. +[16] + +Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle +que nous indiquions plus haut. La fille n'était pas apte à hériter. Mais +par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille +unique était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille +pouvait se continuer. Elle n'héritait pas; mais le culte et l'héritage se +transmettaient par elle. + + +_3° De la succession collatérale._ + +Un homme mourait sans enfants; pour savoir quel était l'héritier de ses +biens, on n'avait qu'à chercher quel devait être le continuateur de son +culte. Or, la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en +mâle. La descendance en ligne masculine établissait seule entre deux +hommes le rapport religieux qui permettait à l'un de continuer le culte de +l'autre. Ce qu'on appelait la parenté n'était pas autre chose, comme nous +l'avons vu plus haut, que l'expression de ce rapport. On était parent +parce qu'on avait un même culte, un même foyer originaire, les mêmes +ancêtres. Mais on n'était pas parent pour être sorti du même sein +maternel; la religion n'admettait pas de parenté par les femmes. Les +enfants de deux soeurs ou d'une soeur et d'un frère n'avaient entre eux +aucun lien et n'appartenaient ni à la même religion domestique ni à la +même famille. + +Ces principes réglaient l'ordre de la succession. Si un homme ayant perdu +son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de +son fils héritait, mais non pas le fils de sa fille. A défaut de +descendants, il avait pour héritier son frère, non pas sa soeur, le fils +de son frère, non pas le fils de sa soeur. A défaut de frères et de +neveux, il fallait remonter dans la série des ascendants du défunt, +toujours dans la ligne masculine, jusqu'à ce qu'on trouvât une branche qui +se fût détachée de la famille par un mâle; puis on redescendait dans cette +branche de mâle en mâle, jusqu'à ce qu'on trouvât un homme vivant; c'était +l'héritier. + +Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs, +chez les Romains. Dans l'Inde « l'héritage appartient au plus proche +sapinda; à défaut de sapinda, au samanodaca ». [17] Or, nous avons vu que +la parenté qu'exprimaient ces deux mots était la parenté religieuse ou +parenté par les mâles, et correspondait à l'agnation romaine. + +Voici maintenant la loi d'Athènes: « Si un homme est mort sans enfant, +l'héritier est le frère du défunt, pourvu qu'il soit frère consanguin; à +défaut de lui, le fils du frère; _car la succession passe toujours aux +mâles et aux descendants des mâles_. » [18] On citait encore cette vieille +loi au temps de Démosthènes, bien qu'elle eût été déjà modifiée et qu'on +eût commencé d'admettre à cette époque la parenté par les femmes. + +Les Douze Tables décidaient de même que si un homme mourait sans _héritier +sien_, la succession appartenait au plus proche agnat. Or, nous avons vu +qu'on n'était jamais agnat par les femmes. L'ancien droit romain +spécifiait encore que le neveu héritait du _patruus_, c'est-à-dire du +frère de son père, et n'héritait pas de l'_avunculus_, frère de sa mère. +[19] Si l'on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des +Scipions, on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son +héritage ne devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui, +d'après nos idées modernes, serait son cousin germain, mais à Scipion +Asiaticus qui était réellement son parent le plus proche. + +Au temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles +lois; elles lui paraissaient iniques, et il accusait de rigueur excessive +le droit des Douze Tables « qui accordait toujours la préférence à la +postérité masculine et excluait de l'héritage ceux qui n'étaient liés au +défunt que par les femmes ». [20] Droit inique, si l'on veut, car il ne +tenait pas compte de la nature; mais droit singulièrement logique, car +partant du principe que l'héritage était lié au culte, il écartait de +l'héritage ceux que la religion n'autorisait pas à continuer le culte. + + +_4° Effets de l'émancipation et de l'adoption_. + +Nous avons vu précédemment que l'émancipation et l'adoption produisaient +pour l'homme un changement de culte. La première le détachait du culte +paternel, la seconde l'initiait à la religion d'une autre famille. Ici +encore le droit ancien se conformait aux règles religieuses. Le fils qui +avait été exclu du culte paternel par l'émancipation, était écarté aussi +de l'héritage. Au contraire, l'étranger qui avait été associé au culte +d'une famille par l'adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et +héritait des biens. Dans l'un et l'autre cas, l'ancien droit tenait plus +de compte du lien religieux que du lien de naissance. + +Comme il était contraire à la religion qu'un même homme eût deux cultes +domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le +fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n'héritait-il pas de +sa famille naturelle. Le droit athénien était très-explicite sur cet +objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des +hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de +celle où ils sont nés. Mais la loi s'y oppose. L'homme adopté ne peut +hériter de sa propre famille qu'en y rentrant; il n'y peut rentrer qu'en +renonçant à la famille d'adoption; et il ne peut sortir de celle-ci qu'à +deux conditions: l'une est qu'il abandonne le patrimoine de cette famille; +l'autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été +adopté, ne cesse pas par son abandon; et pour cela il doit laisser dans +cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et +la possession des biens; le père alors peut retourner à sa famille de +naissance et hériter d'elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus +hériter l'un de l'autre; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont +pas parents. [21] + +On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il +établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux +héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes +domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main. + + +_5° Le testament n'était pas connu à l'origine_. + +Le droit de tester, c'est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort +pour les faire passer à d'autres qu'à l'héritier naturel, était en +opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du +droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente +au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament? +D'ailleurs la propriété n'appartenait pas à l'individu, mais à la famille; +car l'homme ne l'avait pas acquise par le droit du travail, mais par le +culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au +vivant, non d'après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de +règles supérieures que la religion avait établies. + +L'ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien, +jusqu'à Solon, l'interdisait d'une manière absolue, et Solon lui-même ne +l'a permis qu'à ceux qui ne laissaient pas d'enfants. [22] Le testament a +été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n'a été autorisé que +postérieurement à la guerre du Péloponèse. [23] On a conservé le souvenir +d'un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes. [24] Il est +certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas +reconnue d'abord comme un droit naturel; le principe constant des époques +anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle +la religion l'avait attachée. + +Platon, dans son Traité des lois, qui n'est en grande partie qu'un +commentaire sur les lois athéniennes, explique très-clairement la pensée +des anciens législateurs. Il suppose qu'un homme, à son lit de mort, +réclame la faculté de faire un testament et qu'il s'écrie: « O dieux, +n'est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je +l'entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins +à celui-la, suivant l'attachement qu'ils m'ont fait voir? » Mais le +législateur répond à cet homme: « Toi qui ne peux te promettre plus d'un +jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décidé de +telles affaires? Tu n'es le maître ni de tes biens ni de toi-même; toi et +tes biens, tout cela appartient à ta famille, c'est-à-dire à tes ancêtres +et à ta postérité. » [25] + +L'ancien droit de Rome est pour nous très-obscur; il l'était déjà pour +Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les +Douze Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et +dont il ne nous reste d'ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le +testament; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop +court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de +connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière; en +accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et +quelles conditions il pouvait y mettre. [26] + +Avant les Douze Tables nous n'avons aucun texte de loi qui interdise ou +qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d'un +temps où il n'était pas connu; car elle appelait le fils _héritier sien et +nécessaire_. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais +qui n'était plus d'accord avec la législation de leur temps, venait sans +nul doute d'une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité +ni refuser l'héritage. Le père n'avait donc pas la libre disposition de sa +fortune. A défaut de fils et si le défunt n'avait que des collatéraux, le +testament n'était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il +y fallait de grandes formalités. D'abord le secret n'était pas accordé au +testateur de son vivant; l'homme qui déshéritait sa famille et violait la +loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand +jour, et assumer sur lui de son vivant tout l'odieux qui s'attachait à un +tel acte. Ce n'est pas tout; il fallait encore que la volonté du testateur +reçût l'approbation de l'autorité souveraine, c'est-à-dire du peuple +assemblé par curies sous la présidence du pontife. [27] Ne croyons pas que +ce ne fût là qu'une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles. +Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité +romaine; et il serait puéril de dire que l'on convoquait un peuple, sous +la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à +la lecture d'un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela +était même, si l'on y réfléchit, tout à fait nécessaire; il y avait, en +effet, une loi générale qui réglait l'ordre de la succession d'une manière +rigoureuse; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il +fallait une autre loi. Cette loi d'exception était le testament. La +faculté de tester n'était donc pas pleinement reconnue à l'homme, et ne +pouvait pas l'être tant que cette société restait sous l'empire de la +vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l'homme vivant +n'était que le représentant pour quelques années d'un être constant et +immortel, qui était la famille. Il n'avait qu'en dépôt le culte et la +propriété; son droit sur eux cessait avec sa vie. + + +_6° Le droit d'aînesse._ + +Il faut nous reporter au delà des temps dont l'histoire a conservé le +souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions +domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont +préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument +écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques +traces dans le droit des époques suivantes. + +Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner +longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future +des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas +s'expliquer. C'est le droit d'aînesse. + +La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le +cadet: « L'aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour +l'accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de +l'amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l'aîné avait le +privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du +culte domestique; c'était lui qui offrait les repas funèbres et qui +prononçait les formules de prière; « car le droit de prononcer les prières +appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier ». L'aîné +était donc l'héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef +religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit: +l'aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le +dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code: +« L'aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères +vivent sous son autorité comme s'ils vivaient sous celle de leur père. Le +fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir. +» [28] + +Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit +hindou; il n'est donc pas étonnant d'y trouver aussi, à l'origine, le +droit d'aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes +grecques, parce qu'elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles +institutions; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet +n'avait aucune part. [29] Il en était de même dans beaucoup d'anciennes +législations qu'Aristote avait étudiées; il nous apprend, en effet, que +celle de Thèbes prescrivait d'une manière absolue que le nombre des lots +de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre +frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des +familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu'autant que le droit +d'aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération. [30] + +Chez les Athéniens, il ne faut pas s'attendre à trouver cette vieille +institution encore en vigueur au temps de Démosthènes; mais il subsistait +encore à cette époque ce qu'on appelait le privilège de l'aîné. [31] Il +consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle; avantage +matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue +religieux; car la maison paternelle contenait l'ancien foyer de la +famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthènes, allait allumer un +foyer nouveau, l'aîné, seul véritablement héritier, restait en possession +du foyer paternel et du tombeau des ancêtres; seul aussi il gardait le nom +de la famille. [32] C'étaient les vestiges d'un temps où il avait eu seul +le patrimoine. + +On peut remarquer que l'iniquité du droit d'aînesse, outre qu'elle ne +frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute-puissante, +était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était +adopté dans une famille et il en héritait; tantôt il épousait une fille +unique; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d'une famille +éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés +en colonie. + +Pour ce qui est de Rome, nous n'y trouvons aucune loi qui se rapporte au +droit d'aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu'il ait été inconnu +dans l'antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s'en +effacer. Ce qui permet de croire qu'au delà des temps à nous connus il +avait été en vigueur, c'est que l'existence de la _gens_ romaine et sabine +ne s'expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver +à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille +Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la +famille Fabia, si le droit d'aînesse n'en eût maintenu l'unité pendant une +longue suite de générations et ne l'eût accrue de siècle en siècle en +l'empêchant de se démembrer? Ce vieux droit d'aînesse se prouve par ses +conséquences et, pour ainsi dire, par ses oeuvres. [33] + + +NOTES + +[1] Cicéron, _De legib._, II, 19, 20. Festus, v° _Everriator_. + +[2] Isée, VI, 51. Platon appelle l'héritier [Grec: diadochos theon], +_Lois_, V, 740. + +[3] _Lois de Manou_, IX, 186. + +[4] _Digeste_, liv. XXXVIII, tit. 16, 14. + +[5] _Institutes_, III, 1, 3; III, 9, 7; III, 19, 2. + +[6] Démosthènes, _in Boeotumin Mantith._, 10. + +[7] _Institutes_, II, 9, 2. + +[8] _Institutes_, III, 4, 46; III, 2, 3. + +[9] Cicéron, _De rep._, III, 7. + +[10] Cicéron, _in Verr._, I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité +de Dieu, III, 21. + +[11] Démosthènes, _in Eubul._, 21. Plutarque, _Thémist._, 32. Isée, X, 4. +Corn. Népos, _Cimon_. Il faut noter que la loi ne permettait pas d'épouser +un frère utérin, ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère +consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père. + +[12] Isée, III, 64; X, 5. Démosthènes, _in Eubul._, 41. La fille unique +était appelée [Grec: epixlaeros], mot que l'on traduit à tort par +héritière; il signifie _qui est à côté de l'héritage_, qui _passe avec +l'héritage_, que l'on _prend avec lui_. En fait, la fille n'était jamais +héritière. + +[13] _Lois de Manou_, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16. + +[14] Isée, VII. + +[15] On ne l'appelait pas petit-fils; on lui donnait le nom particulier de +[Grec: thugatridous.] + +[16] Isée, VIII, 31; X, 12. Démosthènes, _in Steph._, II, 20. + +[17] _Lois de Manou_, IX, 186, 187. + +[18] Démosthènes, _in Macart.; in Leoch._ Isée, VII, 20. + +[19] _Institutes_, III, 2, 4. + +[20] _Ibid._, III, 3. + +[21] Isée, X. Démosthène, _passim_. Gaius, III, 2. _Institutes_, III, l, +2. Il n'est pas besoin d'avertir que ces règles furent modifiées dans le +droit prétorien. + +[22] Plutarque, _Solon_, 21. + +[23] Id., _Agis_, 5. + +[24] Aristote, _Polit_., II, 3, 4. + +[25] Platon, _Lois_, XI. + +[26] _Uti legassit, ita jus esto_. Si nous n'avions de la loi de Solon que +les mots [Grec: diathesthai opos an ethele], nous supposerions aussi que le +testament était permis dans tous les cas possibles; mais la loi ajouté +[Grec: an me paides osi]. + +[27] Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament +_calatis comitiis_ fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué; il +n'était déjà plus connu au temps de Cicéron (_De orat._, I, 53). + +[28] _Lois de Manou_, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été +modifiée à mesure que la vieille religion s'est affaiblie. Déjà dans le +code de Manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la +succession. + +[29] _Fragments des histor. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 211. + +[30] Aristote, _Polit._, II, 9; II, 3. + +[31] [Grec: Presbeia], Démosthènes, _Pro Phorm._, 34. + +[32] Démosthènes, _in Boeot. de nomine_. + +[33] La vieille langue latine en a conservé d'ailleurs un vestige qui si +faible qu'il soit, mérite pourtant d'être signalé. On appelait _sors_ un +lot de terre, domaine d'une famille; _sors patrimonium significat_, dit +Festus; le mot _consortes_ se disait donc de ceux qui n'avaient entre eux +qu'un lot de terre et vivaient sur le même domaine; or la vieille langue +désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez +éloigné: témoignage d'un temps où le patrimoine et la famille étaient +indivisibles. (Festus, v° _Sors_. Cicéron, _in Verrem_, II, 3, 23. Tite- +Live, XLI, 27. Velleius, I, 10. Lucrèce, III, 772; VI, 1280.) + + + + +CHAPITRE VIII. + +L'AUTORITÉ DANS LA FAMILLE. + + +_1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les anciens._ + +La famille n'a pas reçu ses lois de la cité. Si c'était la cité qui eût +établi le droit privé, il est probable qu'elle l'eût fait tout différent +de ce que nous l'avons vu. Elle eût réglé d'après d'autres principes le +droit de propriété et le droit de succession; car il n'était pas de son +intérêt que la terre fût inaliénable et le patrimoine indivisible. La loi +qui permet au père de vendre et même de tuer son fils, loi que nous +trouvons en Grèce comme à Rome, n'a pas été imaginée par la cité. La cité +aurait plutôt dit au père: « La vie de ta femme et de ton enfant ne +t'appartient pas plus que leur liberté; je les protégerai, même contre +toi; ce n'est pas toi qui les jugeras, qui les tueras s'ils ont failli; je +serai leur seul juge. » Si la cité ne parle pas ainsi, c'est apparemment +qu'elle ne le peut pas. Le droit privé existait avant elle. Lorsqu'elle a +commencé à écrire ses lois, elle a trouvé ce droit déjà établi, vivant, +enraciné dans les moeurs, fort de l'adhésion universelle. Elle l'a +accepté, ne pouvant pas faire autrement, et elle n'a osé le modifier qu'à +la longue. L'ancien droit n'est pas l'oeuvre d'un législateur; il s'est, +au contraire, imposé au législateur. C'est dans la famille qu'il a pris +naissance. Il est sorti spontanément et tout formé des antiques principes +qui la constituaient. Il a découlé des croyances religieuses qui étaient +universellement admises dans l'âge primitif de ces peuples et qui +exerçaient l'empire sur les intelligences et sur les volontés. + +Une famille se compose d'un père, d'une mère, d'enfants, d'esclaves. Ce +groupe, si petit qu'il soit, doit avoir sa discipline. A qui donc +appartiendra l'autorité première? Au père? Non. Il y a dans chaque maison +quelque chose qui est au-dessus du père lui-même; c'est la religion +domestique, c'est ce dieu que les Grecs appellent le foyer-maître, [Grec: +_estia despoina_], que les Latins nomment _Lar familiaris_. Cette divinité +intérieure, ou, ce qui revient au même, la croyance qui est dans l'âme +humaine, voilà l'autorité la moins discutable. C'est elle qui va fixer les +rangs dans la famille. + +Le père est le premier près du foyer; il l'allume et l'entretient; il en +est le pontife. Dans tous les actes religieux il remplit la plus haute +fonction; il égorge la victime; sa bouche prononce la formule de prière +qui doit attirer sur lui et les siens la protection des dieux. La famille +et le culte se perpétuent par lui; il représente à lui seul toute la série +des ancêtres et de lui doit sortir toute la série des descendants. Sur lui +repose le culte domestique; il peut presque dire comme le Hindou: C'est +moi qui suis le dieu. Quand la mort viendra, il sera un être divin que les +descendants invoqueront. + +La religion ne place pas la femme à un rang aussi élevé. -- La femme, à la +vérité, prend part aux actes religieux, mais elle n'est pas la maîtresse +du foyer. Elle ne tient pas sa religion de la naissance; elle y a été +seulement initiée par le mariage; elle a appris de son mari la prière +qu'elle prononce. Elle ne représente pas les ancêtres, puisqu'elle ne +descend pas d'eux. Elle ne deviendra pas elle-même un ancêtre; mise au +tombeau, elle n'y recevra pas un culte spécial. Dans la mort comme dans la +vie, elle ne compte que comme un membre de son époux. + +Le droit grec, le droit romain, le droit hindou, qui dérivent de ces +croyances religieuses, s'accordent à considérer la femme comme toujours +mineure. Elle ne peut jamais avoir un foyer à elle; elle n'est jamais chef +de culte. A Rome, elle reçoit le titre de _mater familias_, mais elle le +perd si son mari meurt. [1] N'ayant jamais un foyer qui lui appartienne, +elle n'a rien de ce qui donne l'autorité dans la maison. Jamais elle ne +commande; elle n'est même jamais libre ni maîtresse d'elle-même. Elle est +toujours près du foyer d'un autre, répétant la prière d'un autre; pour +tous les actes de la vie religieuse il lui faut un chef, et pour tous les +actes de la vie civile un tuteur. + +La loi de Manou dit: « La femme, pendant son enfance, dépend de son père; +pendant sa jeunesse, de son mari; son mari mort, de ses fils; si elle n'a +pas de fils, des proches parents de son mari; car une femme ne doit jamais +se gouverner à sa guise. » [2] Les lois grecques et romaines disent la +même chose. Fille, elle est soumise à son père; le père mort, à ses +frères; mariée, elle est sous la tutelle du mari; le mari mort, elle ne +retourne pas dans sa propre famille, car elle a renoncé à elle pour +toujours par le mariage sacré; [3] la veuve reste soumise à la tutelle des +agnats de son mari, c'est-à-dire de ses propres fils, s'il y en a, ou à +défaut de fils, des plus proches parents. [4] Son mari a une telle +autorité sur elle, qu'il peut, avant de mourir, lui désigner un tuteur et +même lui choisir un second mari. [5] + +Pour marquer la puissance du mari sur la femme, les Romains avaient une +très-ancienne expression que leurs jurisconsultes ont conservée; c'est le +mot _manus_. Il n'est pas aisé d'en découvrir le sens primitif. Les +commentateurs en font l'expression de la force matérielle, comme si la +femme était placée sous la main brutale du mari. Il y a grande apparence +qu'ils se trompent. La puissance du mari sur la femme ne résultait +nullement de la force plus grande du premier. Elle dérivait, comme tout le +droit privé, des croyances religieuses qui plaçaient l'homme au-dessus de +la femme. Ce qui le prouve, c'est que la femme qui n'avait pas été mariée +suivant les rites sacrés, et qui, par conséquent, n'avait pas été associée +au culte, n'était pas soumise à la puissance maritale. [6] C'était le +mariage qui faisait la subordination et en même temps la dignité de la +femme. Tant il est vrai que ce n'est pas le droit du plus fort qui a +constitué la famille. + +Passons à l'enfant. Ici la nature parle d'elle-même assez haut; elle veut +que l'enfant ait un protecteur, un guide, un maître. La religion est +d'accord avec la nature; elle dit que le père sera le chef du culte et que +le fils devra seulement l'aider dans ses fonctions saintes. Mais la nature +n'exige cette subordination que pendant un certain nombre d'années; la +religion exige davantage. La nature fait au fils une majorité: la religion +ne lui en accorde pas. D'après les antiques principes, le foyer est +indivisible et la propriété l'est comme lui; les frères ne se séparent pas +à la mort de leur père; à plus forte raison ne peuvent-ils pas se détacher +de lui de son vivant. Dans la rigueur du droit primitif, les fils restent +liés au foyer du père et, par conséquent, soumis à son autorité; tant +qu'il vit, ils sont mineurs. + +On conçoit que cette règle n'ait pu durer qu'autant que la vieille +religion domestique était en pleine vigueur. Cette sujétion sans fin du +fils au père disparut de bonne heure à Athènes. Elle subsista plus +longtemps à Sparte, où le patrimoine fut toujours indivisible. A Rome, la +vieille règle fut scrupuleusement conservée: le fils ne put jamais +entretenir un foyer particulier du vivant du père; même marié, même ayant +des enfants, il fut toujours en puissance. [7] + +Du reste, il en était de la puissance paternelle comme de la puissance +maritale; elle avait pour principe et pour condition le culte domestique. +Le fils né du concubinat n'était pas placé sous l'autorité du père. Entre +le père et lui il n'existait pas de communauté religieuse; il n'y avait +donc rien qui conférât à l'un l'autorité et qui commandât à l'autre +l'obéissance. La paternité ne donnait, par elle seule, aucun droit au +père. + +Grâce à la religion domestique, la famille était un petit corps organisé, +une petite société qui avait son chef et son gouvernement. Rien, dans +notre société moderne, ne peut nous donner une idée de cette puissance +paternelle. Dans cette antiquité, le père n'est pas seulement l'homme fort +qui protège et qui a aussi le pouvoir de se faire obéir; il est le prêtre, +il est l'héritier du foyer, le continuateur des aïeux, la tige des +descendants, le dépositaire des rites mystérieux du culte et des formules +secrètes de la prière. Toute la religion réside en lui. + +Le nom même dont on l'appelle, _pater_, porte en lui-même de curieux +enseignements. Le mot est le même en grec, en latin, en sanscrit; d'où +l'on peut déjà conclure que ce mot date d'un temps où les Hellènes, les +Italiens et les Hindous vivaient encore ensemble dans l'Asie centrale. +Quel en était le sens et quelle idée présentait-il alors à l'esprit des +hommes? on peut le savoir, car il a gardé sa signification première dans +les formules de la langue religieuse et dans celles de la langue +juridique. Lorsque les anciens, en invoquant Jupiter, l'appelaient _pater +hominum Deorumque_, ils ne voulaient pas dire que Jupiter fût le père des +dieux et des hommes; car ils ne l'ont jamais considéré comme tel et ils +ont cru, au contraire, que le genre humain existait avant lui. Le même +titre de _pater_ était donné à Neptune, à Apollon, à Bacchus, à Vulcain, à +Pluton, que les hommes assurément ne considéraient pas comme leurs pères; +ainsi le titre de _mater_ s'appliquait à Minerve, à Diane, à Vesta, qui +étaient réputées trois déesses vierges. De même dans la langue juridique +le titre de _pater_ ou _pater familias_ pouvait être donné à un homme qui +n'avait pas d'enfants, qui n'était pas marié, qui n'était même pas en âge +de contracter le mariage. L'idée de paternité ne s'attachait donc pas à ce +mot. La vieille langue en avait un autre qui désignait proprement le père, +et qui, aussi ancien que _pater_, se trouve, comme lui, dans les langues +des Grecs, des Romains et des Hindous (_gánitar_, [Grec: genneter], +_genitor_). Le mot _pater_ avait un autre sens. Dans la langue religieuse +on l'appliquait aux dieux; dans la langue du droit, à tout homme qui avait +un culte et un domaine. Les poëtes nous montrent qu'on l'employait à +l'égard de tous ceux qu'on voulait honorer. L'esclave et le client le +donnaient à leur maître. Il était synonyme des mots _rex_, [Grec: anax, +basileus]. Il contenait en lui, non pas l'idée de paternité, mais celle de +puissance, d'autorité, de dignité majestueuse. + +Qu'un tel mot se soit appliqué au père de famille jusqu'à pouvoir devenir +peu à peu son nom le plus ordinaire, voilà assurément un fait bien +significatif et qui paraîtra grave à quiconque veut connaître les antiques +institutions. L'histoire de ce mot suffit pour nous donner une idée de la +puissance que le père a exercée longtemps dans la famille et du sentiment +de vénération qui s'attachait à lui comme à un pontife et à un souverain. + + +_2° Énumération des droits qui composaient la puissance paternelle._ + +Les lois grecques et romaines ont reconnu au père cette puissance +illimitée dont la religion l'avait d'abord revêtu. Les droits très- +nombreux et très-divers qu'elles lui ont conférés peuvent être rangés en +trois catégories, suivant qu'on considère le père de famille comme chef +religieux, comme maître de la propriété ou comme juge. + +I. Le père est le chef suprême de la religion domestique; il règle toutes +les cérémonies du culte comme il l'entend ou plutôt comme il a vu faire à +son père. Personne dans la famille ne conteste sa suprématie sacerdotale. +La cité elle-même et ses pontifes ne peuvent rien changer à son culte. +Comme prêtre du foyer, il ne reconnaît aucun supérieur. + +A titre de chef religieux, c'est lui qui est responsable de la perpétuité +du culte et, par conséquent, de celle de la famille. Tout ce qui touche à +cette perpétuité, qui est son premier soin et son premier devoir, dépend +de lui seul. De là dérive toute une série de droits: + +Droit de reconnaître l'enfant à sa naissance ou de le repousser. Ce droit +est attribué au père par les lois grecques [8] aussi bien que par les lois +romaines. Tout barbare qu'il est, il n'est pas en contradiction avec les +principes sur lesquels la famille est fondée. La filiation, même +incontestée, ne suffit pas pour entrer dans le cercle sacré de la famille; +il faut le consentement du chef et l'initiation au culte. Tant que +l'enfant n'est pas associé à la religion domestique, il n'est rien pour le +père. + +Droit de répudier la femme, soit en cas de stérilité, parce qu'il ne faut +pas que la famille s'éteigne, soit en cas d'adultère, parce que la famille +et la descendance doivent être pures de toute altération. + +Droit de marier sa fille, c'est-à-dire de céder à un autre la puissance +qu'il a sur elle. Droit de marier son fils; le mariage du fils intéresse +la perpétuité de la famille. + +Droit d'émanciper, c'est-à-dire d'exclure un fils de la famille et du +culte. Droit d'adopter, c'est-à-dire d'introduire un étranger près du +foyer domestique. + +Droit de désigner en mourant un tuteur à sa femme, et à ses enfants. + +Il faut remarquer que tous ces droits étaient attribués au père seul, à +l'exclusion de tous les autres, membres de la famille. La femme n'avait +pas le droit de divorcer, du moins dans les époques anciennes. Même quand +elle était veuve, elle ne pouvait ni émanciper ni adopter. Elle n'était +jamais tutrice, même de ses enfants. En cas de divorce, les enfants +restaient avec le père; même les filles. Elle n'avait jamais ses enfants +en sa puissance. Pour le mariage de sa fille, son consentement n'était +pas, demandé. [9] + +II. On a vu plus haut que la propriété n'avait pas été conçue, à +l'origine, comme un droit individuel, mais comme un droit de famille. La +fortune appartenait, comme dit formellement Platon et comme disent +implicitement tous les anciens législateurs, aux ancêtres et aux +descendants. Cette propriété, par sa nature même, ne se partageait pas. Il +ne pouvait y avoir dans chaque famille qu'un propriétaire qui était la +famille même, et qu'un usufruitier qui était le père. Ce principe explique +plusieurs dispositions de l'ancien droit. + +La propriété ne pouvant pas se partager et reposant tout entière sur la +tête du père, ni la femme ni le fils n'en avaient la moindre part. Le +régime dotal et même la communauté de biens étaient alors inconnus. La dot +de la femme appartenait sans réserve au mari, qui exerçait sur les biens +dotaux non-seulement les droits d'un administrateur, mais ceux d'un +propriétaire. Tout ce que la femme pouvait acquérir durant le mariage, +tombait dans les mains du mari. Elle ne reprenait même pas sa dot en +devenant veuve. [10] + +Le fils était dans les mêmes conditions que la femme: il ne possédait +rien. Aucune donation faite par lui n'était valable, par la raison qu'il +n'avait rien à lui. Il ne pouvait rien acquérir; les fruits de son +travail, les bénéfices de son commerce étaient pour son père. Si un +testament était fait en sa faveur par un étranger, c'était son père et non +pas lui qui recevait le legs. Par là s'explique le texte du droit romain +qui interdit tout contrat de vente entre le père et le fils. Si le père +eût vendu au fils, il se fût vendu à lui-même, puisque le fils n'acquérait +que pour le père. [11] + +On voit dans le droit romain et l'on trouve aussi dans les lois d'Athènes +que le père pouvait vendre son fils. [12] C'est que le père pouvait +disposer de toute la propriété qui était dans la famille, et que le fils +lui-même pouvait être envisagé comme une propriété, puisque ses bras et +son travail étaient une source de revenu. Le père pouvait donc à son choix +garder pour lui cet instrument de travail ou le céder à un autre. Le +céder, c'était ce qu'on appelait vendre le fils. Les textes que nous avons +du droit romain ne nous renseignent pas clairement sur la nature de ce +contrat de vente et sur les réserves qui pouvaient y être contenues. Il +paraît certain que le fils ainsi vendu ne devenait pas l'esclave de +l'acheteur. Ce n'était pas sa liberté qu'on vendait, mais seulement son +travail. Même dans cet état, le fils restait encore soumis à la puissance +paternelle, ce qui prouve qu'il n'était pas considéré comme sorti de la +famille. On peut croire que cette vente n'avait d'autre effet que +d'aliéner pour un temps la possession du fils par une sorte de contrat de +louage. Plus tard elle ne fut usitée que comme un moyen détourné d'arriver +à l'émancipation du fils. + +III. Plutarque nous apprend qu'à Rome les femmes ne pouvaient pas paraître +en justice, même comme témoins. [13] On lit dans le jurisconsulte Gaius: +« Il faut savoir qu'on ne peut rien céder en justice aux personnes qui +sont en puissance, c'est-à-dire à la femme, au fils, à l'esclave. Car de +ce que ces personnes ne pouvaient rien avoir en propre on a conclu avec +raison qu'elles ne pouvaient non plus rien revendiquer en justice. Si +votre fils, soumis à votre puissance, a commis un délit, l'action en +justice est donnée contre vous. Le délit commis par un fils contre son +père ne donne lieu à aucune action en justice. » [14] De tout cela il +résulte clairement que la femme et le fils ne pouvaient être ni demandeurs +ni défendeurs, ni accusateurs, ni accusés, ni témoins. De toute la +famille, il n'y avait que le père qui pût paraître devant le tribunal de +la cité; la justice publique n'existait que pour lui. Aussi était-il +responsable des délits commis par les siens. + +Si la justice, pour le fils et la femme, n'était pas dans la cité, c'est +qu'elle était dans la maison. Leur juge était le chef de famille, siégeant +comme sur un tribunal, en vertu de son autorité maritale ou paternelle, au +nom de la famille et sous les yeux des divinités domestiques. [15] + +Tite-Live raconte que le Sénat, voulant extirper de Rome les Bacchanales, +décréta la peine de mort contre ceux qui y avaient pris part. Le décret +fut aisément exécuté à l'égard des citoyens. Mais à l'égard des femmes, +qui n'étaient pas les moins coupables, une difficulté grave se présentait: +les femmes n'étaient pas justiciables de l'État; la famille seule avait le +droit de les juger. Le Sénat respecta ce vieux principe et laissa aux +maris et aux pères la charge de prononcer contre les femmes la sentence de +mort. + +Ce droit de justice que le chef de famille exerçait dans sa maison, était +complet et sans appel. Il pouvait condamner à mort, comme faisait le +magistrat dans la cité; aucune autorité n'avait le droit de modifier ses +arrêts. « Le mari, dit Caton l'Ancien, est juge de sa femme; son pouvoir +n'a pas de limite; il peut ce qu'il veut. Si elle a commis quelque faute, +il la punit; si elle a bu du vin, il la condamne; si elle a eu commerce +avec un autre homme, il la tue. » + +Le droit était le même à l'égard des enfants. Valère-Maxime cite un +certain Atilius qui tua sa fille coupable d'impudicité, et tout le monde +connaît ce père qui mit à mort son fils, complice de Catilina. + +Les faits de cette nature sont nombreux dans l'histoire romaine. Ce serait +s'en faire une idée fausse que de croire que le père eût le droit absolu +de tuer sa femme et ses enfants. Il était leur juge. S'il les frappait de +mort, ce n'était qu'en vertu de son droit de justice. Comme le père de +famille était seul soumis au jugement de la cité, la femme et le fils ne +pouvaient trouver d'autre juge que lui. Il était dans l'intérieur de sa +famille l'unique magistrat. + +Il faut d'ailleurs remarquer que l'autorité paternelle n'était pas une +puissance arbitraire, comme le serait celle qui dériverait du droit du +plus fort. Elle avait son principe dans les croyances qui étaient au fond +des âmes, et elle trouvait ses limites dans ces croyances mêmes. Par +exemple, le père avait le droit d'exclure le fils de sa famille; mais il +savait bien que, s'il le faisait, la famille courait risque de s'éteindre +et les mânes de ses ancêtres de tomber dans l'éternel oubli. Il avait le +droit d'adopter l'étranger; mais la religion lui défendait de le faire +s'il avait un fils. Il était propriétaire unique des biens; mais il +n'avait pas, du moins à l'origine, le droit de les aliéner. Il pouvait +répudier sa femme; mais pour le faire il fallait qu'il osât briser le lien +religieux que le mariage avait établi. Ainsi la religion imposait au père +autant d'obligations qu'elle lui conférait de droits. + +Telle a été longtemps la famille antique. Les croyances qu'il y avait dans +les esprits ont suffi, sans qu'on eût besoin du droit de la force ou de +l'autorité d'un pouvoir social, pour la constituer régulièrement, pour lui +donner une discipline, un gouvernement, une justice, et pour fixer dans +tous ses détails le droit privé. + + +NOTES + +[1] Festus, v° _Mater familiae_. + +[2] _Lois de Manou_, V, 147, 148. + +[3] Elle n'y rentrait qu'en cas de divorce. Démosthènes, _in Eubulid._, +41. + +[4] Démosthènes, _in Steph._, II; _in Aphob._ Plutarque, _Thémist._, 32. +Denys d'Halicarnasse, II, 25. Gaius, I, 149, 155. Aulu-Gelle, III, 2. +Macrobe, I, 3. + +[5] Démosthènes, _in Aphobum; pro Phormione_. + +[6] Cicéron, _Topic._, 14. Tacite, _Ann._, IV, 16. Aulu-Gelle, XVIII, 6. +On verra plus loin qu'à une certaine époque et pour des raisons que nous +aurons à dire, on a imaginé des modes nouveaux de mariage et qu'on leur a +fait produire les mêmes effets juridiques que produisait le mariage sacré. + +[7] Lorsque Gaius dit de la puissance paternelle: _Jus proprium est civium +romanorum_, il faut entendre qu'au temps de Gaius le _droit romain_ ne +reconnaît cette puissance que chez le _citoyen romain_; cela ne veut pas +dire qu'elle n'eût pas existé antérieurement ailleurs et qu'elle n'eût pas +été reconnue par le droit des autres villes. Cela sera éclairci par ce que +nous dirons de la situation légale des sujets sous la domination de Rome. + +[8] Hérodote, I, 59. Plutarque, _Alcib._, 29; _Agésilas_, 3. + +[9] Démosthènes, _in Eubul._, 40 et 43. Gaius, I, 155. Ulpien, VIII, 8. +_Institutes_, I, 9. _Digeste_, liv. I, tit. i, 11. + +[10] Gaius, II, 98. Toutes ces règles du droit primitif furent modifiées +par le droit prétorien. + +[11] Cicéron, _De legib._, II, 20. Gaius, II, 87. _Digeste_, liv. XVIII, +tit. 1, 2. + +[12] Plutarque, _Solon_, 13. Denys d'Halic., II, 26. Gaius, I, 117; I, +132; IV, 79. Ulpien, X, 1. Tite-Live, XLI, 8. Festus, v° _Deminutus_. + +[13] Plutarque, _Publicola_, 8. + +[14] Gaius, II, 96; IV, 77, 78. + +[15] Il vint un temps où cette juridiction fut modifiée par les moeurs; le +père consulta la famille entière et l'érigea en un tribunal qu'il +présidait. Tacite, XIII, 32. _Digeste_, liv. XXIII, tit. 4, 5. Platon, +_Lois_, IX. + + + + +CHAPITRE IX. + +L'ANTIQUE MORALE DE LA FAMILLE. + + +L'histoire n'étudie pas seulement les faits matériels et les institutions; +son véritable objet d'étude est l'âme humaine; elle doit aspirer à +connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de +la vie du genre humain. + +Nous avons montré, au début de ce livre, d'antiques croyances que l'homme +s'était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite +comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le +droit privé. Il reste à chercher quelle a été l'action de ces croyances +sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette +vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le coeur de l'homme, +on peut croire du moins qu'elle s'est associée à eux pour les fortifier, +pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et +leur droit de direction sur la conduite de l'homme, quelquefois aussi pour +les fausser. + +La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique; la morale +l'était aussi. La religion ne disait pas à l'homme, en lui montrant un +autre homme: Voilà ton frère. Elle lui disait: Voilà un étranger; il ne +peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas +approcher du tombeau de ta famille, il a d'autres dieux que toi et il ne +peut pas s'unir à toi par une prière commune; tes dieux repoussent son +adoration et le regardent comme leur ennemi; il est ton ennemi aussi. + +Dans cette religion du foyer, l'homme ne prie jamais la divinité en faveur +des autres hommes; il ne l'invoque que pour soi et les siens. Un proverbe +grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de +l'homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à +l'égoïste: Tu sacrifies au foyer. [1] Cela signifiait: Tu t'éloignes de +tes concitoyens, tu n'as pas d'amis, tes semblables ne sont rien pour toi, +tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l'indice d'un temps +où, toute religion étant autour du foyer, l'horizon de la morale et de +l'affection ne dépassait pas non plus le cercle étroit de la famille. + +Il est naturel que l'idée morale ait eu son commencement et ses progrès +comme l'idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette +race, était bien petit; peu à peu les hommes l'ont fait plus grand; ainsi +la morale, fort étroite d'abord et fort incomplète, s'est insensiblement +élargie jusqu'à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le +devoir d'amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille, +et c'est sous l'action des croyances de la religion domestique que les +devoirs ont apparu d'abord aux yeux de l'homme. + +Qu'on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l'époque de sa +pleine vigueur. L'homme voit, tout près de lui la divinité. Elle est +présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être +fragile se trouve sous les yeux d'un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se +sent jamais seul. A côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des +protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour +punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des +divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de +veiller sur tout ce qui se passe dans l'intérieur des maisons. » -- « Les +Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre; ils +nourrissent notre corps et règlent notre âme. » [2] + +On aimait à donner au foyer l'épithète de chaste et l'on croyait qu'il +commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement +impur ne devait être commis à sa vue. + +Les premières idées de faute, de châtiment, d'expiation semblent être +venues de là. L'homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son +propre foyer; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n'y +a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de +repas sacré. Le dieu est si sévère qu'il n'admet aucune excuse; il ne +distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main +tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés. [3] Pour que +l'homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, +il faut au moins qu'il se purifie par une cérémonie expiatoire. [4] Cette +religion connaît la miséricorde; elle a des rites pour effacer les +souillures de l'âme; si étroite et si grossière qu'elle soit, elle sait +consoler l'homme de ses fautes mêmes. + +Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à +l'homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le +mariage obligatoire; le célibat est un crime aux yeux d'une religion qui +fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des +devoirs. Mais l'union qu'elle prescrit ne peut s'accomplir qu'en présence +des divinités domestiques; c'est l'union religieuse, sacrée, indissoluble +de l'époux et de l'épouse. Que l'homme ne se croie pas permis de laisser +de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel, +comme il l'a été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique +religion le lui défend, et s'il ose le faire, elle l'en punit. Car le fils +qui vient à naître d'une telle union, est considéré comme un bâtard, +c'est-à-dire comme un être qui n'a pas place au foyer; il n'a droit +d'accomplir aucun acte sacré; il ne peut pas prier. [5] + +Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. A ses +yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l'adultère. Car la +première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils; or +l'adultère trouble l'ordre de la naissance. Une autre règle est que le +tombeau ne contienne que les membres de la famille; or le fils de +l'adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les +principes de la religion sont violés; le culte est souillé, le foyer +devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a +plus: par l'adultère la série des descendants est brisée; la famille, même +à l'insu des hommes vivants, est éteinte, et il n'y a plus de bonheur +divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il: « Le fils de l'adultère +anéantit dans cette vie et dans l'autre les offrandes adressées aux +mânes. » [6] + +Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de +repousser l'enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si +rigoureuses, si inexorables pour l'adultère. A Athènes il est permis au +mari de tuer le coupable. A Rome le mari, juge de la femme, la condamne à +mort. Cette religion était si sévère que l'homme n'avait pas même le droit +de pardonner complètement et qu'il était au moins forcé de répudier sa +femme. [7] + +Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et +sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse +qui dit à l'homme et à la femme qu'ils sont unis pour toujours et que de +cette union découlent des devoirs rigoureux dont l'oubli entraînerait les +conséquences les plus graves dans cette vie et dans l'autre. De là est +venu le caractère sérieux et sacré de l'union conjugale chez les anciens +et la pureté que la famille a conservée longtemps. + +Cette morale domestique prescrit encore d'autres devoirs. Elle dit à +l'épouse qu'elle doit obéir, au mari qu'il doit commander. Elle leur +apprend à tous les deux à se respecter l'un l'autre. La femme a des +droits, car elle a sa place au foyer; c'est elle qui a la charge de +veiller à ce qu'il ne s'éteigne pas. [8] Elle a donc aussi son sacerdoce. +Là où elle n'est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant. +C'est un grand malheur pour un Grec que d'avoir « un foyer privé d'épouse +». [9] Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le +sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf. [10] + +On peut croire que c'est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère +de famille a dû la vénération dont on n'a jamais cessé de l'entourer dans +la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille +le même titre que son mari: les Latins disent _pater familias_ et _mater +familias_, les Grecs [Grec: oichodespotaes] et [Grec: oichodespoina], les +Hindous _grihapati, grihapatni_. De là vient aussi cette formule que la +femme prononçait dans le mariage romain: _Ubi tu Caius, ego Caia_, formule +qui nous dit que, si dans la maison il n'y a pas égale autorité, il y a au +moins dignité égale. + +Quant au fils, nous l'avons vu soumis à l'autorité d'un père qui peut le +vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le +culte; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses; sa +présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n'a +pas de fils est forcé d'en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin +que les rites soient accomplis. [11] Et voyez quel lien puissant la +religion établit entre le père et le fils! On croit à une seconde vie dans +le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement +offerts. Ainsi le père est convaincu, que sa destinée après cette vie +dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son +côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu'il aura à +l'invoquer. + +On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et +d'affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus +domestiques le nom de piété: l'obéissance du fils envers le père, l'amour +qu'il portait à sa mère, c'était de la piété, _pietas erga parentes_; +l'attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c'était +encore de la piété, _pietas erga liberos_. Tout était divin dans la +famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout +cela se confondait, ne faisait qu'un, et s'exprimait par un même mot. + +Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l'amour de la maison parmi +les vertus; c'en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et +puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes, +ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l'on +offre tous les trésors et l'immortalité même, et qui ne veut que revoir la +flamme de son foyer. Avançons jusqu'à Cicéron; ce n'est plus un poëte, +c'est un homme d'État qui parle: « Ici est ma religion, ici est ma race, +ici les traces de mes pères; je ne sais quel charme se trouve ici qui +pénètre mon coeur et mes sens. » [12] Il faut nous placer par la pensée au +milieu des plus antiques générations, pour comprendre combien ces +sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et +puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri; nous la +quittons et l'oublions sans trop de peine, ou, si nous nous y attachons, +ce n'est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la +religion n'est pas là; notre dieu est le Dieu de l'univers et nous le +trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens; c'était dans +l'intérieur de leur maison qu'ils trouvaient leur principale divinité, +leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait +leurs prières et exauçait leurs voeux. Hors de sa demeure, l'homme ne se +sentait plus de dieu; le dieu du voisin était un dieu hostile. L'homme +aimait alors sa maison comme il aime aujourd'hui son église. [13] + +Ainsi ces croyances des premiers âges n'ont pas été étrangères au +développement moral de cette partie de l'humanité. Ces dieux prescrivaient +la pureté et défendaient de verser le sang; la notion de justice, si elle +n'est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces +dieux appartenaient en commun à tous les membres d'une même famille; la +famille s'est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres +ont appris à s'aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux +vivaient dans l'intérieur de chaque maison; l'homme a aimé sa maison, sa +demeure fixe et durable qu'il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants +comme un sanctuaire. + +L'antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité; mais elle +enseignait du moins les vertus domestiques. L'isolement de la famille a +été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont +apparu, claire, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle +restreint. Et il faudra, nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce +caractère étroit de la morale primitive; car la société civile, fondée +plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et +plusieurs traits singuliers de l'ancienne politique s'expliqueront par là. +[14] + + +NOTES + +[1] [Grec: Estia thueis]. Pseudo-Plutarch., édit. Dubner, V, 167. + +[2] Plutarque, _Quest. rom._, 51. Macrobe, _Sat._, III, 4. + +[3] Hérodote, I, 35. Virgile, _Én._, II, 719. Plutarque, _Thésée_, 12. + +[4] Apollonius de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, _Choeph._, 96. + +[5] Isée, VII. Démosthènes, _in Macari._ + +[6] _Lois de Manou_, III, 175. + +[7] Démosthènes, _in Neoer_., 89. Il est vrai que, si cette morale +primitive condamnait l'adultère, elle ne réprouvait pas l'inceste; la +religion l'autorisait. Les prohibitions relatives au mariage étaient au +rebours des nôtres: il était louable d'épouser sa soeur (Démosthènes, _in +Neoer_., 22; Cornélius Nepos, _prooemium_; id., _Vie de Cimon_; Minucius +Felix, _in Octavio_), mais il était défendu, en principe, d'épouser une +femme d'une autre ville. + +[8] Caton, 143. Denys d'Halicarnasse, II, 22. _Lois de Manou_, III, 62; V, +151. + +[9] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._. + +[10] Plutarque, _Quest. rom._, 50. + +[11] Denys d'Halicarnasse, II, 20, 22. + +[12] Cicéron, _De legib._, II, 1. _Pro domo_, 41. + +[13] De là la sainteté du domicile, que les anciens réputèrent toujours +inviolable. Démosthènes, _in Androt._, 52; _in Evergum_, 60. _Digeste, de +in jus voc._, II, 4. + +[14] Est-il besoin d'avertir que nous avons essayé, dans ce chapitre, de +saisir la plus ancienne morale des peuples qui sont devenus les Grecs et +les Romains? Est-il besoin d'ajouter que cette morale s'est modifiée +ensuite avec le temps, surtout chez les Grecs? Déjà dans l'_Odyssée_ nous +trouverons des sentiments nouveaux et d'autres moeurs; la suite de ce +livre le montrera. + + + + +CHAPITRE X. + +LA GENS À ROME ET EN GRÈCE. + + +On trouve chez les jurisconsultes romains et les écrivains grecs les +traces d'une antique institution qui paraît avoir été en grande vigueur +dans le premier âge des sociétés grecque et italienne, mais qui, s'étant +affaiblie peu à peu, n'a laissé que des vestiges à peine perceptibles dans +la dernière partie de leur histoire. Nous voulons parler de ce que les +Latins appelaient _gens_ et les Grecs [Grec: genos]. + +On a beaucoup discuté sur la nature et la constitution de la _gens_. Il ne +sera peut-être pas inutile de dire d'abord ce qui fait la difficulté du +problème. + +La _gens_, comme nous le verrons plus loin, formait un corps dont la +constitution était tout aristocratique; c'est grâce à son organisation +intérieure que les patriciens de Rome et les Eupatrides d'Athènes +perpétuèrent longtemps leurs privilèges. Lors donc que le parti populaire +prit le dessus, il ne manqua pas de combattre de toutes ses forces cette +vieille institution. S'il avait pu l'anéantir complètement, il est +probable qu'il ne nous serait pas resté d'elle le moindre souvenir. Mais +elle était singulièrement vivace et enracinée dans les moeurs; on ne put +pas la faire disparaître tout à fait. On se contenta donc de la modifier: +on lui enleva ce qui faisait son caractère essentiel et on ne laissa +subsister que ses formes extérieures, qui ne gênaient en rien le nouveau +régime. Ainsi à Rome les plébéiens imaginèrent de former des _gentes_ à +l'imitation des patriciens; à Athènes on essaya de bouleverser les [Grec: +genae], de les fondre entre eux et de les remplacer par les _dèmes_ que +l'on établit à leur ressemblance. Nous aurons à revenir sur ce point quand +nous parlerons des révolutions. Qu'il nous suffise de faire remarquer ici +que cette altération profonde que la démocratie a introduite dans le +régime de la _gens_ est de nature à dérouter ceux qui veulent en connaître +la constitution primitive. En, effet, presque tous les renseignements qui +nous sont parvenus sur elle datent de l'époque où elle avait été ainsi +transformée. Ils ne nous montrent d'elle que ce que les révolutions en +avaient laissé subsister. + +Supposons que, dans vingt siècles, toute connaissance du moyen âge ait +péri, qu'il ne reste plus aucun document sur ce qui précède la révolution +de 1789, et que pourtant un historien de ce temps-là veuille se faire une +idée des institutions antérieures. Les seuls documents qu'il aurait dans +les mains lui montreraient la noblesse du dix-neuvième siècle, c'est-à- +dire quelque chose de fort différent de la féodalité. Mais il songerait +qu'une grande révolution s'est accomplie, et il en conclurait à bon droit +que cette institution, comme toutes les autres, a dû être transformée; +cette noblesse, que ses textes lui montreraient, ne serait plus pour lui +que l'ombre ou l'image affaiblie et altérée d'une autre noblesse +incomparablement plus puissante. Puis s'il examinait avec attention les +faibles débris de l'antique monument, quelques expressions demeurées dans +la langue, quelques termes échappés à la loi, de vagues souvenirs ou de +stériles regrets, il devinerait peut-être quelque chose du régime féodal +et se ferait des institutions du moyen âge une idée qui ne serait pas trop +éloignée de la vérité. La difficulté serait grande assurément; elle n'est +pas moindre pour celui qui aujourd'hui veut connaître la _gens_ antique; +car il n'a d'autres renseignements sur elle que ceux qui datent d'un temps +où elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. + +Nous commencerons par analyser tout ce que les écrivains anciens nous +disent de la _gens_, c'est-à-dire ce qui subsistait d'elle à l'époque où +elle était déjà fort modifiée. Puis, à l'aide de ces restes, nous +essayerons d'entrevoir le véritable régime de la _gens_ antique. + + +_1° Ce que les écrivains anciens nous font connaître de la_ gens. + +Si l'on ouvre l'histoire romaine au temps des guerres puniques, on +rencontre trois personnages qui se nomment Claudius Pulcher, Claudius +Nero, Claudius Centho. Tous les trois appartiennent à une même _gens_, la +_gens_ Claudia. + +Démosthènes, dans un de ses plaidoyers, produit, sept témoins qui +certifient qu'ils font partie du même [Grec: genos], celui des Brytides. +Ce qui est remarquable dans cet exemple, c'est que les sept personnes +citées comme membres du même [Grec: genos], se trouvaient inscrites dans +six dèmes différents; cela montre que le [Grec: genos] ne correspondait +pas exactement au dème et n'était pas, comme lui, une simple division +administrative. [1] + +Voilà donc un premier fait avéré; il y avait des _gentes_ à Rome et à +Athènes. On pourrait citer des exemples relatifs à beaucoup d'autres +villes de la Grèce et de l'Italie et en conclure que, suivant toute +vraisemblance, cette institution a été universelle chez ces anciens +peuples. + +Chaque _gens_ avait un culte spécial. En Grèce on reconnaissait les +membres d'une même _gens_ « à ce qu'ils accomplissaient des sacrifices en +commun depuis une époque fort reculée ». [2] Plutarque mentionne le lieu +des sacrifices de la _gens_ des Lycomèdes, et Eschine parle de l'autel de +la _gens_ des Butades. [3] + +A Rome aussi, chaque _gens_ avait des actes religieux à accomplir; le +jour, le lieu, les rites étaient fixés par sa religion particulière. [4] +Le Capitole est bloqué par les Gaulois; un Fabius en sort et traverse les +lignes ennemies, vêtu du costume religieux et portant à la main les objets +sacrés; il va offrir le sacrifice sur l'autel de sa _gens_ qui est situé +sur le Quirinal. Dans la seconde guerre punique, un autre Fabius, celui +qu'on appelle le bouclier de Rome, tient tête à Annibal; assurément la +république a grand besoin qu'il n'abandonne pas son armée; il la laisse +pourtant entre les mains de l'imprudent Minucius: c'est que le jour +anniversaire du sacrifice de sa _gens_ est arrivé et qu'il faut qu'il +coure à Rome pour accomplir l'acte sacré. [5] + +Ce culte devait être perpétué de génération en génération; et c'était un +devoir de laisser des fils après soi pour le continuer. Un ennemi +personnel de Cicéron, Claudius, a quitté sa _gens_ pour entrer dans une +famille plébéienne; Cicéron lui dit: « Pourquoi exposes-tu la religion de +la _gens_ Claudia à s'éteindre par ta faute? » + +Les dieux de la _gens_, _Dii gentiles_, ne protégeaient qu'elle et ne +voulaient être invoqués que par elle. Aucun étranger ne pouvait être admis +aux cérémonies religieuses. On croyait que, si un étranger avait une part +de la victime ou même s'il assistait seulement au sacrifice, les dieux de +la _gens_ en étaient offensés et tous les membres étaient sous le coup +d'une impiété grave. + +De même que chaque _gens_ avait son culte et ses fêtes religieuses, elle +avait aussi son tombeau commun. On lit dans un plaidoyer de Démosthènes: +« Cet homme, ayant perdu ses enfants, les ensevelit dans le tombeau de ses +pères, dans ce tombeau qui est commun à tous ceux de sa _gens_. » La suite +du plaidoyer montre qu'aucun étranger ne pouvait être enseveli dans ce +tombeau. Dans un autre discours, le même orateur parle du tombeau où la +_gens_ des Busélides ensevelit ses membres et où elle accomplit chaque +année un sacrifice funèbre; « ce lieu de sépulture est un champ assez +vaste qui est entouré d'une enceinte, suivant la coutume ancienne. » [6] + +Il en était de même chez les Romains. Velléius parle du tombeau de la +_gens_ Quintilia, et Suétone nous apprend que la _gens_ Claudia avait le +sien sur la pente du mont Capitolin. + +L'ancien droit de Rome considère les membres d'une _gens_ comme aptes à +hériter les uns des autres. Les Douze Tables prononcent que, à défaut de +fils et d'agnats, le _gentilis_ est héritier naturel. Dans cette +législation, le _gentilis_ est donc plus proche que le cognat, c'est-à- +dire plus proche que le parent par les femmes. + +Rien n'est plus étroitement lié que les membres d'une _gens_. Unis dans la +célébration des mêmes cérémonies sacrées, ils s'aident mutuellement dans +tous les besoins de la vie. La _gens_ entière répond de la dette d'un de +ses membres; elle rachète le prisonnier, elle paye l'amende du condamné. +Si l'un des siens devient magistrat, elle se cotise pour payer les +dépenses qu'entraîne toute magistrature. [7] + +L'accusé se fait accompagner au tribunal par tous les membres de sa +_gens_; cela marque la solidarité que la loi établit entre l'homme et le +corps dont il fait partie. C'est un acte contraire à la religion que de +plaider contre un homme de sa _gens_ ou même de porter témoignage contre +lui. Un Claudius, personnage considérable, était l'ennemi personnel +d'Appius Claudius le décemvir; quand celui-ci fut cité en justice et +menacé de mort, Claudius se présenta pour le défendre et implora le peuple +en sa faveur, non toutefois sans avertir que, s'il faisait cette démarche, +« ce n'était pas par affection, mais par devoir ». + +Si un membre de la _gens_ n'avait pas le droit d'en appeler un autre +devant la justice de la cité, c'est qu'il y avait une justice dans la +_gens_ elle-même. Chacune avait, en effet, son chef, qui était à la fois +son juge, son prêtre, et son commandant militaire. [8] On sait que lorsque +la famille sabine des Claudius vint s'établir à Rome, les trois mille +personnes qui la composaient, obéissaient à un chef unique. Plus tard, +quand les Fabius se chargent seuls de la guerre contre les Véiens, nous +voyons que cette _gens_ a un chef qui parle en son nom devant le Sénat et +qui la conduit à l'ennemi. [9] + +En Grèce aussi, chaque _gens_ avait son chef; les inscriptions en font +foi, et elles nous montrent que ce chef portait assez généralement le +titre d'archonte. [10] Enfin à Rome comme en Grèce, la _gens_ avait ses +assemblées; elle portait des décrets, auxquels ses membres devaient obéir, +et que la cité elle-même respectait. [11] + +Tel est l'ensemble d'usages et de lois que nous trouvons encore en vigueur +aux époques où la _gens_ était déjà affaiblie et presque dénaturée. Ce +sont là les restes de cette antique institution. + + +_2° Examens de quelques opinions qui ont été émises pour expliquer la_ +gens _romaine_. + +Sur cet objet, qui est livré depuis longtemps aux disputes des érudits, +plusieurs systèmes ont été proposés. Les uns disent: La _gens_ n'est pas +autre chose qu'une similitude de nom. [12] D'autres: Le mot _gens_ désigne +une sorte de parenté factice. Suivant d'autres, la _gens_ n'est que +l'expression d'un rapport entre une famille qui exerce le patronage et +d'autres familles qui sont clientes. Mais aucune de ces trois explications +ne répond à toute la série de faits, de lois, d'usages, que nous venons +d'énumérer. + +Une autre opinion, plus sérieuse, est celle qui conclut ainsi: la _gens_ +est une association politique de plusieurs familles qui étaient à +l'origine étrangères les unes aux autres; à défaut de lien du sang, la +cité a établi entre elles une union fictive et une sorte de parenté +religieuse. + +Mais une première objection se présente. Si la _gens_ n'est qu'une +association factice, comment expliquer que ses membres aient un droit à +hériter les uns des autres? Pourquoi le _gentilis_ est-il préféré au +cognat? Nous avons vu plus haut les règles de l'hérédité, et nous avons +dit quelle relation étroite et nécessaire la religion avait établie entre +le droit d'hériter et la parenté masculine. Peut-on supposer que la loi +ancienne se fût écartée de ce principe au point d'accorder la succession +aux _gentiles_, si ceux-ci avaient été les uns pour les autres des +étrangers? + +Le caractère le plus saillant et le mieux constaté de la _gens_, c'est +qu'elle a en elle-même un culte, comme la famille a le sien. Or, si l'on +cherche quel est le dieu que chacune adore, on remarque que c'est presque +toujours un ancêtre divinisé, et que l'autel où elle porte le sacrifice +est un tombeau. A Athènes, les Eumolpides vénèrent Eumolpos, auteur de +leur race; les Phytalides adorent le héros Phytalos, les Butades Butès, +les Busélides Busélos, les Lakiades Lakios, les Amynandrides Cérops. [13] +A Rome, les Claudius descendent d'un Clausus; les Caecilius honorent comme +chef de leur race le héros Caeculus, les Calpurnius un Calpus, les Julius +un Julus, les Cloelius un Cloelus. [14] + +Il est vrai qu'il nous est bien permis de croire que beaucoup de ces +généalogies ont été imaginées après coup; mais il faut bien avouer que +cette supercherie n'aurait pas eu de motif, si ce n'avait été un usage +constant chez les véritables _gentes_ de reconnaître un ancêtre commun et +de lui rendre un culte. Le mensonge cherche toujours à imiter la vérité. + +D'ailleurs la supercherie n'était pas aussi aisée à commettre qu'il nous +le semble. Ce culte n'était pas une vaine formalité de parade. Une des +règles les plus rigoureuses de la religion était qu'on ne devait honorer +comme ancêtres que ceux dont on descendait véritablement; offrir ce culte +à un étranger était une impiété grave. Si donc la _gens_ adorait en commun +un ancêtre, c'est qu'elle croyait sincèrement descendre de lui. Simuler un +tombeau, établir des anniversaires et un culte annuel, c'eût été porter le +mensonge dans ce qu'on avait de plus sacré, et se jouer de la religion. +Une telle fiction fut possible au temps de César, quand la vieille +religion des familles ne touchait plus personne. Mais si l'on se reporte +au temps où ces croyances étaient puissantes, on ne peut pas imaginer que +plusieurs familles, s'associant dans une même fourberie, se soient dit: +Nous allons feindre d'avoir un même ancêtre; nous lui érigerons un +tombeau, nous lui offrirons des repas funèbres, et nos descendants +l'adoreront dans toute la suite des temps. Une telle pensée ne devait pas +se présenter aux esprits, ou elle était écartée comme une pensée coupable. + +Dans les problèmes difficiles que l'histoire offre souvent, il est bon de +demander aux termes de la langue tous les enseignements qu'ils peuvent +donner. Une institution est quelquefois expliquée par le mot qui la +désigne. Or, le mot _gens_ est exactement le même que le mot _genus_, au +point qu'on pouvait les prendre l'un pour l'autre et dire indifféremment +_gens Fabia_ et _genus Fabium_; tous les deux correspondent au verbe +_gignere_ et au substantif _genitor_, absolument comme [Grec: genos] +correspond à [Grec: gennan] et à [Grec: goneus]. Tous ces mots portent en +eux l'idée de filiation. Les Grecs désignaient aussi les membres d'un +[Grec: genos] par le mot [Grec: omogalactes], qui signifie _nourris du +même lait_. Que l'on compare à tous ces mots ceux que nous avons +l'habitude de traduire par famille, le latin _familia_, le grec [Grec: +oikos]. Ni l'un ni l'autre ne contient en lui le sens de génération ou de +parenté. La signification vraie de _familia_ est propriété; il désigne le +champ, la maison, l'argent, les esclaves, et c'est pour cela que les Douze +Tables disent, en parlant de l'héritier, _familiam nancitor_, qu'il prenne +la succession. Quant à [Grec: oikos], il est clair qu'il ne présente à +l'esprit aucune autre idée que celle de propriété ou de domicile. Voilà +cependant les mots que nous traduisons habituellement par famille. Or, +est-il admissible que des termes dont le sens intrinsèque est celui de +domicile ou de propriété, aient pu être employés souvent pour désigner une +famille, et que d'autres mots dont le sens interne est filiation, +naissance, paternité, n'aient jamais désigné qu'une association +artificielle? Assurément cela ne serait pas conforme à la logique si +droite et si nette des langues anciennes. Il est indubitable que les Grecs +et les Romains attachaient aux mots _gens_ et [Grec: genos] l'idée d'une +origine commune. Cette idée a pu s'effacer quand la gens s'est altérée, +mais le mot est resté pour en porter témoignage. + +Le système qui présente la _gens_ comme une association factice, a donc +contre lui, 1° la vieille législation qui donne aux _gentiles_ un droit +d'hérédité, 2° les croyances religieuses qui ne veulent de communauté de +culte que là où il y a communauté de naissance; 3° les termes de la langue +qui attestent dans la _gens_ une origine commune. Ce système a encore ce +défaut qu'il fait croire que les sociétés humaines ont pu commencer par +une convention et par un artifice, ce que la science historique ne peut +pas admettre comme vrai. + + +_3° La_ gens _est la famille ayant encore son organisation primitive et +son unité._ + +Tout nous présente la _gens_ comme unie par un lien de naissance. +Consultons encore le langage: les noms des _gentes_, en Grèce aussi bien +qu'à Rome, ont tous la forme qui était usitée dans les deux langues pour +les noms patronymiques. Claudius signifie fils de Clausus, et Butadès fils +de Butès. + +Ceux qui croient voir dans la _gens_ une association artificielle, partent +d'une donnée qui est fausse. Ils supposent qu'une _gens_ comptait toujours +plusieurs familles ayant des noms divers, et ils citent volontiers +l'exemple de la _gens_ Cornélia qui renfermait en effet des Scipions, des +Lentulus, des Cossus, des Sylla. Mais il s'en faut bien qu'il en fût +toujours ainsi. La _gens_ Marcia paraît n'avoir jamais eu qu'une seule +lignée; on n'en voit qu'une aussi dans la _gens_ Lucrétia, et dans la +_gens_ Quintilia pendant longtemps. Il serait assurément fort difficile de +dire quelles sont les familles qui ont formé la _gens_ Fabia; car tous les +Fabius connus dans l'histoire appartiennent manifestement à la même +souche; tous portent d'abord le même surnom de Vibulanus; ils le changent +tous ensuite pour celui d'Ambustus, qu'ils remplacent plus tard par celui +de Maximus ou de Dorso. + +On sait qu'il était d'usage à Rome que tout patricien portât trois noms. +On s'appelait, par exemple, Publius Cornélius Scipio. Il n'est pas inutile +de rechercher lequel de ces trois mots était considère comme le nom +véritable. Publius n'était qu'un _nom mis en avant, praenomen_; Scipio +était un _nom ajouté, agnomen_. Le vrai nom était Cornélius; or, ce nom +était en même temps celui de la _gens_ entière. N'aurions-nous que ce seul +renseignement sur la _gens_ antique, il nous suffirait pour affirmer qu'il +y a eu des Cornélius avant qu'il y eût des Scipions, et non pas, comme on +le dit souvent, que la famille des Scipions s'est associée à d'autres pour +former la _gens_ Cornélia. + +Nous voyons, en effet, par l'histoire que la _gens_ Cornélia fut longtemps +indivise et que tous ses membres portaient également le surnom de +Maluginensis et celui de Cossus. C'est seulement au temps du dictateur +Camille qu'une de ses branches adopte le surnom de Scipion; un peu plus +tard, une autre branche prend le surnom de Rufus, qu'elle remplace ensuite +par celui de Sylla. Les Lentulus ne paraissent qu'à l'époque des guerres +des Samnites, les Céthégus que dans la seconde guerre punique. Il en est +de même de la _gens_ Claudia. Les Claudius restent longtemps unis en une +seule famille et portent tous le surnom de Sabinus ou de Regillensis, +signe de leur origine. On les suit pendant sept générations sans +distinguer de branches dans cette famille d'ailleurs fort nombreuse. C'est +seulement à la huitième génération, c'est-à-dire au temps de la première +guerre punique, que l'on voit trois branches se séparer et adopter trois +surnoms qui leur deviennent héréditaires: ce sont les Claudius Pulcher qui +se continuent pendant deux siècles, les Claudius Centho qui ne tardent +guère à s'éteindre, et les Claudius Nero qui se perpétuent jusqu'au temps +de l'Empire. + +Il ressort de tout cela que la gens n'était pas une association de +familles, mais qu'elle était la famille elle-même. Elle pouvait +indifféremment ne comprendre qu'une seule lignée ou produire des branches +nombreuses; ce n'était toujours qu'une famille. + +Il est d'ailleurs facile de se rendre compte de la formation de la gens +antique et de sa nature, si l'on se reporte aux vieilles croyances et aux +vieilles institutions que nous avons observées plus haut. On reconnaîtra +même que la gens est dérivée tout naturellement de la religion domestique +et du droit privé des anciens âges. Que prescrit, en effet, cette religion +primitive? Que l'ancêtre, c'est-à-dire l'homme qui le premier a été +enseveli dans le tombeau, soit honoré perpétuellement comme un dieu, et +que ses descendants réunis chaque année près du lieu sacré où il repose, +lui offrent le repas funèbre. Ce foyer toujours allumé, ce tombeau +toujours honoré d'un culte, voilà le centre autour duquel toutes les +générations viennent vivre et par lequel toutes les branches de la +famille, quelque nombreuses qu'elles puissent être, restent groupées en un +seul faisceau. Que dit encore le droit privé de ces vieux âges? En +observant ce qu'était l'autorité dans la famille ancienne, nous avons vu +que les fils ne se séparaient pas du père; en étudiant les règles de la +transmission du patrimoine, nous avons constaté que, grâce au droit +d'aînesse, les frères cadets ne se séparaient pas du frère aîné. Foyer, +tombeau, patrimoine, tout cela à l'origine était indivisible. La famille +l'était par conséquent. Le temps ne la démembrait pas. Cette famille +indivisible, qui se développait à travers les âges, perpétuant de siècle +en siècle son culte et son nom, c'était véritablement la gens antique. La +gens était la famille, mais la famille ayant conservé l'unité que sa +religion lui commandait, et ayant atteint tout le développement que +l'ancien droit privé lui permettait d'atteindre. [15] + +Cette vérité admise, tout ce que les écrivains anciens nous disent de la +_gens_, devient clair. L'étroite solidarité que nous remarquions tout à +l'heure entre ses membres n'a plus rien de surprenant; ils sont parents +par la naissance. Le culte qu'ils pratiquent en commun n'est pas une +fiction; il leur vient de leurs ancêtres. Comme ils sont une même famille, +ils ont une sépulture commune. Pour la même raison, la loi des Douze +Tables les déclare aptes à hériter les une des autres. Pour la même raison +encore, ils portent un même nom. Comme ils avaient tous, à l'origine, un +même patrimoine indivis, ce fut un usage et même une nécessité que la +_gens_ entière répondît de la dette d'un de ses membres, et qu'elle payât +la rançon du prisonnier ou l'amende du condamné. Toutes ces règles +s'étaient établies d'elles-mêmes lorsque la _gens_ avait encore son unité; +quand elle se démembra, elles ne purent pas disparaître complètement. De +l'unité antique et sainte de cette famille il resta des marques +persistantes dans le sacrifice annuel qui en rassemblait les membres +épars, dans le nom qui leur restait commun, dans la législation qui leur +reconnaissait des droits d'hérédité, dans les moeurs qui leur enjoignaient +de s'entr'aider. [16] + + +_4° La famille_ (gens) _a été d'abord la seule forme de société._ + +Ce que nous avons vu de la famille, sa religion domestique, les dieux +qu'elle s'était faits, les lois qu'elle s'était données, le droit +d'aînesse sur lequel elle s'était fondée, son unité, son développement +d'âge en âge jusqu'à former la _gens_, sa justice, son sacerdoce, son +gouvernement intérieur, tout cela porte forcément notre pensée vers une +époque primitive où la famille était indépendante de tout pouvoir +supérieur, et où la cité n'existait pas encore. + +Que l'on regarde cette religion domestique, ces dieux qui n'appartenaient +qu'à une famille et n'exerçaient leur providence que dans l'enceinte d'une +maison, ce culte qui était secret, cette religion qui ne voulait pas être +propagée, cette antique morale qui prescrivait l'isolement des familles: +il est manifeste que des croyances de cette nature n'ont pu prendre +naissance dans les esprits des hommes qu'à une époque où les grandes +sociétés n'étaient pas encore formées. Si le sentiment religieux s'est +contenté d'une conception si étroite du divin, c'est que l'association +humaine était alors étroite en proportion. Le temps où l'homme ne croyait +qu'aux dieux domestiques, est aussi le temps où il n'existait que des +familles. Il est bien vrai que ces croyances ont pu subsister ensuite, et +même fort longtemps, lorsque les cités et les nations étaient formées. +L'homme ne s'affranchit pas aisément des opinions qui ont une fois pris +l'empire sur lui. Ces croyances ont donc pu durer, quoiqu'elles fussent +alors en contradiction avec l'état social. Qu'y a-t-il, en effet, de plus +contradictoire que de vivre en société civile et d'avoir dans chaque +famille des dieux particuliers? Mais il est clair que cette contradiction +n'avait pas existé toujours et qu'à l'époque où ces croyances s'étaient +établies dans les esprits et étaient devenues assez puissantes pour former +une religion, elles répondaient exactement à l'état social des hommes. Or, +le seul état social qui puisse être d'accord avec elles est celui où la +famille vit indépendante et isolée. + +C'est dans cet état que toute la race aryenne paraît avoir vécu longtemps. +Les hymnes des Védas en font foi pour la branche qui a donné naissance aux +Hindous; les vieilles croyances et le vieux droit privé l'attestent pour +ceux qui sont devenus les Grecs et les Romains. + +Si l'on compare les institutions politiques des Aryas de l'Orient avec +celles des Aryas de l'Occident, on ne trouve presque aucune analogie. Si +l'on compare, au contraire, les institutions domestiques de ces divers +peuples, on s'aperçoit que la famille était constituée d'après les mêmes +principes dans la Grèce et dans l'Inde; ces principes étaient d'ailleurs, +comme nous l'avons constaté plus haut, d'une nature si singulière, qu'il +n'est pas à supposer que cette ressemblance fût l'effet du hasard; enfin, +non-seulement ces institutions offrent une évidente analogie, mais encore +les mots qui les désignent sont souvent les mêmes dans les différentes +langues que cette race a parlées depuis le Gange jusqu'au Tibre. On peut +tirer de là une double conclusion: l'une est que la naissance des +institutions domestiques dans cette race est antérieure à l'époque où ses +différentes branches se sont séparées; l'autre est qu'au contraire la +naissance des institutions politiques est postérieure à cette séparation. +Les premières ont été fixées dès le temps où la race vivait encore dans +son antique berceau de l'Asie centrale; les secondes se sont formées peu à +peu dans les diverses contrées où ses migrations l'ont conduite. + +On peut donc entrevoir une longue période pendant laquelle les hommes +n'ont connu aucune autre forme de société que la famille. C'est alors que +s'est produite la religion domestique, qui n'aurait pas pu naître dans une +société autrement constituée et qui a dû même être longtemps un obstacle +au développement social. Alors aussi s'est établi l'ancien droit privé, +qui plus tard s'est trouvé en désaccord avec les intérêts d'une société un +peu étendue, mais qui était en parfaite harmonie avec l'état de société +dans lequel il est né. + +Plaçons-nous donc par la pensée au milieu de ces antiques générations dont +le souvenir n'a pas pu périr tout à fait et qui ont légué leurs croyances +et leurs lois aux générations suivantes. Chaque famille a sa religion, ses +dieux, son sacerdoce. L'isolement religieux est sa loi; son culte est +secret. Dans la mort même ou dans l'existence qui la suit, les familles ne +se mêlent pas: chacune continue à vivre à part dans son tombeau, d'où +l'étranger est exclu. Chaque famille a aussi sa propriété, c'est-à-dire sa +part de terre qui lui est attachée inséparablement par sa religion; ses +dieux Termes gardent l'enceinte, et ses mânes veillent sur elle. +L'isolement de la propriété est tellement obligatoire que deux domaines ne +peuvent pas confiner l'un à l'autre et doivent laisser entre eux une bande +de terre qui soit neutre et qui reste inviolable. Enfin chaque famille a +son chef, comme une nation aurait son roi. Elle a ses lois, qui sans doute +ne sont pas écrites, mais que la croyance religieuse grave dans le coeur +de chaque homme. Elle a sa justice intérieure au-dessus de laquelle il +n'en est aucune autre à laquelle on puisse appeler. Tout ce dont l'homme a +rigoureusement besoin pour sa vie matérielle ou pour sa vie morale, la +famille le possède en soi. Il ne lui faut rien du dehors; elle est un état +organisé, une société qui se suffit. + +Mais cette famille des anciens âges n'est pas réduite aux proportions de +la famille moderne. Dans les grandes sociétés la famille se démembre et +s'amoindrit; mais en l'absence de toute autre société, elle s'étend, elle +se développe, elle se ramifie sans se diviser. Plusieurs branches cadettes +restent groupées autour d'une branche aînée, près du foyer unique et du +tombeau commun. + +Un autre élément encore entra dans la composition de cette famille +antique. Le besoin réciproque que le pauvre a du riche et que le riche a +du pauvre, fit des serviteurs. Mais dans cette sorte de régime patriarcal, +serviteurs ou esclaves c'est tout un. On conçoit, en effet, que le +principe d'un service libre, volontaire, pouvant cesser au gré du +serviteur, ne peut guère s'accorder avec un état social où la famille vit +isolée. D'ailleurs la religion domestique ne permet pas d'admettre dans la +famille un étranger. Il faut donc que par quelque moyen le serviteur +devienne un membre et une partie intégrante, de cette famille. C'est à +quoi l'on arrive par une sorte d'initiation du nouveau venu au culte +domestique. + +Un curieux usage, qui subsista longtemps dans les maisons athéniennes, +nous montre comment l'esclave entrait dans la famille. On le faisait +approcher du foyer, on le mettait en présence de la divinité domestique; +on lui versait sur la tête de l'eau lustrale et il partageait avec la +famille quelques gâteaux et quelques fruits. [17] Cette cérémonie avait de +l'analogie avec celle du mariage et celle de l'adoption. Elle signifiait +sans doute que le nouvel arrivant, étranger la veille, serait désormais un +membre de la famille et en aurait la religion. Aussi l'esclave assistait- +il aux prières et partageait-il les fêtes. [18] Le foyer le protégeait; la +religion des dieux Lares lui appartenait aussi bien qu'à son maître. [19] +C'est pour cela que l'esclave devait être enseveli dans le lieu de la +sépulture de la famille. + +Mais par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de +prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le +retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le +temps qui suivait la mort. + +Son maître pouvait le faire sortir de la basse servitude et le traiter en +homme libre. Mais le serviteur ne quittait pas pour cela la famille. Comme +il y était lié par le culte, il ne pouvait pas sans impiété se séparer +d'elle. Sous le nom d'_affranchi_ ou sous celui de _client_, il continuait +à reconnaître l'autorité du chef ou patron et ne cessait pas d'avoir des +obligations envers lui. Il ne se mariait qu'avec l'autorisation du maître, +et les enfants qui naissaient de lui, continuaient à obéir. + +Il se formait ainsi dans le sein de la grande famille un certain nombre de +petites familles clientes et subordonnées. Les Romains attribuaient +l'établissement de la clientèle à Romulus, comme si une institution de +cette nature pouvait être l'oeuvre d'un homme. La clientèle est plus +vieille que Romulus. Elle a d'ailleurs existé partout, en Grèce aussi bien +que dans toute l'Italie. Ce ne sont pas les cités qui l'ont établie et +réglée; elles l'ont, au contraire, comme nous le verrons plus loin, peu à +peu amoindrie et détruite. La clientèle est une institution du droit +domestique, et elle a existé dans les familles avant qu'il y eût des +cités. + +Il ne faut pas juger de la clientèle des temps antiques d'après les +clients que nous voyons au temps d'Horace. Il est clair que le client fut +longtemps un serviteur attaché au patron. Mais il y avait alors quelque +chose qui faisait sa dignité: c'est qu'il avait part au culte et qu'il +était associé à la religion de la famille. Il avait le même foyer, les +mêmes fêtes, les mêmes _sacra_ que son patron. A Rome, en signe de cette +communauté religieuse, il prenait le nom de la famille. Il en était +considéré comme un membre par l'adoption. De là un lien étroit et une +réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Écoutez la vieille +loi romaine: « Si le patron a fait tort à son client, qu'il soit maudit, +_sacer esto_, qu'il meure. » Le patron doit protéger le client par tous +les moyens et toutes les forces dont il dispose, par sa prière comme +prêtre, par sa lance comme guerrier, par sa loi comme juge. Plus tard, +quand la justice de la cité appellera le client, le patron devra le +défendre; il devra même lui révéler les formules mystérieuses de la loi +qui lui feront gagner sa cause. On pourra témoigner en justice contre un +cognat, on ne le pourra pas contre un client; et l'on continuera à +considérer les devoirs envers les clients comme fort au-dessus des devoirs +envers les cognats. [20] Pourquoi? C'est qu'un cognat, lié seulement par +les femmes, n'est pas un parent et n'a pas part à la religion de la +famille. Le client, au contraire, a la communauté du culte; il a, tout +inférieur qu'il est, la véritable parenté, qui consiste, suivant +l'expression de Platon, à adorer les mêmes dieux domestiques. + +La clientèle est un lien sacré que la religion a formé et que rien ne peut +rompre. Une fois client d'une famille, on ne peut plus se détacher d'elle. +La clientèle est même héréditaire. + +On voit par tout cela que la famille des temps les plus anciens, avec sa +branche aînée et ses branches cadettes, ses serviteurs et ses clients, +pouvait former un groupe d'hommes fort nombreux. Une famille, grâce à sa +religion qui en maintenait l'unité, grâce à son droit privé qui la rendait +indivisible, grâce aux lois de la clientèle qui retenaient ses serviteurs, +arrivait à former à la longue une société fort étendue qui avait son chef +héréditaire. C'est d'un nombre indéfini de sociétés de cette nature que la +race aryenne paraît avoir été composée pendant une longue suite de +siècles. Ces milliers de petits groupes vivaient isolés, ayant peu de +rapports entre eux, n'ayant nul besoin les uns des autres, n'étant unis +par aucun lien ni religieux ni politique, ayant chacun son domaine, chacun +son gouvernement intérieur, chacun ses dieux. + + +NOTES + +[1] Démosthènes, _in Neoer._, 71. Voy. Plutarque, _Thémist._, 1. Eschine, +_De falsa legat._, 147. Boeckh, _Corp. inscr._, 385. Ross, _Demi Attici_, +24. La _gens_ chez les Grecs est souvent appelée [Grec: patra]: Pindare, +_passim_. + +[2] Hésychius, [Grec: gennaetai]. Pollux, III, 52; Harpocration, [Grec: +orgeones]. + +[3] Plutarque, _Thémist._, I. Eschine, _De falsa legat._, 147. + +[4] Cicéron, _De arusp. resp._, 15. Denys d'Halicarnasse, XI, 14. Festus, +_Propudi_. + +[5] Tite-Live, V, 46; XXII, 18. Valère-Maxime, I, 1, 11. Polybe, III, 94. +Pline, XXXIV, 13. Macrobe, III, 5. + +[6] Démosthènes, _in Macart._, 79; _in Eubul._, 28. + +[7] Tite-Live, V, 32. Denys d'Halicarnasse, XIII, 5. Appien, _Annib._, 28. + +[8] Denys d'Halicarnasse, II, 7. + +[9] Denys d'Halicarnasse, IX, 5. + +[10] Boeckh, _Corp. inscr._, 397, 399. Ross, _Demi Attici_, 24. + +[11] Tite-Live, VI, 20. Suétone, _Tibère_, 1. Ross, _Demi Attici_, 24. + +[12] Deux passages de Cicéron, _Tuscul._, 1, 16, et _Topiques_, 6, ont +singulièrement embrouillé la question. Cicéron paraît avoir ignoré, comme +presque tous ses contemporains, ce que c'était que la _gens_ antique. + +[13] Démosthènes, _in Macart._, 79. Pausanias, I, 37. _Inscription des +Amynandrides_, citée par Ross, p. 24. + +[14] Festus, vis Caeculus, Calpurnii, Cloelia. + +[15] Nous n'avons pas à revenir sur ce que nous avons dit plus haut (liv. +II, ch. v) de l'_agnation_. On a pu voir que l'_agnation_ et la +_gentilité_ découlaient des mêmes principes et étaient une parenté dé même +nature. Le passage de la loi des Douze Tables qui assigne l'héritage aux +_gentiles_ à défaut d'_agnati_ a embarrasse les jurisconsultes et a fait +penser qu'il pouvait y avoir une différence essentielle entre ces deux +sortes de parenté. Mais cette différence essentielle ne se voit par aucun +texte. On était _agnatus_ comme on était _gentilis_, par la descendance +masculine et par le lien religieux. Il n'y avait entre les deux qu'une +différence de degré, qui se marqua surtout à partir de l'époque où les +branches d'une même _gens_ se divisèrent. L'_agnatus_ fut membre de la +branche, le _gentilis_ de la _gens_. Il s'établit alors la même +distinction entre les termes de _gentilis_ et d'_agnatus_ qu'entre les +mots _gens_ et _familia_. _Familiam dicimus omnium agnatorum_, dit Ulpien +au _Digeste_, liv. L, tit. 16, § 195. Quand on était agnat à l'égard d'un +homme, on était à plus forte raison son _gentilis_; mais on pouvait être +_gentilis_ sans être agnat. La loi des Douze Tables donnait l'héritage, à +défaut d'agnats, à ceux qui n'étaient que _gentilis_ à l'égard du défunt, +c'est-à-dire qui n'étaient de sa _gens_ sans être de sa branche ou de sa +_familia_. + +[16] L'usage des noms patronymiques date de cette haute antiquité et se +rattache visiblement à cette vieille religion. L'unité de naissance et de +culte se marqua par l'unité de nom. Chaque _gens_ se transmit de +génération en génération le nom de l'ancêtre et le perpétua avec le même +soin qu'elle perpétuait son culte. Ce que les Romains appelaient +proprement _nomen_ était ce nom de l'ancêtre que tous les descendants et +tous les membres de la _gens_ devaient porter. Un jour vint où chaque +branche, en se rendant indépendante à certains égards, marqua son +individualité en adoptant un surnom (_cognomen_). Comme d'ailleurs chaque +personne dut être distinguée par une dénomination particulière, chacun eut +son _agnomen_, comme Caius ou Quintus. Mais le vrai nom était celui de la +_gens_; c'était celui-là que l'on portait officiellement; c'était celui-là +qui était sacré; c'était celui-là qui, remontant au premier ancêtre connu, +devait durer aussi longtemps que la famille et que ses dieux. -- Il en +était de même en Grèce; Romains et Hellènes se ressemblent encore en ce +point. Chaque Grec, du moins s'il appartenait à une famille ancienne et +régulièrement constituée, avait trois noms comme le patricien de Rome. +L'un de ces noms lui était particulier; un autre était celui de son père, +et comme ces deux noms alternaient ordinairement entre eux, l'ensemble des +deux équivalait au _cognomen_ héréditaire qui désignait à Rome une branche +de la _gens_. Enfin le troisième nom était celui de la _gens_ tout +entière. Exemples: [Grec: Miltiadaes Kimonos Lachiadaes], et à la +génération suivante [Grec: Kimon Miltiadou Lachiadaes]. Les Lakiades +formaient un [Grec: genos] comme les Cornelii une _gens_. Il en était +ainsi des Butades, des Phytalides, des Brytides, des Amynandrides, etc. On +peut remarquer que Pindare ne fait jamais l'éloge de ses héros sans +rappeler le nom de leur [Grec: genos]. Ce nom, chez les Grecs, était +ordinairement terminé en [Grec: idaes] ou [Grec: adaes] et avait ainsi une +forme d'adjectif, de même que le nom de la _gens_, chez les Romains, était +invariablement terminé en _ius_. Ce n'en était pas moins le vrai nom; dans +le langage journalier on pouvait désigner l'homme par son surnom +individuel; mais dans le langage officiel de la politique ou de la +religion, il fallait donner à l'homme sa dénomination complète et surtout +ne pas oublier le nom du [Grec: genos]. (Il est vrai que plus tard la +démocratie substitua le nom du dème à celui du [Grec: genos].) -- Il est +digne de remarque que l'histoire des noms a suivi une tout autre marche +chez les anciens que dans les sociétés chrétiennes. Au moyen âge, jusqu'au +douzième siècle, le vrai nom était le nom de baptême ou nom individuel, et +les noms patronymiques ne sont venus qu'assez tard comme noms de terre ou +comme surnoms. Ce fut exactement le contraire chez les anciens. Or cette +différence se rattache, si l'on y prend garde, à la différence des deux +religions. Pour la vieille religion domestique, la famille était le vrai +corps, le véritable être vivant, dont l'individu n'était qu'un membre +inséparable; aussi le nom patronymique fut-il le premier en date et le +premier en importance. La nouvelle religion, au contraire, reconnaissait à +l'individu une vie propre, une liberté complète, une indépendance toute +personnelle, et ne répugnait nullement à l'isoler de la famille; aussi le +nom de baptême fut-il le premier et longtemps le seul nom. + +[17] Démosthènes, _in Stephanum_, I, 74. Aristophane, _Plutus_, 768. Ces +deux écrivains indiquent clairement une cérémonie, mais ne la décrivent +pas. Le scholiaste d'Aristophane ajoute quelques détails. + +[18] _Ferias in famulis habento_. Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12. + +[19] _Quum dominus tum famulis religio Larum_. Cicéron, _De legib._, II, +11. Comp. Eschyle, _Agamemnon_, 1035-1038. L'esclave pouvait même +accomplir l'acte religieux au nom de son maître. Caton, _De re rust_, 83. + +[20] Caton, dans Aulu-Gelle, V, 3; XXI, 1. + + + + +LIVRE III. + +LA CITÉ. