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+The Project Gutenberg EBook of Le Tour du Monde en 80 Jours, by Jules Verne
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org/license
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+
+Title: Le Tour du Monde en 80 Jours
+
+Author: Jules Verne
+
+Posting Date: October 5, 2013 [EBook #800]
+Release Date: January, 1997
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS ***
+
+
+
+
+Produced by ebooksgratuits
+
+
+
+
+
+Jules Verne
+
+LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS
+
+(1873)
+
+
+
+
+Table des matières
+
+
+I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT
+L'UN COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
+
+II OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
+
+III OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
+
+IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
+
+V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
+
+VI DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
+
+VII QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN
+MATIÈRE DE POLICE
+
+VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE
+CONVIENDRAIT
+
+IX OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS
+DE PHILEAS FOGG
+
+X OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA
+CHAUSSURE
+
+XI OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX
+
+XII OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS
+DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT
+
+XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE
+SOURIT AUX AUDACIEUX
+
+XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE
+SANS MÊME SONGER À LA VOIR
+
+XV OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE
+LIVRES
+
+XVI OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI
+PARLE
+
+XVII OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE
+SINGAPORE À HONG-KONG
+
+XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ,
+VA À SES AFFAIRES
+
+XIX OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI
+S'ENSUIT
+
+XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
+
+XXI OÙ LE PATRON DE LA «_Tankadère_» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE
+DEUX CENTS LIVRES
+
+XXII OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT
+D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
+
+XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT
+
+XXIV PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE
+
+XXV OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING
+
+XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
+
+XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À
+L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE
+
+XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE
+LANGAGE DE LA RAISON
+
+XXIX OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT
+QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION
+
+XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
+
+XXXI DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS
+DE PHILEAS FOGG
+
+XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA
+MAUVAISE CHANCE
+
+XXXIII OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
+
+XXXIV QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS
+ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT
+
+XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE
+QUE SON MAÎTRE LUI DONNE
+
+XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ
+
+XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ À FAIRE
+CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR
+
+
+
+
+I
+
+DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT L'UN
+COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
+
+
+En l'année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row,
+Burlington Gardens--maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814--,
+était habitée par Phileas Fogg, esq., l'un des membres les plus
+singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu'il
+semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l'attention.
+
+À l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succédait
+donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien,
+sinon que c'était un fort galant homme et l'un des plus beaux gentlemen
+de la haute société anglaise.
+
+On disait qu'il ressemblait à Byron--par la tête, car il était
+irréprochable quant aux pieds--, mais un Byron à moustaches et à
+favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir.
+
+Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n'était peut-être pas Londonner. On ne
+l'avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des
+comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n'avaient
+jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne
+figurait dans aucun comité d'administration. Son nom n'avait jamais
+retenti dans un collège d'avocats, ni au Temple, ni à Lincoln's-inn, ni
+à Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc
+de la Reine, ni à l'Échiquier, ni en Cour ecclésiastique. Il n'était ni
+industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait
+partie ni de l'_Institution royale de la Grande-Bretagne_, ni de
+l'_Institution de Londres_, ni de l'_Institution des Artisans_, ni de
+l'_Institution Russell_, ni de l'_Institution littéraire de l'Ouest_, ni de
+l'_Institution du Droit_, ni de cette _Institution des Arts et des Sciences
+réunis_, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté.
+Il n'appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent
+dans la capitale de l'Angleterre, depuis la _Société de l'Armonica_
+jusqu'à la _Société entomologique_, fondée principalement dans le but de
+détruire les insectes nuisibles.
+
+Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.
+
+À qui s'étonnerait de ce qu'un gentleman aussi mystérieux comptât parmi
+les membres de cette honorable association, on répondra qu'il passa sur
+la recommandation de MM. Baring frères, chez lesquels il avait un crédit
+ouvert. De là une certaine «surface», due à ce que ses chèques étaient
+régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant
+invariablement créditeur.
+
+Ce Phileas Fogg était-il riche? Incontestablement. Mais comment il avait
+fait fortune, c'est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr.
+Fogg était le dernier auquel il convînt de s'adresser pour l'apprendre.
+En tout cas, il n'était prodigue de rien, mais non avare, car partout où
+il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il
+l'apportait silencieusement et même anonymement.
+
+En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi
+peu que possible, et semblait d'autant plus mystérieux qu'il était
+silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu'il faisait était
+si mathématiquement toujours la même chose, que l'imagination,
+mécontente, cherchait au-delà.
+
+Avait-il voyagé? C'était probable, car personne ne possédait mieux que
+lui la carte du monde. Il n'était endroit si reculé dont il ne parût
+avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs
+et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club
+au sujet des voyageurs perdus ou égarés; il indiquait les vraies
+probabilités, et ses paroles s'étaient trouvées souvent comme inspirées
+par une seconde vue, tant l'événement finissait toujours par les
+justifier. C'était un homme qui avait dû voyager partout,--en esprit,
+tout au moins.
+
+Ce qui était certain toutefois, c'est que, depuis de longues années,
+Phileas Fogg n'avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l'honneur de
+le connaître un peu plus que les autres attestaient que--si ce n'est sur
+ce chemin direct qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au
+club--personne ne pouvait prétendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son seul
+passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du
+silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses
+gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme
+importante à son budget de charité. D'ailleurs, il faut le remarquer,
+Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était
+pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans
+mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son
+caractère.
+
+On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants,--ce qui peut
+arriver aux gens les plus honnêtes,--ni parents ni amis,--ce qui est
+plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de
+Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il
+n'était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant,
+dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même
+salle, à la même table, ne traitant point ses collègues, n'invitant
+aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit
+précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club
+tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures,
+il en passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il
+s'occupât de sa toilette. S'il se promenait, c'était invariablement,
+d'un pas égal, dans la salle d'entrée parquetée en marqueterie, ou sur
+la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s'arrondit un dôme à
+vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge.