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +LA PHRATRIE ET LA CURIE; LA TRIBU. + + +Nous n'avons présenté jusqu'ici et nous ne pouvons présenter encore aucune +date. Dans l'histoire de ces sociétés antiques, les époques sont plus +facilement marquées par la succession des idées et des institutions que +par celle des années. + +L'étude des anciennes règles du droit privé nous a fait entrevoir, par +delà les temps qu'on appelle historiques, une période de siècles pendant +lesquels la famille fut la seule forme de société. Cette famille pouvait +alors contenir dans son large cadre plusieurs milliers d'êtres humains. +Mais dans ces limites l'association humaine était encore trop étroite: +trop étroite pour les besoins matériels, car il était difficile que cette +famille se suffît en présence de toutes les chances de la vie; trop +étroite aussi pour les besoins moraux de notre nature, car nous avons vu +combien dans ce petit monde l'intelligence du divin était insuffisante et +la morale incomplète. + +La petitesse de cette société primitive répondait bien à la petitesse de +l'idée qu'on s'était faite de la divinité. Chaque famille avait ses dieux, +et l'homme ne concevait et n'adorait que des divinités domestiques. Mais +il ne devait pas se contenter longtemps de ces dieux si fort au-dessous de +ce que son intelligence peut atteindre. S'il lui fallait encore beaucoup +de siècles pour arriver à se représenter Dieu comme un être unique, +incomparable, infini, du moins, il devait se rapprocher insensiblement de +cet idéal en agrandissant d'âge en âge sa conception et en reculant peu à +peu l'horizon dont la ligne sépare pour lui l'Être divin des choses de la +terre. + +L'idée religieuse et la société humaine allaient donc grandir en même +temps. + +La religion domestique défendait à deux familles de se mêler et de se +fondre ensemble. Mais il était possible que plusieurs familles, sans rien +sacrifier de leur religion particulière, s'unissent du moins pour la +célébration d'un autre culte qui leur fût commun. C'est ce qui arriva. Un +certain nombre de familles formèrent un groupe, que la langue grecque +appelait une phratrie, la langue latine une curie. [1] Existait-il entre +les familles d'un même groupe un lien de naissance? Il est impossible de +l'affirmer. Ce qui est sûr, c'est que cette association nouvelle ne se fit +pas sans un certain élargissement de l'idée religieuse. Au moment même où +elles s'unissaient, ces familles conçurent une divinité supérieure à leurs +divinités domestiques, qui leur était commune à toutes, et qui veillait +sur le groupe entier. Elles lui élevèrent un autel, allumèrent un feu +sacré et instituèrent un culte. + +Il n'y avait pas de curie, de phratrie, qui n'eût son autel et son dieu +protecteur. L'acte religieux y était de même nature que dans la famille. +Il consistait essentiellement en un repas fait en commun; la nourriture +avait été préparée sur l'autel lui-même et était par conséquent sacrée; on +la mangeait en récitant quelques prières; la divinité était présente et +recevait sa part d'aliments et de breuvage. + +Ces repas religieux de la curie subsistèrent longtemps à Rome; Cicéron les +mentionne, Ovide les décrit. [2] Au temps d'Auguste ils avaient encore +conservé toutes leurs formes antiques. « J'ai vu dans ces demeures +sacrées, dit un historien de cette époque, le repas dressé devant le dieu; +les tables étaient de bois, suivant l'usage des ancêtres, et la vaisselle +était de terre. Les aliments étaient des pains, des gâteaux de fleur de +farine, et quelques fruits. J'ai vu faire les libations; elles ne +tombaient pas de coupes d'or ou d'argent, mais de vases d'argile; et j'ai +admiré les hommes de nos jours qui restent si fidèles aux rites et aux +coutumes de leurs pères. » [3] A Athènes ces repas avaient lieu pendant la +fête qu'on appelait Apaturies. [4] + +Il y a des usages qui ont duré jusqu'aux derniers temps de l'histoire +grecque et qui jettent quelque lumière sur la nature de la phratrie +antique. Ainsi nous voyons qu'au temps de Démosthènes, pour faire partie +d'une phratrie, il fallait être né d'un mariage légitime dans une des +familles qui la composaient. Car la religion de la phratrie, comme celle +de la famille, ne se transmettait que par le sang. Le jeune Athénien était +présenté à la phratrie par son père, qui jurait qu'il était son fils. +L'admission avait lieu sous une forme religieuse. La phratrie immolait une +victime et en faisait cuire la chair sur l'autel, tous les membres étaient +présents. Refusaient-ils d'admettre le nouvel arrivant, comme ils en +avaient le droit s'ils doutaient de la légitimité de sa naissance, ils +devaient enlever la chair de dessus l'autel. S'ils ne le faisaient pas, si +après la cuisson ils partageaient avec le nouveau venu les chairs de la +victime, le jeune homme était admis et devenait irrévocablement membre de +l'association. [5] Ce qui explique ces pratiques, c'est que les anciens +croyaient que toute nourriture préparée sur un autel et partagée entre +plusieurs personnes établissait entre elles un lien indissoluble et une +union sainte qui ne cessait qu'avec la vie. + +Chaque phratrie ou curie avait un chef, curion ou phratriarque, dont la +principale fonction était de présider aux sacrifices. [6] Peut-être ses +attributions avaient-elles été, à l'origine, plus étendues. La phratrie +avait ses assemblées, son tribunal, et pouvait porter des décrets. En +elle, aussi bien que dans la famille, il y avait un dieu, un culte, un +sacerdoce, une justice, un gouvernement. C'était une petite société qui +était modelée exactement sur la famille. + +L'association continua naturellement à grandir, et d'après le même mode. +Plusieurs curies ou phratries se groupèrent et formèrent une tribu. + +Ce nouveau cercle eut encore sa religion; dans chaque tribu il y eut un +autel et une divinité protectrice. + +Le dieu de la tribu était ordinairement de même nature que celui de la +phratrie ou celui de la famille. C'était un homme divinisé, un _héros_. De +lui la tribu tirait son nom; aussi les Grecs l'appelaient-ils le _héros +éponyme_. Il avait son jour de fête annuelle. La partie principale de la +cérémonie religieuse était un repas auquel la tribu entière prenait part. +[7] + +La tribu, comme la phratrie, avait des assemblées et portait des décrets, +auxquels tous ses membres devaient se soumettre. Elle avait un tribunal et +un droit de justice sur ses membres. Elle avait un chef, _tribunus_, +[Grec: phylobasileus]. [8] Dans ce qui nous reste des institutions de la +tribu, on voit qu'elle avait été constituée, à l'origine, pour être une +société indépendante, et comme s'il n'y eût eu aucun pouvoir social au- +dessus d'elle. + + +NOTES + +[1] Homère, _Iliade, II, 362. Démosthènes, _in Macart._ Isée, III, 37; VI, +10; IX, 33. Phratries à Thèbes, Pindare, _Isthm._, VII, 18, et Scholiaste. +Phratrie et curie étaient deux termes que l'on traduisait l'un par +l'autre: +Denys d'Halicarnasse, II, 85; Dion Cassius, _fr._ 14. + +[2] Cicéron, _De orat._, 1, 7. Ovide, _Fast._, VI, 305. Denys, II, 65. + +[3] Denys, II, 23. Quoi qu'il en dise, quelques changements s'étaient +introduits. Les repas de la curie n'étaient plus qu'une vaine formalité, +bonne pour les prêtres. Les membres de la curie s'en dispensaient +volontiers, et l'usage s'était introduit de remplacer le repas commun par +une distribution de vivres et d'argent: Plaute, _Aululaire_, V, 69 et 137. + +[4] Aristophane, _Acharn._, 146. Athénée, IV, p. 171. Suidas, [Grec: +Apatouria]. + +[5] Démosthènes, _in Eubul._; _in Macart._ Isée, VIII, 18. + +[6] Denys, II, 64. Varron, V, 83. Démosthènes, _in Eubul._, 23. + +[7] Démosthènes, _in Theocrinem_. Eschine, III, 27. Isée, VII, 36. +Pausanias, I, 38. Schal., _in Demosth._, 702. -- Il y a dans l'histoire +des anciens une distinction à faire entre les tribus religieuses et les +tribus locales. Nous ne parlons ici que des premières; les secondes leur +sont bien postérieures. L'existence des tribus est un fait universel en +Grèce. _Iliade_, II, 362, 668; _Odyssée_, XIX, 177. Hérodote, IV, 161. + +[8] Eschine, III, 30, 31. Aristote, _Frag._ cité par Photius, vº [Grec: +Nauchraria], Pollux, VIII, III. Boeckh, _Corp. inscr._, 82, 85, 108. +L'organisation politique et religieuse des trois tribus primitives de Rome +a laissé peu de traces. Ces tribus étaient des corps trop considérables +pour que la cité ne fit pas en sorte de les affaiblir et de leur ôter +l'indépendance. Les plébéiens, d'ailleurs, ont travaillé à les faire +disparaître. + + + + +CHAPITRE II. + +NOUVELLES CROYANCES RELIGIEUSES + + +_1° Les dieux de la nature physique._ + +Avant de passer de la formation des tribus à la naissance des cités, il +faut mentionner un élément important de la vie intellectuelle de ces +antiques populations. + +Quand nous avons recherché les plus anciennes croyances de ces peuples, +nous avons trouvé une religion qui avait pour objet les ancêtres et pour +principal symbole le foyer; c'est elle qui a constitué la famille et +établi les premières lois. Mais cette race a eu aussi, dans toutes ses +branches, une autre religion, celle dont les principales figures ont été +Zeus, Héra, Athéné, Junon, celle de l'Olympe hellénique et du Capitole +romain. + +De ces deux religions, la première prenait ses dieux dans l'âme humaine; +la seconde prit les siens dans la nature physique. Si le sentiment de la +force vive et de la conscience qu'il porte en lui avait inspiré à l'homme +la première idée du Divin, la vue de cette immensité qui l'entoure et qui +l'écrase traça à son sentiment religieux un autre cours. + +L'homme des premiers temps était sans cesse en présence de la nature; les +habitudes de la vie civilisée ne mettaient pas encore un voile entre elle +et lui. Son regard était charmé par ces beautés ou ébloui par ces +grandeurs. Il jouissait de la lumière, il s'effrayait de la nuit, et quand +il voyait revenir « la sainte clarté des cieux », il éprouvait de la +reconnaissance. Sa vie était dans les mains de la nature; il attendait le +nuage bienfaisant d'où dépendait sa récolte; il redoutait l'orage qui +pouvait détruire le travail et l'espoir de toute une année. Il sentait à +tout moment sa faiblesse et l'incomparable force de ce qui l'entourait. Il +éprouvait perpétuellement un mélange de vénération, d'amour et de terreur +pour cette puissante nature. + +Ce sentiment ne le conduisit pas tout de suite à la conception d'un Dieu +unique régissant l'univers. Car il n'avait pas encore l'idée de l'univers. +Il ne savait pas que la terre, le soleil, les astres sont des parties d'un +même corps; la pensée ne lui venait pas qu'ils pussent être gouvernés par +un même Être. Aux premiers regards qu'il jeta sur le monde extérieur, +l'homme se le figura comme une sorte de république confuse où des forces +rivales se faisaient la guerre. Comme il jugeait les choses extérieures +d'après lui-même et qu'il sentait en lui une personne libre, il vit aussi +dans chaque partie de la création, dans le sol, dans l'arbre, dans le +nuage, dans l'eau du fleuve, dans le soleil, autant de personnes +semblables à la sienne; il leur attribua la pensée, la volonté, le choix +des actes; comme il les sentait puissants et qu'il subissait leur empire, +il avoua sa dépendance; il les pria et les adora; il en fit des dieux. + +Ainsi, dans cette race, l'idée religieuse se présenta sous deux formes +très-différentes. D'une part, l'homme attacha l'attribut divin au principe +invisible, à l'intelligence, à ce qu'il entrevoyait de l'âme, à ce qu'il +sentait de sacré en lui. D'autre part il appliqua son idée du divin aux +objets extérieurs qu'il contemplait, qu'il aimait ou redoutait, aux agents +physiques qui étaient les maîtres de son bonheur et de sa vie. + +Ces deux ordres de croyances donnèrent lieu à deux religions que l'on voit +durer aussi longtemps que les sociétés grecque et romaine. Elles ne se +firent pas la guerre; elles vécurent même en assez bonne intelligence et +se partagèrent l'empire sur l'homme; mais elles ne se confondirent jamais. +Elles eurent toujours des dogmes tout à fait distincts, souvent +contradictoires, des cérémonies et des pratiques absolument différentes. +Le culte des dieux de l'Olympe et celui des héros et des mânes n'eurent +jamais entre eux rien de commun. De ces deux religions, laquelle fut la +première en date, on ne saurait le dire; ce qui est certain, c'est que +l'une, celle des morts, ayant été fixée à une époque très-lointaine, resta +toujours immuable dans ses pratiques, pendant que ses dogmes s'effaçaient +peu à peu; l'autre, celle de la nature physique, fut plus progressive et +se développa librement à travers les âges, modifiant peu à peu ses +légendes et ses doctrines, et augmentant sans cesse son autorité sur +l'homme. + + +_2° Rapport de cette religion avec le développement de la société +humaine._ + +On peut croire que les premiers rudiments de cette religion de la nature +sont fort antiques; ils le sont peut-être autant que le culte des +ancêtres; mais comme elle répondait à des conceptions plus générales et +plus hautes, il lui fallut beaucoup plus de temps pour se fixer en une +doctrine précise. [1] Il est bien avéré qu'elle ne se produisit pas dans +le monde en un jour et qu'elle ne sortit pas toute faite du cerveau d'un +homme. On ne voit à l'origine de cette religion ni un prophète ni un corps +de prêtres. Elle naquit dans les différentes intelligences par un effet de +leur force naturelle. Chacune se la fit à sa façon. Entre tous ces dieux, +issus d'esprits divers, il y eut des ressemblances, parce que les idées se +formaient en l'homme suivant un mode à peu près uniforme; mais il y eut +aussi une très-grande variété, parce que chaque esprit était l'auteur de +ses dieux. Il résulta de là que cette religion fut longtemps confuse et +que ses dieux furent innombrables. + +Pourtant les éléments que l'on pouvait diviniser n'étaient pas très- +nombreux. Le soleil qui féconde, la terre qui nourrit, le nuage tour à +tour bienfaisant ou funeste, telles étaient les principales puissances +dont on pût faire des dieux. Mais de chacun de ces éléments des milliers +de dieux naquirent. C'est que le même agent physique, aperçu sous des +aspects divers, reçut des hommes différents noms. Le soleil, par exemple, +fut appelé ici Héraclès (le glorieux), là Phoebos (l'éclatant), ailleurs +Apollon (celui qui chasse la nuit ou le mal); l'un le nomma l'Être élevé +(Hypérion), l'autre le bienfaisant (Alexicacos); et, à la longue, les +groupes d'hommes qui avaient donné ces noms divers à l'astre brillant, ne +reconnurent pas qu'ils avaient le même dieu. + +En fait, chaque homme n'adorait qu'un nombre très-restreint de divinités; +mais les dieux de l'un n'étaient pas ceux de l'autre. Les noms pouvaient, +à la vérité, se ressembler; beaucoup d'hommes avaient pu donner séparément +à leur dieu le nom d'Apollon ou celui d'Hercule; ces mots appartenaient à +la langue usuelle et n'étaient que des adjectifs qui désignaient l'Être +divin par l'un ou l'autre de ses attributs les plus saillants. Mais sous +ce même nom les différents groupes d'hommes ne pouvaient pas croire qu'il +n'y eût qu'un dieu. On comptait des milliers de Jupiters différents; il y +avait une multitude de Minerves, de Dianes, de Junons qui se ressemblaient +fort peu. Chacune de ces conceptions s'étant formée par le travail libre +de chaque esprit et étant en quelque sorte sa propriété, il arriva que ces +dieux furent longtemps indépendants les uns des autres, et que chacun +d'eux eut sa légende particulière et son culte. [2] + +Comme la première apparition de ces croyances est d'une époque où les +hommes vivaient encore dans l'état de famille, ces dieux nouveaux eurent +d'abord, comme les démons, les héros et les lares, le caractère de +divinités domestiques. Chaque famille s'était fait ses dieux, et chacune +les gardait pour soi, comme des protecteurs dont elle ne voulait pas +partager les bonnes grâces avec des étrangers. C'est là une pensée qui +apparaît fréquemment dans les hymnes des Védas; et il n'y a pas de doute +qu'elle n'ait été aussi dans l'esprit des Aryas de l'Occident; car elle a +laissé des traces visibles dans leur religion. A mesure qu'une famille +avait, en personnifiant un agent physique, créé un dieu, elle l'associait +à son foyer, le comptait parmi ses pénates et ajoutait quelques mots pour +lui à sa formule de prière. C'est pour cela que l'on rencontre souvent +chez les anciens des expressions comme celles-ci: les dieux qui siègent +près de mon foyer, le Jupiter de mon foyer, l'Apollon de mes pères. [3] +« Je te conjure, dit Tecmesse à Ajax, au nom du Jupiter qui siège près de +ton foyer. » Médée la magicienne dit dans Euripide: « Je jure par Hécate, +ma déesse maîtresse, que je vénère et qui habite le sanctuaire de mon +foyer. » Lorsque Virgile décrit ce qu'il y a de plus vieux dans la +religion de Rome, il montre Hercule associé au foyer d'Évandre et adoré +par lui comme divinité domestique. + +De là sont venus ces milliers de cultes locaux entre lesquels l'unité ne +put jamais s'établir. De là ces luttes de dieux dont le polythéisme est +plein et qui représentent des luttes de familles, de cantons ou de villes. +De là enfin cette foule innombrable de dieux et de déesses, dont nous ne +connaissons assurément que la moindre partie: car beaucoup ont péri, sans +laisser même le souvenir de leur nom, parce que les familles qui les +adoraient se sont éteintes ou que les villes qui leur avaient voué un +culte ont été détruites. + +Il fallut beaucoup de temps avant que ces dieux sortissent du sein des +familles qui les avaient conçus et qui les regardaient comme leur +patrimoine. On sait même que beaucoup d'entre eux ne se dégagèrent jamais +de cette sorte de lien domestique. La Déméter d'Eleusis resta la divinité +particulière de la famille des Eumolpides; l'Athéné de l'acropole +d'Athènes appartenait à la famille des Butades. Les Potitii de Rome +avaient un Hercule et les Nautii une Minerve. [4] Il y a grande apparence +que le culte de Vénus fut longtemps renfermé dans la famille des Jules et +que cette déesse n'eut pas de culte public dans Rome. + +Il arriva à la longue que, la divinité d'une famille ayant acquis un grand +prestige sur l'imagination des hommes et paraissant puissante en +proportion de la prospérité de cette famille, toute une cité voulut +l'adopter et lui rendre un culte public pour obtenir ses faveurs. C'est ce +qui eut lieu pour la Déméter des Eumolpides, l'Athéné des Butades, +l'Hercule des Potitii. Mais quand une famille consentit à partager ainsi +son dieu, elle se réserva du moins le sacerdoce. On peut remarquer que la +dignité de prêtre, pour chaque dieu, fut longtemps héréditaire et ne put +pas sortir d'une certaine famille. [5] C'est le vestige d'un temps où le +dieu lui-même était la propriété de cette famille, ne protégeait qu'elle +et ne voulait être servi que par elle. + +Il est donc vrai de dire que cette seconde religion fut d'abord à +l'unisson de l'état social des hommes. Elle eut pour berceau chaque +famille et resta longtemps enfermée dans cet étroit horizon. Mais elle se +prêtait mieux que le culte des morts aux progrès futurs de l'association +humaine. En effet les ancêtres, les héros, les mânes étaient des dieux +qui, par leur essence même, ne pouvaient être adorés que par un très-petit +nombre d'hommes et qui établissaient à perpétuité d'infranchissables +lignes de démarcation entre les familles. La religion des dieux de la +nature était un cadre plus large. Aucune loi rigoureuse ne s'opposait à ce +que chacun de ces cultes se propageât; il n'était pas dans la nature +intime de ces dieux de n'être adorés que par une famille et de repousser +l'étranger. Enfin les hommes devaient arriver insensiblement à +s'apercevoir que le Jupiter d'une famille était, au fond, le même être ou +la même conception que le Jupiter d'une autre; ce qu'ils ne pouvaient +jamais croire de deux Lares, de deux ancêtres, ou de deux foyers. + +Ajoutons que cette religion nouvelle avait aussi une autre morale. Elle ne +se bornait pas à enseigner à l'homme les devoirs de famille. Jupiter était +le dieu de l'hospitalité; c'est de sa part que venaient les étrangers, les +suppliants, « les vénérables indigents », ceux qu'il fallait traiter +« comme des frères ». Tous ces dieux prenaient souvent la forme humaine et +se montraient aux mortels. C'était bien quelquefois pour assister à leurs +luttes et prendre part à leurs combats; souvent aussi c'était pour leur +prescrire la concorde et leur apprendre à s'aider les uns les autres. + +A mesure que cette seconde religion alla se développant, la société dut +grandir. Or il est assez manifeste que cette religion, faible d'abord, +prit ensuite une extension très-grande. A l'origine, elle s'était comme +abritée sous la protection de sa soeur aînée, auprès du foyer domestique. +Là le dieu nouveau avait obtenu une petite place, une étroite _cella_, en +regard et à côté de l'autel vénéré, afin qu'un peu du respect que les +hommes avaient pour le foyer allât vers le dieu. Peu à peu le dieu, +prenant plus d'autorité sur l'âme, renonça à cette sorte de tutelle; il +quitta le foyer domestique; il eut une demeure à lui et des sacrifices qui +lui furent propres. Cette demeure ([Grec: naos], de [Grec: naio], habiter) +fut d'ailleurs bâtie à l'image de l'ancien sanctuaire; ce fut, comme +auparavant, une _cella_ vis-à-vis d'un foyer; mais la _cella_ s'élargit, +s'embellit, devint un temple. Le foyer resta à l'entrée de la maison du +dieu, mais il parut bien petit à côté d'elle. Lui qui avait été d'abord le +principal, il ne fut plus que l'accessoire. Il cessa d'être le dieu et +descendit au rang d'autel du dieu, d'instrument pour le sacrifice. Il fut +chargé de brûler la chair de la victime et de porter l'offrande avec la +prière de l'homme à la divinité majestueuse dont la statue résidait dans +le temple. + +Lorsqu'on voit ces temples s'élever et ouvrir leurs portes devant la foule +des adorateurs, on peut être assuré que l'association humaine a grandi. + + +NOTES + +[1] Est-il nécessaire de rappeler toutes les traditions grecques et +italiennes qui faisaient de la religion de Jupiter une religion jeune et +relativement récente? La Grèce et l'Italie avaient conservé le souvenir +d'un temps où les sociétés humaines existaient déjà et où cette religion +n'était pas encore formée. Ovide, _Fast._, II, 289; Virgile, _Géorg._, I, +126. Eschyle, _Euménides_, Pausanias, VIII, s. Il y a apparence que chez +les Hindous les _Pitris_ ont été antérieurs aux _Dévas_. + +[2] Le même nom cache souvent des divinités fort différentes: Poséidon +Hippios, Poséidon Phytalmios, Poséidon Érechthée, Poséidon Aegéen, +Poséidon Héliconien étaient des dieux divers qui n'avaient ni les mêmes +attributs, ni les mêmes adorateurs. + +[3] [Grec: Hestiouchoi, ephestioi, patrooi. 0 emos Zeus], Euripide, +_Hécube_, 345; _Médée_, 395. Sophocle, _Ajax_, 492. Virgile, VIII, 643. +Hérodote, I, 44. + +[4] Tite-Live, IX, 29. Denys, VI, 69. + +[5] Hérodote, V, 64, 65; IX, 27. Pindare, _Isthm_., VII, 18. Xénophon, +_Hell._, VI, 8. Platon, _Lois_, p. 759; _Banquet_, p. 40. Cicéron, _De +divin._, I, 41. Tacite, _Ann._, II, 54. Plutarque, _Thésée_, 23. Strabon, +IX, 421; XIV, 634. Callimaque, _Hymne à Apoll._, 84. Pausanias, I, 37; VI, +17; X, 1. Apollodore, III, 13. Harpocration, V° _Eunidai_. Boeckh, _Corp. +inscript._, 1340. + + + + +CHAPITRE III. + +LA CITÉ SE FORME. + + +La tribu, comme la famille et la phratrie, était +constituée pour être un corps indépendant, puisqu'elle +avait un culte spécial dont l'étranger était +exclu. Une fois formée, aucune famille nouvelle ne +pouvait plus y être admise. Deux tribus ne pouvaient +pas davantage se fondre en une seule; leur religion +s'y opposait. Mais de même que plusieurs phratries +s'étaient unies en une tribu, plusieurs tribus purent +s'associer entre elles, à la condition que le culte de +chacune d'elles fût respecté. Le jour où cette alliance +se fit, la cité exista. + +Il importe peu de chercher la cause qui détermina +plusieurs tribus voisines à s'unir. Tantôt l'union fut +volontaire, tantôt elle fut imposée par la force supérieure +d'une tribu ou par la volonté puissante d'un +homme. Ce qui est certain, c'est que le lien de la +nouvelle association fut encore un culte. Les tribus +qui se groupèrent pour former une cité ne manquèrent +jamais d'allumer un feu sacré et de se donner +une religion commune. + +Ainsi la société humaine, dans cette race, n'a pas +grandi à la façon d'un cercle qui s'élargirait peu à +peu, gagnant de proche en proche. Ce sont, au contraire, +de petits groupes qui, constitués longtemps +à l'avance, se sont agrégés les uns aux autres. Plusieurs +familles ont formé la phratrie, plusieurs phratries +la tribu, plusieurs tribus la cité. Famille, +phratrie, tribu, cité, sont d'ailleurs des sociétés +exactement semblables entre elles et qui sont nées +l'une de l'autre par une série de fédérations. + +Il faut même remarquer qu'à mesure que ces différents +groupes s'associaient ainsi entre eux, aucun +d'eux ne perdait pourtant ni son individualité, ni son +indépendance. Bien que plusieurs familles se fussent +unies en une phratrie, chacune d'elles restait constituée +comme à l'époque de son isolement; rien +n'était changé en elle, ni son culte, ni son sacerdoce, +ni son droit de propriété, ni sa justice intérieure. +Des curies s'associaient ensuite; mais chacune +gardait son culte, ses réunions, ses fêtes, son +chef. De la tribu on passa à la cité; mais les tribus +ne furent pas pour cela dissoutes, et chacune d'elles +continua à former un corps, à peu près comme si la +cité n'existait pas. En religion il subsista une multitude +de petits cultes au-dessus desquels s'établit un +culte commun; en politique, une foule de petits +gouvernements continuèrent à fonctionner, et au-dessus +d'eux un gouvernement commun s'éleva. + +La cité était une confédération. C'est pour cela +qu'elle fut obligée, au moins pendant plusieurs siècles, +de respecter l'indépendance religieuse et civile +des tribus, des curies et des familles, et qu'elle n'eut +pas d'abord le droit d'intervenir dans les affaires particulières +de chacun de ces petits corps. Elle n'avait +rien à voir dans l'intérieur d'une famille; elle n'était +pas juge de ce qui s'y passait; elle laissait au père +le droit et le devoir de juger sa femme, son fils, son +client. C'est pour cette raison que le droit privé, qui +avait été fixé à l'époque de l'isolement des familles, +a pu subsister dans les cités et n'a été modifié que +fort tard. + +Ce mode d'enfantement des cités anciennes est +attesté par des usages qui ont duré fort longtemps. +Si nous regardons l'armée de la cité, dans les premiers +temps, nous la trouvons distribuée en tribus, +en curies, en familles, [1] « de telle sorte, dit un ancien, +que le guerrier ait pour voisin dans le combat +celui avec qui, en temps de paix, il fait la libation +et le sacrifice au même autel ». Si nous regardons le +peuple assemblé, dans les premiers siècles de Rome, +il vote par curies et par _gentes_. [2] Si nous regardons +le culte, nous voyons à Rome six Vestales, deux +pour chaque tribu; à Athènes, l'archonte fait le sacrifice +au nom de la cité entière, mais il est assisté +pour la cérémonie religieuse d'autant de ministres +qu'il y a de tribus. + +Ainsi la cité n'est pas un assemblage d'individus: +c'est une confédération de plusieurs groupes qui +étaient constitués avant elle et qu'elle laisse subsister. +On voit dans les orateurs attiques que chaque +Athénien fait partie à la fois de quatre sociétés distinctes; +il est membre d'une famille, d'une phratrie, +d'une tribu et d'une cité. Il n'entre pas en même +temps et le même jour dans toutes les quatre, comme +le Français qui, du moment de sa naissance, appartient +à la fois à une famille, à une commune, à un +département et à une patrie. La phratrie et la tribu +ne sont pas des divisions administratives. L'homme +entre à des époques diverses dans ces quatre sociétés, et il monte, en +quelque sorte, de l'une à l'autre. +L'enfant est d'abord admis dans la famille par la cérémonie +religieuse qui a lieu dix jours après sa naissance. +Quelques années après, il entre dans la phratrie +par une nouvelle cérémonie que nous avons +décrite plus haut. Enfin, à l'âge de seize ou de dix-huit +ans, il se présente pour être admis dans la cité. +Ce jour-là, en présence d'un autel et devant les +chairs fumantes d'une victime, il prononce un serment +par lequel il s'engage, entre autres choses, à +respecter toujours la religion de la cité. A partir de +ce jour-là, il est initié au culte public et devient citoyen. [3] +Que l'on observe ce jeune Athénien s'élevant +d'échelon en échelon, de culte en culte, et l'on +aura l'image des degrés par lesquels l'association +humaine a passé. La marche que ce jeune homme +est astreint à suivre est celle que la société a d'abord +suivie. + +Un exemple rendra cette vérité plus claire. Il nous +est resté sur les antiquités d'Athènes assez de traditions +et de souvenirs pour que nous puissions voir +avec quelque netteté comment s'est formée la cité +athénienne. A l'origine, dit Plutarque, l'Attique +était divisée par familles. [4] Quelques-unes de ces familles +de l'époque primitive, comme les Eumolpides, +les Cécropides, les Céphyréens, les Phytalides, les +Lakiades, se sont perpétuées jusque dans les âges +suivants. Alors la cité athénienne n'existait pas; mais +chaque famille, entourée de ses branches cadettes +et de ses clients, occupait un canton et y vivait dans +une indépendance absolue. Chacune avait sa religion +propre: les Eumolpides, fixés à Eleusis, adoraient +Déméter; les Cécropides, qui habitaient le rocher +où fut plus tard Athènes, avaient pour divinités protectrices Poséidon et +Athéné. Tout à côté, sur la +petite colline où fut l'Aréopage, le dieu protecteur +était Arès; à Marathon c'était un Hercule, à Prasies +un Apollon, un autre Apollon à Phlyes, les Dioscures +à Céphale et ainsi de tous les autres cantons. [5] + +Chaque famille, comme elle avait son dieu et son +autel, avait aussi son chef. Quand Pausanias visita +l'Attique, il trouva dans les petits bourgs d'antiques +traditions qui s'étaient perpétuées avec le culte; or +ces traditions lui apprirent que chaque bourg avait +eu son roi avant le temps où Cécrops régnait à Athènes. +N'était-ce pas le souvenir d'une époque lointaine +où ces grandes familles patriarcales, semblables +aux clans celtiques, avaient chacune son chef +héréditaire, qui était à la fois prêtre et juge? Une +centaine de petites sociétés vivaient donc isolées +dans le pays, ne connaissant entre elles ni lien religieux +ni lien politique, ayant chacune son territoire, +se faisant souvent la guerre, étant enfin à tel +point séparées les unes des autres que le mariage +entre elles n'était pas toujours réputé permis. [6] + +Mais les besoins ou les sentiments les rapprochèrent. +Insensiblement elles s'unirent en petits groupes, +par quatre, par cinq, par six. Ainsi nous trouvons +dans les traditions que les quatre bourgs de la +plaine de Marathon s'associèrent pour adorer ensemble +Apollon Delphinien; les hommes du Pirée, +de Phalère et de deux cantons voisins s'unirent de +leur côté, et bâtirent en commun un temple à Hercule. [7] +A la longue cette centaine de petits États se +réduisit à douze confédérations. Ce changement, +par lequel la population de l'Attique passa de l'état +de famille patriarcale à une société un peu plus +étendue, était attribué par les traditions aux efforts +de Cécrops; il faut seulement entendre par là qu'il +ne fut achevé qu'à l'époque où l'on plaçait le règne +de ce personnage, c'est-à-dire vers le seizième siècle +avant notre ère. On voit d'ailleurs que ce Cécrops +ne régnait que sur l'une des douze associations, +celle qui fut plus tard Athènes, les onze autres +étaient pleinement indépendantes; chacune avait son +dieu protecteur, son autel, son feu sacré, son chef. [8] + +Plusieurs générations se passèrent pendant les-quelles +le groupe des Cécropides acquit insensiblement +plus d'importance. De cette période il est resté +le souvenir d'une lutte sanglante qu'ils soutinrent +contre les Eumolpides d'Éleusis, et dont le résultat +fut que ceux-ci se soumirent, avec la seule réserve +de conserver le sacerdoce héréditaire de leur divinité. [9] +On peut croire qu'il y a eu d'autres luttes et +d'autres conquêtes, dont le souvenir ne s'est pas +conservé. Le rocher des Cécropides, où s'était peu +à peu développé le culte d'Athéné, et qui avait fini +par adopter le nom de sa divinité principale, acquit +la suprématie sur les onze autres États. Alors parut +Thésée, héritier des Cécropides. Toutes les traditions +s'accordent à dire qu'il réunit les douze groupes +en une cité. Il réussit, en effet, à faire adopter dans +toute l'Attique le culte d'Athéné Polias, en sorte +que tout le pays célébra dès lors en commun le sacrifice +des Panathénées. Avant lui, chaque bourgade +avait son feu sacré et son prytanée; il voulut que le +prytanée d'Athènes fût le centre religieux de toute +l'Attique. [10] Dès lors l'unité athénienne fut fondée; +religieusement, chaque canton conserva son ancien +culte, mais tous adoptèrent un culte commun; politiquement, +chacun conserva ses chefs, ses juges, +son droit de s'assembler, mais au-dessus de ces gouvernements locaux il y +eut le gouvernement central +de la cité. [11] + +De ces souvenirs et de ces traditions si précises +qu'Athènes conservait religieusement, il nous semble +qu'il ressort deux vérités également manifestes; +l'une est que la cité a été une confédération de +groupes constitués avant elle; l'autre est que la société +ne s'est développée qu'autant que la religion +s'élargissait. On ne saurait dire si c'est le progrès +religieux qui a amené le progrès social; ce qui est +certain, c'est qu'ils se sont produits tous les deux +en même temps et avec un remarquable accord. + +Il faut bien penser à l'excessive difficulté qu'il y +avait pour les populations primitives à fonder des +sociétés régulières. Le lien social n'est pas facile à +établir entre ces êtres humains qui sont si divers, si +libres, si inconstants. Pour leur donner des règles +communes, pour instituer le commandement et faire +accepter l'obéissance, pour faire céder la passion à +la raison, et la raison individuelle, à la raison publique, +il faut assurément quelque chose de plus fort +que la force matérielle, de plus respectable que l'intérêt, +de plus sûr qu'une théorie philosophique, de +plus immuable qu'une convention, quelque chose +qui soit également au fond de tous les coeurs et qui +y siège avec empire. + +Cette chose-là, c'est une croyance. Il n'est rien +de plus puissant sur l'âme. Une croyance est l'oeuvre +de notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de +la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais +nous ne le savons pas. Elle est humaine, et nous la +croyons dieu. Elle est l'effet de notre puissance et +elle est plus forte que nous. Elle est en nous; elle +ne nous quitte pas; elle nous parle à tout moment. +Si elle nous dit d'obéir, nous obéissons; si elle nous +trace des devoirs, nous nous soumettons. L'homme +peut bien dompter la nature, mais il est assujetti à +sa pensée. + +Or, une antique croyance commandait à l'homme +d'honorer l'ancêtre; le culte de l'ancêtre a groupé la +famille autour d'un autel. De là la première religion, +les premières prières, la première idée du devoir et +la première morale; de là aussi la propriété établie, +l'ordre de la succession fixé; de là enfin tout le droit +privé et toutes les règles de l'organisation domestique. +Puis la croyance grandit, et l'association en +même temps. A mesure que les hommes sentent +qu'il y a pour eux des divinités communes, ils s'unissent +en groupes plus étendus. Les mêmes règles, +trouvées et établies dans la famille, s'appliquent +successivement à la phratrie, à la tribu, à la cité. + +Embrassons du regard le chemin que les hommes +ont parcouru. A l'origine, la famille vit isolée et +l'homme ne connaît que les dieux domestiques, +[Grec: theoi patrooi], _dii gentiles_. Au-dessus de la famille se +forme la phratrie avec son dieu, [Grec: theos phratrios], _Juno +curialis_. Vient ensuite la tribu et le dieu de la tribu, +[Grec: theos phylios]. On arrive enfin à la cité, et l'on conçoit +un dieu dont la providence embrasse cette cité entière, +[Grec: theos polieus], _penates publici_. Hiérarchie de +croyances, hiérarchie d'association. L'idée religieuse +a été, chez les anciens, le souffle inspirateur et organisateur +de la société. + +Les traditions des Hindous, des Grecs, des Étrusques +racontaient que les dieux avaient révélé aux +hommes les lois sociales. Sous cette forme légendaire +il y a une vérité. Les lois sociales ont été +l'oeuvre des dieux; mais ces dieux si puissants et +si bienfaisants n'étaient pas autre chose que les +croyances des hommes. + +Tel a été le mode d'enfantement de l'État chez +les anciens; cette étude était nécessaire pour nous +rendre compte tout à l'heure de la nature et des +institutions de la cité. Mais il faut faire ici une réserve. +Si les premières cités se sont formées par la +confédération de petites sociétés constituées antérieurement, +ce n'est pas à dire que toutes les cités à +nous connues aient été formées de la même manière. +L'organisation municipale une fois trouvée, il n'était +pas nécessaire que pour chaque ville nouvelle on +recommençât la même route longue et difficile. Il +put même arriver assez souvent que l'on suivît l'ordre +inverse. Lorsqu'un chef, sortant d'une ville déjà +constituée, en alla fonder une autre, il n'emmena +d'ordinaire avec lui qu'un petit nombre de ses +concitoyens, et il s'adjoignit beaucoup d'autres +hommes qui venaient de divers lieux et pouvaient +même appartenir à des races diverses. Mais ce chef +ne manqua jamais de constituer le nouvel État à +l'image de celui qu'il venait de quitter. En conséquence, +il partagea son peuple en tribus et en phratries. +Chacune de ces petites associations eut un +autel, des sacrifices, des fêtes; chacune imagina +même un ancien héros qu'elle honora d'un culte, et +duquel elle vint à la longue à se croire issue. + +Souvent encore il arriva que les hommes d'un +certain pays vivaient sans lois et sans ordre, soit +que l'organisation sociale n'eût pas réussi à s'établir, +comme en Arcadie, soit qu'elle eût été corrompue +et dissoute par des révolutions trop brusques, comme +à Cyrène et à Thurii. Si un législateur entreprenait +de mettre la règle parmi ces hommes, il ne manquait +jamais de commencer par les répartir en tribus et +en phratries, comme s'il n'y avait pas d'autre type +de société que celui-là. Dans chacun de ces cadres +il instituait un héros éponyme, il établissait des sacrifices, +il inaugurait des traditions. C'était toujours +par là que l'on commençait, si l'on voulait fonder +une société régulière. [12] Ainsi fait Platon lui-même +lorsqu'il imagine une cité modèle. + + +NOTES + +[1] Homère, _Iliade_, II, 362. Varron, _De ling. lat._, V, 89. Isée, II, +42. + +[2] Aulu-Gelle, XV, 27. + +[3] Démosthènes, _in Eubul._ Isée, VII, IX. Lycurgue, I, 76. Schol., _in +Demosth._, p. 438. Pollux, VIII, 105. Stobée, _De republ._ + +[4] [Grec: Katagene], Plutarque, Thésée, 24; _ibid._, 13. + +[5] Pausanias, I, 15; I, 31; I, 37; II, 18. + +[6] Plutarque, _Thésée_, 18. + +[7] Id., _ibid._, 14. Pollux, VI, 105. Étienne de Byzance, [Grec: +echelidai]. + +[8] Philochore cité par Strabon, IX. Thucydide, II, 16. Pollux, VIII, 111. + +[9] Pausanias, I, 38. + +[10] Thucydide, II, 15. Plutarque, _Thésée_, 24. Pausanias, I, 26; VIII, +2. + +[11] Plutarque et Thucydide disent que Thésée détruisit les prytanées +locaux et abolit les magistratures des bourgades. S'il essaya de le faire, +il est certain qu'il n'y réussit pas; car longtemps après lui nous +trouvons +encore les cultes locaux, les assemblées, les _rois de tribus_. Boeckh, +_Corp, inscr._, 82, 85. Démosthènes, _in Theocrinem_. Pollux, VIII, III. +-- Nous laissons de côté la légende d'Ion, à laquelle plusieurs historiens +modernes nous semblent avoir donné trop d'importance en la présentant +comme +le symptôme d'une invasion étrangère dans l'Attique. Cette invasion n'est +indiquée par aucune tradition. Si l'Attique eût été conquise par ces +Ioniens du Péloponèse, il n'est pas probable que les Athéniens eussent +conservé si religieusement leurs noms de Cécropides, d'Érechthéides, et +qu'ils eussent, au contraire, considéré comme une injure le nom d'Ioniens +(Hérodote, I, 143). A ceux qui croient à cette invasion des Ioniens et qui +ajoutent que la noblesse des Eupatrides vient de là, on peut encore +répondre que la plupart des grandes familles d'Athènes remontent à une +époque bien antérieure à celle où l'on place l'arrivée d'Ion dans +l'Attique. Est-ce à dire que les Athéniens ne soient pas des Ioniens, pour +la plupart? Ils appartiennent assurément à cette branche de la race +hellénique; Strabon nous dit que dans les temps les plus reculés l'Attique +s'appelait _Ionia_ et _Ias_. Mais on a tort de faire du fils de Xuthos, du +héros légendaire d'Euripide, la tige de ces Ioniens; ils sont infiniment +antérieurs à Ion, et leur nom est peut-être beaucoup plus ancien que celui +d'Hellènes. On a tort de faire descendre de cet Ion tous les Eupatrides et +de présenter cette classe d'hommes comme une population conquérante qui +eût +opprimé par la force une population vaincue. Cette opinion ne s'appuie sur +aucun témoignage ancien. + +[12] Hérodote, IV, 161. Cf. Platon, _Lois_, V, 738; VI, 771. + + + + +CHAPITRE IV. + +LA VILLE. + + +Cité et ville n'étaient pas des mots synonymes chez les anciens. La cité +était l'association religieuse et politique des familles et des tribus; la +ville était le lieu de réunion, le domicile et surtout le sanctuaire de +cette association. + +Il ne faudrait pas nous faire des villes anciennes l'idée que nous donnent +celles que nous voyons s'élever de nos jours. On bâtit quelques maisons, +c'est un village; insensiblement le nombre des maisons s'accroît, c'est +une ville; et nous unissons, s'il y a lieu, par l'entourer d'un fossé et +d'une muraille. Une ville, chez les anciens, ne se formait pas à la +longue, par le lent accroissement du nombre des hommes et des +constructions. On fondait une ville d'un seul coup, tout entière en un +jour. + +Mais il fallait que la cité fût constituée d'abord, et c'était l'oeuvre la +plus difficile et ordinairement la plus longue. Une fois que les familles, +les phratries et les tribus étaient convenues de s'unir et d'avoir un même +culte, aussitôt on fondait la ville pour être le sanctuaire de ce culte +commun. Aussi la fondation d'une ville était-elle toujours un acte +religieux. + +Nous allons prendre pour premier exemple Rome elle-même, en dépit de la +vogue d'incrédulité qui s'attache à cette ancienne histoire. On a bien +souvent répété que Romulus était un chef d'aventuriers, qu'il s'était fait +un peuple en appelant à lui des vagabonds et des voleurs, et que tous ces +hommes ramassés sans choix avaient bâti au hasard quelques cabanes pour y +enfermer leur butin. Mais les écrivains anciens nous présentent les faits +d'une tout autre façon; et il nous semble que, si l'on veut connaître +l'antiquité, la première règle doit être de s'appuyer sur les témoignages +qui nous viennent d'elle. Ces écrivains parlent à la vérité d'un asile, +c'est-à-dire d'un enclos sacré où Romulus admit tous ceux qui se +présentèrent; en quoi il suivait l'exemple que beaucoup de fondateurs de +villes lui avaient donné. Mais cet asile n'était pas la ville; il ne fut +même ouvert qu'après que la ville avait été fondée et complètement bâtie. +C'était un appendice ajouté à Rome; ce n'était pas Rome. Il ne faisait +même pas partie de la ville de Romulus; car il était situé au pied du mont +Capitolin, tandis que la ville occupait le plateau du Palatin. Il importe +de bien distinguer le double élément de la population romaine. Dans +l'asile sont les aventuriers sans feu ni lieu; sur le Palatin sont les +hommes venus d'Albe, c'est-à-dire les hommes déjà organisés en société, +distribués en _gentes_ et en curies, ayant des cultes domestiques et des +lois. L'asile n'est qu'une sorte de hameau ou de faubourg où les cabanes +se bâtissent au hasard et sans règles; sur le Palatin s'élève une ville +religieuse et sainte. + +Sur la manière dont cette ville fut fondée, l'antiquité abonde en +renseignements; on en trouve dans Denys d'Halicarnasse qui les puisait +chez des auteurs plus anciens que lui; on en trouve dans Plutarque, dans +les _Fastes_ d'Ovide, dans Tacite, dans Caton l'Ancien qui avait compulsé +les vieilles annales, et dans deux autres écrivains qui doivent surtout +nous inspirer une grande confiance, le savant Varron et le savant Verrius +Flaccus que Festus nous a en partie conservé, tous les deux fort instruits +des antiquités romaines, amis de la vérité, nullement crédules, et +connaissant assez bien les règles de la critique historique. Tous ces +écrivains nous ont transmis le souvenir de la cérémonie religieuse qui +avait marqué la fondation de Rome, et nous ne sommes pas en droit de +rejeter un tel nombre de témoignages. + +Il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens des faits qui nous +étonnent; est-ce un motif pour dire que ce sont des fables, surtout si ces +faits qui s'éloignent beaucoup des idées modernes, s'accordent +parfaitement avec celles des anciens? Nous avons vu dans leur vie privée +une religion qui réglait tous leurs actes; nous avons vu ensuite que cette +religion les avait constitués en société; qu'y a-t-il d'étonnant après +cela que la fondation d'une ville ait été aussi un acte sacré et que +Romulus lui-même ait dû accomplir des rites qui étaient observés partout? + +Le premier soin du fondateur est de choisir l'emplacement de la ville +nouvelle. Mais ce choix, chose grave et dont on croit que la destinée du +peuple dépend, est toujours laissé à la décision des dieux. Si Romulus eût +été Grec, il aurait consulté l'oracle de Delphes; Samnite, il eût suivi +l'animal sacré, le loup ou le pivert. Latin, tout voisin des Étrusques, +initié à la science augurale, [1] il demande aux dieux de lui révéler leur +volonté par le vol des oiseaux. Les dieux lui désignent le Palatin. + +Le jour de la fondation venu, il offre d'abord un sacrifice. Ses +compagnons sont rangés autour de lui; ils allument un feu de broussailles, +et chacun saute à travers la flamme légère. [2] L'explication de ce rite +est que, pour l'acte qui va s'accomplir, il faut que le peuple soit pur; +or les anciens croyaient se purifier de toute tache physique ou morale en +sautant à travers la flamme sacrée. + +Quand cette cérémonie préliminaire a préparé le peuple au grand acte de la +fondation, Romulus creuse une petite fosse de forme circulaire. Il y jette +une motte de terre qu'il a apportée de la ville d'Albe. [3] Puis chacun de +ses compagnons, s'approchant à son tour, jette comme lui un peu de terre +qu'il a apporté du pays d'où il vient. Ce rite est remarquable, et il nous +révèle chez ces hommes une pensée qu'il importe de signaler. Avant de +venir sur le Palatin, ils habitaient Albe ou quelque autre des villes +voisines. Là était leur foyer: c'est là que leurs pères avaient vécu et +étaient ensevelis. Or la religion défendait de quitter la terre où le +foyer avait été fixé et ou les ancêtres divins reposaient. Il avait donc +fallu, pour se dégager de toute impiété, que chacun de ces hommes usât +d'une fiction, et qu'il emportât avec lui, sous le symbole d'une motte de +terre, le sol sacré où ses ancêtres étaient ensevelis et auquel leurs +mânes étaient attachés. L'homme ne pouvait se déplacer qu'en emmenant avec +lui son sol et ses aïeux. Il fallait que ce rite fût accompli pour qu'il +pût dire en montrant la place nouvelle qu'il avait adoptée: Ceci est +encore la terre de mes pères, _terra patrum, patria_; ici est ma patrie, +car ici sont les mânes de ma famille. + +La fosse où chacun avait ainsi jeté un peu de terre, s'appelait _mundus_; +or ce mot désignait dans l'ancienne langue la région des mânes. [4] De +cette même place, suivant la tradition, les âmes des morts s'échappaient +trois fois par an, désireuses de revoir un moment la lumière. Ne voyons- +nous pas encore dans cette tradition la véritable pensée de ces anciens +hommes? En déposant dans la fosse une motte de terre de leur ancienne +patrie, ils avaient cru y enfermer aussi les âmes de leurs ancêtres. Ces +âmes réunies là devaient recevoir un culte perpétuel et veiller sur leurs +descendants. Romulus à cette même place posa un autel et y alluma du feu. +Ce fut le foyer de la cité. [5] + +Autour de ce foyer doit s'élever la ville, comme la maison s'élève autour +du foyer domestique; Romulus trace un sillon qui marque l'enceinte. Ici +encore les moindres détails sont fixés par un rituel. Le fondateur doit se +servir d'un soc de cuivre; sa charrue est traînée par un taureau blanc et +une vache blanche. Romulus, la tête voilée et sous le costume sacerdotal, +tient lui-même le manche de la charrue et la dirige en chantant des +prières. Ses compagnons marchent derrière lui en observant un silence +religieux, A mesure que le soc soulève des mottes de terre, on les rejette +soigneusement à l'intérieur de l'enceinte, pour qu'aucune parcelle de +cette terre sacrée ne soit du côté de l'étranger. [6] + +Cette enceinte tracée par la religion est inviolable. Ni étranger ni +citoyen n'a le droit de la franchir. Sauter par-dessus ce petit sillon est +un acte d'impiété; la tradition romaine disait que le frère du fondateur +avait commis ce sacrilège et l'avait payé de sa vie. [7] + +Mais pour que l'on puisse entrer dans la ville et en sortir, le sillon est +interrompu en quelques endroits; [8] pour cela Romulus a soulevé et porté +le soc; ces intervalles s'appellent _portae_; ce sont les portes de la +ville. + +Sur le sillon sacré ou un peu en arrière, s'élèvent ensuite les murailles; +elles sont sacrées aussi. [9] Nul ne pourra y toucher, même pour les +réparer, sans la permission des pontifes. Des deux côtés de cette +muraille, un espace de quelques pas est donné à la religion; on l'appelle +_pomoerium_; [10] il n'est permis ni d'y faire passer la charrue ni d'y +élever aucune construction. + +Telle a été, suivant une foule de témoignages anciens, la cérémonie de la +fondation de Rome. Que si l'on demande comment le souvenir a pu s'en +conserver jusqu'aux écrivains qui nous l'ont transmis, c'est que cette +cérémonie était rappelée chaque année à la mémoire du peuple par une fête +anniversaire qu'on appelait le jour natal de Rome. Cette fête a été +célébrée dans toute l'antiquité, d'année en année, et le peuple romain la +célèbre encore aujourd'hui à la même date qu'autrefois, le 21 avril; tant +les hommes, à travers leurs incessantes transformations, restent fidèles +aux vieux usages! + +On ne peut pas raisonnablement supposer que de tels rites aient été +imaginés pour la première fois par Romulus. Il est certain, au contraire, +que beaucoup de villes avant Rome avaient été fondées de la même manière. +Varron dit que ces rites étaient communs au Latium et à l'Étrurie. Caton +l'Ancien qui, pour écrire son livre des _Origines_, avait consulté les +annales de tous les peuples italiens, nous apprend que des rites analogues +étaient pratiqués par tous les fondateurs de villes. Les Étrusques +possédaient des livres liturgiques où était consigné le rituel complet de +ces cérémonies. [11] + +Les Grecs croyaient, comme les Italiens, que l'emplacement d'une ville +devait être choisi et révélé par la divinité. Aussi quand ils voulaient en +fonder une, consultaient-ils l'oracle de Delphes. [12] Hérodote signale +comme un acte d'impiété ou de folie que le Spartiate Doriée ait osé bâtir +une ville « sans consulter l'oracle et sans pratiquer aucune des +cérémonies prescrites », et le pieux historien n'est pas surpris qu'une +ville ainsi construite en dépit des règles n'ait duré que trois ans. [13] +Thucydide, rappelant le jour où Sparte fut fondée, mentionne les chants +pieux et les sacrifices de ce jour-là. Le même historien nous dit que les +Athéniens avaient un rituel particulier et qu'ils ne fondaient jamais une +colonie sans s'y conformer. [14] On peut voir dans une comédie +d'Aristophane un tableau assez exact de la cérémonie qui était usitée en +pareil cas. Lorsque le poète représentait la plaisante fondation de la +ville des Oiseaux, il songeait certainement aux coutumes qui étaient +observées dans la fondation des villes des hommes; aussi mettait-il sur la +scène un prêtre qui allumait un foyer en invoquant les dieux, un poëte qui +chantait des hymnes, et un devin qui récitait des oracles. + +Pausanias parcourait la Grèce vers le temps d'Adrien. Arrivé en Messénie, +il se fit raconter par les prêtres la fondation de la ville de Messène, et +il nous a transmis leur récit. [15] L'événement n'était pas très-ancien; +il avait eu lieu au temps d'Épaminondas. Trois siècles auparavant les +Messéniens avaient été chassés de leur pays, et depuis ce temps-là ils +avaient vécu dispersés parmi les autres Grecs, sans patrie, mais gardant +avec un soin pieux leurs coutumes et leur religion nationale. Les Thébains +voulaient les ramener dans le Péloponèse, pour attacher un ennemi aux +flancs de Sparte; mais le plus difficile était de décider les Messéniens. +Épaminondas, qui avait affaire à des hommes superstitieux, crut devoir +mettre en circulation un oracle prédisant à ce peuple le retour dans son +ancienne patrie. Des apparitions miraculeuses attestèrent que les dieux +nationaux des Messéniens, qui les avaient trahis à l'époque de la +conquête, leur étaient redevenus favorables. Ce peuple timide se décida +alors à rentrer dans le Péloponèse à la suite d'une armée thébaine. Mais +il s'agissait de savoir où la ville serait bâtie, car d'aller réoccuper +les anciennes villes du pays, il n'y fallait pas songer; elles avaient été +souillées par la conquête. Pour choisir la place où l'on s'établirait, on +n'avait pas la ressource ordinaire de consulter l'oracle de Delphes; car +la Pythie était alors du parti de Sparte. Par bonheur, les dieux avaient +d'autres moyens de révéler leur volonté; un prêtre messénien eut un songe +où l'un des dieux de sa nation lui apparut et lui dit qu'il allait se +fixer sur le mont Ithôme, et qu'il invitait le peuple à l'y suivre. +L'emplacement de la ville nouvelle étant ainsi indiqué, il restait encore +à savoir les rites qui étaient nécessaires pour la fondation; mais les +Messéniens les avaient oubliés; ils ne pouvaient pas, d'ailleurs, adopter +ceux des Thébains ni d'aucun autre peuple; et l'on ne savait comment bâtir +la ville. Un songe vint fort à propos à un autre Messénien: les dieux lui +ordonnaient de se transporter sur le mont Ithôme, d'y chercher un if qui +se trouvait auprès d'un myrte, et de creuser la terre en cet endroit. Il +obéit; il découvrit une urne, et dans cette urne des feuilles d'étain, sur +lesquelles se trouvait gravé le rituel complet de la cérémonie sacrée. Les +prêtres en prirent aussitôt copie et l'inscrivirent dans leurs livres. On +ne manqua pas de croire que l'urne avait été déposée là par un ancien roi +des Messéniens avant la conquête du pays. + +Dès qu'on fut en possession du rituel, la fondation commença. Les prêtres +offrirent d'abord un sacrifice; on invoqua les anciens dieux de la +Messénie, les Dioscures, le Jupiter de l'Ithôme, les anciens héros, les +ancêtres connus et vénérés. Tous ces protecteurs du pays l'avaient +apparemment quitté, suivant les croyances des anciens, le jour où l'ennemi +s'en était rendu maître; on les conjura d'y revenir. On prononça des +formules qui devaient avoir pour effet de les déterminer à habiter la +ville nouvelle en commun avec les citoyens. C'était là l'important; fixer +les dieux avec eux était ce que ces hommes avaient le plus à coeur, et +l'on peut croire que la cérémonie religieuse n'avait pas d'autre but. De +même que les compagnons de Romulus creusaient une fosse et croyaient y +déposer les mânes de leurs ancêtres, ainsi les contemporains d'Épaminondas +appelaient à eux leurs héros, leurs ancêtres divins, les dieux du pays. +Ils croyaient, par des formules et par des rites, les attacher au sol +qu'ils allaient eux-mêmes occuper, et les enfermer dans l'enceinte qu'ils +allaient tracer. Aussi leur disaient-ils: « Venez avec nous, ô Êtres +divins, et habitez en commun avec nous cette ville. » Une première journée +fut employée à ces sacrifices et à ces prières. Le lendemain on traça +l'enceinte, pendant que le peuple chantait des hymnes religieux. + +On est surpris d'abord quand on voit dans les auteurs anciens qu'il n'y +avait aucune ville, si antique qu'elle pût être, qui ne prétendît savoir +le nom de son fondateur et la date de sa fondation. C'est qu'une ville ne +pouvait pas perdre le souvenir de la cérémonie sainte qui avait marqué sa +naissance; car chaque année elle en célébrait l'anniversaire par un +sacrifice. Athènes, aussi bien que Rome, fêtait son jour natal. + +Il arrivait souvent que des colons ou des conquérants s'établissaient dans +une ville déjà bâtie. Ils n'avaient pas de maisons à construire, car rien +ne s'opposait à ce qu'ils occupassent celles des vaincus. Mais ils avaient +à accomplir la cérémonie de la fondation, c'est-à-dire à poser leur propre +foyer et à fixer dans leur nouvelle demeure leurs dieux nationaux. C'est +pour cela qu'on lit dans Thucydide et dans Hérodote que les Doriens +fondèrent Lacédémone, et les Ioniens Milet, quoique les deux peuples +eussent trouvé ces villes toutes bâties et déjà fort anciennes. + +Ces usages nous disent clairement ce que c'était qu'une ville dans la +pensée des anciens. Entourée d'une enceinte sacrée, et s'étendant autour +d'un autel, elle était le domicile religieux qui recevait les dieux et les +hommes de la cité. Tite-Live disait de Rome: « Il n'y a pas une place dans +cette ville qui ne soit imprégnée de religion et qui ne soit occupée par +quelque divinité... Les dieux l'habitent. » Ce que Tite-Live disait de +Rome, tout homme pouvait le dire de sa propre ville; car, si elle avait +été fondée suivant les rites, elle avait reçu dans son enceinte des dieux +protecteurs qui s'étaient comme implantés dans son sol et ne devaient plus +le quitter. Toute ville était un sanctuaire; toute ville pouvait être +appelée sainte. [16] + +Comme les dieux étaient pour toujours attachés à la ville, le peuple ne +devait pas non plus quitter l'endroit où ses dieux étaient fixés. Il y +avait à cet égard un engagement réciproque, une sorte de contrat entre les +dieux et les hommes. Les tribuns de la plèbe disaient un jour que Rome, +dévastée par les Gaulois, n'était plus qu'un monceau de ruines, qu'à cinq +lieues de là il existait une ville toute bâtie, grande et belle, bien +située et vide d'habitants depuis que les Romains en avaient fait la +conquête; qu'il fallait donc laisser là Rome détruite et se transporter à +Veii. Mais le pieux Camille leur répondit: « Notre ville a été fondée +religieusement; les dieux mêmes en ont marqué la place et s'y sont établis +avec nos pères. Toute ruinée qu'elle est, elle est encore la demeure de +nos dieux nationaux. » Les Romains restèrent à Rome. + +Quelque chose de sacré et de divin s'attachait naturellement à ces villes +que les dieux avaient élevées [17] et qu'ils continuaient à remplir de +leur présence. On sait que les traditions romaines promettaient à Rome +l'éternité. Chaque ville avait des traditions semblables. On bâtissait +toutes les villes pour être éternelles. + + +NOTES + +[1] Cicéron, _De divin._, I, 17. Plutarque, _Camille_, 32. Pline, XIV, 2; +XVIII, 12. + +[2] Denys, I, 88. + +[3] Plutarque, _Romulus_, 11. Dion Cassius, _Fragm._, 12. Ovide, _Fast._, +IV, 821. Festus, v° _Quadrata_. + +[4] Festus, V° _Mundus_. Servius, _ad Aen._, III, 134. Plutarque, +_Romulus_, 11. + +[5] Ovide, _ibid._ Le foyer fut déplacé plus tard. Lorsque les trois +villes du Palatin, du Capitolin et du Quirinal s'unirent en une seule, le +foyer commun ou temple de Vesta fut placé sur un terrain neutre entre les +trois collines. + +[6] Plutarque, _Romulus_, 11. Ovide, _ibid._ Varron, _De ling. lat._, V, +143. Festus, v° _Primigenius_; v° _Urvat._ Virgile, V, 755. + +[7] Voy. Plutarque, _Quest. rom._, 27. + +[8] Caton, dans Servius, V, 755. + +[9] Cicéron, _De nat. deor._, III, 40. _Digeste_, 8, 8. Gaius, II, 8. + +[10] Varron, V, 143. Tite-Live, I, 44. Aulu-Gelle, XIII, 14. + +[11] Caton dans Servius, V, 755. Varron, _L. L._, V, 143. Festus, V° +_Rituales._ + +[12] Diodore, XII, 12; Pausanias, VII, 2; Athénée, VIII, 62. + +[13] Hérodote, V, 42. + +[14] Thucydide, V, 16; III, 24. + +[15] Pausanias, IV, 27. + +[16] [Grec: Hilios hirae, hierai Athenai] (Aristophane, _Chev._, 1319), +[Grec: Lakedaimoni diae] (Théognis, v. 837); [Grec: hieran polin], dit +Théognis en parlant de Mégare. + +[17] _Neptunia Troja_, [Grec: Theodmaetoi Athenai] Voy. Théognis, 755 +(Welcker). + + + + +CHAPITRE V. + +LE CULTE DU FONDATEUR; LA LÉGENDE D'ÉNÉE. + + +Le fondateur était l'homme qui accomplissait l'acte religieux sans lequel +une ville ne pouvait pas être. C'était lui qui posait le foyer où devait +brûler éternellement le feu sacré; c'était lui qui par ses prières et ses +rites appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville +nouvelle. + +On conçoit le respect qui devait s'attacher à cet homme sacré. De son +vivant, les hommes voyaient en lui l'auteur du culte et le père de la +cité; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui +se succédaient; il était pour la cité ce que le premier ancêtre était pour +la famille, un Lare familier. Son souvenir se perpétuait comme le feu du +foyer qu'il avait allumé. On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la +ville l'adorait comme sa Providence. Des sacrifices et des fêtes étaient +renouvelés chaque année sur son tombeau. [1] + +Tout le monde sait que Romulus était adoré, qu'il avait un temple et des +prêtres. Les sénateurs purent bien l'égorger, mais non pas le priver du +culte auquel il avait droit comme fondateur. Chaque ville adorait de même +celui qui l'avait fondée. Cécrops et Thésée que l'on regardait comme ayant +été successivement fondateurs d'Athènes, y avaient des temples. Abdère +faisait des sacrifices à son fondateur Timésios, Théra à Théras, Ténédos à +Ténès, Délos à Anios, Cyrène à Battos, Milet à Nélée, Amphipolis à Hagnon. +Au temps de Pisistrate, un Miltiade alla fonder une colonie dans la +Chersonèse de Thrace; cette colonie lui institua un culte après sa mort, +« suivant l'usage ordinaire ». Hiéron de Syracuse, ayant fondé la ville +d'Aetna, y jouit dans la suite « du culte des fondateurs ». [2] + +Il n'y avait rien qui fût plus à coeur à une ville que le souvenir de sa +fondation. Quand Pausanias visita la Grèce, au second siècle de notre ère, +chaque ville put lui dire le nom de son fondateur avec sa généalogie et +les principaux faits de son existence. Ce nom et ces faits ne pouvaient +pas sortir de la mémoire, car ils faisaient partie de la religion, et ils +étaient rappelés chaque, année dans les cérémonies sacrées. + +On a conservé le souvenir d'un grand nombre de poëmes grecs qui avaient +pour sujet la fondation d'une ville. Philochore avait chanté celle de +Salamine, Ion celle de Chio, Criton celle de Syracuse, Zopyre celle de +Milet; Apollonius, Hermogène, Hellanicus, Dioclès avaient composé sur le +même sujet des poëmes ou des histoires. Peut-être n'y avait-il pas une +seule ville qui ne possédât son poëme ou au moins son hymne sur l'acte +sacré qui lui avait donné naissance. + +Parmi tous ces anciens poëmes, qui avaient pour objet la fondation sainte +d'une ville, il en est un qui n'a pas péri, parce que si son sujet le +rendait cher à une cité, ses beautés l'ont rendu précieux pour tous les +peuples et tous les siècles. On sait qu'Énée avait fondé Lavinium, d'où +étaient issus les Albains et les Romains, et qu'il était par conséquent +regardé comme le premier fondateur de Rome. Il s'était établi sur lui un +ensemble de traditions et de souvenirs que l'on trouve déjà consignés dans +les vers du vieux Naevius et dans les histoires de Caton l'Ancien. Virgile +s'empara de ce sujet, et écrivit le poëme national de la cité romaine. + +C'est l'arrivée d'Énée, ou plutôt c'est le transport des dieux de Troie en +Italie qui est le sujet de l'_Enéide_. Le poëte chante cet homme qui +traversa les mers pour aller fonder une ville et porter ses dieux dans le +Latium, + + dum conderet urbem + Inferretque Deos Latio. + +Il ne faut pas juger l'_Enéide_ avec nos idées modernes. On se plaint +souvent de ne pas trouver dans Énée l'audace, l'élan, la passion. On se +fatigue de cette épithète de pieux qui revient sans cesse. On s'étonne de +voir ce guerrier consulter ses Pénates avec un soin si scrupuleux, +invoquer à tout propos quelque divinité, lever les bras au ciel quand il +s'agit de combattre, se laisser ballotter par les oracles à travers toutes +les mers, et verser des larmes à la vue d'un danger. On ne manque guère +non plus de lui reprocher sa froideur pour Didon et l'on est tenté de dire +avec la malheureuse reine: + + Nullis ille movetur + Fletibus, aut voces ullas tractabilis audit. + +C'est qu'il ne s'agit pas ici d'un guerrier ou d'un héros de roman. Le +poëte veut nous montrer un prêtre. Énée est le chef du culte, l'homme +sacré, le divin fondateur, dont la mission est de sauver les Pénates de la +cité, + + Sum pius Aeneas raptos qui ex hoste Pénates + Classe veho mecum. + +Sa qualité dominante doit être la piété, et l'épithète que le poëte lui +applique le plus souvent est aussi celle qui lui convient le mieux. Sa +vertu doit être une froide et haute impersonnalité, qui fasse de lui, non +un homme, mais un instrument des dieux. Pourquoi chercher en lui des +passions? il n'a pas le droit d'en avoir, ou il doit les refouler au fond +de son coeur, + + Multa gemens multoque animum labefactus amore, + Jussa tamen Divum insequitur. + +Déjà dans Homère Énée était un personnage sacré, un grand prêtre, que le +peuple « vénérait à l'égal d'un dieu », et que Jupiter préférait à Hector. +Dans Virgile il est le gardien et le sauveur des dieux troyens. Pendant la +nuit qui a consommé la ruine de la ville, Hector lui est apparu en songe. +« Troie, lui a-t-il dit, te confie ses dieux; cherche-leur une nouvelle +ville. » Et en même temps il lui a remis les choses saintes, les +statuettes protectrices et le feu du foyer qui ne doit pas s'éteindre. Ce +songe n'est pas un ornement placé là par la fantaisie du poëte. Il est, au +contraire, le fondement sur lequel repose le poëme tout entier; car c'est +par lui qu'Énée est devenu le dépositaire des dieux de la cité et que sa +mission sainte lui a été révélée. + +La ville de Troie a péri, mais non pas la cité troyenne; grâce à Énée, le +foyer n'est pas éteint, et les dieux ont encore un culte. La cité et les +dieux fuient avec Énée; ils parcourent les mers et cherchent une contrée +où il leur soit donné de s'arrêter, + + Considere Teucros + Errantesque Deos agitataque numina Trojae. + +Énée cherche une demeure fixe, si petite qu'elle soit, pour ses dieux +paternels, + + Dis sedem exiguam patriis. + +Mais le choix de cette demeure, à laquelle la destinée de la cité sera +liée pour toujours, ne dépend pas des hommes; il appartient aux dieux. +Énée consulte les devins et interroge les oracles. Il ne marque pas lui- +même sa route et son but; il se laisse diriger par la divinité: + + Italiam non sponte sequor. + +Il voudrait s'arrêter en Thrace, en Crète, en Sicile, à Carthage avec +Didon; _fata obstant_. Entre lui et son désir du repos, entre lui et son +amour, vient toujours se placer l'arrêt des dieux, la parole révélée, +_fata_. + +Il ne faut pas s'y tromper: le vrai héros du poëme n'est pas Énée; ce sont +les dieux de Troie, ces mêmes dieux qui doivent être un jour ceux de Rome. +Le sujet de l'_Enéide_, c'est la lutte des dieux romains contre une +divinité hostile. Des obstacles de toute nature pensent les arrêter, + + Tantae mons erat romanam condere gentem! + +Peu s'en faut que la tempête ne les engloutisse ou que l'amour d'une femme +ne les enchaîne. Mais ils triomphent de tout et arrivent au but marqué, + + Fata viam inveniunt. + +Voilà ce qui devait singulièrement éveiller l'intérêt des Romains. Dans ce +poëme ils se voyaient, eux, leur fondateur, leur ville, leurs +institutions, leurs croyances, leur empire. Car sans ces dieux la cité +romaine n'existerait pas. [3] + + +NOTES + +[1] Pindare, _Pyth._, V, 129; _Olymp._, VII, 145. Cicéron, _De nat. +deor._, III, 19. Catulle, VII, 6. + +[2] Hérodote, I, 168; VI, 38. Pindare, _Pyth._, IV. Thucydide, V, 11. +Strabon, XIV, 1. Plutarque, _Quest. gr._, 20. Pausanias, I, 34; III, 1. +Diodore, XI, 78. + +[3] Nous n'avons pas à examiner ici si la légende d'Énée répond à un fait +réel; il nous suffit d'y voir une croyance. Elle nous montre ce que les +anciens se figuraient par un fondateur de ville, quelle idée ils se +faisaient du _penatiger_, et pour nous c'est là l'important. Ajoutons que +plusieurs villes, en Thrace, en Crète, en Épire, à Cythère, à Zacynthe, en +Sicile, en Italie, croyaient avoir été fondées par Énée et lui rendaient +un culte. + + + + +CHAPITRE VI. + +LES DIEUX DE LA CITÉ. + + +Il ne faut pas perdre de vue que, chez les anciens, ce qui faisait le lien +de toute société, c'était un culte. De même qu'un autel domestique tenait +groupés autour de lui les membres d'une famille, de même la cité était la +réunion de ceux qui avaient les mêmes dieux protecteurs et qui +accomplissaient l'acte religieux au même autel. + +Cet autel de la cité était renfermé dans l'enceinte d'un bâtiment que les +Grecs appelaient prytanée et que les Romains appelaient temple de Vesta. +[1] + +Il n'y avait rien de plus sacré dans une ville que cet autel, sur lequel +le feu sacré était toujours entretenu. Il est vrai que cette grande +vénération s'affaiblit de bonne heure en Grèce, parce que l'imagination +grecque se laissa entraîner du côté des plus beaux temples, des plus +riches légendes et des plus belles statues. Mais elle ne s'affaiblit +jamais à Rome. Les Romains ne cessèrent pas d'être convaincus que le +destin de la cité était attaché à ce foyer qui représentait leurs dieux. +Le respect qu'on portait aux Vestales prouve l'importance de leur +sacerdoce. Si un consul en rencontrait une sur son passage, il faisait +abaisser ses faisceaux devant elle. En revanche, si l'une d'elles laissait +le feu s'éteindre ou souillait le culte en manquant à son devoir de +chasteté, la ville qui se croyait alors menacée de perdre ses dieux, se +vengeait sur la Vestale en l'enterrant toute vive. + +Un jour, le temple de Vesta faillit être brûlé dans un incendie des +maisons environnantes. Rome fut en alarmes, car elle sentit tout son +avenir en péril. Le danger passé, le Sénat prescrivit au consul de +rechercher les auteurs de l'incendie, et le consul porta aussitôt ses +accusations contre quelques habitants de Capoue qui se trouvaient alors à +Rome. Ce n'était pas qu'il eût aucune preuve contre eux, mais il faisait +ce raisonnement: « Un incendie a menacé notre foyer; cet incendie qui +devait briser notre grandeur et arrêter nos destinées, n'a pu être allumé +que par la main de nos plus cruels ennemis. Or nous n'en avons pas de plus +acharnés que les habitants de Capoue, cette ville qui est présentement +l'alliée d'Annibal et qui aspire à être à notre place la capitale de +l'Italie. Ce sont donc ces hommes-là qui ont voulu détruire notre temple +de Vesta, notre foyer éternel, ce gage et ce garant de notre grandeur +future. » [2] Ainsi un consul, sous l'empire de ses idées religieuses, +croyait que les ennemis de Rome n'avaient pas pu trouver de moyen plus sûr +de la vaincre que de détruire son foyer. Nous voyons là les croyances des +anciens; le foyer public était le sanctuaire de la cité; c'était ce qui +l'avait fait naître et ce qui la conservait. + +De même que le culte du foyer domestique était secret et que la famille +seule avait droit d'y prendre part, de même le culte du foyer public était +caché aux étrangers. Nul, s'il n'était citoyen, ne pouvait assister au +sacrifice. Le seul regard de l'étranger souillait l'acte religieux. [3] + +Chaque cité avait des dieux qui n'appartenaient qu'à elle. Ces dieux +étaient ordinairement de même nature que ceux de la religion primitive des +familles. On les appelait Lares, Pénates, Génies, Démons, Héros; [4] sous +tous ces noms, c'étaient des âmes humaines divinisées par la mort. Car +nous avons vu que, dans la race indo-européenne, l'homme avait eu d'abord +le culte de la force invisible et immortelle qu'il sentait en lui. Ces +Génies ou ces Héros étaient la plupart du temps les ancêtres du peuple. +[5] Les corps étaient enterrés soit dans la ville même, soit sur son +territoire, et comme, d'après les croyances que nous avons montrées plus +haut, l'âme ne quittait pas le corps, il en résultait que ces morts divins +étaient attachés au sol où leurs ossements étaient enterrés. Du fond de +leurs tombeaux ils veillaient sur la cité; ils protégeaient le pays, et +ils en étaient en quelque sorte les chefs et les maîtres. Cette expression +de chefs du pays, appliquée aux morts, se trouve dans un oracle adressé +par la Pythie à Solon: « Honore d'un culte les chefs du pays, les morts +qui habitent sous terre. » [6] Ces opinions venaient de la très-grande +puissance que les antiques générations avaient attribuée à l'âme humaine +après la mort. Tout homme qui avait rendu un grand service à la cité, +depuis celui qui l'avait fondée jusqu'à celui qui lui avait donné une +victoire ou avait amélioré ses lois, devenait un dieu pour cette cité. Il +n'était même pas nécessaire d'avoir été un grand homme ou un bienfaiteur; +il suffisait d'avoir frappé vivement l'imagination de ses contemporains et +de s'être rendu l'objet d'une tradition populaire, pour devenir un héros, +c'est-à-dire, un mort puissant dont la protection fût à désirer et la +colère à craindre. Les Thébains continuèrent pendant dix siècles à offrir +des sacrifices à Étéocle et à Polynice. Les habitants d'Acanthe rendaient +un culte à un Perse qui était mort chez eux pendant l'expédition de +Xerxès. Hippolyte était vénéré comme dieu à Trézène. Pyrrhus, fils +d'Achille, était un dieu à Delphes, uniquement parce qu'il y était mort et +y était enterré. Crotone rendait un culte à un héros par le seul motif +qu'il avait été de son vivant le plus bel homme de la ville. [7] Athènes +adorait comme un de ses protecteurs Eurysthée, qui était pourtant un +Argien; mais Euripide nous explique la naissance de ce culte, quand il +fait paraître sur la scène Eurysthée, près de mourir et lui fait dire aux +Athéniens: « Ensevelissez-moi dans l'Attique; je vous serai propice, et +dans le sein de la terre je serai pour votre pays un hôte protecteur. » +[8] Toute la tragédie d'_Édipe à Colone_ repose sur ces croyances: Athènes +et Thèbes se disputent le corps d'un homme qui va mourir et qui va devenir +un dieu. + +C'était un grand bonheur pour une cité de posséder des morts quelque peu +marquants. [9] Mantinée parlait avec orgueil des ossements d'Arcas, Thèbes +de ceux de Géryon, Messène de ceux d'Aristomène. [10] Pour se procurer ces +reliques précieuses on usait quelquefois de ruse. Hérodote raconte par +quelle supercherie les Spartiates dérobèrent les ossements d'Oreste. [11] +Il est vrai que ces ossements, auxquels était attachée l'âme du héros, +donnèrent immédiatement une victoire aux Spartiates. Dès qu'Athènes eut +acquis de la puissance, le premier usage qu'elle en fit, fut de s'emparer +des ossements de Thésée qui avait été enterré dans l'île de Scyros, et de +leur élever un temple dans la ville, pour augmenter le nombre de ses dieux +protecteurs. + +Outre ces héros et ces génies, les hommes avaient des dieux d'une autre +espèce, comme Jupiter, Junon, Minerve, vers lesquels le spectacle de la +nature avait porté leur pensée. Mais nous avons vu que ces créations de +l'intelligence humaine avaient eu longtemps le caractère de divinités +domestiques ou locales. On ne conçut pas d'abord ces dieux comme veillant +sur le genre humain tout entier; on crut que chacun d'eux appartenait en +propre à une famille ou à une cité. + +Ainsi il était d'usage que chaque cité, sans compter ses héros, eût encore +un Jupiter, une Minerve ou quelque autre divinité qu'elle avait associée à +ses premiers pénates et à son foyer. Il y avait ainsi en Grèce et en +Italie une foule de divinités _poliades_. Chaque ville avait ses dieux qui +l'habitaient. [12] + +Les noms de beaucoup de ces divinités sont oubliés; c'est par hasard qu'on +a conservé le souvenir du dieu Satrapès, qui appartenait à la ville +d'Élis, de la déesse Dindymène à Thèbes, de Soteira à Aegium, de +Britomartis en Crète, de Hyblaea à Hybla. Les noms de Zeus, Athéné, Héra, +Jupiter, Minerve, Neptune, nous sont plus connus, et nous savons qu'ils +étaient souvent appliqués à ces divinités poliades. Mais de ce que deux +villes donnaient à leur dieu le même nom, gardons-nous de conclure +qu'elles adoraient le même dieu. Il y avait une Athéné à Athènes et il y +en avait une à Sparte; c'étaient deux déesses. Un grand nombre de cités +avaient un Jupiter pour divinité poliade. C'étaient autant de Jupiters +qu'il y avait de villes. Dans la légende de la guerre de Troie on voit une +Pallas qui combat pour les Grecs, et il y a chez les Troyens une autre +Pallas qui reçoit un culte et qui protége ses adorateurs. [13] Dira-t-on +que c'était la même divinité qui figurait dans les deux armées? Non +certes; car les anciens n'attribuaient pas à leurs dieux le don +d'ubiquité. Les villes d'Argos et de Samos avaient chacune une Héra +poliade; ce n'était pas la même déesse, car elle était représentée dans +les deux villes avec des attributs bien différents. II y avait à Rome une +Junon; à cinq lieues de là, la ville de Veii en avait une autre; c'était +si peu la même divinité, que nous voyons le dictateur Camille, assiégeant +Veii, s'adresser à la Junon de l'ennemi pour la conjurer d'abandonner la +ville étrusque et de passer dans son camp. Maître de la ville, il prend la +statue, bien persuadé qu'il prend en même temps une déesse, et il la +transporte dévotement à Rome. Rome eut dès lors deux Junons protectrices. +Même histoire, quelques années après, pour un Jupiter, qu'un autre +dictateur apporta de Préneste, alors que Rome en avait déjà trois ou +quatre chez elle. [14] + +La ville qui possédait en propre une divinité, ne voulait pas qu'elle +protégeât les étrangers, et ne permettait pas qu'elle fût adorée par eux. +La plupart du temps un temple n'était accessible qu'aux citoyens. Les +Argiens seuls avaient le droit d'entrer dans le temple de la Héra d'Argos. +Pour pénétrer dans celui de l'Athéné d'Athènes, il fallait être Athénien. +[15] Les Romains, qui adoraient chez eux deux Junons, ne pouvaient pas +entrer dans le temple d'une troisième Junon qu'il y avait dans la petite +ville de Lanuvium. [16] + +Il faut bien reconnaître que les anciens ne se sont jamais représenté Dieu +comme un être unique qui exerce son action sur l'univers. Chacun de leurs +innombrables dieux avait son petit domaine; à l'un une famille, à l'autre +une tribu, à celui-ci une cité: c'était là le monde qui suffisait à la +providence de chacun d'eux. Quant au Dieu du genre humain, quelques +philosophes ont pu le deviner, les mystères d'Eleusis ont pu le faire +entrevoir aux plus intelligents de leurs initiés, mais le vulgaire n'y a +jamais cru. Pendant longtemps l'homme n'a compris l'être divin que comme +une force qui le protégeait personnellement, et chaque homme ou chaque +groupe d'hommes a voulu avoir son dieu. Aujourd'hui encore, chez les +descendants de ces Grecs, on voit des paysans grossiers prier les saints +avec ferveur; mais on doute s'ils ont l'idée de Dieu; chacun d'eux veut +avoir parmi ces saints un protecteur particulier, une providence spéciale. +A Naples, chaque quartier a sa madone; le lazzarone s'agenouille devant +celle de sa rue, et il insulte celle de la rue d'à côté; il n'est pas rare +de voir deux facchini se quereller et se battre à coups de couteau pour +les mérites de leurs deux madones. Ce sont là des exceptions aujourd'hui, +et on ne les rencontre que chez de certains peuples et dans de certaines +classes. C'était la règle chez les anciens. + +Chaque cité avait son corps de prêtres qui ne dépendait d'aucune autorité +étrangère. Entre les prêtres de deux cités il n'y avait nul lien, nulle +communication, nul échange d'enseignement ni de rites. Si l'on passait +d'une ville à une autre, on trouvait d'autres dieux, d'autres dogmes, +d'autres cérémonies. Les anciens avaient des livres liturgiques; mais ceux +d'une ville ne ressemblaient pas à ceux d'une autre. Chaque cité avait son +recueil de prières et de pratiques, qu'elle tenait fort secret; elle eût +cru compromettre sa religion et sa destinée si elle l'eût laissé voir aux +étrangers. Ainsi, la religion était toute locale, toute civile, à prendre +ce mot dans le sens ancien, c'est-à-dire spéciale à chaque cité. [17] + +En général, l'homme ne connaissait que les dieux de sa ville, n'honorait +et ne respectait qu'eux. Chacun pouvait dire ce que, dans une tragédie +d'Eschyle, un étranger dit aux Argiennes: « Je ne crains pas les dieux de +votre pays, et je ne leur dois rien. » [18] + +Chaque ville attendait son salut de ses dieux. On les invoquait dans le +danger, on les remerciait d'une victoire. Souvent aussi on s'en prenait à +eux d'une défaite; on leur reprochait d'avoir mal rempli leur office de +défenseurs de la ville, on allait quelquefois jusqu'à renverser leurs +autels et jeter des pierres contre leurs temples. [19] + +Ordinairement ces dieux se donnaient beaucoup de peine pour la ville dont +ils recevaient un culte, et cela était bien naturel; ces dieux étaient +avides d'offrandes, et ils ne recevaient de victimes que de leur ville. +S'ils voulaient la continuation des sacrifices et des hécatombes, il +fallait bien qu'ils veillassent au salut de la cité. [20] Voyez dans +Virgile comme Junon « fait effort et travaille » pour que sa Carthage +obtienne un jour l'empire du monde. Chacun de ces dieux, comme la Junon de +Virgile, avait à coeur la grandeur de sa cité. Ces dieux avaient mêmes +intérêts que les hommes leurs concitoyens. En temps de guerre ils +marchaient au combat au milieu d'eux. On voit dans Euripide un personnage +qui dit, à l'approche d'une bataille: « Les dieux qui combattent avec nous +valent bien ceux qui sont du côté de nos ennemis. » [21] Jamais les +Éginètes n'entraient en campagne sans emporter avec eux les statues de +leurs héros nationaux, les Éacides. Les Spartiates emmenaient dans toutes +leurs expéditions les Tyndarides. [22] Dans la mêlée, les dieux et les +citoyens se soutenaient réciproquement, et quand on était vainqueur, c'est +que tous avaient fait leur devoir. + +Si une ville était vaincue, on croyait que ses dieux étaient vaincus avec +elle. [23] Si une ville était prise, ses dieux eux-mêmes étaient captifs. + +Il est vrai que sur ce dernier point les opinions étaient incertaines et +variaient. Beaucoup étaient persuadés qu'une ville ne pouvait jamais être +prise tant que ses dieux y résidaient. Lorsque Énée voit les Grecs maîtres +de Troie, il s'écrie que les dieux de la ville sont partis, désertant +leurs temples et leurs autels. Dans Eschyle, le choeur des Thébaines +exprime la même croyance lorsque, à l'approche de l'ennemi, il conjure les +dieux de ne pas quitter la ville. [24] + +En vertu de cette opinion il fallait, pour prendre une ville, en faire +sortir les dieux. Les Romains employaient pour cela une certaine formule +qu'ils avaient dans leurs rituels, et que Macrobe nous a conservée: « Toi, +ô très-grand, qui as sous ta protection cette cité, je te prie, je +t'adore, je te demande en grâce d'abandonner cette ville et ce peuple, de +quitter ces temples, ces lieux sacrés, et t'étant éloigné d'eux, de venir +à Rome chez moi et les miens. Que notre ville, nos temples, nos lieux +sacrés te soient plus agréables et plus chers; prends-nous sous ta garde. +Si tu fais ainsi, je fonderai un temple en ton honneur. » [25] Or les +anciens étaient convaincus qu'il y avait des formules tellement efficaces +et puissantes, que si on les prononçait exactement et sans y changer un +seul mot, le dieu ne pouvait pas résister à la demande des hommes. Le +dieu, ainsi appelé, passait donc à l'ennemi, et la ville était prise. + +On trouve en Grèce les mêmes opinions et des usages analogues. Encore au +temps de Thucydide, lorsqu'on assiégeait une ville, on ne manquait pas +d'adresser une invocation à ses dieux pour qu'ils permissent qu'elle fût +prise. [26] Souvent, au lieu d'employer une formule pour attirer le dieu, +les Grecs préféraient enlever adroitement sa statue. Tout le monde connaît +la légende d'Ulysse dérobant la Pallas des Troyens. A une autre époque, +les Éginètes, voulant faire la guerre à Épidaure, commencèrent par enlever +deux statues protectrices de cette ville, et les transportèrent chez eux. +[27] + +Hérodote raconte que les Athéniens voulaient faire la guerre aux Éginètes; +mais l'entreprise était hasardeuse, car Égine avait un héros protecteur +d'une grande puissance et d'une singulière fidélité; c'était Éacus. Les +Athéniens, après avoir mûrement réfléchi, remirent à trente années +l'exécution de leur dessein; en même temps ils élevèrent dans leur pays +une chapelle à ce même Éacus, et lui vouèrent un culte. Ils étaient +persuadés que si ce culte était continué sans interruption durant trente +ans, le dieu n'appartiendrait plus aux Éginètes, mais aux Athéniens. Il +leur semblait, en effet, qu'un dieu ne pouvait pas accepter pendant si +longtemps de grasses victimes, sans devenir l'obligé de ceux qui les lui +offraient. Éacus serait donc à la fin forcé d'abandonner les intérêts des +Éginètes, et de donner la victoire aux Athéniens. [28] + +Il y a dans Plutarque cette autre histoire. Solon voulait qu'Athènes fût +maîtresse de la petite île de Salamine, qui appartenait alors aux +Mégariens. Il consulta l'oracle. L'oracle lui répondit: « Si tu veux +conquérir l'île, il faut d'abord que tu gagnes la faveur des héros qui la +protègent et qui l'habitent. » Solon obéit; au nom d'Athènes il offrit des +sacrifices aux deux principaux héros salaminiens. Ces héros ne résistèrent +pas aux dons qu'on leur faisait; ils passèrent du côté d'Athènes, et +l'île, privée de protecteurs, fut conquise. [29] + +En temps de guerre, si les assiégeants cherchaient à s'emparer des +divinités de la ville, les assiégés, de leur côté, les retenaient de leur +mieux. Quelquefois on attachait le dieu avec des chaînes pour l'empêcher +de déserter. D'autres fois on le cachait à tous les regards pour que +l'ennemi ne pût pas le trouver, Ou bien encore on opposait à la formule +par laquelle l'ennemi essayait de débaucher le dieu, une autre formule qui +avait la vertu de le retenir. Les Romains avaient imaginé un moyen qui +leur semblait plus sûr: ils tenaient secret le nom du principal et du plus +puissant de leurs dieux protecteurs; [30] ils pensaient que, les ennemis +ne pouvant jamais appeler ce dieu par son nom, il ne passerait jamais de +leur côté et que leur ville ne serait jamais prise. + +On voit par là quelle singulière idée les anciens se faisaient des dieux. +Ils furent très-longtemps sans concevoir la Divinité comme une puissance +suprême. Chaque famille eut sa religion domestique, chaque cité sa +religion nationale. Une ville était comme une petite Église complète, qui +avait ses dieux, ses dogmes et son culte. Ces croyances nous semblent bien +grossières; mais elles ont été celles du peuple le plus spirituel de ces +temps-là, et elles ont exercé sur ce peuple et sur le peuple romain une si +forte action que la plus grande partie de leurs lois, de leurs +institutions et de leur histoire est venue de là. + + +NOTES + +[1] Le prytanée contenait le foyer commun de la cité: Denys +d'Halicarnasse, II, 23. Pollux, I, 7. Scholiaste de Pindare, _Ném._, XI. +Scholiaste de Thucydide, II, 15. Il y avait un prytanée dans toute ville +grecque: Hérodote, III, 57; V, 67; VII, 197. Polybe, XXIX, 5. Appien, _G. +de Mithr._, 23; _G. puniq._, 84. Diodore, XX, 101. Cicéron, _De signis_, +53. Denys, II, 65. Pausanias, I, 42; V, 25; VIII, 9. Athénée, I, 58; X, +24. Boeckh, _Corp. inscr._, 1193. -- A Rome, le temple de Vesta n'était +pas autre chose qu'un foyer: Cicéron, _De legib._, II, 8; II, 12. Ovide, +_Fast._, VI, 297. Florus, I, 2. Tite-Live, XXVIII, 31. + +[2] Tite-Live, XXVI, 27. + +[3] Virgile, III, 408. Pausanias, V, 15. Appien, _G. civ._, I, 54. + +[4] Ovide, _Fast_., II, 616. + +[5] Plutarque, _Aristide_, 11. + +[6] Plutarque, _Solon_, 9. + +[7] Pausanias, IX, 18. Hérodote, VII, 117. Diodore, IV, 62. Pausanias, X, +23. Pindare, _Ném._, 65 et suiv. Hérodote, V, 47. + +[8] Euripide, _Héracl._, 1032. + +[9] Pausanias, I, 43. Polybe, VIII, 30. Plaute, _Trin_., II, 2, 14. + +[10] Pausanias, IV, 32; VIII, 9. + +[11] Hérodote, I, 68. + +[12] Hérodote, V, 82. Sophocle, _Phil_., 134. Thucydide, II, 71. Euripide, +_Électre_, 674. Pausanias, I, 24; IV, 8; VIII, 47. Aristophane, _Oiseaux_, +828; _Chev._, 577. Virgile, IX., 246. Pollux, IX, 40. Apollodore, III, 14. + +[13] Homère, _Iliade_, VI, 88. + +[14] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. + +[15] Hérodote, VI, 81; V, 72. + +[16] Ils n'acquirent ce droit que par la conquête. Tite-Live, VIII, 14. + +[17] Il n'existait de cultes communs à plusieurs cités que dans le cas de +confédérations; nous en parlerons ailleurs. + +[18] Eschyle, _Suppl._, 858. + +[19] Suétone, _Calig._, 5; Sénèque, _De vita beata_, 36. + +[20] Cette pensée se voit souvent chez les anciens. Théognis, 759. + +[21] Euripide, _Héracl._, 347. + +[22] Hérodote, V, 65; V, 80. + +[23] Virgile, _En._, I, 68. + +[24] Eschyle, _Sept chefs_, 202. + +[25] Macrobe, III, 9. + +[26] Thucydide, II, 74. + +[27] Hérodote, V, 83. + +[28] Hérodote, V, 89. + +[29] Plutarque, _Solon_, 9. + +[30] Macrobe, III. + + + + +CHAPITRE VII. + +LA RELIGION DE LA CITÉ. + + +_1° Les repas publics._ + +On a vu plus haut que la principale cérémonie du culte domestique était un +repas qu'on appelait sacrifice. Manger une nourriture préparée sur un +autel, telle fut, suivant toute apparence, la première forme que l'homme +ait donnée à l'acte religieux. Le besoin de se mettre en communion avec la +divinité fut satisfait par ce repas auquel on la conviait, et dont on lui +donnait sa part. + +La principale cérémonie du culte de la cité était aussi un repas de cette +nature; il devait être accompli en commun, par tous les citoyens, en +l'honneur des divinités protectrices. L'usage de ces repas publics était +universel en Grèce; on croyait que le salut de la cité dépendait de leur +accomplissement. [1] + +L'Odyssée nous donne la description d'un de ces repas sacrés; neuf longues +tables sont dressées pour le peuple de Pylos; à chacune d'elles cinq cents +citoyens sont assis, et chaque groupe a immolé neuf taureaux en l'honneur +des dieux. Ce repas, que l'on appelle le repas des dieux, commence et +finit par des libations et des prières. [2] L'antique usage des repas en +commun est signalé aussi par les plus vieilles traditions athéniennes; on +racontait qu'Oreste, meurtrier de sa mère, était arrivé à Athènes au +moment même où la cité, réunie autour de son roi, accomplissait l'acte +sacré. [3] + +Les repas publics de Sparte sont fort connus; mais on s'en fait +ordinairement une idée qui n'est pas conforme à la vérité. On se figure +les Spartiates vivant et mangeant toujours en commun, comme si la vie +privée n'eût pas été connue chez eux. Nous savons, au contraire, par des +textes anciens que les Spartiates prenaient souvent leurs repas dans leur +maison, au milieu de leur famille. [4] Les repas publics avaient lieu deux +fois par mois, sans compter les jours de fête. C'étaient des actes +religieux de même nature que ceux qui étaient pratiqués à Athènes, à Argos +et dans toute la Grèce. [5] + +Outre ces immenses banquets, où tous les citoyens étaient réunis et qui ne +pouvaient guère avoir lieu qu'aux fêtes solennelles, la religion +prescrivait qu'il y eût chaque jour un repas sacré. A cet effet, quelques +hommes choisis par la cité devaient manger ensemble, en son nom, dans +l'enceinte du prytanée, en présence du foyer et des dieux protecteurs. Les +Grecs étaient convaincus que, si ce repas venait à être omis un seul jour, +l'État était menacé de perdre la faveur de ses dieux. + +A Athènes, le sort désignait les hommes qui devaient prendre part au repas +commun, et la loi punissait sévèrement ceux qui refusaient de s'acquitter +de ce devoir. Les citoyens qui s'asseyaient à la table sacrée, étaient +revêtus momentanément d'un caractère sacerdotal; on les appelait +_parasites_; ce mot, qui devint plus tard un terme de mépris, commença par +être un titre sacré. [6] Au temps de Démosthènes, les parasites avaient +disparu; mais les prytanes étaient encore astreints à manger ensemble au +Prytanée. Dans toutes les villes il y avait des salles affectées, aux +repas communs. [7] + +A voir comment les choses se passaient dans ces repas, on reconnaît bien +une cérémonie religieuse. Chaque convive avait une couronne sur la tête; +c'était en effet un antique usage de se couronner de feuilles ou de fleurs +chaque fois qu'on accomplissait un acte solennel de la religion. « Plus on +est paré de fleurs, disait-on, et plus on est sûr de plaire aux dieux; +mais si tu sacrifies sans avoir une couronne, ils se détournent de toi. » +[8] – « Une couronne, disait-on encore, est la messagère d'heureux augure +que la prière envoie devant elle vers les dieux. » [9] Les convives, pour +la même raison, étaient vêtus de robes blanches; le blanc était la couleur +sacrée chez les anciens, celle qui plaisait aux dieux. [10] + +Le repas commençait invariablement par une prière et des libations; on +chantait des hymnes. La nature des mets et l'espèce de vin qu'on devait +servir étaient réglées par le rituel dé chaque cité. S'écarter en quoi que +ce fût de l'usage suivi par les ancêtres, présenter un plat nouveau ou +altérer le rhythme des hymnes sacrés, était une impiété grave dont la cité +entière eût été responsable envers ses dieux. La religion allait jusqu'à +fixer la nature des vases qui devaient être employés, soit pour la cuisson +des aliments, soit pour le service de la table. Dans telle ville, il +fallait que le pain fût placé dans des corbeilles de cuivre; dans telle +autre, on ne devait employer que des vases de terre. La forme même des +pains était immuablement fixée. [11] Ces règles de la vieille religion ne +cessèrent jamais d'être observées, et les repas sacrés gardèrent toujours +leur simplicité primitive. Croyances, moeurs, état social, tout changea; +ces repas demeurèrent immuables. Car les Grecs furent toujours très- +scrupuleux observateurs de leur religion nationale. + +Il est juste d'ajouter que, lorsque les convives avaient satisfait à la +religion en mangeant les aliments prescrits, ils pouvaient immédiatement +après commencer un autre repas plus succulent et mieux en rapport avec +leur goût. C'était assez l'usage à Sparte. [12] + +La coutume des repas sacrés était en vigueur en Italie autant qu'en Grèce. +Aristote dit qu'elle existait anciennement chez les peuples qu'on appelait +Oenotriens, Osques, Ausones. [13] Virgile en a consigné le souvenir, par +deux fois, dans son Énéide; le vieux Latinus reçoit les envoyés d'Énée, +non pas dans sa demeure, mais dans un temple « consacré par la religion +des ancêtres; là ont lieu les festins sacrés après l'immolation des +victimes; là tous les chefs de famille s'asseyent ensemble à de longues +tables ». Plus loin, quand Énée arrive chez Évandre, il le trouve +célébrant un sacrifice; le roi est au milieu de son peuple; tous sont +couronnés de fleurs; tous, assis à la même table, chantent un hymne à la +louange du dieu de la cité. + +Cet usage se perpétua à Rome. Il y eut toujours une salle où les +représentants des curies mangèrent en commun. Le sénat, à certains jours, +faisait un repas sacré au Capitole. [14] Aux fêtes solennelles, des tables +étaient dressées dans les rues, et le peuple entier y prenait place. A +l'origine, les pontifes présidaient à ces repas; plus tard on délégua ce +soin à des prêtres spéciaux que l'on appela _epulones_. + +Ces vieilles coutumes nous donnent une idée du lien étroit qui unissait +les membres d'une cité. L'association humaine était une religion; son +symbole était un repas fait en commun. Il faut se figurer une de ces +petites sociétés primitives rassemblée tout entière, du moins les chefs de +famille, à une même table, chacun vêtu de blanc et portant sur la tête une +couronne; tous font ensemble la libation, récitent une même prière, +chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même +autel; au milieu d'eux les aïeux sont présents, et les dieux protecteurs +partagent le repas. Ce qui fait le lien social, ce n'est ni l'intérêt, ni +une convention, ni l'habitude; c'est cette communion sainte pieusement +accomplie en présence des dieux de la cité. + + +_2° Les fêtes et le calendrier._ + +De tout temps et dans toutes les sociétés, l'homme a voulu honorer ses +dieux par des fêtes; il a établi qu'il y aurait des jours pendant lesquels +le sentiment religieux régnerait seul dans son âme, sans être distrait par +les pensées et les labeurs terrestres. Dans le nombre de journées qu'il a +à vivre, il a fait la part des dieux. + +Chaque ville avait été fondée avec des rites qui, dans la pensée des +anciens, avaient eu pour effet de fixer dans son enceinte les dieux +nationaux. Il fallait que la vertu de ces rites fût rajeunie chaque année +par une nouvelle cérémonie religieuse; on appelait cette fête le jour +natal; tous les citoyens devaient la célébrer. + +Tout ce qui était sacré donnait lieu à une fête. Il y avait la fête de +l'enceinte de la ville, _amburbalia_, celle des limites du territoire, +_ambarvalia_. Ces jours-là, les citoyens formaient une grande procession, +vêtus de robes blanches et couronnes de feuillage; ils faisaient le tour +de la ville ou du territoire en chantant des prières; en tête marchaient +les prêtres, conduisant des victimes, qu'on immolait à la fin de la +cérémonie. [15] + +Venait ensuite la fête du fondateur. Puis chacun des héros de la cité, +chacune de ces âmes que les hommes invoquaient comme protectrices, +réclamait un culte; Romulus avait le sien, et, Servius Tullius, et bien +d'autres, jusqu'à la nourrice de Romulus et à la mère d'Évandre. Athènes +avait, de même, la fête de Cécrops, celle d'Érechthée, celle de Thésée; et +elle célébrait chacun des héros du pays, le tuteur de Thésée, et +Eurysthée, et Androgée, et une foule d'autres. + +Il y avait encore les fêtes des champs, celle