+S'il dînait ou déjeunait, c'étaient les cuisines, le garde-manger,
+l'office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa
+table leurs succulentes réserves; c'étaient les domestiques du club,
+graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de
+molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un
+admirable linge en toile de Saxe; c'étaient les cristaux à moule perdu
+du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de
+cannelle, de capillaire et de cinnamome; c'était enfin la glace du
+club--glace venue à grands frais des lacs d'Amérique--qui entretenait
+ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur.
+
+Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut
+convenir que l'excentricité a du bon!
+
+La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un
+extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du
+locataire, le service s'y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg
+exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité
+extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné
+son congé à James Forster--ce garçon s'étant rendu coupable de lui avoir
+apporté pour sa barbe de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit
+au lieu de quatre-vingt-six--, et il attendait son successeur, qui
+devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
+
+Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds
+rapprochés comme ceux d'un soldat à la parade, les mains appuyées sur
+les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l'aiguille
+de la pendule,--appareil compliqué qui indiquait les heures, les
+minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l'année. À onze
+heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne
+habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.
+
+En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait
+Phileas Fogg.
+
+James Forster, le congédié, apparut.
+
+«Le nouveau domestique», dit-il.
+
+Un garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et salua.
+
+«Vous êtes Français et vous vous nommez John? lui demanda Phileas Fogg.
+
+--Jean, n'en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean
+Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait mon aptitude
+naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un honnête garçon,
+monsieur, mais, pour être franc, j'ai fait plusieurs métiers. J'ai été
+chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme
+Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin; puis je suis devenu
+professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et,
+en dernier lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. J'ai même dans
+mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j'ai
+quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis
+valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant
+appris que M. Phileas Fogg était l'homme le plus exact et le plus
+sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec
+l'espérance d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de
+Passepartout...
+
+--Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m'êtes
+recommandé. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous
+connaissez mes conditions?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Bien. Quelle heure avez-vous?
+
+--Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des
+profondeurs de son gousset une énorme montre d'argent.
+
+--Vous retardez, dit Mr. Fogg.
+
+--Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible.
+
+--Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater
+l'écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin,
+ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service.»
+
+Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le
+plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter
+une parole.
+
+Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois:
+c'était son nouveau maître qui sortait; puis une seconde fois: c'était
+son prédécesseur, James Forster, qui s'en allait à son tour.
+
+Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.
+
+
+
+
+II
+
+OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
+
+
+«Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord, j'ai connu
+chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître!»
+
+Il convient de dire ici que les «bonshommes» de Mme Tussaud sont des
+figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque
+vraiment que la parole.
+
+Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas Fogg,
+Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur
+maître. C'était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble
+et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond
+de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes,
+figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait
+posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent «le
+repos dans l'action», faculté commune à tous ceux qui font plus de
+besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupière
+immobile, c'était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se
+rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica
+Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l'attitude un peu
+académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman
+donnait l'idée d'un être bien équilibré dans toutes ses parties,
+justement pondéré, aussi parfait qu'un chronomètre de Leroy ou de
+Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas Fogg était l'exactitude
+personnifiée, ce qui se voyait clairement à «l'expression de ses pieds
+et de ses mains», car chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les
+membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions.
+
+Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais
+pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs
+mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par
+le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se
+permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu ému ni troublé.
+C'était l'homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à
+temps. Toutefois, on comprendra qu'il vécût seul et pour ainsi dire en
+dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut
+faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne
+se frottait à personne.
+
+Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq
+ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait à Londres le métier de
+valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût
+s'attacher.
+
+Passepartout n'était point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les
+épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l'oeil sec, ne sont
+que d'impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de
+physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à
+goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes
+têtes rondes que l'on aime à voir sur les épaules d'un ami. Il avait les
+yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu'il pût
+lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille
+forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne
+que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses
+cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquité
+connaissaient dix-huit façons d'arranger la chevelure de Minerve,
+Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne: trois
+coups de démêloir, et il était coiffé.
+
+De dire si le caractère expansif de ce garçon s'accorderait avec celui
+de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet
+pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu'il
+fallait à son maître? On ne le verrait qu'à l'user. Après avoir eu, on
+le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant
+entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des
+gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le
+sort l'avait mal servi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il
+avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur
+d'aventures ou coureur de pays,--ce qui ne pouvait plus convenir à
+Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du
+Parlement, après avoir passé ses nuits dans les «oysters-rooms»
+d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des
+policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son
+maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal
+reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg,
+esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce
+gentleman. Un personnage dont l'existence était si régulière, qui ne
+découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas
+même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis
+dans les circonstances que l'on sait.
+
+Passepartout--onze heures et demie étant sonnées--se trouvait donc seul
+dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commença l'inspection. Il
+la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère,
+puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit
+l'effet d'une belle coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée
+et chauffée au gaz, car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les
+besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au
+second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des
+timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en
+communication avec les appartements de l'entresol et du premier étage.
+Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de
+la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au
+même instant, la même seconde.
+
+«Cela me va, cela me va!» se dit Passepartout.
+
+Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la
+pendule. C'était le programme du service quotidien. Il
+comprenait--depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle
+se levait Phileas Fogg, jusqu'à onze heures et demie, heure à laquelle
+il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club--tous les
+détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois,
+l'eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix
+heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à
+minuit--heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman--, tout
+était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer
+ce programme et d'en graver les divers articles dans son esprit.
+
+Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et
+merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un
+numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et de sortie,
+indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient
+être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.
+
+En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le temple du
+désordre à l'époque de l'illustre mais dissipé Sheridan--, ameublement
+confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de
+livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le
+Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l'une consacrée
+aux lettres, l'autre au droit et à la politique. Dans la chambre à
+coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction
+défendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans la
+maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les
+habitudes les plus pacifiques.
+
+Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les
+mains, sa large figure s'épanouit, et il répéta joyeusement:
+
+«Cela me va! voilà mon affaire! Nous nous entendrons parfaitement, Mr.
+Fogg et moi! Un homme casanier et régulier! Une véritable mécanique! Eh
+bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique!»
+
+
+
+
+III
+
+OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG
+
+
+
+Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et
+demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied
+droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied
+gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice,
+élevé dans Pall-Mall, qui n'a pas coûté moins de trois millions à bâtir.
+
+Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf
+fenêtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par
+l'automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert
+l'attendait. Son déjeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson
+bouilli relevé d'une «reading sauce» de premier choix, d'un roastbeef
+écarlate agrémenté de condiments «mushroom», d'un gâteau farci de tiges
+de rhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester,--le tout
+arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli
+pour l'office du Reform-Club.
+
+À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand
+salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un
+domestique lui remit le _Times_ non coupé, dont Phileas Fogg opéra le
+laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande
+habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa
+Phileas Fogg jusqu'à trois heures quarante-cinq, et celle du
+Standard--qui lui succéda--dura jusqu'au dîner. Ce repas s'accomplit
+dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de «royal
+british sauce».
+
+À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et
+s'absorba dans la lecture du _Morning Chronicle_.
+
+Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur
+entrée et s'approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille.
+C'étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui
+enragés joueurs de whist: l'ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John
+Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier
+Ralph, un des administrateurs de la Banque d'Angleterre,--personnages
+riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les
+sommités de l'industrie et de la finance.
+
+«Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de
+vol?
+
+--Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent.
+
+--J'espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main
+sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont
+été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports
+d'embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de
+leur échapper.
+
+--Mais on a donc le signalement du voleur? demanda Andrew Stuart.
+
+--D'abord, ce n'est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph.
+
+--Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait
+cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs)?
+
+--Non, répondit Gauthier Ralph.
+
+--C'est donc un industriel? dit John Sullivan.
+
+--Le _Morning Chronicle_ assure que c'est un gentleman.»
+
+Celui qui fit cette réponse n'était autre que Phileas Fogg, dont la tête
+émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps,
+Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut.
+
+Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni
+discutaient avec ardeur, s'était accompli trois jours auparavant, le 29
+septembre. Une liasse de bank-notes, formant l'énorme somme de
+cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier
+principal de la Banque d'Angleterre.
+
+À qui s'étonnait qu'un tel vol eût pu s'accomplir aussi facilement, le
+sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu'à ce moment
+même, le caissier s'occupait d'enregistrer une recette de trois
+shillings six pence, et qu'on ne saurait avoir l'oeil à tout.
+
+Mais il convient de faire observer ici--ce qui rend le fait plus
+explicable--que cet admirable établissement de «Bank of England» paraît
+se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point
+d'invalides, point de grillages! L'or, l'argent, les billets sont
+exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne
+saurait mettre en suspicion l'honorabilité d'un passant quelconque. Un
+des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci: Dans
+une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la
+curiosité de voir de plus près un lingot d'or pesant sept à huit livres,
+qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier; il prit ce lingot,
+l'examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le
+lingot, de main en main, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur,
+et ne revint qu'une demi-heure après reprendre sa place, sans que le
+caissier eût seulement levé la tête.
+
+Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi.
+La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge,
+posée au-dessus du «drawing-office», sonna à cinq heures la fermeture
+des bureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu'à passer
+cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.
+
+Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des «détectives», choisis
+parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à
+Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc.,
+avec promesse, en cas de succès, d'une prime de deux mille livres (50
+000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant
+les renseignements que devait fournir l'enquête immédiatement commencée,
+ces inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous les
+voyageurs en arrivée ou en partance.
+
+Or, précisément, ainsi que le disait le _Morning Chronicle_, on avait lieu
+de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie d'aucune des sociétés
+de voleurs d'Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un
+gentleman bien mis, de bonnes manières, l'air distingué, avait été
+remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du
+vol. L'enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement
+de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les
+détectives du Royaume-Uni et du continent quelques bons esprits--et
+Gauthier Ralph était du nombre--se croyaient donc fondés à espérer que
+le voleur n'échapperait pas.
+
+Comme on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres et dans
+toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les
+probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera
+donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la même question,
+d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait
+parmi eux.
+
+L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des
+recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement
+aiguiser le zèle et l'intelligence des agents. Mais son collègue, Andrew
+Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua
+donc entre les gentlemen, qui s'étaient assis à une table de whist,
+Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu,
+les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation
+interrompue reprenait de plus belle.
+
+«Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du
+voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme!
+
+--Allons donc! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il
+puisse se réfugier.
+
+--Par exemple!
+
+--Où voulez-vous qu'il aille?
+
+--Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre
+est assez vaste.
+
+--Elle l'était autrefois...», dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis: «À vous
+de couper, monsieur», ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas
+Flanagan.
+
+La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart
+la reprenait, disant:
+
+«Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminué, par hasard?
+
+--Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La
+terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite
+qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous
+occupons, rendra les recherches plus rapides.
+
+--Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur!
+
+--À vous de jouer, monsieur Stuart!» dit Phileas Fogg.
+
+Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée:
+
+«Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une
+manière plaisante de dire que la terre a diminué! Ainsi parce qu'on en
+fait maintenant le tour en trois mois...
+
+--En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.
+
+--En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis
+que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le
+«Great-Indian peninsular railway», et voici le calcul établi par le
+_Morning Chronicle_:
+
+ De Londres à Suez par le Mont-Cenis
+ et Brindisi, railways et paquebots: 7 jours.
+ De Suez à Bombay, paquebot: 13 jours.
+ De Bombay à Calcutta, railway: 3 jours.
+ De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot: 13 jours.
+ De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot: 6 jours.
+ De Yokohama à San Francisco, paquebot: 22 jours.
+ De San Francisco New York, rail-road: 7 jours.
+ De New York à Londres, paquebot et railway: 9 jours.
+ Total: 80 jours.
+
+--Oui, quatre-vingts jours! s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention,
+coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents
+contraires, les naufrages, les déraillements, etc.
+
+--Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette
+fois, la discussion ne respectait plus le whist.
+
+--Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails! s'écria Andrew
+Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les
+voyageurs!
+
+--Tout compris», répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta:
+«Deux atouts maîtres.»