du labour, celle des +semailles, celle de la floraison, celle des vendanges. En Grèce comme en +Italie, chaque acte de la vie de l'agriculteur était accompagné de +sacrifices, et on exécutait les travaux en récitant des hymnes sacrés. A +Rome, les prêtres fixaient, chaque année, le jour où devaient commencer +les vendanges, et le jour où l'on pouvait boire du vin nouveau. Tout était +réglé par la religion. C'était la religion qui ordonnait de tailler la +vigne; car elle disait aux hommes: Il y aura impiété à offrir aux dieux +une libation avec le vin d'une vigne non taillée. [16] + +Toute cité avait une fête pour chacune des divinités qu'elle avait +adoptées comme protectrices, et elle en comptait souvent beaucoup. A +mesure que le culte d'une divinité nouvelle s'introduisait dans la cité, +il fallait trouver dans l'année un jour à lui consacrer. Ce qui +caractérisait ces fêtes religieuses, c'était l'interdiction du travail, +l'obligation d'être joyeux, le chant et les jeux en public. La religion +athénienne ajoutait: Gardez-vous dans ces jours-là de vous faire tort les +uns aux autres. [17] + +Le calendrier n'était pas autre chose que la succession des fêtes +religieuses. Aussi était-il établi par les prêtres. A Rome on fut +longtemps sans le mettre en écrit; le premier jour du mois, le pontife, +après avoir offert un sacrifice, convoquait le peuple, et disait quelles +fêtes il y aurait dans le courant du mois. Cette convocation s'appelait +_calatio_, d'où vient le nom de calendes qu'on donnait à ce jour-là. + +Le calendrier n'était réglé ni sur le cours de la lune, ni sur le cours +apparent du soleil; il n'était réglé que par les lois de la religion, lois +mystérieuses que les prêtres connaissaient seuls. Quelquefois la religion +prescrivait de raccourcir l'année, et quelquefois de l'allonger. On peut +se faire une idée des calendriers primitifs, si l'on songe que chez les +Albains le mois de mai avait douze jours, et que mars en avait trente-six. +[18] + +On conçoit que le calendrier d'une ville ne devait ressembler en rien à +celui d'une autre, puisque la religion n'était pas la même entre elles, et +que les fêtes comme les dieux différaient. L'année n'avait pas la même +durée d'une ville à l'autre. Les mois ne portaient pas le même nom; +Athènes les nommait tout autrement que Thèbes, et Rome tout autrement que +Lavinium. Cela vient de ce que le nom de chaque mois était tiré +ordinairement de la principale fête qu'il contenait; or, les fêtes +n'étaient pas les mêmes. Les cités ne s'accordaient pas pour faire +commencer l'année à la même époque, ni pour compter la série de leurs +années à partir d'une même date. En Grèce, la fête d'Olympie devint à la +longue une date commune, mais qui n'empêcha pas chaque cité d'avoir son +année particulière. En Italie, chaque ville comptait les années à partir +du jour de sa fondation. + + +_3° Le cens._ + +Parmi les cérémonies les plus importantes de la religion de la cité, il y +en avait une qu'on appelait la purification. Elle avait lieu tous les ans +à Athènes; [19] on ne l'accomplissait à Rome que tous les quatre ans. Les +rites qui y étaient observés et le nom même qu'elle portait, indiquent que +cette cérémonie devait avoir pour vertu d'effacer les fautes commises par +les citoyens contre le culte. En effet, cette religion si compliquée était +une source de terreurs pour les anciens; comme la foi et la pureté des +intentions étaient peu de chose, et que toute la religion consistait dans +la pratique minutieuse d'innombrables prescriptions, on devait toujours +craindre d'avoir commis quelque négligence, quelque omission ou quelque +erreur, et l'on n'était jamais sûr de n'être pas sous le coup de la colère +ou de la rancune de quelque dieu. Il fallait donc, pour rassurer le coeur +de l'homme, un sacrifice expiatoire. Le magistrat qui était chargé de +l'accomplir (c'était à Rome le censeur; avant le censeur c'était le +consul; avant le consul, le roi), commençait par s'assurer, à l'aide des +auspices, que les dieux agréeraient la cérémonie. Puis il convoquait le +peuple par l'intermédiaire d'un héraut, qui se servait à cet effet d'une +formule sacramentelle. Tous les citoyens, au jour dit, se réunissaient +hors des murs; là, tous étant en silence, le magistrat faisait trois fois +le tour de l'assemblée, poussant devant lui trois victimes, un mouton, un +porc, un taureau (_suovetaurile_); la réunion de ces trois animaux +constituait, chez les Grecs comme chez les Romains, un sacrifice +expiatoire. Des prêtres et des victimaires suivaient la procession; quand +le troisième tour était achevé, le magistrat prononçait une formule de +prière, et il immolait les victimes. [20] A partir de ce moment toute +souillure était effacée, toute négligence dans le culte réparée, et la +cité était en paix avec ses dieux. + +Pour un acte de cette nature et d'une telle importance, deux choses +étaient nécessaires: l'une était qu'aucun étranger ne se glissât parmi les +citoyens, ce qui eût troublé et funesté la cérémonie; l'autre était que +tous les citoyens y fussent présents, sans quoi la cité aurait pu garder +quelque souillure. Il fallait donc que cette cérémonie religieuse fût +précédée d'un dénombrement des citoyens. A Rome et à Athènes on les +comptait avec un soin très-scrupuleux; il est probable que leur nombre +était prononcé par le magistrat dans la formule de prière, comme il était +ensuite inscrit dans le compte rendu que le censeur rédigeait de la +cérémonie. + +La perte du droit de cité était la punition de l'homme qui ne s'était pas +fait inscrire. Cette sévérité s'explique. L'homme qui n'avait pas pris +part à l'acte religieux, qui n'avait pas été purifié, pour qui la prière +n'avait pas été dite ni la victime immolée, ne pouvait plus être un membre +de la cité. Vis-à-vis des dieux, qui avaient été présents à la cérémonie, +il n'était plus citoyen. [21] + +On peut juger de l'importance de cette cérémonie par le pouvoir exorbitant +du magistrat qui y présidait. Le censeur, avant de commencer le sacrifice, +rangeait le peuple suivant un certain ordre, ici les sénateurs, là les +chevaliers, ailleurs les tribus. Maître absolu ce jour-là, il fixait la +place de chaque homme dans les différentes catégories. Puis, tout le monde +étant rangé suivant ses prescriptions, il accomplissait l'acte sacré. Or, +il résultait de là qu'à partir de ce jour jusqu'à la lustration suivante, +chaque homme conservait dans la cité le rang que le censeur lui avait +assigné dans la cérémonie. Il était sénateur s'il avait compté ce jour-là +parmi les sénateurs; chevalier, s'il avait figuré parmi les chevaliers. +Simple citoyen, il faisait partie de la tribu dans les rangs de laquelle +il avait été ce jour-là; et même, si le magistrat avait refusé de +l'admettre dans la cérémonie, il n'était plus citoyen. Ainsi, la place que +chacun avait occupée dans l'acte religieux et où les dieux l'avaient vu, +était celle qu'il gardait dans la cité pendant quatre ans. L'immense +pouvoir des censeurs est venu de là. + +A cette cérémonie les citoyens seuls assistaient; mais leurs femmes, leurs +enfants, leurs esclaves, leurs biens, meubles et immeubles, étaient, en +quelque façon, purifiés en la personne du chef de famille. C'est pour cela +qu'avant le sacrifice chacun devait donner au censeur l'énumération des +personnes et des choses qui dépendaient de lui. + +La lustration était accomplie au temps d'Auguste avec la même exactitude +et les mêmes rites que dans les temps les plus anciens. Les pontifes la +regardaient encore comme un acte religieux; les hommes d'État y voyaient +au moins une excellente mesure d'administration. + + +_4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à l'armée; le +triomphe._ + +Il n'y avait pas un seul acte de la vie publique dans lequel on ne fît +intervenir les dieux. Comme on était sous l'empire de cette idée qu'ils +étaient tour à tour d'excellents protecteurs ou de cruels ennemis, l'homme +n'osait jamais agir sans être sûr qu'ils lui fussent favorables. + +Le peuple ne se réunissait en assemblée qu'aux jours où la religion le lui +permettait. On se souvenait que la cité avait éprouvé un désastre un +certain jour; c'était, sans nul doute, que ce jour-là les dieux avaient +été ou absents ou irrités; sans doute encore ils devaient l'être chaque +année à pareille époque pour des raisons inconnues aux mortels. Donc ce +jour était à tout jamais néfaste: on ne s'assemblait pas, on ne jugeait +pas, la vie publique était suspendue. + +A Rome, avant d'entrer en séance, il fallait que les augures assurassent +que les dieux étaient propices. L'assemblée commençait par une prière que +l'augure prononçait et que le consul répétait après lui. Il en était de +même chez les Athéniens: l'assemblée commençait toujours par un acte +religieux. Des prêtres offraient un sacrifice; puis on traçait un grand +cercle en répandant à terre de l'eau lustrale, et c'était dans ce cercle +sacré que les citoyens se réunissaient. [22] Avant qu'aucun orateur prît +la parole, une prière était prononcée devant le peuple silencieux. On +consultait aussi les auspices, et s'il se manifestait dans le ciel quelque +signe d'un caractère funeste, l'assemblée se séparait aussitôt. [23] + +La tribune était un lieu sacré, et l'orateur n'y montait qu'avec une +couronne sur la tête. [24] + +Le lieu de réunion du sénat de Rome était toujours un temple. Si une +séance avait été tenue ailleurs que dans un lieu sacré, les décisions +prises eussent été entachées de nullité; car les dieux n'y eussent pas été +présents. Avant toute délibération, le président offrait un sacrifice et +prononçait une prière. Il y avait dans la salle un autel où chaque +sénateur, en entrant, répandait une libation en invoquant les dieux. [25] + +Le sénat d'Athènes n'était guère différent. La salle renfermait aussi un +autel, un foyer. On accomplissait un acte religieux au début de chaque +séance. Tout sénateur en entrant s'approchait de l'autel et prononçait une +prière. Tant que durait la séance, chaque sénateur portait une couronne +sur la tête comme dans les cérémonies religieuses. [26] + +On ne rendait la justice dans la cité, à Rome comme à Athènes, qu'aux +jours que la religion indiquait comme favorables. A Athènes, la séance du +tribunal avait lieu près d'un autel et commençait par un sacrifice. [27] +Au temps d'Homère, les juges s'assemblaient « dans un cercle sacré ». + +Festus dit que dans les rituels des Étrusques se trouvait l'indication de +la manière dont on devait fonder une ville, consacrer un temple, +distribuer les curies et les tribus en assemblée, ranger une armée en +bataille. Toutes ces choses étaient marquées dans les rituels, parce que +toutes ces choses touchaient à la religion. + +Dans la guerre la religion était pour le moins aussi puissante que dans la +paix. Il y avait dans les villes italiennes [28] des collèges de prêtres +appelés féciaux qui présidaient, comme les hérauts chez les Grecs, à +toutes les cérémonies sacrées auxquelles donnaient lieu les relations +internationales. Un fécial, la tête voilée, une couronne sur la tête, +déclarait la guerre en prononçant une formule sacramentelle. En même +temps, le consul en costume sacerdotal faisait un sacrifice et ouvrait +solennellement le temple de la divinité la plus ancienne et la plus +vénérée de l'Italie. Avant de partir pour une expédition, l'armée étant +rassemblée, le général prononçait des prières et offrait un sacrifice. Il +en était exactement de même à Athènes et à Sparte. [29] + +L'armée en campagne présentait l'image de la cité; sa religion la suivait. +Les Grecs emportaient avec eux les statues de leurs divinités. Toute armée +grecque ou romaine portait avec elle un foyer sur lequel on entretenait +nuit et jour le feu sacré. [30] Une armée romaine était accompagnée +d'augures et de pullaires; toute armée grecque avait un devin. + +Regardons une armée romaine au moment où elle se dispose au combat. Le +consul fait amener une victime et la frappe de la hache; elle tombe: ses +entrailles doivent indiquer la volonté des dieux. Un aruspice les examine, +et si les signes sont favorables, le consul donne le signal de la +bataille. Les dispositions les plus habiles, les circonstances les plus +heureuses ne servent de rien si les dieux ne permettent pas le combat. Le +fond de l'art militaire chez les Romains était de n'être jamais obligé de +combattre malgré soi, quand les dieux étaient contraires. C'est pour cela +qu'ils faisaient de leur camp, chaque jour, une sorte de citadelle. + +Regardons maintenant une armée grecque, et prenons pour exemple la +bataille de Platée. Les Spartiates sont rangés en ligne, chacun à son +poste de combat; ils ont tous une couronne sur la tête, et les joueurs de +flûte font entendre les hymnes religieux. Le roi, un peu en arrière des +rangs, égorge les victimes. Mais les entrailles ne donnent pas les signes +favorables, et il faut recommencer le sacrifice. Deux, trois, quatre +victimes sont successivement immolées. Pendant ce temps, la cavalerie +perse approche, lance ses flèches, tue un assez grand nombre de +Spartiates. Les Spartiates restent immobiles, le bouclier posé à leurs +pieds, sans même se mettre en défense contre les coups de l'ennemi. Ils +attendent le signal des dieux. Enfin les victimes présentent les signes +favorables; alors les Spartiates relèvent leurs boucliers, mettent l'épée +à la main, combattent et sont vainqueurs. + +Après chaque victoire on offrait un sacrifice; c'est là l'origine du +triomphe qui est si connu chez les Romains et qui n'était pas moins usité +chez les Grecs. Cette coutume était la conséquence de l'opinion qui +attribuait la victoire aux dieux de la cité. Avant la bataille, l'armée +leur avait adressé une prière analogue à celle qu'on lit dans Eschyle: « A +vous, dieux qui habitez et possédez notre territoire, si nos armes sont +heureuses et si notre ville est sauvée, je vous promets d'arroser vos +autels du sang des brebis, de vous immoler des taureaux, et d'étaler dans +vos temples saints les trophées conquis par la lance. » [31] En vertu de +cette promesse, le vainqueur devait un sacrifice. L'armée rentrait dans la +ville pour l'accomplir; elle se rendait au temple en formant une longue +procession et en chantant un hymne sacré, [Grec: thriambos]. [32] + +A Rome la cérémonie était à peu près la même. L'armée se rendait en +procession au principal temple de la ville; les prêtres marchaient en tête +du cortège, conduisant des victimes. Arrivé au temple, le général immolait +les victimes aux dieux. Chemin faisant, les soldats portaient tous une +couronne, comme il convenait dans une cérémonie sacrée, et ils chantaient +un hymne comme en Grèce. Il vint, à la vérité, un temps où les soldats ne +se firent pas scrupule de remplacer l'hymne, qu'ils ne comprenaient plus, +par des chansons de caserne ou des railleries contre leur général. Mais +ils conservèrent du moins l'usage de répéter de temps en temps le refrain, +_Io triumphe_. [33] C'était même ce refrain qui donnait à la cérémonie son +nom. + +Ainsi en temps de paix et en temps de guerre la religion intervenait dans +tous les actes. Elle était partout présente, elle enveloppait l'homme. +L'âme, le corps, la vie privée, la vie publique, les repas, les fêtes, les +assemblées, les tribunaux, les combats, tout était sous l'empire de cette +religion de la cité. Elle réglait toutes les actions de l'homme, disposait +de tous les instants de sa vie, fixait toutes ses habitudes. Elle +gouvernait l'être humain avec une autorité si absolue qu'il ne restait +rien qui fût en dehors d'elle. + +Ce serait avoir une idée bien fausse de la nature humaine que de croire +que cette religion des anciens était une imposture et pour ainsi dire une +comédie. Montesquieu prétend que les Romains ne se sont donné un culte que +pour brider le peuple. Jamais religion n'a eu une telle origine, et toute +religion qui en est venue à ne se soutenir que par cette raison d'utilité +publique, ne s'est pas soutenue longtemps. Montesquieu dit encore que les +Romains assujettissaient la religion à l'État; c'est le contraire qui est +vrai; il est impossible de lire quelques pages de Tite-Live sans en être +convaincu. Ni les Romains ni les Grecs n'ont connu ces tristes conflits +qui ont été si communs dans d'autres sociétés entre l'Église et l'État. +Mais cela tient uniquement à ce qu'à Rome, comme à Sparte et à Athènes, +l'État était asservi à la religion; ou plutôt, l'État et la religion +étaient si complètement confondus ensemble qu'il était impossible non +seulement d'avoir l'idée d'un conflit entre eux, mais même de les +distinguer l'un de l'autre. + + +NOTES + +[1] [Grec: Sotaeria ton poleon sundeipna]. Athénée, V, 2. + +[2] Homère, _Odyssée_, III. + +[3] Athénée, X, 49. + +[4] Athénée, IV, 17; IV, 21. Hérodote, VI, 57. Plutarque, _Cléomène_, 43. + +[5] Cet usage est attesté, pour Athènes, par Xénophon, _Gouv. d'Ath._, 2; +le Scholiaste d'Aristophane, _Nuées_, 393; pour la Crète et la Thessalie, +par des auteurs que cite Athénée, IV, 22; pour Argos, par une inscription, +Boeckh, 1122; pour d'autres villes, par Pindare, _Ném._, XI; Théognis, +269; Pausanias, V, 15; Athénée, IV, 32; IV, 61; X, 24 et 25; X, 49; XI, +66. + +[6] Plutarque, _Solon_, 24. Athénée, VI, 26. + +[7] Démosthènes, _Pro corona_, 53. Aristote, _Politique_, VII, 1, 19. +Pollux, VIII, 155. + +[8] Fragment de Sapho, dans Athénée, XV, 16. + +[9] Athénée, XV, 19. + +[10] Platon, _Lois_, XII, 956. Cicéron, _De legib._, II, 18. Virgile, V, +70, 774; VII, 135; VIII, 274. De même chez les Hindous, dans les actes +religieux, il fallait porter une couronne et être vêtu de blanc. + +[11] Athénée, I, 58; IV, 32; XI, 66. + +[12] Athénée, IV, 19; IV, 20. + +[13] Aristote, _Politique_, IV, 9, 3. + +[14] Denys, II, 23. Aulu-Gelle, XII, 8. Tite-Live, XL, 59. + +[15] Tibulle, II, 1. Festus, v° _Amburbiales_. + +[16] Varron, VI, 16. Virgile, _Géorg._, I, 340-350. Pline, XVIII. Festus, +v° _Vinalia_. Plutarque, _Quest. rom._, 40; _Numa_, 14. + +[17] Loi de Solon, citée par Démosthènes, _in Timocrat_. + +[18] Censorinus, 22. Macrobe, I, 14; I, 15. Varron, V, 28; VI, 27. + +[19] Diogène Laërce, _Vie de Socrate_, 23. Harpocration, [Grec: +Pharmachos]. De même on purifiait chaque année le foyer domestique: +Eschyle, _Choéph._, 966. + +[20] Varron, _L. L._, VI, 86. Valère-Maxime, V; l, 10. Tite-Live, I, 44; +III, 22; VI, 27. Properce, IV, l, 20. Servius, _ad Eclog._, X, 55; _ad +Aen._, VIII, 231. Tite-Live attribue cette institution au roi Servius; on +peut croire qu'elle est plus vieille que Rome, et qu'elle existait dans +toutes les villes aussi bien qu'à Rome. Ce qui l'a fait attribuer à +Servius, c'est précisément qu'il l'a modifiée, comme nous le verrons plus +tard. + +[21] Les citoyens absents de Rome devaient y revenir pour la lustration; +aucun motif ne pouvait les en dispenser. Velléius, II, 15. + +[22] Aristophane, _Acharn._, 44. Eschine, _in Timarch._, 1, 21; _in +Ctesiph._, 176, et Scholiaste. Dinarque, _in Aristog._, 14. + +[23] Aristophane, _Acharn._, 171. + +[24] Aristophane, _Thesmoph._, 381, et Scholiaste: [Grec: stephanon hethos +haen tois legousi stephanousthai proton.] + +[25] Varron cité par Aulu-Gelle, XIV, 7. Cicéron, _ad Famil._, X, 12. +Suétone, _Aug._, 35. Dion Cassius, LIV, p. 621. Servius, VII, 153. + +[26] Andocide, _De myst._, 44; _De red._, 15. Antiphon, _Pro chor._, 45. +Lycurgue, _in Leocr._, 122. Démosthènes, _in Midiam_, 114. Diodore, XIV, +4. + +[27] Aristophane, _Guêpes_, 860-865. Homère, _Iliade_, XVIII, 504. + +[28] Denys, II, 73. Servius, X, 14. + +[29] Denys, IX, 57. Virgile, VII, 601. Xénophon, _Hellen._, VI, 5. + +[30] Hérodote, VIII, 6. Plutarque, _Agésilas_, 6; _Publicola_, 17. +Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14. Denys, IX, 6. Stobée, 42. Julius +Obsequens, 12, 116. + +[31] Eschyle, _Sept chefs_, 252-260. Euripide, _Phénic._, 573. + +[32] Diodore, IV, 5. Photius: [Grec: thriambos, epideixis nixes, pompe]. + +[33] Varron, _L. L._, VI, 64. Pline, _H. N._, VII, 56. Macrobe, I, 19. + + + + +CHAPITRE VIII. + +LES RITUELS ET LES ANNALES. + + +Le caractère et la vertu de la religion des anciens n'était pas d'élever +l'intelligence humaine à la conception de l'absolu, d'ouvrir à l'avide +esprit une route éclatante au bout de laquelle il pût entrevoir Dieu. +Cette religion était un ensemble mal lié de petites croyances, de petites +pratiques, de rites minutieux. Il n'en fallait pas chercher le sens; il +n'y avait pas à réfléchir, à se rendre compte. Le mot religion ne +signifiait pas ce qu'il signifie pour nous; sous ce mot nous entendons un +corps de dogmes, une doctrine sur Dieu, un symbole de foi sur les mystères +qui sont en nous et autour de nous; ce même mot, chez les anciens, +signifiait rites, cérémonies, actes de culte extérieur. La doctrine était +peu de chose; c'étaient les pratiques qui étaient l'important; c'étaient +elles qui étaient obligatoires et qui _liaient_ l'homme (_ligare, +religio_). La religion était un lien matériel, une chaîne qui tenait +l'homme esclave. L'homme se l'était faite, et il était gouverné par elle. +Il en avait peur et n'osait ni raisonner, ni discuter, ni regarder en +face. Des dieux, des héros, des morts réclamaient de lui un culte +matériel, et il leur payait sa dette, pour se faire d'eux des amis, et +plus encore pour ne pas s'en faire des ennemis. + +Leur amitié, l'homme y comptait peu. C'étaient des dieux envieux, +irritables, sans attachement ni bienveillance, volontiers en guerre avec +l'homme. Ni les dieux n'aimaient l'homme, ni l'homme n'aimait ses dieux. +Il croyait à leur existence, mais il aurait voulu qu'ils n'existassent +pas. Même ses dieux domestiques ou nationaux, il les redoutait, il +craignait incessamment d'être trahi par eux. Encourir la haine de ces +êtres invisibles était sa grande inquiétude. Il était occupé toute sa vie +à les apaiser, _paces deorum quaerere_, dit le poète. Mais le moyen de les +contenter? Le moyen surtout d'être sûr qu'on les contentait et qu'on les +avait pour soi? On crut le trouver dans l'emploi de certaines formules. +Telle prière, composée de tels mots, avait été suivie du succès qu'on +avait demandé, c'était sans doute qu'elle avait été entendue du dieu, +qu'elle avait eu de l'action sur lui, qu'elle avait été puissante, plus +puissante que lui, puisqu'il n'avait pas pu lui résister. On conserva donc +les termes mystérieux et sacrés de cette prière. Après le père, le fils +les répéta. Dès qu'on sut écrire, on les mit en écrit. Chaque famille, du +moins chaque famille religieuse, eut un livre où étaient contenues les +formules dont les ancêtres s'étaient servis et auxquelles les dieux +avaient cédé. [1] C'était une arme que l'homme employait contre +l'inconstance de ses dieux. Mais il n'y fallait changer ni un mot ni une +syllabe, ni surtout le rhythme suivant lequel elle devait être chantée. +Car alors la prière eût perdu sa force, et les dieux fussent restés +libres. + +Mais la formule n'était pas assez: il y avait encore des actes extérieurs +dont le détail était minutieux et immuable. Les moindres gestes du +sacrificateur et les moindres parties de son costume étaient réglés. En +s'adressant à un dieu, il fallait avoir la tête voilée; à un autre, la +tête découverte; pour un troisième, le pan de la toge devait être relevé +sur l'épaule. Dans certains actes, il fallait avoir les pieds nus. Il y +avait des prières qui n'avaient d'efficacité que si l'homme, après les +avoir prononcées, pirouettait sur lui-même de gauche à droite. La nature +de la victime, la couleur de son poil, la manière de l'égorger, la forme +même du couteau, l'espèce de bois qu'on devait employer pour faire rôtir +les chairs, tout cela était fixé pour chaque dieu par la religion de +chaque famille ou de chaque cité. En vain le coeur le plus fervent +offrait-il aux dieux les plus grasses victimes; si l'un des innombrables +rites du sacrifice était négligé, le sacrifice était nul. Le moindre +manquement faisait d'un acte sacré un acte impie. L'altération la plus +légère troublait et bouleversait la religion de la patrie, et transformait +les dieux protecteurs en autant d'ennemis cruels. C'est pour cela +qu'Athènes était sévère pour le prêtre qui changeait quelque chose aux +anciens rites; [2] c'est pour cela que le sénat de Rome dégradait ses +consuls et ses dictateurs qui avaient commis quelque erreur dans un +sacrifice. + +Toutes ces formules et ces pratiques avaient été léguées par les ancêtres +qui en avaient éprouvé l'efficacité. Il n'y avait pas à innover. On devait +se reposer sur ce que ces ancêtres avaient fait, et la suprême piété +consistait à faire comme eux. Il importait assez peu que la croyance +changeât: elle pouvait se modifier librement à travers les âges et prendre +mille formes diverses, au gré de la réflexion des sages ou de +l'imagination populaire. Mais il était de la plus grande importance que +les formules ne tombassent pas en oubli et que les rites ne fussent pas +modifiés. Aussi chaque cité avait-elle un livre où tout cela était +conservé. + +L'usage des livres sacrés était universel chez les Grecs, chez les +Romains, chez les Étrusques. [3.] Quelquefois le rituel était écrit sur +des tablettes de bois, quelquefois sur la toile; Athènes gravait ses rites +sur des tables de cuivre, afin qu'ils fussent impérissables. Rome avait +ses livres des pontifes, ses livres des augures, son livre des cérémonies, +et son recueil des _Indigitamenta_. Il n'y avait pas de ville qui n'eût +aussi une collection de vieux hymnes en l'honneur de ses dieux; [4] en +vain la langue changeait avec les moeurs et les croyances; les paroles et +le rhythme restaient immuables, et dans les fêtes on continuait à chanter +ces hymnes sans les comprendre. + +Ces livres et ces chants, écrits par les prêtres, étaient gardés par eux +avec un très-grand soin. On ne les montrait jamais aux étrangers. Révéler +un rite ou une formule, c'eût été trahir la religion de la cité et livrer +ses dieux à l'ennemi. Pour plus de précaution, on les cachait même aux +citoyens, et les prêtres seuls pouvaient en prendre connaissance. + +Dans la pensée de ces peuples, tout ce qui était ancien était respectable +et sacré. Quand un Romain voulait dire qu'une chose lui était chère, il +disait: Cela est antique pour moi. Les Grecs avaient la même expression. +Les villes tenaient fort à leur passé, parce que c'était dans le passé +qu'elles trouvaient tous les motifs comme toutes les règles de leur +religion. Elles avaient besoin de se souvenir, car c'était sur des +souvenirs et des traditions que tout leur culte reposait. Aussi l'histoire +avait-elle pour les anciens beaucoup plus d'importance qu'elle n'en a pour +nous. Elle a existé longtemps avant les Hérodote et les Thucydide; écrite +ou non écrite, simple tradition orale ou livre, elle a été contemporaine +de la naissance des cités. Il n'y avait pas de ville, si petite et obscure +qu'elle fût, qui ne mît la plus grande attention à conserver le souvenir +de ce qui s'était passé en elle. Ce n'était pas de la vanité, c'était de +la religion. Une ville ne croyait pas avoir le droit de rien oublier; car +tout dans son histoire se liait à son culte. + +L'histoire commençait, en effet, par l'acte de la fondation, et disait le +nom sacré du fondateur. Elle se continuait par la légende des dieux de la +cité, des héros protecteurs. Elle enseignait la date, l'origine, la raison +de chaque culte, et en expliquait les rites obscurs. On y consignait les +prodiges que les dieux du pays avaient opérés et par lesquels ils avaient +manifesté leur puissance, leur bonté, ou leur colère. On y décrivait les +cérémonies par lesquelles les prêtres avaient habilement détourné un +mauvais présage; ou apaisé les rancunes des dieux. On y mettait quelles +épidémies avaient frappé la cité et par quelles formules saintes on les +avait guéries, quel jour un temple avait été consacré et pour quel motif +un sacrifice avait été établi. On y inscrivait tous les événements qui +pouvaient se rapporter à la religion, les victoires qui prouvaient +l'assistance des dieux et dans lesquelles on avait souvent vu ces dieux +combattre, les défaites qui indiquaient leur colère et pour lesquelles il +avait fallu instituer un sacrifice expiatoire. Tout cela était écrit pour +l'enseignement et la piété des descendante. Toute cette histoire était la +preuve matérielle de l'existence des dieux nationaux; car les événements +qu'elle contenait étaient la forme visible sous laquelle ces dieux +s'étaient révélés d'âge en âge. Même parmi ces faits il y en avait +beaucoup qui donnaient lieu à des fêtes et à des sacrifices annuels. +L'histoire de la cité disait au citoyen tout ce qu'il devait croire et +tant ce qu'il devait adorer. + +Aussi cette histoire était-elle écrite par des prêtres. Rome avait ses +annales des pontifes; les prêtres sabins, les prêtres samnites, les +prêtres étrusques en avaient de semblables. [5] Chez les Grecs il nous est +resté le souvenir des livres ou annales sacrées d'Athènes, de Sparte, de +Delphes, de Naxos, de Tarente. [6] Lorsque Pausanias parcourut la Grèce, +au temps d'Adrien, les prêtres de chaque ville lui racontèrent les +vieilles histoires locales; ils ne les inventaient pas; ils les avaient +apprises dans leurs annales. + +Cette sorte d'histoire était toute locale. Elle commençait à la fondation, +parce que ce qui était antérieur à cette date n'intéressait en rien la +cité; et c'est pourquoi les anciens ont si complètement ignoré leurs +origines. Elle ne rapportait aussi que les événements dans lesquels la +cité s'était trouvée engagée, et elle ne s'occupait pas du reste de la +terre. Chaque cité avait son histoire spéciale, comme elle avait sa +religion et son calendrier. + +On peut croire que ces annales des villes étaient fort sèches, fort +bizarres pour le fond et pour la forme. Elles n'étaient pas une oeuvre +d'art, mais une oeuvre de religion. Plus tard sont venus les écrivains, +les conteurs comme Hérodote, les penseurs comme Thucydide. L'histoire est +sortie alors des mains des prêtres et s'est transformée. Malheureusement, +ces beaux et brillants écrits nous laissent encore regretter les vieilles +annales des villes et tout ce qu'elles nous apprendraient sur les +croyances et la vie intime des anciens. Mais ces livres, qui paraissent +avoir été tenus secrets, qui ne sortaient pas des sanctuaires, dont on ne +faisait pas de copie et que les prêtres seuls lisaient, ont tous péri, et +il ne nous en est resté qu'un faible souvenir. + +Il est vrai que ce souvenir a une grande valeur pour nous. Sans lui on +serait peut-être en droit de rejeter tout ce que la Grèce et Rome nous +racontent de leurs antiquités; tous ces récits, qui nous paraissent si peu +vraisemblables, parce qu'ils s'écartent de nos habitudes et de notre +manière de penser et d'agir, pourraient passer pour le produit de +l'imagination des hommes. Mais ce souvenir qui nous est resté des vieilles +annales, nous montre le respect pieux que les anciens avaient pour leur +histoire. Chaque ville avait des archives où les faits étaient +religieusement déposés à mesure qu'ils se produisaient. Dans ces livres +sacrés chaque page était contemporaine de l'événement qu'elle racontait. +Il était matériellement impossible d'altérer ces documents, car les +prêtres en avaient la garde, et la religion était grandement intéressée à +ce qu'ils restassent inaltérables. Il n'était même pas facile au pontife, +à mesure qu'il en écrivait les lignes, d'y insérer sciemment des faits +contraires à la vérité. Car on croyait que tout événement venait des +dieux, qu'il révélait leur volonté, qu'il donnait lieu pour les +générations suivantes à des souvenirs pieux et même à des actes sacrés; +tout événement qui se produisait dans la cité faisait aussitôt partie de +la religion de l'avenir. Avec de telles croyances, on comprend bien qu'il +y ait eu beaucoup d'erreurs involontaires, résultat de la crédulité, de la +prédilection pour le merveilleux, de la foi dans les dieux nationaux; mais +le mensonge volontaire ne se conçoit pas; car il eût été impie; il eût +violé la sainteté des annales et altéré la religion. Nous pouvons donc +croire que dans ces vieux livres, si tout n'était pas vrai, du moins il +n'y avait rien que le prêtre ne crût vrai. Or c'est, pour l'historien qui +cherche à percer l'obscurité de ces vieux temps, un puissant motif de +confiance, que de savoir que, s'il a affaire à des erreurs, il n'a pas +affaire à l'imposture. Ces erreurs mêmes, ayant encore l'avantage d'être +contemporaines des vieux âges qu'il étudie, peuvent lui révéler, sinon le +détail des événements, du moins les croyances sincères des hommes. + +Ces annales, à la vérité, étaient tenues secrètes; ni Hérodote ni Tite- +Live ne les lisaient. Mais plusieurs passages d'auteurs anciens prouvent +qu'il en transpirait quelque chose dans le public, et qu'il en parvint des +fragments à la connaissance des historiens. + +Il y avait d'ailleurs, à côté des annales, documents écrits et +authentiques, une tradition orale qui se perpétuait parmi le peuple d'une +cité: non pas tradition vague et indifférente comme le sont les nôtres, +mais tradition chère aux villes, qui ne variait pas au gré de +l'imagination, et qu'on n'était pas libre de modifier; car elle faisait +partie du culte, et elle se composait de récits et de chants qui se +répétaient d'année en année dans les fêtes de la religion. Ces hymnes +sacrés et immuables fixaient les souvenirs et ravivaient perpétuellement +la tradition. + +Sans doute, on ne peut pas croire que cette tradition eût l'exactitude des +annales. Le désir de louer les dieux pouvait être plus fort que l'amour de +la vérité. Pourtant elle devait être au moins le reflet des annales, et se +trouver ordinairement d'accord avec elles. Car les prêtres qui rédigeaient +et qui lisaient celles-ci, étaient les mêmes qui présidaient aux fêtes où +les vieux récits étaient chantés. + +Il vint d'ailleurs un temps où ces annales furent divulguées; Rome finit +par publier les siennes; celles des autres villes italiennes furent +connues; les prêtres des villes grecques ne se firent plus scrupule de +raconter ce que les leurs contenaient. On étudia, on compulsa ces +monuments authentiques. Il se forma une école d'érudits, depuis Varron et +Verrius Flaccus, jusqu'à Aulu-Gelle et Macrobe. La lumière se fit sur +toute l'ancienne histoire. On corrigea quelques erreurs qui s'étaient +glissées dans la tradition, et que les historiens de l'époque précédente +avaient répétées; on sut, par exemple, que Porsenna avait pris Rome, et +que l'or avait été payé aux Gaulois. L'âge de la critique historique +commença. Mais il est bien digne de remarque que cette critique, qui +remontait aux sources, et étudiait les annales, n'y ait rien trouvé qui +lui ait donné le droit de rejeter l'ensemble historique que les Hérodote +et les Tite-Live avaient construit. + + +NOTES + +[1] Denys, I, 75. Varron, VI. 90. Cicéron, _Brutus_, 16. Aulu-Gelle, XIII, +19. + +[2] Démosthènes, _in Neoeram_, 116, 117. + +[3] Pausanias, IV, 27. Plutarque, _contre Colotès_, 17. Pollux, VIII, 128. +Pline, _H. N._, XIII, 21. Valère-Maxime, I, i, 3. Varron, _L. L._, VI, 16. +Censorinus, 17. Festus, v° _Rituales_. + +[4] Plutarque, _Thésée_, 16. Tacite, _Ann._, IV, 43. Élien, _H. V._, II, +39. + +[5] Denys, II, 49. Tite-Live, X, 33. Cicéron, _De divin._, II, 41; I, 33; +II, 23. Censorinus, 12, 17. Suétone, _Claude_, 42. Macrobe, I, 12; V, 19. +Solin, II, 9. Servius, VII, 678; VIII, 398. Lettres de Marc-Aurèle, IV, 4. + +[6] Plutarque, _contre Colotès_, 17; _Solon_, 11; _Morales_, p. 869. +Athénée, XI, 49. Tacite, _Annales_, IV, 43. + + + + +CHAPITRE IX. + +GOUVERNEMENT DE LA CITÉ. LE ROI. + + +_1° Autorité religieuse du roi._ + +Il ne faut pas se représenter une cité, à sa naissance, délibérant sur le +gouvernement qu'elle va se donner, cherchant et discutant ses lois, +combinant ses institutions. Ce n'est pas ainsi que les lois se trouvèrent +et que les gouvernements s'établirent. Les institutions politiques de la +cité naquirent avec la cité elle-même, le même jour qu'elle; chaque membre +de la cité les portait en lui-même; car elles étaient en germe dans les +croyances et la religion de chaque homme. + +La religion prescrivait que le foyer eût toujours un prêtre suprême. Elle +n'admettait pas que l'autorité sacerdotale fût partagée. Le foyer +domestique avait un grand-prêtre, qui était le père de famille; le foyer +de la curie avait son curion ou phratriarque; chaque tribu avait de même +son chef religieux, que les Athéniens appelaient le roi de la tribu. La +religion de la cité devait avoir aussi son prêtre suprême. + +Ce prêtre du foyer public portait le nom de roi. Quelquefois on lui +donnait d'autres titres; comme il était, avant tout, prêtre du prytanée, +les Grecs l'appelaient volontiers prytane; quelquefois encore ils +l'appelaient archonte. Sous ces noms divers, roi, prytane, archonte, nous +devons voir un personnage qui est surtout le chef du culte; il entretient +le foyer, il fait le sacrifice et prononce la prière, il préside aux repas +religieux. + +Il importe de prouver que les anciens rois de l'Italie et de la Grèce +étaient des prêtres. On lit dans Aristote: « Le soin des sacrifices +publics de la cité appartient, suivant la coutume religieuse, non à des +prêtres spéciaux, mais à ces hommes qui tiennent leur dignité du foyer, et +que l'on appelle, ici rois, là prytanes, ailleurs archontes. » [1] Ainsi +parle Aristote, l'homme qui a le mieux connu les constitutions des cités +grecques. Ce passage si précis prouve d'abord que les trois mots roi, +prytane, archonte, ont été longtemps synonymes; cela est si vrai, qu'un +ancien historien, Charon de Lampsaque, écrivant un livre sur les rois de +Lacédémone, l'intitula: _Archontes et prytanes des Lacédémoniens_. [2] Il +prouve encore que le personnage que l'on appelait indifféremment de l'un +de ces trois noms, peut-être de tous les trois à la fois, était le prêtre +de la cité, et que le culte du foyer public était la source de sa dignité +et de sa puissance. + +Ce caractère sacerdotal de la royauté primitive est clairement indiqué par +les écrivains anciens. Dans Eschyle, les filles de Danaüs s'adressent au +roi d'Argos en ces termes: « Tu es le prytane suprême, et c'est toi qui +veilles sur le foyer de ce pays. » [3] Dans Euripide, Oreste, meurtrier de +sa mère, dit à Ménélas: « Il est juste que, fils d'Agamemnon, je règne +dans Argos »; et Ménélas lui répond: « As-tu donc en mesure, toi +meurtrier, de toucher les vases d'eau lustrale pour les sacrifices? Es-tu +en mesure d'égorger les victimes? » [4] La principale fonction d'un roi +était donc d'accomplir les cérémonies religieuses. Un ancien roi de +Sicyone fut déposé, parce que, sa main ayant été souillée par un meurtre, +il n'était plus en état d'offrir les sacrifices. [5] Ne pouvant plus être +prêtre, il ne pouvait plus être roi. + +Homère et Virgile nous montrent les rois occupés sans cesse de cérémonies +sacrées. Nous savons par Démosthènes que les anciens rois de l'Attique +faisaient eux-mêmes tous les sacrifices qui étaient prescrits par la +religion de la cité, et par Xénophon que les rois de Sparte étaient les +chefs de la religion lacédémonienne. [6] Les lucumons étrusques étaient à +la fois des magistrats, des chefs militaires et des pontifes. [7] + +Il n'en fut pas autrement des rois de Rome. La tradition les représente +toujours comme des prêtres. Le premier fut Romulus, qui était instruit +dans la science augurale, et qui fonda la ville suivant des rites +religieux. Le second fut Numa; il remplissait, dit Tite-Live, la plupart +des fonctions sacerdotales; mais il prévit que ses successeurs, ayant +souvent des guerres à soutenir, ne pourraient pas toujours vaquer au soin +des sacrifices, et il institua les flamines pour remplacer les rois, quand +ceux-ci seraient absents de Rome. Ainsi, le sacerdoce romain n'était +qu'une sorte d'émanation de la royauté primitive. + +Ces rois-prêtres étaient intronisés avec un cérémonial religieux. Le +nouveau roi, conduit sur la cime du mont Capitolin, s'asseyait sur un +siége de pierre, le visage tourné vers le midi. A sa gauche était assis un +augure, la tête couverte de bandelettes sacrées, et tenant à la main le +bâton augural. Il figurait dans le ciel certaines lignes, prononçait une +prière, et posant la main sur la tête du roi, il suppliait les dieux de +marquer par un signe visible que ce chef leur était agréable. Puis, dès +qu'un éclair ou le vol des oiseaux avait manifesté l'assentiment des +dieux, le nouveau roi prenait possession de sa charge. Tite-Live décrit +cette cérémonie pour l'installation de Numa; Denys assure qu'elle eut lieu +pour tous les rois, et après les rois, pour les consuls; il ajoute qu'elle +était pratiquée encore de son temps. [8] Un tel usage avait sa raison +d'être: comme le roi allait être le chef suprême de la religion et que de +ses prières et de ses sacrifices le salut de la cité allait dépendre, on +avait bien le droit de s'assurer d'abord que ce roi était accepté par les +dieux. + +Les anciens ne nous renseignent pas sur la manière dont les rois de Sparte +étaient élus; mais nous pouvons tenir pour certain qu'on faisait +intervenir dans l'élection la volonté des dieux. On reconnaît même à de +vieux usages, qui ont duré jusqu'à la fin de l'histoire de Sparte, que la +cérémonie par laquelle on les consultait était renouvelée tous les neuf +ans; tant on craignait que le roi ne perdît les bonnes grâces de la +divinité. « Tous les neuf ans, dit Plutarque, les éphores choisissent une +nuit très-claire, mais sans lune, et ils s'asseyent en silence, les yeux +fixés vers le ciel. Voient-ils une étoile traverser d'un côté du ciel à +l'autre, cela leur indique que leurs rois sont coupables de quelque faute +envers les dieux. Ils les suspendent alors de la royauté jusqu'à ce qu'un +oracle venu de Delphes les relève de leur déchéance. » [9] + + +_2° Autorité politique du roi._ + +De même que dans la famille l'autorité était inhérente au sacerdoce, et +que le père, à titre de chef du culte domestique, était en même temps juge +et maître, de même, le grand-prêtre de la cité en fut aussi le chef +politique. L'autel, suivant l'expression d'Aristote, lui conféra la +dignité et la puissance. Cette confusion du sacerdoce et du pouvoir n'a +rien qui doive surprendre. On la trouve à l'origine de presque toutes les +sociétés, soit que, dans l'enfance des peuples, il n'y ait que la religion +qui puisse obtenir d'eux l'obéissance, soit que notre nature éprouve le +besoin de ne se soumettre jamais à d'autre empire qu'à celui d'une idée +morale. + +Nous avons dit combien la religion de la cité se mêlait à toutes choses. +L'homme se sentait à tout moment dépendre de ses dieux, et par conséquent +de ce prêtre qui était placé entre eux et lui. C'était ce prêtre qui +veillait sur le feu sacré; c'était, comme dit Pindare, son culte de chaque +jour qui sauvait chaque jour la cité. [10] C'était lui qui connaissait les +formules de prière auxquelles les dieux ne résistaient pas; au moment du +combat, c'était lui qui égorgeait la victime et qui attirait sur l'armée +la protection des dieux. Il était bien naturel qu'un homme armé d'une +telle puissance fût accepté et reconnu comme chef. De ce que la religion +se mêlait au gouvernement, à la justice, à la guerre, il résulta +nécessairement que le prêtre fut en même temps magistrat, juge et chef +militaire. « Les rois de Sparte, dit Aristote, [11] ont trois +attributions: ils font les sacrifices, ils commandent à la guerre, et ils +rendent la justice. » Denys d'Halicarnasse s'exprime dans les mêmes termes +au sujet des rois de Rome. + +Les règles constitutives de cette monarchie furent très-simples, et il ne +fut pas nécessaire de les chercher longtemps; elles découlèrent des règles +mêmes du culte. Le fondateur qui avait posé le foyer sacré en fut +naturellement le premier prêtre. L'hérédité était la règle constante, à +l'origine, pour la transmission de ce culte; que le foyer fût celui d'une +famille ou qu'il fût celui d'une cité, la religion prescrivait que le soin +de l'entretenir passât toujours du père au fils. Le sacerdoce fut donc +héréditaire, et le pouvoir avec lui. [12] + +Un trait bien connu de l'ancienne histoire de la Grèce prouve d'une +manière frappante que la royauté appartint, à l'origine, à l'homme qui +avait posé le foyer de la cité. On sait que la population des colonies +ioniennes ne se composait pas d'Athéniens, mais qu'elle était un mélange +de Pélasges, d'Éoliens, d'Abantes, de Cadméens. Pourtant les foyers des +cités nouvelles furent tous posés par des membres de la famille religieuse +de Codrus. Il en résulta que ces colons, au lieu d'avoir pour chefs des +hommes de leur race, les Pélasges un Pélasge, les Abantes un Abante, les +Éoliens un Éolien, donnèrent tous la royauté, dans leurs douze villes, aux +Codrides. [13] Assurément ces personnages n'avaient pas acquis leur +autorité par la force, car ils étaient presque les seuls Athéniens qu'il y +eût dans cette nombreuse agglomération. Mais comme ils avaient posé les +foyers, c'était à eux qu'il appartenait de les entretenir. La royauté leur +fut donc déférée sans conteste, et resta héréditaire dans leur famille. +Battos avait fondé Cyrène en Afrique: les Battiades y furent longtemps en +possession de la dignité royale. Protis avait fondé Marseille: les +Protiades, de père en fils, y exercèrent le sacerdoce et y jouirent de +grands privilèges. + +Ce ne fut donc pas la force qui fit les chefs et les rois dans ces +anciennes cités. Il ne serait pas vrai de dire que le premier qui y fut +roi fut un soldat heureux. L'autorité découla du culte du foyer. La +religion fit le roi dans la cité, comme elle avait fait le chef de famille +dans la maison. La croyance, l'indiscutable et impérieuse croyance, disait +que le prêtre héréditaire du foyer était le dépositaire des choses saintes +et le gardien des dieux. Comment hésiter à obéir à un tel homme? Un roi +était un être sacré; [Grec: Basileis hieroi], dit Pindare. On voyait en +lui, non pas tout à fait un dieu, mais du moins « l 'homme le plus +puissant pour conjurer la colère des dieux », [14] l'homme sans le secours +duquel nulle prière n'était efficace, nul sacrifice n'était accepté. + +Cette royauté demi-religieuse et demi-politique s'établit dans toutes les +villes, dès leur naissance, sans efforts de la part des rois, sans +résistance de la part des sujets. Nous ne voyons pas à l'origine des +peuples anciens les fluctuations et les luttes qui marquent le pénible +enfantement des sociétés modernes. On sait combien de temps il a fallu, +après la chute de l'empire romain, pour retrouver les règles d'une société +régulière. L'Europe a vu durant des siècles plusieurs principes opposés se +disputer le gouvernement des peuples, et les peuples se refuser +quelquefois à toute organisation sociale. Un tel spectacle ne se voit ni +dans l'ancienne Grèce ni dans l'ancienne Italie; leur histoire ne commence +pas par des conflits; les révolutions n'ont paru qu'à la fin. Chez ces +populations, la société s'est formée lentement, longuement, par degrés, en +passant de la famille à la tribu et de la tribu à la cité, mais sans +secousses et sans luttes. La royauté s'est établie tout naturellement, +dans la famille d'abord, dans la cité plus tard. Elle ne fut pas imaginée +par l'ambition de quelques-uns; elle naquit d'une nécessité qui était +manifeste aux yeux de tous. Pendant de longs siècles elle fut paisible, +honorée, obéie. Les rois n'avaient pas besoin de la force matérielle; ils +n'avaient ni armée ni finances; mais soutenue par des croyances qui +étaient puissantes sur l'âme, leur autorité était sainte et inviolable. + +Une révolution, dont nous parlerons plus loin, renversa la royauté dans +toutes les villes. Mais en tombant elle ne laissa aucune haine dans le +coeur des hommes. Ce mépris mêlé de rancune qui s'attache d'ordinaire aux +grandeurs abattues, ne la frappa jamais. Toute déchue qu'elle était, le +respect et l'affection des hommes restèrent attachés à sa mémoire. On vit +même en Grèce une chose qui n'est pas très-commune dans l'histoire, c'est +que dans les villes où la famille royale ne s'éteignit pas, non-seulement +elle ne fut pas expulsée, mais les mêmes hommes qui l'avaient dépouillée +du pouvoir, continuèrent à l'honorer. A Éphèse, à Marseille, à Cyrène, la +famille royale, privée de sa puissance, resta entourée du respect des +peuples et garda même le titre et les insignes de la royauté. [15] + +Les peuples établirent le régime républicain; mais le nom de roi, loin de +devenir une injure, resta un titre vénéré. On a l'habitude de dire que ce +mot était odieux et méprisé: singulière erreur! les Romains l'appliquaient +aux dieux dans leurs prières. Si les usurpateurs n'osèrent jamais prendre +ce titre, ce n'était pas qu'il fût odieux, c'était plutôt qu'il était +sacré. [16] En Grèce la monarchie fut maintes fois rétablie dans les +villes; mais les nouveaux monarques ne se crurent jamais le droit de se +faire appeler rois et se contentèrent d'être appelés tyrans. Ce qui +faisait la différence de ces deux noms, ce n'était pas le plus ou le moins +de qualités morales qui se trouvaient dans le souverain; on n'appelait pas +roi un bon prince et tyran un mauvais. C'était la religion qui les +distinguait l'un de l'autre. Les rois primitifs avaient rempli les +fonctions de prêtres et avaient tenu leur autorité du foyer; les tyrans de +l'époque postérieure n'étaient que des chefs politiques et ne devaient +leur pouvoir qu'à la force ou à l'élection. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Polit._, VII, 5, 11 (VI, 8). Comp. Denys, II, 65. + +[2] Suidas, v° [Grec: Chadon]. + +[3] Eschyle, _Suppliantes_, 361 (357). + +[4] Euripide, _Oreste_, 1605. + +[5] Nicolas de Damas, dans les _Fragm. des. hist. grecs_, t. III, p. 394. + +[6] Démosthènes, _contre Néère_. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 13. + +[7] Virgile, X, 175. Tite-Live, V, l. Censorinus, 4. + +[8] Tite-Live, I, 18. Denys, II, 6; IV, 80. + +[9] Plutarque, _Agis_, 11. + +[10] Pindare, _Ném._, XI, 5. + +[11] Aristote, _Politique_, III, 9. + +[12] Nous ne parlons ici que du premier âge des cités. On verra plus loin +qu'il vint un temps où l'hérédité cessa d'être la règle, et nous dirons +pourquoi, à Rome, la royauté ne fut pas héréditaire. + +[13] Hérodote, I, 142-148. Pausanias, VI. Strabon. + +[14] Sophocle, _Oedipe roi_, 34. + +[15] Strabon, IV, 171; XIV, 632; XIII, 608. Athénée, XIII, 576. + +[16] _Sanctitas regum_, Suétone, _Jules César_, 6. Tite-Live, III, 39. +Cicéron, _Républ._, I, 33. + + + + +CHAPITRE X. + +LE MAGISTRAT. + + +La confusion de l'autorité politique et du sacerdoce dans le même +personnage n'a pas cessé avec la royauté. La révolution qui a établi le +régime républicain, n'a pas séparé des fonctions dont le mélange +paraissait fort naturel et était alors la loi fondamentale de la société +humaine. Le magistrat qui remplaça le roi fut comme lui un prêtre en même +temps qu'un chef politique. + +Quelquefois ce magistrat annuel porta le titre sacré de roi. [1] Ailleurs +le nom de prytane, [2] qui lui fut conservé, indiqua sa principale +fonction. Dans d'autres villes le titre d'archonte prévalut. A Thèbes, par +exemple, le premier magistrat fut appelé de ce nom; mais ce que Plutarque +dit de cette magistrature montre qu'elle différait peu d'un sacerdoce. Cet +archonte, pendant le temps de sa charge, devait porter une couronne, [3] +comme il convenait à un prêtre; la religion lui défendait de laisser +croître ses cheveux et de porter aucun objet en fer sur sa personne, +prescriptions qui le font ressembler un peu aux flamines romains. La ville +de Platée avait aussi un archonte, et la religion de cette cité ordonnait +que, pendant tout le cours de sa magistrature, il fût vêtu de blanc, [4] +c'est-à-dire de la couleur sacrée. + +Les archontes athéniens, le jour de leur entrée en charge, montaient à +l'acropole, la tête couronnée de myrte, et ils offraient un sacrifice à la +divinité poliade. [5] C'était aussi l'usage que dans l'exercice de leurs +fonctions ils eussent une couronne de feuillage sur la tête. [6] Or il est +certain que la couronne, qui est devenue à la longue et est restée +l'emblème de la puissance, n'était alors qu'un emblème religieux, un signe +extérieur qui accompagnait la prière et le sacrifice. [7] Parmi ces neuf +archontes, celui qu'on appelait Roi était surtout le chef de la religion; +mais chacun de ses collègues avait quelque fonction sacerdotale à remplir, +quelque sacrifice à offrir aux dieux. [8] + +Les Grecs avaient une expression générale pour désigner les magistrats; +ils disaient [Grec: oi eu telei], ce qui signifie littéralement ceux qui +sont à accomplir le sacrifice: [9] vieille expression qui indique l'idée +qu'on se faisait primitivement du magistrat. Pindare dit de ces +personnages que, par les offrandes qu'ils font au foyer, ils assurent le +salut de la cité. + +A Rome le premier acte du consul était d'accomplir un sacrifice au forum. +Des victimes étaient amenées sur la place publique; quand le pontife les +avait déclarées dignes d'être offertes, le consul les immolait de sa main, +pendant qu'un héraut commandait à la foule le silence religieux et qu'un +joueur de flûte faisait entendre l'air sacré. [10] Peu de jours après, le +consul se rendait à Lavinium, d'où les pénates romains étaient issus, et +il offrait encore un sacrifice. + +Quand on examine avec un peu d'attention le caractère du magistrat chez +les anciens, on voit combien il ressemble peu aux chefs d'État des +sociétés modernes. Sacerdoce, justice et commandement se confondent en sa +personne. Il représente la cité, qui est une association religieuse au +moins autant que politique. Il a dans ses mains les auspices, les rites, +la prière, la protection des dieux. Un consul est quelque chose de plus +qu'un homme; il est l'intermédiaire entre l'homme et la divinité. A sa +fortune est attachée la fortune publique; il est comme le génie tutélaire +de la cité. La mort d'un consul funeste la république. [11] Quand le +consul Claudius Néron quitte son armée pour voler au secours de son +collègue, Tite-Live nous montre combien Rome est en alarmes sur le sort de +cette armée; c'est que, privée de son chef, l'armée est en même temps +privée de la protection céleste; avec le consul sont partis les auspices, +c'est-à-dire la religion et les dieux. + +Les autres magistratures romaines qui furent, en quelque sorte, des +membres successivement détachés du consulat, réunirent comme lui des +attributions sacerdotales et des attributions politiques. On voyait, à +certains jours, le censeur, une couronne sur la tête, offrir un sacrifice +au nom de la cité et frapper de sa main la victime. Les préteurs, les +édiles curules présidaient à des fêtes religieuses. [12] Il n'y avait pas +de magistrat qui n'eût à accomplir quelque acte sacré; car dans la pensée +des anciens toute autorité devait être religieuse par quelque côté. Les +tribuns de la plèbe étaient les seuls qui n'eussent à accomplir aucun +sacrifice; aussi ne les comptait-on pas parmi les vrais magistrats. Nous +verrons plus loin que leur autorité était d'une nature tout à fait +exceptionnelle. + +Le caractère sacerdotal qui s'attachait au magistrat, se montre surtout +dans la manière dont il était élu. Aux yeux des anciens il ne semblait pas +que les suffrages des hommes fussent suffisants pour établir le chef de la +cité. Tant que dura la royauté primitive, il parut naturel que ce chef fût +désigné par la naissance en vertu de la loi religieuse qui prescrivait que +le fils succédât au père dans tout sacerdoce; la naissance semblait +révéler assez la volonté des dieux. Lorsque les révolutions eurent +supprimé partout cette royauté, les hommes paraissent avoir cherché, pour +suppléer à la naissance, un mode d'élection que les dieux n'eussent pas à +désavouer. Les Athéniens, comme beaucoup de peuples grecs, n'en virent pas +de meilleur que le tirage au sort. Mais il importe de ne pas se faire une +idée fausse de ce procédé, dont on a fait un sujet d'accusation contre la +démocratie athénienne; et pour cela il est nécessaire de pénétrer dans la +pensée des anciens. Pour eux le sort n'était pas le hasard; le sort était +la révélation de la volonté divine. De même qu'on y avait recours dans les +temples pour surprendre les secrets d'en haut, de même la cité y recourait +pour le choix de son magistrat. On était persuadé que les dieux +désignaient le plus digne en faisant sortir son nom de l'urne. Cette +opinion était celle de Platon lui-même qui disait: « L'homme que le sort a +désigné, nous disons qu'il est cher à la divinité et nous trouvons juste +qu'il commande. Pour toutes les magistratures qui touchent aux choses +sacrées, laissant à la divinité le choix de ceux qui lui sont agréables, +nous nous en remettons au sort. » La cité croyait ainsi recevoir ses +magistrats des dieux. [13] + +Au fond les choses se passaient de même à Rome. La désignation du consul +ne devait pas appartenir aux hommes. La volonté ou le caprice du peuple +n'était pas ce qui pouvait créer légitimement un magistrat. Voici donc +comment le consul était choisi. Un magistrat en charge, c'est-à-dire un +homme déjà en possession du caractère sacré et des auspices, indiquait +parmi les jours fastes celui où le consul devait être nommé. Pendant la +nuit qui précédait ce jour, il veillait, en plein air, les yeux fixés au +ciel, observant les signes que les dieux envoyaient, en même temps qu'il +prononçait mentalement le nom de quelques candidats à la magistrature. +[14] Si les présages étaient favorables, c'est que les dieux agréaient ces +candidats. Le lendemain, le peuple se réunissait au champ de Mars; le même +personnage qui avait consulté les dieux, présidait l'assemblée. Il disait +à haute voix les noms des candidats sur lesquels il avait pris les +auspices; si parmi ceux qui demandaient le consulat, il s'en trouvait un +pour lequel les auspices n'eussent pas été favorables, il omettait son +nom. [15] Le peuple ne votait que sur les noms qui étaient prononcés par +le président. [16] Si le président ne nommait que deux candidats, le +peuple votait pour eux nécessairement; s'il en nommait trois, le peuple +choisissait entre eux. Jamais l'assemblée n'avait le droit de porter ses +suffrages sur d'autres hommes que ceux que le président avait désignés; +car pour ceux-là seulement les auspices avaient été favorables et +l'assentiment des dieux était assuré. + +Ce mode d'élection, qui fut scrupuleusement suivi dans les premiers +siècles de la république, explique quelques traits de l'histoire romaine +dont on est d'abord surpris. On voit, par exemple, assez souvent que le +peuple veut presque unanimement porter deux hommes au consulat, et que +pourtant il ne le peut pas; c'est que le président n'a pas pris les +auspices sur ces deux hommes, ou que les auspices ne se sont pas montrés +favorables. Par contre, on voit plusieurs fois le peuple nommer consuls +deux hommes qu'il déteste; [17] c'est que le président n'a prononcé que +deux noms. Il a bien fallu voter pour eux; car le vote ne s'exprime pas +par oui ou par non; chaque suffrage doit porter deux noms propres sans +qu'il soit possible d'en écrire d'autres que ceux qui ont été désignés. Le +peuple à qui l'on présente des candidats qui lui sont odieux, peut bien +marquer sa colère en se retirant sans voter; il reste toujours dans +l'enceinte assez de citoyens pour figurer un vote. + +On voit par là quelle était la puissance du président des comices, et l'on +ne s'étonne plus de l'expression consacrée, _creat consules_, qui +s'appliquait, non au peuple, mais au président des comices. C'était de +lui, en effet, plutôt que du peuple, qu'on pouvait dire: Il crée les +consuls; car c'était lui qui découvrait la volonté des dieux. S'il ne +faisait pas les consuls, c'était au moins par lui que les dieux les +faisaient. La puissance du peuple n'allait que jusqu'à ratifier +l'élection, tout au plus jusqu'à choisir entre trois ou quatre noms, si +les auspices s'étaient montrés également favorables à trois ou quatre +candidats. + +Il est hors de doute que cette manière de procéder fut fort avantageuse à +l'aristocratie romaine; mais on se tromperait si l'on ne voyait en tout +cela qu'une ruse imaginée par elle. Une telle ruse ne se conçoit pas dans +les siècles où l'on croyait à cette religion. Politiquement, elle était +inutile dans les premiers temps, puisque les patriciens avaient alors la +majorité dans les suffrages. Elle aurait même pu tourner contre eux en +investissant un seul homme d'un pouvoir exorbitant. La seule explication +qu'on puisse donner de ces usages, ou plutôt de ces rites de l'élection, +c'est que tout le monde croyait très sincèrement que le choix du magistrat +n'appartenait pas au peuple, mais aux dieux. L'homme qui allait disposer +de la religion et de la fortune de la cité devait être révélé par la voix +divine. + +La règle première pour l'élection d'un magistrat était celle que donne +Cicéron: « Qu'il soit nommé suivant les rites. » Si, plusieurs mois après, +on venait dire au Sénat que quelque rite avait été négligé ou mal +accompli, le Sénat ordonnait aux consuls d'abdiquer, et ils obéissaient. +Les exemples sont fort nombreux; et si, pour deux ou trois d'entre eux, il +est permis de croire que le Sénat fut bien aise de se débarrasser d'un +consul ou inhabile ou mal pensant, la plupart du temps, au contraire, on +ne peut pas lui supposer d'autre motif qu'un scrupule religieux. + +Il est vrai que lorsque le sort ou les auspices avaient désigné l'archonte +ou le consul, il y avait une sorte d'épreuve par laquelle on examinait le +mérite du nouvel élu. Mais cela même va nous montrer ce que la cité +souhaitait trouver dans son magistrat, et nous allons voir qu'elle ne +cherchait pas l'homme le plus courageux à la guerre, le plus habile ou le +plus juste dans la paix, mais le plus aimé des dieux. En effet, le sénat +athénien demandait au nouvel élu s'il avait quelque défaut corporel, s'il +possédait un dieu domestique, si sa famille avait toujours été fidèle à +son culte, si lui-même avait toujours rempli ses devoirs envers les morts. +[18] Pourquoi ces questions? c'est qu'un défaut corporel, signe de la +malveillance des dieux, rendait un homme indigne de remplir aucun +sacerdoce, et, par conséquent, d'exercer aucune magistrature; c'est que +celui qui n'avait pas de culte de famille ne devait pas avoir part au +culte national, et n'était pas apte à faire les sacrifices au nom de la +cité; c'est que si la famille n'avait pas été toujours fidèle à son culte, +c'est-à-dire si l'un des ancêtres avait commis un de ces actes qui +blessaient la religion, le foyer était à jamais souillé, et les +descendants détestés des dieux; c'est, enfin, que si lui-même avait +négligé le tombeau de ses morts, il était exposé à leurs redoutables +colères et était poursuivi par des ennemis invisibles. La cité aurait été +bien téméraire de confier sa fortune à un tel homme. Voilà les principales +questions que l'on adressait à celui qui allait être magistrat. Il +semblait qu'on ne se préoccupât ni de son caractère ni de son +intelligence. On tenait surtout à s'assurer qu'il était apte à remplir les +fonctions sacerdotales, et que la religion de la cité ne serait pas +compromise dans ses mains. + +Cette sorte d'examen était aussi en usage à Rome. Il est vrai que nous +n'avons aucun renseignement sur les questions auxquelles le consul devait +répondre. Mais il nous suffit que nous sachions que cet examen était fait +par les pontifes. [19] + + +NOTES + +[1] A Mégare, à Samothrace. Tite-Live, XLV, 5. Boeckh, _Corp. inscr._, +1052. + +[2] Pindare, _Néméennes_, XI. + +[3] Plutarque, _Quest. rom._, 40. + +[4] Id., _Aristide_, 21. + +[5] Thucydide, VIII, 70. Apollodore, _Fragm._ 21 (coll. Didot). + +[6] Démosthènes, _in Midiam_, 38. Eschine, _in Timarch._, 19. + +[7] Plutarque, _Nicias_, 3; _Phocion_, 37. Cicéron, _in Verr._, IV, 50. + +[8] Pollux, VIII,. ch. ix. Lycurgue, coll. Didot, t. II, p. 362. + +[9] Thucydide, I, 10; II, 10; III, 36; IV, 65. Comparez: Hérodote, I, 135; +III, 18; Eschyle, _Pers._, 204; _Agam._, 1202; Euripide, _Trach._, 238. + +[10] Cicéron, _De lege agr._, II, 34. Tite-Live, XXI, 63. Macrobe, III, 3. + +[11] Tite-Live, XXVII, 40. + +[12] Varron, _L. L_., VI, 54. Athénée, XIV, 79. + +[13] Platon, _Lois_, III, 690; VI, 759. Comp. Démétrius de Phalore, +_Fragm._, 4. Il est surprenant que les historiens modernes représentent le +tirage au sort comme une invention de la démocratie athénienne. Il était, +au contraire, en pleine vigueur quand dominait l'aristocratie (Plutarque, +_Périclès_, 9), et il paraît aussi ancien que l'archontat lui-même. Ce +n'était pas non plus un procédé démocratique; nous savons, en effet, +qu'encore au temps de Lysias et de Démosthènes les noms de tous les +citoyens n'étaient pas mis dans l'urne (Lysias, _or, de invalido_, c. 13; +_in Andocidem_, c. 4); à plus forte raison, quand les Eupatrides seuls ou +les Pentacosiomédimnes pouvaient être archontes. Les textes de Platon +montrent clairement quelle idée les anciens se faisaient du tirage au +sort; la pensée qui le fit instituer pour des magistrats-prêtres comme les +archontes, ou pour des sénateurs chargés de fonctions sacrées comme les +prytanes, fut une pensée religieuse et non pas une pensée égalitaire. Il +est digne de remarque que, lorsque la démocratie prit le dessus, elle +garda le tirage au sort pour le choix des archontes auxquels elle ne +laissait aucun pouvoir effectif, et elle y renonça pour le choix des +stratéges qui eurent alors la véritable autorité. De sorte qu'il y avait +tirage au sort pour les magistratures qui dataient de l'âge +aristocratique, et élection pour celles qui dataient de l'âge +démocratique. + +[14] Valère-Maxime, I, 1, 3. Plutarque, _Marcellus_, 5. + +[15] Tite-Live, XXXIX, 39. Velléius, II, 92. Valère-Maxime, III, 8, 3. + +[16] Denys, IV, 84; V, 19; V, 72; V, 77; VI, 49. + +[17] Tite-Live, II, 42; II, 43. + +[18] Platon, _Lois_, VI. Xénophon, _Mém._, II. Pollux, VIII, 85, 86, 95. + +[19] Denys, II, 78. + + + + +CHAPITRE XI. + +LA LOI. + + +Chez les Grecs et chez les Romains, comme chez les Hindous, la loi fut +d'abord une partie de la religion. Les anciens codes des cités étaient un +ensemble de rites, de prescriptions liturgiques, de prières, en même temps +que de dispositions législatives. Les règles du droit de propriété et du +droit de succession y étaient éparses au milieu des règles des sacrifices, +de la sépulture et du culte des morts. + +Ce qui nous est resté des plus anciennes lois de Rome, qu'on appelait lois +royales, est aussi souvent relatif au culte qu'aux rapports de la vie +civile. L'une d'elles interdisait à la femme coupable d'approcher des +autels; une autre défendait de servir certains mets dans les repas sacrés, +une troisième disait quelle cérémonie religieuse un général vainqueur +devait faire en rentrant dans la ville. Le code des Douze Tables, quoique +plus récent, contenait encore des prescriptions minutieuses sur les rites +religieux de la sépulture. L'oeuvre de Solon était à la fois un code, une +constitution et un rituel; l'ordre des sacrifices et le prix des victimes +y étaient réglés, ainsi que les rites des noces et le culte des morts. + +Cicéron, dans son traité des Lois, trace le plan d'une législation qui +n'est pas tout à fait imaginaire. Pour le fond comme pour la forme de son +code, il imite les anciens législateurs. Or, voici les premières lois +qu'il écrit: « Que l'on n'approche des dieux qu'avec les mains pures; -- +que l'on entretienne les temples des pères et la demeure des Lares +domestiques; -- que les prêtres n'emploient dans les repas sacrés que les +mets prescrits; -- que l'on rende aux dieux Mânes le culte qui leur est +dû. » Assurément le philosophe romain se préoccupait peu de cette vieille +religion des Lares et des Mânes; mais il traçait un code à l'image des +codes anciens, et il se croyait tenu d'y insérer les règles du culte. + +A Rome, c'était une vérité reconnue qu'on ne pouvait pas être un bon +pontife si l'on ne connaissait pas le droit, et, réciproquement, que l'on +ne pouvait pas connaître le droit si l'on ne savait pas la religion. Les +pontifes furent longtemps les seuls jurisconsultes. Comme il n'y avait +presque aucun acte de la vie qui n'eût quelque rapport avec la religion, +il en résultait que presque tout était soumis aux décisions de ces +prêtres, et qu'ils se trouvaient les seuls juges compétents dans un nombre +infini de procès. Toutes les contestations relatives au mariage, au +divorce, aux droits civils et religieux des enfants, étaient portées à +leur tribunal. Ils étaient juges de l'inceste comme du célibat. Comme +l'adoption touchait à la religion, elle ne pouvait se faire qu'avec +l'assentiment du pontife. Faire un testament, c'était rompre l'ordre que +la religion avait établi pour la succession des biens et la transmission +du culte; aussi le testament devait-il, à l'origine, être autorisé par le +pontife. Comme les limites de toute propriété étaient marquées par la +religion, dès que deux voisins étaient en litige, ils devaient plaider +devant le pontife ou devant des prêtres qu'on appelait frères arvales. +Voilà pourquoi les mêmes hommes étaient pontifes et jurisconsultes; droit +et religion ne faisaient qu'un. [1] + +A Athènes, l'archonte et le roi avaient a peu près les mêmes attributions +judiciaires que le pontife romain. [2] + +Le mode de génération des lois anciennes apparaît clairement. Ce n'est pas +un homme qui les a inventées. Solon, Lycurgue, Minos, Numa ont pu mettre +en écrit les lois de leurs cités; ils ne les ont pas faites. Si nous +entendons par législateur un homme qui crée un code par la puissance de +son génie et qui l'impose aux autres hommes, ce législateur n'exista +jamais chez les anciens. La loi antique ne sortit pas non plus des votes +du peuple. La pensée que le nombre des suffrages pouvait faire une loi, +n'apparut que fort tard dans les cités, et seulement après que deux +révolutions les avaient transformées. Jusque-là les lois se présentent +comme quelque chose d'antique, d'immuable, de vénérable. Aussi vieilles +que la cité, c'est le fondateur qui les a _posées_, en même temps qu'il +_posait_ le foyer, _moresque viris et moenia ponit_. Il les a instituées +en même temps qu'il instituait la religion. Mais encore ne peut-on pas +dire qu'il les ait imaginées lui-même. Quel en est donc le véritable +auteur? Quand nous avons parlé plus haut de l'organisation de la famille +et des lois grecques ou romaines qui réglaient la propriété, la +succession, le testament, l'adoption, nous avons observé combien ces lois +correspondaient exactement aux croyances des anciennes générations. Si +l'on met ces lois en présence de l'équité naturelle, on les trouve souvent +en contradiction avec elle, et il paraît assez évident que ce n'est pas +dans la notion du droit absolu et dans le sentiment du juste qu'on est +allé les chercher. Mais que l'on mette ces mêmes lois en regard du culte +des morts et du foyer, qu'on les compare aux diverses prescriptions de +cette religion primitive, et l'on reconnaîtra qu'elles sont avec tout cela +dans un accord parfait. + +L'homme n'a pas eu à étudier sa conscience et à dire: Ceci est juste; ceci +ne l'est pas. Ce n'est pas ainsi qu'est né le droit antique. Mais l'homme +croyait que le foyer sacré, en vertu de la loi religieuse, passait du père +au fils; il en est résulté que la maison a été un bien héréditaire. +L'homme qui avait enseveli son père dans son champ, croyait que l'esprit +du mort prenait à jamais possession de ce champ et réclamait de sa +postérité un culte perpétuel; il en est résulté que le champ, domaine du +mort et lieu des sacrifices, est devenu la propriété inaliénable d'une +famille. La religion disait: Le fils continue le culte, non la fille; et +la loi a dit avec la religion: Le fils hérite, la fille n'hérite pas; le +neveu par les mâles hérite, non pas le neveu par les femmes. Voilà comment +la loi s'est faite; elle s'est présentée d'elle-même et sans qu'on eût à +la chercher. Elle était la conséquence directe et nécessaire de la +croyance; elle était la religion même s'appliquant aux relations des +hommes entre eux. + +Les anciens disaient que leurs lois leur étaient venues des dieux. Les +Crétois attribuaient les leurs, non à Minos, mais à Jupiter; les +Lacédémoniens croyaient que leur législateur n'était pas Lycurgue, mais +Apollon. Les Romains disaient que Numa avait écrit sous la dictée d'une +des divinités les plus puissantes de l'Italie ancienne, la déesse Égérie. +Les Étrusques avaient reçu leurs lois du dieu Tagès. Il y a du vrai dans +toutes ces traditions. Le véritable législateur chez les anciens, ce ne +fut pas l'homme, ce fut la croyance religieuse que l'homme avait en soi. + +Les lois restèrent longtemps une chose sacrée. Même à l'époque où l'on +admit que la volonté d'un homme ou les suffrages d'un peuple pouvaient +faire une loi, encore fallait-il que la religion fût consultée et qu'elle +fût an moins consentante. A Rome on ne croyait pas que l'unanimité des +suffrages fût suffisante pour qu'il y eût une loi; il fallait encore que +la décision du peuple fût approuvée par les pontifes et que les augures +attestassent que les dieux étaient favorables à la loi proposée. [3] Un +jour que les tribuns plébéiens voulaient faire adopter une loi par une +assemblée des tribus, un patricien leur dit: « Quel droit avez-vous de +faire une loi nouvelle ou de toucher aux lois existantes? Vous qui n'avez +pas les auspices, vous qui dans vos assemblées n'accomplissez pas d'actes +religieux, qu'avez-vous de commun avec la religion et toutes les choses +sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [4] + +On conçoit d'après cela le respect et l'attachement que les anciens ont +eus longtemps pour leurs lois. En elles ils ne voyaient pas une oeuvre +humaine. Elles avaient une origine sainte. Ce n'est pas un vain mot quand +Platon dit qu'obéir aux lois c'est obéir aux dieux. Il ne fait qu'exprimer +la pensée grecque lorsque, dans le _Criton_, il montre Socrate donnant sa +vie parce que les lois la lui demandent. Avant Socrate, on avait écrit sur +le rocher des Thermopyles: « Passant, va dire à Sparte que nous sommes +morts ici pour obéir à ses lois. » La loi chez les anciens fut toujours +sainte; au temps de la royauté elle était la reine des rois; au temps des +républiques elle fut la reine des peuples. Lui désobéir était un +sacrilège. + +En principe, la loi était immuable, puisqu'elle était divine. Il est à +remarquer que jamais on n'abrogeait les lois. On pouvait bien en faire de +nouvelles, mais les anciennes subsistaient toujours, quelque contradiction +qu'il y eût entre elles. Le code de Dracon n'a pas été aboli par celui de +Solon, [5] ni les Lois Royales par les Douze Tables. La pierre où la loi +était gravée était inviolable; tout au plus les moins scrupuleux se +croyaient-ils permis de la retourner. Ce principe a été la cause +principale de la grande confusion qui se remarque dans le droit ancien. +Des lois opposées et de différentes époques s'y trouvaient réunies; et +toutes avaient droit au respect. On voit dans un plaidoyer d'Isée deux +hommes se disputer un héritage; chacun d'eux allègue une loi en sa faveur; +les deux lois sont absolument contraires et également sacrées. C'est ainsi +que le Code de Manou garde l'ancienne loi qui établit le droit d'aînesse, +et en écrit une autre à côté qui prescrit le partage égal entre les +frères. + +La loi antique n'a jamais de considérants. Pourquoi en aurait-elle? Elle +n'est pas tenue de donner ses raisons; elle est, parce que les dieux l'ont +faite. Elle ne se discute pas, elle s'impose; elle est une oeuvre +d'autorité; les hommes lui obéissent parce qu'ils ont foi en elle. + +Pendant de longues générations, les lois n'étaient pas écrites; elles se +transmettaient de père en fils, avec la croyance et la formule de prière. +Elles étaient une tradition sacrée qui se perpétuait autour du foyer de la +famille ou du foyer de la cité. + +Le jour où l'on a commencé à les mettre en écrit, c'est dans les livres +sacrés qu'on les a consignées, dans les rituels, au milieu des prières et +des cérémonies. Varron cite une loi ancienne de la ville de Tusculum et il +ajoute qu'il l'a lue dans les livres sacrés de cette ville. [6] Denys +d'Halicarnasse, qui avait consulté les documents originaux, dit qu'avant +l'époque des Décemvirs tout ce qu'il y avait à Rome de lois écrites se +trouvait dans les livres des prêtres. [7] Plus tard la loi est sortie des +rituels; on l'a écrite à part; mais l'usage a continué de la déposer dans +un temple, et les prêtres en ont conservé la garde. + +Écrites ou non, ces lois étaient toujours formulées en arrêts très-brefs, +que l'on peut comparer, pour la forme, aux versets du livre de Moïse ou +aux slocas du livre de Manou. Il y a même grande apparence que les paroles +de la loi étaient rhythmées. [8] Aristote dit qu'avant le temps où les +lois furent écrites, on les chantait. [9] Il en est resté des souvenirs +dans la langue; les Romains appelaient les lois _carmina_, des vers; les +Grecs disaient [Grec: nomoi], des chants. [10] + +Ces vieux vers étaient des textes invariables. Y changer une lettre, y +déplacer un mot, en altérer le rhythme, c'eût été détruire la loi elle- +même, en détruisant la forme sacrée sous laquelle elle s'était révélée aux +hommes. La loi était comme la prière, qui n'était agréable à la divinité +qu'à la condition d'être récitée exactement, et qui devenait impie si un +seul mot y était changé. Dans le droit primitif, l'extérieur, la lettre +est tout; il n'y a pas à chercher le sens ou l'esprit de la loi. La loi ne +vaut pas par le principe moral qui est en elle, mais par les mots que sa +formule renferme. Sa force est dans les paroles sacrées qui la composent. + +Chez les anciens et surtout à Rome, l'idée du droit était inséparable de +l'emploi de certains mots sacramentels. S'agissait-il, par exemple, d'une +obligation à contracter; l'un devait dire: _Dari spondes?_ et l'autre +devait répondre: _Spondeo_. Si ces mots-là n'étaient pas prononcés, il n'y +avait pas de contrat. En vain le créancier venait-il réclamer le payement +de la dette, le débiteur ne devait rien. Car ce qui obligeait l'homme dans +ce droit antique, ce n'était pas la conscience ni le sentiment du juste, +c'était la formule sacrée. Cette formule prononcée entre deux hommes +établissait entre eux un lien de droit. Où la formule n'était pas, le +droit n'était pas. + +Les formes bizarres de l'ancienne procédure romaine ne nous surprendront +pas, si nous songeons que le droit antique était une religion, la loi un +texte sacré, la justice un ensemble de rites. Le demandeur poursuit avec +la loi, _agit lege_. Par l'énoncé de la loi il saisit l'adversaire. Mais +qu'il prenne garde; pour avoir la loi pour soi, il faut en connaître les +termes et les prononcer exactement. S'il dit un mot pour un autre, la loi +n'existe plus et ne peut pas le défendre. Gaius raconte l'histoire d'un +homme dont un voisin avait coupé les vignes; le fait était constant; il +prononça la loi. Mais la loi disait arbres, il prononça vignes; il perdit +son procès. + +L'énoncé de la loi ne suffisait pas. Il fallait encore un accompagnement +de signes extérieurs, qui étaient comme les rites de cette cérémonie +religieuse qu'on appelait contrat ou qu'on appelait procédure en justice. +C'est par cette raison que pour toute vente il fallait employer le morceau +de cuivre et la balance; que pour acheter un objet il fallait le toucher +de la main, _mancipatio_; que, si l'on se disputait une propriété, il y +avait combat fictif, _manuum consertio_. De là les formes de +l'affranchissement, celles de l'émancipation, celles de l'action en +justice, et toute la pantomime de la procédure. + +Comme la loi faisait partie de la religion, elle participait au caractère +mystérieux de toute cette religion des cités. Les formules de la loi +étaient tenues secrètes comme celles du culte. Elle était cachée à +l'étranger, cachée même au plébéien. Ce n'est pas parce que les patriciens +avaient calculé qu'ils puiseraient une grande force dans la possession +exclusive des lois; mais c'est que la loi, par son origine et sa nature, +parut longtemps un mystère auquel on ne pouvait être initié qu'après +l'avoir été préalablement au culte national et au culte domestique. + +L'origine religieuse du droit antique nous explique encore un des +principaux caractères de ce droit. La religion était purement civile, +c'est-à-dire spéciale à chaque cité; il n'en pouvait découler aussi qu'un +droit _civil_. Mais il importe de distinguer le sens que ce mot avait chez +les anciens. Quand ils disaient que le droit était civil, _jus civile_, +[Grec: nomoi politichoi], ils n'entendaient pas seulement que chaque cité +avait son code, comme de nos jours chaque État a le sien. Ils voulaient +dire que leurs lois n'avaient de valeur et d'action qu'entre membres d'une +même cité. Il ne suffisait pas d'habiter une ville pour être soumis à ses +lois et être protégé par elles; il fallait en être citoyen. La loi +n'existait pas pour l'esclave; elle n'existait pas davantage pour +l'étranger. Nous verrons plus loin que l'étranger, domicilié dans une +ville, ne pouvait ni y être propriétaire, ni y hériter, ni tester, ni +faire un contrat d'aucune sorte, ni paraître devant les tribunaux +ordinaires des citoyens. A Athènes, s'il se trouvait créancier d'un +citoyen, il ne pouvait pas le poursuivre en justice pour le payement de sa +dette, la loi ne reconnaissant pas de contrat valable pour lui. + +Ces dispositions de l'ancien droit étaient d'une logique parfaite. Le +droit n'était pas né de l'idée de la justice, mais de la religion, et il +n'était pas conçu en dehors d'elle. Pour qu'il y eût un rapport de droit +entre deux hommes, il fallait qu'il y eût déjà entre eux un rapport +religieux, c'est-à-dire qu'ils eussent le culte d'un même foyer et les +mêmes sacrifices. Lorsqu'entre deux hommes cette communauté religieuse +n'existait pas, il ne semblait pas qu'aucune relation de droit pût +exister. Or ni l'esclave ni l'étranger n'avaient part à la religion de la +cité. Un étranger et un citoyen pouvaient vivre côte à côte pendant de +longues années, sans qu'on conçût la possibilité d'établir un lien de +droit entre eux. Le droit n'était qu'une des faces de la religion. Pas de +religion commune, pas de loi commune. + + +NOTES + +[1] De là est venue cette vieille définition que les jurisconsultes ont +conservée jusqu'à Justinien: _Jurisprudentia est rerum divinarum atque +humanarum notitia._ Cf. Cicéron, _De legib._, II, 9; II, 19; _De arusp. +resp._, 7. Denys, II, 73. Tacite, _Ann._, I, 10; _Hist._, I, 15. Dion +Cassius, XLVIII, 44. Pline, _Hist. nat._, XVIII, 2. Aulu-Gelle, V, 19; XV, +27. + +[2] Pollux, VIII, 90. + +[3] Denys, IX, 41; IX, 49. + +[4] Denys, X, 4. Tite-Live, III, 31. + +[5] Andocide, I, 82, 83. Démosthènes, _in Everg._, 71. + +[6] Varron, _L. L._, VI, 16. + +[7] Denys, X, I. + +[8] Élien, _H. V._, II, 39. + +[9] Aristote, _Probl._, XIX, 28. + +[10] [Grec: Nemo], partager; [Grec: nomos], division, mesure, rhythme, +chant; voy. Plutarque, _De musica_, p. 1133; Pindare, _Pyth._, XII, 41; +_fragm._ 190 (édit. Heyne). Scholiaste d'Aristophane, _Chev._, 9: [Grec: +Nomoi chaloyntai oi eis Theoys ymnoi]. + + + + +CHAPITRE XII. + +LE CITOYEN ET L'ÉTRANGER. + + +On reconnaissait le citoyen à ce qu'il avait part au culte de la cité, et +c'était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et +politiques. Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. Nous avons +parlé plus haut des repas publics, qui étaient la principale cérémonie du +culte national. Or à Sparte celui qui n'y assistait pas, même sans que ce +fût par sa faute, cessait aussitôt de compter parmi les citoyens. [1] A +Athènes, celui qui ne prenait pas part à la fête des dieux nationaux, +perdait le droit de cité. [2] A Rome, il fallait avoir été présent à la +cérémonie sainte de la lustration pour jouir des droits politiques. [3] +L'homme qui n'y avait pas assisté, c'est-à-dire qui n'avait pas eu part à +la prière commune et au sacrifice, n'était plus citoyen jusqu'au lustre +suivant. + +Si l'on veut donner la définition exacte du citoyen, il faut dire que +c'est l'homme qui a la religion de la cité. [4] L'étranger, au contraire, +est celui qui n'a pas accès au culte, celui que les dieux de la cité ne +protègent pas et qui n'a pas même le droit de les invoquer. Car ces dieux +nationaux ne veulent recevoir de prières et d'offrandes que du citoyen; +ils repoussent l'étranger; l'entrée de leurs temples lui est interdite et +sa présence pendant le sacrifice est un sacrilège. Un témoignage de cet +antique sentiment de répulsion nous est resté dans un des principaux rites +du culte romain; le pontife, lorsqu'il sacrifie en plein air, doit avoir +la tête voilée, « parce qu'il ne faut pas que devant les feux sacrés, dans +l'acte religieux qui est offert aux dieux nationaux, le visage d'un +étranger se montre aux yeux du pontife; les auspices en seraient +troublés ». [5] Un objet sacré, qui tombait momentanément aux mains d'un +étranger, devenait aussitôt profane; il ne pouvait recouvrer son caractère +religieux que par une cérémonie expiatoire. [6] Si l'ennemi s'était emparé +d'une ville et que les citoyens vinssent à la reprendre, il fallait avant +toute chose que les temples fussent purifiés et tous les foyers éteints et +renouvelés; le regard de l'étranger les avait souillés. [7] + +C'est ainsi que la religion établissait entre le citoyen et l'étranger une +distinction profonde et ineffaçable. Cette même religion, tant qu'elle fut +puissante sur les âmes, défendit de communiquer aux étrangers le droit de +cité. Au temps d'Hérodote, Sparte ne l'avait encore accordé à personne, +excepté à un devin; encore avait-il fallu pour cela l'ordre formel de +l'oracle. Athènes l'accordait quelquefois; mais avec quelles précautions! +Il fallait d'abord que le peuple réuni votât au scrutin secret l'admission +de l'étranger; ce n'était rien encore; il fallait que, neuf jours après, +une seconde assemblée votât dans le même sens, et qu'il y eût au moins six +mille suffrages favorables: chiffre qui paraîtra énorme si l'on songe +qu'il était fort rare qu'une assemblée athénienne réunît ce nombre de +citoyens. Il fallait ensuite un vote du Sénat qui confirmât la décision de +cette double assemblée. Enfin le premier venu parmi les citoyens pouvait +opposer une sorte de veto et attaquer le décret comme contraire aux +vieilles lois. Il n'y avait certes pas d'acte public que le législateur +eût entouré d'autant de difficultés et de précautions que celui qui allait +conférer à un étranger le titre de citoyen, et il s'en fallait de beaucoup +qu'il y eût autant de formalités à remplir pour déclarer la guerre ou pour +faire une loi nouvelle. D'où vient qu'on opposait tant d'obstacles à +l'étranger qui voulait être citoyen? Assurément on ne craignait pas que +dans les assemblées politiques son vote fît pencher la balance. +Démosthènes nous dit le vrai motif et la vraie pensée des Athéniens: +« C'est qu'il faut conserver aux sacrifices leur pureté. » Exclure +l'étranger c'est « veiller sur les cérémonies saintes ». Admettre un +étranger parmi les citoyens c'est « lui donner part à la religion et aux +sacrifice ». [8] Or pour un tel acte le peuple ne se sentait pas +entièrement libre, et il était saisi d'un scrupule religieux; car il +savait que les dieux nationaux étaient portés à repousser l'étranger et +que les sacrifices seraient peut-être altérés par la présence du nouveau +venu. Le don du droit de cité à un étranger était une véritable violation +des principes fondamentaux du culte national, et c'est pour cela que la +cité, à l'origine, en était si avare. Encore faut-il noter que l'homme si +péniblement admis comme citoyen ne pouvait être ni archonte ni prêtre. La +cité lui permettait bien d'assister à son culte; mais quant à y présider, +c'eût été trop. + +Nul ne pouvait devenir citoyen à Athènes, s'il était citoyen dans une +autre ville. [9] Car il y avait une impossibilité religieuse à être à la +fois membre de deux cités, comme nous avons vu qu'il y en avait une à être +membre de deux familles. On ne pouvait pas être de deux religions à la +fois. + +La participation au culte entraînait avec elle la possession des droits. +Comme le citoyen pouvait assister au sacrifice qui précédait l'assemblée, +il y pouvait aussi voter. Comme il pouvait faire les sacrifices au nom de +la cité, il pouvait être prytane et archonte. Ayant la religion de la +cité, il pouvait en invoquer la loi et accomplir tous les rites de la +procédure. + +L'étranger, au contraire, n'ayant aucune part à la religion n'avait aucun +droit. S'il entrait dans l'enceinte sacrée que le prêtre avait tracée pour +l'assemblée, il était puni de mort. Les lois de la cité n'existaient pas +pour lui. S'il avait commis un délit, il était traité comme l'esclave et +puni sans forme de procès, la cité ne lui devant aucune justice. [10] +Lorsqu'on est arrivé à sentir le besoin d'avoir une justice pour +l'étranger, il a fallu établir un tribunal exceptionnel. A Rome, pour +juger l'étranger, le préteur a dû se faire étranger lui-même (_praetor +peregrinus_). A Athènes le juge des étrangers a été le polémarque, c'est- +à-dire le magistrat qui était chargé des soins de la guerre et de toutes +les relations avec l'ennemi. [11] + +Ni à Rome ni à Athènes l'étranger ne pouvait être propriétaire. [12] Il ne +pouvait pas se marier; du moins son mariage n'était pas reconnu, et ses +enfants étaient réputés bâtards. [13] Il ne pouvait pas faire un contrat +avec un citoyen; du moins la loi ne reconnaissait à un tel contrat aucune +valeur. A l'origine il n'avait pas le droit de faire le commerce. [14] La +loi romaine lui défendait d'hériter d'un citoyen, et même à un citoyen +d'hériter de lui. [15] On poussait si loin la rigueur de ce principe que, +si un étranger obtenait le droit de cité romaine sans que son fils, né +avant cette époque, eût la même faveur, le fils devenait à l'égard du père +un étranger et ne pouvait pas hériter de lui. [16] La distinction entre +citoyen et étranger était plus forte que le lien de nature entre père et +fils. Il semblerait à première vue qu'on eût pris à tâche d'établir un +système de vexation contre l'étranger. Il n'en était rien. Athènes et Rome +lui faisaient, au contraire, bon accueil et le protégeaient, par des +raisons de commerce ou de politique. Mais leur bienveillance et leur +intérêt même ne pouvaient pas abolir les anciennes lois que la religion +avait établies. Cette religion ne permettait pas que l'étranger devînt +propriétaire, parce qu'il ne pouvait pas avoir de part dans le sol +religieux de la cité. Elle ne permettait ni à l'étranger d'hériter du +citoyen ni au citoyen d'hériter de l'étranger, parce que toute +transmission de biens entraînait la transmission d'un culte, et qu'il +était aussi impossible au citoyen de remplir le culte de l'étranger qu'à +l'étranger celui du citoyen. + +On pouvait accueillir l'étranger, veiller sur lui, l'estimer même, s'il +était riche ou honorable; on ne pouvait pas lui donner part à la religion +et au droit. L'esclave, à certaine égards, était mieux traité que lui; car +l'esclave, membre d'une famille dont il partageait le culte, était +rattaché à la cité par l'intermédiaire de son maître; les dieux le +protégeaient. Aussi la religion romaine disait-elle que le tombeau de +l'esclave était sacré, mais que celui de l'étranger ne l'était pas. [17] + +Pour que l'étranger fût compté pour quelque chose aux yeux de la loi, pour +qu'il pût faire le commerce, contracter, jouir en sûreté de son bien, pour +que la justice de la cité pût le défendre efficacement, il fallait qu'il +se fît le client d'un citoyen. Rome et Athènes voulaient que tout étranger +adoptât un patron. [18] En se mettant dans la clientèle et sous la +dépendance d'un citoyen, l'étranger était rattaché par cet intermédiaire à +la cité. Il participait alors à quelques-uns des bénéfices du droit civil +et la protection des lois lui était acquise. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, II, 6, 21 (II, 7). + +[2] Boeckh, _Corp. inscr._, 3641 b. + +[3] Velléius, II, 15. On admit une exception pour les soldats en campagne; +encore fallut-il que le censeur envoyât prendre leurs noms, afin +qu'inscrits sur le registre de la cérémonie, ils y fussent considérés +comme présents. + +[4] Démosthènes, _in Neoeram, 113, 114. Être citoyen se disait en grec +[Grec: suntelein], c'est-à-dire faire le sacrifice ensemble, ou [Grec: +meteinai leron chai osion]. + +[5] Virgile, _En._, III, 406. Festus, v° _Exesto: Lictor in quibusdam +sacris clamitabat, hostis exesto_. On sait que _hostis_ se disait de +l'étranger (Macrobe, I, 17); _hostilis facies_, dans Virgile, signifie le +visage d'un étranger. + +[6] _Digeste_, liv. XI, tit. 6, 36. + +[7] Plutarque, _Aristide_, 20. Tite-Live, V, 50. + +[8] Démosthènes, _in Neoeram_, 89, 91, 92, 113, 114. + +[9] Plutarque, _Solon_, 24. Cicéron, _Pro Coecina_, 34. + +[10] Aristote, _Politique_, III, 4, 3. Platon, _Lois_, VI. + +[11] Démosthènes, _in Neaeram_, 49. Lysias, in _Pancleonem_. + +[12] Gaius, _fr._ 234. + +[13] Gaius, I, 67. Ulpien, V, 4-9. Paul, II, 9. Aristophane, _Ois._, 1652. + +[14] Ulpien, XIX,4. Démosthènes, _Pro Phorm.; in Eubul_. + +[15] Cicéron, _Pro Archia_, 5. Gaius, II, 110. + +[16] Pausanias, VIII, 48. + +[17] _Digeste_, liv. XI, tit. 7, 2; liv. XLVII, tit. 12, 4. + +[18] Harpocration, [Grec: prostates]. + + + + +CHAPITRE XIII. + +LE PATRIOTISME. L'EXIL. + + +Le mot patrie chez les anciens signifiait la terre des pères, _terra +patria_. La patrie de chaque homme était la part de sol que sa religion +domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les +ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie +était l'enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande +patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte +sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la +patrie », disaient les Grecs. Ce n'était pas un vain mot. Ce sol était +véritablement sacré pour l'homme, car il était habité par ses dieux. État, +Cité, Patrie, ces mots n'étaient pas une abstraction, comme chez les +modernes; ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités +locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur +l'âme. + +On s'explique par là le patriotisme des anciens, sentiment énergique qui +était pour eux la vertu suprême et auquel toutes les autres vertus +venaient aboutir. Tout ce que l'homme pouvait avoir de plue cher se +confondait avec la patrie. En elle il trouvait son bien, sa sécurité, son +droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout. Il était presque +impossible que l'intérêt privé fût en désaccord avec l'intérêt public. +Platon dit: C'est la patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous +élève. Et Sophocle: C'est la patrie qui nous conserve. + +Une telle patrie n'est pas seulement pour l'homme un domicile. Qu'il +quitte ces saintes murailles, qu'il franchisse les limites sacrées du +territoire, et il ne trouve plus pour lui ni religion ni lien social +d'aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie il est en dehors de +la vie régulière et du droit; partout ailleurs il est sans dieu et en +dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d'homme et ses +devoirs. Il ne peut être homme que là. + +La patrie tient l'homme attaché par un lien sacré. Il faut l'aimer comme +on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu. « Il faut se donner +à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. » Il faut l'aimer +glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse. Il faut l'aimer dans ses +bienfaits et l'aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle +sans raison ne doit pas moins l'aimer. Il faut l'aimer, comme Abraham +aimait son Dieu, jusqu'à lui sacrifier son fils. Il faut surtout savoir +mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un +homme ou par point d'honneur; mais à la patrie il doit sa vie. Car si la +patrie est attaquée, c'est sa religion qu'on attaque. Il combat +véritablement pour ses autels, pour ses foyers, _pro aris et focis_; car +si l'ennemi s'empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers +éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. +L'amour de la patrie, c'est la piété des anciens. + +Il fallait que la possession de la patrie fût bien précieuse; car les +anciens n'imaginaient guère de châtiment plus cruel que d'en priver +l'homme. La punition ordinaire des grands crimes était l'exil. + +L'exil était proprement l'interdiction du culte. Exiler un homme, c'était, +suivant la formule également usitée chez les Grecs et chez les Romains, +lui interdire le feu et l'eau. [1] Par ce feu, il faut entendre le feu +sacré du foyer; par cette eau, l'eau lustrale qui servait aux sacrifices. +L'exil mettait donc un homme hors de la religion. « Qu'il fuie, disait la +sentence, et qu'il n'approche jamais des temples. Que nul citoyen ne lui +parle ni ne le reçoive; que nul né l'admette aux prières ni aux +sacrifices; que nul ne lui présente l'eau lustrale. » [2] Toute maison +était souillée par sa présence. L'homme qui l'accueillait devenait impur à +son contact. « Celui qui aura mangé ou bu avec lui ou qui l'aura touché, +disait la loi, devra se purifier. » Sous le coup de cette excommunication, +l'exilé ne pouvait prendre part à aucune cérémonie religieuse; il n'avait +plus de culte, plus de repas sacrés, plus de prières; il était déshérité +de sa part de religion. + +Il faut bien songer que, pour les anciens, Dieu n'était pas partout. S'ils +avaient quelque vague idée d'une divinité de l'univers, ce n'était pas +celle-là qu'ils considéraient comme leur Providence et qu'ils invoquaient. +Les dieux de chaque homme étaient ceux qui habitaient sa maison, son +canton, sa ville. L'exilé, en laissant sa patrie derrière lui, laissait +aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût le +consoler et le protéger; il ne sentait plus de providence qui veillât sur +lui; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les +besoins de son âme était éloigné de lui. + +Or la religion était la source d'où découlaient les droits civils et +politiques. L'exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la +patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son +culte domestique et il devait éteindre son foyer. [3] + +Il n'avait plus de droit de propriété; sa terre et tous ses biens, comme +s'il était mort, passaient à ses enfants, à moins qu'ils ne fussent +confisqués, au profit des dieux ou de l'État. [4] N'ayant plus de culte, +il n'avait plus de famille; il cessait d'être époux et père. Ses fils +n'étaient plus en sa puissance; [5] sa femme n'était plus sa femme, [6] et +elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Voyez Régulus, +prisonnier de l'ennemi, la loi romaine l'assimile à un exilé; si le Sénat +lui demande son avis, il refuse de le donner, parce que l'exilé n'est plus +sénateur; si sa femme et ses enfants courent à lui, il repousse leurs +embrassements, car pour l'exilé il n'y a plus d'enfants, plus d'épouse: + + Fertur pudicae conjugis osculum + Parvosque natos, _ut capitis minor_, + A se removisse. [7] + +« L'exilé, dit Xénophon, perd foyer, liberté, patrie, femme, enfants. » +Mort, il n'a pas le droit d'être enseveli dans le tombeau de sa famille; +car il est un étranger. [8] + +Il n'est pas surprenant que les républiques anciennes aient presque +toujours permis au coupable d'échapper à la mort par la fuite. L'exil ne +semblait pas un supplice plus doux que la mort. Les jurisconsultes romains +l'appelaient une peine capitale. + + +NOTES + +[1] Hérodote, VII, 231. Cratinus, dans Athénée, XI, 3. Cicéron, _Pro +domo_, 20. Tite-Live, XXV, 4. Ulpien, X, 3. + +[2] Sophocle, _Oedipe roi_, 239. Platon, _Lois_, IX, 881. + +[3] Ovide, _Tristes_, I, 3, 43. + +[4] Pindare, _Pyth._, IV, 517. Platon, _Lois_, IX, 877. Diodore, XIII, 49. +Denys, XI, 46. Tite-Live, III, 58. + +[5] _Institutes_ de Justinien, I, 12. Gaius, I, 128. + +[6] Denys, VIII, 41. + +[7] Horace, _Odes_, III. + +[8] Thucydide, I, 138. + + + + +CHAPITRE XIV. + +DE L'ESPRIT MUNICIPAL. + + +Ce que nous avons vu jusqu'ici des anciennes institutions +et surtout des anciennes croyances a pu +nous donner une idée de la distinction profonde qu'il +y avait toujours entre deux cités. Si voisines qu'elles +fussent, elles formaient toujours deux sociétés complètement +séparées. Entre elles il y avait bien plus +que la distance qui sépare aujourd'hui deux villes, +bien plus que la frontière qui divise deux États; les +dieux n'étaient pas les mêmes, ni les cérémonies, +ni les prières. Le culte d'une cité était interdit à +l'homme de la cité voisine. On croyait que les dieux +d'une ville repoussaient les hommages et les prières +de quiconque n'était pas leur concitoyen. + +Il est vrai que ces vieilles croyances se sont à la +longue modifiées et adoucies; mais elles avaient été +dans leur pleine vigueur à l'époque où les sociétés +s'étaient formées, et ces sociétés en ont toujours +gardé l'empreinte. + +On conçoit aisément deux choses: d'abord, que +cette religion propre à chaque ville a dû constituer +la cité d'une manière très-forte et presque inébranlable; +il est, en effet, merveilleux combien cette organisation +sociale, malgré ses défauts et toutes ses +chances de ruine, a duré longtemps; ensuite, que +cette religion a dû avoir pour effet, pendant de longs +siècles, de rendre impossible l'établissement d'une +autre forme sociale que la cité. + +Chaque cité, par l'exigence de sa religion même, +devait être absolument indépendante. Il fallait que +chacune eût son code particulier, puisque chacune +avait sa religion et que c'était de la religion que la +loi découlait. Chacune devait avoir sa justice souveraine, +et il ne pouvait y avoir aucune justice supérieure +à celle de la cité. Chacune avait ses fêtes +religieuses et son calendrier; les mois et l'année ne +pouvaient pas être les mêmes dans deux villes, puisque +la série des actes religieux était différente. Chacune +avait sa monnaie particulière, qui, à l'origine, +était ordinairement marquée de son emblème religieux. +Chacune avait ses poids et ses mesures. On +n'admettait pas qu'il pût y avoir rien de commun +entre deux cités. La ligne de démarcation était si +profonde qu'on imaginait à peine que le mariage fût +permis entre habitants de deux villes différentes. +Une telle union parut toujours étrange et fut longtemps +réputée illégitime. La législation de Rome et +celle d'Athènes répugnent visiblement à l'admettre. +Presque partout les enfants qui naissaient d'un tel mariage +étaient confondus parmi les bâtards et privés +des droits de citoyen. Pour que le mariage fût légitime +entre habitants de deux villes, il fallait qu'il y +eût entre elles une convention particulière (_jus connubii_, +[Grec: epilamia]). + +Chaque cité avait autour de son territoire une +ligne de bornes sacrées. C'était l'horizon de sa religion +nationale et de ses dieux. Au delà de ces bornes +d'autres dieux régnaient et l'on pratiquait un autre +culte. + +Le caractère le plus saillant de l'histoire de la +Grèce et de celle de l'Italie, avant la conquête romaine, +c'est le morcellement poussé à l'excès et +l'esprit d'isolement de chaque cité. La Grèce n'a jamais +réussi à former un seul État; ni les villes latines, +ni les villes étrusques, ni les tribus samnites +n'ont jamais pu former un corps compacte. On a attribué +l'incurable division des Grecs à la nature de +leur pays, et l'on a dit que les montagnes qui s'y +croisent, établissent entre les hommes des lignes de +démarcation naturelles. Mais il n'y avait pas de montagnes +entre Thèbes et Platée, entre Argos et Sparte, +entre Sybaris et Crotone. Il n'y en avait pas entre +les villes du Latium ni entre les douze cités de +l'Étrurie. La nature physique a sans nul doute quelque +action sur l'histoire des peuples; mais les croyances +de l'homme en ont une bien plus puissante. Entre +deux cités voisines il y avait quelque chose de +plus infranchissable qu'une montagne; c'était la série +des bornes sacrées, c'était la différence des cultes +et la haine des dieux nationaux pour l'étranger. + +Pour ce motif les anciens n'ont jamais pu établir +ni même concevoir aucune autre organisation sociale +que la cité. Ni les Grecs, ni les Italiens, ni les +Romains même pendant fort longtemps n'ont eu la +pensée que plusieurs villes pussent s'unir et vivre à +titre égal sous un même gouvernement. Entre deux +cités il pouvait bien y avoir alliance, association momentanée +en vue d'un profit à faire ou d'un danger +à repousser; mais il n'y avait jamais union complète. +Car la religion faisait de chaque ville un corps +qui ne pouvait s'agréger à aucun autre. L'isolement +était la loi de la cité. + +Avec les croyances et les usages religieux que +nous avons vus, comment plusieurs villes auraient-elles +pu se confondre dans un même État? On ne +comprenait l'association humaine et elle ne paraissait +régulière qu'autant qu'elle était fondée sur la religion. Le symbole de +cette association devait être +un repas sacré fait en commun. Quelques milliers +de citoyens pouvaient bien, à la rigueur, se réunir +autour d'un même prytanée, réciter la même prière +et se partager les mets sacrés. Mais essayez donc, +avec ces usages, de faire un seul État de la Grèce +entière! Comment fera-t-on les repas publics et toutes +les cérémonies saintes auxquelles tout citoyen +est tenu d'assister? Où sera le prytanée? Comment +fera-t-on la lustration annuelle des citoyens? Que deviendront +les limites inviolables qui ont marqué à +l'origine le territoire de la cité et qui l'ont séparé +pour toujours du reste du sol? Que deviendront tous +les cultes locaux, les divinités poliades, les héros qui +habitent chaque canton? Athènes a sur ses terres le +héros Oedipe, ennemi de Thèbes; comment réunir +Athènes et Thèbes dans un même culte et dans un +même gouvernement? + +Quand ces superstitions s'affaiblirent (et elles ne +s'affaiblirent que très-tard dans l'esprit du vulgaire), +il n'était plus temps d'établir une nouvelle forme d'État. +La division était consacrée par l'habitude, par +l'intérêt, par la haine invétérée, par le souvenir des +vieilles luttes. Il n'y avait plus à revenir sur le +passé. + +Chaque ville tenait fort à son autonomie; elle appelait +ainsi un ensemble qui comprenait son culte, +son droit, son gouvernement, toute son indépendance +religieuse et politique. + +Il était plus facile à une cité d'en assujettir une +autre que de se l'adjoindre. La victoire pouvait faire +de tous les habitants d'une ville prise autant d'esclaves; +elle ne pouvait pas en faire des concitoyens du +vainqueur. Confondre deux cités en un seul État, +unir la population vaincue à la population victorieuse +et les associer sous un même gouvernement, +c'est ce qui ne se voit jamais chez les anciens, à +une seule exception près dont nous parlerons plus +tard. Si Sparte conquiert la Messénie, ce n'est pas +pour faire des Spartiates et des Messéniens un seul +peuple; elle expulse toute la race des vaincus et +prend leurs terres. Athènes en use de même à l'égard +de Salamine, d'Égine, de Mélos. + +Faire entrer les vaincus dans la cité des vainqueurs +était une pensée qui ne pouvait venir à l'esprit +de personne. La cité possédait des dieux, des +hymnes, des fêtes, des lois, qui étaient son patrimoine +précieux; elle se gardait bien d'en donner +part à des vaincus. Elle n'en avait même pas le +droit; Athènes pouvait-elle admettre que l'habitant +d'Égine entrât dans le temple d'Athéné poliade? +qu'il adressât un culte à Thésée? qu'il prît part aux +repas sacrés? qu'il entretînt, comme prytane, le +foyer public? La religion le défendait. Donc la population +vaincue de l'île d'Égine ne pouvait pas former +un même État avec la population d'Athènes. +N'ayant pas les mêmes dieux, les Éginètes et les +Athéniens ne pouvaient pas avoir les mêmes lois, ni +les mêmes magistrats. + +Mais Athènes ne pouvait-elle pas du moins, en +laissant debout la ville vaincue, envoyer dans ses +murs des magistrats pour la gouverner? Il était absolument +contraire aux principes des anciens qu'une +cité fût gouvernée par un homme qui n'en fût pas +citoyen. En effet le magistrat devait être un chef religieux +et sa fonction principale était d'accomplir le +sacrifice au nom de la cité. L'étranger, qui n'avait +pas le droit de faire le sacrifice, ne pouvait donc pas +être magistrat. N'ayant aucune fonction religieuse, +il n'avait aux yeux des hommes aucune autorité régulière. +Sparte essaya de mettre dans les villes ses +harmostes; mais ces hommes n'étaient pas magistrats, +ne jugeaient pas, ne paraissaient pas dans les +assemblées. N'ayant aucune relation régulière avec +le peuple des villes, ils ne purent pas se maintenir +longtemps. + +Il résultait de là que tout vainqueur était dans +l'alternative, ou de détruire la cité vaincue et d'en +occuper le territoire, ou de lui laisser toute son indépendance. +Il n'y avait pas de moyen terme. Ou la +cité cessait d'être, ou elle était un État souverain. +Ayant son culte, elle devait avoir son gouvernement; +elle ne perdait l'un qu'en perdant l'autre, et alors +elle n'existait plus. + +Cette indépendance absolue de la cité ancienne +n'a pu cesser que quand les croyances sur lesquelles +elle était fondée eurent complètement disparu. +Après que les idées eurent été transformées et que +plusieurs révolutions eurent passé sur ces sociétés +antiques, alors on put arriver à concevoir et à établir +un État plus grand régi par d'autres règles. Mais il +fallut pour cela que les hommes découvrissent d'autres +principes et un autre lien social que ceux des +vieux âges. + + + + +CHAPITRE XV. + +RELATIONS ENTRE LES CITÉS; LA GUERRE; LA PAIX; L'ALLIANCE DES DIEUX. + + +La religion qui exerçait un si grand empire sur la vie intérieure de la +cité, intervenait avec la même autorité dans toutes les relations que les +cités avaient entre elles. C'est ce qu'on peut voir en observant comment +les hommes de ces vieux âges se faisaient la guerre, comment ils +concluaient la paix, comment ils formaient des alliances. + +Deux cités étaient deux associations religieuses qui n'avaient pas les +mêmes dieux. Quand elles étaient en guerre, ce n'étaient pas seulement les +hommes qui combattaient, les dieux aussi prenaient part à la lutte. Qu'on +ne croie pas que ce soit là une simple fiction poétique. Il y a eu chez +les anciens une croyance très-arrêtée et très-vivace en vertu de laquelle +chaque armée emmenait avec elle ses dieux. On était convaincu qu'ils +combattaient dans la mêlée; les soldats les défendaient et ils défendaient +les soldats. En combattant contre l'ennemi, chacun croyait combattre aussi +contre les dieux de l'autre cité; ces dieux étrangers, il était permis de +les détester, de les injurier, de les frapper; on pouvait les faire +prisonniers. + +La guerre avait ainsi un aspect étrange. Il faut se représenter deux +petites armées en présence; chacune a au milieu d'elle ses statues, son +autel, ses enseignes qui sont des emblèmes sacrés; chacune a ses oracles +qui lui ont promis le succès, ses augures et ses devins qui lui assurent +la victoire. Avant la bataille, chaque soldat dans les deux armées pense +et dit comme ce Grec dans Euripide: « Les dieux qui combattent avec nous +sont plus forts que ceux qui sont avec nos ennemis. » Chaque armée +prononce contre l'armée ennemie une imprécation dans le genre de celle +dont Macrobe nous a conservé la formule: « O dieux, répandez l'effroi, la +terreur, le mal parmi nos ennemis. Que ces hommes et quiconque habite +leurs champs et leur ville, soient par vous privés de la lumière du +soleil. Que cette ville et leurs champs, et leurs têtes et leurs personnes +y vous soient dévoués. » Cela dit, on se bat des deux côtés avec cet +acharnement sauvage que donne la pensée qu'on a des dieux pour soi et +qu'on combat contre des dieux étrangers. Pas de merci pour l'ennemi; la +guerre est implacable; la religion préside à la lutte et excite les +combattants. Il ne peut y avoir aucune règle supérieure qui tempère le +désir de tuer; il est permis d'égorger les prisonniers, d'achever les +blessés. + +Même en dehors du champ de bataille, on n'a pas l'idée d'un devoir, quel +qu'il soit, vis-à-vis de l'ennemi. Il n'y a jamais de droit pour +l'étranger; à plus forte raison n'y en a-t-il pas quand on lui fait la +guerre. On n'a pas à distinguer à son égard le juste et l'injuste. Mucius +Scaevola et tous les Romains ont cru qu'il était beau d'assassiner un +ennemi. Le consul Marcius se vantait publiquement d'avoir trompé le roi de +Macédoine. Paul-Émile vendit comme esclaves cent mille Épirotes qui +s'étaient remis volontairement dans ses mains. + +Le Lacédémonien Phébidas, en pleine paix, s'était emparé de la citadelle +des Thébains. On interrogeait Agésilas sur la justice de cette action: +« Examinez seulement si elle est utile, dit le roi; car dès qu'une action +est utile à la patrie, il est beau de la faire. » Voilà le droit des gens +des cités anciennes. Un autre roi de Sparte, Cléomène, disait que tout le +mal qu'on pouvait faire aux ennemis était toujours juste aux yeux des +dieux et des hommes. + +Le vainqueur pouvait user de sa victoire comme il lui plaisait. Aucune loi +divine ni humaine n'arrêtait sa vengeance ou sa cupidité. Le jour où +Athènes décréta que tous les Mityléniens, sans distinction de sexe ni +d'âge, seraient exterminés, elle ne croyait pas dépasser son droit; quand, +le lendemain, elle revint sur son décret et se contenta de mettre à mort +mille citoyens et de confisquer toutes les terres, elle se crut humaine et +indulgente. Après la prise de Platée, les hommes furent égorgés, les +femmes vendues, et personne n'accusa les vainqueurs d'avoir violé le +droit. + +On ne faisait pas seulement la guerre aux soldats; on la faisait à la +population tout entière, hommes, femmes, enfants, esclaves. On ne la +faisait pas seulement aux êtres humains; on la faisait aux champs et aux +moissons. On brûlait les maisons, on abattait les arbres; la récolte de +l'ennemi était presque toujours dévouée aux dieux infernaux et par +conséquent brûlée. On exterminait les bestiaux; on détruisait même les +semis qui auraient pu produire l'année suivante. Une guerre pouvait faire +disparaître d'un seul coup le nom et la race de tout un peuple et +transformer une contrée fertile en un désert. C'est en vertu de ce droit +de la guerre que Rome a étendu la solitude autour d'elle; du territoire où +les Volsques avaient vingt-trois cités, elle a fait les marais pontins; +les cinquante-trois villes du Latium ont disparu; dans le Samnium on put +longtemps reconnaître les lieux où les armées romaines avaient passé, +moins aux vestiges de leurs camps, qu'à la solitude qui régnait aux +environs. + +Quand le vainqueur n'exterminait pas les vaincus, il avait le droit de +supprimer leur cité, c'est-à-dire de briser leur association religieuse et +politique. Alors les cultes cessaient et les dieux étaient oubliée. La +religion de la cité étant abattue, la religion de chaque famille +disparaissait en même temps. Les foyers s'éteignaient. Avec le culte +tombaient les lois, le droit civil, la famille, la propriété, tout ce qui +s'étayait sur la religion. [1] Écoutons le vaincu à qui l'on fait grâce de +la vie; on lui fait prononcer la formule suivante: « Je donne ma personne, +ma ville, ma terre, l'eau qui y coule, mes dieux termes, mes temples, mes +objets mobiliers, toutes les choses qui appartiennent aux dieux, je les +donne au peuple romain. » [2] A partir de ce moment, les dieux, les +temples, les maisons, les terres, les personnes étaient au vainqueur. Nous +dirons plus loin ce que tout cela devenait sous la domination de Rome. + +Quand la guerre ne finissait pas par l'extermination ou l'assujettissement +de l'un des deux partis, un traité de paix pouvait la terminer. Mais pour +cela il ne suffisait pas d'une convention, d'une parole donnée; il fallait +un acte religieux. Tout traité était marqué par l'immolation d'une +victime. Signer un traité est une expression toute moderne; les Latins +disaient frapper un chevreau, _icere haedus ou foedus_; le nom de la +victime qui était le plus ordinairement employée à cet effet est resté +dans la langue usuelle pour désigner l'acte tout entier. [3] Les Grecs +s'exprimaient d'une manière analogue, ils disaient faire la libation, +[Grec: spendesthai]. C'étaient toujours des prêtres qui, se conformant au +rituel, [4] accomplissaient la cérémonie du traité. On les appelait +féciaux en Italie, spendophores ou porte-libation chez les Grecs. + +Cette cérémonie religieuse donnait seule aux conventions internationales +un caractère sacré et inviolable. Tout le monde connaît l'histoire des +fourches caudines. Une armée entière, par l'organe de ses consuls, de ses +questeurs, de ses tribuns et de ses centurions, avait fait une convention +avec les Samnites. Mais il n'y avait pas eu de victime immolée. Aussi le +Sénat se crut-il en droit de dire que la convention n'avait aucune valeur. +En l'annulant, il ne vint à l'esprit d'aucun pontife, d'aucun patricien, +que l'on commettait un acte de mauvaise foi. + +C'était une opinion constante chez les anciens que chaque homme n'avait +d'obligations qu'envers ses dieux particuliers. Il faut se rappeler ce mot +d'un certain Grec dont la cité adorait le héros Alabandos; il s'adressait +à un homme d'une autre ville qui adorait Hercule: « Alabandos, disait-il, +est un dieu et Hercule n'en est pas un. » [5] Avec de telles idées, il +était nécessaire que dans un traité de paix chaque cité prît ses propres +dieux à témoin de ses serments. « Nous avons fait un traité et versé les +libations, disent les Platéens aux Spartiates, nous avons attesté, vous +les dieux de vos pères, nous les dieux qui occupent notre pays. [6] On +cherchait bien, à invoquer, s'il était possible, des divinités qui fussent +communes aux deux villes. On jurait par ces dieux qui sont visibles à +tous, le soleil qui éclaire tout, la terre nourricière. Mais les dieux de +chaque cité et ses héros protecteurs touchaient bien plus les hommes et il +fallait que les contractants les prissent à témoin, si l'on voulait qu'ils +fussent véritablement liés par la religion. + +De même que pendant la guerre les dieux s'étaient mêlés aux combattants, +ils devaient aussi être compris dans le traité. On stipulait donc qu'il y +aurait alliance entre les dieux comme entre les hommes des deux villes. +Pour marquer cette alliance des dieux, il arrivait quelquefois que les +deux peuples s'autorisaient mutuellement à assister à leurs fêtes sacrées. +[7] Quelquefois ils s'ouvraient réciproquement leurs temples et faisaient +un échange de rites religieux. Rome stipula un jour que le dieu de la +ville de Lanuvium protégerait dorénavant les Romains, qui auraient le +droit de le prier et d'entrer dans son temple. [8] Souvent chacune des +deux parties contractantes s'engageait à offrir un culte aux divinités de +l'autre. Ainsi les Éléens, ayant conclu un traité avec les Étoliens, +offrirent dans la suite un sacrifice annuel aux héros de leurs alliés. [9] +Il était fréquent qu'à la suite d'une alliance on représentât par des +statues ou des médailles les divinités des deux villes se donnant la main. +C'est ainsi qu'on a des médailles où nous voyons unis l'Apollon de Milet +et le Génie de Smyrne, la Pallas des Sidéens et l'Artémis de Perge, +l'Apollon d'Hiérapolis et l'Artémis d'Éphèse. Virgile, parlant d'une +alliance entre la Thrace et les Troyens, montre les Pénates des deux +peuples unis et associés. + +Ces coutumes bizarres répondaient parfaitement à l'idée que les anciens se +faisaient des dieux. Comme chaque cité avait les siens, il semblait +naturel que ces dieux figurassent dans les combats et dans les traités. La +guerre ou la paix entre deux villes était la guerre ou la paix entre deux +religions. Le droit des gens des anciens fut longtemps fondé sur ce +principe. Quand les dieux étaient ennemis, il y avait guerre sans merci et +sans règle; dès qu'ils étaient amis, les hommes étaient liés entre eux et +avaient le sentiment de devoirs réciproques. Si l'on pouvait supposer que +les divinités poliades de deux cités eussent quelque motif pour être +alliées, c'était assez pour que les deux cités le fussent. La première +ville avec laquelle Borne contracta amitié fut Caeré en Étrurie, et Tite- +Live en dit la raison: dans le désastre de l'invasion gauloise, les dieux +romains avaient trouvé un asile à Caeré; ils avaient habité cette ville, +ils y avaient été adorés; un lien sacré d'hospitalité s'était ainsi formé +entre les dieux romains et la cité étrusque; [10] dès lors la religion ne +permettait pas que les deux villes fussent ennemies; elles étaient alliées +pour toujours. [11] + + +NOTES + +[1] Cicéron, _in Verr._, II, 3, 6. Siculus Flaccus, _passim_. Thucydide, +III, 50 et 68. + +[2] Tite-Live, I, 38. Plaute, _Amphitr._, 100-105. + +[3] Festus, vis _Foedum et Foedus_. + +[4] En Grèce, ils portaient une couronne. Xénophon, _Hell._, IV, 7, 3. + +[5] Cicéron, _De nat. deor._, III, 19. + +[6] Thucydide, II. + +[7] Thucydide, V, 23. Plutarque, Thésée, 25, 33. + +[8] Tite-Live, VIII, 14. + +[9] Pausanias, V, 15. + +[10] Tite-Live, V, 50. Aulu-Gelle, XVI, 13. + +[11] Il n'entre pas dans notre sujet de parler des confédérations ou +amphictyonies qui étaient nombreuses dans l'ancienne Grèce et en Italie. +Qu'il nous suffise de faire remarquer ici qu'elles étaient des +associations religieuses autant que politiques. On ne voit pas +d'amphictyonie qui n'eût un culte commun et un sanctuaire. Celle des +Béotiens offrait un culte à Athéné Itonia, celle des Achéens à Déméter +Panachaea, le dieu des Ioniens d'Asie était Poséidon Héliconien, comme +celui de la pentapole dorienne était Apollon Triopique. La confédération +des Cyclades offrait un sacrifice commun dans l'île de Délos, les villes +de l'Argolide à Calanrie. L'amphictyonie des Thermopyles était une +association de même nature. Toutes les réunions avaient lieu dans des +temples et avaient pour objet principal un sacrifice; chacune des cités +confédérées envoyait pour y prendre part quelques citoyens revêtus +momentanément d'un caractère sacerdotal, et qu'on appelait théores. Une +victime était immolée en l'honneur du dieu de l'association, et les +chairs, cuites sur l'autel, étaient partagées entre les représentants des +cités. Le repas commun, avec les chants, les prières et les jeux sacrés +qui l'accompagnaient, formait le lien de la confédération. Les mêmes +usages existaient en Italie. Les villes du Latium avaient les féries +latines où elles partageaient les chairs d'une victime. Il en était de +même des villes étrusques. Du reste, dans toutes ces anciennes +amphictyonies, le lien politique fut toujours plus faible que le lien +religieux. Les cités confédérées conservaient une indépendance entière. +Elles pouvaient même se faire la guerre entre elles, pourvu qu'elles +observassent une trêve pendant la durée de la fête fédérale. + + + + +CHAPITRE XVI. + +LE ROMAIN; L'ATHÉNIEN. + + +Cette même religion, qui avait fondé les sociétés et qui les gouverna +longtemps, façonna aussi l'âme humaine et fit à l'homme son caractère. Par +ses dogmes et par ses pratiques elle donna au Romain et au Grec une +certaine manière de penser et d'agir et de certaines habitudes dont ils ne +purent de longtemps se défaire. Elle montrait à l'homme des dieux partout, +dieux petits, dieux facilement irritables et malveillants. Elle écrasait +l'homme sous la crainte d'avoir toujours des dieux contre soi et ne lui +laissait aucune liberté dans ses actes. + +Il faut voir quelle place la religion occupe dans la vie d'un Romain. Sa +maison est pour lui ce qu'est pour nous un temple; il y trouve son culte +et ses dieux. C'est un dieu que son foyer; les murs, les portes, le seuil +sont des dieux; [1] les bornes qui entourent son champ sont encore des +dieux. Le tombeau est un autel, et ses ancêtres sont des êtres divins. + +Chacune de ses actions de chaque jour est un rite; toute sa journée +appartient à sa religion. Le matin et le soir il invoque son foyer, ses +pénates, ses ancêtres; en sortant de sa maison, en y rentrant, il leur +adresse une prière. Chaque repas est un acte religieux qu'il partage avec +ses divinités domestiques. La naissance, l'initiation, la prise de la +toge, le mariage et les anniversaires de tous ces événements sont les +actes solennels de son culte. + +Il sort de chez lui et ne peut presque faire un pas sans rencontrer un +objet sacré; ou c'est une chapelle, ou c'est un lieu jadis frappé de la +foudre, ou c'est un tombeau; tantôt il faut qu'il se recueille et prononce +une prière, tantôt il doit détourner les yeux et se couvrir le visage pour +éviter la vue d'un objet funeste. + +Chaque jour il sacrifie dans sa maison, chaque mois dans sa curie, +plusieurs fois par an dans sa _gens_ ou dans sa tribu. Par-dessus tous ces +dieux, il doit encore un culte à ceux de la cité. Il y a dans Rome plus de +dieux que de citoyens. + +Il fait des sacrifices pour remercier les dieux; il en fait d'autres, et +en plus grand nombre, pour apaiser leur colère. Un jour il figure dans une +procession en dansant suivant un rhythme ancien au son de la flûte sacrée. +Un autre jour il conduit des chars dans lesquels sont couchées les statues +des divinités. Une autre fois c'est un _lectisternium_; une table est +dressée dans une rue et chargée de mets; sur des lits sont couchées les +statues des dieux, et chaque Romain passe en s'inclinant, une couronne sur +la tête et une branche de laurier à la main. [2] + +Il a une fête pour les semailles; une pour la moisson, une pour la taille +de la vigne. Avant que le blé soit venu en épi, il a fait plus de dix +sacrifices et invoqué une dizaine de divinités particulières pour le +succès de sa récolte. Il a surtout un grand nombre de fêtes pour les +morts, parce qu'il a peur d'eux. + +Il ne sort jamais de chez lui sans regarder s'il ne paraît pas quelque +oiseau de mauvais augure. Il y a des mots qu'il n'ose prononcer de sa vie. +Forme-t-il quelque désir, il inscrit son voeu sur une tablette qu'il +dépose aux pieds de la statue d'un dieu. + +A tout moment il consulte les dieux et veut savoir leur volonté. Il trouve +toutes ses résolutions dans les entrailles des victimes, dans le vol des +oiseaux, dans les avis de la foudre. L'annonce d'une pluie de sang ou d'un +boeuf qui a parlé, le trouble et le fait trembler; il ne sera tranquille +que lorsqu'une cérémonie expiatoire l'aura mis en paix avec les dieux. + +Il ne sort de sa maison que du pied droit. Il ne se fait couper les +cheveux que pendant la pleine lune. Il porte sur lui des amulettes. Il +couvre les murs de sa maison d'inscriptions magiques contre l'incendie. Il +sait des formules pour éviter la maladie, et d'autres pour la guérir; mais +il faut les répéter vingt-sept fois et cracher à chaque fois d'une +certaine façon. [3] + +Il ne délibère pas au Sénat si les victimes n'ont pas donné les signes +favorables. Il quitte l'assemblée du peuple s'il a entendu le cri d'une +souris. Il renonce aux desseins les mieux arrêtés s'il a aperçu un mauvais +présage ou si une parole funeste a frappé son oreille. Il est brave au +combat, mais à condition que les auspices lui assurent la victoire. + +Ce Romain que nous présentons ici n'est pas l'homme du peuple, l'homme à +l'esprit faible que la misère et l'ignorance retiennent dans la +superstition. Nous parlons du patricien, de l'homme noble, puissant et +riche. Ce patricien est tour à tour guerrier, magistrat, consul, +agriculteur, commerçant; mais partout et toujours il est prêtre et sa +pensée est fixée sur les dieux. Patriotisme, amour de la gloire, amour de +l'or, si puissants que soient ces sentiments sur son âme, la crainte des +dieux domine tout. Horace a dit le mot le plus vrai sur le Romain: + + Dis te minorem quod geris, imperas. + +On a dit que c'était une religion de politique. Mais pouvons-nous supposer +qu'un sénat de trois cents membres, un corps de trois mille patriciens se +soit entendu avec une telle unanimité pour tromper le peuple ignorant? et +cela pendant des siècles, sans que parmi tant de rivalités, de luttes, de +haines personnelles, une seule voix se soit jamais élevée pour dire: Ceci +est un mensonge. Si un patricien eût trahi les secrets de sa secte, si, +s'adressant aux plébéiens qui supportaient impatiemment le joug de cette +religion, il les eût tout à coup débarrassés et affranchis de ces auspices +et de ces sacerdoces, cet homme eût acquis immédiatement un tel crédit +qu'il fût devenu le maître de l'État. Croit-on que, si les patriciens +n'eussent pas cru à la religion qu'ils pratiquaient, une telle tentation +n'aurait pas été assez forte pour déterminer au moins un d'entre eux à +révéler le secret? On se trompe gravement sur la nature humaine si l'on +suppose qu'une religion puisse s'établir par convention et se soutenir par +imposture. Que l'on compte dans Tite-Live combien de fois cette religion +gênait les patriciens eux-mêmes, combien de fois elle embarrassa le Sénat +et entrava son action, et que l'on dise ensuite si cette religion avait +été inventée pour la commodité des hommes d'État. C'est bien tard, c'est +seulement au temps des Scipions que l'on a commencé de croire que la +religion était utile au gouvernement; mais déjà la religion était morte +dans les âmes. + +Prenons un Romain des premiers siècles; choisissons un des plus grands +guerriers, Camille qui fut cinq fois dictateur et qui vainquit dans plus +de dix batailles. Pour être dans le vrai, il faut se le représenter autant +comme un prêtre que comme un guerrier. Il appartient à la _gens_ Furia; +son surnom est un mot qui désigne une fonction sacerdotale. Enfant, on lui +a fait porter la robe prétexte qui indique sa caste, et la bulle qui +détourne les mauvais sorts. Il a grandi en assistant chaque jour aux +cérémonies du culte; il a passé sa jeunesse à s'instruire des rites de la +religion. Il est vrai qu'une guerre a éclaté et que le prêtre s'est fait +soldat; on l'a vu, blessé à la cuisse dans un combat de cavalerie, +arracher le fer de la blessure et continuer à combattre. Après plusieurs +campagnes, il a été élevé aux magistratures; comme tribun consulaire, il a +fait les sacrifices publics, il a jugé, il a commandé l'armée. Un jour +vient où l'on songe à lui pour la dictature. Ce jour-là, le magistrat en +charge, après s'être recueilli pendant une nuit claire, a consulté les +dieux; sa pensée était attachée à Camille dont il prononçait tout bas le +nom, et ses yeux étaient fixés au ciel où ils cherchaient les présages. +Les dieux n'en ont envoyé que de bons; c'est que Camille leur est +agréable; il est nommé dictateur. + +Le voilà chef d'armée; il sort de la ville, non sans avoir consulté les +auspices et immolé force victimes. Il a sous ses ordres beaucoup +d'officiers, presque autant de prêtres, un pontife, des augures, des +aruspices, des pullaires, des victimaires, un porte-foyer. + +On le charge de terminer la guerre contre Veii que l'on assiège sans +succès depuis neuf ans. Veii est une ville étrusque, c'est-à-dire presque +une ville sainte; c'est de piété plus que de courage qu'il faut lutter. Si +depuis neuf ans les Romains ont le dessous, c'est que les Étrusques +connaissent mieux les rites qui sont agréables aux dieux et les formules +magiques qui gagnent leur faveur. Rome, de son côté, a ouvert ses livres +Sibyllins et y a cherché la volonté des dieux. Elle s'est aperçue que ses +féries latines avaient été souillées par quelque vice de forme et elle a +renouvelé le sacrifice. Pourtant les Étrusques ont encore la supériorité; +il ne reste qu'une ressource, s'emparer d'un prêtre étrusque et savoir par +lui le secret des dieux. Un prêtre véien est pris et mené au Sénat: « Pour +que Rome l'emporte, dit-il, il faut qu'elle abaisse le niveau du lac +albain, en se gardant bien d'en faire écouler l'eau dans la mer. » Rome +obéit, on creuse une infinité de canaux et de rigoles, et l'eau du lac se +perd dans la campagne. + +C'est à ce moment que Camille est élu dictateur. Il se rend à l'armée près +de Veii. Il est sûr du succès; car tous les oracles ont été révélés, tous +les ordres des dieux accomplis; d'ailleurs, avant de quitter Rome, il a +promis aux dieux protecteurs des fêtes et des sacrifices. Pour vaincre, il +ne néglige pas les moyens humains; il augmente l'armée, raffermit la +discipline, fait creuser une galerie souterraine pour pénétrer dans la +citadelle. Le jour de l'attaque est arrivé; Camille sort de sa tente; il +prend les auspices et immole des victimes. Les pontifes, les augures +l'entourent; revêtu du _paludamentum_, il invoque les dieux: « Sous ta +conduite, ô Apollon, et par ta volonté qui m'inspire, je marche pour +prendre et détruire la ville de Veii; à toi je promets et je voue la +dixième partie du butin. » Mais il ne suffit pas d'avoir des dieux pour +soi; l'ennemi a aussi une divinité puissante qui le protège. Camille +l'évoque par cette formule: « Junon Reine, qui pour le présent habites à +Veii, je te prie, viens avec nous vainqueurs; suis-nous dans notre ville; +que notre ville devienne la tienne. » Puis, les sacrifices accomplis, les +prières dites, les formules récitées, quand les Romains sont sûrs que les +dieux sont pour eux et qu'aucun dieu ne défend plus l'ennemi, l'assaut est +donné et la ville est prise. + +Tel est Camille. Un général romain est un homme qui sait admirablement +combattre, qui sait surtout l'art de se faire obéir, mais qui croit +fermement aux augures, qui accomplit chaque jour des actes religieux et +qui est convaincu que ce qui importe le plus, ce n'est pas le courage, ce +n'est pas même la discipline, c'est l'énoncé de quelques formules +exactement dites suivant les rites. Ces formules adressées aux dieux les +déterminent et les contraignent presque toujours à lui donner la victoire. +Pour un tel général la récompense suprême est que le Sénat lui permette +d'accomplir le sacrifice triomphal. Alors il monte sur le char sacré qui +est attelé de quatre chevaux blancs; il est vêtu de la robe sacrée dont on +revêt les dieux aux jours de fête; sa tête est couronnée, sa main droite +tient une branche de laurier, sa gauche le sceptre d'ivoire; ce sont +exactement les attributs et le costume que porte la statue de Jupiter. [4] +Sous cette majesté presque divine il se montre à ses concitoyens, et il va +rendre hommage à la majesté vraie du plus grand des dieux romains. Il +gravit la pente du Capitole, et arrivé devant le temple de Jupiter, il +immole des victimes. + +La peur des dieux n'était pas un sentiment propre au Romain; elle régnait +aussi bien dans le coeur d'un Grec. Ces peuples, constitués à l'origine +par la religion, nourris et élevés par elle, conservèrent très-longtemps +la marque de leur éducation première. On connaît les scrupules du +Spartiate, qui ne commence jamais une expédition avant que la lune soit +dans son plein, qui immole sans cesse des victimes pour savoir s'il doit +combattre et qui renonce aux entreprises les mieux conçues et les plus +nécessaires parce qu'un mauvais présage l'effraye. L'Athénien n'est pas +moins scrupuleux. Une armée athénienne n'entre jamais en campagne avant le +septième jour du mois, et, quand une flotte va prendre la mer, on a grand +soin de redorer la statue de Pallas. + +Xénophon assure que les Athéniens ont plus de fêtes religieuses qu'aucun +autre peuple grec. [5] « Que de victimes offertes aux dieux, dit +Aristophane, [6] que de temples! que de statues! que de processions +sacrées! A tout moment de l'année on voit des festins religieux et des +victimes couronnées. » La ville d'Athènes et son territoire sont couverts +de temples et de chapelles; il y en a pour le culte de la cité, pour le +culte des tribus et des dèmes, pour le culte des familles. Chaque maison +est elle-même un temple et dans chaque champ il y a un tombeau sacré. + +L'Athénien qu'on se figure si inconstant, si capricieux, si libre penseur, +a, au contraire, un singulier respect pour les vieilles traditions et les +vieux rites. Sa principale religion, celle qui obtient de lui la dévotion +la plus fervente, c'est la religion des ancêtres et des héros. Il a le +culte des morts et il les craint. Une de ses lois l'oblige à leur offrir +chaque année les prémices de sa récolte; une autre lui défend de prononcer +un seul mot qui puisse provoquer leur colère. Tout ce qui touche à +l'antiquité est sacré pour un Athénien. Il a de vieux recueils où sont +consignés ses rites et jamais il ne s'en écarte; si un prêtre introduisait +dans le culte la plus légère innovation, il serait puni de mort. Les rites +les plus bizarres sont observés de siècle en siècle. Un jour de l'année, +l'Athénien fait un sacrifice en l'honneur d'Ariane, et parce qu'on dit que +l'amante de Thésée est morte en couches, il faut qu'on imite les cris et +les mouvements d'une femme en travail. Il célèbre une autre fête annuelle +qu'on appelle Oschophories et qui est comme la pantomime du retour de +Thésée dans l'Attique; on couronne le caducée d'un héraut, parce que le +héraut de Thésée a couronné son caducée; on pousse un certain cri que l'on +suppose que le héraut a poussé, et il se fait une procession où chacun +porte le costume qui était en usage au temps de Thésée. Il y a un autre +jour où l'Athénien ne manque pas de faire bouillir des légumes dans une +marmite d'une certaine espèce; c'est un rite dont l'origine se perd dans +une antiquité lointaine, dont on ne connaît plus le sens, mais qu'on +renouvelle pieusement chaque année. [7] + +L'Athénien, comme le Romain, a des jours néfastes; ces jours-là, on ne se +marie pas, on ne commence aucune entreprise, on ne tient pas d'assemblée, +on ne rend pas la justice. Le dix-huitième et le dix-neuvième jour de +chaque mois sont employés à des purifications. Le jour des Plyntéries, +jour néfaste entre tous, on voile la statue de la grande divinité poliade. +Au contraire, le jour des Panathénées, le voile de la déesse est porté en +grande procession, et tous les citoyens, sans distinction d'âge ni de +rang, doivent lui faire cortège. L'Athénien fait des sacrifices pour les +récoltes; il en fait pour le retour de la pluie ou le retour du beau +temps; il en fait pour guérir les maladies et chasser la famine ou la +peste. [8] + +Athènes a ses recueils d'antiques oracles, comme Rome a ses livres +Sibyllins, et elle nourrit au Prytanée des hommes qui lui annoncent +l'avenir. Dans ses rues on rencontre à chaque pas des devins, des prêtres, +des interprètes des songes. L'Athénien croit aux présages; un éternument +ou un tintement des oreilles l'arrête dans une entreprise. Il ne +s'embarque jamais sans avoir interrogé les auspices. Avant de se marier il +ne manque pas de consulter le vol des oiseaux. L'assemblée du peuple se +sépare dès que quelqu'un assure qu'il a paru dans le ciel un signe +funeste. Si un sacrifice a été troublé par l'annonce d'une mauvaise +nouvelle, il faut le recommencer. [9.] + +L'Athénien ne commence guère une phrase sans invoquer d'abord la bonne +fortune. Il met ce mot invariablement à la tête de tous ses décrets. A la +tribune, l'orateur débute volontiers par une invocation aux dieux et aux +héros qui habitent le pays. On mène le peuple en lui débitant des oracles. +Les orateurs, pour faire prévaloir leur avis, répètent à tout moment: La +Déesse ainsi l'ordonne. [10] + +Nicias appartient à une grande et riche famille. Tout jeune, il conduit au +sanctuaire de Délos une _théorie_, c'est-à-dire des victimes et un choeur +pour chanter les louanges du dieu pendant le sacrifice. Revenu à Athènes, +il fait hommage aux dieux d'une partie de sa fortune, dédiant une statue à +Athéné, une chapelle à Dionysos. Tour à tour il est _hestiateur_ et fait +les frais du repas sacré de sa tribu; il est chorége et entretient un +choeur pour les fêtes religieuses. Il ne passe pas un jour sans offrir un +sacrifice à quelque dieu. Il a un devin attaché à sa maison, qui ne le +quitte pas et qu'il consulte sur les affaires publiques aussi bien que sur +ses intérêts particuliers. Nommé général, il dirige une expédition contre +Corinthe; tandis qu'il revient vainqueur à Athènes, il s'aperçoit que deux +de ses soldats morts sont restés sans sépulture sur le territoire ennemi; +il est saisi d'un scrupule religieux; il arrête sa flotte, et envoie un +héraut demander aux Corinthiens la permission d'ensevelir les deux +cadavres. Quelque temps après, le peuple athénien délibère sur +l'expédition de Sicile. Nicias monte à la tribune et déclare que ses +prêtres et son devin annoncent des présages qui s'opposent à l'expédition. +Il est vrai qu'Alcibiade a d'autres devins qui débitent des oracles en +sens contraire. Le peuple est indécis. Surviennent des hommes qui arrivent +d'Égypte; ils ont consulté le dieu d'Ammon, qui commence à être déjà fort +en vogue, et ils en rapportent cet oracle: Les Athéniens prendront tous +les Syracusains. Le peuple se décide aussitôt pour la guerre. [11] + +Nicias, bien malgré lui, commande l'expédition. Avant de partir, il +accomplit un sacrifice, suivant l'usage. Il emmène avec lui, comme fait +tout général, une troupe de devins, de sacrificateurs, d'aruspices et de +hérauts. La flotte emporte son foyer; chaque vaisseau a un emblème qui +représente quelque dieu. + +Mais Nicias a peu d'espoir. Le malheur n'est-il pas annoncé par assez de +prodiges? Des corbeaux ont endommagé une statue de Pallas; un homme s'est +mutilé sur un autel; et le départ a lieu pendant les jours néfastes des +Plyntéries! Nicias ne sait que trop que cette guerre sera fatale à lui et +à la patrie. Aussi pendant tout le cours de cette campagne le voit-on +toujours craintif et circonspect; il n'ose presque jamais donner le signal +d'un combat, lui que l'on connaît pour être si brave soldat et si habile +général. + +On ne peut pas prendre Syracuse, et après des pertes cruelles il faut se +décider à revenir à Athènes. Nicias prépare sa flotte pour le retour; la +mer est libre encore. Mais il survient une éclipse de lune. Il consulte +son devin; le devin répond que le présage est contraire et qu'il faut +attendre trois fois neuf jours. Nicias obéit; il passe tout ce temps dans +l'inaction, offrant force sacrifices pour apaiser la colère des dieux. +Pendant ce temps, les ennemis lui ferment le port et détruisent sa flotte. +Il ne reste plus qu'à faire retraite par terre, chose impossible; ni lui +ni aucun de ses soldats n'échappe aux Syracusains. + +Que dirent les Athéniens à la nouvelle du désastre? Ils savaient le +courage personnel de Nicias et son admirable constance. Ils ne songèrent +pas non plus à le blâmer d'avoir suivi les arrêts de la religion. Ils ne +trouvèrent qu'une chose à lui reprocher, c'était d'avoir emmené un devin +ignorant. Car le devin s'était trompé sur le présage de l'éclipse de lune; +il aurait dû savoir que, pour une armée qui veut faire retraite, la lune +qui cache sa lumière est un présage favorable. [12] + + +NOTES + +[1] Saint Augustin, _Cité de Dieu_, VI, T. Tertullien, _Ad nat._, II, 15. + +[2] Tite-Live, XXXIV, 55; XL, 37. + +[3] Caton, _De re rust._, 160. Varron, _De re rust._, I, 2; I, 37. Pline, +_H. N._, VIII, 82; XVII, 28; XXVII, 12; XXVIII, 2. Juvénal, X, 55. Aulu- +Gelle, IV, 5. + +[4] Tite-Live, X, 7; XXX, 15. Denys, V, 8. Appien, _G. puniq._, 59. +Juvénal, X, 43. Pline, XXXIII, 7. + +[5] Xénophon, _Gouv. d'Ath._, III, 2. + +[6] Aristophane, _Nuées_. + +[7] Plutarque, _Thésée_, 20, 22, 23. + +[8] Platon, _Lois_, VII, p. 800. Philochore, _Fragm._ Euripide, _Suppl._, +80. + +[9] Aristophane, _Paix_, 1084; _Oiseaux_, 596, 718. _Schol. ad Aves_, 721. +Thucydide, II, 8 + +[10] Lycurgue, I, 1. Aristophane, _Chevaliers_, 903, 999, 1171, 1179. + +[11] Plutarque, _Nicias_. Thucydide, VI. + +[12] Plutarque, _Nicias_, 23. + + + + +CHAPITRE XVII. + +DE L'OMNIPOTENCE DE L'ÉTAT; LES ANCIENS N'ONT PAS CONNU LA LIBERTÉ +INDIVIDUELLE. + + +La cité avait été fondée sur une religion et constituée comme une Église. +De là sa force; de là aussi son omnipotence et l'empire absolu qu'elle +exerçait sur ses membres. Dans une société établie sur de tels principes, +la liberté individuelle ne pouvait pas exister. Le citoyen était soumis en +toutes choses et sans nulle réserve à la cité; il lui appartenait tout +entier. La religion qui avait enfanté l'État, et l'État qui entretenait la +religion, se soutenaient l'un l'autre et ne faisaient qu'un; ces deux +puissances associées et confondues formaient une puissance presque +surhumaine à laquelle l'âme et le corps étaient également asservis. + +Il n'y avait rien dans l'homme qui fût indépendant. Son corps appartenait +à l'État et était voué à sa défense; à Rome, le service militaire était dû +jusqu'à cinquante ans, à Athènes jusqu'à soixante, à Sparte toujours. Sa +fortune était toujours à la disposition de l'État; si la cité avait besoin +d'argent, elle pouvait ordonner aux femmes de lui livrer leurs bijoux, aux +créanciers de lui abandonner leurs créances, aux possesseurs d'oliviers de +lui céder gratuitement l'huile qu'ils avaient fabriquée. [1] + +La vie privée n'échappait pas à cette omnipotence de l'État. La loi +athénienne, au nom de la religion, défendait à l'homme de rester +célibataire. [2] Sparte punissait non-seulement celui qui ne se mariait +pas, mais même celui qui se mariait tard. L'État pouvait prescrire à +Athènes le travail, à Sparte l'oisiveté. Il exerçait sa tyrannie jusque +dans les plus petites choses; à Locres, la loi défendait aux hommes de +boire du vin pur; à Rome, à Milet, à Marseille, elle le défendait aux +femmes. [3] Il était ordinaire que le costume fût fixé invariablement par +les lois de chaque cité; la législation de Sparte réglait la coiffure des +femmes, et celle d'Athènes leur interdisait d'emporter en voyage plus de +trois robes. [4] A Rhodes et à Byzance, la loi défendait de se raser la +barbe. [5] + +L'État avait le droit de ne pas tolérer que ses citoyens fussent difformes +ou contrefaits. En conséquence il ordonnait au père à qui naissait un tel +enfant, de le faire mourir. Cette loi se trouvait dans les anciens codes +de Sparte et de Rome. Nous ne savons pas si elle existait à Athènes; nous +savons seulement qu'Aristote et Platon l'inscrivirent dans leurs +législations idéales. + +Il y a dans l'histoire de Sparte un trait que Plutarque et Rousseau +admiraient fort. Sparte venait d'éprouver une défaite à Leuctres et +beaucoup de ses citoyens avaient péri. A cette nouvelle, les parents des +morts durent se montrer en public avec un visage gai. La mère qui savait +que son fils avait échappé au désastre et qu'elle allait le revoir, +montrait de l'affliction et pleurait. Celle qui savait qu'elle ne +reverrait plus son fils, témoignait de la joie et parcourait les temples +en remerciant les dieux. Quelle était donc la puissance de l'État, qui +ordonnait le renversement des sentiments naturels et qui était obéi! + +L'État n'admettait pas qu'un homme fût indifférent à ses intérêts; le +philosophe, l'homme d'étude n'avait pas le droit de vivre à part. C'était +une obligation qu'il votât dans l'assemblée et qu'il fût magistrat à son +tour. Dans un temps où les discordes étaient fréquentes, la loi athénienne +ne permettait pas au citoyen de rester neutre; il devait combattre avec +l'un ou avec l'autre parti; contre celui qui voulait demeurer à l'écart +des factions et se montrer calme, la loi prononçait la peine de l'exil +avec confiscation des biens. + +Il s'en fallait de beaucoup que l'éducation fût libre chez les Grecs. Il +n'y avait rien, au contraire, où l'État tînt davantage à être maître. A +Sparte, le père n'avait aucun droit sur l'éducation de son enfant. La loi +paraît avoir été moins rigoureuse à Athènes; encore la cité faisait-elle +en sorte que l'éducation fût commune sous des maîtres choisis par elle. +Aristophane, dans un passage éloquent, nous montre les enfants d'Athènes +se rendant à leur école; en ordre, distribués par quartiers, ils marchent +en rangs serrés, par la pluie, par la neige ou au grand soleil; ces +enfants semblent déjà comprendre que c'est un devoir civique qu'ils +remplissent. [6] L'État voulait diriger seul l'éducation, et Platon dit le +motif de cette exigence: [7] « Les parents ne doivent pas être libres +d'envoyer ou de ne pas envoyer leurs enfants chez les maîtres que la cité +a choisis; car les enfants sont moins à leurs parents qu'à la cité. » +L'État considérait le corps et l'âme de chaque citoyen comme lui +appartenant; aussi voulait-il façonner ce corps et cette âme de manière à +en tirer le meilleur parti. Il lui enseignait la gymnastique, parce que le +corps de l'homme était une arme pour la cité, et qu'il fallait que cette +arme fût aussi forte et aussi maniable que possible. Il lui enseignait +aussi les chants religieux, les hymnes, les danses sacrées, parce que +cette connaissance était nécessaire à la bonne exécution des sacrifices et +des fêtes de la cité. [8] + +On reconnaissait à l'État le droit d'empêcher qu'il y eût un enseignement +libre à côté du sien. Athènes fit un jour une loi qui défendait +d'instruire les jeunes gens sans une autorisation des magistrats, et une +autre qui interdisait spécialement d'enseigner la philosophie. [9] + +L'homme n'avait pas le choix de ses croyances. Il devait croire et se +soumettre à la religion de la cité. On pouvait haïr ou mépriser les dieux +de la cité voisine; quant aux divinités d'un caractère général et +universel, comme Jupiter Céleste ou Cybèle ou Junon, on était libre d'y +croire ou de n'y pas croire. Mais il ne fallait pas qu'on s'avisât de +douter d'Athéné Poliade ou d'Érechthée ou de Cécrops. Il y aurait eu là +une grande impiété qui eût porté atteinte à la religion et à l'État en +même temps, et que l'État eût sévèrement punie. Socrate fut mis à mort +pour ce crime. La liberté de penser à l'égard de la religion de la cité +était absolument inconnue chez les anciens. Il fallait se conformer à +toutes les règles du culte, figurer dans toutes les processions, prendre +part au repas sacré. La législation athénienne prononçait une peine contre +ceux qui s'abstenaient de célébrer religieusement une fête nationale. [10] + +Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la +liberté d'éducation, ni la liberté religieuse. La personne humaine +comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et +presque divine qu'on appelait la patrie ou l'État. L'État n'avait pas +seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice à l'égard +des citoyens. Il pouvait frapper sans qu'on fût coupable et par cela seul +que son intérêt était en jeu. Aristide assurément n'avait commis aucun +crime et n'en était même pas soupçonné; mais la cité avait le droit de le +chasser de son territoire par ce seul motif qu'Aristide avait acquis par +ses vertus trop d'influence et qu'il pouvait devenir dangereux, s'il le +voulait. On appelait cela l'ostracisme; cette institution n'était pas +particulière à Athènes; on la trouve à Argos, à Mégare, à Syracuse, et +nous pouvons croire qu'elle existait dans toutes les cités grecques. [11] +Or l'ostracisme n'était pas un châtiment; c'était une précaution que la +cité prenait contre un citoyen qu'elle soupçonnait de pouvoir la gêner un +jour. A Athènes on pouvait mettre un homme en accusation et le condamner +pour incivisme, c'est-à-dire pour défaut d'affection envers l'État. La vie +de l'homme n'était garantie par rien dès qu'il s'agissait de l'intérêt de +la cité. Rome fit une loi par laquelle il était permis de tuer tout homme +qui aurait l'intention de devenir roi. [12] La funeste maxime que le salut +de l'État est la loi suprême, a été formulée par l'antiquité. [13] On +pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant +l'intérêt de la patrie. + +C'est donc une erreur singulière entre toutes les erreurs humaines que +d'avoir cru que dans les cités anciennes l'homme jouissait de la liberté. +Il n'en avait pas même l'idée. Il ne croyait pas qu'il pût exister de +droit vis-à-vis de la cité et de ses dieux. Nous verrons bientôt que le +gouvernement a plusieurs fois changé de forme; mais la nature de l'État +est restée à peu près la même, et son omnipotence n'a guère été diminuée. +Le gouvernement s'appela tour à tour monarchie, aristocratie, démocratie; +mais aucune de ces révolutions ne donna aux hommes la vraie liberté, la +liberté individuelle. Avoir des droits politiques, voter, nommer des +magistrats, pouvoir être archonte, voilà ce qu'on appelait la liberté; +mais l'homme n'en était pas moins asservi à l'État. Les anciens, et +surtout les Grecs, s'exagérèrent toujours l'importance et les droits de la +société; cela tient sans doute au caractère sacré et religieux que la +société avait revêtu à l'origine. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Économ._, II. + +[2] Pollux, VIII, 40. Plutarque, _Lysandre_, 30. + +[3] Athénée, X, 33. Élien, _H. V_., II, 37. + +[4] _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, t. II, p. 129, 211. +Plutarque, _Solon_, 21. + +[5] Athénée, XIII. Plutarque, _Cléomène_, 9. – « _Les Romains ne croyaient +pas qu'on dût laisser à chacun la liberté de se marier, d'avoir des +enfants, de choisir son genre de vie, de faire des festins, enfin de +suivre ses désirs et ses goûts, sans subir une inspection et un jugement +préalable._ » Plutarque, _Caton l'Ancien_, 23. + +[6] Aristophane, _Nuées_, 960-965. + +[7] Platon, _Lois_ VII. + +[8] Aristophane, _Nuées_, 966-968. + +[9] Xenophon, _Mémor._, I, 2. Diogène Laërce, _Théophr._ Ces deux lois ne +durèrent pas longtemps; elles n'en prouvent pas moins quelle omnipotence +on reconnaissait à l'État en matière d'instruction. + +[10] Pollux, VIII, 46. Ulpien, _Schol. in Demosth., in Midiam_. + +[11] Aristote, _Pol_, VIII, 2, 5. Scholiaste d'Aristophane, _Cheval._, +851. + +[12] Plutarque, _Publicola_, 12. + +[13] Cicéron, _De legibus_, III, 3. + + + + +LIVRE IV. + +LES RÉVOLUTIONS. + + + + +Assurément on ne pouvait rien imaginer de plus solidement constitué que +cette famille des anciens âges qui contenait en elle ses dieux, son culte, +son prêtre, son magistrat. Rien de plus fort que cette cité qui avait +aussi en elle-même sa religion, ses dieux protecteurs, son sacerdoce +indépendant, qui commandait à l'âme autant qu'au corps de l'homme, et qui, +infiniment plus puissante que l'État d'aujourd'hui, réunissait en elle la +double autorité que nous voyons partagée de nos jours entre l'État et +l'Église. Si une société a été constituée pour durer, c'était bien celle- +là. Elle a eu pourtant, comme tout ce qui est humain, sa série de +révolutions. + +Nous ne pouvons pas dire d'une manière générale à quelle époque ces +révolutions ont commencé. On conçoit, en effet, que cette époque n'ait pas +été la même pour les différentes cités de la Grèce et de l'Italie. Ce qui +est certain, c'est que, dès le septième siècle avant notre ère, cette +organisation sociale était discutée et attaquée presque partout. A partir +de ce temps-là, elle ne se soutint plus qu'avec peine et par un mélange +plus ou moins habile de résistance et de concessions. Elle se débattit +ainsi plusieurs siècles, au milieu de luttes perpétuelles, et enfin elle +disparut. + +Les causes qui l'ont fait périr peuvent se réduire à deux. L'une est le +changement qui s'est opéré à la longue dans les idées par suite du +développement naturel de l'esprit humain, et qui, en effaçant les antiques +croyances, a fait crouler en même temps l'édifice social que ces croyances +avaient élevé et pouvaient seules soutenir. L'autre est l'existence d'une +classe d'hommes qui se trouvait placée en dehors de cette organisation de +la cité, qui en souffrait, qui avait intérêt à la détruire et qui lui fit +la guerre sans relâche. + +Lors donc que les croyances sur lesquelles ce régime social était fondé se +sont affaiblies, et que les intérêts de la majorité des hommes ont été en +désaccord avec ce régime, il a dû tomber. Aucune cité n'a échappé à cette +loi de transformation, pas plus Sparte qu'Athènes, pas plus Rome que la +Grèce. De même que nous avons vu que les hommes de la Grèce et ceux de +l'Italie avaient eu à l'origine les mêmes croyances, et que la même série +d'institutions s'était déployée chez eux, nous allons voir maintenant que +toutes ces cités ont passé par les mêmes révolutions. + +Il faut étudier pourquoi et comment les hommes se sont éloignés par degrés +de cette antique organisation, non pas pour déchoir, mais pour s'avancer, +au contraire, vers une forme sociale plus large et meilleure. Car sous une +apparence de désordre et quelquefois de décadence, chacun de leurs +changements les approchait d'un but qu'ils ne connaissaient pas. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +PATRICIENS ET CLIENTS. + + +Jusqu'ici nous n'avons pas parlé des classes inférieures et nous n'avions +pas à en parler. Car il s'agissait de décrire l'organisme primitif de la +cité, et les classes inférieures ne comptaient absolument pour rien dans +cet organisme. La cité s'était constituée comme si ces classes n'eussent +pas existé. Nous pouvions donc attendre pour les étudier que nous fussions +arrivé à l'époque des révolutions. + +La cité antique, comme toute société humaine, présentait des rangs, des +distinctions, des inégalités. On connaît à Athènes la distinction +originaire entre les Eupatrides et les Thètes; à Sparte on trouve la +classe des Égaux et celle des Inférieurs, en Eubée celle des chevaliers et +celle du peuple. L'histoire de Rome est pleine de la lutte entre les +patriciens et les plébéiens, lutte que l'on retrouve dans toutes les cités +sabines, latines et étrusques. On peut même remarquer que plus haut on +remonte dans l'histoire de la Grèce et de l'Italie, plus la distinction +apparaît profonde et les rangs fortement marqués: preuve certaine que +l'inégalité ne s'est pas formée à la longue, mais qu'elle a existé dès +l'origine et qu'elle est contemporaine de la naissance des cités. + +Il importe de rechercher sur quels principes reposait cette division des +classes. On pourra voir ainsi plus facilement en vertu de quelles idées ou +de quels besoins les luttes vont s'engager, ce que les classes inférieures +vont réclamer et au nom de quels principes les classes supérieures +défendront leur empire. + +On a vu plus haut que la cité était née de la confédération des familles +et des tribus. Or, avant le jour où la cité se forma, la famille contenait +déjà en elle-même cette distinction de classes. En effet la famille ne se +démembrait pas; elle était indivisible comme la religion primitive du +foyer. Le fils aîné, succédant seul au père, prenait en main le sacerdoce, +la propriété, l'autorité, et ses frères étaient à son égard ce qu'ils +avaient été à l'égard du père. De génération en génération, d'aîné en +aîné, il n'y avait toujours qu'un chef de famille; il présidait au +sacrifice, disait la prière, jugeait, gouvernait. A lui seul, à l'origine, +appartenait le titre de _pater_; car ce mot qui désignait la puissance et +non pas la paternité, n'a pu s'appliquer alors qu'au chef de la famille. +Ses fils, ses frères, ses serviteurs, tous l'appelaient ainsi. + +Voilà donc dans la constitution intime de la famille un premier principe +d'inégalité. L'aîné est privilégié pour le culte, pour la succession, pour +le commandement. Après plusieurs générations il se forme naturellement, +dans chacune de ces grandes familles, des branches cadettes qui sont, par +la religion et par la coutume, dans un état d'infériorité vis-à-vis de la +branche aînée et qui, vivant sous sa protection, obéissent à son autorité. + +Puis cette famille a des serviteurs, qui ne la quittent pas, qui sont +attachés héréditairement à elle, et sur lesquels le _pater_ ou _patron_ +exerce la triple autorité de maître, de magistrat et de prêtre. On les +appelle de noms qui varient suivant les lieux; celui de clients et celui +de thètes sont les plus connus. + +Voilà encore une classe inférieure. Le client est au-dessous, non- +seulement du chef suprême de la famille, mais encore des branches +cadettes. Entre elles et lui il y a cette différence que le membre d'une +branche cadette, en remontant la série de ses ancêtres, arrive toujours à +un _pater_, c'est-à-dire à un chef de famille, à un de ces aïeux divins +que la famille invoque dans ses prières. Comme il descend d'un _pater_, on +l'appelle en latin _patricius_. Le fils d'un client, au contraire, si haut +qu'il remonte dans sa généalogie, n'arrive jamais qu'à un client ou à un +esclave. Il n'a pas de _pater_ parmi ses aïeux. De là pour lui un état +d'infériorité dont rien ne peut le faire sortir. + +La distinction entre ces deux classes d'hommes est manifeste en ce qui +concerne les intérêts matériels. La propriété de la famille appartient +tout entière au chef, qui d'ailleurs en partage la jouissance avec les +branches cadettes et même avec les clients. Mais tandis que la branche +cadette a au moins un droit éventuel sur la propriété, dans le cas où la +branche aînée viendrait à s'éteindre, le client ne peut jamais devenir +propriétaire. La terre qu'il cultive, il ne l'a qu'en dépôt; s'il meurt, +elle fait retour au patron; le droit romain des époques postérieures a +conservé un vestige de cette ancienne règle dans ce qu'on appelait _jus +applicationis_. L'argent même du client n'est pas à lui; le patron en est +le vrai propriétaire et peut s'en saisir pour ses propres besoins. C'est +en vertu de cette règle antique que le droit romain dit que le client doit +doter la fille du patron, qu'il doit payer pour lui l'amende, qu'il doit +fournir sa rançon ou contribuer aux frais de ses magistratures. + +La distinction est plus manifeste encore dans la religion. Le descendant +d'un _pater_ peut seul accomplir les cérémonies du culte de la famille. Le +client y assiste; on fait pour lui le sacrifice, mais il ne le fait pas +lui-même. Entre lui et la divinité domestique il y a toujours un +intermédiaire. Il ne peut pas même remplacer la famille absente. Que cette +famille vienne à s'éteindre, les clients ne continuent pas le culte; ils +se dispersent. Car la religion n'est pas leur patrimoine; elle n'est pas +de leur sang, elle ne leur vient pas de leurs propres ancêtres. C'est une +religion d'emprunt; ils en ont la jouissance, non la propriété. + +Rappelons-nous que, d'après les idées des anciennes générations, le droit +d'avoir un dieu et de prier était héréditaire. La tradition sainte, les +rites, les paroles sacramentelles, les formules puissantes qui +déterminaient les dieux à agir, tout cela ne se transmettait qu'avec le +sang. Il était donc bien naturel que, dans chacune de ces antiques +familles, la partie libre et ingénue qui descendait réellement de +l'ancêtre premier, fût seule en possession du caractère sacerdotal. Les +patriciens ou eupatrides avaient le privilège d'être prêtres et d'avoir +une religion qui leur appartînt en propre. + +Ainsi, avant même qu'on fût sorti de l'état de famille, il existait déjà +une distinction de classes; la vieille religion domestique avait établi +des rangs. + +Lorsque ensuite la cité se forma, rien ne fut changé à la constitution +intérieure de la famille. Nous avons même montré que la cité, à l'origine, +ne fut pas une association d'individus, mais une confédération de tribus, +de curies et de familles, et que, dans cette sorte d'alliance, chacun de +ces corps resta ce qu'il était auparavant. Les chefs de ces petits groupes +s'unissaient entre eux, mais chacun d'eux restait maître absolu dans la +petite société dont il était déjà le chef. C'est pour cela que le droit +romain laissa si longtemps au _pater_ l'autorité absolue sur la famille, +la toute-puissance et le droit de justice à l'égard des clients. La +distinction des classes, née dans la famille, se continua donc dans la +cité. + +La cité, dans son premier âge, ne fut que la réunion des chefs de famille. +On a de nombreux témoignages d'un temps où il n'y avait qu'eux qui pussent +être citoyens. Cette règle s'est conservée à Sparte, où les cadets +n'avaient pas de droits politiques. On en peut voir encore un vestige dans +une ancienne loi d'Athènes qui disait que pour être citoyen il fallait +posséder un dieu domestique. [1] Aristote remarque qu'anciennement, dans +beaucoup de villes, il était de règle que le fils ne fût pas citoyen du +vivant du père, et que, le père mort, le fils aîné seul jouît des droits +politiques. [2] La loi ne comptait donc dans la cité ni les branches +cadettes ni, à plus forte raison, les clients. Aussi Aristote ajoute-t-il +que les vrais citoyens étaient alors en fort petit nombre. + +L'assemblée qui délibérait sur les intérêts généraux de la cité n'était +aussi composée, dans ces temps anciens, que des chefs de famille, des +_patres_. Il est permis de ne pas croire Cicéron quand il dit que Romulus +appela _pères_ les sénateurs pour marquer l'affection paternelle qu'ils +avaient pour le peuple. Les membres du Sénat portaient naturellement ce +titre parce qu'ils étaient les chefs des _gentes_. En même temps que ces +hommes réunis représentaient la cité, chacun d'eux restait maître absolu +dans sa _gens_, qui était comme son petit royaume. On voit aussi dès les +commencements de Rome une autre assemblée plus nombreuse, celle des +curies; mais elle diffère assez peu de celle des _patres_. Ce sont encore +eux qui forment l'élément principal de cette assemblée; seulement, chaque +_pater_ s'y montre entouré de sa famille; ses parents, ses clients même +lui font cortège et marquent sa puissance. Chaque famille n'a d'ailleurs +dans ces comices qu'un seul suffrage. [3] On peut bien admettre que le +chef consulte ses parents et même ses clients, mais il est clair que c'est +lui qui vote. La loi défend d'ailleurs au client d'être d'un autre avis +que son patron. Si les clients sont rattachés à la cité, ce n'est que par +l'intermédiaire de leurs chefs patriciens. Ils participent au culte +public, ils paraissent devant le tribunal, ils entrent dans l'assemblée, +mais c'est à la suite de leurs patrons. + +Il ne faut pas se représenter la cité de ces anciens âges comme une +agglomération d'hommes vivant pêle-mêle dans l'enceinte des mêmes +murailles. La ville n'est guère, dans les premiers temps, un lieu +d'habitation; elle est le sanctuaire où sont les dieux de la communauté; +elle est la forteresse qui les défend et que leur présence sanctifie; elle +est le centre de l'association, la résidence du roi et des prêtres, le +lieu où se rend la justice; mais les hommes n'y vivent pas. Pendant +plusieurs générations encore, les hommes continuent à vivre hors de la +ville, en familles isolées qui se partagent la campagne. Chacune de ces +familles occupe son canton, où elle a son sanctuaire domestique et où elle +forme, sous l'autorité de son _pater_, un groupe indivisible. Puis, à +certains jours, s'il s'agit des intérêts de la cité ou des obligations du +culte commun, les chefs de ces familles se rendent à la ville et +s'assemblent autour du roi, soit pour délibérer, soit pour assister au +sacrifice. S'agit-il d'une guerre, chacun de ces chefs arrive, suivi de sa +famille et de ses serviteurs (_sua manus_), ils se groupent par phratries +ou par curies et ils forment l'armée de la cité sous les ordres du roi. + + +NOTES + +[1] Harpocration, [Grec: Zeus erkeios]. + +[2] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2-3. + +[3] Aulu-Gelle, XV, 27. Nous verrons que la clientèle s'est formée plus +tard; nous ne parlons ici que de celle des premiers siècles de Rome. + + + + +CHAPITRE II. + +LES PLÉBÉIENS. + + +Il faut maintenant signaler un autre élément de population qui était au- +dessous des clients eux-mêmes, et qui, infime à l'origine, acquit +insensiblement assez de force pour briser l'ancienne organisation sociale. +Cette classe, qui devint plus nombreuse à Rome que dans aucune autre cité, +y était appelée la plèbe. Il faut voir l'origine et le caractère de cette +classe pour comprendre le rôle qu'elle a joué dans l'histoire de la cité +et de la famille chez les anciens. + +Les plébéiens n'étaient pas les clients; les historiens de l'antiquité ne +confondent pas ces deux classes entre elles. Tite-Live dit quelque part: +« La plèbe ne voulut pas prendre part à l'élection des consuls; les +consuls furent donc élus par les patriciens et leurs clients. » Et +ailleurs: « La plèbe se plaignit que les patriciens eussent trop +d'influence dans les comices grâce aux suffrages de leurs clients. » [1] +On lit dans Denys d'Halicarnasse: « La plèbe sortit de Rome et se retira +sur le mont Sacré: les patriciens restèrent seuls clans la ville avec +leurs clients. » Et plus loin: « La plèbe mécontente refusa de s'enrôler, +les patriciens prirent les armes avec leurs clients et firent la guerre. » +[2] Cette plèbe, bien séparée des clients, ne faisait pas partie, du moins +dans les premiers siècles, de ce qu'on appelait le peuple romain. Dans une +vieille formule de prière, qui se répétait encore au temps des guerres +puniques, on demandait aux dieux d'être propices « au peuple et à la +plèbe. » [3] La plèbe n'était donc pas comprise dans le peuple, du moins à +l'origine. Le peuple comprenait les patriciens et leurs clients; la plèbe +était en dehors. + +Ce qui fait le caractère essentiel de la plèbe, c'est qu'elle est +étrangère à l'organisation religieuse de là cité, et même à celle de la +famille. On reconnaît à cela le plébéien et on le distingue du client. Le +client partage au moins le culte de son patron et fait partie d'une +famille, d'une _gens_. Le plébéien, à l'origine, n'a pas de culte et ne +connaît pas la famille sainte. + +Ce que nous avons vu plus haut de l'état social et religieux des anciens +âges nous explique comment cette classe a pris naissance. La religion ne +se propageait pas; née dans une famille, elle y restait comme enfermée; il +fallait que chaque famille se fît sa croyance, ses dieux, son culte. Mais +nous devons admettre qu'il y eut, dans ces temps si éloignés de nous, un +grand nombre de familles où l'esprit n'eut pas la puissance de créer des +dieux, d'arrêter une doctrine, d'instituer un culte, d'inventer l'hymne et +le rhythme de la prière. Ces familles se trouvèrent naturellement dans un +état d'infériorité vis-à-vis de celles qui avaient une religion, et ne +purent pas s'unir en société avec elles; elles n'entrèrent ni dans les +curies ni dans la cité. Même dans la suite il arriva que des familles qui +avaient un culte, le perdirent, soit par négligence et oubli des rites, +soit après une de ces fautes qui interdisaient à l'homme d'approcher de +son foyer et de continuer son culte. Il a dû arriver aussi que des +clients, coupables ou mal traités, aient quitté la famille et renoncé à sa +religion; le fils qui était né d'un mariage sans rites, était réputé +bâtard, comme celui qui naissait de l'adultère, et la religion de la +famille n'existait pas pour lui. Tous ces hommes, exclus des familles et +mis en dehors du culte, tombaient dans la classe des hommes sans foyer, +c'est-à-dire dans la plèbe. + +On trouve cette classe à côté de presque toutes les cités anciennes, mais +séparée par une ligne de démarcation. A l'origine, une ville grecque est +double: il y a la ville proprement dite, [Grec: polis], qui s'élève +ordinairement sur le sommet d'une colline; elle a été bâtie avec des rites +religieux et elle renferme le sanctuaire des dieux nationaux. Au pied de +la colline on trouve une agglomération de maisons, qui ont été bâties sans +cérémonies religieuses, sans enceinte sacrée; c'est le domicile de la +plèbe, qui ne peut pas habiter dans la ville sainte. + +A Rome la différence entre les deux populations est frappante. La ville +des patriciens et de leurs clients est celle que Romulus a fondée suivant +les rites sur le plateau du Palatin. Le domicile de la plèbe est l'asile, +espèce d'enclos qui est situé sur la pente du mont Capitolin et où Romulus +a admis les gens sans feu ni lieu qu'il ne pouvait pas faire entrer dans +sa ville. Plus tard, quand de nouveaux plébéiens vinrent à Rome, comme ils +étaient étrangers à la religion de la cité, on les établit sur l'Aventin, +c'est-à-dire en dehors du pomoerium et de la ville religieuse. + +Un mot caractérise ces plébéiens: ils sont sans foyer; ils ne possèdent +pas, du moins à l'origine, d'autel domestique. Leurs adversaires leur +reprochent toujours de ne pas avoir d'ancêtres, ce qui veut dire +assurément qu'ils n'ont pas le culte des ancêtres et ne possèdent pas un +tombeau de famille où ils puissent porter le repas funèbre. Ils n'ont pas +de père, _pater_, c'est-à-dire qu'ils remonteraient en vain la série de +leurs ascendants, ils n'y rencontreraient jamais un chef de famille +religieuse. Ils n'ont pas de famille, _gentem non habent_, c'est-à-dire +qu'ils n'ont que la famille naturelle; quant à celle que forme et +constitue la religion, ils ne l'ont pas. + +Le mariage sacré n'existe pas pour eux; ils n'en connaissent pas les +rites. N'ayant pas le foyer, l'union que le foyer établit leur est +interdite. Aussi le patricien qui ne connaît pas d'autre union régulière +que celle qui lie l'époux à l'épouse en présence de la divinité +domestique, peut-il dire en parlant des plébéiens: _Connubia promiscua +habent more ferarum._ + +Pas de famille pour eux, pas d'autorité paternelle. Ils peuvent avoir sur +leurs enfants le pouvoir que donne la force; mais cette autorité sainte +dont la religion revêt le père, ils ne l'ont pas. + +Pour eux le droit de propriété n'existe pas. Car toute propriété doit être +établie et consacrée par un foyer, par un tombeau, par des dieux termes, +c'est-à-dire par tous les éléments du culte domestique. Si le plébéien +possède une terre, cette terre n'a pas le caractère sacré; elle est +profane et ne connaît pas le bornage. Mais peut-il même posséder une terre +dans les premiers temps? On sait qu'à Rome nul ne peut exercer le droit de +propriété s'il n'est citoyen, or le plébéien, dans le premier âge de Rome, +n'est pas citoyen. Le jurisconsulte dit qu'on ne peut être propriétaire +que parle droit des Quirites; or le plébéien n'est pas compté d'abord +parmi les Quirites. A l'origine de Rome l'_ager romanus_ a été partagé +entre les tribus, les curies et les _gentes_; or le plébéien, qui +n'appartient à aucun de ces groupes, n'est certainement pas entré dans le +partage. Ces plébéiens, qui n'ont pas la religion, n'ont pas ce qui fait +que l'homme peut mettre son empreinte sur une part de terre et la faire +sienne. On sait qu'ils habitèrent longtemps l'Aventin et y bâtirent des +maisons; mais ce ne fut qu'après trois siècles et beaucoup de luttes +qu'ils obtinrent enfin la propriété de ce terrain. + +Pour les plébéiens il n'y a pas de loi, pas de justice; car la loi est +l'arrêt de la religion, et la procédure est un ensemble de rites. Le +client a le bénéfice du droit de la cité par l'intermédiaire du patron; +pour le plébéien ce droit n'existe pas. Un historien ancien dit +formellement que le sixième roi de Rome fit le premier quelques lois pour +la plèbe, tandis que les patriciens avaient les leurs depuis longtemps. +[4] Il paraît même que ces lois furent ensuite retirées à la plèbe, ou +que, n'étant pas fondées sur la religion, les patriciens refusèrent d'en +tenir compte; car nous voyons dans l'historien que, lorsqu'on créa des +tribuns, il fallut faire une loi spéciale pour protéger leur vie et leur +liberté, et que cette loi était conçue ainsi: « Que nul ne s'avise de +frapper ou de tuer un tribun comme il ferait à un homme de la plèbe. » [5] +Il semble donc que l'on eût le droit de frapper ou de tuer un plébéien, ou +du moins ce méfait commis envers un homme qui était hors la loi, n'était +pas puni. + +Pour les plébéiens il n'y a pas de droits politiques. Ils ne sont pas +d'abord citoyens et nul parmi eux ne peut être magistrat. Il n'y a d'autre +assemblée à Rome, durant deux siècles, que celle des curies; or les curies +ne comprennent pas les plébéiens. La plèbe n'entre même pas dans la +composition de l'armée, tant que celle-ci est distribuée par curies. + +Mais ce qui sépare le plus manifestement le plébéien du patricien, c'est +que le plébéien n'a pas la religion de la cité. Il est impossible qu'il +soit revêtu d'un sacerdoce. On peut même croire que la prière, dans les +premiers siècles, lui est interdite et que les rites ne peuvent pas lui +être révélés. C'est comme dans l'Inde où « le coudra doit ignorer toujours +les formules sacrées ». Il est étranger, et par conséquent sa seule +présence souille le sacrifice. Il est repoussé des dieux. Il y a entre le +patricien et lui toute la distance que la religion peut mettre entre deux +hommes. La plèbe est une population méprisée et abjecte, hors de la +religion, hors de la loi, hors de la société, hors de la famille. Le +patricien ne peut comparer cette existence qu'à celle de la bête, _more +ferarum_. Le contact du plébéien est impur. Les décemvirs, dans leurs dix +premières tables, avaient oublié d'interdire le mariage entre les deux +ordres; c'est que ces premiers décemvirs étaient tous patriciens et qu'il +ne vint à l'esprit d'aucun d'eux qu'un tel mariage fût possible. + +On voit combien de classes, dans l'âge primitif des cités, étaient +superposées l'une à l'autre. En tête était l'aristocratie des chefs de +famille, ceux que la langue officielle de Rome appelait _patres_, que les +clients appelaient _reges_, que l'Odyssée nomme [Grec: basileis] ou [Grec: +anachtes]. Au-dessous étaient les branches cadettes des familles; au- +dessous encore, les clients; puis plus bas, bien plus bas, la plèbe. + +C'est de la religion que cette distinction des classes était venue. Car au +temps où les ancêtres des Grecs, des Italiens et des Hindous vivaient +encore ensemble dans l'Asie centrale, la religion avait dit: « L'aîné fera +la prière. » De là était venue la prééminence de l'aîné en toutes choses; +la branche aînée dans chaque famille avait été la branche sacerdotale et +maîtresse. La religion comptait néanmoins pour beaucoup les branches +cadettes, qui étaient comme une réserve pour remplacer un jour la branche +aînée éteinte et sauver le culte. Elle comptait encore pour quelque chose +le client, même l'esclave, parce qu'ils assistaient aux actes religieux. +Mais le plébéien, qui n'avait aucune part au culte, elle ne le comptait +absolument pour rien. Les rangs avaient été ainsi fixés. + +Mais aucune des formes sociales que l'homme imagine et établit, n'est +immuable. Celle-ci portait en elle un germe de maladie et de mort; c'était +cette inégalité trop grande. Beaucoup d'hommes avaient intérêt à détruire +une organisation sociale qui n'avait pour eux aucun bienfait. + + +NOTES + +[1] Tite-Live, II, 64; II, 56. + +[2] Denys, VI, 46; VII, 19; X, 27. + +[3] Tite-Live, XXIX, 27: _Ut ea mihi populo plebique romanae bene +verruncent._ -- Cicéron, _pro Murena_, I: _Ut ea res mihi magistratuique +meo, populo plebique romanae bene atque feliciter eveniat_. -- Macrobe +(_Saturn._, I, 17) cite un vieil oracle du devin Marcius qui portait: +_Praetor qui jus populo plebique dabit_. -- Que les écrivains anciens +n'aient pas toujours tenu compte de cette distinction essentielle entre le +_populus_ et la _plebs_, c'est ce dont on ne sera pas surpris, si l'on +songe que cette distinction n'existait plus au temps où ils écrivaient. A +l'époque de Cicéron, il y avait plusieurs siècles que la _plebs_ faisait +légalement partie du _populus_. Mais les vieilles formules, que citent +Tite-Live, Cicéron et Macrobe, restaient comme des souvenirs du temps où +les deux populations ne se confondaient pas encore. + +[4] Denys, IV, 43. + +[5] Denys, VI, 89. + + + + +CHAPITRE III. + +PREMIÈRE RÉVOLUTION. + + +_1° L'autorité politique est enlevée aux rois._ + +Nous avons dit qu'à l'origine le roi avait été le chef religieux de la +cité, le grand prêtre du foyer public, et qu'à cette autorité sacerdotale +il avait joint l'autorité politique, parce qu'il avait paru naturel que +l'homme qui représentait la religion de la cité fût en même temps le +président de l'assemblée, le juge, le chef de l'armée. En vertu de ce +principe il était arrivé que tout ce qu'il y avait de puissance dans +l'État avait été réuni dans les mains du roi. + +Mais les chefs des familles, les _patres_, et au-dessus d'eux les chefs +des phratries et des tribus formaient à côté de ce roi une aristocratie +très-forte. Le roi n'était pas seul roi; chaque _pater_ l'était comme lui +dans sa _gens_; c'était même à Rome un antique usage d'appeler chacun de +ces puissants patrons du nom de roi; à Athènes, chaque phratrie et chaque +tribu avait son chef, et à côté du roi de la cité il y avait les rois des +tribus, [Grec: phylobasileis]. C'était une hiérarchie de chefs ayant tous, +dans un domaine plus ou moins étendu, les mêmes attributions et la même +inviolabilité. Le roi de la cité n'exerçait pas son pouvoir sur la +population entière; l'intérieur des familles et toute la clientèle +échappaient à son action. Comme le roi féodal, qui n'avait pour sujets que +quelques puissants vassaux, ce roi de la cité ancienne ne commandait +qu'aux chefs des tribus et des _gentes_, dont chacun individuellement +pouvait être aussi puissant que lui, et qui réunis l'étaient beaucoup +plus. On peut bien croire qu'il ne lui était pas facile de se faire obéir. +Les hommes devaient avoir pour lui un grand respect, parce qu'il était le +chef du culte et le gardien du foyer; mais ils avaient sans doute peu de +soumission, parce qu'il avait peu de force. Les gouvernants et les +gouvernés ne furent pas longtemps sans s'apercevoir qu'ils n'étaient pas +d'accord sur la mesure d'obéissance qui était due. Les rois voulaient être +puissants et les _pères_ ne voulaient pas qu'ils le fussent. Une lutte +s'engagea donc, dans toutes les cités, entre l'aristocratie et les rois. + +Partout l'issue de la lutte fut la même; la royauté fut vaincue. Mais il +ne faut pas perdre de vue que cette royauté primitive était sacrée. Le roi +était l'homme qui disait la prière, qui faisait le sacrifice, qui avait +enfin par droit héréditaire le pouvoir d'attirer sur la ville la +protection des dieux. On ne pouvait donc pas songer à se passer de roi; il +en fallait un pour la religion; il en fallait un pour le salut de la cité. +Aussi voyons-nous dans toutes les cités dont l'histoire nous est connue, +que l'on ne toucha pas d'abord à l'autorité sacerdotale du roi et que l'on +se contenta de lui ôter l'autorité politique. Celle-ci n'était qu'une +sorte d'appendice que les rois avaient ajouté à leur sacerdoce; elle +n'était pas sainte et inviolable comme lui. On pouvait l'enlever au roi +sans que la religion fût mise en péril. + +La royauté fut donc conservée; mais, dépouillée de sa puissance, elle ne +fut plus qu'un sacerdoce. « Dans les temps très-anciens, dit Aristote, les +rois avaient un pouvoir absolu en paix et en guerre; mais dans la suite +les uns renoncèrent d'eux-mêmes à ce pouvoir, aux autres il fut enlevé de +force, et on ne laissa plus à ces rois que le soin des sacrifices. » +Plutarque dit la même chose: « Comme les rois se montraient orgueilleux et +durs dans le commandement, la plupart des Grecs leur enlevèrent le pouvoir +et ne leur laissèrent que le soin de la religion. » [1] Hérodote parle de +la ville de Cyrène et dit: « On laissa à Battos, descendant des rois, le +soin du culte et la possession des terres sacrées et on lui retira toute +la puissance dont ses pères avaient joui. » + +Cette royauté ainsi réduite aux fonctions sacerdotales continua, la +plupart du temps, à être héréditaire dans la famille sacrée qui avait +jadis posé le foyer et commencé le culte national. Au temps de l'empire +romain, c'est-à-dire sept ou huit siècles après cette révolution, il y +avait encore à Éphèse, à Marseille, à Thespies, des familles qui +conservaient le titre et les insignes de l'ancienne royauté et avaient +encore la présidence des cérémonies religieuses. [2] + +Dans les autres villes les familles sacrées s'étaient éteintes, et la +royauté était devenue élective et ordinairement annuelle. + + +_2° Histoire de cette révolution à Sparte._ + +Sparte a toujours eu des rois, et pourtant la révolution dont nous parlons +ici, s'y est accomplie aussi bien que dans les autres cités. + +Il paraît que les premiers rois doriens régnèrent en maîtres absolus. Mais +dès la troisième génération la querelle s'engagea entre les rois et +l'aristocratie. Il y eut pendant deux siècles une série de luttes qui +firent de Sparte une des cités les plus agitées de la Grèce; on sait qu'un +de ces rois, le père de Lycurgue, périt frappé dans une guerre civile. [3] + +Rien n'est plus obscur que l'histoire de Lycurgue; son biographe ancien +commence par ces mots: « On ne peut rien dire de lui qui ne soit sujet à +controverse. » Il paraît du moins certain que Lycurgue parut au milieu des +discordes, « dans un temps où le gouvernement flottait dans une agitation +perpétuelle ». Ce qui ressort le plus clairement de tous les +renseignements qui nous sont parvenus sur lui, c'est que sa réforme porta +à la royauté un coup dont elle ne se releva jamais. « Sous Charilaos, dit +Aristote, la monarchie fit place à une aristocratie. » [4] Or ce Charilaos +était roi lorsque Lycurgue fit sa réforme. On sait d'ailleurs par +Plutarque que Lycurgue ne fut chargé des fonctions de législateur qu'au +milieu d'une émeute pendant laquelle le roi Charilaos dut chercher un +asile dans un temple. Lycurgue fut un moment le maître de supprimer la +royauté; il s'en garda bien, jugeant la royauté nécessaire et la famille +régnante inviolable. Mais il fit en sorte que les rois fussent désormais +soumis au Sénat en ce qui concernait le gouvernement, et qu'ils ne fussent +plus que les présidents de cette assemblée et les exécuteurs de ses +décisions. Un siècle après, la royauté fut encore affaiblie et ce pouvoir +exécutif lui fut ôté; on le confia à des magistrats annuels qui furent +appelés éphores. + +Il est facile de juger par les attributions qu'on donna aux éphores, de +celles qu'on laissa aux rois. Les éphores rendaient la justice en matière +civile, tandis que le Sénat jugeait les affaires criminelles. Les éphores, +sur l'avis du Sénat, déclaraient la guerre ou réglaient les clauses des +traités de paix. En temps de guerre, deux éphores accompagnaient le roi, +le surveillaient; c'étaient eux qui fixaient le plan de campagne et +commandaient toutes les opérations. [5] Que restait-il donc aux rois, si +on leur ôtait la justice, les relations extérieures, les opérations +militaires? Il leur restait le sacerdoce. Hérodote décrit leurs +prérogatives: « Si la cité fait un sacrifice, ils ont la première place au +repas sacré; on les sert les premiers et on leur donne double portion. Ils +font aussi les premiers la libation, et la peau des victimes leur +appartient. On leur donne à chacun, deux fois par mois, une victime qu'ils +immolent à Apollon. » [6] « Les rois, dit Xénophon, accomplissent les +sacrifices publics et ils ont la meilleure part des victimes. » S'ils ne +jugent ni en matière civile ni en matière criminelle, on leur réserve du +moins le jugement dans toutes les affaires qui concernent la religion. En +cas de guerre, un des deux rois marche toujours à la tête des troupes, +faisant chaque jour les sacrifices et consultant les présages. En présence +de l'ennemi, il immole des victimes, et quand les signes sont favorables, +il donne le signal de la bataille. Dans le combat il est entouré de devins +qui lui indiquent la volonté des dieux, et de joueurs de flûte qui font +entendre les hymnes sacrés. Les Spartiates disent que c'est le roi qui +commande, parce qu'il tient dans ses mains la religion et les auspices; +mais ce sont les éphores et les polémarques qui règlent tous les +mouvements de l'armée. [7] + +Il est donc vrai de dire que la royauté de Sparte n'est qu'un sacerdoce +héréditaire. La même révolution qui a supprimé la puissance politique du +roi dans toutes les cités, l'a supprimée aussi à Sparte. La puissance +appartient réellement au Sénat qui dirige et aux éphores qui exécutent. +Les rois, dans tout ce qui ne concerne pas la religion, obéissent aux +éphores. Aussi Hérodote peut-il dire que Sparte ne connaît pas le régime +monarchique, et Aristote que le gouvernement de Sparte est une +aristocratie. [8] + + +_3° Même révolution à Athènes._ + +On a vu plus haut quel avait été l'état primitif de la population de +l'Attique. Un certain nombre de familles, indépendantes et sans lien entre +elles, se partageaient le pays; chacune d'elles formait une petite société +que gouvernait un chef héréditaire. Puis ces familles se groupèrent et de +leur association naquit la cité athénienne. On attribuait à Thésée d'avoir +achevé la grande oeuvre de l'unité de l'Attique. Mais les traditions +ajoutaient et nous croyons sans peine que Thésée avait dû briser beaucoup +de résistances. La classe d'hommes qui lui fit opposition ne fut pas celle +des clients, des pauvres, qui étaient répartis dans les bourgades et les +[Grec: genae]. Ces hommes se réjouirent plutôt d'un changement qui donnait +un chef à leurs chefs et assurait à eux-mêmes un recours et une +protection. Ceux qui souffrirent du changement furent les chefs des +familles, les chefs des bourgades et des tribus, les [Grec: basileis], les +[Grec: phylobasileis], ces eupatrides qui avaient par droit héréditaire +l'autorité suprême dans leur [Grec: genos] ou dans leur tribu. Ils +défendirent de leur mieux leur indépendance; perdue, ils la regrettèrent. + +Du moins retinrent-ils tout ce qu'ils purent de leur ancienne autorité. +Chacun d'eux resta le chef tout-puissant de sa tribu ou de son [Grec: +genos]. Thésée ne put pas détruire une autorité que la religion avait +établie et qu'elle rendait inviolable. Il y a plus. Si l'on examine les +traditions qui sont relatives à cette époque, on voit que ces puissants +eupatrides ne consentirent à s'associer pour former une cité qu'en +stipulant que le gouvernement serait réellement fédératif et que chacun +d'eux y aurait part. Il y eut bien un roi suprême; mais dès que les +intérêts communs étaient en jeu, l'assemblée des chefs devait être +convoquée et rien d'important ne pouvait être fait qu'avec l'assentiment +de cette sorte de sénat. + +Ces traditions, dans le langage des générations suivantes, s'exprimaient à +peu près ainsi: Thésée a changé le gouvernement d'Athènes et de +monarchique il l'a rendu républicain. Ainsi parlent Aristote, Isocrate, +Démosthènes, Plutarque. Sous cette forme un peu mensongère il y a un fonds +vrai. Thésée a bien, comme dit la tradition, « remis l'autorité souveraine +entre les mains du peuple ». Seulement, le mot peuple, [Grec: daemos], que +la tradition a conservé, n'avait pas au temps de Thésée une application +aussi étendue que celle qu'il a eue au temps de Démosthènes. Ce peuple ou +corps politique n'était certainement alors que l'aristocratie, c'est-à- +dire l'ensemble des chefs des [Grec: genae]. + +Thésée, en instituant cette assemblée, n'était pas volontairement +novateur. La formation de la grande unité athénienne changeait, malgré +lui, les conditions du gouvernement. Depuis que ces eupatrides, dont +l'autorité restait intacte dans les familles, étaient réunis en une même +cité, ils constituaient un corps puissant qui avait ses droits et pouvait +avoir ses exigences. Le roi du petit rocher de Cécrops devint roi de toute +l'Attique; mais au lieu que dans sa petite bourgade il avait été roi +absolu, il ne fut plus que le chef d'un État fédératif, c'est-à-dire le +premier entre des égaux. + +Un conflit ne pouvait guère tarder à éclater entre cette aristocratie et +la royauté. « Les eupatrides regrettaient la puissance vraiment royale que +chacun d'eux avait exercée jusque-là dans son bourg. » Il paraît que ces +guerriers prêtres mirent la religion en avant et prétendirent que +l'autorité des cultes locaux était amoindrie. S'il est vrai, comme le dit +Thucydide, que Thésée essaya de détruire les prytanées des bourgs, il +n'est pas étonnant que le sentiment religieux se soit soulevé contre lui. +On ne peut pas dire combien de luttes il eut à soutenir, combien de +soulèvements il dut réprimer par l'adresse ou par la force; ce qui est +certain, c'est qu'il fut à la fin vaincu, qu'il fut chassé d'Athènes et +qu'il mourut en exil. + +Les eupatrides l'emportaient donc; ils ne supprimèrent pas la royauté, +mais ils firent un roi de leur choix, Ménesthée. Après lui la famille de +Thésée ressaisit le pouvoir et le garda pendant trois générations. Puis +elle fut remplacée par une autre famille, celle des Mélanthides. Toute +cette époque a dû être très troublée; mais le souvenir des guerres civiles +ne nous a pas été nettement conservé. + +La mort de Codrus coïncide avec la victoire définitive des eupatrides. Ils +ne supprimèrent pas encore la royauté; car leur religion le leur +défendait; mais ils lui ôtèrent sa puissance politique. Le voyageur +Pausanias qui était fort postérieur à ces événements, mais qui consultait +avec soin les traditions, dit que la royauté perdit alors une grande +partie de ses attributions et « devint dépendante »; ce qui signifie sans +doute qu'elle fut dès lors subordonnée au Sénat des eupatrides. Les +historiens modernes appellent cette période de l'histoire d'Athènes +l'archontat, et ils ne manquent guère de dire que la royauté fut alors +abolie. Cela n'est pas entièrement vrai. Les descendants de Codrus se +succédèrent de père en fils pendant treize générations. Ils avaient le +titre d'archonte; mais il y a des documents anciens qui leur donnent aussi +celui de roi; [9] et nous avons dit plus haut que ces deux titres étaient +exactement synonymes. Athènes, pendant cette longue période, avait donc +encore des rois héréditaires; mais elle leur avait enlevé leur puissance +et ne leur avait laissé que leurs fonctions religieuses. C'est ce qu'on +avait fait à Sparte. + +Au bout de trois siècles, les eupatrides trouvèrent cette royauté +religieuse plus forte encore qu'ils ne voulaient, et ils l'affaiblirent. +On décida que le même homme ne serait plus revêtu de cette haute dignité +sacerdotale que pendant dix ans. Du reste on continua de croire que +l'ancienne famille royale était seule apte à remplir les fonctions +d'archonte. [10] + +Quarante ans environ se passèrent ainsi. Mais un jour la famille royale se +souilla d'un crime. On allégua qu'elle ne pouvait plus remplir les +fonctions sacerdotales; [11] on décida qu'à l'avenir les archontes +seraient choisis en dehors d'elle et que cette dignité serait accessible à +tous les eupatrides. Quarante ans encore après, pour affaiblir cette +royauté ou pour la partager entre plus de mains, on la rendit annuelle et +en même temps on la divisa en deux magistratures distinctes. Jusque-là +l'archonte était en même temps roi; désormais ces deux titres furent +séparés. Un magistrat nommé archonte et un autre magistrat nommé roi se +partagèrent les attributions de l'ancienne royauté religieuse. La charge +de veiller à la perpétuité des familles, d'autoriser ou d'interdire +l'adoption, de recevoir les testaments, de juger en matière de propriété +immobilière, toutes choses où la religion se trouvait intéressée, fut +dévolue à l'archonte. La charge d'accomplir les sacrifices solennels et +celle de juger en matière d'impiété furent réservées au roi. Ainsi le +titre de roi, titre sacré qui était nécessaire à la religion, se perpétua +dans la cité avec les sacrifices et le culte national. Le roi et +l'archonte joints au polémarque et aux six thesmothètes, qui existaient +peut-être depuis longtemps, complétèrent le nombre de neuf magistrats +annuels, qu'on prit l'habitude d'appeler les neuf archontes, du nom du +premier d'entre eux. + +La révolution qui enleva à la royauté sa puissance politique, s'opéra sous +des formes diverses, dans toutes les cités. A Argos, dès la seconde +génération des rois doriens, la royauté fut affaiblie au point « qu'on ne +laissa aux descendants de Téménos que le nom de roi sans aucune puissance +»; d'ailleurs cette royauté resta héréditaire pendant plusieurs siècles. +[12] A Cyrène les descendants de Battos réunirent d'abord dans leurs mains +le sacerdoce et la puissance; mais à partir de la quatrième génération on +ne leur laissa plus que le sacerdoce. [13] A Corinthe la royauté s'était +d'abord transmise héréditairement dans la famille des Bacchides; la +révolution eut pour effet de la rendre annuelle, mais sans la faire sortir +de cette famille, dont les membres la possédèrent à tour de rôle pendant +un siècle. + + +_4° Même révolution à Rome._ + +La royauté fut d'abord à Rome ce qu'elle était en Grèce. Le roi était le +grand prêtre de la cité; il était en même temps le juge suprême; en temps +de guerre, il commandait les citoyens armés. A côté de lui étaient les +chefs de famille, _patres_, qui formaient un Sénat. Il n'y avait qu'un +roi, parce que la religion prescrivait l'unité dans le sacerdoce et +l'unité dans le gouvernement. Mais il était entendu que ce roi devait sur +toute affaire importante consulter les chefs des familles confédérées. +[14] Les historiens mentionnent, dès cette époque, une assemblée du +peuple. Mais il faut se demander quel pouvait être alors le sens du mot +peuple (_populus_), c'est-à-dire quel était le corps politique au temps +des premiers rois. Tous les témoignages s'accordent à montrer que ce +peuple s'assemblait toujours par curies; or les curies étaient la réunion +des _gentes_; chaque _gens_ s'y rendait en corps et n'avait qu'un +suffrage. Les clients étaient là, rangés autour du _pater_, consultés +peut-être, donnant peut-être leur avis, contribuant à composer le vote +unique que la _gens_ prononçait, mais ne pouvant pas être d'une autre +opinion que le _pater_. Cette assemblée des curies n'était donc pas autre +chose que la cité patricienne réunie en face du roi. + +On voit par là que Rome se trouvait dans les mêmes conditions que les +autres cités. Le roi était en présence d'un corps aristocratique très +fortement constitué et qui puisait sa force dans la religion. Les mêmes +conflits que nous avons vus en Grèce se retrouvent donc à Rome. + +L'histoire des sept rois est l'histoire de cette longue querelle. Le +premier veut augmenter son pouvoir et s'affranchir de l'autorité du Sénat. +Il se fait aimer des classes inférieures; mais les _Pères_ lui sont +hostiles. Il périt assassiné dans une réunion du Sénat. + +L'aristocratie songe aussitôt à abolir la royauté, et les _Pères_ exercent +à tour de rôle les fonctions de roi. Il est vrai que les classes +inférieures s'agitent; elles ne veulent pas être gouvernées par les chefs +des _gentes_; elles exigent le rétablissement de la royauté. [15] Mais les +patriciens se consolent en décidant qu'elle sera désormais élective et ils +fixent avec une merveilleuse habileté les formes de l'élection: le Sénat +devra choisir le candidat; l'assemblée patricienne des curies confirmera +ce choix et enfin les augures patriciens diront si le nouvel élu plaît aux +dieux. + +Numa fut élu d'après ces règles. Il se montra fort religieux, plus prêtre +que guerrier, très scrupuleux observateur de tous les rites du culte et, +par conséquent, fort attaché à la constitution religieuse des familles et +de la cité. Il fut un roi selon le coeur des patriciens et mourut +paisiblement dans son lit. + +Il semble que sous Numa la royauté ait été réduite aux fonctions +sacerdotales, comme il était arrivé dans les cités grecques. Il est au +moins certain que l'autorité religieuse du roi était tout à fait distincte +de son autorité politique et que l'une n'entraînait pas nécessairement +l'autre. Ce qui le prouve, c'est qu'il y avait une double élection. En +vertu de la première, le roi n'était qu'un chef religieux; si à cette +dignité il voulait joindre la puissance politique, _imperium_, il avait +besoin que la cité la lui conférât par un décret spécial. Ce point ressort +clairement de ce que Cicéron nous dit de l'ancienne constitution. Ainsi le +sacerdoce et la puissance étaient distincts; ils pouvaient être placés +dans les mêmes mains, mais il fallait pour cela doubles comices et double +élection. + +Le troisième roi les réunit certainement en sa personne. Il eut le +sacerdoce et le commandement; il fut même plus guerrier que prêtre; il +dédaigna et voulut amoindrir la religion qui faisait la force de +l'aristocratie. On le voit accueillir dans Rome une foule d'étrangers, en +dépit du principe religieux qui les exclut; il ose même habiter au milieu +d'eux, sur le Coelius. On le voit encore distribuer à des plébéiens +quelques terres dont le revenu avait été affecté jusque-là aux frais des +sacrifices. Les patriciens l'accusent d'avoir négligé les rites, et même, +chose plus grave, de les avoir modifiés et altérés. Aussi meurt-il comme +Romulus; les dieux des patriciens le frappent de la foudre et ses fils +avec lui. + +Ce coup rend l'autorité au Sénat, qui nomme un roi de son choix. Ancus +observe scrupuleusement la religion, fait la guerre le moins qu'il peut et +passe sa vie dans les temples. Cher aux patriciens, il meurt dans son lit. + +Le cinquième roi est Tarquin, qui a obtenu la royauté malgré le Sénat et +par l'appui des classes inférieures. Il est peu religieux, fort incrédule; +il ne faut pas moins qu'un miracle pour le convaincre de la science des +augures. Il est l'ennemi des anciennes familles; il crée des patriciens; +il altère autant qu'il peut la vieille constitution religieuse de la cité. +Tarquin est assassiné. + +Le sixième roi s'est emparé de la royauté par surprise; il semble même que +le Sénat ne l'ait jamais reconnu comme roi légitime. Il flatte les classes +inférieures, leur distribue des terres, méconnaissant le principe du droit +de propriété; il leur donne même des droits politiques. Servius est égorgé +sur les marches du Sénat. + +La querelle entre les rois et l'aristocratie prenait le caractère d'une +lutte sociale. Les rois s'attachaient le peuple; des clients et de la +plèbe ils se faisaient un appui. Au patriciat si puissamment organisé ils +opposaient les classes inférieures si nombreuses à Rome. L'aristocratie se +trouva alors dans un double danger, dont le pire n'était pas d'avoir à +plier devant la royauté. Elle voyait se lever derrière elle les classes +qu'elle méprisait. Elle voyait se dresser la plèbe, la classe sans +religion et sans foyer. Elle se voyait peut-être attaquée par ses clients, +dans l'intérieur même de la famille, dont la constitution, le droit, la +religion se trouvaient discutés et mis en péril. Les rois étaient donc +pour elle des ennemis odieux qui, pour augmenter leur pouvoir, visaient à +bouleverser l'organisation sainte de la famille et de la cité. + +A Servius succède le second Tarquin; il trompe l'espoir des sénateurs qui +l'ont élu; il veut être maître, _de rege dominus exstitit_. Il fait autant +de mal qu'il peut au patriciat; il abat les hautes têtes; il règne sans +consulter les Pères, fait la guerre et la paix sans leur demander leur +approbation. Le patriciat semble décidément vaincu. + +Enfin une occasion se présente. Tarquin est loin de Rome; non-seulement +lui, mais l'armée, c'est-à-dire ce qui le soutient. La ville est +momentanément entre les mains du patriciat. Le préfet de la ville, c'est- +à-dire celui qui a le pouvoir civil en l'absence du roi, est un patricien, +Lucrétius. Le chef de la cavalerie, c'est-à-dire celui qui a l'autorité +militaire après le roi, est un patricien, Junius. [16] Ces deux hommes +préparent l'insurrection. Ils ont pour associés d'autres patriciens, un +Valérius, un Tarquin Collatin. Le lieu de réunion n'est pas Rome, c'est la +petite ville de Collatie, qui appartient en propre à l'un des conjurés. +Là, ils montrent au peuple le cadavre d'une femme; ils disent que cette +femme s'est tuée elle-même, se punissant du crime d'un fils du roi. Le +peuple de Collatie se soulève; on se porte à Rome; on y renouvelle la même +scène. Les esprits sont troublés, les partisans du roi déconcertés; et +d'ailleurs, dans ce moment même, le pouvoir légal dans Rome appartient à +Junius et à Lucrétius. + +Les conjurés se gardent d'assembler le peuple; ils se rendent au Sénat. Le +Sénat prononce que Tarquin est déchu et la royauté abolie. Mais le décret +du Sénat doit être confirmé par la cité. Lucrétius, à titre de préfet de +la ville, a le droit de convoquer l'assemblée. Les curies se réunissent; +elles pensent comme les conjurés; elles prononcent la déposition de +Tarquin et la création de deux consuls. + +Ce point principal décidé, on laisse le soin de nommer les consuls à +l'assemblée par centuries. Mais cette assemblée où quelques plébéiens +votent, ne va-t-elle pas protester contre ce que les patriciens ont fait +dans le Sénat et dans les curies? Elle ne le peut pas. Car toute assemblée +romaine est présidée par un magistrat qui désigne l'objet du vote, et nul +ne peut mettre en délibération un autre objet. Il y a plus: nul autre que +le président, à cette époque, n'a le droit de parler. S'agit-il d'une loi? +les centuries ne peuvent voter que par oui ou par non. S'agit-il d'une +élection? le président présente des candidats, et nul ne peut voter que +pour les candidats présentés. Dans le cas actuel, le président désigné par +le Sénat est Lucrétius, l'un des conjurés. Il indique comme unique sujet +de vote l'élection de deux consuls. Il présente deux noms aux suffrages +des centuries, ceux de Junius et de Tarquin Collatin. Ces deux hommes sont +nécessairement élus. Puis le Sénat ratifie l'élection, et enfin les +augures la confirment au nom des dieux. + +Cette révolution ne plut pas à tout le monde dans Rome. Beaucoup de +plébéiens rejoignirent le roi et s'attachèrent à sa fortune. En revanche, +un riche patricien de la Sabine, le chef puissant d'une _gens_ nombreuse, +le fier Attus Clausus trouva le nouveau gouvernement si conforme à ses +vues qu'il vint s'établir à Rome. + +Du reste, la royauté politique fut seule supprimée; la royauté religieuse +était sainte et devait durer. Aussi se hâta-t-on de nommer un roi, mais +qui ne fut roi que pour les sacrifices, _rex sacrorum_. On prit toutes les +précautions imaginables pour que ce roi-prêtre n'abusât jamais du grand +prestige que ses fonctions lui donnaient pour s'emparer de l'autorité. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, III, 9, 8. Plutarque, _Quest. rom._, 63. + +[2] Strabon, IV; IX. Diodore, IV, 29. + +[3] Strabon, VIII, 5. Plutarque, _Lycurgue_, 2. + +[4] Aristote, _Politique_, VIII, 10, 3 (V, 10). Héraclide de Pont, dans +les _Fragments des historiens grecs_, coll. Didot, t. II, p. 11. +Plutarque, _Lycurgue_, 4. + +[5] Thucydide, V, 63. Hellanicus, II, 4. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 14 +(13); _Helléniques_, VI, 4. Plutarque, _Agésilas_, 10, 17, 23, 28; +_Lysandre_, 23. Le roi avait si peu, de son droit, la direction des +opérations militaires qu'il fallu une décision toute spéciale du Sénat +pour confier le commandement de l'armée à Agésilas, lequel réunit ainsi, +par exception, les attributions de roi et celles de général: Plutarque, +_Agésilas_, 6; _Lysandre_, 23. Il en avait été de même autrefois pour le +roi Pausanias: Thucydide, I, 128. + +[6] Hérodote, VI, 56, 57. + +[7] Xénophon, _Gouv. de Lacédémone_. + +[8] Hérodote, V, 92. Aristote, _Politique_, VIII, 10 (V,10). + +[9] Voy. Les _Marbres de Paros_ et rapprochez Pausanias, I, 3, 2; VII, 2, +1; Platon, _Ménéxène_, p. 238c; Élien, _H. V._, V, 13 + +[10] Pausanias, IV, 8. + +[11] Héraclide de Pont, I, 5. Nicolas de Damas, _Fragm._, 51. + +[12] Pausanias, II, 19. + +[13] Hérodote, IV, 161. Diodore, VIII. + +[14] Cicéron, _De Republ._, II, 8. + +[15] Tite-Live, I. Cicéron, _De Republ._, II. + +[16] La famille Junia était patricienne. Denys, IV, 68. + + + + +CHAPITRE IV. + +L'ARISTOCRATIE GOUVERNE LES CITÉS. + + +La même révolution, sous des formes légèrement variées, s'était accomplie +à Athènes, à Sparte, à Rome, dans toutes les cités enfin dont l'histoire +nous est connue. Partout elle avait été l'oeuvre de l'aristocratie, +partout elle eut pour effet de supprimer la royauté politique en laissant +subsister la royauté religieuse. A partir de cette époque et pendant une +période dont la durée fut fort inégale pour les différentes villes, le +gouvernement de la cité appartint à l'aristocratie. + +Cette aristocratie était fondée sur la naissance et sur la religion à la +fois. Elle avait son principe dans la constitution religieuse des +familles. La source d'où elle dérivait, c'étaient ces mêmes règles que +nous avons observées plus haut dans le culte domestique et dans le droit +privé, c'est-à-dire la loi d'hérédité du foyer, le privilège de l'aîné, le +droit de dire la prière attaché à la naissance. La religion héréditaire +était le titre de cette aristocratie à la domination absolue. Elle lui +donnait des droits qui paraissaient sacrés. D'après les vieilles +croyances, celui-là seul pouvait être propriétaire du sol, qui avait un +culte domestique; celui-là seul était membre de la cité, qui avait en lui +le caractère religieux qui faisait le citoyen; celui-là seul pouvait être +prêtre, qui descendait d'une famille ayant un culte, celui-là seul pouvait +être magistrat, qui avait le droit d'accomplir les sacrifices. L'homme qui +n'avait pas de culte héréditaire devait être le client d'un autre homme, +ou s'il ne s'y résignait pas, il devait rester en dehors de toute société. +Pendant de longues générations, il ne vint pas à l'esprit des hommes que +cette inégalité fût injuste. On n'eut pas la pensée de constituer la +société humaine d'après d'autres règles. + +A Athènes, depuis la mort de Codrus jusqu'à Solon, toute autorité fut aux +mains des eupatrides. Ils étaient seuls prêtres et seuls archontes. Seuls +ils rendaient la justice et connaissaient les lois, qui n'étaient pas +écrites et dont ils se transmettaient de père en fils les formules +sacrées. + +Ces familles gardaient autant qu'il leur était possible les anciennes +formes du régime patriarcal. Elles ne vivaient pas réunies dans la ville. +Elles continuaient à vivre dans les divers cantons de l'Attique, chacune +sur son vaste domaine, entourée de ses nombreux serviteurs, gouvernée par +son chef eupatride et pratiquant dans une indépendance absolue son culte +héréditaire. [1] La cité athénienne ne fut pendant quatre siècles que la +confédération de ces puissants chefs de famille qui s'assemblaient à +certains jours pour la célébration du culte central ou pour la poursuite +des intérêts communs. + +On a souvent remarqué combien l'histoire est muette sur cette longue +période de l'existence d'Athènes et en général de l'existence des cités +grecques. On s'est étonné qu'ayant gardé le souvenir de beaucoup +d'événements du temps des anciens rois, elle n'en ait enregistré presque +aucun du temps des gouvernements aristocratiques. C'est sans doute qu'il +se produisit alors très-peu d'actes qui eussent un intérêt général. Le +retour au régime patriarcal avait suspendu presque partout la vie +nationale. Les hommes vivaient séparés et avaient peu d'intérêts communs. +L'horizon de chacun était le petit groupe et la petite bourgade où il +vivait à titre d'eupatride ou à titre de serviteur. + +A Rome aussi chacune des familles patriciennes vivait sur son domaine, +entourée de ses clients. On venait à la ville pour les fêtes du culte +public ou pour les assemblées. Pendant les années qui suivirent +l'expulsion des rois, le pouvoir de l'aristocratie fut absolu. Nul autre +que le patricien ne pouvait remplir les fonctions sacerdotales dans la +cité; c'était dans la caste sacrée qu'il fallait choisir exclusivement les +vestales, les pontifes, les saliens, les flamines, les augures. Les seuls +patriciens pouvaient être consuls; seuls ils composaient le Sénat. Si l'on +ne supprima pas l'assemblée par centuries, où les plébéiens avaient accès, +on regarda du moins l'assemblée par curies comme la seule qui fût légitime +et sainte. Les centuries avaient en apparence l'élection des consuls; mais +nous avons vu qu'elles ne pouvaient voter que sur les noms que les +patriciens leur présentaient, et d'ailleurs leurs décisions étaient +soumises à la triple ratification du Sénat, des curies et des augures. Les +seuls patriciens rendaient la justice et connaissaient les formules de la +loi. + +Ce régime politique n'a duré à Rome qu'un petit nombre d'années. En Grèce, +au contraire, il y eut un long âge où l'aristocratie fut maîtresse. +L'Odyssée nous présente un tableau fidèle de cet état social, dans la +partie occidentale de la Grèce. Nous y voyons, en effet, un régime +patriarcal fort analogue à celui que nous avons remarqué dans l'Attique. +Quelques grandes et riches familles se partagent le pays; de nombreux +serviteurs cultivent le sol ou soignent les troupeaux; la vie est simple; +une même table réunit le chef et les serviteurs. Ces chefs sont appelés +d'un nom qui devint dans d'autres sociétés un titre pompeux, [Grec: +anaktes, basileis]. C'est ainsi que les Athéniens de l'époque primitive +appelaient [Grec: basileus] le chef du [Grec: genos] et que les clients de +Rome gardèrent l'usage d'appeler _rex_ le chef de la _gens_. Ces chefs de +famille ont un caractère sacré; le poëte les appelle les rois divins. +Ithaque est bien petite; elle renferme pourtant un grand nombre de ces +rois. Parmi eux il y a, à la vérité, un roi suprême; mais il n'a guère +d'importance et ne paraît pas avoir d'autre prérogative que celle de +présider le conseil des chefs. Il semble même à certains signes qu'il soit +soumis à l'élection, et l'on voit bien que Télémaque ne sera le chef +suprême de l'île qu'autant que les autres chefs, ses égaux, voudront bien +l'élire. Ulysse rentrant dans sa patrie ne paraît pas avoir d'autres +sujets que les serviteurs qui lui appartiennent en propre; quand il a tué +quelques-uns des chefs, les serviteurs de ceux-ci prennent les armes et +soutiennent une lutte que le poëte ne songe pas à trouver blâmable. Chez +les Phéaciens, Alcinoos a l'autorité suprême; mais nous le voyons se +rendre dans la réunion des chefs, et l'on peut remarquer que ce n'est pas +lui qui a convoqué le conseil, mais que c'est le conseil qui a mandé le +roi. Le poëte décrit une assemblée de la cité phéacienne; il s'en faut de +beaucoup que ce soit une réunion de la multitude; les chefs seuls, +individuellement convoqués par un héraut, comme à Rome pour les _comitia +calata_, se sont réunis; ils sont assis sur des sièges de pierre; le roi +prend la parole et il qualifie ses auditeurs du nom de rois porteurs de +sceptres. + +Dans la ville d'Hésiode, dans la pierreuse Ascra, nous trouvons une classe +d'hommes que le poëte appelle les chefs ou les rois; ce sont eux qui +rendent la justice au peuple. Pindare nous montre aussi une classe de +chefs chez les Cadméens; à Thèbes, il vante la race sacrée des Spartes, à +laquelle Épaminondas rattacha plus tard sa naissance. On ne peut guère +lire Pindare sans être frappé de l'esprit aristocratique qui règne encore +dans la société grecque au temps des guerres médiques; et l'on devine par +là combien cette aristocratie fut puissante un siècle ou deux plus tôt. +Car ce que le poëte vante le plus dans ses héros, c'est leur famille, et +nous devons supposer que cette sorte d'éloge avait alors un grand prix et +que la naissance semblait encore le bien suprême. Pindare nous montre les +grandes familles qui brillaient alors dans chaque cité; dans la seule cité +d'Égine il nomme les Midylides, les Théandrides, les Euxénides, les +Blepsiades, les Chariades, les Balychides. A Syracuse il vante la famille +sacerdotale des Jamides, à Agrigente celle des Emménides, et ainsi dans +toutes les villes dont il a occasion de parler. + +A Épidaure, le corps tout entier des citoyens, c'est-à-dire de ceux qui +avaient des droits politiques, ne se composa longtemps que de 180 membres; +tout le reste « était en dehors de la cité ». [2] Les vrais citoyens +étaient moins nombreux encore à Héraclée, où les cadets des grandes +familles n'avaient pas de droits politiques. [3] Il en fut longtemps de +même à Cnide, à Istros, à Marseille. A Théra, tout le pouvoir était aux +mains de quelques familles qui étaient réputées sacrées. Il en était ainsi +à Apollonie. [4] A Érythres il existait une classe aristocratique que l'on +nommait les Basilides. Dans les villes d'Eubée la classe maîtresse +s'appelait les Chevaliers. [5] On peut remarquer à ce sujet que chez les +anciens, comme au moyen âge, c'était un privilège de combattre à cheval. + +La monarchie n'existait déjà plus à Corinthe lorsqu'une colonie en partit +pour fonder Syracuse. Aussi la cité nouvelle ne connut-elle pas la royauté +et fut-elle gouvernée tout d'abord par une aristocratie. On appelait cette +classe les Géomores, c'est-à-dire les propriétaires. Elle se composait des +familles qui, le jour de la fondation, s'étaient distribué avec tous les +rites ordinaires les parts sacrées du territoire. Cette aristocratie resta +pendant plusieurs générations maîtresse absolue du gouvernement, et elle +conserva son titre de _propriétaires_, ce qui semble indiquer que les +classes inférieures n'avaient pas le droit de propriété sur le sol. Une +aristocratie semblable fut longtemps maîtresse à Milet et à Samos. [6] + + +NOTES + +[1] Thucydide, II, 15-16. + +[2] Plutarque, _Quest. gr._, 1. + +[3] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2. + +[4] Aristote, _Politique_, III, 9, 8; VI, 3, 8. + +[5] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 10. + +[6] Diodore, VIII, 5. Thucydide, VIII, 21. Hérodote, VII, 155. + + + + +CHAPITRE V. + +DEUXIÈME RÉVOLUTION: CHANGEMENTS DANS LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE; LE +DROIT D'AÎNESSE DISPARAÎT; LA GENS SE DÉMEMBRE. + + +La révolution qui avait renversé la royauté, avait modifié la forme +extérieure du gouvernement plutôt qu'elle n'avait changé la constitution +de la société. Elle n'avait pas été l'oeuvre des classes inférieures, qui +avaient intérêt à détruire les vieilles institutions, mais de +l'aristocratie qui voulait les maintenir. Elle n'avait donc pas été faite +pour renverser la constitution antique de la famille, mais bien pour la +conserver. Les rois avaient eu souvent la tentation d'élever les basses +classes et d'affaiblir les _gentes_, et c'était pour cela qu'on avait +renversé les rois. L'aristocratie n'avait opéré une révolution politique +que pour empêcher une révolution sociale. Elle avait pris en mains le +pouvoir, moins pour le plaisir de dominer que pour défendre contre des +attaques ses vieilles institutions, ses antiques principes, son culte +domestique, son autorité paternelle, le régime de la _gens_ et enfin le +droit privé que la religion primitive avait établi. + +Ce grand et général effort de l'aristocratie répondait donc à un danger. +Or il paraît qu'en dépit de ses efforts et de sa victoire même, le danger +subsista. Les vieilles institutions commençaient à chanceler et de graves +changements allaient s'introduire dans la constitution intime des +familles. + +Le vieux régime de la _gens_, fondé par la religion domestique, n'avait +pas été détruit le jour où les hommes étaient passés au régime de la cité. +On n'avait pas voulu ou on n'avait pas pu y renoncer immédiatement, les +chefs tenant à conserver leur autorité, les inférieurs n'ayant pas tout de +suite la pensée de s'affranchir. On avait donc concilié le régime de la +_gens_ avec celui de la cité. Mais c'étaient, au fond, deux régimes +opposés, que l'on ne devait pas espérer d'allier pour toujours et qui +devaient un jour ou l'autre se faire la guerre. La famille, indivisible et +nombreuse, était trop forte et trop indépendante pour que le pouvoir +social n'éprouvât pas la tentation et même le besoin de l'affaiblir. Ou la +cité ne devait pas durer, ou elle devait à la longue briser la famille. + +L'ancienne _gens_ avec son foyer unique, son chef souverain, son domaine +indivisible, se conçoit bien tant que dure l'état d'isolement et qu'il +n'existe pas d'autre société qu'elle. Mais dès que les hommes sont réunis +en cité, le pouvoir de l'ancien chef est forcément amoindri; car en même +temps qu'il est souverain chez lui, il est membre d'une communauté; comme +tel, des intérêts généraux l'obligent à des sacrifices, et des lois +générales lui commandent l'obéissance. A ses propres yeux et surtout aux +yeux de ses inférieurs, sa dignité est diminuée. Puis, dans cette +communauté, si aristocratiquement qu'elle soit constituée, les inférieurs +comptent pourtant pour quelque chose, ne serait-ce qu'à cause de leur +nombre. La famille qui comprend plusieurs branches et qui se rend aux +comices entourée d'une foule de clients, a naturellement plus d'autorité +dans les délibérations communes que la famille peu nombreuse et qui compte +peu de bras et peu de soldats. Or ces inférieurs ne tardent guère à sentir +l'importance qu'ils ont et leur force; un certain sentiment de fierté et +le désir d'un sort meilleur naissent en eux. Ajoutez à cela les rivalités +des chefs de famille luttant d'influence et cherchant mutuellement à +s'affaiblir. Ajoutez encore qu'ils deviennent avides des magistratures de +la cité, que pour les obtenir ils cherchent à se rendre populaires, et que +pour les gérer ils négligent ou oublient leur petite souveraineté locale. +Ces causes produisirent peu à peu une sorte de relâchement dans la +constitution de la _gens_; ceux qui avaient intérêt à maintenir cette +constitution, y tenaient moins; ceux qui avaient intérêt à la modifier +devenaient plus hardis et plus forts. + +La force d'individualité qu'il y avait d'abord dans la famille s'affaiblit +insensiblement. Le droit d'aînesse, qui était la condition de son unité, +disparut. On ne doit sans doute pas s'attendre à ce qu'aucun écrivain de +l'antiquité nous fournisse la date exacte de ce grand changement. Il est +probable qu'il n'a pas eu de date, parce qu'il ne s'est pas accompli en +une année. Il s'est fait à la longue, d'abord dans une famille, puis dans +une autre, et peu à peu dans toutes. Il s'est achevé sans qu'on s'en fût +pour ainsi dire aperçu. + +On peut bien croire aussi que les hommes ne passèrent pas d'un seul bond +de l'indivisibilité du patrimoine au partage égal entre les frères. Il y +eut vraisemblablement entre ces deux régimes une transition. Les choses se +passèrent peut-être en Grèce et en Italie comme dans l'ancienne société +hindoue, où la loi religieuse, après avoir prescrit l'indivisibilité du +patrimoine, laissa le père libre d'en donner quelque portion à ses fils +cadets, puis, après avoir exigé que l'aîné eût au moins une part double, +permit que le partage fût fait également, et finit même par le +recommander. + +Mais sur tout cela nous n'avons aucune indication précise. Un seul point +est certain, c'est que le droit d'aînesse a existé à une époque ancienne +et qu'ensuite il a disparu. + +Ce changement ne s'est pas accompli en même temps ni de la même manière +dans toutes les cités. Dans quelques-unes, la législation le maintint +assez longtemps. A Thèbes et à Corinthe il était encore en vigueur au +huitième siècle. A Athènes la législation de Solon marquait encore une +certaine préférence à l'égard de l'aîné. A Sparte le droit d'aînesse a +subsisté jusqu'au triomphe de la démocratie. Il y a des villes où il n'a +disparu qu'à la suite d'une insurrection. A Héraclée, à Cnide, à Istros, à +Marseille, les branches cadettes prirent les armes pour détruire à la fois +l'autorité paternelle et le privilège de l'aîné. [1] A partir de ce +moment, telle cité grecque qui n'avait compté jusque-là qu'une centaine +d'hommes jouissant des droits politiques, en put compter jusqu'à cinq ou +six cents. Tous les membres des familles aristocratiques furent citoyens +et l'accès des magistratures et du Sénat leur fut ouvert. + +Il n'est pas possible de dire à quelle époque le privilège de l'aîné a +disparu à Rome. Il est probable que les rois, au milieu de leur lutte +contre l'aristocratie, firent ce qu'ils purent pour le supprimer et pour +désorganiser ainsi les _gentes_. Au début de la république, nous voyons +cent nouveaux membres entrer dans le Sénat; Tite-Live croit qu'ils +sortaient de la plèbe, [2] mais il n'est pas possible que la domination si +dure du patriciat ait commencé par une concession de cette nature. Ces +nouveaux sénateurs durent être tirés des familles patriciennes. Ils +n'eurent pas le même titre que les anciens membres du Sénat; on appelait +ceux-ci _patres_ (chefs de famille); ceux-là furent appelés _conscripti_ +(choisis [3]). Cette différence de dénomination ne permet-elle pas de +croire que les cent nouveaux sénateurs, qui n'étaient pas chefs de +famille, appartenaient à des branches cadettes des _gentes_ patriciennes? +On peut supposer que cette classe des branches cadettes, nombreuse et +énergique, n'apporta son concours à l'entreprise de Brutus et des pères +qu'à la condition qu'on lui donnerait les droits civils et politiques. +Elle acquit ainsi, à la faveur du besoin qu'on avait d'elle, ce que la +même classe conquit par les armes à Héraclée, à Cnide et à Marseille. + +Le droit d'aînesse disparut donc partout: révolution considérable qui +commença à transformer la société. La _gens_ italienne et le _genos_ +hellénique perdirent leur unité primitive. Les différentes branches se +séparèrent; chacune d'elles eut désormais sa part de propriété, son +domicile, ses intérêts à part, son indépendance. _Singuli singulas +familias incipiunt habere_, dit le jurisconsulte. Il y a dans la langue +latine une vieille expression qui paraît dater de cette époque: _familiam +ducere_, disait-on de celui qui se détachait de la _gens_ et allait faire +souche à part, comme on disait _ducere coloniam_ de celui qui quittait la +métropole et allait au loin fonder une colonie. Le frère qui s'était ainsi +séparé du frère aîné, avait désormais son foyer propre, qu'il avait sans +doute allumé au foyer commun de la _gens_, comme la colonie allumait le +sien au prytanée de la métropole. La _gens_ ne conserva plus qu'une sorte +d'autorité religieuse à l'égard des différentes familles qui s'étaient +détachées d'elle. Son culte eut la suprématie sur leurs cultes. Il ne leur +fut pas permis d'oublier qu'elles étaient issues de cette _gens_; elles +continuèrent à porter son nom; à des jours fixés, elles se réunirent +autour du foyer commun, pour vénérer l'antique ancêtre ou la divinité +protectrice. Elles continuèrent même à avoir un chef religieux et il est +probable que l'aîné conserva son privilège pour le sacerdoce, qui resta +longtemps héréditaire. A cela près, elles furent indépendantes. + +Ce démembrement de la _gens_ eut de graves conséquences. L'antique famille +sacerdotale, qui avait formé un groupe si bien uni, si fortement +constitué, si puissant, fut pour toujours affaiblie. Cette révolution +prépara et rendit plus faciles d'autres changements. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, VIII, 5, 2, édit. B. Saint-Hilaire. + +[2] Il se contredit d'ailleurs: « _Ex primoribus ordinis equestris », dit- +il. Or les _primores_ de l'ordre équestre, c'est-à-dire les chevaliers des +six premières centuries, étaient des patriciens. Voy. Belot, _Hist. des +chevaliers romains_, liv. 1er, ch. 2. + +[3] Festus. V° _Conscripti, Allecti_. Plutarque, _Quest. rom._, 58. On +distingua pendant plusieurs siècles les _patres_ des _conscripti_. + + + + +CHAPITRE VI. + +LES CLIENTS S'AFFRANCHISSENT. + + +_1° Ce que c'était d'abord que la clientèle et comment elle s'est +transformée._ + +Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui +a très certainement modifié la constitution de la famille et de la société +elle-même. La famille antique comprenait, sous l'autorité d'un chef +unique, deux classes de rang inégal: d'une part, les branches cadettes, +c'est-à-dire les individus naturellement libres; de l'autre, les +serviteurs ou clients, inférieurs par la naissance, mais rapprochés du +chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous +venons de voir la première sortir de son état d'infériorité; la seconde +aspire aussi de bonne heure à s'affranchir. Elle y réussit à la longue; la +clientèle se transforme et finit par disparaître. + +Immense changement que les écrivains anciens ne nous racontent pas. C'est +ainsi que, dans le moyen âge, les chroniqueurs ne nous disent pas comment +la population des campagnes s'est peu à peu transformée. Il y a eu dans +l'existence des sociétés humaines un assez grand nombre de révolutions +dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les écrivains ne +les ont pas remarquées, parce qu'elles s'accomplissaient lentement, d'une +manière insensible, sans luttes visibles; révolutions profondes et cachées +qui remuaient le fond de la société humaine sans qu'il en parût rien à la +surface, et qui restaient inaperçues des générations mêmes qui y +travaillaient. L'histoire ne peut les saisir que fort longtemps après +qu'elles sont achevées, lorsqu'en comparant deux époques de la vie d'un +peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu'il devient +évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une grande révolution s'est +accomplie. + +Si l'on s'en rapportait au tableau, que les écrivains nous tracent de la +clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l'âge +d'or. Qu'y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en +justice, qui le soutient de son argent s'il est pauvre, et qui pourvoit à +l'éducation de ses enfants? Qu'y a-t-il de plus touchant que ce client qui +soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paye sas dettes, +qui donne tout ce qu'il a pour fournir sa rançon? Mais il n'y a pas tant +de sentiment dans les lois des anciens peuples. L'affection désintéressée +et le dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une +autre idée de la clientèle et du patronage. + +Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c'est qu'il ne +peut pas se séparer du patron ni en choisir un autre, et qu'il est attaché +de père en fils à une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez +pour croire que sa condition ne devait pas être très-douce. Ajoutons que +le client n'est pas propriétaire du sol; la terre appartient au patron, +qui, comme chef d'un culte domestique et aussi comme membre d'une cité, a +seul qualité pour être propriétaire. Si le client cultive le sol, c'est au +nom et au profit du maître. Il n'a même pas la propriété des objets +mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en est que le patron +peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rançon. +Ainsi rien n'est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance, +à lui et à ses enfants; mais en retour il doit son travail au patron. On +ne peut pas dire qu'il soit précisément esclave; mais il a un maître +auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute chose. +Toute sa vie il est client, et ses fils le sont après lui. + +Il y a quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du +moyen âge. A la vérité, le principe qui les condamne à l'obéissance n'est +pas le même. Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui +s'exerce sur la terre et sur l'homme à la fois; pour le client, ce +principe est la religion domestique à laquelle il est attaché sous +l'autorité du patron qui en est le prêtre. D'ailleurs pour le client et +pour le serf la subordination est la même; l'un est lié à son patron comme +l'autre l'est à son seigneur; le client ne peut pas plus quitter la _gens_ +que le serf la glèbe. Le client, comme le serf, reste soumis à un maître +de père en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu'il lui est +interdit de se marier hors de la _gens_, comme il l'est au serf de se +marier hors du village. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne peut pas contracter +mariage sans l'autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que +le client cultive et l'argent qu'il possède, comme le seigneur peut le +faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l'usage +revient de droit au patron, de même que la succession du serf appartient +au seigneur. + +Le patron n'est pas seulement un maître; il est un juge; il peut condamner +à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous +cette autorité à la fois matérielle et morale qui le prend par son corps +et par son âme. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au +patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n'y +a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protège; il n'est pas +citoyen par lui-même; s'il veut paraître devant le tribunal de la cité, il +faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi? +Il n'en connaît pas les formules sacrées; les connaîtrait-il, la première +loi pour lui est de ne jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans +le patron nulle justice; contre le patron nul recours. + +Le client n'existe pas seulement à Rome; on le trouve chez les Sabins et +les Étrusques, faisant partie de la _manus_ de chaque chef. Il a existé +dans l'ancienne _gens_ hellénique aussi bien que dans la _gens_ italienne. +Il est vrai qu'il ne faut pas le chercher dans les cités doriennes, où le +régime de la _gens_ a disparu de bonne heure et où les vaincus sont +attachés, non à la famille d'un maître, mais à un lot de terre. Nous le +trouvons à Athènes et dans les cités ioniennes et éoliennes sous le nom de +_thète_ ou de _pélate_. Tant que dure le régime aristocratique, ce _thète_ +ne fait pas partie de la cité; enfermé dans une famille dont il ne peut +sortir, il est sous la main d'un eupatride qui a en lui le même caractère +et la même autorité que le patron romain. + +On peut bien présumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le +patron et le client. On se figure sans peine ce qu'était l'existence dans +cette famille où l'un avait tout pouvoir et l'autre n'avait aucun droit, +où l'obéissance sans réserve et sans espoir était tout à côté de +l'omnipotence sans frein, où le meilleur maître avait ses emportements et +ses caprices, où le serviteur le plus résigné avait ses rancunes, ses +gémissements et ses colères. Ulysse est un bon maître: voyez quelle +affection paternelle il porte à Eumée et à Philaetios. Mais il fait mettre +à mort un serviteur qui l'a insulté sans le reconnaître, et des servantes +qui sont tombées dans le mal auquel son absence même les a exposées. De la +mort des prétendants il est responsable vis-à-vis de la cité; mais de la +mort des serviteurs personne ne lui demande compte. + +Dans l'état d'isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle +avait pu se former et se maintenir. La religion domestique était alors +toute-puissante sur l'âme. L'homme qui en était le prêtre par droit +héréditaire, apparaissait aux classes inférieures comme un être sacré. +Plus qu'un homme, il était l'intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa +bouche sortait la prière puissante, la formule irrésistible qui attirait +la faveur ou la colère de la divinité. Devant une telle force il fallait +s'incliner; l'obéissance était commandée par la foi et la religion. +D'ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s'affranchir? Il +ne voyait pas d'autre horizon que cette famille à laquelle tout +l'attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance +assurée; en elle seule, s'il avait un maître, il avait aussi un +protecteur; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût +approcher, et des dieux qu'il lui fût permis d'invoquer. Quitter cette +famille, c'était se placer en dehors de toute organisation sociale et de +tout droit; c'était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier. + +Mais la cité étant fondée, les clients des différentes familles pouvaient +se voir, se parler, se communiquer leurs désirs ou leurs rancunes, +comparer les différents maîtres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur +regard commençait à s'étendre au delà de l'enceinte de la famille. Ils +voyaient qu'en dehors d'elle il existait une société, des règles, des +lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n'était +donc plus pour eux un malheur sans remède. La tentation devenait chaque +jour plus forte; la clientèle semblait un fardeau de plus en plus lourd, +et l'on cessait de croire que l'autorité du maître fût légitime et sainte. +Il y eut alors dans le coeur de ces hommes un ardent désir d'être libres. +Sans doute on ne trouve dans l'histoire d'aucune cité le souvenir d'une +insurrection générale de cette classe. S'il y eut des luttes à main armée, +elles furent renfermées et cachées dans l'enceinte de chaque famille. +C'est là qu'il y eut, pendant plus d'une génération, d'un côté +d'énergiques efforts pour l'indépendance, de l'autre une répression +implacable. Il se déroula, dans chaque maison, une longue et dramatique +histoire qu'il est impossible aujourd'hui de retracer. Ce qu'on peut dire +seulement, c'est que les efforts de la classe inférieure ne furent pas +sans résultats. Une nécessité invincible obligea peu à peu les maîtres à +céder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l'autorité cesse de +paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu'elle cesse de +le paraître aux maîtres; mais cela vient à la longue, et alors le maître, +qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y +renoncer. Ajoutez que cette classe inférieure était utile, que ses bras, +en cultivant la terre, faisaient la richesse du maître, et en portant les +armes, faisaient sa force au milieu des rivalités des familles, qu'il +était donc sage de la satisfaire et que l'intérêt s'unissait à l'humanité +pour conseiller des concessions. + +Il paraît certain que la condition des clients s'améliora peu à peu. A +l'origine ils vivaient dans la maison du maître, cultivant ensemble le +domaine commun. Plus tard on assigna à chacun d'eux un lot de terre +particulier. Le client dut se trouver déjà plus heureux. Sans doute il +travaillait encore au profit du maître; la terre n'était pas à lui, +c'était plutôt lui qui était à elle. N'importe; il la cultivait de longues +années de suite et il l'aimait. Il s'établissait entre elle et lui, non +pas ce lien que la religion de la propriété avait créé entre elle et le +maître, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance même +peuvent former entre l'homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses +fruits. + +Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais +pour lui-même. Sous la condition d'une redevance, qui peut-être fut +d'abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte. +Ses sueurs trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois +plus libre et plus fière. « Les chefs de famille, dit un ancien, +assignaient des portions de terre à leurs inférieurs, comme s'ils eussent +été leurs propres enfants. » [1] On lit de même dans l'Odyssée: « Un +maître bienveillant donne à son serviteur une maison et une terre »; et +Eumée ajoute: « une épouse désirée », parce que le client ne peut pas +encore se marier sans la volonté du maître, et que c'est le maître qui lui +choisit sa compagne. + +Mais ce champ où s'écoulait désormais sa vie, où étaient tout son labeur +et toute sa jouissance, n'était pas encore sa propriété. Car ce client +n'avait pas en lui le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait +devenir la propriété d'un homme. Le lot qu'il occupait, continuait à +porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maître avait +autrefois posé. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni à la +famille du maître par un lien sacré, ne pourrait jamais appartenir en +propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu'occupait +le _villicus_, client du patron, renfermaient un foyer, un _Lar +familiaris_; mais ce foyer n'était pas au cultivateur; c'était le foyer du +maître. [2] Cela établissait à la fois le droit de propriété du patron et +la subordination religieuse du client, qui, si loin qu'il fût du patron, +suivait encore son culte. + +Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas être propriétaire et +aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire disparaître de ce champ, +qui semblait bien à lui par le droit du travail, la borne sacrée qui en +faisait à jamais la propriété de l'ancien maître. + +On voit clairement qu'en Grèce les clients arrivèrent à leur but; par +quels moyens, on l'ignore. Combien il leur fallut de temps et d'efforts +pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s'est-il opéré dans +l'antiquité la même série de changements sociaux que l'Europe a vus se +produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de +la glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs +abonnés, et qu'enfin ils se transformèrent à la longue en paysans +propriétaires. + + +_2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon._ + +Cette sorte de révolution est marquée nettement dans l'histoire d'Athènes. +Le renversement de la royauté avait eu pour effet de raviver le régime du +[Grec: genos]; les familles avaient repris leur vie d'isolement et chacune +avait recommencé à former un petit État qui avait pour chef un eupatride +et pour sujets la foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé +lourdement sur la population athénienne; car elle en conserva un mauvais +souvenir. Le peuple s'estima si malheureux que l'époque précédente lui +parut avoir été une sorte d'âge d'or; il regretta les rois; il en vint à +s'imaginer que sous la monarchie il avait été heureux et libre, qu'il +avait joui alors de l'égalité, et que c'était seulement à partir de la +chute des rois que l'inégalité et la souffrance avaient commencé. Il y +avait là une illusion comme les peuples en ont souvent; la tradition +populaire plaçait le commencement de l'inégalité là où le peuple avait +commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette sorte de servage, +qui était aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait +dater de l'époque où les hommes en avaient pour la première fois senti le +poids et compris l'injustice. Il est pourtant bien certain que ce n'est +pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la +clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur +tort; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les +acceptaient sans gémir; ils les maintenaient contre le voeu des hommes. +Les eupatrides de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs +que n'avaient été leurs ancêtres; ils furent pourtant détestés davantage. + +Il paraît que, même sous la domination de cette aristocratie, la condition +de la classe inférieure s'améliora. Car c'est alors que l'on voit +clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la +seule condition de payer une redevance qui était fixée au sixième de la +récolte. Ces hommes étaient ainsi presque émancipés; ayant un chez soi et +n'étant plus sous les yeux du maître, ils respiraient plus à l'aise et +travaillaient à leur profit. + +Mais telle est la nature humaine que ces hommes, à mesure que leur sort +s'améliorait, sentaient plus amèrement ce qu'il leur restait d'inégalité. +N'être pas citoyens et n'avoir aucune part à l'administration de la cité +les touchait sans doute médiocrement; mais ne pas pouvoir devenir +propriétaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait +bien davantage. Ajoutons que ce qu'il y avait de supportable dans leur +condition présente, manquait de stabilité. Car s'ils étaient vraiment +possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette +possession ni l'indépendance qui en résultait. On voit dans Plutarque que +l'ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur; si la redevance +annuelle n'était pas payée ou pour toute autre cause, ces hommes +retombaient dans une sorte d'esclavage. + +De graves questions furent donc agitées dans l'Attique pendant une suite +de quatre ou cinq générations. Il n'était guère possible que les hommes de +la classe inférieure restassent dans cette position instable et +irrégulière vers laquelle un progrès insensible les avait conduits; et +alors de deux choses l'une, ou perdant cette position ils devaient +retomber dans les liens de la dure clientèle, ou décidément affranchis par +un progrès nouveau ils devaient monter au rang de propriétaires du sol et +d'hommes libres. + +On peut deviner tout ce qu'il y eut d'efforts de la part du laboureur, +ancien client, de résistance de la part du propriétaire, ancien patron. Ce +ne fut pas une guerre civile; aussi les annales athéniennes n'ont-elles +conservé le souvenir d'aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans +chaque bourgade, dans chaque maison, de père en fils. + +Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du +sol des divers cantons de l'Attique. Dans la plaine où l'eupatride avait +son principal domaine et où il était toujours présent, son autorité se +maintint à peu près intacte sur le petit groupe de serviteurs qui étaient +toujours sous ses yeux; aussi les _pédiéens_ se montrèrent-ils +généralement fidèles à l'ancien régime. Mais ceux qui labouraient +péniblement le flanc de la montagne, les _diacriens_, plus loin du maître, +plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux, +renfermaient au fond du coeur une violente haine pour l'eupatride et une +ferme volonté de s'affranchir. C'étaient surtout ces hommes-là qui +s'indignaient de voir sur leur champ « la borne sacrée » du maître, et de +sentir « leur terre esclave ». [3] Quant aux habitants des cantons voisins +de la mer, aux _paraliens_, la propriété du sol les tentait moins; ils +avaient la mer devant eux, et le commerce et l'industrie. Plusieurs +étaient devenus riches, et avec la richesse ils étaient à peu près libres. +Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et +n'avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils +n'avaient pas non plus la lâche résignation des pédiéens; ils demandaient +plus de stabilité dans leur condition et des droits mieux assurés. + +C'est Solon qui donna satisfaction à ces voeux dans la mesure du possible. +Il y a une partie de l'oeuvre de ce législateur que les anciens ne nous +font connaître que très-imparfaitement, mais qui paraît en avoir été la +partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l'Attique +étaient encore réduits à la possession précaire du sol et pouvaient même +retomber dans la servitude personnelle. Après lui, cette nombreuse classe +d'hommes ne se retrouve plus: le droit de propriété est accessible à tous; +il n'y a plus de servitude pour l'Athénien; les familles de la classe +inférieure sont à jamais affranchies de l'autorité des familles +eupatrides. Il y a là un grand changement dont l'auteur ne peut être que +Solon. + +Il est vrai que, si l'on s'en tenait aux paroles de Plutarque, Solon +n'aurait fait qu'adoucir la législation sur les dettes en ôtant au +créancier le droit d'asservir le débiteur. Mais il faut regarder de près à +ce qu'un écrivain qui est si postérieur à cette époque, nous dit de ces +dettes qui troublèrent la cité athénienne comme toutes les cités de la +Grèce et de l'Italie. Il est difficile de croire qu'il y eût avant Solon +une telle circulation d'argent qu'il dût y avoir beaucoup de prêteurs et +d'emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-là d'après ceux qui ont suivi. Il +y avait alors fort peu de commerce; l'échange des créances était inconnu +et les emprunts devaient être assez rares. Sur quel gage l'homme qui +n'était propriétaire de rien, aurait-il emprunté? Ce n'est guère l'usage, +dans aucune société, de prêter aux pauvres. On dit à la vérité, sur la foi +des traducteurs de Plutarque plutôt que de Plutarque lui-même, que +l'emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fût sa +propriété, il n'aurait pas pu l'engager; car le système des hypothèques +n'était pas encore connu en ce temps-là et était en contradiction avec la +nature du droit de propriété. Dans ces débiteurs dont Plutarque nous +parle, il faut voir les anciens clients; dans leurs dettes, la redevance +annuelle qu'ils doivent payer aux anciens maîtres; dans la servitude où +ils tombent s'ils ne payent pas, l'ancienne clientèle qui les ressaisit. + +Solon supprima peut-être la redevance, ou, plus probablement, en réduisit +le chiffre à un taux tel que le rachat en devînt facile; il ajouta qu'à +l'avenir le manque de payement ne ferait pas retomber le laboureur en +servitude. + +Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol, +ne pouvaient pas en devenir propriétaires: car sur leur champ se dressait +toujours la borne sacrée et inviolable de l'ancien patron. Pour +l'affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette +borne disparût. Solon la renversa: nous trouvons le témoignage de cette +grande réforme dans quelques vers de Solon lui-même: « C'était une oeuvre +inespérée, dit-il; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux. J'en atteste +la déesse Mère, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arraché les +bornes, la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En +faisant cela, Solon avait accompli une révolution considérable. Il avait +mis de côté l'ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme +immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arraché +la terre à la religion pour la donner au travail. Il avait supprimé, avec +l'autorité de l'eupatride sur le sol, son autorité sur l'homme, et il +pouvait dire dans ses vers: « Ceux qui sur cette terre subissaient la +cruelle servitude et tremblaient devant un maître, je les ai faits +libres. » + +Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de +Solon appelèrent du nom de [Grec: seisachtheia] (secouer le fardeau). Les +générations suivantes qui, une fois habituées à la liberté, ne voulaient +ou ne pouvaient pas croire que leurs pères eussent été serfs, expliquèrent +ce mot comme s'il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a +une énergie qui nous révèle une plus grande révolution. Ajoutons-y cette +phrase d'Aristote qui, sans entrer dans le récit de l'oeuvre de Solon, dit +simplement: « Il fit cesser l'esclavage du peuple. » [4] + + +_3° Transformation de la clientèle à Rome_. + +Cette guerre entre les client et les patrons a rempli aussi une longue +période de l'existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n'en dit rien, +parce qu'il n'a pas l'habitude d'observer de près le changement des +institutions; d'ailleurs les annales des pontifes et les documents +analogues où avaient puisé les anciens historiens que Tite-Live +compulsait, ne devaient pas donner le récit de ces luttes domestiques. + +Une chose, du moins, est certaine. Il y a eu, à l'origine de Rome, des +clients; il nous est même resté des témoignages très précis de la +dépendance où leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siècles après, +nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe +encore, non la clientèle. Car il n'y a rien de plus différent des clients +de l'époque primitive que ces plébéiens du temps de Cicéron qui se +disaient clients d'un riche pour avoir droit à la sportule. + +Il y a quelqu'un qui ressemble mieux à l'ancien client, c'est l'affranchi. +[5] Pas plus à la fin de la république qu'aux premiers temps de Rome, +l'homme, en sortant de la servitude, ne devient immédiatement homme libre +et citoyen. Il reste soumis au maître. Autrefois on l'appelait client, +maintenant on l'appelle affranchi; le nom seul est changé. Quant au +maître, son nom même ne change pas; autrefois on l'appelait patron, c'est +encore ainsi qu'on l'appelle. L'affranchi, comme autrefois le client, +reste attaché à la famille; il en porte le nom, aussi bien que l'ancien +client. Il dépend de son patron; il lui doit non-seulement de la +reconnaissance, mais un véritable service, dont le maître seul fixe la +mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l'avait +sur son client; il peut le remettre en esclavage pour délit d'ingratitude. +[6] L'affranchi rappelle donc tout à fait l'ancien client. Entre eux il +n'y a qu'une différence: on était client autrefois de père en fils; +maintenant la condition d'affranchi cesse à la seconde ou au moins à la +troisième génération. La clientèle n'a donc pas disparu; elle saisit +encore l'homme au moment où la servitude le quitte; seulement, elle n'est +plus héréditaire. Cela seul est déjà un changement considérable; il est +impossible de dire à quelle époque il s'est opéré. + +On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportés +au sort du client, et par quels degrés il est arrivé au droit de +propriété. A l'origine le chef de la _gens_ lui assigne un lot de terre à +cultiver. [7] Il ne tarde guère à devenir possesseur viager de ce lot, +moyennant qu'il contribue à toutes les dépenses qui incombent à son ancien +maître. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l'obligent à payer +la rançon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires, +prouvent du moins qu'au temps où cette loi fut écrite il était déjà +possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progrès de plus: il +obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot à son fils; il est +vrai qu'à défaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un +progrès nouveau: le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de +faire un testament. Ici la coutume hésite et varie; tantôt le patron +reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur est respectée +tout entière; en tout cas, son testament n'est jamais sans valeur. [8] +Ainsi le client, s'il ne peut pas encore se dire propriétaire, a du moins +une jouissance aussi étendue qu'il est possible. + +Sans doute ce n'est pas encore là l'affranchissement complet. Mais aucun +document ne nous permet de fixer l'époque où les clients se sont +définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de +Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les +premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a +grande apparence qu'ils l'étaient déjà au temps du roi Servius; peut-être +même votaient-ils dans les comices curiates dès l'origine de Rome. Mais on +ne peut pas conclure de là qu'ils fussent dès lors tout à fait affranchis; +car il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner +à leurs clients des droits politiques, sans qu'ils aient pour cela +consenti à leur donner des droits civils. + +Il ne paraît pas que la révolution qui affranchit les clients à Rome, se +soit achevée d'un seul coup comme à Athènes. Elle s'accomplit fort +lentement et d'une manière presque imperceptible, sans qu'aucune loi +formelle l'ait jamais consacrée. Les liens de la clientèle se relâchèrent +peu à peu et le client s'éloigna insensiblement du patron. + +Le roi Servius fit une grande réforme à l'avantage des clients: il changea +l'organisation de l'armée. Avant lui, l'armée marchait divisée en tribus, +en curies, en _gentes_; c'était la division patricienne: chaque chef de +_gens_ était à la tête de ses clients. Servius partagea l'armée en +centuries, chacun eut son rang d'après sa richesse. Il en résulta que le +client ne marcha plus à côté de son patron, qu'il ne le reconnut plus pour +chef dans le combat et qu'il prit l'habitude de l'indépendance. + +Ce changement en amena un autre dans la constitution des comices. +Auparavant l'assemblée se partageait en curies et en _gentes_, et le +client, s'il votait, votait sous l'oeil du maître. Mais la division par +centuries étant établie pour les comices comme pour l'armée, le client ne +se trouva plus dans le même cadre que son patron. Il est vrai que la +vieille loi lui commanda encore de voter comme lui, mais comment vérifier +son vote? + +C'était beaucoup que de séparer le client du patron dans les moments les +plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote. +L'autorité du patron se trouva fort amoindrie et ce qu'il lui en resta fut +de jour en jour plus contesté. Dès que le client eut goûté à +l'indépendance, il la voulut tout entière. Il aspira à se détacher de la +_gens_ et à entrer dans la plèbe, où l'on était libre. Que d'occasions se +présentaient! Sous les rois, il était sûr d'être aidé par eux, car ils ne +demandaient pas mieux que d'affaiblir les _gentes_. Sous la république, il +trouvait la protection de la plèbe elle-même et des tribuns. Beaucoup de +clients s'affranchirent ainsi et la _gens_ ne put pas les ressaisir. En +472 avant J.-C., le nombre des clients était encore assez considérable, +puisque la plèbe se plaignait que, par leurs suffrages dans les comices +centuriates, ils fissent pencher la balance du côté des patriciens. [9] +Vers la même époque, la plèbe ayant refusé de s'enrôler, les patriciens +purent former une armée avec leurs clients. [10] Il paraît pourtant que +ces clients n'étaient plus assez nombreux pour cultiver à eux seuls les +terres des patriciens, et que ceux-ci étaient obligés d'emprunter des bras +à la plèbe. [11] Il est vraisemblable que la création du tribunat, en +assurant aux clients échappés des protecteurs contre leurs anciens +patrons, et en rendant la situation des plébéiens plus enviable et plus +sûre, hâta ce mouvement graduel vers l'affranchissement. En 372 il n'y +avait plus de clients, et un Manlius pouvait dire à la plèbe: « Autant +vous avez été de clients autour de chaque patron, autant vous serez +maintenant contre un seul ennemi. » [12] Dès lors nous ne voyons plus dans +l'histoire de Rome ces anciens clients, ces hommes héréditairement +attachés à la _gens_. La clientèle primitive fait place à une clientèle +d'un genre nouveau, lien volontaire et presque fictif qui n'entraîne plus +les mêmes obligations. On ne distingue plus dans Rome les trois classes +des patriciens, des clients, des plébéiens. Il n'en reste plus que deux, +et les clients se sont fondus dans la plèbe. Les Marcellus paraissent être +une branche ainsi détachée de la _gens_ Claudia. Leur nom était Claudius; +mais puisqu'ils n'étaient pas patriciens, ils n'avaient dû faire partie de +la _gens_ qu'à titre de clients. Libres de bonne heure, enrichis par des +moyens qui nous sont inconnus, ils s'élevèrent d'abord aux dignités de la +plèbe, plus tard à celles de la cité. Pendant plusieurs siècles, la _gens_ +Claudia parut avoir oublié ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant, +au temps de Cicéron, [13] elle s'en souvint inopinément. Un affranchi ou +client des Marcellus était mort et laissait un héritage qui, suivant la +loi, devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens prétendirent +que les Marcellus, en clients qu'ils étaient, ne pouvaient pas avoir eux- +mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur +héritage, dans les mains du chef de la _gens_ patricienne, seul capable +d'exercer les droits de patronage. Ce procès étonna fort le public et +embarrassa les jurisconsultes; Cicéron même trouva la question fort +obscure. Elle ne l'aurait pas été quatre siècles plus tôt, et les Claudius +auraient gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel +ils fondaient leur réclamation était si antique qu'on l'avait oublié et +que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L'ancienne +clientèle n'existait plus. + + +NOTES + +[1] Festus, v° _Patres_. + +[2] Caton, _De re rust._, 143. Columelle, XI, 1, 19. + +[3] Solon, édition Bach, p. 104, 105. + +[4] Aristote, _Gouv. d'Ath., Fragm._, coll. Didot, t. II, p. 107. + +[5] L'affranchi devenait un client. L'identité entre ces deux termes est +marquée par un passage de Denys, IV, 23. + +[6] _Digeste_, liv. XXV, tit. 2, 5; liv. L, tit. 16, 195. Valère Maxime, +V, 1, 4. Suétone, _Claude_, 25. Dion Cassius, LV. La législation était la +même à Athènes; voy. Lysias et Hypéride dans Harpocration, v° [Grec: +Apostasion]. Démosthènes, _in Aristogitonem_ et Suidas. V° [Grec: +Anagchaion]. + +[7] Festus, v° _Patres_. + +[8] _Institutes_ de Justinien, III, 7. + +[9] Tite-Live, II, 56. + +[10] Denys, VII, 19; X, 27. + +[11] _Inculti per secessionem plebis agri_, Tite-Live, II, 34. + +[12] Tite-Live, VI, 18. + +[13] Cicéron, _De oratore_, I, 39. + + + + +CHAPITRE VII. + +TROISIÈME RÉVOLUTION: LA PLÈBE ENTRE DANS LA CITÉ. + + +_1° Histoire générale de cette révolution._ + +Les changements qui s'étaient opérés à la longue dans la constitution de +la famille, en amenèrent d'autres dans la constitution de la cité. +L'ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le +droit d'aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur; +les clients s'étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus +grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n'étaient +plus répartis dans les _gentes_; vivant en dehors d'elles, ils formèrent +entre eux un corps. Par là, la cité changea d'aspect; au lieu qu'elle +avait été précédemment un assemblage faiblement lié d'autant de petits +États qu'il y avait de familles, l'union se fit, d'une part entre les +membres patriciens des _gentes_, de l'autre entre les hommes de rang +inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés +ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l'époque précédente, une lutte +obscure dans chaque famille; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte. +Des deux classes, l'une voulait que la constitution religieuse de la cité +fût maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restât dans les +mains des familles sacrées. L'autre voulait briser les vieilles barrières +qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société +politique. + +Dans la première partie de la lutte, l'avantage était à l'aristocratie de +naissance. A la vérité, elle n'avait plus ses anciens sujets, et sa force +matérielle était tombée; mais il lui restait le prestige de sa religion, +son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions, +son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit; en se +défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n'avait pour lui +que son grand nombre. Il était gêné par une habitude de respect dont il ne +lui était pas facile de se défaire. D'ailleurs il n'avait pas de chefs; +tout principe d'organisation lui manquait. Il était, à l'origine, une +multitude sans lien plutôt qu'un corps bien constitué et vigoureux. Si +nous nous rappelons que les hommes n'avaient pas trouvé d'autre principe +d'association que la religion héréditaire des familles, et qu'ils +n'avaient pas l'idée d'une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous +comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de +la religion, n'ait pas pu former d'abord une société régulière, et qu'il +lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d'une +discipline et les règles d'un gouvernement. + +Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d'abord d'autre +moyen de combattre l'aristocratie que de lui opposer la monarchie. + +Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des +anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et +les encouragea à augmenter leur pouvoir. A Rome, elle exigea le +rétablissement de la royauté après Romulus; elle fit nommer Hostilius; +elle fit roi Tarquin l'Ancien; elle aima Servius et elle regretta Tarquin +le Superbe. + +Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l'aristocratie devint +maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie; il aspira à +la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle, +il réussit généralement à se donner des chefs; ne pouvant pas les appeler +rois, parce que ce titre impliquait l'idée de fonctions religieuses et ne +pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela +tyrans. [1] + +Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu'il n'était pas +emprunté à la langue de la religion; on ne pouvait pas l'appliquer aux +dieux, comme on faisait du mot roi; on ne le prononçait pas dans les +prières. Il désignait, en effet, quelque chose de très nouveau parmi les +hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la +religion n'avait pas établi. L'apparition de ce mot dans la langue grecque +marque l'apparition d'un principe que les générations précédentes +n'avaient pas connu, l'obéissance de l'homme à l'homme. Jusque-là, il n'y +avait eu d'autres chefs d'État que ceux qui étaient les chefs de la +religion; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice +et invoquaient les dieux pour elle; en leur obéissant, on n'obéissait qu'à +la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu'à la divinité. +L'obéissance à un homme, l'autorité donnée à cet homme par d'autres +hommes, un pouvoir d'origine et de nature tout humaine, cela avait été +inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les +classes inférieures rejetèrent le joug de l'aristocratie et cherchèrent un +gouvernement nouveau. + +Citons quelques exemples. À Corinthe, « le peuple supportait avec peine la +domination des Bacchides; Cypsélus, témoin de la haine qu'on leur portait +et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à +l'affranchissement », s'offrit à être ce chef; le peuple l'accepta, le fit +tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un +certain Thrasybule; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous +trouvons des tyrans à Argos, à Epidaure, à Mégare au sixième siècle; +Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs +d'Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. A +Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et +chassa la classe aristocratique; mais elle ne put ni se maintenir ni se +gouverner, et au bout d'une année elle dut se donner un tyran. [2] + +Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même +politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des +conseils sur le gouvernement. Celui-ci, pour toute réponse, coupa les épis +de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était +d'abattre les hautes têtes et de frapper l'aristocratie en s'appuyant sur +le peuple. + +La plèbe romaine forma d'abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle +essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur +Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L'accusation que le patriciat +adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas +être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la +plèbe. + +Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à +relever la monarchie, ce n'était pas par un véritable attachement à ce +régime. Il aimait moins les tyrans qu'il ne détestait l'aristocratie. La +monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger; mais jamais +ce gouvernement, qui n'était issu que du droit de la force et ne reposait +sur aucune tradition sacrée, n'eut de racines dans le coeur des +populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte; on lui +laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité; mais +lorsque quelques années s'étaient écoulées et que le souvenir de la dure +oligarchie s'était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement +n'eut jamais l'affection des Grecs; ils ne l'acceptèrent que comme une +ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un +régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même. + +La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui +s'accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l'avenir d'une +classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre +ère, la Grèce et l'Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. +La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l'homme; les goûts se +portaient vers le beau et vers le luxe: même les arts naissaient; alors +l'industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu +une richesse mobilière; on frappa des monnaies; l'argent parut. Or +l'apparition de l'argent était une grande révolution. L'argent n'était pas +soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre; il était, suivant +l'expression du jurisconsulte, _res nec mancipi_; il pouvait passer de +main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au +plébéien. La religion, qui avait marqué le sol de son empreinte, ne +pouvait rien sur l'argent. + +Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation +que celle de cultiver la terre: il y eut des artisans, des navigateurs, +des chefs d'industrie, des commerçants; bientôt il y eut des riches parmi +eux. Singulière nouveauté! Auparavant les chefs des _gentes_ pouvaient +seuls être propriétaires, et voici d'anciens clients ou des plébéiens qui +sont riches et qui étalent leur opulence. Puis, le luxe, qui enrichissait +l'homme du peuple, appauvrissait l'eupatride; dans beaucoup de cités, +notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique +tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les +rangs sont bien près d'être renversés. + +Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des +distinctions et des rangs s'établirent, comme il en faut dans toute +société humaine. Quelques familles furent en vue; quelques noms grandirent +peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d'aristocratie; ce n'était +pas un mal; le peuple cessa d'être une masse confuse et commença à +ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner +des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le +premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne +eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse +acquise par le travail, c'est-à-dire le sentiment de la valeur +personnelle, l'amour d'une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui, en +souhaitant les améliorations, redoute les aventures. La plèbe se laissa +guider par cette élite qu'elle fut fière d'avoir en elle. Elle renonça à +avoir des tyrans dès qu'elle sentit qu'elle possédait dans son sein les +éléments d'un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque +temps, comme nous le verrons tout à l'heure, un principe d'organisation +sociale. + +Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la +classe inférieure à grandir; c'est celui qui s'opéra dans l'art militaire. +Dans les premiers siècles de l'histoire des cités, la force des armées +était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait +sur un char ou à cheval; le fantassin, peu utile au combat, était peu +estimé. Aussi l'ancienne aristocratie s'était-elle réservé partout le +droit de combattre à cheval; [3] même dans quelques villes les nobles se +donnaient le titre de chevaliers. Les _celeres_ de Romulus, les chevaliers +romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens +la cavalerie fut toujours l'arme noble. Mais peu à peu l'infanterie prit +quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la +naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce +point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car +elle était plus maniable et ses manoeuvres plus faciles; les légionnaires, +les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et +les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de +l'extension, surtout en Grèce, qu'il y eut des batailles sur mer et que le +destin d'une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c'est-à-dire +des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société +l'est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime +influence. L'état social et politique d'une nation est toujours en rapport +avec la nature et la composition de ses armées. + +Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces +hommes avaient dans le coeur, on peut le supposer, ce sentiment religieux +qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de +l'adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la +religion par l'antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt +à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu'avec le sang. Ils +travaillèrent à avoir aussi un culte. + +Il est impossible d'entrer ici dans le détail des efforts qu'ils firent, +des moyens qu'ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se +présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le +secret de chaque intelligence; nous n'en pouvons apercevoir que les +résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu'elle eût +osé l'allumer elle-même, soit qu'elle se fût procuré ailleurs le feu +sacré; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, +son sacerdoce, à l'image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, +sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité; à Rome, +ceux qui n'avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, +offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus. [4] Quand la classe +supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure, +celle-ci se faisait des temples pour elle; à Rome elle en avait un sur +l'Aventin, qui était consacré à Diana; elle avait le temple de la pudeur +plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle, +envahirent la Grèce et l'Italie, furent accueillis avec empressement par +la plèbe; c'étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient +acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se +faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus +patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier, +pour que la multitude eût l'occasion de faire des sacrifices; de même les +Pisistratides dressèrent des _hermès_ dans les rues et sur les places +d'Athènes. [5] Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, +autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et +ses fêtes. Elle put prier; c'était beaucoup dans une société où la +religion faisait la dignité de l'homme. + +Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand +il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout +ce qui donne à l'homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand +enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque +chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale +et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps. + +L'entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, +du septième au cinquième siècle, a rempli l'histoire de la Grèce et de +l'Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas +partout de la même manière ni par les mêmes moyens. + +Ici, le peuple, dès qu'il s'est senti fort, s'est insurgé; les armes à la +main, il a force les portes de la ville où il lui était interdit +d'habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a +occupé leurs maisons, ou il s'est contenté de décréter l'égalité des +droits. C'est ce qu'on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet. + +Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à +main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers +progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé +alors un législateur et la constitution a été changée. C'est ce qu'on vit +à Athènes. + +Ailleurs, la classe inférieure, sans secousse et sans bouleversement, +arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la +cité, d'abord très restreint, s'accrut une première fois par l'admission +de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus +tard, on éleva jusqu'à mille le nombre des citoyens, et l'on arriva enfin +peu à peu à la démocratie. [6] + +Dans quelques villes, l'admission de la plèbe parmi les citoyens fut +l'oeuvre des rois; il en fut ainsi à Rome. Dans d'autres, elle fut +l'oeuvre des tyrans populaires; c'est ce qui eut lieu à Corinthe, à +Sicyone, à Argos. Quand l'aristocratie reprit le dessus, elle eut +ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de +citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. A Samos, +l'aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu'en +affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d'énumérer +toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s'est +accomplie. Le résultat a été partout le même: la classe inférieure a +pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique. + +Le poète Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et +de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux +sortes d'hommes. Il appelle l'une la classe des _bons_, [Grec: agathoi]; +c'est, en effet, le nom qu'elle se donnait dans la plupart des villes +grecques. Il appelle l'autre la classe des _mauvais_, [Grec: kakoi]; c'est +encore de ce nom qu'il était d'usage de désigner la classe inférieure. +Cette classe, le poëte nous décrit sa condition ancienne: « elle ne +connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois »; c'est assez dire +qu'elle n'avait pas le droit de cité. Il n'était même pas permis à ces +hommes d'approcher de la ville; « ils vivaient en dehors comme des bêtes +sauvages ». Ils n'assistaient pas aux repas religieux; ils n'avaient pas +le droit de se marier dans les familles des _bons_. + +Mais que tout cela est changé! les rangs ont été bouleversés, « les +mauvais ont été mis au-dessus des bons ». La justice est troublée; les +antiques lois ne sont plus, et des lois d'une nouveauté étrange les ont +remplacées. La richesse est devenue l'unique objet des désirs des hommes, +parce qu'elle donne la puissance. L'homme de race noble épouse la fille du +riche plébéien et « le mariage confond les races ». + +Théognis, qui sort d'une famille aristocratique, a vainement essayé de +résister au cours des choses. Condamné à l'exil, dépouillé de ses biens, +il n'a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s'il +n'espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa +cause; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. À +ses yeux, la révolution qui s'est faite est un mal moral, un crime. Fils +de l'aristocratie, il lui semble que cette révolution n'a pour elle ni la +justice ni les dieux et qu'elle porte atteinte à la religion. « Les dieux, +dit-il, ont quitté la terre; nul ne les craint. La race des hommes pieux a +disparu; on n'a plus souci des Immortels. » + +Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S'il gémit ainsi, c'est +par une sorte de devoir pieux, c'est parce qu'il a reçu des anciens « la +tradition sainte », et qu'il doit la perpétuer. Mais en vain: la tradition +même va se flétrir, les fils des nobles vont oublier leur noblesse; +bientôt on les verra tous s'unir par le mariage aux familles plébéiennes, +« ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table »; ils adopteront +bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui +reste à l'aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître. + +En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu'un souvenir. Les +grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et +la mémoire des ancêtres; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui +s'amusèrent à compter leurs aïeux; mais on riait de ces hommes. On garda +l'usage d'inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race; +mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé. +Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d'Athènes +n'existaient plus que dans leurs tombeaux. + +Ainsi la cité ancienne s'était transformée par degrés. A l'origine, elle +était l'association d'une centaine de chefs de famille. Plus tard le +nombre des citoyens s'accrut, parce que les branches cadettes obtinrent +l'égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette +foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l'association +religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l'enceinte sacrée +de la ville, renversa les barrières qu'on lui opposait et pénétra dans la +cité, où aussitôt elle fut maîtresse. + + +_2° Histoire de cette révolution à Athènes._ + +Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes +pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l'histoire est muette; +on n'en sait qu'une chose, c'est qu'elle fut odieuse aux classes +inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime. + +L'an 598, le mécontentement que l'on voyait général, et les signes +certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l'ambition +d'un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste +et à se faire tyran populaire. L'énergie des archontes fit avorter +l'entreprise; mais l'agitation continua après lui. En vain les eupatrides +mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent +que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain +ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux +autels à la Violence et à l'Insolence, pour apaiser ces deux, divinités +dont l'influence maligne avait troublé les esprits. [7] Tout cela ne +servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit +venir de Crête le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu'on disait fils +d'une déesse; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires; on +espérait, en frappant ainsi l'imagination du peuple, raviver la religion +et fortifier, par conséquent, l'aristocratie. Mais le peuple ne s'émut +pas; la religion des eupatrides n'avait plus de prestige sur son âme; il +persista à réclamer des réformes. + +Pendant seize années encore, l'opposition farouche des pauvres de la +montagne et l'opposition patiente des riches du rivage firent une rude +guerre aux eupatrides. A la fin, tout ce qu'il y avait de sage dans les +trois partis s'entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces +querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare +fortune d'appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux +commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le +montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste; par +son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par +son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il +appartient à la nouvelle Athènes. + +Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la +vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée +sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans +l'état social en entraînait un autre dans l'ordre politique. Il fallait +que les classes inférieures eussent désormais, suivant l'expression de +Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce +bouclier, c'étaient des droits politiques. + +Il s'en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement +connue; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie +de l'assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls +eupatrides; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de +l'ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes +les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces, +direction de la société, il fallait que l'eupatride partageât tout cela +avec l'homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il +n'était tenu aucun compte des droits de la naissance; il y avait encore +des classes, mais elles n'étaient plus distinguées que par la richesse. +Dès lors la domination des eupatrides disparut. L'eupatride ne fut plus +rien, à moins qu'il ne fût riche; il valut par sa richesse et non pas par +sa naissance. Désormais le poëte put dire: « Dans la pauvreté l'homme +noble n'est plus rien »; et le peuple applaudit au théâtre cette boutade +du comique: « De quelle naissance est cet homme? -- Riche, ce sont là +aujourd'hui les nobles. » [8] + +Le régime qui s'était ainsi fondé, avait deux sortes d'ennemis: les +eupatrides qui regrettaient leurs privilèges perdus, et les pauvres qui +souffraient encore de l'inégalité. + +A peine Solon avait-il achevé son oeuvre, que l'agitation recommença. +« Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches. +» Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des +eupatrides. D'ailleurs, en voyant que les eupatrides pouvaient encore être +archontes et sénateurs, beaucoup s'imaginaient que la révolution n'avait +pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines; or le +peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de +gouvernement sous lesquelles il n'avait vu pendant quatre siècles que le +règne de l'aristocratie. Suivant l'exemple de beaucoup de cités grecques, +il voulut un tyran. + +Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d'ambition +personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. +Un jour il parut dans l'assemblée, et prétendant qu'on l'avait blessé, il +demanda qu'on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes +allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais « la populace était +prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate; ce que voyant, les +riches s'enfuirent en désordre ». Ainsi l'un des premiers actes de +l'assemblée populaire récemment instituée fut d'aider un homme à se rendre +maître de la patrie. + +Il ne paraît pas d'ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune +entrave au développement des destinées d'Athènes. Il eut, au contraire, +pour principal effet d'assurer et de garantir contre une réaction la +grande réforme sociale et politique qui venait de s'opérer. Les eupatrides +ne s'en relevèrent jamais. + +Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté; deux fois +la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate, deux fois il +reprit le pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut +l'intervention d'une armée Spartiate dans l'Attique pour faire cesser la +domination de cette famille. + +L'ancienne aristocratie eut un moment l'espoir de profiter de la chute des +Pisistratides pour ressaisir ses privilèges. Non-seulement elle n'y +réussit pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été +porté. Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d'une famille que +cette classe couvrait d'opprobre et semblait renier depuis trois +générations, trouva le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu'il lui +restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique, +avait laissé subsister toute la vieille organisation religieuse de la +société athénienne. La population restait partagée en deux ou trois cents +_gentes_, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes +il y avait encore, comme dans l'époque précédente, un culte héréditaire, +un prêtre qui était un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre. +Tout cela était le reste d'un passé qui avait peine à disparaître; par là, +les traditions, les usages, les règles, les distinctions qu'il y avait eu +dans l'ancien état social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis +par la religion, et ils maintenaient à leur tour la religion, c'est-à-dire +la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres +deux classes d'hommes, d'une part les eupatrides qui possédaient +héréditairement le sacerdoce et l'autorité, de l'autre les hommes d'une +condition inférieure, qui n'étaient plus serviteurs ni clients, mais qui +étaient encore retenus sous l'autorité de l'eupatride par la religion. En +vain la loi de Solon disait que tous les Athéniens étaient libres. La +vieille religion saisissait l'homme au sortir de l'Assemblée où il avait +librement voté, et lui disait: Tu es lié à un eupatride par le culte; tu +lui dois respect, déférence, soumission; comme membre d'une cité, Solon +t'a fait libre; mais comme membre d'une tribu, tu obéis à un eupatride; +comme membre d'une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef; dans la +famille même, dans la _gens_ où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux +pas sortir, tu retrouves encore l'autorité d'un eupatride. A quoi servait- +il que la loi politique eût fait de cet homme un citoyen, si la religion +et les moeurs persistaient à en faire un client? Il est vrai que depuis +plusieurs générations beaucoup d'hommes se trouvaient en dehors de ces +cadres, soit qu'ils fussent venus de pays étrangers, soit qu'ils se +fussent échappés de la _gens_ et de la tribu pour être libres. Mais ces +hommes souffraient d'une autre manière, ils se trouvaient dans un état +d'infériorité morale vis-à-vis des autres hommes, et une sorte d'ignominie +s'attachait à leur indépendance. + +Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à +opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l'accomplit en +supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant +par dix tribus qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes. + +Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et +aux _gentes_. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un +prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies religieuses, des +assemblées pour délibérer sur les intérêts communs. [9] Mais les groupes +nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels. D'abord, tous +les hommes libres d'Athènes, même ceux qui n'avaient pas fait partie des +anciennes tribus et des _gentes_, furent répartis dans les cadres formés +par Clisthènes: [10] grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en +manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse +ceux qui auparavant étaient exclus de toute association. En second lieu, +les hommes furent distribués dans les tribus et dans les dèmes, non plus +d'après leur naissance, comme autrefois, mais d'après leur domicile. La +naissance n'y compta pour rien: les hommes y furent égaux et l'on n'y +connut plus de privilèges. Le culte, pour la célébration duquel la +nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n'était plus le culte héréditaire +d'une ancienne famille; on ne s'assemblait plus autour du foyer d'un +eupatride. Ce n'était plus un ancien eupatride que la tribu ou le dème +vénérait comme ancêtre divin; les tribus eurent de nouveaux héros éponymes +choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé bon +souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux +protecteurs _Zeus gardien de l'enceinte_ et _Apollon paternel_. Dès lors +il n'y avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le +dème comme il l'avait été dans la _gens_; il n'y en avait non plus aucune +pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes, +la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque membre put +l'exercer à son tour. Cette réforme fut ce qui acheva de renverser +l'aristocratie des eupatrides. A dater de ce moment, il n'y eut plus de +caste religieuse; plus de privilèges de naissance, ni en religion ni en +politique. La société athénienne était entièrement transformée. [11] + + Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus +nouvelles, où tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n'est pas un +fait particulier à l'histoire d'Athènes. Le même changement a été opéré à +Cyrène, à Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup +d'autres cités grecques. [12] De tous les moyens propres à affaiblir +l'ancienne aristocratie, Aristote n'en voyait pas de plus efficace que +celui-là. « Si l'on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit +Clisthènes chez les Athéniens: on établira de nouvelles tribus et de +nouvelles phratries; aux sacrifices héréditaires des familles on +substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis; on confondra +autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de +briser toutes les associations antérieures. » [13] + +Lorsque cette réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire +que l'ancien moule de la société est brisé et qu'il se forme un nouveau +corps social. Ce changement dans les cadres que l'ancienne religion +héréditaire avait établis et qu'elle déclarait immuables, marque la fin du +régime religieux de la cité. + + +_3° Histoire de cette révolution à Rome._ + +La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de +la ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une +guerre perpétuelle, et la guerre exigeait qu'elle eût une population +nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les +étrangers, sans avoir égard à leur origine. Les guerres se succédaient +sans cesse, et comme on avait besoin d'hommes, le résultat le plus +ordinaire de chaque victoire était qu'on enlevait à la ville vaincue sa +population pour la transférer à Rome. Que devenaient ces hommes ainsi +amenés avec le butin? S'il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales +et patriciennes, le patriciat s'empressait de se les adjoindre. Quant à la +foule, une partie entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une +partie était reléguée dans la plèbe. + +D'autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe. +Beaucoup d'étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation +rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l'Étrurie, du +Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client +qui réussissait à s'échapper de la _gens_, devenait un plébéien. Le +patricien qui se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui +entraînaient la déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard +était repoussé par la religion des familles pures, et relégué dans la +plèbe. + +Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était +engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La +royauté et la plèbe sentirent de bonne heure qu'elles avaient les mêmes +ennemis. L'ambition des rois était de se dégager des vieux principes de +gouvernement qui entravaient l'exercice de leur pouvoir. L'ambition de la +plèbe était de briser les vieilles barrières qui l'excluaient de +l'association religieuse et politique. Une alliance tacite s'établit; les +rois protégèrent la plèbe, et la plèbe soutint les rois. + +Les traditions et les témoignages de l'antiquité placent sous le règne de +Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens +conservèrent pour ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique. +Sa première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est +vrai, sur l'_ager romanus_, mais sur les territoires pris à l'ennemi; ce n +était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de +propriété sur le sol à des familles qui jusqu'alors n'avaient pu cultiver +que le sol d'autrui. [14] + +Ce qui fut plus grave encore, c'est qu'il publia des lois pour la plèbe, +qui n'en avait jamais eu auparavant. Ces lois étaient relatives pour la +plupart aux obligations que le plébéien pouvait contracter avec le +patricien. C'était un commencement de droit commun entre les deux ordres, +et pour la plèbe, un commencement d'égalité. [15] + +Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire +les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients +étaient répartis d'après la naissance, il forma quatre tribus nouvelles où +la population tout entière était distribuée d'après le domicile. Nous +avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets; ils +furent les mêmes à Rome. La plèbe, qui n'entrait pas dans les anciennes +tribus, fut admise dans les tribus nouvelles. [16] Cette multitude jusque- +là flottante, espèce de population nomade qui n'avait aucun lien avec la +cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation régulière. La +formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés, marque +véritablement l'entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un foyer +et des sacrifices; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour +de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de +divinités à ceux qui n'en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra +les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (_compitalia, +paganalia_), comme le patricien célébrait les sacrifices de sa _gens_ et +de sa curie. Le plébéien eut une religion. + +En même temps un grand changement fut opéré dans la cérémonie sacrée de la +lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l'exclusion de ceux +que les curies n'admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous +ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l'acte +sacré. Pour la première fois, tous les hommes, sans distinction de +patriciens, de clients, de plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de +cette assemblée mêlée, en poussant devant lui les victimes et en chantant +l'hymne solennel. La cérémonie achevée, tous se trouvèrent également +citoyens. + +Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d'hommes, la caste +sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On +ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion +héréditaire avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui +avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux +grandes catégories: dans l'une étaient ceux qui possédaient quelque chose, +dans l'autre ceux qui n'avaient rien. La première se divisa elle-même en +cinq classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le +chiffre de leur fortune. [17] Servius introduisait par là un principe tout +nouveau dans la société romaine: la richesse marqua désormais des rangs, +comme avait fait la religion. + +Servius appliqua cette division de la population romaine au service +militaire. Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n'était pas dans +les rangs de la légion. Mais comme Servius avait fait d'eux des +propriétaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des légionnaires. +Dorénavant l'armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies; +tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose, +en firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus. +Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l'armure de +chaque soldat et son poste de bataille; l'armée était divisée par classes, +exactement comme la population, d'après la richesse. La première classe, +qui avait l'armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins +le bouclier, le casque et l'épée, formèrent les trois premières lignes de +la légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent +les corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en +compagnies, que l'on appelait centuries. La première en comprenait, dit- +on, quatre-vingts; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie +était à part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation; +tandis que jusque-là les jeunes patriciens composaient seuls les centuries +de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plébéiens, choisis parmi +les plus riches, à combattre à cheval, et il en forma douze centuries +nouvelles. + +Or on ne pouvait guère toucher à l'armée sans toucher en même temps à la +constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans +l'Etat s'était accrue; ils avaient des armes, une discipline, des chefs; +chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette +organisation militaire était permanente; la paix ne la dissolvait pas. Il +est vrai qu'au retour d'une campagne les soldats quittaient leurs rangs, +la loi leur défendant d'entrer dans la ville en corps de troupe. Mais +ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au champ de +Mars, où chacun retrouvait sa centurie, son centurion et son drapeau. Or +il arriva, 25 ans après Servius Tullius, qu'on eut la pensée de convoquer +l'armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L'armée s'étant +réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à sa +tête et son drapeau au milieu d'elle, le magistrat parla, consulta, fit +voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens +votèrent d'abord, après elles les centuries d'infanterie de première +classe, et les autres à la suite. Ainsi se trouva établie au bout de peu +de temps l'assemblée centuriate, où quiconque était soldat avait droit de +suffrage, et où l'on ne distinguait presque plus le plébéien du patricien. +[18] + +Toutes ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine. +Le patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son +sénat. Mais les plébéiens acquéraient l'habitude de l'indépendance, la +richesse, les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le +patriciat, mais elle grandissait à côté de lui. + +Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger +Servius; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut +vaincue. + +Les patriciens s'efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu'elle +avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d'enlever aux +plébéiens les terres que Servius leur avait données; et l'on peut +remarquer que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi fut qu'ils +étaient plébéiens. [19] Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux +principe qui voulait que la religion héréditaire fondât seule le droit de +propriété, et qui ne permettait pas que l'homme sans religion et sans +ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol. + +Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées. +Si le système des classes et l'assemblée centuriate ne furent pas abolis, +c'est d'abord parce que l'état de guerre ne permettait pas de désorganiser +l'armée, c'est ensuite parce que l'on sut entourer ces comices de +formalités telles que le patriciat fût toujours le maître des élections. +On n'osa pas enlever aux plébéiens le titre de citoyens; on les laissa +figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant à +la plèbe de faire partie de la cité, ne partagea avec elle ni les droits +politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plèbe resta dans la +cité; de fait, elle en fut exclue. + +N'accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas +qu'ils aient froidement conçu le dessein d'opprimer et d'écraser la plèbe. +Le patricien qui descendait d'une famille sacrée et se sentait l'héritier +d'un culte, ne comprenait pas d'autre régime social que celui dont +l'antique religion avait tracé les règles. A ses yeux, l'élément +constitutif de toute société était la _gens_, avec son culte, son chef +héréditaire, sa clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre +chose que la réunion des chefs des _gentes_. Il n'entrait pas dans son +esprit qu'il pût y avoir un autre système politique que celui qui reposait +sur le culte, d'autres magistrats que ceux qui accomplissaient les +sacrifices publics, d'autres lois que celles dont la religion avait dicté +les saintes formules. Il ne fallait même pas lui objecter que les +plébéiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu'ils faisaient des +sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eût répondu que ce culte +n'avait pas le caractère essentiel de la véritable religion, qu'il n'était +pas héréditaire, que ces foyers n'étaient pas des feux antiques, et que +ces dieux Lares n'étaient pas de vrais ancêtres. Il eût ajouté que les +plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu'ils n'avaient pas le +droit de faire; que pour s'en donner un, ils avaient violé tous les +principes, qu'ils n'avaient pris que les dehors du culte et en avaient +retranché le principe essentiel qui était l'hérédité, qu'enfin leur +simulacre de religion était absolument l'opposé de la religion. + +Dès que le patricien s'obstinait à penser que la religion héréditaire +devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu'il ne voyait pas de +gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir +social pût s'exercer régulièrement sur cette classe d'hommes. La loi +sainte ne pouvait pas leur être appliquée; la justice était un terrain +sacré qui leur était interdit. Tant qu'il y avait eu des rois, ils avaient +pris sur eux de régir la plèbe, et ils l'avaient fait d'après certaines +règles qui n'avaient rien de commun avec l'ancienne religion, et que le +besoin ou l'intérêt public avait fait trouver. Mais par la révolution, qui +avait chassé les rois, la religion avait repris l'empire, et il était +arrivé forcément que toute la classe plébéienne avait été rejetée en +dehors des lois sociales. + +Le patriciat s'était fait alors un gouvernement conforme à ses propres +principes; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il +n'avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas +non plus le moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi +au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n'existait +pas de lois fixes, pas d'ordre social, pas de magistratures. La cité, le +_populus_, c'est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui +étaient restés, s'élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d'elle +vivait la multitude plébéienne qui n'était pas un peuple et ne formait pas +un corps. Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l'ordre +matériel dans cette population confuse; les plébéiens obéissaient; +faibles, généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps +patricien. + +Le problème dont la solution devait décider de l'avenir de Rome était +celui-ci: comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière? + +Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne +voyait qu'un moyen de résoudre ce problème, et c'était de faire entrer la +plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des _gentes_. Il paraît +qu'une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita +Rome à cette époque, ne peut s'expliquer que si l'on voit en elle la +question plus grave de la clientèle et du servage. La plèbe romaine, +dépouillée de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens +calculèrent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber +dans leurs liens. L'homme de la plèbe emprunta. En empruntant il se +donnait au créancier, se vendait à lui. C'était si bien une vente que cela +se faisait _per aes et libram_, c'est-à-dire avec la formalité solennelle +que l'on employait d'ordinaire pour conférer à un homme le droit de +propriété sur un objet. [20] Il est vrai que le plébéien prenait ses +sûretés contre la servitude; par une sorte de contrat fiduciaire, il +stipulait qu'il garderait son rang d'homme libre jusqu'au jour de +l'échéance et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même +en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n'était pas +éteinte, le plébéien perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la +discrétion du créancier qui l'emmenait dans sa maison et en faisait son +client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire +acte d'inhumanité; l'idéal de la société étant à ses yeux le régime de la +_gens_, il ne voyait rien de plus légitime et de plus beau que d'y ramener +les hommes par quelque moyen que ce fût. Si son plan avait réussi, la +plèbe eût en peu de temps disparu et la cité romaine n'eût été que +l'association des _gentes_ patriciennes se partageant la foule des +clients. + +Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il +se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l'y +faire tomber. La clientèle était pour lui l'équivalent de l'esclavage; la +maison du patricien était à ses yeux une prison (_ergastulum_). Maintes +fois le plébéien, saisi par la main patricienne, implora l'appui de ses +semblables et ameuta la plèbe, s'écriant qu'il était homme libre et +montrant en témoignage les blessures qu'il avait reçues dans les combats +pour la défense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu'à irriter +la plèbe. Elle vit le danger; elle aspira de toute son énergie à sortir de +cet état précaire où la chute du gouvernement royal l'avait placée. Elle +voulut avoir des lois et des droits. + +Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d'abord souhaité d'entrer en +partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils, +comme les patriciens eux-mêmes, qu'il ne pouvait y avoir rien de commun +entre les deux ordres. Nul ne songeait à l'égalité civile et politique. +Que la plèbe pût s'élever au niveau du patriciat, cela n'entrait pas plus +dans l'esprit du plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc +de réclamer l'égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir +préféré d'abord une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas +de remède à leurs souffrances; ils ne virent qu'un moyen de sortir de leur +infériorité, c'était de s'éloigner de Rome. + +L'historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce +langage; « Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu'ils +en jouissent à leur aise. Pour nous Rome n'est rien. Nous n'avons là ni +foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu'une ville étrangère; +aucune religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous +est bonne; là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie. » [21] +Et ils allèrent s'établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de +l'_ager romanus_. + +En présence d'un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus +ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était +loin de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome +avec les clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa +grandeur future, mais le patriciat y serait le maître. On n'aurait plus à +s'occuper de cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement +ne pouvaient pas s'appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On +aurait dû peut-être la chasser en même temps que les rois; puisqu'elle +prenait d'elle-même le parti de s'éloigner, on devait la laisser faire et +se réjouir. + +Mais d'autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la +grandeur romaine, s'affligeaient du départ de la plèbe, Rome perdait la +moitié de ses soldats. Qu'allait-elle devenir au milieu des Latins, des +Sabins, des Étrusques, tous ennemis? La plèbe avait du bon; que ne savait- +on la faire servir aux intérêts de la cité? Ces sénateurs souhaitaient +donc qu'au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être +pas toutes les conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras +qui faisaient la force des légions. + +D'autre part, la plèbe s'aperçut, au bout de peu de mois, qu'elle ne +pouvait pas vivre sur le mont Sacré. Elle se procurait bien ce qui était +matériellement nécessaire à l'existence. Mais tout ce qui fait une société +organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder là une ville, car elle +n'avait pas de prêtre qui sût accomplir la cérémonie religieuse de la +fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n'avait +pas de prytanée régulièrement allumé où un magistrat eût l'occasion de +sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales, +puisque les seules lois dont l'homme eût alors l'idée dérivaient de la +religion patricienne. En un mot, elle n'avait pas en elle les éléments +d'une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante, elle +n'était pas plus heureuse, qu'elle ne formait pas une société plus +régulière qu'à Rome, et qu'ainsi le problème dont la solution lui +importait si fort n'était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de +s'éloigner de Rome; ce n'était pas dans l'isolement du mont Sacré qu'elle +pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait. + +Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n'ayant presque rien de +commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l'un sans l'autre. Ils se +rapprochèrent et conclurent un traité d'alliance. Ce traité paraît avoir +été fait dans les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre +deux peuples différents; plèbe et patriciat n'étaient, en effet, ni un +même peuple ni une même cité. Par ce traité, le patriciat n'accorda pas +que la plèbe fît partie de la cité religieuse et politique, il ne semble +même pas que la plèbe l'ait demandé. On convint seulement qu'à l'avenir la +plèbe, constituée en une société à peu près régulière, aurait des chefs +tirés de son sein. C'est ici l'origine du tribunat de la plèbe, +institution toute nouvelle et qui ne ressemble à rien de ce que les cités +avaient connu auparavant. + +Le pouvoir des tribuns n'était pas de même nature que l'autorité du +magistrat; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun +n'accomplissait aucune cérémonie religieuse; il était élu sans auspices, +et l'assentiment des dieux n'était pas nécessaire pour le créer. [22] Il +n'avait ni siège curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni +aucun de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la +vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi +les magistrats romains. + +Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir? Il +est nécessaire ici d'écarter de notre esprit toutes les idées et toutes +les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu'il est possible, +au milieu des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n'avaient +compris l'autorité que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu'ils +voulurent établir un pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui +ne fussent pas des prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour. +Pour cela, le jour où l'on créa les premiers tribuns, on accomplit une +cérémonie religieuse d'un caractère particulier. [23] Les historiens n'en +décrivent pas les rites; ils disent seulement qu'elle eut pour effet de +rendre ces premiers tribuns _sacrosaints_. Or ce mot signifiait que le +corps du tribun serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la +religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber +l'homme en état de souillure. [24] De là venait que, si quelque dévot de +Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se +faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, « comme si +son corps eût été souillé par cette seule rencontre. » [25] Ce caractère, +sacrosaint restait attaché au tribun pendant toute la durée de ses +fonctions; puis en créant son successeur, il lui transmettait ce +caractère, exactement comme le consul, en créant d'autres consuls, leur +passait les auspices et le droit d'accomplir les rites sacrés. Plus tard, +le tribunal ayant été interrompu pendant deux ans, il fallut, pour établir +de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie religieuse qui avait été +accomplie sur le mont Sacré. + +On ne connaît pas assez complètement les idées des anciens pour dire si ce +caractère sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des +patriciens, ou la posait, au contraire, comme un objet de malédiction et +d'horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance. +Ce qui est certain, c'est que, de toute manière, le tribun se trouvait +tout à fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans +une impiété grave. + +Une loi confirma et garantit cette inviolabilité; elle prononça que « nul +ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer ». Elle ajouta +que « celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait +impur, que ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et +qu'on pourrait le tuer impunément ». Elle se terminait par cette formule, +dont le vague aida puissamment aux progrès futurs du tribunal: « Ni +magistrat ni particulier n'aura le droit de rien faire à rencontre d'un +tribun. » Tous les citoyens prononcèrent un serment par lequel ils +s'engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur eux la +colère des dieux, s'ils la violaient, et ajoutant que quiconque se +rendrait coupable d'attentat sur un tribun « serait entaché de la plus +grande souillure ». [26] + +Ce privilège d'inviolabilité s'étendait aussi loin, que le corps du tribun +pouvait étendre son action directe. Un plébéien, était-il maltraité par un +consul qui le condamnait à la prison, ou par un créancier qui mettait la +main sur lui, le tribun se montrait, se plaçait entre eux (_intercessio_) +et arrêtait la main patricienne. Qui eût osé « faire quelque chose à +l'encontre d'un tribun », ou s'exposer à être touché par lui? + +Mais le tribun n'exerçait cette singulière puissance que là où il était +présent. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plébéiens. Il n'avait +aucune action sur ce qui se passait hors de la portée de sa main, de son +regard, de sa parole. [27] + +Les patriciens n'avaient pas donné à la plèbe des droits; ils avaient +seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables. +Toutefois c'était assez pour qu'il y eût quelque sécurité pour tous. Le +tribun était une sorte d'autel vivant auquel s'attachait un droit d'asile. + +Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe; et s'emparèrent +du droit de juger. A la vérité ils n'avaient pas le droit de citer devant +eux, même un plébéien; mais ils pouvaient appréhender au corps. [28] Une +fois sous leur main, l'homme obéissait. Il suffisait même de se trouver +dans le rayon où leur parole se faisait entendre; cette parole était +irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul. + +Le tribun n'avait d'ailleurs aucune autorité politique. N'étant pas +magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il +n'avait aucune proposition à faire dans le Sénat; on ne pensait même pas, +à l'origine, qu'il y pût paraître. Il n'avait rien de commun avec la +véritable cité, c'est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui +reconnaissait aucune autorité. Il n'était pas tribun du peuple, il était +tribun de la plèbe. + +Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et +la plèbe: l'une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un +sénat; l'autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans +ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges. + +Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis, +et quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à +convoquer le peuple; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat; ils +s'asseyent d'abord à la porte de la salle, plus tard dans l'intérieur. +Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens; ils les jugent et +les condamnent. C'était la suite de cette inviolabilité qui s'attachait à +leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat +s'était désarmé le jour où il avait prononcé avec les rites solennels que +quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait: On ne fera +rien à l'encontre d'un tribun. Donc si ce tribun convoquait la plèbe, la +plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblée, que la +présence du tribun mettait hors de l'atteinte du patriciat et des lois. Si +le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l'en faire sortir. S'il +saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien ne +résistait aux hardiesses d'un tribun. Contre un tribun nul n'avait de +force, si ce n'était un autre tribun. + +Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses +assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à +celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était +distribuée en tribus; c'était le domicile qui réglait la place de chacun, +ce n'était ni la religion, ni la richesse. L'assemblée ne commençait pas +par un sacrifice; la religion n'y paraissait pas. On n'y connaissait pas +les présages, et la voix d'un augure ou d'un pontife ne pouvait pas forcer +les hommes à se séparer. C'étaient vraiment les comices de la plèbe, et +ils n'avaient rien des vieilles règles ni de la religion du patriciat. + +Il est vrai que ces assemblées ne s'occupaient pas d'abord des intérêts +généraux de la cité: elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient +pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne +nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il +y eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour +les patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n'obéissait aux +sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux +peuples dans Rome. + +Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs, +n'avaient pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être +consul de la cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien +n'entrait pas dans l'assemblée par curies, ni le patricien dans +l'assemblée par tribus. [29] + +C'étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n'ayant pas pour +ainsi dire d'idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion +et des lois, le plébéien répondait qu'il ne connaissait pas cette religion +héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la +sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se +renvoyaient l'un à l'autre le reproche d'injustice; chacun d'eux était +juste d'après ses propres principes, injuste d'après les principes et les +croyances de l'autre. L'assemblée des curies et la réunion des _patres_ +semblaient au plébéien des privilèges odieux. Dans l'assemblée des tribus +le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat +était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique; le tribunal +était aux yeux du patricien quelque chose d'impie, d'anormal, de contraire +à tous les principes; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui +n'était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat +dérangeait l'ordre sacré de la cité; il était ce qu'est une hérésie dans +une religion; le culte public en était flétri. « Les dieux nous seront +contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère +qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. » +L'histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus +entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le +patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique; la +plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population +romaine devenait de jour en jour plus manifeste. + +Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux +peuples, c'était la guerre. Le patriciat n'avait eu garde de se priver de +soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que +pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d'ailleurs veillé à +ce que l'inviolabilité des tribuns ne s'étendît pas hors de Rome, et pour +cela on avait décidé qu'un tribun ne sortirait jamais de la ville. A +l'armée, la plèbe était donc sujette, et il n'y avait plus double pouvoir; +en présence de l'ennemi, Rome redevenait une. + +Puis, grâce à l'habitude prise après l'expulsion des rois de réunir +l'armée pour la consulter sur les intérêts publics ou sur le choix des +magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait à coté +des patriciens. Or nous voyons clairement dans l'histoire que ces comices +par centuries prirent de plus en plus d'importance et devinrent +insensiblement ce qu'on appela les grands comices. En effet dans le +conflit qui était engagé entre l'assemblée par curies et l'assemblée par +tribus, il paraissait naturel que l'assemblée centuriate devînt une sorte +de terrain neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence. + +Le plébéien n'était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une +famille qui était originaire d'une autre ville, qui y avait été riche et +considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui +enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d'ordinaire +l'accompagne. Quelquefois aussi le plébéien avait pu s'enrichir par son +travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la +population en classes d'après la fortune, quelques plébéiens étaient +entrés dans la première. Le patriciat n'avait pas osé ou n'avait pas pu +abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plébéiens qui +combattaient à côté des patriciens dans les premiers rangs de la légion et +qui votaient avec eux dans les premières centuries. + +Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire +aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome +tombait, et beaucoup à gagner si elle s'élevait, fut un intermédiaire +naturel entre les deux ordres ennemis. + +Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir +s'établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la +création du tribunal, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu'il y +en eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait +à conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie +pauvre, qui n'était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre +aucune réclamation; elle laissait aux plus aisés leur privilège, et +n'exigeait pas qu'on choisît aussi chez elle des tribuns. + +Quant aux patriciens, ils s'effrayaient peu de cette importance que +prenait la richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus +heureux que les eupatrides d'Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour +où la direction de la société appartint à la richesse, les patriciens ne +négligèrent jamais ni l'agriculture, ni le commerce, ni même l'industrie. +Augmenter leur fortune fut toujours leur grande préoccupation. Le travail, +la frugalité, la bonne spéculation furent toujours leurs vertus. +D'ailleurs chaque victoire sur l'ennemi, chaque conquête agrandissait +leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un très-grand mal à ce que la +puissance s'attachât à la richesse. + +Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu'ils ne +pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche +plébéien approchait d'eux, vivait avec eux; maintes relations d'intérêt ou +d'amitié s'établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d'idées. +Le plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les voeux et les +droits de la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre; il +arrivait insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine +de sa supériorité; il n'était plus aussi sûr de son droit. Or quand une +aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n'a +plus le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les +prérogatives du patricien n'étaient plus un article de foi pour lui-même, +on peut dire que le patriciat était à moitié vaincu. + +La classe riche paraît avoir exercé une action d'un autre genre sur la +plèbe, dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme +elle avait intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l'union des deux +ordres. Elle était d'ailleurs ambitieuse; elle calculait que la séparation +absolue des deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l'enchaînant pour +toujours à la classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une +voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s'efforça donc d'imprimer +aux idées et aux voeux de la plèbe une autre direction. Au lieu de +persister à former un ordre séparé, au lieu de se donner péniblement des +lois particulières, que l'autre ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de +travailler lentement par ses plébiscites à faire des espèces de lois à son +usage et à élaborer un code qui n'aurait jamais de valeur officielle, elle +lui inspira l'ambition de pénétrer dans la cité patricienne et d'entrer en +partage des lois, des institutions, des dignités du patricien. Les désirs +de la plèbe tendirent alors à l'union des deux ordres, sous la condition +de l'égalité. + +La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code. +Il y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables +et saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les +prêtres. [30] Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne +s'appliquaient qu'aux membres de la cité religieuse. Le plébéien n'avait +pas le droit de les connaître, et l'on peut croire qu'il n'avait pas non +plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour +les _gentes_, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour +d'autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriété à celui qui +n'avait pas de _sacra_; elles n'accordaient pas l'action en justice à +celui qui n'avait pas de patron. C'est ce caractère exclusivement +religieux de la loi que la plèbe voulut faire disparaître. Elle demanda, +non pas seulement que les lois fussent mises en écrit et rendues +publiques, mais qu'il y eût des lois qui fussent également applicables aux +patriciens et à elle. + +Il paraît que les tribuns voulurent d'abord que ces lois fussent rédigées +par des plébéiens. Les patriciens répondirent qu'apparemment les tribuns +ignoraient ce que c'était qu'une loi, car autrement ils n'auraient pas +exprimé cette prétention. « Il est de toute impossibilité, disaient-ils, +que les plébéiens fassent des lois. Vous qui n'avez pas les auspices, vous +qui n'accomplissez pas d'actes religieux, qu'avez-vous de commun avec +toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi? » [31] +Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les +vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de +leur histoire, mentionnaient-elles d'affreux prodiges, le ciel en feu, des +spectres voltigeant dans l'air, des pluies de sang. [32] Le vrai prodige +était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois. Entre les +deux ordres, dont chacun s'étonnait de l'insistance de l'autre, la +république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un +compromis: « Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les +plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres. +» Par là ils croyaient concéder beaucoup; c'était peu à l'égard des +principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu'il +ne s'opposait nullement à la rédaction d'un code, mais que ce code ne +pouvait être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen +de concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le +patriciat invoquait: on décida que les législateurs seraient tous +patriciens, mais que leur code, avant d'être promulgué et mis en vigueur, +serait exposé aux yeux du public et soumis à l'approbation préalable de +toutes les classes. + +Ce n'est pas ici le moment d'analyser le code des décemvirs. Il importe +seulement de remarquer dès à présent que l'oeuvre des législateurs, +préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens, +fut ensuite acceptée par les comices centuriates, c'est-à-dire par +l'assemblée où les deux ordres étaient confondus. Il y avait en cela une +innovation grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s'appliqua +désormais à toutes. On ne trouve pas, dans ce qui nous reste de ce code, +un seul mot qui implique une inégalité entre le plébéien et le patricien +soit pour le droit de propriété, soit pour les contrats et les +obligations, soit pour la procédure. A partir de ce moment, le plébéien +comparut devant le même tribunal que le patricien, agit comme lui, fut +jugé d'après la même loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de +révolution plus radicale, les habitudes de chaque jour, les moeurs, les +sentiments de l'homme envers l'homme, l'idée de la dignité personnelle, le +principe du droit, tout fut changé dans Rome. + +Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et +parmi eux, il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu'on eut proclamé avec +tant d'énergie que le droit d'écrire les lois n'appartenait qu'à la classe +patricienne, le progrès des idées était si rapide qu'au bout d'une année +on admettait des plébéiens parmi les législateurs. + +Les moeurs tendaient à l'égalité. On était sur une pente où l'on ne +pouvait plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour +défendre le mariage entre les deux ordres: preuve certaine que la religion +et les moeurs ne suffisaient plus à l'interdire. Mais à peine avait-on eu +le temps de faire cette loi, qu'elle tomba devant une réprobation +universelle. Quelques patriciens persistèrent bien à alléguer la religion: +« Notre sang va être souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en +sera flétri; nul ne saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices +il appartient; ce sera le renversement de toutes les institutions divines +et humaines. » Les plébéiens n'entendaient rien à ces arguments, qui ne +leur paraissaient que des subtilités sans valeur. Discuter des articles de +foi devant des hommes qui n'ont pas la religion, c'est peine perdue. Les +tribuns répliquaient d'ailleurs avec beaucoup de justesse: « S'il est vrai +que votre religion parle si haut, qu'avez-vous besoin de cette loi? Elle +ne vous sert de rien; retirez-la, vous resterez aussi libres qu'auparavant +de ne pas vous allier aux familles plébéiennes. » La loi fut retirée. +Aussitôt les mariages devinrent fréquents entre les deux ordres. Les +riches plébéiens furent à tel point recherchés que, pour ne parler que des +Licinius, on les vit s'allier à trois _gentes_ patriciennes, aux Fabius, +aux Cornélius, aux Manlius. [33] On put reconnaître alors que la loi avait +été un moment la seule barrière qui séparât les deux ordres. Désormais, le +sang patricien et le sang plébéien se mêlèrent. + +Dès que l'égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile +était fait, et il semblait naturel que l'égalité existât de même en +politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était +interdit, et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours. + +Il y avait pourtant une raison très-forte. Le consulat n'était pas +seulement un commandement; c'était un sacerdoce. Pour être consul, il ne +suffisait pas d'offrir des garanties d'intelligence, de courage, de +probité; il fallait surtout être capable d'accomplir les cérémonies du +culte public. Il était nécessaire que les rites fussent bien observés et +que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le +caractère sacré qui permettait de prononcer les prières et d'appeler la +protection divine sur la cité. Le plébéien n'avait rien de commun avec le +culte; la religion s'opposait donc à ce qu'il fût consul, _nefas plebeium +consulem fieri._ + +On peut se figurer la surprise et l'indignation du patriciat, quand des +plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d'être consuls. +Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour +faire comprendre cela à la plèbe; on lui dit quelle importance la religion +avait dans la cité, que c'était elle qui avait fondé la ville, elle qui +présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées +délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta +que cette religion était, suivant la règle antique (_more majorum_), le +patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et +pratiqués que par eux, et qu'enfin les dieux n'acceptaient pas le +sacrifice du plébéien. Proposer de créer des consuls plébéiens, c'était +vouloir supprimer la religion de la cité; désormais le culte serait +souillé et la cité ne serait plus en paix avec ses dieux. [34] + +Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter +les plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et +sa puissance. Dès qu'il vit que le consulat était en danger d'être obtenu +par la plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes +le plus d'importance celle qui consistait à faire la lustration des +citoyens: ainsi furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui +semblait trop difficile de résister aux voeux des plébéiens, il remplaça +le consulat par le tribunat militaire. La plèbe montra d'ailleurs une +grande patience; elle attendit soixante-quinze ans que son désir fût +réalisé. Il est visible qu'elle mettait moins d'ardeur à obtenir ces +hautes magistratures qu'elle n'en avait mis à conquérir le tribunat et un +code. + +Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie +plébéienne qui avait de l'ambition. Voici une légende de cette époque: +« Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses +deux filles, l'une à un patricien qui devint tribun militaire, l'autre à +Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un +jour chez sa soeur, lorsque les licteurs, ramenant le tribun militaire à +sa maison, frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet +usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa soeur lui +apprirent combien un mariage plébéien l'avait fait déchoir, en la plaçant +dans une maison où les dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer. +Son père devina son chagrin, la consola et lui promit qu'elle verrait un +jour chez elle ce qu'elle venait de voir dans la maison de sa soeur. Il +s'entendit avec son gendre, et tous les deux travaillèrent au même +dessein. » Cette légende nous apprend deux choses: l'une, que +l'aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les patriciens, prenait +leur ambition et aspirait à leurs dignités; l'autre, qu'il se trouvait des +patriciens pour encourager et exciter l'ambition de cette nouvelle +aristocratie, qui s'était unie à eux par les liens les plus étroits. + +Il paraît que Licinius et Sextius, qui s'était joint à lui, ne comptaient +pas que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d'être +consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle +qui avait pour objet d'établir qu'un des consuls serait forcément choisi +dans la plèbe, était précédée de deux autres, dont l'une diminuait les +dettes et l'autre accordait des terres au peuple. Il est évident que les +deux premières devaient servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur +de la troisième. Il y eut un moment où la plèbe fut trop clairvoyante: +elle prit dans les propositions de Licinius ce qui était pour elle, c'est- +à-dire la réduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de +côté le consulat. Mais Licinius répliqua que les trois lois étaient +inséparables, et qu'il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La +constitution romaine autorisait ce procédé. On pense bien que la plèbe +aima, mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la +plèbe voulût faire des lois; il fallait encore à cette époque que le Sénat +convoquât les grands comices et qu'ensuite il confirmât le décret. [35] Il +s'y refusa pendant dix ans. A la fin se place un événement que Tite-Live +laisse trop dans l'ombre; [36] il paraît que la plèbe prit les armes et +que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu +donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait à +l'avance tous les décrets que le peuple porterait cette année-là. Rien +n'empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. A partir de ce +moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne tarda +guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe de +pourpre et fut précédé des faisceaux; il rendit la justice, il fut +sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions. + +Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu'on pût les enlever aux +patriciens. Car c'était dans la vieille religion un dogme inébranlable que +le droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se +transmettait qu'avec le sang. La science des rites, comme la possession +des dieux, était héréditaire. De même qu'un culte domestique était un +patrimoine auquel nul étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité +appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient formé la cité +primitive. Assurément dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu +à l'esprit de personne qu'un plébéien pût être pontife. + +Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la +règle d'hérédité, s'était fait une religion à son usage. Elle s'était +donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu. +Le patricien n'avait eu d'abord que du mépris pour cette parodie de sa +religion. Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le +plébéien était arrivé à croire qu'il était, même au point de vue du culte +et à l'égard des dieux, l'égal du patricien. + +Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir +que le caractère sacerdotal et le droit d'adorer la divinité étaient +héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette +vieille règle de l'hérédité; elle prétendait que tout homme était apte à +prononcer la prière, et que, pourvu qu'on fût citoyen, on avait le droit +d'accomplir les cérémonies du culte de la cité; elle arrivait à cette +conséquence qu'un plébéien pouvait être pontife. + +Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la +politique, il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi +ardemment convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues: le prêtre +était un magistrat; le pontife était un juge, l'augure pouvait dissoudre +les assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s'apercevoir que sans +les sacerdoces elle n'avait réellement ni l'égalité civile ni l'égalité +politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux +ordres, comme elle avait réclamé le partage du consulat. + +Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse; car +depuis soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les +sacrifices; comme censeur, il faisait la lustration; vainqueur de +l'ennemi, il remplissait les saintes formalités du triomphe. Par les +magistratures, la plèbe s'était déjà emparée d'une partie des sacerdoces; +il n'était pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l'hérédité +religieuse était ébranlée chez les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns +d'entre eux invoquèrent en vain les vieilles règles et dirent: « Le culte +va être altéré, souillé par des mains indignes; vous vous attaquez aux +dieux mêmes; prenez garde que leur colère ne se fasse sentir à notre +ville. » Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur +la plèbe, ni même que la majorité du patriciat s'en soit émue. Les moeurs +nouvelles donnaient gain de cause au principe plébéien. Il fut donc décidé +que la moitié des pontifes et des augures seraient désormais choisis parmi +la plèbe. [37] + +Ce fut là la dernière conquête de l'ordre inférieur; il n'avait plus rien +à désirer. Le patriciat perdait jusqu'à sa supériorité religieuse. Rien ne +le distinguait plus de la plèbe; le patriciat n'était plus qu'un nom ou un +souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes +les cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique +religion héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi +des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le +plébéien avait lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la +république et sous les rois, et il l'avait vaincue. + + +NOTES + +[1] Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires, +lorsqu'ils descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92. + +[2] Nicolas de Damas, _Fragm._. Aristote, _Politique_, V, 9. Thucydide, I, +126. Diodore, IV, 5. + +[3] Aristote, _Politique_, VI, 3, 2. + +[4] Varron, _L. L._, VI, 13. + +[5] Denys, IV, 5. Platon, _Hipparque_. + +[6] Héraclide de Pont, dans les _Fragments des hist. grecs_, coll. Didot, +t. II, p. 217. + +[7] Diogène Laërce, I, 110. Cicéron, _De leg._ II, 11. Athénée, p. 602. + +[8] Euripide, _Phéniciennes_. Alexis, dans Athénée, IV, 49. + +[9] Eschine, _in Ctesiph._, 30. Démosthènes, _in Eubul_. Pollux, VIII, 19, +95, 107. + +[10] Aristote, _Politique_, III, 1, 10; VII, 2. Scholiaste d'Eschine, +édit. Didot, p. 511. + +[11] Les phratries anciennes et les [Grec: genae] ne furent pas supprimés; +ils subsistèrent, au contraire, jusqu'à la fin de l'histoire grecque; mais +ils ne firent plus que des cadres religieux sans aucune valeur en +politique. + +[12] Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Politique, VII, 2, 11. Pausanias, V, +9. + +[13] Aristote, Politique, VII, 3, 11 (VI, 3). + +[14] Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Déjà les rois précédents avaient +partagé les terres prises à l'ennemi; mais il n'est pas sûr qu'ils aient +admis la plèbe au partage. + +[15] Denys, IV, 13; IV, 43. + +[16] Denys, IV, 26. + +[17] Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n'y en +a en réalité que cinq: Cicéron, _De republ._, II, 22; Aulu-Gelle, X, 28. +Les chevaliers d'une part, de l'autre les prolétaires, étaient en dehors +des classes. -- Notons d'ailleurs que le mot _classis_ n'avait pas, dans +l'ancienne langue, un sens analogue à celui de nôtre mot classe; il +signifiait corps de troupe. Cela marque que la division établie par +Servius fut plutôt militaire que politique. + +[18] Il nous paraît incontestable que les commices par centuries n'étaient +pas autre chose que la réunion de l'armée romaine. Ce qui le prouve, c'est +1° que cette assemblée est souvent appelée _l'armée_ par les écrivains +latins; _urbanus exercitus_, Varron, VI, 93; _quum comitiorum causa +exercitus eductus esset_, Tite-Live, XXXIX, 15, _miles ad suffragia +vocatur et comitia centuriata dicuntur_, Ampélius, 48; 2° que ces comices +étaient convoqués exactement comme l'armée, quand elle entrait en +campagne, c'est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux +étendards flottant sur la citadelle, l'un rouge pour appeler l'infanterie, +l'autre vert foncé pour la cavalerie; 3° que ces comices se tenaient +toujours au champ de Mars, parce que l'armée ne pouvait pas se réunir dans +l'intérieur de la ville. (Aulu-Gelle, XV, 27); 4° que chacun s'y rendait +en armes (Dion Cassius, XXXVII); 5° que l'on y était distribué par +centuries, l'infanterie d'un côté, la cavalerie de l'autre; 6° que chaque +centurie avait à sa tête son centurion et son enseigne, [Grec: osper en +polémo], Denys, VII, 59; 7° que les sexagénaires, ne faisant pas partie de +l'armée, n'avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices; +Macrobe, I, 5; Festus, v° _Depontani_. Ajoutons que dans l'ancienne langue +le mot _classis_ signifiait corps de troupe et que le mot _centuria_ +désignait une compagnie militaire. -- Les prolétaires ne paraissaient pas +d'abord dans cette assemblée; pourtant comme il était d'usage qu'ils +formassent dans l'armée une centurie employée aux travaux, ils purent +aussi former une centurie dans ces comices. + +[19] Cassius Hémina, dans Nonius, liv. II, v° _Plevitas_. + +[20] Varron, _L. L._, VII, 105. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, l, +Festus, v° _Nexum_. + +[21] Denys, VI, 45; VI, 79. + +[22] Denys, X. Plutarque, _Quest. rom._, 84. + +[23] Tite-Live, III, 55. + +[24] C'est le sens propre du mot _sacer_: Plaute, _Bacch._, IV, 6, 13; +Catulle, XIV, 12; Festus, _v° Sacer_; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live, +l'épithète de _sacrosanctus_ ne serait pas d'abord appliquée au tribun, +mais à l'homme qui portait atteinte à la personne du tribun. + +[25] Plutarque, _Quest. Rom._, 81. + +[26] Denys, VI, 89; X, 32; X, 42. + +[27] _Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque +de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus praesentes +fuissent, ut injuria quae coram fieret arceretur._ Aulu-Gelle, XIII, 12. + +[28] Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87; VI, 90. + +[29] Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, v° _Scita plebis_. Il est +bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens étaient +inscrits dans les tribus, mais ils ne figuraient sans doute pas dans des +assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans cérémonie religieuse, +et auxquelles ils ne reconnurent longtemps aucune valeur légale. + +[30] Denys, X, I. + +[31] Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4. + +[32] Julius Obsequens, 16. + +[33] Tite-Live, V, 12; VI, 34; VI, 39. + +[34] Tite-Live, VI, 41. + +[35] Tite-Live, IV, 49. + +[36] Tite-Live, 48. + +[37] Les dignités de roi des sacrifices, de flamines, de saliens, de +vestales, auxquelles ne s'attachait aucune importance politique, furent +laissées sans danger aux mains du patriciat, qui resta toujours une caste +sacrée, mais qui ne fut plus une caste dominante. + + + + +CHAPITRE VIII. + +CHANGEMENTS DANS LE DROIT PRIVÉ; LE CODE DES DOUZE TABLES; LE CODE DE +SOLON. + + +Il n'est pas dans la nature du droit d'être absolu et immuable; il se +modifie et se transforme, comme toute oeuvre humaine. Chaque société a son +droit, qui se forme et se développe avec elle, qui change comme elle, et +qui enfin suit toujours le mouvement de ses institutions, de ses moeurs et +de ses croyances. + +Les hommes des anciens âges avaient été assujettis à une religion d'autant +plus puissante sur leur âme qu'elle était plus grossière; cette religion +leur avait fait leur droit, comme elle leur avait donné leurs institutions +politiques. Mais voici que la société s'est transformée. Le régime +patriarcal que cette religion héréditaire avait engendré, s'est dissous à +la longue dans le régime de la cité. Insensiblement la _gens_ s'est +démembrée, le cadet s'est détaché de l'aîné, le serviteur du chef; la +classe inférieure a grandi; elle s'est armée; elle a fini par vaincre +l'aristocratie et conquérir l'égalité. Ce changement dans l'état social +devait en amener un autre dans le droit. Car autant les eupatrides et les +patriciens étaient attachés à la vieille religion des familles et par +conséquent au vieux droit, autant la classe inférieure avait de haine pour +cette religion héréditaire qui avait fait longtemps son infériorité, et +pour ce droit antique qui l'avait opprimée. Non-seulement elle le +détestait, elle ne le comprenait même pas. Comme elle n'avait pas les +croyances sur lesquelles il était fondé, ce droit lui paraissait n'avoir +pas de fondement. Elle le trouvait injuste, et dès lors il devenait +impossible qu'il restât debout. + +Si l'on se place à l'époque où la plèbe a grandi et est entrée dans le +corps politique, et que l'on compare le droit de cette époque au droit +primitif, de graves changements apparaissent tout d'abord. Le premier et +le plus saillant est que le droit a été rendu public et est connu de tous. +Ce n'est plus ce chant sacré et mystérieux que l'on se disait d'âge en âge +avec un pieux respect, que les prêtres seuls écrivaient et que les hommes +des familles religieuses pouvaient seuls connaître. Le droit est sorti des +rituels et des livres des prêtres; il a perdu son religieux mystère; c'est +une langue que chacun peut lire et peut parler. + +Quelque chose de plus grave encore se manifeste dans ces codes. La nature +de la loi et son principe ne sont plus les mêmes que dans la période +précédente. Auparavant la loi était un arrêt de la religion; elle passait +pour une révélation faite par les dieux aux ancêtres, au divin fondateur, +aux rois sacrés, aux magistrats-prêtres. Dans les codes nouveaux, au +contraire, ce n'est plus au nom des dieux que le législateur parle; les +décemvirs de Rome ont reçu leur pouvoir du peuple; c'est aussi le peuple +qui a investi Solon du droit de faire des lois. Le législateur ne +représente donc plus la tradition religieuse, mais la volonté populaire. +La loi a dorénavant pour principe l'intérêt des hommes, et pour fondement +l'assentiment du plus grand nombre. + +De là deux conséquences. D'abord, la loi ne se présente plus comme une +formule immuable et indiscutable. En devenant oeuvre humaine, elle se +reconnaît sujette au changement. Les Douze Tables le disent: « Ce que les +suffrages du peuple ont ordonné en dernier lieu, c'est la loi. » [1] De +tous les textes qui nous restent de ce code, il n'en est pas un qui ait +plus d'importance que celui-là, ni qui marque mieux le caractère de la +révolution qui s'opéra alors dans le droit. La loi n'est plus une +tradition sainte, _mos_; elle est un simple texte, _lex_, et comme c'est +la volonté des hommes qui l'a faite, cette même volonté peut la changer. + +L'autre conséquence est celle-ci. La loi, qui auparavant était une partie +de la religion et était, par conséquent, le patrimoine des familles +sacrées, fut dorénavant la propriété commune de tous les citoyens. Le +plébéien put l'invoquer et agir en justice. Tout au plus le patricien de +Rome, plus tenace ou plus rusé que l'eupatride d'Athènes, essaya-t-il de +cacher à la foule les formes de la procédure; ces formes mêmes ne +tardèrent pas à être divulguées. + +Ainsi le droit changea de nature. Dès lors il ne pouvait plus contenir les +mêmes prescriptions que dans l'époque précédente. Tant que la religion +avait eu l'empire sur lui, il avait réglé les relations des hommes entre +eux d'après les principes de cette religion. Mais la classe inférieure, +qui apportait dans la cité d'autres principes, ne comprenait rien ni aux +vieilles règles du droit de propriété, ni à l'ancien droit de succession, +ni à l'autorité absolue du père, ni à la parenté d'agnation. Elle voulait +que tout cela disparût. + +A la vérité, cette transformation du droit ne put pas s'accomplir d'un +seul coup. S'il est quelquefois possible à l'homme de changer brusquement +ses institutions politiques, il ne peut changer ses lois et son droit +privé qu'avec lenteur et par degrés. C'est ce que prouve l'histoire du +droit romain comme celle du droit athénien. + +Les Douze Tables, comme nous l'avons vu plus haut, ont été écrites au +milieu d'une transformation sociale; ce sont des patriciens qui les ont +faites, mais ils les ont faites sur la demande de la plèbe et pour son +usage. Cette législation n'est donc plus le droit primitif de Rome; elle +n'est pas encore le droit prétorien; elle est une transition entre les +deux. + +Voici d'abord les points sur lesquels elle ne s'éloigne pas encore du +droit antique: + +Elle maintient la puissance du père; elle le laisse juger son fils, le +condamner à mort, le vendre. Du vivant du père, le fils n'est jamais +majeur. + +Pour ce qui est des successions, elle garde aussi les règles anciennes; +l'héritage passe aux agnats, et à défaut d'agnats aux _gentiles_. Quant +aux cognats, c'est-à-dire aux parents par les femmes, la loi ne les +connaît pas encore; ils n'héritent pas entre eux; la mère ne succède pas +au fils, ni le fils à la mère. [2] + +Elle conserve à l'émancipation et à l'adoption le caractère et les effets +que ces deux actes avaient dans le droit antique. Le fils émancipé n'a +plus part au culte de la famille, et il suit de là qu'il n'a plus droit à +la succession. + +Voici maintenant les points sur lesquels cette législation s'écarte du +droit primitif: + +Elle admet formellement que le patrimoine peut être partagé entre les +frères, puisqu'elle accorde l'_actio familiae erciscundae_. [3] + +Elle prononce que le père ne pourra pas disposer plus de trois fois de la +personne de son fils, et qu'après trois ventes le fils sera libre. [4] +C'est ici la première atteinte que le droit romain ait portée à l'autorité +paternelle. + +Un autre changement plus grave fut celui qui donna à l'homme le pouvoir de +tester. Auparavant, le fils était héritier _sien et nécessaire_; à défaut +de fils, le plus proche agnat héritait; à défaut d'agnats, les biens +retournaient à la _gens_, en souvenir du temps où la _gens_ encore +indivise était l'unique propriétaire du domaine qu'on avait partagé +depuis. Les Douze Tables laissent de côté ces principes vieillis; elles +considèrent la propriété comme appartenant non plus à la _gens_, mais à +l'individu; elles reconnaissent donc à l'homme le droit de disposer de ses +biens par testament. + +Ce n'est pas que dans le droit primitif le testament fût tout à fait +inconnu. L'homme pouvait déjà se choisir un légataire en dehors de la +_gens_, mais à la condition de faire agréer son choix par l'assemblée des +curies; en sorte qu'il n'y avait que la volonté de la cité entière qui pût +faire déroger à l'ordre que la religion avait jadis établi. Le droit +nouveau débarrasse le testament de cette règle gênante, et lui donne une +forme plus facile, celle d'une vente simulée. L'homme feindra de vendre sa +fortune à celui qu'il aura choisi pour légataire; en réalité il aura fait +un testament, et il n'aura pas eu besoin de comparaître devant l'assemblée +du peuple. + +Cette forme de testament avait le grand avantage d'être permise au +plébéien. Lui qui n'avait rien de commun avec les curies, il n'avait eu +jusqu'alors aucun moyen de tester. [5] Désormais il put user du procédé de +la vente active et disposer de ses biens. Ce qu'il y a de plus remarquable +dans cette période de l'histoire de la législation romaine, c'est que par +l'introduction de certaines formes nouvelles le droit put étendre son +action et ses bienfaits aux classes inférieures. Les anciennes règles et +les anciennes formalités n'avaient pu et ne pouvaient encore +convenablement s'appliquer qu'aux familles religieuses; mais on imaginait +de nouvelles règles et de nouveaux procédés qui fussent applicables aux +plébéiens. + +C'est pour la même raison et en conséquence du même besoin que des +innovations se sont introduites dans la partie du droit qui se rapportait +au mariage. Il est clair que les familles plébéiennes ne pratiquaient pas +le mariage sacré, et l'on peut croire que pour elles l'union conjugale +reposait uniquement sur la convention mutuelle des parties (_mutuus +consensus_) et sur l'affection qu'elles s'étaient promise (_affectio +maritalis_). Nulle formalité civile ni religieuse n'était accomplie. Ce +mariage plébéien finit par prévaloir, à la longue, dans les moeurs et dans +le droit; mais à l'origine, les lois de la cité patricienne ne lui +reconnaissaient aucune valeur. Or cela avait de graves conséquences; comme +la puissance maritale et paternelle ne découlait, aux yeux du patricien, +que de la cérémonie religieuse qui avait initié la femme au culte de +l'époux, il résultait que le plébéien n'avait pas cette puissance. La loi +ne lui reconnaissait pas de famille, et le droit privé n'existait pas pour +lui. C'était une situation qui ne pouvait plus durer. On imagina donc une +formalité qui fût à l'usage du plébéien et qui, pour les relations +civiles, produisît les mêmes effets que le mariage sacré. On eut recours, +comme pour le testament, à une vente fictive. La femme fut achetée par le +mari (_coemptio_); dès lors elle fut reconnue en droit comme faisant +partie de sa propriété (_familia_) elle fut _dans sa main_; et eut rang de +fille à son égard, absolument comme si la formalité religieuse avait été +accomplie. [6] + +Nous ne saurions affirmer que ce procédé ne fût pas plus ancien que les +Douze Tables. Il est du moins certain, que la législation nouvelle le +reconnut comme légitime. Elle donnait ainsi au plébéien un droit privé, +qui était analogue pour les effets au droit du patricien, quoiqu'il en +différât beaucoup pour les principes. + +A la _coemptio_ correspond l'_usus_; ce sont deux formes d'un même acte. +Tout objet peut être acquis indifféremment de deux manières, par achat ou +par _usage_; il en est de même de la propriété fictive de la femme. +L'_usage_ ici, c'est la cohabitation d'une année; elle établit entre les +époux les mêmes liens de droit que l'achat et que la cérémonie religieuse. +Il n'est sans doute pas besoin d'ajouter qu'il fallait que la cohabitation +eût été précédée du mariage, au moins du mariage plébéien, qui +s'effectuait par consentement et affection des parties. Ni la _coemptio_ +ni l'_usus_ ne créaient l'union morale entre les époux; ils ne venaient +qu'après le mariage et n'établissaient qu'un lien de droit. Ce n'étaient +pas, comme on l'a trop souvent répété, des modes de mariage; c'étaient +seulement des moyens d'acquérir la puissance maritale et paternelle. [7] + +Mais la puissance maritale des temps antiques avait des conséquences qui, +à l'époque de l'histoire où nous sommes arrivés, commençaient à paraître +excessives. Nous avons vu que la femme était soumise sans réserve au mari, +et que le droit de celui-ci allait jusqu'à pouvoir l'aliéner et la vendre. +[8] A un autre point de vue, la puissance maritale produisait encore des +effets que le bon sens du plébéien avait peine à comprendre; ainsi la +femme placée _dans la main_ de son mari était séparée d'une manière +absolue de sa famille paternelle, n'en héritait pas, et ne conservait avec +elle aucun lien ni aucune parenté aux yeux de la loi. Cela était bon dans +le droit primitif, quand la religion défendait que la même personne fît +partie de deux _gentes_, sacrifiât à deux foyers, et fût héritière dans +deux maisons. Mais la puissance maritale n'était plus conçue avec cette +rigueur et l'on pouvait avoir plusieurs motifs excellents pour vouloir +échapper à ces dures conséquences. Aussi la loi des Douze Tables, tout en +établissant que la cohabitation d'une année mettrait la femme en +puissance, fut-elle forcée de laisser aux époux la liberté de ne pas +contracter un lien si rigoureux. Que la femme interrompe chaque année la +cohabitation, ne fût-ce que par une absence de trois nuits, c'est assez +pour que la puissance maritale ne s'établisse pas. Dès lors la femme +conserve avec sa propre famille un lien de droit, et elle peut en hériter. + +Sans qu'il soit nécessaire d'entrer dans de plus longs détails, on voit +que le code des Douze Tables s'écarte déjà beaucoup du droit primitif. La +législation romaine se transforme comme le gouvernement et l'état social. +Peu à peu et presque à chaque génération il se produira quelque changement +nouveau. A mesure que les classes inférieures feront un progrès dans +l'ordre politique, une modification nouvelle sera introduite dans les +règles du droit. C'est d'abord le mariage qui va être permis entre +patriciens et plébéiens. C'est ensuite la loi Papiria qui défendra au +débiteur d'engager sa personne au créancier. C'est la procédure qui va se +simplifier, au grand profit des plébéiens, par l'abolition des _actions de +la loi_. Enfin le préteur, continuant à marcher dans la voie que les Douze +Tables ont ouverte, tracera à côté du droit ancien un droit absolument +nouveau, que la religion n'aura pas dicté et qui se rapprochera de plus en +plus du droit de la nature. + +Une révolution analogue apparaît dans le droit athénien. On sait que deux +codes de lois ont été rédigés à Athènes, à la distance de trente années, +le premier par Dracon, le second par Solon. Celui de Dracon a été écrit au +plus fort de la lutte entre les deux classes, et lorsque les eupatrides +n'étaient pas encore vaincus. Solon a rédigé le sien au moment même où la +classe inférieure l'emportait. Aussi les différences sont-elles grandes +entre les deux codes. + +Dracon était un eupatride; il avait tous les sentiments de sa caste et +« était instruit dans le droit religieux ». Il ne paraît pas avoir fait +autre chose que de mettre en écrit les vieilles coutumes, sans y rien +changer. Sa première loi est celle-ci: « On devra honorer les dieux et les +héros du pays et leur offrir des sacrifices annuels, sans s'écarter des +rites suivis par les ancêtres. » On a conservé le souvenir de ses lois sur +le meurtre; elles prescrivent que le coupable soit écarté du temple, et +lui défendent de toucher à l'eau lustrale et aux vases des cérémonies. [9] + +Ses lois parurent cruelles aux générations suivantes. Elles étaient, en +effet, dictées par une religion implacable, qui voyait dans toute faute +une offense à la divinité, et dans toute offense à la divinité un crime +irrémissible. Le vol était puni de mort, parce que le vol était un +attentat à la religion de la propriété. + +Un curieux article qui nous a été conservé de cette législation [10] +montre dans quel esprit elle fut faite. Elle n'accordait le droit de +poursuivre un crime en justice qu'aux parents du mort et aux membres de sa +_gens_. Nous voyons là combien la _gens_ était encore puissante à cette +époque, puisqu'elle ne permettait pas à la cité d'intervenir d'office dans +ses affaires, fût-ce pour la venger. L'homme appartenait encore à la +famille plus qu'à la cité. + +Dans tout ce qui nous est parvenu de cette législation, nous voyons quelle +ne faisait que reproduire le droit ancien. Elle avait la dureté et la +raideur de la vieille loi non écrite. On peut croire qu'elle établissait +une démarcation bien profonde entre les classes; car la classe inférieure +l'a toujours détestée, et au bout de trente ans elle réclamait une +législation nouvelle. + +Le code de Solon est tout différent; on voit qu'il correspond à une grande +révolution sociale. La première chose qu'on y remarque, c'est que les lois +sont les mêmes pour tous. Elles n'établissent pas de distinction entre +l'eupatride, le simple homme libre, et le thète. Ces mots ne se trouvent +même dans aucun des articles qui nous ont été conservés. Solon se vante +dans ses vers d'avoir écrit les mêmes lois pour les grands et pour les +petits. + +Comme les Douze Tables, le code de Solon s'écarte en beaucoup de points du +droit antique; sur d'autres points il lui reste fidèle. Ce n'est pas à +dire que les décemvirs romains aient copié les lois d'Athènes; mais les +deux législations, oeuvres de la même époque, conséquences de la même +révolution sociale, n'ont pas pu ne pas se ressembler. Encore cette +ressemblance n'est-elle guère que dans l'esprit des deux législations; la +comparaison de leurs articles présente des différences nombreuses. Il y a +des points sur lesquels le code de Solon reste plus près du droit primitif +que les Douze Tables, comme il y en a sur lesquels il s'en éloigne +davantage. + +Le droit très-antique avait prescrit que le fils aîné fût seul héritier. +La loi de Solon s'en écarte et dît en termes formels: « Les frères se +partageront le patrimoine. » Mais le législateur ne s'éloigne pas encore +du droit primitif jusqu'à donner à la soeur une part dans la succession: +« Le partage, dit-il, se fera entre les fils. » [11] + +Il y a plus: si un père ne laisse qu'une fille, cette fille unique ne peut +pas être héritière; c'est toujours le plus proche agnat qui a la +succession. En cela Solon se conforme à l'ancien droit; du moins il +réussit à donner à la fille la jouissance du patrimoine, en forçant +l'héritier à l'épouser. [12] + +La parenté par les femmes était inconnue dans le vieux droit; Solon +l'admet dans le droit nouveau, mais en la plaçant au-dessous de la parenté +par les mâles. Voici sa loi: [13] « Si un père ne laisse qu'une fille, le +plus proche agnat hérite en épousant la fille. S'il ne laisse pas +d'enfant, son frère hérite, non pas sa soeur; son frère germain ou +consanguin, non pas son frère utérin. A défaut de frères ou de fils de +frères, la succession passe à la soeur. S'il n'y a ni frères, ni soeurs, +ni neveux, les cousins et petits-cousins de la branche paternelle +héritent. Si l'on ne trouve pas de cousins dans la branche paternelle +(c'est-à-dire parmi les agnats), la succession est déférée aux collatéraux +de la branche maternelle (c'est-à-dire aux cognats). » Ainsi les femmes +commencent à avoir des droits à la succession, mais inférieurs à ceux des +hommes; la loi énonce formellement ce principe: « Les mâles et les +descendants par les mâles excluent les femmes et les descendante des +femmes. » Du moins cette sorte de parenté est reconnue et se fait sa place +dans les lois, preuve certaine que le droit naturel commence à parler +presque aussi haut que la vieille religion. + +Solon introduisit encore dans la législation athénienne quelque chose de +très-nouveau, le testament. Avant lui les biens passaient nécessairement +au plus proche agnat, ou à défaut d'agnats aux _gennètes_ (_gentiles_); +cela venait de ce que les biens n'étaient pas considérés comme appartenant +à l'individu, mais à la famille. Mais au temps de Solon on commençait à +concevoir autrement le droit de propriété; la dissolution de l'ancien +[Grec: genos] avait fait de chaque domaine le bien propre d'un individu. +Le législateur permit donc à l'homme de disposer de sa fortune et de +choisir son légataire. Toutefois en supprimant le droit que le [Grec: +genos] avait eu sur les biens de chacun de ses membres, il ne supprima pas +le droit de la famille naturelle; le fils resta héritier nécessaire; si le +mourant ne laissait qu'une fille, il ne pouvait choisir son héritier qu'à +la condition que cet héritier épouserait la fille; sans enfants, l'homme +était libre de tester à sa fantaisie. [14] Cette dernière règle était +absolument nouvelle dans le droit athénien, et nous pouvons voir par elle +combien on se faisait alors de nouvelles idées sur la famille. + +La religion primitive avait donné au père une autorité souveraine dans la +maison. Le droit antique d'Athènes allait jusqu'à lui permettre de vendre +ou de mettre à mort son fils. [15] Solon, se conformant aux moeurs +nouvelles, posa des limites à cette puissance; [16] on sait avec certitude +qu'il défendit au père de vendre sa fille, et il est vraisemblable que la +même défense protégeait le fils. L'autorité paternelle allait +s'affaiblissant, à mesure que l'antique religion perdait son empire: ce +qui avait lieu plus tôt à Athènes qu'à Rome. Aussi le droit athénien ne se +contenta-t-il pas de dire comme les Douze Tables: « Après triple vente le +fils sera libre. » Il permit au fils arrivé à un certain âge d'échapper au +pouvoir paternel. Les moeurs, sinon les lois, arrivèrent insensiblement à +établir la majorité du fils, du vivant même du père. Nous connaissons une +loi d'Athènes qui enjoint au fils de nourrir son père devenu vieux ou +infirme; une telle loi indique nécessairement que le fils peut posséder, +et par conséquent qu'il est affranchi de la puissance paternelle. Cette +loi n'existait pas à Rome, parce que le fils ne possédait jamais rien et +restait toujours en puissance. + +Pour la femme, la loi de Solon se conformait encore au droit antique, +quand elle lui défendait de faire un testament, parce que la femme n'était +jamais réellement propriétaire et ne pouvait avoir qu'un usufruit. Mais +elle s'écartait de ce droit antique quand elle permettait à la femme de +reprendre sa dot. [17] + +Il y avait encore d'autres nouveautés dans ce code. A l'opposé de Dracon, +qui n'avait accordé le droit de poursuivre un crime en justice qu'à la +famille de la victime, Solon l'accorda à tout citoyen. [18] Encore une +règle du vieux droit patriarcal qui disparaissait. + +Ainsi à Athènes, comme à Rome, le droit commençait à se transformer. Pour +un nouvel état social il naissait un droit nouveau. Les croyances, les +moeurs, les institutions s'étant modifiées, les lois qui auparavant +avaient paru justes et bonnes, cessaient de le paraître, et peu à peu +elles étaient effacées. + + +NOTES + +[1] Tite-Live, VII, 17; IX, 33, 34. + +[2] Gaius, III, 17; III, 24. Ulpien, XVI, 4. Cicéron, _De invent._, II, +50. + +[3] Gaius, III, 19. + +[4] _Digeste_, liv. X, tit. 2, 1. + +[5] Il y avait bien le testament _in procinctu_; mais nous ne sommes pas +bien renseignés sur cette sorte de testament; peut-être était-il au +testament _calatis comitiis_ ce que l'assemblée par centuries était à +l'assemblée par curies. + +[6] Gaius, I, 114. + +[7] Gaius, I, 111: _quae anno continuo_ NUPTA _perseverabat_. La +_coemptio_ était si peu un mode de mariage que la femme pouvait la +contracter avec un autre que son mari, par exemple, avec un tuteur. + +[8] Gaius, I, 117, 118. Que cette mancipation ne fut que fictive au temps +de Gaius, c'est ce qui est hors de doute; mais elle put être réelle à +l'origine. Il n'en était pas d'ailleurs du mariage par simple _consensus_ +comme du mariage sacré, qui établissait entre les époux un lien +indissoluble. + +[9] Aulu-Gelle, XI, 18. Démosthènes, _in Lept._, 158. Porphyre, _De +abstinentia_, IX. + +[10] Démosthènes, _in Everg._, 71; _in Macart._, 57. + +[11] Isée, VI, 25. + +[12] Isée, III, 42. + +[13] Isée, VII, 19; XI, 1, 11. + +[14] Isée, III, 41, 68, 73; VI, 9; X, 9, 13. Plutarque, _Solon_, 21. + +[15] Plutarque, _Solon_, 13. + +[16] Plutarque, _Solon_, 23. + +[17] Isée, VII, 24, 25. Dion Chrysostome, [Grec: peri apistias]. +Harpocration, [Grec: pera medimnon]. Démosthènes, _in Evergum; in Boeotum +de dote; in Neoeram_, 51, 52. + +[18] Plutarque, _Solon_, 18. + + + + +CHAPITRE IX. + +NOUVEAU PRINCIPE DE GOUVERNEMENT; L'INTÉRÊT PUBLIC ET LE SUFFRAGE. + + +La révolution qui renversa la domination de la classe sacerdotale et éleva +la classe inférieure au niveau des anciens chefs des _gentes_, marqua le +commencement d'une période nouvelle dans l'histoire des cités. Une sorte +de renouvellement social s'accomplit. Ce n'était pas seulement une classe +d'hommes qui remplaçait une autre classe au pouvoir. C'étaient les vieux +principes qui étaient mis de côté, et des règles nouvelles qui allaient +gouverner les sociétés humaines. + +Il est vrai que la cité conserva les formes extérieures qu'elle avait eues +dans l'époque précédente. Le régime républicain subsista; les magistrats +gardèrent presque partout leurs anciens noms; Athènes eut encore ses +archontes et Rome ses consuls. Rien ne fut changé non plus aux cérémonies +de la religion publique; les repas du prytanée, les sacrifices au +commencement de l'assemblée, les auspices et les prières, tout cela fut +conservé. Il est assez ordinaire à l'homme, lorsqu'il rejette de vieilles +institutions, de vouloir en garder au moins les dehors. + +Au fond, tout était changé. Ni les institutions, ni le droit, ni les +croyances, ni les moeurs ne furent dans cette nouvelle période ce qu'ils +avaient été dans la précédente. L'ancien régime disparut, entraînant avec +lui les règles rigoureuses qu'il avait établies en toutes choses; un +régime nouveau fut fondé, et la vie humaine changea de face. + +La religion avait été pendant de longs siècles l'unique principe de +gouvernement. Il fallait trouver un autre principe qui fût capable de la +remplacer et qui pût, comme elle, régir les sociétés en les mettant autant +que possible à l'abri des fluctuations et des conflits. Le principe sur +lequel le gouvernement des cités se fonda désormais, fut l'intérêt public. + +Il faut observer ce dogme nouveau qui fit alors son apparition dans +l'esprit des hommes et dans l'histoire. Auparavant, la règle supérieure +d'où dérivait l'ordre social, n'était pas l'intérêt, c'était la religion. +Le devoir d'accomplir les rites du culte avait été le lien social. De +cette nécessité religieuse avait découlé, pour les uns le droit de +commander, pour les autres l'obligation d'obéir; de là étaient venues les +règles de la justice et de la procédure, celles des délibérations +publiques, celles de la guerre. Les cités ne s'étaient pas demandé si les +institutions qu'elles se donnaient, étaient utiles; ces institutions +s'étaient fondées, parce que la religion l'avait ainsi voulu. L'intérêt ni +la convenance n'avaient contribué à les établir; et si la classe +sacerdotale avait combattu pour les défendre, ce n'était pas au nom de +l'intérêt public, mais au nom de la tradition religieuse. + +Mais dans la période où nous entrons maintenant, la tradition n'a plus +d'empire et la religion ne gouverne plus. Le principe régulateur duquel +toutes les institutions doivent tirer désormais leur force, le seul qui +soit au-dessus des volontés individuelles et qui puisse les obliger à se +soumettre, c'est l'intérêt public. Ce que les Latins appellent _res +publica_, les Grecs [Grec: to choinon], voilà ce qui remplace la vieille +religion. C'est là ce qui décide désormais des institutions et des lois, +et c'est à cela que se rapportent tous les actes importants des cités. +Dans les délibérations des sénats ou des assemblées populaires, que l'on +discute sur une loi ou sur une forme de gouvernement, sur un point de +droit privé ou sur une institution politique, on ne se demande plus ce que +la religion prescrit, mais ce que réclame l'intérêt général. + +On attribue à Solon une parole qui caractérise assez bien le régime +nouveau. Quelqu'un lui demandait s'il croyait avoir donné à sa patrie la +constitution la meilleure: « Non pas, répondit-il; mais celle qui lui +convient le mieux. » Or, c'était quelque chose de très-nouveau que de ne +plus demander aux formes de gouvernement et aux lois qu'un mérite relatif. +Les anciennes constitutions, fondées sur les règles du culte, s'étaient +proclamées infaillibles et immuables; elles avaient eu la rigueur et +l'inflexibilité de la religion. Solon indiquait par cette parole qu'à +l'avenir les constitutions politiques devraient se conformer aux besoins, +aux moeurs, aux intérêts des hommes de chaque époque. Il ne s'agissait +plus de vérité absolue; les règles du gouvernement devaient être désormais +flexibles et variables. On dit que Solon souhaitait, et tout au plus, que +ses lois fussent observées pendant cent ans. + +Les prescriptions de l'intérêt public ne sont pas aussi absolues, aussi +claires, aussi manifestes que le sont celles d'une religion. On peut +toujours les discuter; elles ne s'aperçoivent pas tout d'abord. Le mode +qui parut le plus simple et le plus sûr pour savoir ce que l'intérêt +public réclamait, ce fut d'assembler les hommes et de les consulter. Ce +procédé fut jugé nécessaire et fut presque journellement employé. Dans +l'époque précédente, les auspices avaient fait à peu près tous les frais +des délibérations; l'opinion du prêtre, du roi, du magistrat sacré était +toute-puissante; on votait peu, et plutôt pour accomplir une formalité que +pour faire connaître l'opinion de chacun. Désormais on vota sur toutes +choses; il fallut avoir l'avis de tous, pour être sûr de connaître +l'intérêt de tous. Le suffrage devint le grand moyen de gouvernement. Il +fut la source des institutions, la règle du droit; il décida de l'utile et +même du juste. Il fut au-dessus des magistrats, au-dessus même des lois; +il fut le souverain dans la cité. + +Le gouvernement changea aussi de nature. Sa fonction essentielle ne fut +plus l'accomplissement régulier des cérémonies religieuses; il fut surtout +constitué pour maintenir l'ordre et la paix au dedans, la dignité et la +puissance au dehors. Ce qui avait été autrefois au second plan, passa au +premier. La politique prit le pas sur la religion, et le gouvernement des +hommes devint chose humaine. En conséquence il arriva, ou bien que des +magistratures nouvelles furent créées, ou tout au moins que les anciennes +prirent un caractère nouveau. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple +d'Athènes et par celui de Rome. + +A Athènes, pendant la domination de l'aristocratie, les archontes avaient +été surtout des prêtres; le soin de juger, d'administrer, de faire la +guerre, se réduisait à peu de chose, et pouvait sans inconvénient être +joint au sacerdoce. Lorsque la cité athénienne repoussa les vieux procédés +religieux du gouvernement, elle ne supprima pas l'archontat; car on avait +une répugnance extrême à supprimer ce qui était antique. Mais à côté des +archontes elle établit d'autres magistrats, qui par la nature de leurs +fonctions répondaient mieux aux besoins de l'époque. Ce furent les +_stratéges_. Le mot signifie chef de l'armée; mais leur autorité n'était +pas purement militaire; ils avaient le soin des relations avec les autres +cités, l'administration des finances, et tout ce qui concernait la police +de la ville. On peut dire que les archontes avaient dans leurs mains la +religion et tout ce qui s'y rapportait, et que les stratéges avaient le +pouvoir politique. Les archontes conservaient l'autorité, telle que les +vieux âges l'avaient conçue; les stratéges avaient celle que les nouveaux +besoins avaient fait établir. Peu à peu on arriva à ce point que les +archontes n'eurent plus que l'apparence du pouvoir et que les stratéges en +eurent toute la réalité. Ces nouveaux magistrats n'étaient plus des +prêtres; à peine faisaient-ils les cérémonies tout à fait indispensables +en temps de guerre. Le gouvernement tendait de plus en plus à se séparer +de la religion. Ces stratéges purent être choisis en dehors de la classe +des eupatrides. Dans l'épreuve qu'on leur faisait subir avant de les +nommer ([Grec: dochimasia]), on ne leur demanda pas, comme on demandait à +l'archonte, s'ils avaient un culte domestique et s'ils étaient d'une +famille pure; il suffit qu'ils eussent rempli toujours leurs devoirs de +citoyens et qu'ils eussent une propriété dans l'Attique. [1] Les archontes +étaient désignés par le sort, c'est-à-dire par la voix des dieux; il en +fut autrement des stratéges. Comme le gouvernement devenait plus difficile +et plus compliqué, que la piété n'était plus la qualité principale, et +qu'il fallait l'habileté, la prudence, le courage, l'art de commander, on +ne croyait plus que la voix du sort fût suffisante pour faire un bon +magistrat. La cité ne voulait plus être liée par la prétendue volonté des +dieux, et elle tenait à avoir le libre choix de ses chefs. Que l'archonte, +qui était un prêtre, fût désigné par les dieux, cela était naturel; mais +le stratége, qui avait dans ses mains les intérêts matériels de la cité, +devait être élu par les hommes. + +Si l'on observe de près les institutions de Rome, on reconnaît que des +changements du même genre s'y opérèrent. D'une part, les tribuns de la +plèbe augmentèrent à tel point leur importance que la direction de la +république, au moins en ce qui concernait les affaires intérieures, finit +par leur appartenir. Or, ces tribuns, qui n'avaient pas le caractère +sacerdotal, ressemblent assez aux stratéges. D'autre part, le consulat +lui-même ne put subsister qu'en changeant de nature. Ce qu'il y avait de +sacerdotal en lui s'effaça peu à peu. Il est bien vrai que le respect des +Romains pour les traditions et les formes du passé exigea que le consul +continuât à accomplir les cérémonies religieuses instituées par les +ancêtres. Mais on comprend bien que le jour où les plébéiens furent +consuls, ces cérémonies n'étaient plus que de vaines formalités. Le +consulat fut de moins en moins un sacerdoce et de plus en plus un +commandement. Cette transformation fut lente, insensible, inaperçue; elle +n'en fut pas moins complète. Le consulat n'était certainement plus au +temps des Scipion ce qu'il avait été au temps de Publicola. Le tribunat +militaire, que le Sénat institua en 443, et sur lequel les anciens nous +donnent trop peu de renseignements, fut peut-être la transition entre le +consulat de la première époque et celui de la seconde. + +On peut remarquer aussi qu'il se fit un changement dans la manière de +nommer les consuls. En effet dans les premiers siècles, le vote des +centuries dans l'élection du magistrat n'était, nous l'avons vu, qu'une +pure formalité. Dans le vrai, le consul de chaque année était _créé_ par +le consul de l'année précédente, qui lui transmettait les auspices, après +avoir pris l'assentiment des dieux. Les centuries ne votaient que sur les +deux ou trois candidats que présentait le consul en charge; il n'y avait +pas de débat. Le peuple pouvait détester un candidat; il n'en était pas +moins forcé de voter pour lui. A l'époque où nous sommes maintenant, +l'élection est tout autre, quoique les formes en soient encore les mêmes. +Il y a bien encore, comme par le passé, une cérémonie religieuse et un +vote; mais c'est la cérémonie religieuse qui est pour la forme, et c'est +le vote qui est la réalité. Le candidat doit encore se faire présenter par +le consul qui préside; mais le consul est contraint, sinon par la loi, du +moins par l'usage, d'accepter tous les candidats et de déclarer que les +auspices leur sont également favorables à tous. Ainsi les centuries +nomment qui elles veulent. L'élection n'appartient plus aux dieux, elle +est dans les mains du peuple. Les dieux et les auspices ne sont plus +consultés qu'à la condition d'être impartiaux entre tous les candidats. Ce +sont les hommes qui choisissent. + + +NOTES + +[1] Dinarque, I, 171 (coll. Didot). + + + + +CHAPITRE X. + +UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAYE DE SE CONSTITUER; ÉTABLISSEMENT +DE LA DÉMOCRATIE; QUATRIÈME RÉVOLUTION. + + +Le régime qui succéda à la domination de l'aristocratie religieuse ne fut +pas tout d'abord la démocratie. Nous avons vu, par l'exemple d'Athènes et +de Rome, que la révolution qui s'était accomplie, n'avait pas été l'oeuvre +des plus basses classes. Il y eut, à la vérité, quelques villes où ces +classes s'insurgèrent d'abord; mais elles ne purent fonder rien de +durable; les longs désordres où tombèrent Syracuse, Milet, Samos, en sont +la preuve. Le régime nouveau ne s'établit avec quelque solidité que là où +il se trouva tout de suite une classe supérieure pour prendre en mains, +pour quelque temps, le pouvoir et l'autorité morale qui échappaient aux +eupatrides ou aux patriciens. + +Quelle pouvait être cette aristocratie nouvelle? La religion héréditaire +étant écartée, il n'y avait plus d'autre élément de distinction sociale +que la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer des rangs, les +esprits n'admettant pas tout de suite que l'égalité dût être absolue. + +Ainsi, Solon ne crut pouvoir faire oublier l'ancienne distinction fondée +sur la religion héréditaire, qu'en établissant une division nouvelle qui +fut fondée sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et +leur donna des droits inégaux; il fallut être riche pour parvenir aux +hautes magistratures; il fallut être au moins d'une des deux classes +moyennes pour avoir accès au Sénat et aux tribunaux. [1] + +Il en fut de même à Rome. Nous avons déjà vu que Servius ne détruisit la +puissance du patriciat qu'en fondant une aristocratie rivale. Il créa +douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plébéiens; ce +fut l'origine de l'ordre équestre, qui fut dorénavant l'ordre riche de +Rome. Les plébéiens qui n'avaient pas le cens fixé pour être chevalier, +furent répartis en cinq classes, suivant le chiffre de leur fortune. Les +prolétaires furent en dehors de toute classe. Ils n'avaient pas de droits +politiques; s'ils figuraient dans les comices par centuries, il est sûr du +moins qu'ils n'y votaient pas. [2] La constitution républicaine conserva +ces distinctions établies par un roi, et la plèbe ne se montra pas d'abord +très-désireuse de mettre l'égalité entre ses membres. + +Ce qui se voit si clairement à Athènes et à Rome, se retrouve dans presque +toutes les autres cités. A Cumes, par exemple, les droits politiques ne +furent donnés d'abord qu'à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une +sorte d'ordre équestre; plus tard, ceux qui venaient après eux par le +chiffre de la fortune, obtinrent les mêmes droits, et cette dernière +mesure n'éleva qu'à mille le nombre des citoyens. A Rhégium, le +gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cité. A +Thurii, il fallait un cens très-élève pour faire partie du corps +politique. Nous voyons clairement dans les poésies de Théognis qu'à +Mégare, après la chute des nobles, ce fut la richesse qui régna. A Thèbes, +pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait être ni artisan ni +marchand. [3] + +Ainsi les droits politiques qui, dans l'époque précédente, étaient +inhérents à la naissance, furent, pendant quelque temps, inhérents à la +fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cités, +non pas par l'effet d'un calcul, mais par la nature même de l'esprit +humain, qui, en sortant d'un régime de profonde inégalité, n'arrivait pas +tout de suite à l'égalité complète. + +Il est à remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa supériorité +uniquement sur sa richesse. Partout elle eut à coeur d'être la classe +militaire. Elle se chargea de défendre les cités en même temps que de les +gouverner. Elle se réserva les meilleures armes et la plus forte part de +périls dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu'elle +remplaçait. Dans toutes les cités, les plus riches formèrent la cavalerie, +la classe aisée composa le corps des hoplites ou des légionnaires. Les +pauvres furent exclus de l'armée; tout au plus les employa-t-on comme +vélites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte. [4] +L'organisation de l'armée répondait ainsi avec une exactitude parfaite à +l'organisation politique de la cité. Les dangers étaient proportionnés aux +privilèges, et la force matérielle se trouvait dans les mêmes mains que la +richesse. [5] + +Il y eut ainsi dans presque toutes les cités dont l'histoire nous est +connue, une période pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la +classe aisée fut en possession du gouvernement. Ce régime politique eut +ses mérites, comme tout régime peut avoir les siens, quand il est conforme +aux moeurs de l'époque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La +noblesse sacerdotale de l'époque précédente avait assurément rendu de +grands services; car c'était elle qui, pour la première fois, avait établi +des lois et fondé des gouvernements réguliers. Elle avait fait vivre avec +calme et dignité, pendant plusieurs siècles, les sociétés humaines. +L'aristocratie de richesse eut un autre mérite: elle imprima à la société +et à l'intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes +ses formes, elle l'honora et le stimula. Ce nouveau régime donnait le plus +de valeur politique à l'homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus +habile; il était donc favorable au développement de l'industrie et du +commerce; il l'était aussi au progrès intellectuel; car l'acquisition de +cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d'ordinaire, suivant le +mérite de chacun, faisait de l'instruction le premier besoin et de +l'intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n'y a +donc pas à être surpris que sous ce régime la Grèce et Rome aient élargi +les limites de leur culture intellectuelle et poussé plus avant leur +civilisation. + +La classe riche ne garda pas l'empire aussi longtemps que l'ancienne +noblesse héréditaire l'avait gardé. Ses titres à la domination n'étaient +pas de même valeur. Elle n'avait pas ce caractère sacré dont l'ancien +eupatride était revêtu; elle ne régnait pas en vertu des croyances et par +la volonté des dieux. Elle n'avait rien en elle qui eût prise sur la +conscience et qui forçât l'homme à se soumettre. L'homme ne s'incline +guère que devant ce qu'il croit être le droit ou ce que ses opinions lui +montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps +devant la supériorité religieuse de l'eupatride qui disait la prière et +possédait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la +richesse, le sentiment le plus ordinaire n'est pas le respect, c'est +l'envie. L'inégalité politique qui résultait de la différence des +fortunes, parut bientôt une iniquité, et les hommes travaillèrent à la +faire disparaître. + +D'ailleurs, la série des révolutions, une fois commencée, ne devait pas +s'arrêter. Les vieux principes étaient renversés, et l'on n'avait plus de +traditions ni de règles fixes. Il y avait un sentiment général de +l'instabilité des choses, qui faisait qu'aucune constitution n'était plus +capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc +attaquée comme l'avait été l'ancienne; les pauvres voulurent être citoyens +et firent effort pour entrer à leur tour dans le corps politique. + +Il est impossible d'entrer dans le détail de cette nouvelle lutte. +L'histoire des cités, à mesure qu'elle s'éloigne de l'origine, se +diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la même série de +révolutions; mais ces révolutions s'y présentent sous des formes très- +variées. On peut du moins faire cette remarque que, dans les villes où le +principal élément de la richesse était la possession du sol, la classe +riche fut plus longtemps respectée et plus longtemps maîtresse; et qu'au +contraire dans les cités, comme Athènes, où il y avait peu de fortunes +territoriales et où l'on s'enrichissait surtout par l'industrie et le +commerce, l'instabilité des fortunes éveilla plus tôt les convoitises ou +les espérances des classes inférieures, et l'aristocratie fut plus tôt +attaquée. + +Les riches de Rome résistèrent beaucoup mieux que ceux de la Grèce; cela +tient à des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l'histoire +grecque, on remarque avec quelque surprise combien l'aristocratie nouvelle +se défendit faiblement. Il est vrai qu'elle ne pouvait pas, comme les +eupatrides, opposer à ses adversaires le grand et puissant argument de la +tradition et de la piété. Elle ne pouvait pas appeler à son secours les +ancêtres et les dieux. Elle n'avait pas de point d'appui dans ses propres +croyances; elle n'avait pas foi dans la légitimité de ses privilèges. + +Elle avait bien la force des armes; mais cette supériorité même finit par +lui manquer. Les constitutions que les États se donnent, dureraient sans +doute plus longtemps si chaque État pouvait demeurer dans l'isolement, ou +si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre dérange les +rouages des constitutions et hâte les changements. Or, entre ces cités de +la Grèce et de l'Italie l'état de guerre était presque perpétuel. C'était +sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement, +puisque c'était elle qui occupait le premier rang dans les batailles. +Souvent, au retour d'une campagne, elle rentrait dans la ville, décimée et +affaiblie, hors d'état par conséquent de tenir tête au parti populaire. A +Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de +ses membres dans une guerre contre les Japyges, la démocratie s'établit +aussitôt dans la cité. Le même fait s'était produit à Argos, une trentaine +d'années auparavant: à la suite d'une guerre malheureuse contre les +Spartiates, le nombre des vrais citoyens était devenu si faible, qu'il +avait fallu donner le droit de cité à une foule de _périèques_. [6] C'est +pour n'avoir pas à tomber dans cette extrémité que Sparte était si +ménagère du sang des vrais Spartiates. Quant à Rome, ses guerres +continuelles expliquent en grande partie ses révolutions. La guerre a +détruit d'abord son patriciat; des trois cents familles que cette caste +comptait sous les rois, il en restait à peine un tiers après la conquête +du Samnium. La guerre a moissonné ensuite la plèbe primitive, cette plèbe +riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les +légions. + +Un des effets de la guerre était que les cités étaient presque toujours +réduites à donner des armes aux classes inférieures. C'est pour cela qu'à +Athènes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d'une marine et les +combats sur mer ont donné à la classe pauvre l'importance que les +constitutions lui refusaient. Les thètes, élevés au rang de rameurs, de +matelots et même de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se +sont sentis nécessaires et sont devenus hardis. Telle fut l'origine de la +démocratie athénienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans +Thucydide sa lenteur et sa répugnance à entrer en campagne. Elle s'est +laissée entraîner malgré elle dans la guerre du Péloponèse; mais combien +elle a fait d'efforts pour s'en retirer! C'est que Sparte était forcée +d'armer ses [Grec: upomeiodes], ses néodamodes, ses mothaces, ses +laconiens et même ses hilotes; elle savait bien que toute guerre, en +donnant des armes à ces classes qu'elle opprimait, la mettait en danger de +révolution et qu'il lui faudrait, au retour de l'armée, ou subir la loi de +ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les +plébéiens calomniaient le Sénat de Rome, quand ils lui reprochaient de +chercher toujours de nouvelles guerres. Le Sénat était bien trop habile. +Il savait ce que ces guerres lui coûtaient de concessions et d'échecs au +forum. Mais il ne pouvait pas les éviter. + +Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que +l'aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes +inférieures. Par là il est arrivé bientôt que les constitutions se sont +trouvées en désaccord avec l'état social et qu'il a fallu les modifier. +D'ailleurs on doit reconnaître que tout privilège était nécessairement en +contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L'intérêt +public n'était pas un principe qui fût de nature à autoriser et à +maintenir longtemps l'inégalité. Il conduisait inévitablement les sociétés +à la démocratie. + +Cela est si vrai qu'il fallut partout, un peu plus tôt ou un peu plus +tard, donner à tous les hommes libres des droits politiques. Dès que la +plèbe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y +admettre les prolétaires, et ne put pas y faire passer la division en +classes. La plupart des cités virent ainsi se former des assemblées +vraiment populaires, et le suffrage universel fut établi. + +Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus +grande que celle qu'il peut avoir dans les États modernes. Par lui le +dernier des citoyens mettait la main à toutes les affaires, nommait les +magistrats, faisait les lois, rendait la justice, décidait de la guerre ou +de la paix et rédigeait les traités d'alliance. Il suffisait donc de cette +extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fût vraiment +démocratique. + +Il faut faire une dernière remarque. On aurait peut-être évité l'avènement +de la démocratie, si l'on avait pu fonder ce que Thucydide appelle [Grec: +oligarchia isonomos], c'est-à-dire le gouvernement pour quelques-uns et la +liberté pour tous. Mais les Grecs n'avaient pas une idée nette de la +liberté; les droits individuels manquèrent toujours chez eux de garanties. +Nous savons par Thucydide, qui n'est certes pas suspect de trop de zèle +pour le gouvernement démocratique, que sous la domination de l'oligarchie +le peuple était en butte à beaucoup de vexations, de condamnations +arbitraires, d'exécutions violentes. Nous lisons dans cet historien +« qu'il fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un +refuge et les riches un frein ». Les Grecs n'ont jamais su concilier +l'égalité civile avec l'inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas +lésé dans ses intérêts personnels, il leur a paru nécessaire qu'il eût un +droit de suffrage, qu'il fût juge dans les tribunaux, et qu'il pût être +magistrat. Si nous nous rappelons d'ailleurs que, chez les Grecs, l'État +était une puissance absolue, et qu'aucun droit individuel ne tenait contre +lui, nous comprendrons quel immense intérêt il y avait pour chaque homme, +même pour le plus humble, à avoir des droits politiques, c'est-à-dire à +faire partie du gouvernement. Le souverain collectif étant si omnipotent, +l'homme ne pouvait être quelque chose qu'en étant un membre de ce +souverain. Sa sécurité et sa dignité tenaient à cela. On voulait posséder +les droits politiques, non pour avoir la vraie liberté, mais pour avoir au +moins ce qui pouvait en tenir lieu. + + +NOTES + +[1] Plutarque, Solon, 18; Aristide, 13. Aristote cité par Harpocration, +aux mots [Grec: ippeis, thaetes]. Pollux, VIII, 129. + +[2] Tite-Live, I, 43. + +[3] Aristote, Politique, III, 3, 4; VI, 4, 5 (édit. Didot). + +[4] Lysias, in _Alcib._, I, 8; II, 7. Isée, VII, 89, Xénophon, _Hellen._, +VII, 4. Harpocration, [Grec: thaetes]. + +[5] La relation entre le service militaire et les droits politiques est +manifeste: à Rome, l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que +l'armée; cela est si vrai que les hommes qui avaient dépassé l'âge du +service militaire n'avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les +historiens ne nous disent pas qu'il y eût une loi semblable à Athènes; +mais il y a des chiffres qui sont significatifs; Thucydide nous apprend +(II, 31; II, 13) qu'au début de la guerre, Athènes avait 13,000 hoplites; +si l'on y ajoute les chevaliers qu'Aristophane (dans les _Guêpes_) porte à +un millier environ, on arrive au chiffre de 14,000 soldats. Or Plutarque +nous dit qu'à la même époque le nombre des citoyens était de 14,000. C'est +donc que les prolétaires, qui n'avaient pas le droit de servir parmi les +hoplites, n'étaient pas non plus comptés parmi les citoyens. La +constitution d'Athènes, en 430, n'était donc pas encore tout à fait +démocratique. + +[6] Aristote, _Politique_, VIII, 2, 8 (V, 2). + + + + +CHAPITRE XI. + +RÈGLES DU GOUVERNEMENT DÉMOCRATIQUE; EXEMPLE DE LA DÉMOCRATIE ATHÉNIENNE. + + +A mesure que les révolutions suivaient leur cours et que l'on s'éloignait +de l'ancien régime, le gouvernement des hommes devenait plus difficile. Il +y fallait des règles plus minutieuses, des rouages plus nombreux et plus +délicats. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple du gouvernement +d'Athènes. + +Athènes comptait un fort grand nombre de magistrats. En premier lieu, elle +avait conservé tous ceux de l'époque précédente, l'archonte qui donnait +son nom à l'année et veillait à la perpétuité des cultes domestiques, le +roi qui accomplissait les sacrifices, le polémarque qui figurait comme +chef de l'armée et qui jugeait les étrangers, les six thesmothètes qui +paraissaient rendre la justice et qui en réalité ne faisaient que présider +des jurys; elle avait encore les dix [Grec: ieropoioi] qui consultaient +les oracles et faisaient quelques sacrifices, les [Grec: parasitoi] qui +accompagnaient l'archonte et le roi dans les cérémonies, les dix +athlothètes qui restaient quatre ans en exercice pour préparer la fête de +Bacchus, enfin les prytanes, qui au nombre de cinquante, étaient réunis en +permanence pour veiller à l'entretien du foyer public et à la continuation +des repas sacrés. On voit, par cette liste, qu'Athènes restait fidèle aux +traditions de l'ancien temps; tant de révolutions n'avaient pas encore +achevé de détruire ce respect superstitieux. Nul n'osait rompre avec les +vieilles formes de la religion nationale; la démocratie continuait le +culte institué par les eupatrides. + +Venaient ensuite les magistrats spécialement créés pour la démocratie, qui +n'étaient pas des prêtres, et qui veillaient aux intérêts matériels de la +cité. C'étaient d'abord les dix stratéges qui s'occupaient des affaires de +la guerre et de celles de la politique; puis, les dix astynomes qui +avaient le soin de la police; les dix agoranomes qui veillaient sur les +marchés de la ville et du Pirée; les quinze sitophylaques qui avaient les +yeux sur la vente du blé; les quinze métronomes qui contrôlaient les poids +et les mesures; les dix gardes du trésor; les dix receveurs des comptés; +les onze qui étaient chargés de l'exécution des sentences. Ajoutez que la +plupart de ces magistratures étaient répétées dans chacune des tribus et +dans chacun des dèmes. Le moindre groupe de population, dans l'Attique, +avait son archonte, son prêtre, son secrétaire, son receveur, son chef +militaire. On ne pouvait presque pas faire un pas dans la ville ou dans la +campagne sans rencontrer un magistrat. + +Ces fonctions étaient annuelles; il en résultait qu'il n'était presque pas +un homme qui ne pût espérer d'en exercer quelqu'une à son tour. Les +magistrats-prêtres étaient choisis par le sort. Les magistrats qui +n'exerçaient que des fonctions d'ordre public, étaient élus par le peuple. +Toutefois il y avait une précaution contre les caprices du sort ou ceux du +suffrage universel: chaque nouvel élu subissait un examen, soit devant le +Sénat, soit devant les magistrats sortant de charge, soit enfin devant +l'Aréopage, non que l'on demandât des preuves de capacité ou de talent; +mais on faisait une enquête sur la probité de l'homme et sur sa famille; +on exigeait aussi que tout magistrat eût un patrimoine en fonds de terre. + +Il semblerait que ces magistrats, élue par les suffrages de leurs égaux, +nommés seulement pour une année, responsables et même révocables, dussent +avoir peu de prestige et d'autorité. Il suffit pourtant de lire Thucydide +et Xénophon pour s'assurer qu'ils étaient respectés et obéis. Il y a +toujours eu dans le caractère des anciens, même des Athéniens, une grande +facilité à se plier à une discipline. C'était peut-être la conséquence des +habitudes d'obéissance que le gouvernement sacerdotal leur avait données. +Ils étaient accoutumés à respecter l'État et tous ceux qui, à des degrés +divers, le représentaient. Il ne leur venait pas à l'esprit de mépriser un +magistrat parce qu'il était leur élu; le suffrage était réputé une des +sources les plus saintes de l'autorité. + +Au-dessus des magistrats qui n'avaient d'autre charge que celle de faire +exécuter les lois, il y avait le Sénat. Ce n'était qu'un corps délibérant, +une sorte de Conseil d'État; il n'agissait pas, ne faisait pas les lois, +n'exerçait aucune souveraineté. On ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il +fût renouvelé chaque année; car il n'exigeait de ses membres ni une +intelligence supérieure ni une grande expérience. Il était composé des +cinquante prytanes de chaque tribu, qui exerçaient à tour de rôle les +fonctions sacrées et délibéraient toute l'année sur les intérêts religieux +ou politiques de la ville. C'est probablement parce que le Sénat n'était +que la réunion des prytanes, c'est-à-dire des prêtres annuels du foyer, +qu'il était nommé par la voie du sort. Il est juste de dire qu'après que +le sort avait prononcé, chaque nom subissait une épreuve et était écarté +s'il ne paraissait pas suffisamment honorable. [1] + +Au-dessus même du Sénat il y avait l'assemblée du peuple. C'était le vrai +souverain. Mais de même que dans les monarchies bien constituées le +monarque s'entoure de précautions contre ses propres caprices et ses +erreurs, la démocratie avait aussi des règles invariables auxquelles elle +se soumettait. + +L'assemblée était convoquée par les prytanes ou les stratéges. Elle se +tenait dans une enceinte consacrée par la religion; dès le matin, les +prêtres avaient fait le tour du Pnyx en immolant des victimes et en +appelant la protection des dieux. Le peuple était assis sur des bancs de +pierre. Sur une sorte d'estrade élevée se tenaient les prytanes et, en +avant, les proèdres qui présidaient l'assemblée. Un autel se trouvait près +de la tribune, et la tribune elle-même était réputée une sorte d'autel. +Quand tout le monde était assis, un prêtre ([Grec: chaerux]) élevait la +voix: « Gardez le silence, disait-il, le silence religieux ([Grec: +euphaemia]); priez les dieux et les déesses (et ici il nommait les +principales divinités du pays) afin que tout se passe au mieux dans cette +assemblée pour le plus grand avantage d'Athènes et la félicité des +citoyens. » Puis le peuple, ou quelqu'un en son nom répondait: « Nous +invoquons les dieux pour qu'ils protègent la cité. Puisse l'avis du plus +sage prévaloir! Soit maudit celui qui nous donnerait de mauvais conseils, +qui prétendrait changer les décrets et les lois, ou qui révélerait nos +secrets à l'ennemi! » [2] + +Ensuite le héraut, sur l'ordre des présidents, disait de quel sujet +l'assemblée devait s'occuper. Ce qui était présenté au peuple devait avoir +été déjà discuté et étudié par le Sénat. Le peuple n'avait pas ce qu'on +appelle en langage moderne l'initiative. Le Sénat lui apportait un projet +de décret; il pouvait le rejeter ou l'admettre, mais il n'avait pas à +délibérer sur autre chose. + +Quand le héraut avait donné lecture du projet de décret, la discussion +était ouverte. Le héraut disait: « Qui veut prendre la parole? » Les +orateurs montaient à la tribune, par rang d'âge. Tout homme pouvait +parler, sans distinction de fortune ni de profession, mais à la condition +qu'il eût prouvé qu'il jouissait des droits politiques, qu'il n'était pas +débiteur de l'État, que ses moeurs étaient pures, qu'il était marié en +légitime mariage, qu'il possédait un fonds de terre dans l'Attique, qu'il +avait rempli tous ses devoirs envers ses parents, qu'il avait fait toutes +les expéditions militaires pour lesquelles il avait été commandé, et qu'il +n'avait jeté son bouclier dans aucun combat. [3] + +Ces précautions une fois prises contre l'éloquence, le peuple +s'abandonnait ensuite à elle tout entier. Les Athéniens, comme dit +Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à l'action. Ils +sentaient, au contraire, le besoin d'être éclairés. La politique n'était +plus, comme dans le régime précédent, une affaire de tradition et de foi. +Il fallait réfléchir et peser les raisons. La discussion était nécessaire; +car toute question était plus ou moins obscure, et la parole seule pouvait +mettre la vérité en lumière. Le peuple athénien voulait que chaque affaire +lui fût présentée sous toutes ses faces différentes et qu'on lui montrât +clairement le pour et le contre. Il tenait fort à ses orateurs; on dit +qu'il les rétribuait en argent pour chaque discours prononcé à la tribune. +[4] Il faisait mieux encore: il les écoutait. Car il ne faut pas se +figurer une foule turbulente et tapageuse. L'attitude du peuple était +plutôt le contraire; le poète comique le représente écoutant bouche +béante, immobile sur ses bancs de pierre. [5] Les historiens et les +orateurs nous décrivent fréquemment ces réunions populaires; nous ne +voyons presque jamais qu'un orateur soit interrompu; que ce soit Périclès +ou Cléon, Eschine ou Démosthènes, le peuple est attentif; qu'on le flatte +ou qu'on le gourmande, il écoute. Il laisse exprimer les opinions les plus +opposées, avec une patience qui est quelquefois admirable. Jamais de cris +ni de huées. L'orateur, quoi qu'il dise, peut toujours arriver au bout de +son discours. + +A Sparte l'éloquence n'est guère connue. C'est que les principes du +gouvernement ne sont pas les mêmes. L'aristocratie gouverne encore, et +elle a des traditions fixes qui la dispensent de débattre longuement le +pour et le contre de chaque sujet. A Athènes le peuple veut être instruit; +il ne se décide qu'après un débat contradictoire; il n'agit qu'autant +qu'il est convaincu ou qu'il croit l'être. Pour mettre en branle le +suffrage universel, il faut la parole; l'éloquence est le ressort du +gouvernement démocratique. Aussi les orateurs prennent-ils de bonne heure +le titre de _démagogues_, c'est-à-dire de conducteurs de la cité; ce sont +eux, en effet, qui la font agir et qui déterminent toutes ses résolutions. + +On avait prévu le cas où un orateur ferait une proposition contraire aux +lois existantes. Athènes avait des magistrats spéciaux, qu'elle appelait +les gardiens des lois. Au nombre de sept ils surveillaient l'assemblée, +assis sur des sièges élevés, et semblaient représenter la loi, qui est au- +dessus du peuple même. S'ils voyaient qu'une loi était attaquée, ils +arrêtaient l'orateur au milieu de son discours et ordonnaient la +dissolution immédiate de l'assemblée. Le peuple se séparait, sans avoir le +droit d'aller aux suffrage. [6] + +Il y avait une loi, peu applicable à la vérité, qui punissait tout orateur +convaincu d'avoir donné un mauvais conseil au peuple. Il y en avait une +autre qui interdisait l'accès de la tribune à tout orateur qui avait +conseillé trois fois des résolutions contraires aux lois existantes. [7] + +Athènes savait très-bien que la démocratie ne peut se soutenir que par le +respect des lois. Le soin de rechercher les changements qu'il pouvait être +utile d'apporter dans la législation, appartenait spécialement aux +thesmothètes. Leurs propositions étaient présentées au Sénat, qui avait le +droit de les rejeter, mais non pas de les convertir en lois. En cas +d'approbation, le Sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du +projet des thesmothètes. Mais le peuple ne devait rien résoudre +immédiatement; il renvoyait la discussion à un autre jour, et en attendant +il désignait cinq orateurs qui devaient avoir pour mission spéciale de +défendre l'ancienne loi et de faire ressortir les inconvénients de +l'innovation proposée. Au jour fixé, le peuple se réunissait de nouveau, +et écoutait d'abord les orateurs chargés de la défense des lois anciennes, +puis ceux qui appuyaient les nouvelles. Les discours entendus, le peuple +ne se prononçait pas encore. Il se contentait de nommer une commission, +fort nombreuse, mais composée exclusivement d'hommes qui eussent exercé +les fonctions de juge. Cette commission reprenait l'examen de l'affaire, +entendait de nouveau les orateurs, discutait et délibérait. Si elle +rejetait la loi proposée, son jugement était sans appel. Si elle +l'approuvait, elle réunissait encore le peuple, qui, pour cette troisième +fois, devait enfin voter, et dont les suffrages faisaient de la +proposition une loi. [8] + +Malgré tant de prudence, il se pouvait encore qu'une proposition injuste +ou funeste fût adoptée. Mais la loi nouvelle portait à jamais le nom de +son auteur, qui pouvait plus tard être poursuivi en justice et puni. Le +peuple, en vrai souverain, était réputé impeccable; mais chaque orateur +restait toujours responsable du conseil qu'il avait donné. [9] + +Telles étaient les règles auxquelles la démocratie obéissait. Il ne +faudrait pas conclure de là qu'elle ne commît jamais de fautes. Quelle que +soit la forme de gouvernement, monarchie, aristocratie, démocratie, il y a +des jours où c'est la raison qui gouverne, et d'autres où c'est la +passion. Aucune constitution ne supprima jamais les faiblesses et les +vices de la nature humaine. Plus les règles sont minutieuses, plus elles +accusent que la direction de la société est difficile et pleine de périls. +La démocratie ne pouvait durer qu'à force de prudence. + +On est étonné aussi de tout le travail que cette démocratie exigeait des +hommes. C'était un gouvernement fort laborieux. Voyez à quoi se passe la +vie d'un Athénien. Un jour il est appelé à l'assemblée de son dème et il a +à délibérer sur les intérêts religieux ou politiques de cette petite +association. Un autre jour il est convoqué à l'assemblée de sa tribu; il +s'agit de régler une fête religieuse, ou d'examiner des dépenses, ou de +faire des décrets, ou de nommer des chefs et des juges. Trois fois par +mois régulièrement il faut qu'il assiste à l'assemblée générale du peuple; +il n'a pas le droit d'y manquer. Or, la séance est longue; il n'y va pas +seulement pour voter; venu dès le matin, il faut qu'il reste jusqu'à une +heure avancée du jour à écouter des orateurs. Il ne peut voter qu'autant +qu'il a été présent dès l'ouverture de la séance et qu'il a entendu tous +les discours. Ce vote est pour lui une affaire des plus sérieuses; tantôt +il s'agit de nommer ses chefs politiques et militaires, c'est-à-dire ceux +à qui son intérêt et sa vie vont être confiés pour un an; tantôt c'est un +impôt à établir ou une loi à changer; tantôt c'est sur la guerre qu'il a à +voter, sachant bien qu'il aura à donner son sang ou celui d'un fils. Les +intérêts individuels sont unis inséparablement à l'intérêt de l'État. +L'homme ne peut être ni indifférent ni léger. S'il se trompe, il sait +qu'il en portera bientôt la peine, et que dans chaque vote il engage sa +fortune et sa vie. Le jour où la malheureuse expédition de Sicile fut +décidée, il n'était pas un citoyen qui ne sût qu'un des siens en ferait +partie et qui ne dût appliquer toute l'attention de son esprit à mettre en +balance ce qu'une telle guerre offrait d'avantages et ce qu'elle +présentait de dangers. Il importait grandement de réfléchir et de +s'éclairer. Car un échec de la patrie était pour chaque citoyen une +diminution de sa dignité personnelle, de sa sécurité et de sa richesse. + +Le devoir du citoyen ne se bornait pas à voter. Quand son tour venait, il +devait être magistrat dans son dème ou dans sa tribu. Une année sur deux +en moyenne, [10] il était héliaste, et il passait toute cette année-là +dans les tribunaux, occupé à écouter les plaideurs et à appliquer les +lois. Il n'y avait guère de citoyen qui ne fût appelé deux fois dans sa +vie à faire partie du Sénat; alors, pendant une année, il siégeait chaque +jour du matin au soir, recevant les dépositions des magistrats, leur +faisant rendre leurs comptes, répondant aux ambassadeurs étrangers, +rédigeant les instructions des ambassadeurs athéniens, examinant toutes +les affaires qui devaient être soumises au peuple et préparant tous les +décrets. Enfin il pouvait être magistrat de la cité, archonte, stratège, +astynome, si le sort ou le suffrage le désignait. On voit que c'était une +lourde charge que d'être citoyen d'un État démocratique, qu'il y avait là +de quoi occuper presque toute l'existence, et qu'il restait bien peu de +temps pour les travaux personnels et la vie domestique. Aussi Aristote +disait-il très-justement que l'homme qui avait besoin de travailler pour +vivre, ne pouvait pas être citoyen. Telles étaient les exigences de la +démocratie. Le citoyen, comme le fonctionnaire public de nos jours, se +devait tout entier à l'État. Il lui donnait son sang dans la guerre, son +temps pendant la paix. Il n'était pas libre de laisser de côté les +affaires publiques pour s'occuper avec plus de soin des siennes. C'étaient +plutôt les siennes qu'il devait négliger pour travailler au profit de la +cité. Les hommes passaient leur vie à se gouverner. La démocratie ne +pouvait durer que sous la condition du travail incessant de tous ses +citoyens. Pour peu que le zèle se ralentît, elle devait périr ou se +corrompre. + + +NOTES + +[1] Eschine, III, 2; Andocide, II, 19; I, 45-55. + +[2] Eschine, 1, 23; III, 4. Dinarque, II, 14. Démosthènes, _in Aristocr._, +97. Aristophane, _Acharn._, 43, 44 et Scholiaste, _Thesmoph._, 295-310. + +[3] Eschine, I, 27-33. Dinarque, I, 71. + +[4] C'est du moins ce que fait entendre Aristophane, _Guêpes_, 711 (639); +voy. le Scholiaste. + +[5] Aristophane, _Chevaliers_, 1119. + +[6] Pollux, VIII, 94. Philochore, _Fragm._, coll. Didot, p. 407. + +[7] Athénée, X, 73. Pollux, VIII, 52. Voy. G. Perrot, _Hist. du droit +public d'Athènes_, chap. II. + +[8] Eschine, _in Ctesiph._, 38. Démosthènes, _in Timocr.; in Leptin_. +Andocide, I, 83. + +[9] Thucydide, III, 43. Démosthènes, _in. Timocratem._ + +[10] Il y avait 5,000 héliastes sur 14,000 citoyens; encore peut-on +retrancher de ce dernier chiffre 3 ou 4,000 qui devaient être écartés par +la [Grec: dokimasia]. + + + + +CHAPITRE XII. + +RICHES ET PAUVRES; LA DÉMOCRATIE PÉRIT; LES TYRANS POPULAIRES. + + +Lorsque la série des révolutions eut amené l'égalité entre les hommes et +qu'il n'y eut plus lieu de se combattre pour des principes et des droits, +les hommes se firent la guerre pour des intérêts. Cette période nouvelle +de l'histoire des cités ne commença pas pour toutes en même temps. Dans +les unes elle suivit de très près l'établissement de la démocratie; dans +les autres elle ne parut qu'après plusieurs générations qui avaient su se +gouverner avec calme. Mais toutes les cités, tôt ou tard, sont tombées +dans ces déplorables luttes. + +A mesure que l'on s'était éloigné de l'ancien régime, il s'était formé une +classe pauvre. Auparavant, lorsque chaque homme faisait partie d'une +_gens_ et avait son maître, la misère était presque inconnue. L'homme +était nourri par son chef; celui à qui il donnait son obéissance, lui +devait en retour de subvenir à tous ses besoins. Mais les révolutions, qui +avaient dissous le [Grec: genos], avaient aussi changé les conditions de +la vie humaine. Le jour où l'homme s'était affranchi des liens de la +clientèle, il avait vu se dresser devant lui les nécessités et les +difficultés de l'existence. La vie était devenue plus indépendante, mais +aussi plus laborieuse et sujette à plus d'accidents. Chacun avait eu +désormais le soin de son bien-être, chacun sa jouissance et sa tâche. L'un +s'était enrichi par son activité ou sa bonne fortune, l'autre était resté +pauvre. L'inégalité de richesse est inévitable dans toute société qui ne +veut pas rester dans l'état patriarcal ou dans l'état de tribu. + +La démocratie ne supprima pas la misère: elle la rendit, au contraire, +plus sensible. L'égalité des droits politiques fit ressortir encore +davantage l'inégalité des conditions. + +Comme il n'y avait aucune autorité qui s'élevât au-dessus des riches et +des pauvres à la fois, et qui pût les contraindre à rester en paix, il eût +été à souhaiter que les principes économiques et les conditions du travail +fussent tels que les deux classes fussent forcées de vivre en bonne +intelligence. Il eût fallu, par exemple, qu'elles eussent besoin l'une de +l'autre, que le riche ne pût s'enrichir qu'en demandant au pauvre son +travail, et que le pauvre trouvât les moyens de vivre en donnant son +travail au riche. Alors l'inégalité des fortunes eût stimulé l'activité et +l'intelligence de l'homme; elle n'eût pas enfanté la corruption et la +guerre civile. + +Mais beaucoup de cités manquaient absolument d'industrie et de commerce; +elles n'avaient donc pas la ressource d'augmenter la somme de la richesse +publique, afin d'en donner quelque part au pauvre sans dépouiller +personne. Là où il y avait du commerce, presque tous les bénéfices en +étaient pour les riches, par suite du prix exagéré de l'argent. S'il y +avait de l'industrie, les travailleurs étaient des esclaves. On sait quel +le riche d'Athènes ou de Rome avait dans sa maison des ateliers de +tisserands, de ciseleurs, d'armuriers, tous esclaves. Même les professions +libérales étaient à peu près fermées au citoyen. Le médecin était souvent +un esclave qui guérissait les malades au profit de son maître. Les commis +de banque, beaucoup d'architectes, les constructeurs de navires, les bas +fonctionnaires de l'État, étaient des esclaves. L'esclavage était un fléau +dont la société libre souffrait elle-même. Le citoyen trouvait peu +d'emplois, peu de travail. Le manque d'occupation le rendait bientôt +paresseux. Comme il ne voyait travailler que les esclaves, il méprisait le +travail. Ainsi les habitudes économiques, les dispositions morales, les +préjugés, tout se réunissait pour empêcher le pauvre de sortir de sa +misère et de vivre honnêtement. La richesse et la pauvreté n'étaient pas +constituées de manière à pouvoir vivre en paix. + +Le pauvre avait l'égalité des droits. Mais assurément ses souffrances +journalières lui faisaient penser que l'égalité des fortunes eût été bien +préférable. Or il ne fut pas longtemps sans s'apercevoir que l'égalité +qu'il avait, pouvait lui servir à acquérir celle qu'il n'avait pas, et +que, maître des suffrages, il pouvait devenir maître de la richesse. + +Il commença par vouloir vivre de son droit de suffrage. Il se fit payer +pour assister à l'assemblée, ou pour juger dans les tribunaux. Si la cité +n'était pas assez riche pour subvenir à de telles dépenses, le pauvre +avait d'autres ressources. Il vendait son vote, et comme les occasions de +voter étaient fréquentes, il pouvait vivre. A Rome, ce trafic se faisait +régulièrement et au grand jour; à Athènes, on se cachait mieux. A Rome, où +le pauvre n'entrait pas dans les tribunaux, il se vendait comme témoin; à +Athènes, comme juge. Tout cela ne tirait pas le pauvre de sa misère et le +jetait dans la dégradation. + +Ces expédients ne suffisant pas, le pauvre usa de moyens plus énergiques. +Il organisa une guerre en règle contre la richesse. Cette guerre fut +d'abord déguisée sous des formes légales; on chargea les riches de toutes +les dépenses publiques, on les accabla d'impôts, on leur fit construire +des trirèmes, on voulut qu'ils donnassent des fêtes au peuple. Puis on +multiplia les amendes dans les jugements; on prononça la confiscation des +biens pour les fautes les plus légères. Peut-on dire combien d'hommes +furent condamnés à l'exil par la seule raison qu'ils étaient riches? La +fortune de l'exilé allait au trésor public, d'où elle s'écoulait ensuite, +sous forme de triobole, pour être partagée entre les pauvres. Mais tout +cela ne suffisait pas encore: car le nombre des pauvres augmentait +toujours. Les pauvres en vinrent alors à user de leur droit de suffrage +pour décréter soit une abolition de dettes, soit une confiscation en masse +et un bouleversement général. + +Dans les époques précédentes on avait respecté le droit de propriété, +parce qu'il avait pour fondement une croyance religieuse. Tant que chaque +patrimoine avait été attaché à un culte et avait été réputé inséparable +des dieux domestiques d'une famille, nul n'avait pensé qu'on eût le droit +de dépouiller un homme de son champ. Mais à l'époque où les révolutions +nous ont conduits, ces vieilles croyances sont abandonnées et la religion +de la propriété a disparu. La richesse n'est plus un terrain sacré et +inviolable. Elle ne paraît plus un don des dieux, mais un don du hasard. +On a le désir de s'en emparer, en dépouillant celui qui la possède; et ce +désir, qui autrefois eût paru une impiété, commence à paraître légitime. +On ne voit plus le principe supérieur qui consacre le droit de propriété; +chacun ne sent que son propre besoin et mesure sur lui son droit. + +Nous avons déjà dit que la cité, surtout chez les Grecs, avait un pouvoir +sans limites, que la liberté était inconnue, et que le droit individuel +n'était rien vis-à-vis de la volonté de l'État. Il résultait de là que la +majorité des suffrages pouvait décréter la confiscation des biens des +riches, et que les Grecs ne voyaient en cela ni illégalité ni injustice. +Ce que l'État avait prononcé, était le droit. Cette absence de liberté +individuelle a été une cause de malheurs et de désordres pour la Grèce. +Rome, qui respectait un peu plus le droit de l'homme, a aussi moins +souffert. + +Plutarque raconte qu'à Mégare, après une insurrection, on décréta que les +dettes seraient abolies, et que les créanciers, outre la perte du capital, +seraient tenus de rembourser les intérêts déjà payés. [1] + +« A Mégare, comme dans d'autres villes, dit Aristote, [2] le parti +populaire, s'étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la +confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais une fois dans +cette voie, il ne lui fut pas possible de s'arrêter. Il fallut faire +chaque jour quelque nouvelle victime; et à la fin le nombre de riches +qu'on dépouilla et qu'on exila devint si grand, qu'ils formèrent une +armée. » + +En 412, « le peuple de Samos fit périr deux cents de ses adversaires, en +exila quatre cents autres, et se partagea leurs terres et leurs maisons ». +[3] + +A Syracuse, le peuple fut à peine délivré du tyran Denys que dès la +première assemblée il décréta le partage des terres. [4] + +Dans cette période de l'histoire grecque, toutes les fois que nous voyons +une guerre civile, les riches sont dans un parti et les pauvres dans +l'autre. Les pauvres veulent s'emparer de la richesse, les riches veulent +la conserver ou la reprendre. « Dans toute guerre civile, dit un historien +grec, il s'agit de déplacer les fortunes. » [5] Tout démagogue faisait +comme ce Molpagoras de Cios, [6] qui livrait à la multitude ceux qui +possédaient de l'argent, massacrait les uns, exilait les autres, et +distribuait leurs biens entre les pauvres. A Messène, dès que le parti +populaire prit le dessus, il exila les riches et partagea leurs terres. + +Les classes élevées n'ont jamais eu chez les anciens assez d'intelligence +ni assez d'habileté pour tourner les pauvres vers le travail et les aider +à sortir honorablement de la misère et de la corruption. Quelques hommes +de coeur l'ont essayé; ils n'y ont pas réussi. Il résultait de là que les +cités flottaient toujours entre deux révolutions, l'une qui dépouillait +les riches, l'autre qui les remettait en possession de leur fortune. Cela +dura depuis la guerre du Péloponèse jusqu'à la conquête de la Grèce par +les Romains. + +Dans chaque cité, le riche et le pauvre étaient deux ennemis qui vivaient +à côté l'un de l'autre, l'un convoitant la richesse, l'autre voyant sa +richesse convoitée. Entre eux nulle relation, nul service, nul travail qui +les unît. Le pauvre ne pouvait acquérir la richesse qu'en dépouillant le +riche. Le riche ne pouvait défendre son bien que par une extrême habileté +ou par la force. Ils se regardaient d'un oeil haineux. C'était dans chaque +ville une double conspiration: les pauvres conspiraient par cupidité, les +riches par peur. Aristote dit que les riches prononçaient entre eux ce +serment: « Je jure d'être toujours l'ennemi du peuple, et de lui faire +tout le mal que je pourrai. » [7] + +Il n'est pas possible de dire lequel des deux partis commit le plus de +cruautés et de crimes. Les haines effaçaient dans le coeur tout sentiment +d'humanité. « Il y eut à Milet une guerre entre les riches et les pauvres. +Ceux-ci eurent d'abord le dessus et forcèrent les riches à s'enfuir de la +ville. Mais ensuite, regrettant de n'avoir pu les égorger, ils prirent +leurs enfants, les rassemblèrent dans des granges et les firent broyer +sous les pieds des boeufs. Les riches rentrèrent ensuite dans la ville et +redevinrent les maîtres. Ils prirent, à leur tour, les enfants des +pauvres, les enduisirent de poix et les brûlèrent tout vifs. » [8] + +Que devenait alors la démocratie? Elle n'était pas précisément responsable +de ces excès et de ces crimes; mais elle en était atteinte la première. Il +n'y avait plus de règles; or, la démocratie ne peut vivre qu'au milieu des +règles les plus strictes et les mieux observées. On ne voyait plus de +vrais gouvernements, mais des factions au pouvoir. Le magistrat n'exerçait +plus l'autorité au profit de la paix et de la loi, mais au profit des +intérêts et des convoitises d'un parti. Le commandement n'avait plus ni +titres légitimes ni caractère sacré; l'obéissance n'avait plus rien de +volontaire; toujours contrainte, elle se promettait toujours une revanche. +La cité n'était plus, comme dit Platon, qu'un assemblage d'hommes dont une +partie était maîtresse et l'autre esclave. On disait du gouvernement qu'il +était aristocratique quand les riches étaient au pouvoir, démocratique +quand c'étaient les pauvres. En réalité, la vraie démocratie n'existait +plus. + +À partir du jour où les besoins et les intérêts matériels avaient fait +irruption en elle, elle s'était altérée et corrompue. La démocratie, avec +les riches au pouvoir, était devenue une oligarchie violente; la +démocratie des pauvres était devenue la tyrannie. Du cinquième au deuxième +siècle avant notre ère, nous voyons dans toutes les cités de la Grèce et +de l'Italie, Rome encore exceptée, que les formes républicaines sont mises +en péril et qu'elles sont devenues odieuses à un parti. Or, on peut +distinguer clairement qui sont ceux qui veulent les détruire, et qui sont +ceux qui les voudraient conserver. Les riches, plus éclairés et plus +fiers, restent fidèles au régime républicain, pendant que les pauvres, +pour qui les droits politiques ont moins de prix, se donnent volontiers +pour chef un tyran. Quand cette classe pauvre, après plusieurs guerres +civiles, reconnut que ses victoires ne servaient de rien, que le parti +contraire revenait toujours au pouvoir, et qu'après de longues +alternatives de confiscations et de restitutions, la lutte était toujours +à recommencer, elle imagina d'établir un régime monarchique qui fût +conforme à ses intérêts, et qui, en comprimant à jamais le parti +contraire, lui assurât pour l'avenir les bénéfices de sa victoire. Elle +créa ainsi des tyrans. A partir de ce moment, les partis changèrent de +nom: on ne fut plus aristocrate ou démocrate; on combattit pour la +liberté, ou on combattit pour la tyrannie. Sous ces deux mots, c'étaient +encore la richesse et la pauvreté qui se faisaient la guerre. Liberté +signifiait le gouvernement où les riches avaient le dessus et défendaient +leur fortune; tyrannie indiquait exactement le contraire. + +C'est un fait général et presque sans exception dans l'histoire de la +Grèce et de l'Italie, que les tyrans sortent du parti populaire et ont +pour ennemi le parti aristocratique. « Le tyran, dit Aristote, n'a pour +mission que de protéger le peuple contre les riches; il a toujours +commencé par être un démagogue, et il est de l'essence de la tyrannie de +combattre l'aristocratie. » -- « Le moyen d'arriver à la tyrannie, dit-il +encore, c'est de gagner la confiance de la foule; or, on gagne sa +confiance en se déclarant l'ennemi des riches. Ainsi firent Pisistrate à +Athènes, Théagène à Mégare, Denys à Syracuse. » [9] + +Le tyran fait toujours la guerre aux riches. A Mégare, Théagène surprend +dans la campagne les troupeaux des riches et les égorge. A Cumes, +Aristodème abolit les dettes, et enlève les terres aux riches pour les +donner aux pauvres. Ainsi font Nicoclès à Sicyone, Aristomaque à Argos. +Tous ces tyrans nous sont représentés par les écrivains comme très-cruels; +il n'est pas probable qu'ils le fussent tous par nature; mais ils +l'étaient par la nécessité pressante où ils se trouvaient de donner des +terres ou de l'argent aux pauvres. Ils ne pouvaient se maintenir au +pouvoir qu'autant qu'ils satisfaisaient les convoitises de la foule et +qu'ils entretenaient ses passions. + +Le tyran de ces cités grecques est un personnage dont rien aujourd'hui ne +peut nous donner une idée. C'est un homme qui vit au milieu de ses sujets, +sans intermédiaire et sans ministres, et qui les frappe directement. Il +n'est pas dans cette position élevée et indépendante où est le souverain +d'un grand État. Il a toutes les petites passions de l'homme privé: il +n'est pas insensible aux profits d'une confiscation; il est accessible à +la colère et au désir de la vengeance personnelle; il a peur; il sait +qu'il a des ennemis tout près de lui et que l'opinion publique approuve +l'assassinat, quand c'est un tyran qui est frappé. On devine ce que peut +être le gouvernement d'un tel homme. Sauf deux ou trois honorables +exceptions, les tyrans qui se sont élevés dans toutes les villes grecques +au quatrième et au troisième siècle, n'ont régné qu'en flattant ce qu'il y +avait de plus mauvais dans la foule et en abattant violemment tout ce qui +était supérieur par la naissance, la richesse ou le mérite. Leur pouvoir +était illimité; les Grecs purent reconnaître combien le gouvernement +républicain, lorsqu'il ne professe pas un grand respect pour les droits +individuels, se change facilement en despotisme. Les anciens avaient donné +un tel pouvoir à l'État, que le jour où un tyran prenait en mains cette +omnipotence, les hommes n'avaient plus aucune garantie contre lui, et +qu'il était légalement le maître de leur vie et de leur fortune. + + +NOTES + +[1] Plutarque, _Quest. grecq._, 18. + +[2] Aristote, _Politique_, VIII, 4 (V, 4). + +[3] Thucydide, VIII, 21. + +[4] Plutarque, _Dion_, 37, 48. + +[5] Polybe, XV, 21. + +[6] Polybe, VII, 10. + +[7] Aristote, _Politique_, VIII, 7, 10 (V, 7). Plutarque, _Lysandre_, 19. + +[8] Héraclide de Pont, dans Athénée, XII, 26. -- Il est assez d'usage +d'accuser la démocratie athénienne d'avoir donné à la Grèce l'exemple de +ces excès et de ces bouleversements. Athènes est, au contraire, la seule +cité grecque à nous connue qui n'ait pas vu dans ses murs cette guerre +atroce entre les riches et les pauvres. Ce peuple intelligent et sage +avait compris, dès le jour où la série des révolutions avait commencé, que +l'on marchait vers un terme où il n'y aurait que le travail qui put sauver +la société. Elle l'avait donc encouragé et rendu honorable. Solon avait +prescrit que tout homme qui n'aurait pas un travail fût privé des droits +politiques. Périclès avait voulu qu'aucun esclave ne mît la main à la +construction des grands monuments qu'il élevait, et il avait réservé tout +ce travail aux hommes libres. La propriété était d'ailleurs tellement +divisée qu'un recensement, qui fut fait à la fin du cinquième siècle, +montra qu'il y avait dans la petite Attique plus de 10,000 propriétaires. +Aussi Athènes, vivant sous un régime économique un peu meilleur que celui +des autres cités, fut-elle moins violemment agitée que le reste de la +Grèce; les querelles des riches et des pauvres y furent plus calmes et +n'aboutirent pas aux mêmes désordres. + +[9] Aristote, _Politique_, V, 8; VIII, 4, 5; V, 4. + + + + +CHAPITRE XIII. + +RÉVOLUTIONS DE SPARTE. + + +Il ne faut pas croire que Sparte ait vécu dix siècles sans voir de +révolutions. Thucydide nous dit, au contraire, « qu'elle fut travaillée +par les dissensions plus qu'aucune autre cité grecque ». [1] L'histoire de +ces querelles intérieures nous est, à la vérité, peu connue; mais cela +vient de ce que le gouvernement de Sparte avait pour règle et pour +habitude de s'entourer du plus profond mystère. [2] La plupart des luttes +qui l'agitèrent, ont été cachées et mises en oubli; nous en savons du +moins assez pour pouvoir dire que, si l'histoire de Sparte diffère +sensiblement de celle des autres villes, elle n'en a pas moins traversé la +même série de révolutions. + +Les Doriens étaient déjà formés en corps, de peuple lorsqu'ils envahirent +le Péloponèse. Quelle cause les avait fait sortir de leur pays? Était-ce +l'invasion d'un peuple étranger, était-ce une révolution intérieure? on +l'ignore. Ce qui paraît certain, c'est qu'à ce moment de l'existence du +peuple dorien, l'ancien régime de la _gens_ avait déjà disparu. On ne +distingue plus chez lui cette antique organisation de la famille; on ne +trouve plus de traces du régime patriarcal, plus de vestiges de noblesse +religieuse ni de clientèle héréditaire; on ne voit que des guerriers égaux +sous un roi. Il est donc probable qu'une première révolution sociale +s'était déjà accomplie, soit dans la Doride, soit sur la route qui +conduisit ce peuple jusqu'à Sparte. Si l'on compare la société dorienne du +neuvième siècle avec la société ionienne de la même époque, on s'aperçoit +que la première était beaucoup plus avancée que l'autre dans la série des +changements. La race ionienne est entrée plus tard dans la route des +révolutions; il est vrai qu'elle l'a parcourue plus vite. + +Si les Doriens, à leur arrivée à Sparte, n'avaient plus le régime de la +_gens_, ils n'avaient pas pu s'en détacher encore si complètement qu'ils +n'en eussent gardé quelques institutions, par exemple le droit d'aînesse +et l'inaliénabilité du patrimoine. Ces institutions ne tardèrent pas à +rétablir dans la société Spartiate une aristocratie. + +Toutes les traditions nous montrent qu'à l'époque où parut Lycurgue, il y +avait deux classes parmi les Spartiates, et qu'elles étaient en lutte. La +royauté avait une tendance naturelle à prendre parti pour la classe +inférieure. Lycurgue, qui n'était pas roi, se fit le chef de +l'aristocratie, et du même coup il affaiblit la royauté et mit le peuple +sous le joug. [3] + +Les déclamations de quelques anciens et de beaucoup de modernes sur la +sagesse des institutions de Sparte, sur le bonheur inaltérable dont on y +jouissait, sur l'égalité, sur la vie en commun, ne doivent pas nous faire +illusion. De toutes les villes qu'il y a eu sur la terre, Sparte est peut- +être celle où l'aristocratie a régné le plus durement et où l'on a le +moins connu l'égalité. Il ne faut pas parler du partage des terres; si ce +partage a jamais eu lieu, du moins il est bien sûr qu'il n'a pas été +maintenu. Car au temps d'Aristote, « les uns possédaient des domaines +immenses, les autres n'avaient rien ou presque rien; on comptait à peine +dans toute la Laconie un millier de propriétaires ». [4] + +Laissons de côté les Hilotes et les Laconiens, et n'examinons que la +société Spartiate: nous y trouvons une hiérarchie de classes superposées +l'une à l'autre. Ce sont d'abord les Néodamodes, qui paraissent être +d'anciens esclaves affranchis; [5] puis les Épeunactes, qui avaient été +admis à combler les vides faits par la guerre parmi les Spartiates; [6] à +un rang un peu supérieur figuraient les Mothaces, qui, assez semblables à +des clients domestiques, vivaient avec le maître, lui faisaient cortège, +partageaient ses occupations, ses travaux, ses fêtes, et combattaient à +côté de lui. [7] Venait ensuite la classe des bâtards, qui descendaient +des vrais Spartiates, mais que la religion et la loi éloignaient d'eux; +[8] puis, encore une classe, qu'on appelait les inférieurs, [Grec: +hypomeiones], [9] et qui étaient probablement les cadets déshérités des +familles. Enfin au-dessus de tout cela s'élevait la classe aristocratique, +composée des hommes qu'on appelait les _Égaux_, [Grec: homoioi]. Ces +hommes étaient, en effet, égaux entre eux, mais fort supérieurs à tout le +reste. Le nombre des membres de cette classe ne nous est pas connu; nous +savons seulement qu'il était très-restreint. Un jour, un de leurs ennemis +les compta sur la place publique, et il n'en trouva qu'une soixantaine au +milieu d'une foule de 4,000 individus. [10] Ces égaux avaient seuls part +au gouvernement de la cité. « Être hors de cette classe, dit Xénophon, +c'est être hors du corps politique. » [11] Démosthènes dit que l'homme qui +entre dans la classe des Égaux, devient par cela seul « un des maîtres du +gouvernement ». [12] « On les appelle _Égaux_, dit-il encore, parce que +l'égalité doit régner entre les membres d'une oligarchie. » + +Sur la composition de ce corps nous n'avons aucun renseignement précis. Il +paraît qu'il se recrutait par voie d'élection; mais le droit d'élire +appartenait au corps lui-même, et non pas au peuple. Y être admis était ce +qu'on appelait dans la langue officielle de Sparte _le prix de la vertu_. +Nous ne savons pas ce qu'il fallait de richesse, de naissance, de mérite, +d'âge, pour composer cette _vertu_. On voit bien que la naissance ne +suffisait pas, puisqu'il y avait une élection; on peut croire que c'était +plutôt la richesse qui déterminait les choix, dans une ville « qui avait +au plus haut degré l'amour de l'argent, et où tout était permis aux +riches. » [13] + +Quoi qu'il en soit, ces Égaux avaient seuls les droits du citoyen; seuls +ils composaient l'assemblée; ils formaient seuls ce qu'on appelait à +Sparte _le peuple_. De cette classe sortaient par voie d'élection les +sénateurs, à qui la constitution donnait une bien grande autorité, puisque +Démosthènes dit que le jour où un homme entre au Sénat, il devient un +despote pour la foule. [14] Ce Sénat, dont les rois étaient de simples +membres, gouvernait l'État suivant le procédé habituel des corps +aristocratiques; des magistrats annuels dont l'élection lui appartenait +indirectement exerçaient en son nom une autorité absolue. Sparte avait +ainsi un régime républicain; elle avait même tous les dehors de la +démocratie, des rois-prêtres, des magistrats annuels, un Sénat délibérant, +une assemblée du peuple. Mais ce peuple n'était que la réunion de deux ou +trois centaines d'hommes. + +Tel fut depuis Lycurgue, et surtout depuis l'établissement des éphores, le +gouvernement de Sparte. Une aristocratie, composée de quelques riches, +faisait peser un joug de fer sur les Hilotes, sur les Laconiens, et même +sur le plus grand nombre des Spartiates. Par son énergie, par son +habileté, par son peu de scrupule et son peu de souci des lois morales, +elle sut garder le pouvoir pendant cinq siècles. Mais elle suscita de +cruelles haines et eut à réprimer, un grand nombre d'insurrections. + +Nous n'avons pas à parler des complots des Hilotes. Tous ceux des +Spartiates ne nous sont pas connus; le gouvernement était trop habile pour +ne pas chercher à en étouffer jusqu'au souvenir. Il en est pourtant +quelques-uns que l'histoire n'a pas pu oublier. On sait que les colons qui +fondèrent Tarente étaient des Spartiates qui avaient voulu renverser le +gouvernement. Une indiscrétion du poète Tyrtée fit connaître à la Grèce +que pendant les guerres de Messénie un parti avait conspiré pour obtenir +le partage des terres. + +Ce qui sauvait Sparte, c'était la division extrême qu'elle savait mettre +entre les classes inférieures. Les Hilotes ne s'accordaient pas avec les +Laconiens; les Mothaces méprisaient les Néodamodes. Nulle coalition +n'était possible, et l'aristocratie, grâce à son éducation militaire et à +l'étroite union de ses membres, était toujours assez forte pour tenir tête +à chacune des classes ennemies. + +Les rois essayèrent ce qu'aucune classe ne pouvait réaliser. Tous ceux +d'entre eux qui aspirèrent à sortir de l'état d'infériorité où +l'aristocratie les tenait, cherchèrent un appui chez les hommes de +condition inférieure. Pendant la guerre médique, Pausanias forma le projet +de relever à la fois la royauté et les basses classes, en renversant +l'oligarchie. Les Spartiates le firent périr, l'accusant d'avoir noué des +relations avec le roi de Perse; son vrai crime était plutôt d'avoir eu la +pensée d'affranchir les Hilotes. [15] On peut compter dans l'histoire +combien sont nombreux les rois qui furent exilés par les éphores; la cause +de ces condamnations se devine bien, et Aristote la dit: « Les rois de +Sparte, pour tenir tête aux éphores et au Sénat, se faisaient +démagogues. » [16] + +En 397, une conspiration faillit renverser ce gouvernement oligarchique. +Un certain Cinadon, qui n'appartenait pas à la classe des Égaux, était le +chef des conjurés. Quand il voulait affilier un homme au complot, il le +menait sur la place publique, et lui faisait compter les citoyens; en y +comprenant les rois, les éphores, les sénateurs, on arrivait au chiffre +d'environ soixante-dix. Cinadon lui disait alors: « Ces gens-là sont nos +ennemis; tous les autres, au contraire, qui remplissent la place au nombre +de plus de quatre mille, sont nos alliés. » Il ajoutait: « Quand tu +rencontres dans la campagne un Spartiate, vois en lui un ennemi et un +maître; tous les autres hommes sont des amis. » Hilotes, Laconiens, +Néodamodes, [Grec: hypomeiones], tous étaient associés, cette fois, et +étaient les complices de Cinadon; « car tous, dit l'historien, avaient une +telle haine pour leurs maîtres qu'il n'y en avait pas un seul parmi eux +qui n'avouât qu'il lui serait agréable de les dévorer tout crus. » Mais le +gouvernement de Sparte était admirablement servi: il n'y avait pas pour +lui de secret. Les éphores prétendirent que les entrailles des victimes +leur avaient révélé le complot. On ne laissa pas aux conjurés le temps +d'agir: on mit la main sur eux, et on les fit périr secrètement. +L'oligarchie fut encore une fois sauvée. [17] + +A la faveur de ce gouvernement, l'inégalité alla grandissant toujours. La +guerre du Péloponèse et les expéditions en Asie avaient fait affluer +l'argent à Sparte; mais il s'y était répandu d'une manière fort inégale, +et n'avait enrichi que ceux qui étaient déjà riches. En même temps, la +petite propriété disparut. Le nombre des propriétaires, qui était encore +de mille au temps d'Aristote, était réduit à cent, un siècle après lui. +[18] Le sol était tout entier dans quelques mains, alors qu'il n'y avait +ni industrie ni commerce pour donner au pauvre quelque travail, et que les +riches faisaient cultiver leurs immenses domaines par des esclaves. D'une +part étaient quelques hommes qui avaient tout, de l'autre le très-grand +nombre qui n'avait absolument rien. Plutarque nous présente, dans la vie +d'Agis et dans celle de Cléomène, un tableau de la société Spartiate; on y +voit un amour effréné de la richesse, tout mis au-dessous d'elle; chez +quelques-uns le luxe, la mollesse, le désir d'augmenter sans fin leur +fortune; hors de là, rien qu'une tourbe misérable, indigente, sans droits +politiques, sans aucune valeur dans la cité, envieuse, haineuse, et qu'un +tel état social condamnait à désirer une révolution. + +Quand l'oligarchie eut ainsi poussé les choses aux dernières limites du +possible, il fallut bien que la révolution s'accomplît, et que la +démocratie, arrêtée et contenue si longtemps, brisât à la fin ses digues. +On devine bien aussi qu'après une si longue compression la démocratie ne +devait pas s'arrêter à des réformes politiques, mais qu'elle devait +arriver du premier coup aux réformes sociales. + +Le petit nombre des Spartiates de naissance (ils n'étaient plus, en y +comprenant toutes les classes diverses, que sept cents), et l'affaissement +des caractères, suite d'une longue oppression, furent cause que le signal +des changements ne vint pas des classes inférieures. Il vint d'un roi. +Agis essaya d'accomplir cette inévitable révolution par des moyens légaux: +ce qui augmenta pour lui les difficultés de l'entreprise. Il présenta au +Sénat, c'est-à-dire aux riches eux-mêmes, deux projets de loi pour +l'abolition des dettes et le partage des terres. Il n'y a pas lieu d'être +trop surpris que le Sénat n'ait pas rejeté ces propositions; Agis avait +peut-être pris ses mesures pour qu'elles fussent acceptées. Mais, les lois +une fois votées, restait à les mettre à exécution; or ces réformes sont +toujours tellement difficiles à accomplir que les plus hardis y échouent. +Agis, arrêté court par la résistance des éphores, fut contraint de sortir +de la légalité: il déposa ces magistrats et en nomma d'autres de sa propre +autorité; puis il arma ses partisans et établit, durant une année, un +régime de terreur. Pendant ce temps-là il put appliquer la loi sur les +dettes et faire brûler tous les titres de créance sur la place publique. +Mais il n'eut pas le temps de partager les terres. On ne sait si Agis +hésita sur ce point et s'il fut effrayé de son oeuvre, ou si l'oligarchie +répandit contre lui d'habiles accusations; toujours est-il que le peuple +se détacha de lui et le laissa tomber. Les éphores l'égorgèrent, et le +gouvernement aristocratique fut rétabli. + +Cléomène reprit les projets d'Agis, mais avec plus d'adresse et moins de +scrupules. Il commença par massacrer les éphores, supprima hardiment cette +magistrature, qui était odieuse aux rois et au parti populaire, et +proscrivit les riches. Après ce coup d'État, il opéra la révolution, +décréta le partage des terres, et donna le droit de cité à quatre mille +Laconiens. Il est digne de remarque que ni Agis ni Cléomène n'avouaient +qu'ils faisaient une révolution, et que tous les deux, s'autorisant du nom +du vieux législateur Lycurgue, prétendaient ramener Sparte aux antiques +coutumes. Assurément la constitution de Cléomène en était fort éloignée. +Le roi était véritablement un maître absolu; aucune autorité ne lui +faisait contre-poids; il régnait à la façon des tyrans qu'il y avait alors +dans la plupart des villes grecques, et le peuple de Sparte, satisfait +d'avoir obtenu des terres, paraissait se soucier fort peu des libertés +politiques. Cette situation ne dura pas longtemps. Cléomène voulut étendre +le régime démocratique à tout le Péloponèse, où Aratus, précisément à +cette époque, travaillait à établir un régime de liberté et de sage +aristocratie. Dans toutes les villes, le parti populaire s'agita au nom de +Cléomène, espérant obtenir, comme à Sparte, une abolition des dettes et un +partage des terres. C'est cette insurrection imprévue des basses classes +qui obligea Aratus à changer tous ses plans; il crut pouvoir compter sur +la Macédoine, dont le roi Antigone Doson avait alors pour politique de +combattre partout les tyrans et le parti populaire, et il l'introduisit +dans le Péloponèse. Antigone et les Achéens vainquirent Cléomène à +Sellasie. La démocratie spartiate fut encore une fois abattue, et les +Macédoniens rétablirent l'ancien gouvernement (222 ans avant Jésus- +Christ). + +Mais l'oligarchie ne pouvait plus se soutenir. Il y eut de longs troubles; +une année, trois éphores qui étaient favorables au parti populaire, +massacrèrent leurs deux collègues: l'année suivante, les cinq éphores +appartenaient au parti oligarchique; le peuple prit les armes et les +égorgea tous. L'oligarchie ne voulait pas de rois; le peuple voulut en +avoir; on en nomma un, et on le choisit en dehors de la famille royale, ce +qui ne s'était jamais vu à Sparte. Ce roi nommé Lycurgue fut deux fois +renversé du trône, une première fois par le peuple, parce qu'il refusait +de partager les terres, une seconde fois par l'aristocratie, parce qu'on +le soupçonnait de vouloir les partager. On ne sait pas comment il finit; +mais après lui on voit à Sparte un tyran, Machanidas; preuve certaine que +le parti populaire avait pris le dessus. + +Philopémen qui, à la tête de la ligue achéenne, faisait partout la guerre +aux tyrans démocrates, vainquit et tua Machanidas. La démocratie Spartiate +adopta aussitôt un autre tyran, Nabis. Celui-ci donna le droit de cité à +tous les hommes libres, élevant les Laconiens eux-mêmes au rang des +Spartiates; il alla jusqu'à affranchir les Hilotes. Suivant la coutume des +tyrans des villes grecques, il se fit le chef des pauvres contre les +riches; « il proscrivit ou fit périr ceux que leur richesse élevait au- +dessus des autres ». + +Cette nouvelle Sparte démocratique ne manqua pas de grandeur; Nabis mit +dans la Laconie un ordre qu'on n'y avait pas vu depuis longtemps; il +assujettit à Sparte la Messénie, une partie de l'Arcadie, l'Élide. Il +s'empara d'Argos. Il forma une marine, ce qui était bien éloigné des +anciennes traditions de l'aristocratie spartiate; avec sa flotte il domina +sur toutes les îles qui entourent le Péloponèse, et étendit son influence +jusque sur la Crète. Partout il soulevait la démocratie; maître d'Argos, +son premier soin fut de confisquer les biens des riches, d'abolir les +dettes, et de partager les terres. On peut voir dans Polybe combien la +ligue achéenne avait de haine pour ce tyran démocrate. Elle détermina +Flamininus à lui faire la guerre au nom de Rome. Dix mille Laconiens, sans +compter les mercenaires, prirent les armes pour défendre Nabis. Après un +échec, il voulait faire la paix; le peuple s'y refusa; tant la cause du +tyran était celle de la démocratie! Flamininus vainqueur lui enleva une +partie de ses forces, mais le laissa régner en Laconie, soit que +l'impossibilité de rétablir l'ancien gouvernement fût trop évidente, soit +qu'il fût conforme à l'intérêt de Rome que quelques tyrans fissent contre- +poids à la ligue achéenne. Nabis fut assassiné plus tard par un Éolien; +mais sa mort ne rétablit pas l'oligarchie; les changements qu'il avait +accomplis dans l'état social, furent maintenus après lui, et Rome elle- +même se refusa à remettre Sparte dans son ancienne situation. + + +NOTES + +[1] Thucydide, I, 18. + +[2] Thucydide, V, 68. + +[3] Voy. plus haut, p. 284. + +[4] Aristote, _Politique_, II, 6, 10 et 11. + +[5] Myron de Priène, dans Athénée, VI. + +[6] Théopompe, dans Athénée, VI. + +[7] Athénée, VI, 102. Plutarque, _Cléomène_, 8. Élien, XII, 43. + +[8] Aristote, _Politique_, VIII, 6 (V, 6). Xénophon, _Helléniques_, V, 3, +9. + +[9] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 6. + +[10] Xénophon, _Helléniques_, III, 3, 5. + +[11] Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10. + +[12] Démosthènes, _in Leptin._, 107. + +[13] [Grec: Ha philochraematia Spartan eloi]: c'était déjà un proverbe en +Grèce au temps d'Aristote. Zénobius. II, 24. Aristote, _Politique_, VIII, +6, 7 (V, 6). + +[14] Démosthènes, _in Leptin._, 107. Xénophon, _Gouv. de Lacéd._, 10. + +[15] Aristote, _Politique_, VIII, 1 (V, 1). Thucydide I, 13, 2. + +[16] Aristote, _Politique_, II, 6, 14. + +[17] Xénophon, _Helléniques_, III, 3. + +[18] Plutarque, _Agis_, 5. + + + + +LIVRE V. + +LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT. + + + + +CHAPITRE PREMIER + +NOUVELLES CROYANCES; LA PHILOSOPHIE CHANGE LES RÈGLES DE LA POLITIQUE. + + +On a vu dans ce qui précède comment le régime municipal s'était constitué +chez les anciens. Une religion très-antique avait fondé d'abord la +famille, puis la cité; elle avait établi d'abord le droit domestique et le +gouvernement de la _gens_, ensuite les lois civiles et le gouvernement +municipal. L'État était étroitement lié à la religion; il venait d'elle et +se confondait avec elle. C'est pour cela que, dans la cité primitive, +toutes les institutions politiques avaient été des institutions +religieuses, les fêtes des cérémonies du culte, les lois des formules +sacrées, les rois et les magistrats des prêtres. C'est pour cela encore +que la liberté individuelle avait été inconnue, et que l'homme n'avait pas +pu soustraire sa conscience elle-même à l'omnipotence de la cité. C'est +pour cela enfin que l'État était resté borné aux limites d'une ville, et +n'avait jamais pu franchir l'enceinte que ses dieux nationaux lui avaient +tracée à l'origine. Chaque cité avait non-seulement son indépendance +politique, mais aussi son culte et son code. La religion, le droit, le +gouvernement, tout était municipal. La cité était la seule force vive; +rien au-dessus, rien au-dessous; ni unité nationale ni liberté +individuelle. + +Il nous reste à dire comment ce régime a disparu, c'est-à-dire comment, le +principe de l'association humaine étant changé, le gouvernement, la +religion, le droit ont dépouillé ce caractère municipal qu'ils avaient eu +dans l'antiquité. + +La ruine du régime politique que la Grèce et l'Italie avaient créé, peut +se rapporter à deux causes principales. L'une appartient à l'ordre des +faits moraux et intellectuels, l'autre à l'ordre des faits matériels; la +première est la transformation des croyances, la seconde est la conquête +romaine. Ces deux grands faits sont du même temps; ils se sont développés +et accomplis ensemble pendant la série de six siècles qui précède notre +ère. + +La religion primitive, dont les symboles étaient la pierre immobile du +foyer et le tombeau des ancêtres, religion qui avait constitué la famille +antique et organisé ensuite la cité, s'altéra avec le temps et vieillit. +L'esprit humain grandit en force et se fit de nouvelles croyances. On +commença a avoir l'idée de la nature immatérielle; la notion de l'âme +humaine se précisa, et presque en même temps celle d'une intelligence +divine surgit dans les esprits. + +Que dut-on penser alors des divinités du premier âge, de ces morts qui +vivaient dans le tombeau, de ces dieux Lares qui avaient été des hommes, +de ces ancêtres sacrés qu'il fallait continuer à nourrir d'aliments? Une +telle foi devint impossible. De pareilles croyances n'étaient plus au +niveau de l'esprit humain. Il est bien vrai que ces préjugés, si grossiers +qu'ils fussent, ne furent pas aisément arrachés de l'esprit du vulgaire: +ils y régnèrent longtemps encore; mais dès le cinquième siècle avant notre +ère, les hommes qui réfléchissaient s'étaient affranchis de ces erreurs. +Ils comprenaient autrement la mort. Les uns croyaient à l'anéantissement, +les autres à une seconde existence toute spirituelle dans un monde des +âmes; dans tous les cas ils n'admettaient plus que le mort vécût dans la +tombe, se nourrissant d'offrandes. On commençait aussi à se faire une idée +trop haute du divin pour qu'on pût persister à croire que les morts +fussent des dieux. On se figurait, au contraire, l'âme humaine allant +chercher dans les champs Élysées sa récompense ou allant payer la peine de +ses fautes; et par un notable progrès, on ne divinisait plus parmi les +hommes que ceux que la reconnaissance ou la flatterie faisait mettre au- +dessus de l'humanité. + +L'idée de la divinité se transformait peu à peu, par l'effet naturel de la +puissance plus grande de l'esprit. Cette idée, que l'homme avait d'abord +appliquée à la force invisible qu'il sentait en lui-même, il la transporta +aux puissances incomparablement plus grandes qu'il voyait dans la nature, +en attendant qu'il s'élevât jusqu'à la conception d'un être qui fût en +dehors et au-dessus de la nature. Alors les dieux Lares et les Héros +perdirent l'adoration de tout ce qui pensait. + +Quant au foyer, qui ne paraît avoir eu de sens qu'autant qu'il se +rattachait au culte des morts, il perdit aussi son prestige. On continua à +avoir dans la maison un foyer domestique, à le saluer, à l'adorer, à lui +offrir la libation; mais ce n'était plus qu'un culte d'habitude, qu'aucune +foi ne vivifiait plus. + +Le foyer des villes ou prytanée fut entraîné insensiblement dans le +discrédit où tombait le foyer domestique. On ne savait plus ce qu'il +signifiait; on avait oublié que le feu toujours vivant du prytanée +représentait la vie invisible des ancêtres, des fondateurs, des Héros +nationaux. On continuait à entretenir ce feu, à faire les repas publics, à +chanter les vieux hymnes: vaines cérémonies, dont on n'osait pas se +débarrasser, mais dont nul ne comprenait plus le sens. + +Même les divinités de la nature, qu'on avait associées aux foyers, +changèrent de caractère. Après avoir commencé par être des divinités +domestiques, après être devenues des divinités de cité, elles se +transformèrent encore. Les hommes finirent par s'apercevoir que les êtres +différents qu'ils appelaient du nom de Jupiter, pouvaient bien n'être +qu'un seul et même être; et ainsi des autres dieux. L'esprit fut +embarrassé de la multitude des divinités, et il sentit le besoin d'en +réduire le nombre. On comprit que les dieux n'appartenaient plus chacun à +une famille ou à une ville, mais qu'ils appartenaient tous au genre humain +et veillaient sur l'univers. Les poëtes allaient de ville en ville et +enseignaient aux hommes, au lieu des vieux hymnes de la cité, des chants +nouveaux où il n'était parlé ni des dieux Lares ni des divinités poliades, +et où se disaient les légendes des grands dieux de la terre et du ciel; et +le peuple grec oubliait ses vieux hymnes domestiques ou nationaux pour +cette poésie nouvelle, qui n'était pas fille de la religion, mais de l'art +et de l'imagination libre. En même temps, quelques grands sanctuaires, +comme ceux de Delphes et de Délos, attiraient les hommes et leur faisaient +oublier les cultes locaux. Les Mystères et la doctrine qu'ils contenaient, +les habituaient à dédaigner la religion vide et insignifiante de la cité. + +Ainsi une révolution intellectuelle s'opéra lentement et obscurément. Les +prêtres mêmes ne lui opposaient pas de résistance; car dès que les +sacrifices continuaient à être accomplis aux jours marqués, il leur +semblait que l'ancienne religion était sauve; les idées pouvaient changer +et la foi périr, pourvu que les rites ne reçussent aucune atteinte. Il +arriva donc que, sans que les pratiques fussent modifiées, les croyances +se transformèrent, et que la religion domestique et municipale perdit tout +empire sur les âmes. + +Puis la philosophie parut, et elle renversa toutes les règles de la +vieille politique. Il était impossible de toucher aux opinions des hommes +sans toucher aussi aux principes fondamentaux de leur gouvernement. +Pythagore, ayant la conception vague de l'Être suprême, dédaigna les +cultes locaux, et c'en fut assez pour qu'il rejetât les vieux modes de +gouvernement et essayât de fonder une société nouvelle. + +Anaxagore comprit le Dieu-Intelligence qui règne sur tous les hommes et +sur tous les êtres. En s'écartant des croyances anciennes, il s'éloigna +aussi de l'ancienne politique. Comme il ne croyait pas aux dieux du +prytanée, il ne remplissait pas non plus tous ses devoirs de citoyen; il +fuyait les assemblées et ne voulait pas être magistrat. Sa doctrine +portait atteinte à la cité; les Athéniens le frappèrent d'une sentence de +mort. + +Les Sophiates vinrent ensuite et ils exercèrent plus d'action que ces deux +grands esprits. C'étaient des hommes ardents à combattre les vieilles +erreurs. Dans la lutte qu'ils engagèrent contre tout ce qui tenait au +passé, ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les +préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois +qui régissaient encore l'État et la famille. Ils allaient de ville en +ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément +l'indifférence au juste et à l'injuste, mais une nouvelle justice, moins +étroite et moins exclusive que l'ancienne, plus humaine, plus rationnelle, +et dégagée des formules des âges antérieurs. Ce fut une entreprise hardie, +qui souleva une tempête de haines et de rancunes. On les accusa de n'avoir +ni religion, ni morale, ni patriotisme. La vérité est que sur toutes ces +choses ils n'avaient pas une doctrine bien arrêtée, et qu'ils croyaient +avoir assez fait quand ils avaient combattu des préjugés. Ils remuaient, +comme dit Platon, ce qui jusqu'alors avait été immobile. Ils plaçaient la +règle du sentiment religieux et celle de la politique dans la conscience +humaine, et non pas dans les coutumes des ancêtres, dans l'immuable +tradition. Ils enseignaient aux Grecs que, pour gouverner un État, il ne +suffisait plus d'invoquer les vieux usages et les lois sacrées, mais qu'il +fallait persuader les hommes et agir sur des volontés libres. A la +connaissance des antiques coutumes ils substituaient l'art de raisonner et +de parler, la dialectique et la rhétorique. Leurs adversaires avaient pour +eux la tradition; eux, ils eurent l'éloquence et l'esprit. + +Une fois que la réflexion eut été ainsi éveillée, l'homme ne voulut plus +croire sans se rendre compte de ses croyances, ni se laisser gouverner +sans discuter ses institutions. Il douta de la justice de ses vieilles +lois sociales, et d'autres principes lui apparurent. Platon met dans la +bouche d'un sophiste ces belles paroles: « Vous tous qui êtes ici, je vous +regarde comme parents entre vous. La nature, à défaut de la loi, vous a +faits concitoyens. Mais la loi, ce tyran de l'homme, fait violence à la +nature en bien des occasions. » Opposer ainsi la nature à la loi et à la +coutume, c'était s'attaquer au fondement même de la politique ancienne. En +vain les Athéniens chassèrent Protagonas et brûlèrent ses écrits; le coup +était porté le résultat de l'enseignement des Sophistes avait été immense. +L'autorité des institutions disparaissait avec l'autorité des dieux +nationaux, et l'habitude du libre examen s'établissait dans les maisons et +sur la place publique. + +Socrate, tout an réprouvant l'abus que les Sophistes faisaient du droit de +douter, était pourtant de leur école. Comme eux, il repoussait l'empire de +la tradition, et croyait que les règles de la conduite étaient gravées +dans la conscience humaine. Il ne différait d'eux qu'en ce qu'il étudiait +cette conscience religieusement et avec le ferme désir d'y trouver +l'obligation d'être juste et de faire le bien. Il mettait la vérité au- +dessus de la coutume, la justice au dessus de la loi. Il dégageait la +morale de la religion; avant lui, on ne concevait le devoir que comme un +arrêt des anciens dieux; il montra que le principe du devoir est dans +l'âme de l'homme. En tout cela, qu'il le voulût ou non, il faisait la +guerre aux cultes de la cité. En vain prenait-il soin d'assister à toutes +les fêtes et de prendre part aux sacrifices; ses croyances et ses paroles +démentaient sa conduite. Il fondait une religion nouvelle, qui était le +contraire de la religion de la cité. On l'accusa avec vérité « de ne pas +adorer les dieux que l'État adorait ». On le fit périr pour avoir attaqué +les coutumes et les croyances des ancêtres, ou, comme on disait, pour +avoir corrompu la génération présente. L'impopularité de Socrate et les +violentes colères de ses concitoyens s'expliquent, si l'on songe aux +habitudes religieuses de cette société athénienne, où il y avait tant de +prêtres, et où ils étaient si puissants. Mais la révolution que les +Sophistes avaient commencée, et que Socrate avait reprise avec plus de +mesure, ne fut pas arrêtée par la mort d'un vieillard. La société grecque +s'affranchit de jour en jour davantage de l'empire des vieilles croyances +et des vieilles institutions. + +Après lui, les philosophes discutèrent en toute liberté les principes et +les règles de l'association humaine. Platon, Criton, Antisthènes, +Speusippe, Aristote, Théophraste et beaucoup d'autres, écrivirent des +traités sur la politique. On chercha, on examina; les grands problèmes de +l'organisation de l'État, de l'autorité et de l'obéissance, des +obligations et des droits, se posèrent à tous les esprits. + +Sans doute la pensée ne peut pas se dégager aisément des liens que lui a +faits l'habitude. Platon subit encore, en certains points, l'empire des +vieilles idées. L'État qu'il imagine, c'est encore la cité antique; il est +étroit; il ne doit contenir que 5,000 membres. Le gouvernement y est +encore réglé par les anciens principes; la liberté y est inconnue; le but +que le législateur se propose est moins le perfectionnement de l'homme que +la sûreté et la grandeur de l'association. La famille même est presque +étouffée, pour qu'elle ne fasse pas concurrence à la cité; l'État seul est +propriétaire; seul il est libre; seul il a une volonté; seul il a une +religion et des croyances, et quiconque ne pense pas comme lui doit périr. +Pourtant au milieu de tout cela, les idées nouvelles se font jour. Platon +proclame, comme Socrate et comme les Sophistes, que la règle de la morale +et de la politique est en nous-mêmes, que la tradition n'est rien, que +c'est la raison qu'il faut consulter, et que les lois ne sont justes +qu'autant qu'elles sont conformes à la nature humaine. + +Ces idées sont encore plus précises chez Aristote. « La loi, dit-il, c'est +la raison. » Il enseigne qu'il faut chercher, non pas ce qui est conforme +à la coutume des pères, mais ce qui est bon en soi. Il ajoute qu'à mesure +que le temps marche, il faut modifier les institutions. Il met de côté le +respect des ancêtres: « Nos premiers pères, dit-il, qu'ils soient nés du +sein de la terre ou qu'ils aient survécu à quelque déluge, ressemblaient, +suivant toute apparence, à ce qu'il y a aujourd'hui de plus vulgaire et de +plus ignorant parmi les hommes. Il y aurait une évidente absurdité à s'en +tenir à l'opinion de ces gens-là. » Aristote, comme tous les philosophes, +méconnaissait absolument l'origine religieuse de la société humaine; il ne +parle pas des prytanées; il ignore que ces cultes locaux aient été le +fondement de l'État. « L'État, dit-il, n'est pas autre chose qu'une +association d'êtres égaux recherchant en commun une existence heureuse et +facile. » Ainsi la philosophie rejette les vieux principes des sociétés, +et cherche un fondement nouveau sur lequel elle puisse appuyer les lois +sociales et l'idée de patrie. [1] + +L'école cynique va plus loin. Elle nie la patrie elle-même. Diogène se +vantait de n'avoir droit de cité nulle part, et Cratès disait que sa +patrie à lui c'était le mépris de l'opinion des autres. Les cyniques +ajoutaient cette vérité alors bien nouvelle, que l'homme est citoyen de +l'univers et que la patrie n'est pas l'étroite enceinte d'une ville. Ils +considéraient le patriotisme municipal comme un préjugé, et supprimaient +du nombre des sentiments l'amour de la cité. + +Par dégoût ou par dédain, les philosophes s'éloignaient de plus en plus +des affaires publiques. Socrate avait encore rempli les devoirs du +citoyen; Platon avait essayé de travailler pour l'État en le réformant. +Aristote, déjà plus indifférent, se borna au rôle d'observateur et fit de +l'État un objet d'études scientifiques. Les épicuriens laissèrent de côté +les affaires publiques. « N'y mettez pas la main, disait Épicure, à moins +que quelque puissance supérieure ne vous y contraigne. » Les cyniques ne +voulaient même pas être citoyens. + +Les stoïciens revinrent à la politique. Zénon, Cléanthe, Chrysippe +écrivirent de nombreux traités sur le gouvernement des États. Mais leurs +principes étaient fort éloignés de la vieille politique municipale. Voici +en quels termes un ancien nous renseigne sur les doctrines que contenaient +leurs écrits. « Zénon, dans son traité sur le gouvernement, s'est proposé +de nous montrer que nous ne sommes pas les habitants de tel dème ou de +telle ville, séparés les uns des autres par un droit particulier et des +lois exclusives, mais que nous devons voir dans tous les hommes des +concitoyens, comme si nous appartenions tous au même dème et à la même +cité. » [2] On voit par là quel chemin les idées avaient parcouru de +Socrate à Zénon. Socrate se croyait encore tenu d'adorer, autant qu'il +pouvait, les dieux de l'État. Platon ne concevait pas encore d'autre +gouvernement que celui d'une cité. Zénon passe par-dessus ces étroites +limites de l'association humaine. Il dédaigne les divisions que la +religion des vieux âges a établies. Comme il conçoit le Dieu de l'univers, +il a aussi l'idée d'un État où entrerait le genre humain tout entier. [3] + +Mais voici un principe encore plus nouveau. Le stoïcisme, en élargissant +l'association humaine, émancipe l'individu. Comme il repousse la religion +de la cité, il repousse aussi la servitude du citoyen. Il ne veut plus que +la personne humaine soit sacrifiée à l'État. Il distingue et sépare +nettement ce qui doit rester libre dans l'homme, et il affranchit au moins +la conscience. Il dit à l'homme qu'il doit se renfermer en lui-même, +trouver en lui le devoir, la vertu, la récompense. Il ne lui défend pas de +s'occuper des affaires publiques; il l'y invite même, mais en +l'avertissant que son principal travail doit avoir pour objet son +amélioration individuelle, et que, quel que soit le gouvernement, sa +conscience doit rester indépendante. Grand principe, que la cité antique +avait toujours méconnu, mais qui devait un jour devenir l'une des règles +les plus saintes de la politique. + +On commence alors à comprendre qu'il y a d'autres devoirs que les devoirs +envers l'État, d'autres vertus que les vertus civiques. L'âme s'attache à +d'autres objets qu'à la patrie. La cité ancienne avait été si puissante et +si tyrannique, que l'homme en avait fait le but de tout son travail et de +toutes ses vertus; elle avait été la règle du beau et du bien, et il n'y +avait eu d'héroïsme que pour elle. Mais voici que Zénon enseigne à l'homme +qu'il a une dignité, non de citoyen, mais d'homme; qu'outre ses devoirs +envers la loi, il en a envers lui-même, et que le suprême mérite n'est pas +de vivre ou de mourir pour l'État, mais d'être vertueux et de plaire à la +divinité. Vertus un peu égoïstes et qui laissèrent tomber l'indépendance +nationale et la liberté, mais par lesquelles l'individu grandit. Les +vertus publiques allèrent dépérissant, mais les vertus personnelles se +dégagèrent et apparurent dans le monde. Elles eurent d'abord à lutter, +soit contre la corruption générale, soit contre le despotisme. Mais elles +s'enracinèrent peu à peu dans l'humanité; à la longue elles devinrent une +puissance avec laquelle tout gouvernement dut compter, et il fallut bien +que les règles de la politique fussent modifiées pour qu'une place libre +leur fût faite. + +Ainsi se transformèrent peu à peu les croyances; la religion municipale, +fondement de la cité, s'éteignit; le régime municipal, tel que les anciens +l'avaient conçu, dut tomber avec elle. On se détachait insensiblement de +ces règles rigoureuses et de ces formes étroites du gouvernement. Des +idées plus hautes sollicitaient les hommes à former des sociétés plus +grandes. On était entraîné vers l'unité; ce fut l'aspiration générale des +deux siècles qui précédèrent notre ère. Il est vrai que les fruits que +portent ces révolutions de l'intelligence, sont très-lents à mûrir. Mais +nous allons voir, en étudiant la conquête romaine, que les événements +marchaient dans le même sens que les idées, qu'ils tendaient comme elles à +la ruine du vieux régime municipal, et qu'ils préparaient de nouveaux +modes de gouvernement. + + +NOTES + +[1] Aristote, _Politique_, II, 5, 12; IV, 5; IV, 7, 2; VII, 4 (VI, 4). + +[2] Pseudo-Plutarque, _Fortune d'Alexandre_, 1. + +[3] L'idée de la cité universelle est exprimée par Sénèque, _ad Mareiam_, +4; _De tranquillitate_, 14; par Plutarque, _De exsilio_; par Marc-Aurèle: +« Comme Antonin, j'ai Rome pour patrie; comme homme, le monde. » + + + + +CHAPITRE II. + +LA CONQUÊTE ROMAINE. + + +Il paraît, au premier abord, bien surprenant que parmi les mille cités de +la Grèce et de l'Italie il s'en soit trouvé une qui ait été capable +d'assujettir toutes les autres. Ce grand événement est pourtant explicable +par les causes ordinaires qui déterminent la marche des affaires humaines. +La sagesse de Rome a consisté, comme toute sagesse, à profiter des +circonstances favorables qu'elle rencontrait. + +On peut distinguer dans l'oeuvre de la conquête romaine deux périodes. +L'une concorde avec le temps où le vieil esprit municipal avait encore +beaucoup de force; c'est alors que Rome eut à surmonter le plus +d'obstacles. La seconde appartient au temps où l'esprit municipal était +fort affaibli; la conquête devint alors facile et s'accomplit rapidement. + + _1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome_. + +Les origines de Rome et la composition de son peuple sont dignes de +remarque. Elles expliquent le caractère particulier de sa politique et le +rôle exceptionnel qui lui fut dévolu, dès le commencement, au milieu des +autres cités. + +La race romaine était étrangement mêlée. Le fond principal était latin et +originaire d'Albe; mais ces Albains eux-mêmes, suivant des traditions +qu'aucune critique ne nous autorise à rejeter, se composaient de deux +populations associées et non confondues: l'une était la race aborigène, +véritables Latins; l'autre était d'origine étrangère, et on la disait +venue de Troie, avec Énée, le prêtre-fondateur; elle était peu nombreuse, +suivant toute apparence, mais elle était considérable par le culte et les +institutions qu'elle avait apportés avec elle. [1] + +Ces Albains, mélange de deux races, fondèrent Rome en un endroit où +s'élevait déjà une autre ville, Pallantium, fondée par des Grecs. Or, la +population de Pallantium subsista dans la ville nouvelle, et les rites du +culte grec s'y conservèrent. [2] Il y avait aussi, à l'endroit où fut plus +tard le Capitole, une ville qu'on disait avoir été fondée par Hercule, et +dont les familles se perpétuèrent distinctes du reste de la population +romaine, pendant toute la durée de la république. [3] + +Ainsi, à Rome toutes les races s'associent et se mêlent: il y a des +Latins, des Troyens, des Grecs; il y aura bientôt des Sabins et des +Étrusques. Voyez les diverses collines: le Palatin est la ville latine, +après avoir été la ville d'Évandre; le Capitolin, après avoir été la +demeure des compagnons d'Hercule, devient la demeure des Sabins de Tatius. +Le Quirinal reçoit son nom des Quirites sabins ou du dieu sabin Quirinus. +Le Coelius paraît avoir été habité dès l'origine par des Étrusques. [4] +Rome ne semblait pas une seule ville; elle semblait une confédération de +plusieurs villes, dont chacune se rattachait par son origine à une autre +confédération. Elle était le centre où Latins, Étrusques, Sabelliens et +Grecs se rencontraient. + +Son premier roi fut un Latin; le second un Sabin; le cinquième était, dit- +on, fils d'un Grec; le sixième fut un Étrusque. + +Sa langue était un composé des éléments les plus divers; le latin y +dominait; mais les racines sabelliennes y étaient nombreuses, et on y +trouvait plus de radicaux grecs que dans aucun autre des dialectes de +l'Italie centrale. Quant à son nom même, on ne savait pas à quelle langue +il appartenait. Suivant les uns, Rome était un mot troyen; suivant +d'autres, un mot grec; il y a des raisons de le croire latin, mais +quelques anciens le croyaient étrusque. + +Les noms des familles romaines attestent aussi une grande diversité +d'origine. Au temps d'Auguste, il y avait encore une cinquantaine de +familles qui, en remontant la série de leurs ancêtres, arrivaient à des +compagnons d'Énée. [5] D'autres se disaient issues des Arcadiens +d'Évandre, et depuis un temps immémorial, les hommes de ces familles +portaient sur leur chaussure, comme signe distinctif, un petit croissant +d'argent. [6] Les familles Potitia et Pinaria descendaient de ceux qu'on +appelait les compagnons d'Hercule, et leur descendance était prouvée par +le culte héréditaire de ce dieu. Les Tullius, les Quinctius, les Servilius +étaient venus d'Albe après la conquête de cette ville. Beaucoup de +familles joignaient à leur nom un surnom qui rappelait leur origine +étrangère; il y avait ainsi les Sulpicius Camerinus, les Cominius +Auruncus, les Sicinius Sabinus, les Claudius Regillensis, les Aquillius +Tuscus. La famille Nautia était troyenne; les Aurélius étaient Sabins; les +Caecilius venaient de Préneste; les Octaviens étaient originaires de +Vélitres. + +L'effet de ce mélange des populations les plus diverses était que Rome +avait des liens d'origine avec tous les peuples qu'elle connaissait. Elle +pouvait se dire latine avec les Latins, sabine avec les Sabins, étrusque +avec les Étrusques, et grecque avec les Grecs. + +Son culte national était aussi un assemblage de plusieurs cultes, +infiniment divers, dont chacun la rattachait à l'un de ces peuples. Elle +avait les cultes grecs d'Évandre et d'Hercule, elle se vantait de posséder +le palladium troyen. Ses pénates étaient dans la ville latine de Lavinium: +elle adopta dès l'origine le culte sabin du dieu Consus. Un autre dieu +sabin, Quirinus, s'implanta si fortement chez elle qu'elle l'associa à +Romulus, son fondateur. Elle avait aussi les dieux des Étrusques, et leurs +fêtes, et leur augurat, et jusqu'à leurs insignes sacerdotaux. + +Dans un temps où nul n'avait le droit d'assister aux fêtes religieuses +d'une nation, s'il n'appartenait à cette nation par la naissance, le +Romain avait cet avantage incomparable de pouvoir prendre part aux féries +latines, aux fêtes sabines, aux fêtes étrusques et aux jeux olympiques. +[7] Or, la religion était un lien puissant. Quand deux villes avaient un +culte commun, elles se disaient parentes; elles devaient se regarder comme +alliées, et s'entr'aider; on ne connaissait pas, dans cette antiquité, +d'autre union que celle que la religion établissait. Aussi Rome +conservait-elle avec grand soin tout ce qui pouvait servir de témoignage +de cette précieuse parenté avec les autres nations. Aux Latins, elle +présentait ses traditions sur Romulus; aux Sabins, sa légende de Tarpeia +et de Tatius; elle alléguait aux Grecs les vieux hymnes qu'elle possédait +en l'honneur de la mère d'Évandre, hymnes qu'elle ne comprenait plus, mais +qu'elle persistait à chanter. Elle gardait aussi avec la plus grande +attention le souvenir d'Énée; car, si par Évandre elle pouvait se dire +parente des Péloponésiens, [8] par Énée elle l'était de plus de trente +villes [9] répandues en Italie, en Sicile, en Grèce, en Thrace et en Asie +Mineure, toutes ayant eu Énée pour fondateur ou étant colonies de villes +fondées par lui, toutes ayant, par conséquent, un culte commun avec Rome. +On peut voir dans les guerres qu'elle fit en Sicile contre Carthage, et en +Grèce contre Philippe, quel parti elle tira de cette antique parenté. + +La population romaine était donc un mélange de plusieurs races, son culte +un assemblage de plusieurs cultes, son foyer national une association de +plusieurs foyers. Elle était presque la seule cité que sa religion +municipale n'isolât pas de toutes les autres. Elle touchait à toute +l'Italie, à toute la Grèce. Il n'y avait presque aucun peuple qu'elle ne +pût admettre à son foyer. + + +_2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus-Christ)._ + +Pendant les siècles où la religion municipale était partout en vigueur, +Rome régla sa politique sur elle. + +On dit que le premier acte de la nouvelle cité fut d'enlever quelques +femmes sabines: légende qui paraît bien invraisemblable, si l'on songe à +la sainteté du mariage chez les anciens. Mais nous avons vu plus haut que +la religion municipale interdisait le mariage entre personnes de cités +différentes, à moins que ces deux cités n'eussent un lien d'origine ou un +culte commun. Ces premiers Romains avaient le droit de mariage avec Albe, +d'où ils étaient originaires, mais ils ne l'avaient pas avec leurs autres +voisins, les Sabins. Ce que Romulus voulut conquérir tout d'abord, ce +n'étaient pas quelques femmes, c'était le droit de mariage, c'est-à-dire +le droit de contracter des relations régulières avec la population sabine. +Pour cela, il lui fallait établir entre elle et lui un lien religieux; il +adopta donc le culte du dieu sabin Consus et en célébra la fête. [10] La +tradition ajoute que pendant cette fête il enleva les femmes; s'il avait +fait ainsi, les mariages n'auraient pas pu être célébrés suivant les +rites, puisque le premier acte et le plus nécessaire du mariage était la +_traditio in manum_, c'est-à-dire le don de la fille par le père; Romulus +aurait manqué son but. Mais la présence des Sabins et de leurs familles à +la cérémonie religieuse et leur participation au sacrifice établissaient +entre les deux peuples un lien tel que le _connubium_ ne pouvait plus être +refusé. Il n'était pas besoin d'enlèvement; la fête avait pour conséquence +naturelle le droit de mariage. Aussi l'historien Denys, qui consultait les +textes et les hymnes anciens, assure-t-il que les Sabines furent mariées +suivant les rites les plus solennels, ce que confirment Plutarque et +Cicéron. Il est digne de remarquer que le premier effort des Romains ait +eu pour résultat de faire tomber les barrières que la religion municipale +mettait entre eux et un peuple voisin. Il ne nous est pas parvenu de +légende analogue relativement à l'Étrurie; mais il paraît bien certain que +Rome avait avec ce pays les mêmes relations qu'avec le Latium et la +Sabine. Elle avait donc l'adresse de s'unir par le culte et par le sang à +tout ce qui était autour d'elle. Elle tenait à avoir le _connubium_ avec +toutes les cités, et ce qui prouve qu'elle connaissait bien l'importance +de ce lien, c'est qu'elle ne voulait pas que les autres cités, ses +sujettes, l'eussent entre elles. [11] + +Rome entra ensuite dans la longue série de ses guerres. La première fut +contre les Sabins de Tatius; elle se termina par une alliance religieuse +et politique entre les deux petits peuples. Elle fit ensuite la guerre à +Albe; les historiens disent que Rome osa attaquer cette ville, quoiqu'elle +en fût une colonie. C'est précisément parce qu'elle en était une colonie, +qu'elle jugea nécessaire de la détruire. Toute métropole, en effet, +exerçait sur ses colonies une suprématie religieuse; or, la religion avait +alors tant d'empire que, tant qu'Albe restait debout, Rome ne pouvait être +qu'une cité dépendante, et que ses destinées étaient à jamais arrêtées. + +Albe détruite, Rome ne se contenta pas de n'être plus une colonie; elle +prétendit s'élever au rang de métropole, en héritant des droits et de la +suprématie religieuse qu'Albe avait exercés jusque-là sur ses trente +colonies du Latium. Rome soutint de longues guerres pour obtenir la +présidence du sacrifice des féries latines. C'était le moyen d'acquérir le +seul genre de supériorité et de domination que l'on conçût en ce temps-là. + +Elle éleva chez elle un temple à Diana; elle obligea les Latins à venir y +faire des sacrifices; elle y attira même les Sabins. [12] Par là elle +habitua les deux peuples à partager avec elle, sous sa présidence, les +fêtes, les prières, les chairs sacrées des victimes. Elle les réunit sous +sa suprématie religieuse. + +Rome est la seule cité qui ait su par la guerre augmenter sa population. +Elle eut une politique inconnue à tout le reste du monde gréco-italien; +elle s'adjoignit tout ce qu'elle vainquit. Elle amena chez elle les +habitants des villes prises, et des vaincus fit peu à peu des Romains. En +même temps elle envoyait des colons dans les pays conquis, et de cette +manière elle semait Rome partout; car ses colons, tout en formant des +cités distinctes au point de vue politique, conservaient avec la métropole +la communauté religieuse; or, c'était assez pour qu'ils fussent contraints +de subordonner leur politique à la sienne, de lui obéir, et de l'aider +dans toutes ses guerres. + +Un des traits remarquables de la politique de Rome, c'est qu'elle attirait +à elle tous les cultes des cités voisines. Elle s'attachait autant à +conquérir les dieux que les villes. Elle s'empara d'une Junon de Veii, +d'un Jupiter de Préneste, d'une Minerve de Falisques, d'une Junon de +Lanuvium, d'une Vénus des Samnites et de beaucoup d'autres que nous ne +connaissons pas. [13] « Car c'était l'usage à Rome, dit un ancien, [14] de +faire entrer chez elle les religions des villes vaincues; tantôt elle les +répartissait parmi ses _gentes_, et tantôt elle leur donnait place dans sa +religion nationale. » + +Montesquieu loue les Romains, comme d'un raffinement d'habile politique, +de n'avoir pas imposé leurs dieux aux peuples vaincus. Mais cela eût été +absolument contraire à leurs idées et à celles de tous les anciens. Rome +conquérait les dieux des vaincus, et ne leur donnait pas les siens. Elle +gardait pour soi ses protecteurs, et travaillait même à en augmenter le +nombre. Elle tenait à posséder plus de cultes et plus de dieux tutélaires +qu'aucune autre cité. + +Comme d'ailleurs ces cultes et ces dieux étaient, pour la plupart, pris +aux vaincus, Rome était par eux en communion religieuse avec tous les +peuples. Les liens d'origine, la conquête du _connubium_, celle de la +présidence des féries latines, celle des dieux vaincus, le droit qu'elle +prétendait avoir de sacrifier à Olympie et à Delphes, étaient autant de +moyens par lesquels Rome préparait sa domination. Comme toutes les villes, +elle avait sa religion municipale, source de son patriotisme; mais elle +était la seule ville qui fît servir cette religion à son agrandissement. +Tandis que, par la religion, les autres villes étaient isolées, Rome avait +l'adresse ou la bonne fortune de l'employer à tout attirer à elle et à +tout dominer. + + +_3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ)._ + +Pendant que Rome s'agrandissait ainsi lentement, par les moyens que la +religion et les idées d'alors mettaient à sa disposition, une série de +changements sociaux et politiques se déroulait dans toutes les cités et +dans Rome même, transformant à la fois le gouvernement des hommes et leur +manière de penser. Nous avons retracé plus haut cette révolution; ce qu'il +importe de remarquer ici, c'est qu'elle coïncide avec le grand +développement de la puissance romaine. Ces