+
+Andrew Stuart, à qui c'était le tour de «faire», ramassa les cartes en
+disant:
+
+«Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la
+pratique...
+
+--Dans la pratique aussi, monsieur Stuart.
+
+--Je voudrais bien vous y voir.
+
+--Il ne tient qu'à vous. Partons ensemble.
+
+--Le Ciel m'en préserve! s'écria Stuart, mais je parierais bien quatre
+mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est
+impossible.
+
+--Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.
+
+--Eh bien, faites-le donc!
+
+--Le tour du monde en quatre-vingts jours?
+
+--Oui.
+
+--Je le veux bien.
+
+--Quand?
+
+--Tout de suite.
+
+--C'est de la folie! s'écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de
+l'insistance de son partenaire. Tenez! jouons plutôt.
+
+--Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne.»
+
+Andrew Stuart reprit les cartes d'une main fébrile; puis, tout à coup,
+les posant sur la table:
+
+«Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille
+livres!...
+
+--Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n'est pas sérieux.
+
+--Quand je dis: je parie, répondit Andrew Stuart, c'est toujours
+sérieux.
+
+--Soit!» dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues:
+
+«J'ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring frères. Je les
+risquerai volontiers...
+
+--Vingt mille livres! s'écria John Sullivan. Vingt mille livres qu'un
+retard imprévu peut vous faire perdre!
+
+--L'imprévu n'existe pas, répondit simplement Phileas Fogg.
+
+--Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est calculé que
+comme un minimum de temps!
+
+--Un minimum bien employé suffit à tout.
+
+--Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des
+railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer!
+
+--Je sauterai mathématiquement.
+
+--C'est une plaisanterie!
+
+--Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose aussi
+sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres
+contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts
+jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille
+deux cents minutes. Acceptez-vous?
+
+--Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan
+et Ralph, après s'être entendus.
+
+--Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures
+quarante-cinq. Je le prendrai.
+
+--Ce soir même? demanda Stuart.
+
+--Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant
+un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je
+devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le
+samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi
+les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring
+frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs.--Voici un
+chèque de pareille somme.»
+
+Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six
+co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n'avait certainement
+pas parié pour gagner, et n'avait engagé ces vingt mille livres--la
+moitié de sa fortune--que parce qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à
+dépenser l'autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire
+inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient
+émus, non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se
+faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.
+
+Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le whist
+afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ.
+
+«Je suis toujours prêt!» répondit cet impassible gentleman, et donnant
+les cartes:
+
+«Je retourne carreau, dit-il. À vous de jouer, monsieur Stuart.»
+
+
+
+
+IV
+
+DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
+
+
+
+À sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une vingtaine
+de guinées au whist, prit congé de ses honorables collègues, et quitta
+le Reform-Club. À sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa
+maison et rentrait chez lui.
+
+Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme, fut
+assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude, apparaître à
+cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne
+devait rentrer qu'à minuit précis.
+
+Phileas Fogg était tout d'abord monté à sa chambre, puis il appela:
+
+«Passepartout.»
+
+Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait s'adresser à lui. Ce
+n'était pas l'heure.
+
+«Passepartout», reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage.
+
+Passepartout se montra.
+
+«C'est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg.
+
+--Mais il n'est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main.
+
+--Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche.
+Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais.»
+
+Une sorte de grimace s'ébaucha sur la ronde face du Français. Il était
+évident qu'il avait mal entendu.
+
+«Monsieur se déplace? demanda-t-il.
+
+--Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde.»
+
+Passepartout, l'oeil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil
+surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous
+les symptômes de l'étonnement poussé jusqu'à la stupeur.
+
+«Le tour du monde! murmura-t-il.
+
+--En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n'avons pas un
+instant à perdre.
+
+--Mais les malles?... dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa
+tête de droite et de gauche.
+
+--Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de
+laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route.
+Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de
+bonnes chaussures. D'ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez.»
+
+Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de
+Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une
+phrase assez vulgaire de son pays:
+
+«Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais rester
+tranquille!...»
+
+Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en
+quatre-vingts jours! Avait-il affaire à un fou? Non... C'était une
+plaisanterie? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout,
+cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq
+ans, n'avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on
+jusqu'à Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale.
+Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s'arrêterait
+là... Oui, sans doute, mais il n'en était pas moins vrai qu'il partait,
+qu'il se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu'alors!
+
+À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait
+sa garde-robe et celle de son maître; puis, l'esprit encore troublé, il
+quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit
+Mr. Fogg.
+
+Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le _Bradshaw's continental
+railway steam transit and general guide_, qui devait lui fournir toutes
+les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de
+Passepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles
+bank-notes qui ont cours dans tous les pays.
+
+«Vous n'avez rien oublié? demanda-t-il.
+
+--Rien, monsieur.
+
+--Mon mackintosh et ma couverture?
+
+--Les voici.
+
+--Bien, prenez ce sac.»
+
+Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.
+
+«Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000
+F).»
+
+Le sac faillit s'échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt
+mille livres eussent été en or et pesé considérablement.
+
+Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut
+fermée à double tour.
+
+Une station de voitures se trouvait à l'extrémité de Saville-row.
+Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea
+rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des
+embranchements du South-Eastern-railway.
+
+À huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la gare.
+Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.
+
+En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds
+nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auquel pendait une
+plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s'approcha de Mr.
+Fogg et lui demanda l'aumône.
+
+Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu'il venait de gagner au
+whist, et, les présentant à la mendiante:
+
+«Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir
+rencontrée!»
+
+Puis il passa.
+
+Passepartout eut comme une sensation d'humidité autour de la prunelle.
+Son maître avait fait un pas dans son coeur.
+
+Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là,
+Phileas Fogg donna à Passepartout l'ordre de prendre deux billets de
+première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq
+collègues du Reform-Club.
+
+«Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un
+passeport que j'emporte à cet effet vous permettront, au retour, de
+contrôler mon itinéraire.
+
+--Oh! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c'est inutile.
+Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman!
+
+--Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.
+
+--Vous n'oubliez pas que vous devez être revenu?... fit observer Andrew
+Stuart.
+
+--Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre
+1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir,
+messieurs.»
+
+À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place
+dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de
+sifflet retentit, et le train se mit en marche.
+
+La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté
+dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait
+machinalement contre lui le sac aux bank-notes.
+
+Mais le train n'avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un
+véritable cri de désespoir!
+
+«Qu'avez-vous? demanda Mr. Fogg.
+
+--Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j'ai
+oublié...
+
+--Quoi?
+
+--D'éteindre le bec de gaz de ma chambre!
+
+--Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre
+compte!»
+
+
+
+
+V
+
+DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES
+
+
+
+Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du
+grand retentissement qu'allait provoquer son départ. La nouvelle du pari
+se répandit d'abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable
+émotion parmi les membres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette
+émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au
+public de Londres et de tout le Royaume-Uni.
+
+Cette «question du tour du monde» fut commentée, discutée, disséquée,
+avec autant de passion et d'ardeur que s'il se fût agi d'une nouvelle
+affaire de l'_Alabama_. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les
+autres--et ils formèrent bientôt une majorité considérable--se
+prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement qu'en
+théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de
+communication actuellement en usage, ce n'était pas seulement
+impossible, c'était insensé!
+
+Le _Times_, le _Standard_, l'_Evening Star_, le _Morning Chronicle_, et
+vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr.
+Fogg. Seul, le _Daily Telegraph_ le soutint dans une certaine mesure.
+Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses
+collègues du Reform-Club furent blâmés d'avoir tenu ce pari, qui
+accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur.
+
+Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la
+question. On sait l'intérêt que l'on porte en Angleterre à tout ce qui
+touche à la géographie. Aussi n'était-il pas un lecteur, à quelque
+classe qu'il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de
+Phileas Fogg.
+
+Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux--les femmes
+principalement--furent pour lui, surtout quand l'_Illustrated London News_
+eut publié son portrait d'après sa photographie déposée aux archives du
+Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire: «Hé! hé! pourquoi pas,
+après tout? On a vu des choses plus extraordinaires!» C'étaient surtout
+les lecteurs du _Daily Telegraph_. Mais on sentit bientôt que ce journal
+lui-même commençait à faiblir.
+
+En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la
+Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de
+vue, et démontra clairement la folie de l'entreprise. D'après cet
+article, tout était contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles
+de la nature. Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une
+concordance miraculeuse des heures de départ et d'arrivée, concordance
+qui n'existait pas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et en
+Europe, où il s'agit de parcours d'une longueur relativement médiocre,
+on peut compter sur l'arrivée des trains à heure fixe; mais quand ils
+emploient trois jours à traverser l'Inde, sept jours à traverser les
+États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d'un tel
+problème? Et les accidents de machine, les déraillements, les
+rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges, est-ce que
+tout n'était pas contre Phileas Fogg? Sur les paquebots, ne se
+trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la merci des coups de vent ou des
+brouillards? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes
+transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours? Or, il
+suffisait d'un retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût
+irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de
+quelques heures, le départ d'un paquebot, il serait forcé d'attendre le
+paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis
+irrévocablement.
+
+L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent,
+et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement.
+
+Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman,
+d'importantes affaires s'étaient engagées sur «l'aléa» de son
+entreprise. On sait ce qu'est le monde des parieurs en Angleterre, monde
+plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le
+tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du
+Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre
+Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas
+Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On
+en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la
+place de Londres. On demandait, on offrait du «Phileas Fogg» ferme ou à
+prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son
+départ, après l'article du Bulletin de la Société de géographie, les
+offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par
+paquets. Pris d'abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu'à vingt,
+à cinquante, à cent!
+
+Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale.
+L'honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour
+pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans! et il paria cinq mille
+livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps
+que la sottise du projet, on lui en démontrait l'inutilité, il se
+contentait de répondre: «Si la chose est faisable, il est bon que ce
+soit un Anglais qui le premier l'ait faite!»
+
+Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus
+en plus; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui; on ne
+le prenait plus qu'à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept
+jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu'on
+ne le prit plus du tout.
+
+En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de
+la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi
+conçue:
+
+ «Suez à Londres.
+
+ «Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place.
+
+ «Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat
+ d'arrestation à Bombay (Inde anglaise).
+
+ «Fix, détective.»
+
+L'effet de cette dépêche fut immédiat. L'honorable gentleman disparut
+pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au
+Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle
+reproduisait trait pour trait l'homme dont le signalement avait été
+fourni par l'enquête. On rappela ce que l'existence de Phileas Fogg
+avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut
+évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et
+l'appuyant sur un pari insensé, n'avait eu d'autre but que de dépister
+les agents de la police anglaise.
+
+
+
+
+VI
+
+DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
+
+
+
+Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche
+concernant le sieur Phileas Fogg.
+
+Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez,
+le paquebot _Mongolia_, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer
+en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et
+possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le _Mongolia_ faisait
+régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez.
+C'était un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses
+réglementaires, soit dix milles à l'heure entre Brindisi et Suez, et
+neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait
+toujours dépassées.
+
+En attendant l'arrivée du _Mongolia_, deux hommes se promenaient sur le
+quai au milieu de la foule d'indigènes et d'étrangers qui affluent dans
+cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande oeuvre de M. de
+Lesseps assure un avenir considérable.
+
+De ces deux hommes, l'un était l'agent consulaire du Royaume-Uni, établi
+à Suez, qui--en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique
+et des sinistres prédictions de l'ingénieur Stephenson--voyait chaque
+jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié
+l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap de
+Bonne-Espérance.
+
+L'autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente,
+nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles
+sourciliers. À travers ses longs cils brillait un oeil très vif, mais
+dont il savait à volonté éteindre l'ardeur. En ce moment, il donnait
+certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en
+place.
+
+Cet homme se nommait Fix, et c'était un de ces «détectives» ou agents de
+police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le
+vol commis à la Banque d'Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le
+plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un
+d'eux lui semblait suspect, le «filer» en attendant un mandat
+d'arrestation.