deux faits qui se sont produits +en même temps, n'ont pas été sans avoir quelque action l'un sur l'autre. +Les conquêtes de Rome n'auraient pas été si faciles, si le vieil esprit +municipal ne s'était pas alors éteint partout; et l'on peut croire aussi +que le régime municipal ne serait pas tombé si tôt, si la conquête romaine +ne lui avait pas porté le dernier coup. + +Au milieu des changements qui s'étaient produits, dans les institutions, +dans les moeurs, dans les croyances, dans le droit, le patriotisme lui- +même avait changé de nature, et c'est une des choses qui contribuèrent le +plus aux grands progrès de Rome. Nous avons dit plus haut quel était ce +sentiment dans le premier âge des cités. Il faisait partie de la religion; +on aimait la patrie parce qu'on en aimait les dieux protecteurs, parce que +chez elle on trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières, +des hymnes, et parce que hors d'elle on n'avait plus de dieux ni de culte. +Ce patriotisme était de la foi et de la piété. Mais quand la domination +eut été retirée à la caste sacerdotale, cette sorte de patriotisme +disparut avec toutes les vieilles croyances. L'amour de la cité ne périt +pas encore, mais il prit une forme nouvelle. + +On n'aima plus la patrie pour sa religion et ses dieux; on l'aima +seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la +sécurité qu'elle accordait à ses membres. Voyez dans l'oraison funèbre que +Thucydide met dans la bouche de Périclès, quelles sont les raisons qui +font aimer Athènes: c'est que cette ville « veut que tous soient égaux +devant la loi »; c'est « qu'elle donne aux hommes la liberté et ouvre à +tous la voie, des honneurs; c'est qu'elle maintient l'ordre public, assure +aux magistrats l'autorité, protége les faibles, donne à tous des +spectacles et des fêtes qui sont l'éducation de l'âme ». Et l'orateur +termine en disant: « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts héroïquement +plutôt que de se laisser ravir cette patrie; voilà pourquoi ceux qui +survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. » L'homme +a donc encore des devoirs envers la cité; mais ces devoirs ne découlent +plus du même principe qu'autrefois. Il donne encore son sang et sa vie, +mais ce n'est plus pour défendre sa divinité nationale et le foyer de ses +pères; c'est pour défendre les institutions dont il jouit et les avantages +que la cité lui procure. + +Or, ce patriotisme nouveau n'eut pas exactement les mêmes effets que celui +des vieux âges. Comme le coeur ne s'attachait plus au prytanée, aux dieux +protecteurs, au sol sacré, mais seulement aux institutions et aux lois, et +que d'ailleurs celles-ci, dans l'état d'instabilité où toutes les cités se +trouvèrent alors, changeaient fréquemment, le patriotisme devint un +sentiment variable et inconsistant qui dépendit des circonstances et qui +fut sujet aux mêmes fluctuations que le gouvernement lui-même. On n'aima +sa patrie qu'autant qu'on aimait le régime politique qui y prévalait +momentanément; celui qui en trouvait les lois mauvaises n'avait plus rien +qui l'attachât à elle. + +Le patriotisme municipal s'affaiblit ainsi et périt dans les âmes. +L'opinion de chaque homme lui fut plus sacrée que sa patrie, et le +triomphe de sa faction lui devint beaucoup plus cher que la grandeur ou la +gloire de sa cité. Chacun en vint à préférer à sa ville natale, s'il n'y +trouvait pas les institutions qu'il aimait, telle autre ville où il voyait +ces institutions en vigueur. On commença alors à émigrer plus volontiers; +on redouta moins l'exil. Qu'importait-il d'être exclu du prytanée et +d'être privé de l'eau lustrale? On ne pensait plus guère aux dieux +protecteurs, et l'on s'accoutumait facilement à se passer de la patrie. + +De là à s'armer contre elle, il n'y avait pas très-loin. On s'allia à une +ville ennemie pour faire triompher son parti dans la sienne. De deux +Argiens, l'un souhaitait un gouvernement aristocratique, il aimait donc +mieux Sparte qu'Argos; l'autre préférait la démocratie, et il aimait +Athènes. Ni l'un ni l'autre ne tenait très-fort à l'indépendance de sa +cité, et ne répugnait beaucoup à se dire le sujet d'une autre ville, +pourvu que cette ville soutînt sa faction dans Argos. On voit clairement +dans Thucydide et dans Xénophon que c'est cette disposition des esprits +qui engendra et fit durer la guerre du Péloponèse. A Platée, les riches +étaient du parti de Thèbes et de Lacédémone, les démocrates étaient du +parti d'Athènes. A Corcyre, la faction populaire était pour Athènes, +l'aristocratie pour Sparte. [15] Athènes avait des alliés dans toutes les +villes du Péloponèse, et Sparte en avait dans toutes les villes ioniennes. +Thucydide et Xénophon s'accordent à dire qu'il n'y avait pas une seule +cité où le peuple ne fût favorable aux Athéniens et l'aristocratie aux +Spartiates. [16] Cette guerre représente un effort général que font les +Grecs pour établir partout une même constitution, avec l'hégémonie d'une +ville; mais les uns veulent l'aristocratie sous la protection de Sparte, +les autres la démocratie avec l'appui d'Athènes. Il en fut de même au +temps de Philippe: le parti aristocratique, dans toutes les villes, appela +de ses voeux la domination de la Macédoine. Au temps de Philopémen, les +rôles étaient intervertis, mais les sentiments restaient les mêmes: le +parti populaire acceptait l'empire de la Macédoine, et tout ce qui était +pour l'aristocratie s'attachait à la ligue achéenne. Ainsi les voeux et +les affections des hommes n'avaient plus pour objet la cité. Il y avait +peu de Grecs qui ne fussent prêts à sacrifier l'indépendance municipale, +pour avoir la constitution qu'ils préféraient. + +Quant aux hommes honnêtes et scrupuleux, les dissensions perpétuelles dont +ils étaient témoins, leur donnaient le dégoût du régime municipal. Ils ne +pouvaient pas aimer une forme de société où il fallait se combattre tous +les jours, où le pauvre et le riche étaient toujours en guerre, où ils +voyaient alterner sans fin les violences populaires et les vengeances +aristocratiques. Ils voulaient échapper à un régime qui, après avoir +produit une véritable grandeur, n'enfantait plus que des souffrances et +des haines. On commençait à sentir la nécessité de sortir du système +municipal et d'arriver à une autre forme de gouvernement que la cité. +Beaucoup d'hommes songeaient au moins à établir au-dessus des cités une +sorte de pouvoir souverain qui veillât au maintien de l'ordre et qui +forçât ces petites sociétés turbulentes à vivre en paix. C'est ainsi que +Phocion, un bon citoyen, conseillait à ses compatriotes d'accepter +l'autorité de Philippe, et leur promettait à ce prix la concorde et la +sécurité. + +En Italie, les choses ne se passaient pas autrement qu'en Grèce. Les +villes du Latium, de la Sabine, de l'Étrurie étaient troublées par les +mêmes révolutions et les mêmes luttes, et l'amour de la cité +disparaissait. Comme en Grèce, chacun s'attachait volontiers à une ville +étrangère, pour faire prévaloir ses opinions ou ses intérêts dans la +sienne. + +Ces dispositions des esprits firent la fortune de Rome. Elle appuya +partout l'aristocratie, et partout aussi l'aristocratie fut son alliée. +Citons quelques exemples. La _gens_ Claudia quitta la Sabine parce que les +institutions romaines lui plaisaient mieux que celles de son pays. A la +même époque, beaucoup de familles latines émigrèrent à Rome, parce +qu'elles n'aimaient pas le régime démocratique du Latium et que Rome +venait de rétablir le règne du patriciat. [17] A Ardée, l'aristocratie et +la plèbe étant en lutte, la plèbe appela les Volsques à son aide, et +l'aristocratie livra la ville aux Romains. [18] L'Étrurie était pleine de +dissensions; Veii avait renversé son gouvernement aristocratique; les +Romains l'attaquèrent, et les autres villes étrusques, où dominait encore +l'aristocratie sacerdotale, refusèrent de secourir les Véiens. La légende +ajoute que dans cette guerre les Romains enlevèrent un aruspice véien et +se firent livrer des oracles qui leur assuraient la victoire; cette +légende ne signifie-t-elle pas que les prêtres étrusques ouvrirent la +ville aux Romains? + +Plus tard, lorsque Capoue se révolta contre Rome, on remarqua que les +chevaliers, c'est-à-dire le corps aristocratique, ne prirent pas part à +cette insurrection. [19] En 313, les villes d'Ausona, de Sora, de +Minturne, de Vescia furent livrées aux Romains par le parti +aristocratique. [20] Lorsqu'on vit les Étrusques se coaliser contre Rome, +c'est que le gouvernement populaire s'était établi chez eux; une seule +ville, celle d'Arrétium, refusa d'entrer dans cette coalition; c'est que +l'aristocratie prévalait encore dans Arrétium. Quand Annibal était en +Italie, toutes les villes étaient agitées; mais il ne s'agissait pas de +l'indépendance; dans chaque ville l'aristocratie était pour Rome, et la +plèbe pour les Carthaginois. [21] + +La manière dont Rome était gouvernée peut rendre compte de cette +préférence constante que l'aristocratie avait pour elle. La série des +révolutions s'y déroulait comme dans toutes les villes, mais plus +lentement. En 509, quand les cités latines avaient déjà des tyrans, une +réaction patricienne avait réussi dans Rome. La démocratie s'éleva +ensuite, mais à la longue, avec beaucoup de mesure et de tempérament. Le +gouvernement romain fut donc plus longtemps aristocratique qu'aucun autre, +et put être longtemps l'espoir du parti aristocratique. + +Il est vrai que la démocratie finit par l'emporter dans Rome, mais, alors +même, les procédés et ce qu'on pourrait appeler les artifices du +gouvernement restèrent aristocratiques. Dans les comices par centuries les +voix étaient réparties d'après la richesse. Il n'en était pas tout à fait +autrement des comices par tribus; en droit, nulle distinction de richesse +n'y était admise; en fait, la classe pauvre, étant enfermée dans les +quatre tribus urbaines, n'avait que quatre suffrages à opposer aux trente +et un de la classe des propriétaires. D'ailleurs, rien n'était plus calme, +à l'ordinaire, que ces réunions; nul n'y parlait que le président ou celui +à qui il donnait la parole; on n'y écoutait guère d'orateurs; on y +discutait peu; tout se réduisait, le plus souvent, à voter par oui ou par +non, et à compter les votes; cette dernière opération, étant fort +compliquée, demandait beaucoup de temps et beaucoup de calme. Il faut +ajouter à cela que le Sénat n'était pas renouvelé tous les ans, comme dans +les cités démocratiques de la Grèce; il était à vie, et se recrutait à peu +près lui-même; il était véritablement un corps oligarchique. + +Les moeurs étaient encore plus aristocratiques que les institutions. Les +sénateurs avaient des places réservées au théâtre. Les riches seuls +servaient dans la cavalerie. Les grades de l'armée étaient en grande +partie réservés aux jeunes gens des grandes familles; Scipion n'avait pas +seize ans qu'il commandait déjà un escadron. + +La domination de la classe riche se soutint à Rome plus longtemps que dans +aucune autre ville. Cela tient à deux causes. L'une est que l'on fit de +grandes conquêtes, et que les profits en furent pour la classe qui était +déjà riche; toutes les terres enlevées aux vaincus furent possédées par +elle; elle s'empara du commerce des pays conquis, et y joignit les énormes +bénéfices de la perception des impôts et de l'administration des +provinces. Ces familles, s'enrichissant ainsi à chaque génération, +devinrent démesurément opulentes, et chacune d'elles fut une puissance +vis-à-vis du peuple. L'autre cause était que le Romain, même le plus +pauvre, avait un respect inné pour la richesse. Alors que la vraie +clientèle avait depuis longtemps disparu, elle fut comme ressuscitée sous +la forme d'un hommage rendu aux grandes fortunes; et l'usage s'établit que +les prolétaires allassent chaque matin saluer les riches. + +Ce n'est pas que la lutte des riches et des pauvres ne se soit vue à Rome +comme dans toutes les cités. Mais elle ne commença qu'au temps des +Gracques, c'est-à-dire après que la conquête était presque achevée. +D'ailleurs, cette lutte n'eut jamais à Rome le caractère de violence +qu'elle avait partout ailleurs. Le bas peuple de Rome ne convoita pas très +ardemment la richesse; il aida mollement les Gracques; il se refusa à +croire que ces réformateurs travaillassent pour lui, et il les abandonna +au moment décisif. Les lois agraires, si souvent présentées aux riches +comme une menace, laissèrent toujours le peuple assez indifférent et ne +l'agitèrent qu'à la surface. On voit bien qu'il ne souhaitait pas très- +vivement de posséder des terres; d'ailleurs, si on lui offrait le partage +des terres publiques, c'est-à-dire du domaine de l'État, du moins il +n'avait pas la pensée de dépouiller les riches de leurs propriétés. Moitié +par un respect invétéré, et moitié par habitude de ne rien faire, il +aimait à vivre à côté et comme à l'ombre des riches. + +Cette classe eut la sagesse d'admettre en elle les familles les plus +considérables des villes sujettes ou des alliés. Tout ce qui était riche +en Italie, arriva peu à peu à former la classe riche de Rome. Ce corps +grandit toujours en importance et fut maître de l'État. Il exerça seul les +magistratures, parce qu'elles coûtaient beaucoup à acheter; et il composa +seul le Sénat, parce qu'il fallait un cens très-élevé pour être sénateur. +Ainsi l'on vit se produire ce fait étrange, qu'en dépit des lois qui +étaient démocratiques, il se forma une noblesse, et que le peuple, qui +était tout-puissant, souffrit qu'elle s'élevât au-dessus de lui et ne lui +fit jamais une véritable opposition. + +Rome était donc, au troisième et au second siècle avant notre ère, la +ville la plus aristocratiquement gouvernée qu'il y eût en Italie et en +Grèce. Remarquons enfin que, si dans les affaires intérieures le Sénat +était obligé de ménager la foule, pour ce qui concernait la politique +extérieure il était maître absolu. C'était lui qui recevait les +ambassadeurs, qui concluait les alliances, qui distribuait les provinces +et les légions, qui ratifiait les actes des généraux, qui déterminait les +conditions faites aux vaincus: toutes choses qui, partout ailleurs, +étaient dans les attributions de l'assemblée populaire. Les étrangers, +dans leurs relations avec Rome, n'avaient donc jamais affaire an peuple; +ils n'entendaient parler que du Sénat, et on les entretenait dans cette +idée que le peuple n'avait aucun pouvoir. C'est là l'opinion qu'un Grec +exprimait à Flamininus: « Dans votre pays, disait-il, la richesse +gouverne, et tout le reste lui est soumis. » [22] + +Il résulta de là que, dans toutes les cités, l'aristocratie tourna les +yeux vers Rome, compta sur elle, l'adopta pour protectrice, et s'enchaîna +à sa fortune. Cela semblait d'autant plus permis que Rome n'était pour +personne une ville étrangère: Sabins, Latins, Étrusques voyaient en elle +une ville sabine, une ville latine ou une ville étrusque, et les Grecs +reconnaissaient en elle des Grecs. + +Dès que Rome se montra à la Grèce (199 avant Jésus-Christ), l'aristocratie +se livra à elle. Presque personne alors ne pensait qu'il y eût à choisir +entre l'indépendance et la sujétion; pour la plupart des hommes, la +question n'était qu'entre l'aristocratie et le parti populaire. Dans +toutes les villes, celui-ci était pour Philippe, pour Antiochus ou pour +Persée, celle-là pour Rome. On peut voir dans Polybe et dans Tite-Live que +si, en 198, Argos ouvre ses portes aux Macédoniens, c'est que le peuple y +domine; que, l'année suivante, c'est le parti des riches qui livre Opunte +aux Romains; que, chez les Acarnaniens, l'aristocratie fait un traité +d'alliance avec Rome, mais que, l'année d'après, ce traité est rompu, +parce que, dans l'intervalle, le peuple a repris l'avantage; que Thèbes +est dans l'alliance de Philippe tant que le parti populaire y est le plus +fort, et se rapproche de Rome aussitôt que l'aristocratie y devient +maîtresse; qu'à Athènes, à Démétriade, à Phocée, la populace est hostile +aux Romains; que Nabis, le tyran démocrate, leur fait la guerre; que la +ligue achéenne, tant qu'elle est gouvernée par l'aristocratie, leur est +favorable; que les hommes comme Philopémen et Polybe souhaitent +l'indépendance nationale, mais aiment encore mieux la domination romaine +que la démocratie; que dans la ligue achéenne elle-même il vient un moment +où le parti populaire surgit à son tour; qu'à partir de ce moment la ligue +est l'ennemie de Rome; que Diaeos et Critolaos sont à la fois les chefs de +la faction populaire et les généraux de la ligue contre les Romains; et +qu'ils combattent bravement à Scarphée et à Leucopetra, moins peut-être +pour l'indépendance de la Grèce que pour le triomphe de la démocratie. + +De tels faits disent assez comment Rome, sans faire de très-grands +efforts, obtint l'empire. L'esprit municipal disparaissait peu à peu. +L'amour de l'indépendance devenait un sentiment très-rare, et les coeurs +étaient tout entiers aux intérêts et aux passions des partis. +Insensiblement on oubliait la cité. Les barrières qui avaient autrefois +séparé les villes et en avaient fait autant de petits mondes distincts, +dont l'horizon bornait les voeux et les pensées de chacun, tombaient l'une +après l'autre. On ne distinguait plus, pour toute l'Italie et pour toute +la Grèce, que deux groupes d'hommes: d'une part, une classe +aristocratique; de l'autre, un parti populaire; l'une appelait la +domination de Rome, l'autre la repoussait. Ce fut l'aristocratie qui +l'emporta, et Rome acquit l'empire. + + +_4° Rome détruit partout le régime municipal._ + +Les institutions de la cité antique avaient été affaiblies et comme +épuisées par une série de révolutions. La domination romaine eut pour +premier résultat d'achever de les détruire, et d'effacer ce qui en +subsistait encore. C'est ce qu'on peut voir en observant dans quelle +condition les peuples tombèrent à mesure qu'ils furent soumis par Rome. + +Il faut d'abord écarter de notre esprit toutes les habitudes de la +politique moderne, et ne pas nous représenter les peuples entrant l'un +après l'autre dans l'État romain, comme, de nos jours, des provinces +conquises sont annexées à un royaume qui, en accueillant ces nouveaux +membres, recule ses limites. L'État romain, _civitas romana_, ne +s'agrandissait pas par la conquête; il ne comprenait toujours que les +familles qui figuraient dans la cérémonie religieuse du cens. Le +territoire romain, _ager romanus_, ne s'étendait pas davantage; il restait +enfermé dans les limites immuables que les rois lui avaient tracées et que +la cérémonie des Ambarvales sanctifiait chaque année. Une seule chose +s'agrandissait à chaque conquête: c'était la domination de Rome, _imperium +romanum_. + +Tant que dura la république, il ne vint à l'esprit de personne que les +Romains et les autres peuples pussent former une même nation. Rome pouvait +bien accueillir chez elle individuellement quelques vaincus, leur faire +habiter ses murs, et les transformer à la longue en Romains; mais elle ne +pouvait pas assimiler toute une population étrangère à sa population, tout +un territoire à son territoire. Cela ne tenait pas à la politique +particulière de Rome, mais à un principe qui était constant dans +l'antiquité, principe dont Rome se serait plus volontiers écartée +qu'aucune autre ville, mais dont elle ne pouvait pas s'affranchir +entièrement. Lors donc qu'un peuple était assujetti, il n'entrait pas dans +l'État romain, mais seulement dans la domination romaine. Il ne s'unissait +pas à Rome, comme aujourd'hui des provinces sont unies à une capitale; +entre les peuples et elle, Rome ne connaissait que deux sortes de lien, la +sujétion ou l'alliance. + +Il semblerait d'après cela que les institutions municipales dussent +subsister chez les vaincus, et que le monde dût être un vaste ensemble de +cités distinctes entre elles, et ayant à leur tête une cité maîtresse. Il +n'en était rien. La conquête romaine avait pour effet d'opérer dans +l'intérieur de chaque ville une véritable transformation. + +D'une part étaient les sujets, _dedititii_; c'étaient ceux qui, ayant +prononcé la formule de _deditio_, avaient livré au peuple romain « leurs +personnes, leurs murailles, leurs terres, leurs eaux, leurs maisons, leurs +temples, leurs dieux ». Ils avaient donc renoncé, non-seulement à leur +gouvernement municipal, mais encore à tout ce qui y tenait chez les +anciens, c'est-à-dire à leur religion et à leur droit privé. A partir de +ce moment, ces hommes ne formaient plus entre eux un corps politique; ils +n'avaient plus rien d'une société régulière. Leur ville pouvait rester +debout, mais leur cité avait péri. S'ils continuaient à vivre ensemble, +c'était sans avoir ni institutions, ni lois, ni magistrats. L'autorité +arbitraire d'un praefectus envoyé par Rome maintenait parmi eux l'ordre +matériel. [23] + +D'autre part étaient les alliés, _faederati_ ou _socii_. Ils étaient moins +mal traités. Le jour où ils étaient entrés dans la domination romaine, il +avait été stipulé qu'ils conserveraient leur régime municipal et +resteraient organisés en cités. Ils continuaient donc à avoir, dans chaque +ville, une constitution propre, des magistratures, un sénat, un prytanée, +des lois, des juges. La ville était réputée indépendante et semblait +n'avoir d'autres relations avec Rome que celles d'une alliée avec son +alliée. Toutefois, dans les termes du traité qui avait été rédigé au +moment de la conquête, Rome avait inséré cette formule: _majestatem populi +romani comiter conservato_. [24] Ces mots établissaient la dépendance de +la cité alliée à l'égard de la cité maîtresse, et comme ils étaient très- +vagues, il en résultait que la mesure de cette dépendance était toujours +au gré du plus fort. Ces villes qu'on appelait libres, recevaient des +ordres de Rome, obéissaient aux proconsuls, et payaient des impôts aux +publicains; leurs magistrats rendaient leurs comptes au gouverneur de la +province, qui recevait aussi les appels de leurs juges. [25] Or, telle +était la nature du régime municipal chez les anciens qu'il lui fallait une +indépendance complète ou qu'il cessait d'être. Entre le maintien des +institutions de la cité et la subordination à un pouvoir étranger, il y +avait une contradiction, qui n'apparaît peut-être pas clairement aux yeux +des modernes, mais qui devait frapper tous les hommes de cette époque. La +liberté municipale et l'empire de Rome étaient inconciliables; la première +ne pouvait être qu'une apparence, qu'un mensonge, qu'un amusement bon à +occuper les hommes. Chacune de ces villes envoyait, presque chaque année, +une députation à Rome, et ses affaires les plus intimes et les plus +minutieuses étaient réglées dans le Sénat. Elles avaient encore leurs +magistrats municipaux, archontes et stratéges, librement élus par elles; +mais l'archonte n'avait plus d'autre attribution que d'inscrire son nom +sur les registres publics pour marquer l'année, et le stratége, autrefois +chef de l'armée et de l'État, n'avait plus que le soin de la voirie et +l'inspection des marchés. [26] + +Les institutions municipales périssaient donc aussi bien chez les peuples +qu'on appelait alliés que chez ceux qu'on appelait sujets; il y avait +seulement cette différence que les premiers en gardaient encore les formes +extérieures. A vrai dire, la cité, telle que l'antiquité l'avait conçue, +ne se voyait plus nulle part, si ce n'était dans les murs de Rome. + +D'ailleurs Rome, en détruisant partout le régime de la cité, ne mettait +rien à la place. Aux peuples à qui elle enlevait leurs institutions, elle +ne donnait pas les siennes en échange. Elle ne songeait même pas à créer +des institutions nouvelles qui fussent à leur usage. Elle ne fit jamais +une constitution pour les peuples de son empire, et ne sut pas établir des +règles fixes pour les gouverner. L'autorité même qu'elle exerçait sur eux +n'avait rien de régulier. Comme ils ne faisaient pas partie de son État, +de sa cité, elle n'avait sur eux aucune action légale. Ses sujets étaient +pour elle des étrangers; aussi avait-elle vis-à-vis d'eux ce pouvoir +irrégulier et illimité que l'ancien droit municipal laissait au citoyen à +l'égard de l'étranger ou de l'ennemi. C'est sur ce principe que se régla +longtemps l'administration romaine, et voici comment elle procédait. + +Rome envoyait un de ses citoyens dans un pays; elle faisait de ce pays la +_province_ de cet homme, c'est-à-dire sa charge, son soin propre, son +affaire personnelle; c'était le sens du mot _provincia_. En même temps, +elle conférait à ce citoyen l'_imperium_; cela signifiait qu'elle se +dessaisissait en sa faveur, pour un temps déterminé, de la souveraineté +qu'elle possédait sur le pays. Dès lors, ce citoyen représentait en sa +personne tous les droits de la république, et, à ce titre, il était un +maître absolu. Il fixait le chiffre de l'impôt; il exerçait le pouvoir +militaire; il rendait la justice. Ses rapports avec les sujets ou les +alliés n'étaient réglés par aucune constitution. Quand il siégeait sur son +tribunal, il jugeait suivant sa seule volonté; aucune loi ne pouvait +s'imposer à lui, ni la loi des provinciaux, puisqu'il était Romain, ni la +loi romaine, puisqu'il jugeait des provinciaux. Pour qu'il y eût des lois +entre lui et ses administrés, il fallait qu'il les eût faites lui-même; +car lui seul pouvait se lier. Aussi l'_imperium_ dont il était revêtu, +comprenait-il la puissance législative. De là vient que les gouverneurs +eurent le droit et contractèrent l'habitude de publier, à leur entrée dans +la province, un code de lois qu'ils appelaient leur Édit, et auquel ils +s'engageaient moralement à se conformer. Mais comme les gouverneurs +changeaient tous les ans, ces codes changèrent aussi chaque année, par la +raison que la loi n'avait sa source que dans la volonté de l'homme +momentanément revêtu de l'imperium. Ce principe était si rigoureusement +appliqué que, lorsqu'un jugement avait été prononcé par le gouverneur, +mais n'avait pas été entièrement exécuté au moment de son départ de la +province, l'arrivée du successeur annulait de plein droit ce jugement, et +la procédure était à recommencer. [27] + +Telle était l'omnipotence du gouverneur. Il était la loi vivante. Quant à +invoquer la justice romaine contre ses violences ou ses crimes, les +provinciaux ne le pouvaient que s'ils trouvaient un citoyen romain qui +voulût leur servir de patron. [28] Car d'eux-mêmes ils n'avaient pas le +droit d'alléguer la loi de la cité ni de s'adresser à ses tribunaux. Ils +étaient des étrangers; la langue juridique et officielle les appelait +_peregrini_; tout ce que la loi disait du _hostis_ continuait à +s'appliquer à eux. + +La situation légale des habitants de l'empire apparaît clairement dans les +écrits des jurisconsultes romains. On y voit que les peuples sont +considérés comme n'ayant plus leurs lois propres et n'ayant pas encore les +lois romaines. Pour eux le droit n'existe donc en aucune façon. Aux yeux +du jurisconsulte romain, le provincial n'est ni mari, ni père, c'est-à- +dire que la loi ne lui reconnaît ni la puissance maritale ni l'autorité +paternelle. La propriété n'existe pas pour lui; il y a même une double +impossibilité à ce qu'il soit propriétaire: impossibilité à cause de sa +condition personnelle, parce qu'il n'est pas citoyen romain; impossibilité +à cause de la condition de sa terre, parce qu'elle n'est pas terre +romaine, et que la loi n'admet le droit de propriété complète que dans les +limites de l'_ager romanus_. Aussi les jurisconsultes enseignent-ils que +le sol provincial n'est jamais propriété privée, et que les hommes ne +peuvent en avoir que la possession et l'usufruit. [29] Or ce qu'ils +disent, au second siècle de notre ère, du sol provincial, avait été +également vrai du sol italien avant le jour où l'Italie avait obtenu le +droit de cité romaine, comme nous le verrons tout à l'heure. + +Il est donc avéré que les peuples, à mesure qu'ils entraient dans l'empire +romain, perdaient leur religion municipale, leur gouvernement, leur droit +privé. On peut bien croire que Rome adoucissait dans la pratique ce que la +sujétion avait de destructif. Aussi voit-on bien que, si la loi romaine ne +reconnaissait pas au sujet l'autorité paternelle, encore laissait-on cette +autorité subsister dans les moeurs. Si on ne permettait pas à un tel homme +de se dire propriétaire du sol, encore lui en laissait-on la possession; +il cultivait sa terre, la vendait, la léguait. On ne disait jamais que +cette terre fût sienne, mais on disait qu'elle était comme sienne, _pro +suo_. Elle n'était pas sa propriété, _dominium_, mais elle était dans ses +biens, _in bonis_. [30] Rome imaginait ainsi au profit du sujet une foule +de détours et d'artifices de langage. Assurément le génie romain, si ses +traditions municipales l'empêchaient de faire des lois pour les vaincus, +ne pouvait pourtant pas souffrir que la société tombât en dissolution. En +principe on les mettait en dehors du droit; en fait ils vivaient comme +s'ils en avaient un. Mais à cela près, et sauf la tolérance du vainqueur, +on laissait toutes les institutions des vaincus s'effacer et toutes leurs +lois disparaître. L'empire romain présenta, pendant plusieurs générations, +ce singulier spectacle: une seule cité restait debout et conservait des +institutions et un droit; tout le reste, c'est-à-dire plus de cent +millions d'âmes, ou n'avait plus aucune espèce de lois ou du moins n'en +avait pas qui fussent reconnues par la cité maîtresse. Le monde alors +n'était pas précisément un chaos; mais la force, l'arbitraire, la +convention, à défaut de lois et de principes, soutenaient seuls la +société. + +Tel fut l'effet de la conquête romaine sur les peuples qui en devinrent +successivement la proie. De la cité, tout tomba: la religion d'abord, puis +le gouvernement, et enfin le droit privé; toutes les institutions +municipales, déjà ébranlées depuis longtemps, furent enfin déracinées et +anéanties. Mais aucune société régulière, aucun système de gouvernement ne +remplaça tout de suite ce qui disparaissait. Il y eut un temps d'arrêt +entre le moment où les hommes virent le régime municipal se dissoudre, et +celui où ils virent naître un autre mode de société. La nation ne succéda +pas d'abord à la cité, car l'empire romain ne ressemblait en aucune +manière à une nation. C'était une multitude confuse, où il n'y avait +d'ordre vrai qu'en un point central, et où tout le reste n'avait qu'un +ordre factice et transitoire, et ne l'avait même qu'au prix de +l'obéissance. Les peuples soumis ne parvinrent à se constituer en un corps +organisé qu'en conquérant, à leur tour, les droits et les institutions que +Rome voulait garder pour elle; il leur fallut pour cela entrer dans la +cité romaine, s'y faire une place, s'y presser, la transformer elle aussi, +afin de faire d'eux et de Rome un même corps. Ce fut une oeuvre longue et +difficile. + + +_5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité romaine._ + +On vient de voir combien la condition de sujet de Rome était déplorable, +et combien le sort du citoyen devait être envié. La vanité n'avait pas +seule à souffrir; il y allait des intérêts les plus réels et les plus +chers. Qui n'était pas citoyen romain n'était réputé ni mari ni père; il +ne pouvait être légalement ni propriétaire ni héritier. Telle était la +valeur du titre de citoyen romain que sans lui on était en dehors du +droit, et que par lui on entrait dans la société régulière. Il arriva donc +que ce titre devint l'objet des plus vifs désirs des hommes. Le Latin, +l'Italien, le Grec, plus tard l'Espagnol et le Gaulois aspirèrent à être +citoyens romains, seul moyen d'avoir des droits et de compter pour quelque +chose. Tous, l'un après l'autre, à peu près dans l'ordre où ils étaient +entrés dans l'empire de Rome, travaillèrent à entrer dans la cite romaine, +et, après de longs efforts, y réussirent. + +Cette lente introduction des peuples dans l'État romain est le dernier +acte de la longue histoire de la transformation sociale des anciens. Pour +observer ce grand événement dans toutes ses phases successives, il faut le +voir commencer au quatrième siècle avant notre ère. + +Le Latium avait été soumis; des quarante petits peuples qui l'habitaient, +Rome en avait exterminé la moitié, en avait dépouillé quelques-uns de +leurs terres, et avait laissé aux autres le titre d'alliés. En 340, ceux- +ci s'aperçurent que l'alliance était toute à leur détriment, qu'il leur +fallait obéir en tout, et qu'ils étaient condamnés à prodiguer, chaque +année, leur sang et leur argent pour le seul profit de Rome. Ils se +coalisèrent; leur chef Annius formula ainsi leurs réclamations dans le +Sénat de Rome: « Qu'on nous donne l'égalité; ayons mêmes lois; ne formons +avec vous qu'un seul État, _una civitas_; n'ayons qu'un seul nom, et qu'on +nous appelle tous également Romains. » Annius énonçait ainsi dès l'année +340 le voeu que tous les peuples de l'empire conçurent l'un après l'autre, +et qui ne devait être complètement réalisé qu'après cinq siècles et demi. +Alors une telle pensée était bien nouvelle, bien inattendue; les Romains +la déclarèrent monstrueuse et criminelle; elle était, en effet, contraire +à la vieille religion et au vieux droit des cités. Le consul Manlius +répondit que, s'il arrivait qu'une telle proposition fût acceptée, lui, +consul, tuerait de sa main le premier Latin qui viendrait siéger dans le +Sénat; puis, se tournant vers l'autel, il prit le dieu à témoin, disant: +« Tu as entendu, ô Jupiter, les paroles impies qui sont sorties de la +bouche de cet homme! Pourras-tu tolérer, ô dieu, qu'un étranger vienne +s'asseoir dans ton temple sacré, comme sénateur, comme consul? » Manlius +exprimait ainsi le vieux sentiment de répulsion qui séparait le citoyen de +l'étranger. Il était l'organe de l'antique loi religieuse, qui prescrivait +que l'étranger fût détesté des hommes, parce qu'il était maudit des dieux +de la cité. Il lui paraissait impossible qu'un Latin fût sénateur, parce +que le lieu de réunion du Sénat était un temple et que les dieux romains +ne pouvaient pas souffrir dans leur sanctuaire la présence d'un étranger. + +La guerre s'ensuivit; les Latins vaincus firent _dédition_, c'est-à-dire +livrèrent aux Romains leurs villes, leurs cultes, leurs lois, leurs +terres. Leur position était cruelle. Un consul dit dans le Sénat que, si +l'on ne voulait pas que Rome fût entourée d'un vaste désert, il fallait +régler le sort des Latins avec quelque clémence. Tite-Live n'explique pas +clairement ce qui fut fait; s'il faut l'en croire, on donna aux Latins le +droit de cité romaine, mais sans y comprendre, dans l'ordre politique le +droit de suffrage, ni dans l'ordre civil le droit de mariage; on peut +noter en outre que ces nouveaux citoyens n'étaient pas comptés dans le +cens. On voit bien que le Sénat trompait les Latins, en leur appliquant le +nom de citoyens romains; ce titre déguisait une véritable sujétion, +puisque les hommes qui le portaient avaient les obligations du citoyen +sans en avoir les droits. Cela est si vrai que plusieurs villes latines se +révoltèrent pour qu'on leur retirât ce prétendu droit de cité. + +Une centaine d'années se passent, et, sans que Tite-Live nous en +avertisse, on reconnaît bien que Rome a changé de politique. La condition +de Latins ayant droit de cité sans suffrage et sans _connubium_, n'existe +plus. Rome leur a repris ce titre de citoyen, ou plutôt elle a fait +disparaître ce mensonge, et elle s'est décidée à rendre aux différentes +villes leur gouvernement municipal, leurs lois, leurs magistratures. + +Mais, par un trait de grande habileté, Rome ouvrait une porté qui, si +étroite qu'elle fût, permettait aux sujets d'entrer dans la cité romaine. +Elle accordait que tout Latin qui aurait exercé une magistrature dans sa +ville natale, fût citoyen romain à l'expiration de sa charge. [31] Cette +fois, le don du droit de cité était complet et sans réserve: suffrages, +magistratures, cens, mariage, droit privé, tout s'y trouvait. Rome se +résignait à partager avec l'étranger sa religion, son gouvernement, ses +lois; seulement, ses faveurs étaient individuelles et s'adressaient, non à +des villes entières, mais à quelques hommes dans chacune d'elles. Rome +n'admettait dans son sein que ce qu'il y avait de meilleur, de plus riche, +de plus considéré dans le Latium. + +Ce droit de cité devint alors précieux, d'abord parce qu'il était complet, +ensuite parce qu'il était un privilège. Par lui, on figurait dans les +comices de la ville la plus puissante de l'Italie; on pouvait être consul +et commander des légions. Il avait aussi de quoi satisfaire les ambitions +plus modestes; grâce à lui on pouvait s'allier par mariage à une famille +romaine; on pouvait s'établir à Rome et y être propriétaire; on pouvait +faire le négoce dans Rome, qui devenait déjà l'une des premières places de +commerce du monde. On pouvait entrer dans les compagnies de publicains, +c'est-à-dire prendre part aux énormes bénéfices que procurait la +perception des impôts ou la spéculation sur les terres de l'_ager +publicus_. En quelque lieu qu'on habitât, on était protégé très- +efficacement; on échappait à l'autorité des magistrats municipaux, et on +était à l'abri des caprices des magistrats romains eux-mêmes. A être +citoyen de Rome on gagnait honneurs, richesse, sécurité. + +Les Latins se montrèrent donc empressés à rechercher ce titre et usèrent +de toutes sortes de moyens pour l'acquérir. Un jour que Rome voulut se +montrer un peu sévère, elle découvrit que 12,000 d'entre eux l'avaient +obtenu par fraude. + +Ordinairement Rome fermait les yeux, songeant que par là sa population +s'augmentait et que les pertes de la guerre étaient réparées. Mais les +villes latines souffraient; leurs plus riches habitants devenaient +citoyens romains, et le Latium s'appauvrissait. L'impôt, dont les plus +riches étaient exempts à titre de citoyens romains, devenait de plus en +plus lourd, et le contingent de soldats qu'il fallait fournir à Rome était +chaque, année plus difficile à compléter. Plus était grand le nombre de +ceux qui obtenaient le droit de cité, plus était dure la condition de ceux +qui ne l'avaient pas. Il vint un temps où les villes latines demandèrent +que ce droit de cité cessât d'être un privilège. Les villes italiennes +qui, soumises depuis deux siècles, étaient à peu près dans la même +condition que les villes latines, et voyaient aussi leurs plus riches +habitants les abandonner pour devenir Romains, réclamèrent pour elles ce +droit de cité. Le sort des sujets ou des alliés était devenu d'autant +moins supportable à cette époque, que la démocratie romaine agitait alors +la grande question des lois agraires. Or, le principe de toutes ces lois +était que ni le sujet ni l'allié ne pouvait être propriétaire du sol, sauf +un acte formel de la cité, et que la plus grande partie des terres +italiennes appartenait à la république; un parti demandait donc que ces +terres, qui étaient occupées presque toutes par des Italiens, fussent +reprises par l'État et partagées entre les pauvres de Rome. Les Italiens +étaient donc menacés d'une ruine générale; ils sentaient vivement le +besoin d'avoir des droits civils, et ils ne pouvaient en avoir qu'en +devenant citoyens romains. + +La guerre qui s'ensuivit fut appelée la guerre _sociale_; c'étaient les +alliés de Rome qui prenaient les armes pour ne plus être alliés et devenir +Romains. Rome victorieuse fut pourtant contrainte d'accorder ce qu'on lui +demandait, et les Italiens reçurent le droit de cité. Assimilés dès lors +aux Romains, ils purent voter au forum; dans la vie privée, ils furent +régis par les lois romaines; leur droit sur le sol fut reconnu, et la +terre italienne, à l'égal de la terre romaine, put être possédée en +propre. Alors s'établit le _jus italicum_, qui était le droit, non de la +personne italienne, puisque l'Italien était devenu Romain, mais du sol +italique, qui fut susceptible de propriété, comme s'il était _ager +romanus_. [32] + +À partir de ce temps-là, l'Italie entière forma un seul État. Il restait +encore à faire entrer dans l'unité romaine les provinces. + +Il faut faire une distinction entre les provinces d'Occident et la Grèce. +A l'Occident étaient la Gaule et l'Espagne qui, avant la conquête, +n'avaient pas connu le véritable régime municipal. Rome s'attacha à créer +ce régime chez ces peuples, soit qu'elle ne crût pas possible de les +gouverner autrement, soit que, pour les assimiler peu à peu aux +populations italiennes, il fallût les faire passer par la même route que +ces populations avaient suivie. De là vient que les empereurs, qui +supprimaient toute vie politique à Rome, entretenaient avec soin les +formes de la liberté municipale dans les provinces. Il se forma ainsi des +cités en Gaule; chacune d'elles eut son Sénat, son corps aristocratique, +ses magistratures électives; chacune eut même son culte local, son +_Genius_, sa divinité poliade, à l'image de ce qu'il y avait dans +l'ancienne Grèce et l'ancienne Italie. Or ce régime municipal qu'on +établissait ainsi, n'empêchait pas les hommes d'arriver à la cité romaine; +il les y préparait au contraire. Une hiérarchie habilement combinée entre +ces villes marquait les degrés par lesquels elles devaient s'approcher +insensiblement de Rome pour s'assimiler enfin à elle. On distinguait: 1° +les alliés, qui avaient un gouvernement et des lois propres, et nul lien +de droit avec les citoyens romains; 2° les colonies, qui jouissaient du +droit civil des Romains, sans en avoir les droits politiques; 3° les +villes de droit italique, c'est-à-dire celles à qui la faveur de Rome +avait accordé le droit de propriété complète sur leurs terres, comme si +ces terres eussent été en Italie; 4° les villes de droit latin, c'est-à- +dire celles dont les habitants pouvaient, suivant l'usage autrefois établi +dans le Latium, devenir citoyens romains, après avoir exercé une +magistrature municipale. Ces distinctions étaient si profondes qu'entre +personnes de deux catégories différentes il n'y avait ni mariage possible +ni aucune relation légale. Mais les empereurs eurent soin que les villes +pussent s'élever, à la longue et d'échelon en échelon, de la condition de +sujet ou d'allié au droit italique, du droit italique au droit latin. +Quand une ville en était arrivée là, ses principales familles devenaient +romaines l'une après l'autre. + +La Grèce entra aussi peu à peu dans l'État romain. Chaque ville conserva +d'abord les formes et les rouages du régime municipal. Au moment de la +conquête, la Grèce s'était montrée désireuse de garder son autonomie; on +la lui laissa, et plus longtemps peut-être qu'elle ne l'eût voulu. Au bout +de peu de générations, elle aspira à se faire romaine; la vanité, +l'ambition, l'intérêt y travaillèrent. + +Les Grecs n'avaient pas pour Rome cette haine que l'on porte ordinairement +à un maître étranger; ils l'admiraient, ils avaient pour elle de la +vénération; d'eux-mêmes ils lui vouaient un culte et lui élevaient des +temples comme à un dieu. Chaque ville oubliait sa divinité poliade et +adorait à sa place la déesse Rome et le dieu César; les plus belles fêtes +étaient pour eux, et les premiers magistrats n'avaient pas de fonction +plus haute que celle de célébrer en grande pompe les jeux Augustaux. Les +hommes s'habituaient ainsi à lever les yeux au-dessus de leurs cités; ils +voyaient dans Rome la cité par excellence, la vraie patrie, le prytanée de +tous les peuples. La ville où l'on était né paraissait petite; ses +intérêts n'occupaient plus la pensée; les honneurs qu'elle donnait ne +satisfaisaient plus l'ambition. On ne s'estimait rien, si l'on n'était pas +citoyen romain. Il est vrai que, sous les empereurs, ce titre ne conférait +plus de droits politiques; mais il offrait de plus solides avantages, +puisque l'homme qui en était revêtu acquérait en même temps le plein droit +de propriété, le droit d'héritage, le droit de mariage, l'autorité +paternelle et tout le droit privé de Rome. Les lois que chacun trouvait +dans sa ville, étaient des lois variables et sans fondement, qui n'avaient +qu'une valeur de tolérance; le Romain les méprisait et le Grec lui-même +les estimait peu. Pour avoir des lois fixes, reconnues de tous et vraiment +saintes, il fallait avoir les lois romaines. + +On ne voit pas que ni la Grèce entière ni même une ville grecque ait +formellement demandé ce droit de cité si désiré; mais les hommes +travaillèrent individuellement à l'acquérir, et Rome s'y prêta d'assez +bonne grâce. Les uns l'obtinrent de la faveur de l'empereur; d'autres +l'achetèrent; on l'accorda à ceux qui donnaient trois enfants à la +société, ou qui servaient dans certains corps de l'armée; quelquefois il +suffit pour l'obtenir d'avoir construit un navire de commerce d'un tonnage +déterminé, ou d'avoir porté du blé à Rome. Un moyen facile et prompt de +l'acquérir était de se vendre comme esclave à un citoyen romain; car +l'affranchissement dans les formes légales conduisait au droit de cité. +[33] + +L'homme qui possédait le titre de citoyen romain ne faisait plus partie +civilement ni politiquement de sa ville natale. Il pouvait continuer à +l'habiter, mais il y était réputé étranger; il n'était plus soumis aux +lois de la ville, n'obéissait plus à ses magistrats, n'en supportait plus +les charges pécuniaires. [34] C'était la conséquence du vieux principe qui +ne permettait pas qu'un même homme appartînt à deux cités à la fois. [35] +Il arriva naturellement qu'après quelques générations il y eut dans chaque +ville grecque un assez grand nombre d'hommes, et c'étaient ordinairement +les plus riches, qui ne reconnaissaient ni le gouvernement ni le droit de +cette ville. Le régime municipal périt ainsi lentement et comme de mort +naturelle. Il vint un jour où la cité fut un cadre qui ne renferma plus +rien, où les lois locales ne s'appliquèrent presque plus à personne, où +les juges municipaux n'eurent plus de justiciables. + +Enfin, quand huit ou dix générations eurent soupiré après le droit de cité +romaine, et que tout ce qui avait quelque valeur l'eut obtenu, alors parut +un décret impérial qui l'accorda à tous les hommes libres sans +distinction. + +Ce qui est étrange ici, c'est qu'on ne peut dire avec certitude ni la date +de ce décret ni le nom du prince qui l'a porté. On en fait honneur avec +quelque vraisemblance à Caracalla, c'est-à-dire à un prince qui n'eut +jamais de vues bien élevées; aussi ne le lui attribue-t-on que comme une +simple mesure fiscale. On ne rencontre guère dans l'histoire de décrets +plus importants que celui-là: il supprimait la distinction qui existait +depuis la conquête romaine entre le peuple dominateur et les peuples +sujets; il faisait même disparaître la distinction beaucoup plus vieille +que la religion et le droit avaient marquée entre les cités. Cependant les +historiens de ce temps-là n'en ont pas pris note, et nous ne le +connaissons que par deux textes vagues des jurisconsultes et une courte +indication de Dion Cassius. [36] Si ce décret n'a pas frappé les +contemporains et n'a pas été remarqué de ceux qui écrivaient alors +l'histoire, c'est que le changement dont il était l'expression légale +était achevé depuis longtemps. L'inégalité entre les citoyens et les +sujets s'était affaiblie à chaque génération et s'était peu à peu effacée. +Le décret put passer inaperçu, sous le voile d'une mesure fiscale; il +proclamait et faisait passer dans le domaine du droit ce qui était déjà un +fait accompli. + +Le titre de citoyen commença alors à tomber en désuétude, ou, s'il fut +encore employé, ce fut pour désigner la condition d'homme libre opposée à +celle d'esclave. A partir de ce temps-là, tout ce qui faisait partie de +l'empire romain, depuis l'Espagne jusqu'à l'Euphrate, forma véritablement +un seul peuple et un seul État. La distinction des cités avait disparu; +celle des nations n'apparaissait encore que faiblement. Tous les habitants +de cet immense empire étaient également Romains. Le Gaulois abandonna son +nom de Gaulois et prit avec empressement celui de Romain; ainsi fit +l'Espagnol; ainsi fit l'habitant de la Thrace ou de la Syrie. Il n'y eut +plus qu'un seul nom, qu'une seule patrie, qu'un seul gouvernement, qu'un +seul droit. + +On voit combien la cité romaine s'était développée d'âge en âge. A +l'origine elle n'avait contenu que des patriciens et des clients; ensuite +la classe plébéienne y avait pénétré, puis les Latins, puis les Italiens; +enfin vinrent les provinciaux. La conquête n'avait pas suffi à opérer ce +grand changement. Il avait fallu la lente transformation des idées, les +concessions prudentes mais non interrompues des empereurs, et +l'empressement des intérêts individuels. Alors toutes les cités +disparurent peu à peu; et la cité romaine, la dernière debout, se +transforma elle-même si bien qu'elle devint la réunion d'une douzaine de +grands peuples sous un maître unique. Ainsi tomba le régime municipal. + +Il n'entre pas dans notre sujet de dire par quel système de gouvernement +ce régime fut remplacé, ni de chercher si ce changement fut d'abord plus +avantageux que funeste aux populations. Nous devons nous arrêter au moment +où les vieilles formes sociales que l'antiquité avait établies furent +effacées pour jamais. + + +NOTES + +[1] L'origine troyenne de Rome était une opinion reçue avant même que Rome +fût en rapports suivis avec l'Orient. Un vieux devin, dans une prédiction +qui se rapportait à la seconde guerre punique, donnait au Romain +l'épithète de _trojugena_. Tite-Live, XXV, 12. + +[2] Tite-Live, I, 5. Virgile, VIII. Ovide, _Fast._, I, 579. Plutarque, +_Quest. rom._, 56. Strabon, V, p. 230. + +[3] Denys, I, 85. Varron, _L. L._, V, 42. Virgile, VIII, 358. + +[4] Des trois noms des tribus primitives, les anciens ont toujours cru que +l'un était un nom latin, l'autre un nom sabin, le troisième un nom +étrusque. + +[5] Denys, I, 85. + +[6] Plutarque, _Quest. rom._, 76. + +[7] Pausanias, V, 23, 24. Comparez Tite-Live, XXIX, 12; XXXVII, 37. + +[8] Pausanias, VIII, 43. Strabon, V, p. 232. + +[9] Servius, _ad Aen._, III, 12. + +[10] Denys, II, 30. + +[11] Tite-Live, IX, 43; XXIII, 4. + +[12] Tite-Live, I, 45. Denys, IV, 48, 49. + +[13] Tite-Live, V, 21, 22; VI, 29. Ovide, _Fast._, III, 837, 843. +Plutarque, _Parallèle des hist. gr. et rom._, 75. + +[14] Cincius, cité par Arnobe, _Adv. gentes_, III, 38. + +[15] Thucydide, II, 2; III, 65, 70; V, 29, 76. + +[16] Thucydide, III, 47. Xénophon, _Helléniques_, VI, 3. + +[17] Denys, VI, 2. + +[18] Tite-Live, IV, 9, 10. + +[19] Tite-Live, VIII, 11. + +[20] Tite-Live, IX, 24, 25; X, 1. + +[21] Tite-Live, XXIII, 13, 14, 39; XXIV, 2, 3. + +[22] Tite-Live, XXXIV, 31. + +[23] Tite-Live, I, 38; VII, 31; IX, 20; XXVI, 16; XXVIII, 34. Cicéron, _De +lege agr._, I, 6; II, 32. Festus, v° _Praefecturae_. + +[24] Cicéron, _pro Balbo_, 16. + +[25] Tite-Live, XLV, 18. Cicéron, _ad Att_., VI, 1; VI, 2. Appien, +_Guerres civiles_, I, 102. Tacite, XV, 45. + +[26] Philostrate, _Vie des sophistes_, I, 23. Boeckh, _Corp. inscr._, +passim. + +[27] Gaius, IV, 103, 105. + +[28] Cicéron, _De orat._, I, 9. + +[29] Gaius, II, 7. Cicéron, _pro Flacco_, 32. + +[30] Gaius, I, 54; II, 5, 6, 7. + +[31] Appien, _Guerres civiles_, II, 26. + +[32] Aussi est-il appelé dès lors, en droit, _res mancipi_. Voy. Ulpien. + +[33] Suétone, _Néron_. 24. Pétrone, 57. Ulpien, III. Gaius, I, 16, 17. + +[34] Il devenait un étranger à l'égard de sa famille même, si elle n'avait +pas comme lui le droit de cité. Il n'héritait pas d'elle. Pline, +_Panégyrique_, 37. + +[35] Cicéron, _pro Balbo_, 28; _pro Archia_, 5; _pro Coecina_, 36. +Cornélius Nepos, _Atticus_, 9. La Grèce avait depuis longtemps abandonné +ce principe; mais Rome s'y tenait fidèlement. + +[36] « _Antoninus Pius jus romanae civitatis omnibus subjectis donavit_. » +Justinien, _Novelles_, 78, ch. 5. « _In orbe romano qui sunt, ex +constitutione imperatoris Antonini, cives romani effecti sunt_. » Ulpien, +au _Digeste_, liv. I, tit. 5, 17. On sait d'ailleurs par Spartien que +Caracalla se faisait appeler Antonin dans les actes officiels. Dion +Cassius dit que Caracalla donna à tous les habitants de l'empire le droit +de cité pour généraliser l'impôt du dixième sur les affranchissements et +sur les successions. -- La distinction entre pérégrins, Latins et citoyens +n'a pas entièrement disparu; on la trouve encore dans Ulpien et dans le +Code; il parut, en effet, naturel que les esclaves affranchis ne +devinssent pas aussitôt citoyens romains, mais passassent par tous les +anciens échelons qui séparaient la servitude du droit de cité. On voit +aussi à certains indices que la distinction entre les terres italiques et +les terres provinciales subsista encore assez longtemps (_Code_, VII, 25; +VII, 31; X, 39; _Digeste_, liv. L, tit. 1). Ainsi la ville de Tyr en +Phénicie, encore après Caracalla, jouissait par privilège du droit +italique (_Digeste_, IV, 15); le maintien de cette distinction s'explique +par l'intérêt des empereurs, qui ne voulaient pas se priver des tributs +que le sol provincial payait au fisc. + + + + +CHAPITRE III. + +LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT. + + +La victoire du christianisme marque la fin de la société antique. Avec la +religion nouvelle s'achève cette transformation sociale que nous avons vue +commencer six ou sept siècles avant elle. + +Pour savoir combien les principes et les règles essentielles de la +politique furent alors changés, il suffit de se rappeler que l'ancienne +société avait été constituée par une vieille religion dont le principal +dogme était que chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une +cité, et n'existait que pour elle. C'était le temps des dieux domestiques +et des divinités poliades. Cette religion avait enfanté le droit; les +relations entre les hommes, la propriété, l'héritage, la procédure, tout +s'était trouvé réglé, non par les principes de l'équité naturelle, mais +par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte. +C'était elle aussi qui avait établi un gouvernement parmi les hommes: +celui du père dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cité. +Tout était venu de la religion, c'est-à-dire de l'opinion que l'homme +s'était faite de la divinité. Religion, droit, gouvernement s'étaient +confondus et n'avaient été qu'une même chose sous trois aspects divers. + +Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social des anciens, où la +religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie +publique; où l'État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le +magistrat un prêtre, la loi une formule sainte; où le patriotisme était de +la piété, l'exil une excommunication; où la liberté individuelle était +inconnue, où l'homme était asservi à l'État par son âme, par son corps, +par ses biens; où la haine était obligatoire contre l'étranger, où la +notion du droit et du devoir, de la justice et de l'affection s'arrêtait +aux limites de la cité; où l'association humaine était nécessairement +bornée dans une certaine circonférence, autour d'un prytanée, et où l'on +ne voyait pas la possibilité de fonder des sociétés plus grandes. Tels +furent les traits caractéristiques des cités grecques et italiennes +pendant la première période de leur histoire. + +Mais peu à peu, nous l'avons vu, la société se modifia. Des changements +s'accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même temps que +dans les croyances. Déjà, dans les cinq siècles qui précèdent le +christianisme, l'alliance n'était plus aussi intime entre la religion +d'une part, le droit et la politique de l'autre. Les efforts des classes +opprimées, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des +philosophes, le progrès de la pensée, avaient ébranlé les vieux principes +de l'association humaine. On avait fait d'incessants efforts pour +s'affranchir de l'empire de cette vieille religion, à laquelle l'homme ne +pouvait plus croire; le droit et la politique, comme la morale, s'étaient +peu à peu dégagés de ses liens. + +Seulement, cette espèce de divorce venait de l'effacement de l'ancienne +religion; si le droit et la politique commençaient à être quelque peu +indépendants, c'est que les hommes cessaient d'avoir des croyances; si la +société n'était plus gouvernée par la religion, cela tenait surtout à ce +que la religion n'avait plus de force. Or, il vint un jour où le sentiment +religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme chrétienne, la +croyance ressaisit l'empire de l'âme. N'allait-on pas voir alors +reparaître l'antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi +et de la loi? + +Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravivé, il +prit encore une expression plus haute et moins matérielle. Tandis +qu'autrefois on s'était fait des dieux de l'âme humaine ou des grandes +forces physiques, on commença à concevoir Dieu comme véritablement +étranger, par son essence, à la nature humaine d'une part, au monde de +l'autre. Le Divin fut décidément placé en dehors de la nature visible et +au-dessus d'elle. Tandis qu'autrefois chaque homme s'était fait son dieu, +et qu'il y en avait eu autant que de familles et de cités, Dieu apparut +alors comme un être unique, immense, universel, seul animant les mondes, +et seul devant remplir le besoin d'adoration qui est en l'homme. Au lieu +qu'autrefois la religion, chez les peuples de la Grèce et de l'Italie, +n'était guère autre chose qu'un ensemble de pratiques, une série de rites +que l'on répétait sans y voir aucun sens, une suite de formules que +souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une +tradition qui se transmettait d'âge en âge et ne tenait son caractère +sacré que de son antiquité, au lieu de cela, la religion fut un ensemble +de dogmes et un grand objet proposé à la foi. Elle ne fut plus extérieure; +elle siégea surtout dans la pensée de l'homme. Elle ne fut plus matière; +elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de +l'adoration: l'homme ne donna plus à Dieu l'aliment et le breuvage; la +prière ne fut plus une formule d'incantation; elle fut un acte de foi et +une humble demande. L'âme fut dans une autre relation avec la divinité: la +crainte des dieux fut remplacée par l'amour de Dieu. + +Le christianisme apportait encore d'autres nouveautés. Il n'était la +religion domestique d'aucune famille, la religion nationale d'aucune cité +ni d'aucune race. Il n'appartenait ni à une caste ni à une corporation. +Dès son début, il appelait à lui l'humanité entière. Jésus-Christ disait à +ses disciples: « Allez et instruisez _tous les peuples_. » + +Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que les premiers +disciples eurent un moment d'hésitation; on peut voir dans les Actes des +apôtres que plusieurs se refusèrent d'abord à propager la nouvelle +doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces +disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne +voulait pas être adoré par des étrangers; comme les Romains et les Grecs +des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que +propager le nom et le culte de ce dieu c'était se dessaisir d'un bien +propre et d'un protecteur spécial, et qu'une telle propagande était à la +fois contraire au devoir et à l'intérêt. Mais Pierre répliqua à ces +disciples: « Dieu ne fait pas de différence entre les gentils et nous. » +Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute occasion et sous +toute espèce de forme: « Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la +foi. Dieu n'est-il Dieu que des Juifs? non, certes, il l'est aussi des +gentils... Les gentils sont appelés au même héritage que les Juifs. » + +Il y avait en tout cela quelque chose de très-nouveau. Car partout, dans +le premier âge de l'humanité, on avait conçu la divinité comme s'attachant +spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les +Athéniens à la Pallas athénienne, les Romains au Jupiter capitolin. Le +droit de pratiquer un culte avait été un privilège. L'étranger avait été +repoussé des temples; le non-Juif n'avait pas pu entrer dans le temple des +Juifs; le Lacédémonien n'avait pas eu le droit d'invoquer Pallas +athénienne. Il est juste de dire que, dans les cinq siècles qui +précédèrent le christianisme, tout ce qui pensait s'insurgeait déjà contre +ces règles étroites. La philosophie avait enseigné maintes fois, depuis +Anaxagore, que le Dieu de l'univers recevait indistinctement les hommages +de tous les hommes. La religion d'Éleusis avait admis des initiés de +toutes les villes. Les cultes de Cybèle, de Sérapis et quelques autres +avaient accepté indifféremment des adorateurs de toutes nations. Les Juifs +avaient commencé à admettre l'étranger dans leur religion, les Grecs et +les Romains l'avaient admis dans leurs cités. Le christianisme, venant +après tous ces progrès de la pensée et des institutions, présenta à +l'adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu +qui était à tous, qui n'avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait +ni les races, ni les familles, ni les États. + +Pour ce Dieu il n'y avait plus d'étrangers. L'étranger ne profanait plus +le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule présence. Le temple +fut ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d'être +héréditaire, parce que la religion n'était plus un patrimoine. Le culte ne +fut plus tenu secret; les rites, les prières, les dogmes ne furent plus +cachés; au contraire, il y eut désormais un enseignement religieux, qui ne +se donna pas seulement, mais qui s'offrit, qui se porta au-devant des plus +éloignés, qui alla chercher les plus indifférents. L'esprit de propagande +remplaça la loi d'exclusion. + +Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations entre les +peuples que pour le gouvernement des États. + +Entre les peuples, la religion ne commanda plus la haine; elle ne fit plus +un devoir au citoyen de détester l'étranger; il fut de son essence, au +contraire, de lui enseigner qu'il avait envers l'étranger, envers +l'ennemi, des devoirs de justice et même de bienveillance. Les barrières +entre les peuples et les races furent ainsi abaissées; le _pomoerium_ +disparut; « Jésus-Christ, dit l'apôtre, a rompu la muraille de séparation +et d'inimitié. » -- « Il y a plusieurs membres, dit-il encore; mais tous +ne font qu'un seul corps. Il n'y a ni gentil, ni Juif; ni circoncis, ni +incirconcis; ni barbare, ni Scythe. Tout le genre humain est ordonné dans +l'unité. » On enseigna même aux peuples qu'ils descendaient tous d'un même +père commun. Avec l'unité de Dieu, l'unité de la face humaine apparut aux +esprits; et ce fut dès lors une nécessité de la religion de défendre à +l'homme de haïr les autres hommes. + +Pour ce qui est du gouvernement de l'État, on peut dire que le +christianisme l'a transformé dans son essence, précisément parce qu'il ne +s'en est pas occupé. Dans les vieux âges, la religion et l'État ne +faisaient qu'un; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait +son peuple; le même code réglait les relations entre les hommes et les +devoirs envers les dieux de la cité. La religion commandait alors à +l'État, et lui désignait ses chefs par la voix du sort ou par celle des +auspices; l'État, à son tour, intervenait dans le domaine de la conscience +et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cité. Au lieu de +cela, Jésus-Christ enseigne que son empire n'est pas de ce monde. Il +sépare la religion du gouvernement. La religion, n'étant plus terrestre, +ne se mêle plus que le moins qu'elle peut aux choses de la terre. Jésus- +Christ ajoute: « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à +Dieu. » C'est la première fois que l'on distingue si nettement Dieu de +l'État. Car César, à cette époque, était encore le grand pontife, le chef +et le principal organe de la religion romaine; il était le gardien et +l'interprète des croyances; il tenait dans ses mains le culte et le dogme. +Sa personne même était sacrée et divine; car c'était précisément un des +traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs +de la royauté antique, ils n'avaient garde d'oublier ce caractère divin +que l'antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux prêtres-fondateurs. +Mais voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le paganisme et +l'empire voulaient renouer; il proclame que la religion n'est plus l'État, +et qu'obéir à César n'est plus la même chose qu'obéir à Dieu. + +Le christianisme achève de renverser les cultes locaux; il éteint les +prytanées, brise définitivement les divinités poliades. Il fait plus: il +ne prend pas pour lui l'empire que ces cultes avaient exercé sur la +société civile. Il professe qu'entre l'État et la religion il n'y a rien +de commun; il sépare ce que toute l'antiquité avait confondu. On peut +d'ailleurs remarquer que, pendant trois siècles, la religion nouvelle +vécut tout à fait en dehors de l'action de l'État; elle sut se passer de +sa protection et lutter même contre lui. Ces trois siècles établirent un +abîme entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et +comme le souvenir de cette glorieuse époque n'a pas pu s'effacer, il s'en +est suivi que cette distinction est devenue une vérité vulgaire et +incontestable que les efforts mêmes d'une partie du clergé n'ont pas pu +déraciner. + +Ce principe fut fécond en grands résultats. D'une part, la politique fut +définitivement affranchie des règles strictes que l'ancienne religion lui +avait tracées. On put gouverner les hommes sans avoir à se plier à des +usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans +conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La +politique fut plus libre dans ses allures; aucune autre autorité que celle +de la loi morale ne la gêna plus. D'autre part, si l'État fut plus maître +en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié +de l'homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l'homme +n'appartenait plus à la société que par une partie de lui-même, qu'il +était engagé à elle par son corps et par ses intérêts matériels, que, +sujet d'un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d'une république, +il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son âme, il était libre +et n'était engagé qu'à Dieu. + +Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation; il avait rendu l'homme à +lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce qui n'était que +l'effort d'énergie d'une secte courageuse, le christianisme fit la règle +universelle et inébranlable des générations suivantes; de ce qui n'était +que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l'humanité. + +Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur l'omnipotence +de l'État chez les anciens, si l'on songe à quel point la cité, au nom de +son caractère sacré et de la religion qui était inhérente à elle, exerçait +un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la source d'où a +pu venir la liberté de l'individu. Une fois que l'âme s'est trouvée +affranchie, le plus difficile était fait, et la liberté est devenue +possible dans l'ordre social. + +Les sentiments et les moeurs se sont alors transformés aussi bien que la +politique. L'idée qu'on se faisait des devoirs du citoyen s'est affaiblie. +Le devoir par excellence n'a plus consisté à donner son temps, ses forces +et sa vie à l'État. La politique et la guerre n'ont plus été le tout de +l'homme; toutes les vertus n'ont plus été comprises dans le patriotisme; +car l'âme n'avait plus de patrie. L'homme a senti qu'il avait d'autres +obligations que celle de vivre et de mourir pour la cité. Le christianisme +a distingué les vertus privées des vertus publiques. En abaissant celles- +ci, il a relevé celles-là; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine +au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen. + +Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations anciennes, le +droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d'elle toutes ses +règles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, +les Italiens et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres +sacrés ou dans la tradition religieuse. Aussi chaque religion avait-elle +fait le droit à son image. Le christianisme est la première religion qui +n'ait pas prétendu que le droit dépendît d'elle. Il s'occupa des devoirs +des hommes, non de leurs relations d'intérêts. On ne le vit régler ni le +droit de propriété, ni l'ordre des successions, ni les obligations, ni la +procédure. Il se plaça en dehors du droit, comme en dehors de toute chose +purement terrestre. Le droit fut donc indépendant; il put prendre ses +règles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idée +du juste qui est en nous. Il put se développer en toute liberté, se +réformer et s'améliorer sans nul obstacle, suivre les progrès de la +morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux de chaque génération. + +L'heureuse influence de l'idée nouvelle se reconnaît bien dans l'histoire +du droit romain. Durant les quelques siècles qui précédèrent le triomphe +du christianisme, le droit romain travaillait déjà à se dégager de la +religion et à se rapprocher de l'équité et de la nature; mais il ne +procédait que par des détours et par des subtilités, qui l'énervaient et +affaiblissaient son autorité morale. L'oeuvre de régénération du droit, +annoncée par la philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts +des jurisconsultes romains, ébauchée par les artifices et les ruses du +préteur, ne put réussir complètement qu'à la faveur de l'indépendance que +la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, à mesure que le +christianisme conquérait la société, les codes romains admettre les règles +nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans +hésitation. Les pénates domestiques ayant été renversés et les foyers +éteints, l'antique constitution de la famille disparut pour toujours, et +avec elle les règles qui en avaient découlé. Le père perdit l'autorité +absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnée, et ne conserva que +celle que la nature même lui confère pour les besoins de l'enfant. La +femme, que le vieux culte plaçait dans une position inférieure au mari, +devint moralement son égale. Le droit de propriété fut transformé dans son +essence; les bornes sacrées des champs disparurent; la propriété ne +découla plus de la religion, mais du travail; l'acquisition en fut rendue +plus facile, et les formalités du vieux droit furent définitivement +écartées. + +Ainsi par cela seul que la famille n'avait plus sa religion domestique, sa +constitution et son droit furent transformés; de même que, par cela seul +que l'État n'avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement +des hommes furent changées pour toujours. + +Notre étude doit s'arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne +de la politique moderne. Nous avons fait l'histoire d'une croyance. Elle +s'établit: la société humaine se constitue. Elle se modifie: la société +traverse une série de révolutions. Elle disparaît: la société change de +face. Telle a été la loi des temps antiques. + + + + +TABLE ANALYTIQUE. + + +ADOPTION. + L'adoption a eu pour principe le devoir de perpétuer le culte + domestique; + -- n'était permise qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants; + ses effets religieux et civils. + +AFFRANCHIS. + Droit que les patrons conservaient sur eux; + leur analogie avec les anciens clients. + +AGNATION. + Quelle sorte de parenté c'était, chez les Romains et chez les Grecs. + +AGNI, + divinité des vieux âges dans toute la race indo-européenne. + +AÎNESSE (Droit d'), + établi à l'origine des sociétés anciennes; + disparaît peu à peu. + +AMBARVALES. + +AMPHICTYONIES, + assemblées religieuses plus que politiques. + +ANCÊTRES (Culte des). + +ANNALES. + Usage général des annales chez les anciens; + elles étaient rédigées par les prêtres et faisaient partie de la + religion. + +ARCHIVES des villes. + +ARCHONTES des [Grec: genae]. + Archontes des villes; + le titre d'archonte était d'abord synonyme de celui de roi; + fonctions religieuses des archontes; + leur pouvoir judiciaire; + comment ils étaient élus; + leur autorité est peu à peu réduite; + ce qu'ils deviennent sous l'empire romain. + +ARISTOCRATIE. + Aristocratie héréditaire des patriciens, des Eupatrides, des [Grec: + basileis], des Géomores, etc. + La distinction des classes est d'abord fondée sur la religion; + l'aristocratie de naissance s'appuie sur le sacerdoce héréditaire. + Cette aristocratie disparaît plus tard; + il se forme une aristocratie de richesse. + Aristocratie spartiate. + +ARMÉE. + Actes religieux qui s'accomplissaient dans les armées grecques et + romaines. + L'armée était organisée primitivement, comme la cité, en _gentes_ + et en curies, en [Grec: genae] et en phratries. + Changements opérés par Servius Tullius dans la constitution de l'armée; + sens du mot _classis_; + en Grèce, comme à Rome, la cavalerie était un corps aristocratique. + La nature de l'armée change avec la constitution de la cité. + L'armée romaine forme une assemblée politique. + Pendant le règne de la ploutocratie, en Grèce comme à Rome, les rangs + dans l'armée furent fixés d'après la richesse. + +ASILE. + Ce que c'était. + +ASSEMBLÉES du peuple. + Elles commençaient par une prière et un acte sacré. + Assemblées par curies. + Assemblées par centuries, comment on y votait; + l'assemblée centuriate n'était pas autre chose que l'armée. + Assemblées par tribus. + Assemblées athéniennes. + Assemblées Spartiates. + +ATHÈNES. + Formation de la cité athénienne; + oeuvre de Thésée; + royauté primitive; + aristocratie des Eupatrides; + abolition de la royauté politique; + domination de l'aristocratie; + archontat viager et archontat annuel; + l'archonte-roi. + Caractère athénien; + superstitions athéniennes. + Tentative de Cylon; + oeuvre législative de Dracon; + oeuvre de Solon; + Pisistrate; + oeuvre de Clisthènes. + Domination de l'aristocratie de richesse; + progrès des classes inférieures. + Les magistratures athéniennes; + l'assemblée du peuple; + les orateurs; + l'armée athénienne; + caractère de la démocratie athénienne. + +AUSPICES. + Mode d'élection des magistrats par les auspices. + +CALENDRIER chez les anciens. + +CÉLIBAT, + interdit par la religion; + interdit par les lois. + +CENS, + recensement, lustration, cérémonie religieuse dans les cités anciennes. + Transformation du cens. + +CENSEURS. + Origine et nature de leur pouvoir; + leurs fonctions religieuses. + +CHEVALIERS ROMAINS. + +CHRISTIANISME, + son action sur les idées politiques et sur le gouvernement des sociétés. + +CITÉ. + La cité se forme par l'association des tribus, des curies, des + _gentes_. + Exemple de la cité athénienne. + Religion propre à chaque cité. + Ce que l'on entendait par l'autonomie de la cité. + Pourquoi les anciens n'ont pas pu fonder de société plus large que la + cité. + Puissance absolue de la cité sur le citoyen. + Affaiblissement du régime de la cité. + La conquête romaine détruit le régime municipal. + +CITOYEN. + Ce qui distinguait le citoyen du non-citoyen. + +CLIENTS. + Ce que c'était à l'origine; + -- étaient distincts des plébéiens; + leur condition; + ils figuraient dans les comices par curies; + leur analogie avec les serfs du moyen âge; + leur affranchissement progressif; + ils deviennent peu à peu propriétaires du sol; + comment ils le sont devenus à Athènes; + comment ils le sont devenus à Rome; + disparition de la clientèle primitive; + le patriciat essaye en vain de la rétablir. + Clientèle des âges postérieurs. + +COGNATIO, + parenté par les femmes, en Grèce et en Rome; + elle pénètre peu à peu dans le droit. + +CONDITIONS économiques des sociétés anciennes. + +CONFARREATIO, + cérémonie religieuse usitée dans le mariage romain et dans le mariage + grec. + +CONFÉDÉRATIONS. + +CONQUÊTE de la Grèce par les Romains. + +CONSULAT. + Fonctions religieuses des consuls. + Quelle idée l'on se faisait primitivement du consul; + quelle idée on s'en fit plus tard. + Avec quelles formalités religieuses les consuls étaient élus; + changements dans le mode d'élection. + Consuls plébéiens. + +COURONNE, + son usage dans les cérémonies religieuses; + dans le mariage; + dans quel cas les magistrats portaient la couronne. + +CROYANCES. + Croyances primitives des anciens; + leurs rapports avec le droit privé; + leurs rapports avec la morale primitive. + Intolérance des anciens au sujet des croyances. + Changements dans les croyances. + +CULTE DES MORTS, + chez tous les peuples anciens; + relation de ce culte avec le culte du foyer. + -- Culte des héros indigètes. + Culte du fondateur. + +CURIES et phratries. + +DÉMAGOGUES. + Sens de ce mot. + +DÉMOCRATIE. + Comment elle s'établit; + règles du gouvernement démocratique. + +DÉMONS, + âmes des morts. + +DETESTATIO SACRORUM. + +DETTES. + Pourquoi le corps de l'homme et non sa terre répondait de sa dette. + +DEVINS à Athènes. + +DIEUX. + Dieux domestiques. + Divinités poliades. + Les dieux de l'Olympe ont été d'abord des dieux domestiques et des + divinités poliades. + Idée que les anciens se faisaient des dieux. + Alliance des divinités poliades; + évocation des dieux; + prières et formules qui les contraignaient à agir; + peur des dieux. + Nouvelles idées sur la divinité. + Le christianisme. + +DIFFARREATIO. + +DIVORCE; + était obligatoire dans le cas de stérilité de la femme. + +[Grec: DOCHIMASIA], + examen que subissaient les magistrats et les sénateurs. + +DROIT. + Le droit ancien est né dans la famille; + il a été en rapport avec les croyances et avec le culte. + -- Droit de propriété. + Droit de succession. + Idée que les anciens se faisaient du droit. + Droit civil, _jus civile_. + Changements dans le droit privé. + Droit des Douze Tables. + Lois de Solon. + Droit prétorien. + +DROIT DE CITÉ. + En quoi il consistait; + comment il était conféré. + Importance du droit de cité. + Le droit de cité romaine est peu à peu étendu aux Latins; + aux Italiens; + aux provinciaux. + +DROIT DES GENS. + +[Grec: ENGUAESIS], + acte du mariage grec correspondant à la _traditio in manum_. + +ÉDUCATION. + L'État la dirigeait en Grèce. + +ÉLECTION. + Mode d'élection des rois; + -- des consuls; + -- des archontes. + +ÉMANCIPATION du fils; + ses effets en droit civil. + +EMPIRE de Rome, + _imperium romanum_; + condition des peuples qui y étaient sujets. + +ÉNÉE (Légende d'). + Sens de l'Énéide. + +ÉPHORES à Sparte. + +[Grec: EPIGAMIA], + _jus connubii_. + +[Grec: EPICHLAEROS]. + +[Grec: EPISTION]. + +[Grec: ERCHEIOS ZEUS], + divinité domestique. + +[Grec: ERCHOS], + _herctum_, enceinte sacrée du domicile. + +ESCLAVES, + comment ils étaient introduits dans la famille et initiés à son culte. + +[Grec: HESTIA], + _Vesta_, foyer. + +ÉTRANGER. + L'étranger ne pouvait être ni propriétaire ni héritier; + n'était pas protégé par le droit civil; + était jugé par le préteur pérégrin ou par l'archonte polémarque. + Sentiment de haine pour l'étranger. + +EUPATRIDES, + analogues aux patriciens; + luttent contre les rois; + gouvernent la cité; + sont attaqués par les classes inférieures. + +EXIL, + interdiction du culte national et du culte domestique, analogue à + l'excommunication. + +FAMILIA. + Sens de ce mot. + +FAMILLE. + Sa religion; + son indépendance religieuse; + ce qui en faisait le lien; + avait l'obligation de se perpétuer. + -- Noms de famille chez les Romains et les Grecs. + -- Changements dans la constitution de la famille. + -- Division de la _gens_ en familles. + +FÉCIAUX. + dans les villes italiennes, [Grec: chaeruches]; + et spendophores dans les villes grecques. + +FEMME. + Son rôle dans la religion domestique. + Son rôle dans la famille. + Le régime dotal fut longtemps inconnu. + La femme toujours en tutelle. + Elle ne pouvait paraître en justice; + n'était pas justiciable de la cité; + était jugée, d'abord par son mari, plus tard par un tribunal + domestique. + Son titre de _mater familias_. + La femme obtient peu à peu des droits à l'héritage, et la possession de + sa dot. + Parenté par les femmes. + +FILLE. + La fille, d'après les anciennes croyances, était réputée inférieure au + fils. + Elle n'héritait pas de son père. + La fille [Grec: hepichlaeros]. + +FONDATION des villes, + cérémonie religieuse. + +FONDATEUR (Culte du). + +FOYER. + Le foyer était un autel, un objet divin; + rites prescrits pour l'entretien du feu sacré; + le foyer ne pouvait pas être changé de place; + prières qu'on lui adressait; + antiquité de ce culte; + sa relation avec le culte des morts. + Influence que ce culte a exercée sur la morale. + -- Foyer public ou prytanée. + Foyer transporté dans les armées, et sur les flottes. + -- Le culte du foyer perd son crédit. + +[Grec: GENOS] + grec analogue à la _gens_ romaine; + le [Grec: genos] à Athènes; + [Grec: genos] des Brytides. + Culte intérieur du [Grec: genos]; + son tombeau commun; + son chef. + Le [Grec: genos] perd son importance politique. + +GENS. + Sens de ce mot. + La _gens_ était la vraie famille. + Culte intérieur de la _gens_; + son tombeau commun; + solidarité de ses membres. + Le chef de la _gens_. + Comment la _gens_ s'est démembrée. + Les _gentes_ plébéiennes. + Transformations successives et disparition du régime de la _gens_. + +GENTILES. + Lien de culte entre eux; + lien de droit; + le _gentilis_ était plus proche que le cognat. + -- _Dii gentiles_. + +GENTILITÉ. + +HÉLIASTES à Athènes. + +HERES _suus et necessarius_. + Sens de ces mots en droit romain. + +HÉROS, + âmes des morts; + étaient les mêmes que les Lares et les Génies; + héros éponymes; + héros nationaux. + +HOSPITALITÉ. + +HOSTIS. + Sens de ce mot. + Pourquoi les idées d'étranger et d'ennemi se sont confondues à + l'origine. + +HYMÉNÉE, + chant sacré. + +HYPOTHÈQUE, + inconnue dans le droit primitif. + +JOURS NÉFASTES chez les Romains et chez les Grecs. + +LECTISTERNIUM. + +LÉGENDES. + Leur importance en histoire; + légende d'Énée; + légende de l'enlèvement des Sabines. + +LÉGISLATEURS. + Les anciens législateurs. + +LIBERTÉ. + Comment les anciens la comprenaient, absence de toute garantie pour la + liberté individuelle. + +LIVRES liturgiques des anciens. + Livres sibyllins à Athènes et à Rome. + +LOI. + La loi faisait partie de la religion; + respect des anciens pour la loi; + la loi était réputée sainte; + elle venait des dieux. + Les lois primitives n'étaient pas écrites; + elles étaient rédigées sous forme de vers et chantées. + Importance du texte de la loi. + La plèbe réclame la rédaction d'un Code de lois; + lois des Douze Tables. + Changement dans la nature et le principe de la loi. + Comment on faisait les lois à Athènes. + +LUSTRATIO, cérémonie religieuse. + +LYCURGUE. + Oeuvre de Lycurgue à Sparte. + +MAGISTRATS. + Ce qu'étaient les magistrats dans la première époque de l'existence des + cités; + ce qu'ils furent dans la seconde. + +MANCIPATIO. + +MANES, + étaient les âmes des morts; + correspondent aux [Grec: theoi chthonioi] des Grecs. + +MANUS, + sens de ce mot dans le droit romain. + Relation entre la puissance maritale et le culte domestique. + +MARIAGE. + Le mariage sacré; + ses effets religieux; + était interdit entre habitants de deux villes. + Légende de l'enlèvement des Sabines. + Interdit, puis autorisé entre patriciens et plébéiens. + Mariage par _mutuus consensus_; + _usus_, _coemptio_. + Effets de la puissance maritale; + manière d'échapper à la puissance maritale. + +MORALE primitive. + +MUNDUS. + Sens spécial de ce mot. + +NATAL (Jour) des villes. + +[Grec: NOTHOI] + Ce que les anciens comprenaient dans la catégorie des [Grec: nothoi]. + +NOMS de famille en Grèce et à Rome. + +ODYSSÉE. + La société qui y est dépeinte est une société aristocratique. + +ORATEURS. + Leur rôle dans la démocratie athénienne. + +[Grec: OROI, Theoi orioi], dieux termes. + +OSTRACISME dans toutes les villes grecques. + +PARASITES. + Sens ancien de ce mot. + +PARENTÉ. + Comment les anciens la comprenaient; + se marquait par le culte. + Il n'y avait pas de parenté par les femmes. + +[Grec: PATRIAZEIN], _parentare_. + +PATRICIENS. + Origine de la classe des patriciens; + leur privilège sacerdotal; + leurs privilèges politiques. + Leur lutte contre les rois; + leur résistance aux efforts de la plèbe. + +PATRIE. + Sens de ce mot. + Ce qu'était primitivement l'amour de la patrie; + ce que ce sentiment devint plus tard. + +PATRONS. + +PATRUUS et _avunculus_. + Différence radicale entre la parenté que ces deux mots exprimaient. + +PÈRE. + Sens originel du mot _pater_. + Autorité religieuse du père. + Sa puissance dérivait de la religion domestique. + Son autorité sur ses enfants. + Ce qu'il faut entendre par le droit qu'il avait de vendre son fils; + de tuer son fils ou sa femme. + Son droit de justice. + Il était responsable de tous les délits commis par les siens. + La puissance paternelle d'après la loi des Douze Tables; + d'après la loi de Solon. + +PHRATRIES, + analogues aux curies. + Culte spécial de la phratrie. + Comment le jeune homme était admis dans la phratrie. + Les phratries perdent leur importance politique. + +PHILOSOPHIE. + Son influence sur les transformations de la politique. + Pythagore; + Anaxagore; + les Sophistes; + Socrate; + Platon; + Aristote; + politique des Épicuriens et des Stoïciens. + Idée de la cité universelle. + +PIETAS. + Sens complexe de ce mot. + +PINDARE, + poète de l'aristocratie. + +PLÉBÉIENS. + Cette classe d'hommes existait dans toutes les cités. + Ils étaient distincts des clients. + A l'origine, ils n'étaient pas compris dans le populus. + Comment la plèbe s'était formée. + Les plébéiens n'avaient à l'origine ni religion, ni droits civils, ni + droits politiques. + Leur lutte contre la classe supérieure. + Ils soutiennent les rois. + Ils créent des tyrans. + Efforts et progrès de la plèbe romaine; + sa sécession au mont Sacré; + le tribunal de la plèbe. + La plèbe entre dans la cité. + +PLÉBISCITES. + +PONTIFES. + Surveillaient les cultes domestiques. + Pontifes patriciens; + pontifes plébéiens. + +PRÉTEURS. + Leurs fonctions religieuses. + +PROCÉDURE antique. + +PROPRIÉTÉ. + Droit de propriété chez les anciens; + relation entre le droit de propriété et la religion. + La propriété était inaliénable; + -- indivisible. + Ce que devint le droit de propriété aux époques postérieures. + +PROVINCIA. + Sens de ce mot. + Comment Rome administrait les provinces. + Les provinciaux n'avaient aucun droit. + +PRYTANÉE, + analogue au temple de Vesta. + +PRYTANES. + Les prytanes étaient à la fois des prêtres et des magistrats. + +REPAS. + Le repas était un acte religieux. + Repas funèbres offerts aux morts. + Les repas publics étaient des cérémonies religieuses; + repas publics à Sparte; + à Athènes; + en Italie; + à Rome. + +RELIGION. + La religion domestique. + Comment les anciens comprenaient la religion. + Religion de la cité. + La religion romaine n'a pas été établie par calcul. + Influence de la religion dans l'élection des magistrats. + +RESPUBLICA, [Grec: to choinon]. + +RÉVOLUTIONS. + Caractères essentiels et causes générales des révolutions dans les cités + anciennes. + Première révolution qui enlève à la royauté sa puissance politique. + Révolution dans la constitution de la famille. + Révolution dans la cité par les progrès de la plèbe. + Révolutions de Rome. + Révolutions d'Athènes. + Révolutions de Sparte. + Disparition de l'ancien régime, et nouveau système de gouvernement. + L'aristocratie de richesse. + La démocratie. + Luttes entre les riches et les pauvres. + +RITUELS, + dans toutes les cités anciennes. + +ROME. + Formation de la cité romaine. + Cérémonie de la fondation. + Nature de l'asile ouvert par Romulus. + Le caractère romain; + superstitions romaines. + Le patriciat. + La plèbe. + Le sénat. + L'assemblée par curies. + La royauté. + Lutte des rois contre l'aristocratie. + Révolution qui supprime la royauté. + Domination du patriciat. + Efforts et progrès de la plèbe. + Le tribunal. + Les assemblées par tribus et les plébiscites. + La plèbe acquiert l'égalité civile, politique, religieuse. + Pourtant, les procédés de gouvernement et les moeurs restent + aristocratiques. + Formation d'une nouvelle noblesse. + Conquêtes des Romains. + Relations d'origine et de culte entre Rome et les cités de l'Italie et + de la Grèce. + Premiers agrandissements. + Sa suprématie religieuse sur les cités latines. + Rome se fait partout la protectrice de l'aristocratie. + _Imperium romanum_. + Comment elle traite ses sujets. + Elle accorde le droit de cité romaine. + +ROYAUTÉ. + Ce qu'était la royauté primitive. + Les rois prêtres. + Avec quelles formes liturgiques ils étaient élus. + Leurs attributions judiciaires et militaires. + La royauté héréditaire comme le sacerdoce. + [Grec: Basileis hieroi]. + _Sanctitas regum_. + Révolution qui supprime partout la royauté. + Magistrats annuels appelés rois. + _Rex sacrorum_. + Le mot roi appliqué, durant l'âge aristocratique, aux chefs des + _gentes_. + +SACERDOCES. + Dans les anciennes cités, les sacerdoces furent longtemps héréditaires. + Sacerdoces réservés au patriciat. + La plèbe acquiert les sacerdoces. + +SACROSANCTUS. + Sens de ce mot. + +SECONDE VIE. + On a cru d'abord qu'elle se passait dans le tombeau. + +SÉNAT. + Le sénat se réunissait dans un lieu sacré. + Il était composé des chefs des _gentes_. + Introduction des sénateurs _conscripti_. + Le sénat d'Athènes. + +SÉPULTURE, + ses rites et les croyances qui s'y rattachaient. + Pourquoi la privation de sépulture était redoutée des anciens. + +SERVIUS TULLIUS. + Ses réformes. + +SHRADDA, + chez les Hindous, analogue au repas funèbre des Grecs et des Romains. + +SOEUR (la) subordonnée au frère, pour le culte; + pour l'héritage. + +SOLON. + Son oeuvre. + +SPARTE. + Ce qu'étaient les repas publics. + La royauté à Sparte. + Le caractère Spartiate. + L'aristocratie gouverne à Sparte. + Série des révolutions de Sparte. + Les rois démagogues et les tyrans populaires. + +STRATÉGES à Athènes; + ce qu'ils deviennent sous la domination de Rome. + +SUCCESSION. + La règle pour le droit de succession était la même que pour la + transmission du culte domestique. + Pourquoi le fils, seul héritait, non la fille. + Succession collatérale. + L'héritier collatéral devait épouser la fille du défunt. + Droit d'aînesse, privilège de l'aîné. + Le droit de succession d'après les Douze Tables; + d'après la législation de Solon. + +SUJÉTION. + La sujétion entraînait la destruction des cultes nationaux. + +TERMES, + limites inviolables des propriétés. + Légende du dieu Terme. + Avec quelles cérémonies le terme était posé. + +TESTAMENT. + Le testament était contraire aux vieilles prescriptions religieuses et + fut longtemps inconnu. + Il ne fut permis par Solon qu'à ceux qui n'avaient pas d'enfants. + Formalités difficiles dont il était entouré dans l'ancien droit romain. + Il est autorisé par les Douze Tables. + +THÈTES (les) à Athènes. + +TIRAGE au sort pour l'élection des magistrats. + +TOMBEAUX. + Les tombeaux de famille. + L'étranger n'avait pas le droit d'en approcher; + ni d'y être enterré. + Le tombeau était placé, à l'origine, dans le champ de chaque famille. + Le tombeau était inaliénable. + +TRADITIONS. + Quelle valeur on peut accorder aux traditions et aux légendes des + anciens. + +TRAITÉS. + Les traités de paix étaient des actes religieux. + +TRIBUNAT de la plèbe. + Nature particulière de cette sorte de magistrature. + +TRIBUNAT militaire. + +TRIBUNE. + La tribune était un lieu sacré. + +TRIBUS. + Les tribus de naissance. + Ces tribus sont supprimées par Clisthènes et par d'autres dans toutes + les cités grecques. + Les tribus de domicile à Athènes; + à Rome. + +TRIOMPHE, + cérémonie religieuse chez les Romains et chez les Grecs. + +TYRANS. + En quoi ils différaient des rois. + Ils étaient les chefs du parti démocratique. + Politique habituelle des tyrans. + +VESTA n'était autre que le feu du foyer; + se confondait avec les Lares. + Légende de Vesta. + Le temple de Vesta était analogue au prytanée des Grecs. + Croyances qui s'y rattachaient. + +VILLE. + La ville était distincte de la cité. + Ce que c'était que la ville dans les idées des anciens. + Comment on choisissait l'emplacement de la ville. + Rites de la fondation des villes. + Les villes étaient réputées saintes. + + + + +TABLE DES MATIÈRES. + + +INTRODUCTION. -- De la nécessité d'étudier les plus vieilles croyances des +anciens pour connaître leurs institutions. + + +LIVRE PREMIER. + +ANTIQUES CROYANCES. + +CHAP. I. Croyances sur l'âme et sur la mort +CHAP. II. Le culte des morts +CHAP. III. Le feu sacré +CHAP. IV. La religion domestique + + +LIVRE II. + +LA FAMILLE. + +CHAP. I. La religion a été le principe constitutif de la famille + ancienne +CHAP. II. Le mariage chez les Grecs et chez les Romains. +CHAP. III. De la continuité de la famille; célibat interdit; divorce en + cas de stérilité, inégalité entre le fils et la fille +CHAP. IV. De l'adoption et de l'émancipation +CHAP. V. De la parenté; de ce que les Romains appelaient agnation +CHAP. VI. Le droit de propriété +CHAP. VII. Le droit de succession + 1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens + 2° Le fils hérite, non la fille + 3° De la succession collatérale + 4° Effets de l'adoption et de l'émancipation + 5° Le testament n'était pas connu à l'origine + 6° Le droit d'aînesse +CHAP. VIII. L'autorité dans la famille + 1° Principe et nature de la puissance paternelle chez les + anciens + 2° Énumération des droits qui composaient la puissance + paternelle +CHAP. IX. La morale de la famille +CHAP. X. La gens à Rome et en Grèce + 1° Ce que les documents anciens nous font connaître de la + _gens_ + 2° Examen des opinions qui ont été émises pour expliquer la + _gens_ romaine + 3° La _gens_ n'était autre chose que la famille ayant + encore son organisation primitive et son unité + 4° La famille (_gens_) a été d'abord la seule forme de + société + + +LIVRE III. + +LA CITÉ. + +CHAP. I. La phratrie et la curie; la tribu +CHAP. II. Nouvelles croyances religieuses + 1° Les dieux de la nature physique + 2° Rapport de cette religion avec le développement de la + société humaine +CHAP. III. La cité se forme +CHAP. IV. La ville +CHAP. V. Le culte du fondateur; la légende d'Énée +CHAP. VI. Les dieux de la cité +CHAP. VII. La religion de la cité + 1° Les repas publics + 2° Les fêtes et le calendrier + 3° Le cens + 4° La religion dans l'assemblée, au Sénat, au tribunal, à + l'armée; le triomphe +CHAP. VIII. Les rituels et les annales +CHAP. IX. Le gouvernement de la cité. Le roi + 1° Autorité religieuse du roi + 2° Autorité politique du roi +CHAP. X. Le magistrat +CHAP. XI. La loi +CHAP. XII. Le citoyen et l'étranger +CHAP. XIII. Le patriotisme; l'exil +CHAP. XIV. L'esprit municipal +CHAP. XV. Relations entre les cités; la guerre; la paix; l'alliance des + dieux +CHAP. XVI. Le Romain; l'Athénien +CHAP. XVII. De l'omnipotence de l'État; les anciens n'ont pas connu la + liberté individuelle + + +LIVRE IV. + +LES RÉVOLUTIONS. + +CHAP I. Patriciens et clients +CHAP. II. Les plébéiens +CHAP. III. Première révolution + 1° L'autorité politique est enlevée aux rois qui conservent + l'autorité religieuse + 2° Histoire de cette révolution à Sparte + 3° Histoire de cette révolution à Athènes + 4° Histoire de cette révolution à Rome +CHAP. IV. L'aristocratie gouverne les cités +CHAP. V. Deuxième révolution. Changements dans la constitution de la + famille, le droit d'aînesse disparaît; la _gens_ se + démembre +CHAP. VI. Les clients s'affranchissent + 1° Ce que c'était que la clientèle, à l'origine, et comment + elle s'est transformée + 2° La clientèle disparaît à Athènes; oeuvre de Solon + 3° Transformation de la clientèle à Rome +CHAP. VII. Troisième révolution. La plèbe entre dans la cité + 1° Histoire générale de cette révolution + 2° Histoire de cette révolution à Athènes + 3º Histoire de cette révolution à Rome +CHAP. VIII. Changements dans le droit privé; le code des Douze Tables; le + code de Solon +CHAP. IX. Nouveau principe de gouvernement; l'intérêt public et le + suffrage +CHAP. X. Une aristocratie de richesse essaye de se constituer; + établissement de la démocratie; quatrième révolution +CHAP. XI Règles du gouvernement démocratique; exemple de la démocratie + athénienne +CHAP. XII. Riches et pauvres; la démocratie périt; les tyrans populaires +CHAP. XIII. Révolutions de Sparte + + +LIVRE V. + +LE RÉGIME MUNICIPAL DISPARAÎT. + +CHAP. I. Nouvelles croyances; la philosophie change les principes et + les règles de la politique +CHAP. II. La conquête romaine + 1° Quelques mots sur les origines et la population de Rome + 2° Premiers agrandissements de Rome (753-350 avant Jésus- + Christ) + 3° Comment Rome a acquis l'empire (350-140 avant Jésus-Christ) + 4° Rome détruit partout le régime municipal + 5° Les peuples soumis entrent successivement dans la cité + romaine +CHAP. III. Le christianisme change les conditions du gouvernement + + +TABLE ANALYTIQUE + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La Cite Antique, by Fustel de Coulanges + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CITE ANTIQUE *** + +This file should be named 8cite10.txt or 8cite10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8cite11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8cite10a.txt + +Produced by Anne Soulard, Tiffany Vergon +and the Online Distributed Proofreading Team. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. 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If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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