+
+Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police
+métropolitaine le signalement de l'auteur présumé du vol. C'était celui
+de ce personnage distingué et bien mis que l'on avait observé dans la
+salle des paiements de la Banque.
+
+Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas
+de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre
+l'arrivée du _Mongolia_.
+
+«Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois,
+que ce bateau ne peut tarder?
+
+--Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large
+de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas
+pour un tel marcheur. Je vous répète que le _Mongolia_ a toujours gagné la
+prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque
+avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.
+
+--Ce paquebot vient directement de Brindisi? demanda Fix.
+
+--De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu'il a
+quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut
+tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le
+signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme,
+s'il est à bord du _Mongolia_.
+
+--Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt
+qu'on ne les reconnaît. C'est du flair qu'il faut avoir, et le flair est
+comme un sens spécial auquel concourent l'ouïe, la vue et l'odorat. J'ai
+arrêté dans ma vie plus d'un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur
+soit à bord, je vous réponds qu'il ne me glissera pas entre les mains.
+
+--Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol important.
+
+--Un vol magnifique, répondit l'agent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille
+livres! Nous n'avons pas souvent de pareilles aubaines! Les voleurs
+deviennent mesquins! La race des Sheppard s'étiole! On se fait pendre
+maintenant pour quelques shillings!
+
+--Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d'une telle façon que je
+vous souhaite vivement de réussir; mais, je vous le répète, dans les
+conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous
+bien que, d'après le signalement que vous avez reçu, ce voleur ressemble
+absolument à un honnête homme.
+
+--Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l'inspecteur de police,
+les grands voleurs ressemblent toujours à d'honnêtes gens. Vous
+comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti
+à prendre, c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter.
+Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu'il faut dévisager
+surtout. Travail difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du métier,
+mais de l'art.»
+
+On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose
+d'amour-propre.
+
+Cependant le quai s'animait peu à peu. Marins de diverses nationalités,
+commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arrivée du
+paquebot était évidemment prochaine.
+
+Le temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques
+minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du
+soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres s'allongeait
+comme un bras sur la rade de Suez. À la surface de la mer Rouge
+roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns
+ont conservé dans leurs façons l'élégant gabarit de la galère antique.
+
+Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa
+profession, dévisageait les passants d'un rapide coup d'oeil.
+
+Il était alors dix heures et demie.
+
+«Mais il n'arrivera pas, ce paquebot! s'écria-t-il en entendant sonner
+l'horloge du port.
+
+--Il ne peut être éloigné, répondit le consul.
+
+--Combien de temps stationnera-t-il à Suez? demanda Fix.
+
+--Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. De Suez à Aden, à
+l'extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il
+faut faire provision de combustible.
+
+--Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay? demanda Fix.
+
+--Directement, sans rompre charge.
+
+--Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il
+doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une
+autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l'Asie. Il doit
+bien savoir qu'il ne serait pas en sûreté dans l'Inde, qui est une terre
+anglaise.
+
+--À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le
+savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres qu'il ne
+le serait à l'étranger.»
+
+Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l'agent, le consul
+regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L'inspecteur de police
+demeura seul, pris d'une impatience nerveuse, avec ce pressentiment
+assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du _Mongolia_,--et
+en vérité, si ce coquin avait quitté l'Angleterre avec l'intention de
+gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus
+difficile à surveiller que celle de l'Atlantique, devait avoir obtenu sa
+préférence.
+
+Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de
+sifflet annoncèrent l'arrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix
+et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu
+inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine
+de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du _Mongolia_.
+
+Bientôt on aperçut la gigantesque coque du _Mongolia_, passant entre les
+rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller
+en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux
+d'échappement.
+
+Les passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques-uns restèrent sur
+le spardeck à contempler le panorama pittoresque de la ville; mais la
+plupart débarquèrent dans les canots qui étaient venus accoster le
+_Mongolia_.
+
+Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre.
+
+En ce moment, l'un d'eux s'approcha de lui, après avoir vigoureusement
+repoussé les fellahs qui l'assaillaient de leurs offres de service, et
+il lui demanda fort poliment s'il pouvait lui indiquer les bureaux de
+l'agent consulaire anglais. Et en même temps ce passager présentait un
+passeport sur lequel il désirait sans doute faire apposer le visa
+britannique.
+
+Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d'un rapide coup d'oeil, il
+en lut le signalement.
+
+Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuille trembla dans
+sa main. Le signalement libellé sur le passeport était identique à celui
+qu'il avait reçu du directeur de la police métropolitaine.
+
+«Ce passeport n'est pas le vôtre? dit-il au passager.
+
+--Non, répondit celui-ci, c'est le passeport de mon maître.
+
+--Et votre maître?
+
+--Il est resté à bord.
+
+--Mais, reprit l'agent, il faut qu'il se présente en personne aux
+bureaux du consulat afin d'établir son identité.
+
+--Quoi! cela est nécessaire?
+
+--Indispensable.
+
+--Et où sont ces bureaux?
+
+--Là, au coin de la place, répondit l'inspecteur en indiquant une maison
+éloignée de deux cents pas.
+
+--Alors, je vais aller chercher mon maître, à qui pourtant cela ne
+plaira guère de se déranger!»
+
+Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord du steamer.
+
+
+
+
+VII
+
+QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN MATIÈRE
+DE POLICE
+
+
+
+L'inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les
+bureaux du consul. Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut
+introduit près de ce fonctionnaire.
+
+«Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule, j'ai de fortes
+présomptions de croire que notre homme a pris passage à bord du
+_Mongolia_.»
+
+Et Fix raconta ce qui s'était passé entre ce domestique et lui à propos
+du passeport.
+
+«Bien, monsieur Fix, répondit le consul, je ne serais pas fâché de voir
+la figure de ce coquin. Mais peut-être ne se présentera-t-il pas à mon
+bureau, s'il est ce que vous supposez. Un voleur n'aime pas à laisser
+derrière lui des traces de son passage, et d'ailleurs la formalité des
+passeports n'est plus obligatoire.
+
+--Monsieur le consul, répondit l'agent, si c'est un homme fort comme on
+doit le penser, il viendra!
+
+--Faire viser son passeport?
+
+--Oui. Les passeports ne servent jamais qu'à gêner les honnêtes gens et
+à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que celui-ci sera en
+règle, mais j'espère bien que vous ne le viserez pas...
+
+--Et pourquoi pas? Si ce passeport est régulier, répondit le consul, je
+n'ai pas le droit de refuser mon visa.
+
+--Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici cet
+homme jusqu'à ce que j'aie reçu de Londres un mandat d'arrestation.
+
+--Ah! cela, monsieur Fix, c'est votre affaire, répondit le consul, mais
+moi, je ne puis...»
+
+Le consul n'acheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait à la porte
+de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux étrangers, dont
+l'un était précisément ce domestique qui s'était entretenu avec le
+détective.
+
+C'étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maître présenta son
+passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer
+son visa.
+
+Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans
+un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait l'étranger des yeux.
+
+Quand le consul eut achevé sa lecture:
+
+«Vous êtes Phileas Fogg, esquire? demanda-t-il.
+
+--Oui, monsieur, répondit le gentleman.
+
+--Et cet homme est votre domestique?
+
+--Oui. Un Français nommé Passepartout.
+
+--Vous venez de Londres?
+
+--Oui.
+
+--Et vous allez?
+
+--À Bombay.
+
+--Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du visa est inutile, et
+que nous n'exigeons plus la présentation du passeport?
+
+--Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais je désire constater
+par votre visa mon passage à Suez.
+
+--Soit, monsieur.»
+
+Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa son cachet. Mr.
+Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoir froidement salué, il
+sortit, suivi de son domestique.
+
+«Eh bien? demanda l'inspecteur.
+
+--Eh bien, répondit le consul, il a l'air d'un parfait honnête homme!
+
+--Possible, répondit Fix, mais ce n'est point ce dont il s'agit.
+Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman ressemble
+trait pour trait au voleur dont j'ai reçu le signalement?
+
+--J'en conviens, mais vous le savez, tous les signalements...
+
+--J'en aurai le coeur net, répondit Fix. Le domestique me paraît être
+moins indéchiffrable que le maître. De plus, c'est un Français, qui ne
+pourra se retenir de parler. À bientôt, monsieur le consul.»
+
+Cela dit, l'agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout.
+
+Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s'était dirigé
+vers le quai. Là, il donna quelques ordres à son domestique; puis il
+s'embarqua dans un canot, revint à bord du _Mongolia_ et rentra dans sa
+cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes suivantes:
+
+«Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.
+
+«Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin.
+
+«Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.
+
+«Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures 35
+matin.
+
+«Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.
+
+«Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir.
+
+«Embarqué sur le _Mongolia_, samedi, 5 heures soir.
+
+«Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin.
+
+«Total des heures dépensées: 158 1/2, soit en jours: 6 jours 1/2.»
+
+Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé par colonnes, qui
+indiquait--depuis le 2 octobre jusqu'au 21 décembre--le mois, le
+quantième, le jour, les arrivées réglementaires et les arrivées
+effectives en chaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay,
+Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, New York,
+Liverpool, Londres, et qui permettait de chiffrer le gain obtenu où la
+perte éprouvée à chaque endroit du parcours.
+
+Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait
+toujours s'il était en avance ou en retard.
+
+Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée à Suez,
+qui, concordant avec l'arrivée réglementaire, ne le constituait ni en
+gain ni en perte.
+
+Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quant à voir la ville,
+il n'y pensait même pas, étant de cette race d'Anglais qui font visiter
+par leur domestique les pays qu'ils traversent.
+
+
+
+
+VIII
+
+DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE
+CONVIENDRAIT
+
+
+
+Fix avait en peu d'instants rejoint sur le quai Passepartout, qui
+flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à ne point voir.
+
+«Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l'abordant, votre passeport est-il
+visé?
+
+--Ah! c'est vous, monsieur, répondit le Français. Bien obligé. Nous
+sommes parfaitement en règle.
+
+--Et vous regardez le pays?
+
+--Oui, mais nous allons si vite qu'il me semble que je voyage en rêve.
+Et comme cela, nous sommes à Suez?
+
+--À Suez.
+
+--En Égypte?
+
+--En Égypte, parfaitement.
+
+--Et en Afrique?
+
+--En Afrique.
+
+--En Afrique! répéta Passepartout. Je ne peux y croire. Figurez-vous,
+monsieur, que je m'imaginais ne pas aller plus loin que Paris, et cette
+fameuse capitale, je l'ai revue tout juste de sept heures vingt du matin
+à huit heures quarante, entre la gare du Nord et la gare de Lyon, à
+travers les vitres d'un fiacre et par une pluie battante! Je le
+regrette! J'aurais aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des
+Champs-Élysées!
+
+--Vous êtes donc bien pressé? demanda l'inspecteur de police.
+
+--Moi, non, mais c'est mon maître. À propos, il faut que j'achète des
+chaussettes et des chemises! Nous sommes partis sans malles, avec un sac
+de nuit seulement.
+
+--Je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout ce qu'il faut.
+
+--Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment d'une
+complaisance!...»
+
+Et tous deux se mirent en route. Passepartout causait toujours.
+
+«Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau!
+
+--Vous avez le temps, répondit Fix, il n'est encore que midi!»
+
+Passepartout tira sa grosse montre.
+
+«Midi, dit-il. Allons donc! il est neuf heures cinquante-deux minutes!
+
+--Votre montre retarde, répondit Fix.
+
+--Ma montre! Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père!
+Elle ne varie pas de cinq minutes par an. C'est un vrai chronomètre!
+
+--Je vois ce que c'est, répondit Fix. Vous avez gardé l'heure de
+Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoir soin
+de remettre votre montre au midi de chaque pays.
+
+--Moi! toucher à ma montre! s'écria Passepartout, jamais!
+
+--Eh bien, elle ne sera plus d'accord avec le soleil.
+
+--Tant pis pour le soleil, monsieur! C'est lui qui aura tort!»
+
+Et le brave garçon remit sa montre dans son gousset avec un geste
+superbe.
+
+Quelques instants après, Fix lui disait:
+
+«Vous avez donc quitté Londres précipitamment?
+
+--Je le crois bien! Mercredi dernier, à huit heures du soir, contre
+toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et trois quarts
+d'heure après nous étions partis.
+
+--Mais où va-t-il donc, votre maître?
+
+--Toujours devant lui! Il fait le tour du monde!
+
+--Le tour du monde? s'écria Fix.
+
+--Oui, en quatre-vingts jours! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je
+n'en crois rien. Cela n'aurait pas le sens commun. Il y a autre chose.
+
+--Ah! c'est un original, ce Mr. Fogg?
+
+--Je le crois.
+
+--Il est donc riche?
+
+--Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes
+toutes neuves! Et il n'épargne pas l'argent en route! Tenez! il a promis
+une prime magnifique au mécanicien du _Mongolia_, si nous arrivons à
+Bombay avec une belle avance!
+
+--Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître?
+
+--Moi! répondit Passepartout, je suis entré à son service le jour même
+de notre départ.»
+
+On s'imagine aisément l'effet que ces réponses devaient produire sur
+l'esprit déjà surexcité de l'inspecteur de police.
+
+Ce départ précipité de Londres, peu de temps après le vol, cette grosse
+somme emportée, cette hâte d'arriver en des pays lointains, ce prétexte
+d'un pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses
+idées. Il fit encore parler le Français et acquit la certitude que ce
+garçon ne connaissait aucunement son maître, que celui-ci vivait isolé à
+Londres, qu'on le disait riche sans savoir l'origine de sa fortune, que
+c'était un homme impénétrable, etc. Mais, en même temps, Fix put tenir
+pour certain que Phileas Fogg ne débarquait point à Suez, et qu'il
+allait réellement à Bombay.
+
+«Est-ce loin Bombay? demanda Passepartout.
+
+--Assez loin, répondit l'agent. Il vous faut encore une dizaine de jours
+de mer.
+
+--Et où prenez-vous Bombay?
+
+--Dans l'Inde.
+
+--En Asie?
+
+--Naturellement.
+
+--Diable! C'est que je vais vous dire... il y a une chose qui me
+tracasse... c'est mon bec!
+
+--Quel bec?
+
+--Mon bec de gaz que j'ai oublié d'éteindre et qui brûle à mon compte.
+Or, j'ai calculé que j'en avais pour deux shillings par vingt-quatre
+heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenez que
+pour peu que le voyage se prolonge...»
+
+Fix comprit-il l'affaire du gaz? C'est peu probable. Il n'écoutait plus
+et prenait un parti. Le Français et lui étaient arrivés au bazar. Fix
+laissa son compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda de ne pas
+manquer le départ du _Mongolia_, et il revint en toute hâte aux bureaux de
+l'agent consulaire.
+
+Fix, maintenant que sa conviction était faite, avait repris tout son
+sang-froid.
+
+«Monsieur, dit-il au consul, je n'ai plus aucun doute. Je tiens mon
+homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du
+monde en quatre-vingts jours.
+
+--Alors c'est un malin, répondit le consul, et il compte revenir à
+Londres, après avoir dépisté toutes les polices des deux continents!
+
+--Nous verrons bien, répondit Fix.
+
+--Mais ne vous trompez-vous pas? demanda encore une fois le consul.
+
+--Je ne me trompe pas.
+
+--Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire constater par un visa
+son passage à Suez?
+
+--Pourquoi?... je n'en sais rien, monsieur le consul, répondit le
+détective, mais écoutez-moi.»
+
+Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa
+conversation avec le domestique dudit Fogg.
+
+«En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contre cet homme.
+Et qu'allez-vous faire?
+
+--Lancer une dépêche à Londres avec demande instante de m'adresser un
+mandat d'arrestation à Bombay, m'embarquer sur le _Mongolia_, filer mon
+voleur jusqu'aux Indes, et là, sur cette terre anglaise, l'accoster
+poliment, mon mandat à la main et la main sur l'épaule.»
+
+Ces paroles prononcées froidement, l'agent prit congé du consul et se
+rendit au bureau télégraphique. De là, il lança au directeur de la
+police métropolitaine cette dépêche que l'on connaît.
+
+Un quart d'heure plus tard, Fix, son léger bagage à la main, bien muni
+d'argent, d'ailleurs, s'embarquait à bord du _Mongolia_, et bientôt le
+rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge.
+
+
+
+
+IX
+
+OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE
+PHILEAS FOGG
+
+
+
+La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix milles,
+et le cahier des charges de la Compagnie alloue à ses paquebots un laps
+de temps de cent trente-huit heures pour la franchir. Le _Mongolia_, dont
+les feux étaient activement poussés, marchait de manière à devancer
+l'arrivée réglementaire.
+
+La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous
+l'Inde pour destination. Les uns se rendaient à Bombay, les autres à
+Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu'un chemin de fer traverse dans
+toute sa largeur la péninsule indienne, il n'est plus nécessaire de
+doubler la pointe de Ceylan.
+
+Parmi ces passagers du _Mongolia_, on comptait divers fonctionnaires
+civils et des officiers de tout grade. De ceux-ci, les uns appartenaient
+à l'armée britannique proprement dite, les autres commandaient les
+troupes indigènes de cipayes, tous chèrement appointés, même à présent
+que le gouvernement s'est substitué aux droits et aux charges de
+l'ancienne Compagnie des Indes: sous-lieutenants à 7 000 F, brigadiers à
+60 000, généraux à 100 000[1].
+
+ [1] Le traitement des fonctionnaires civils est encore plus élevé.
+ Les simples assistants, au premier degré de la hiérarchie, ont
+ 12 000 francs; les juges, 60 000 F; les présidents de cour, 250 000 F;
+ les gouverneurs, 300 000 F, et le gouverneur général, plus de
+ 600 000 F. (Note de l'auteur).
+
+On vivait donc bien à bord du _Mongolia_, dans cette société de
+fonctionnaires, auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais, qui, le
+million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs de commerce. Le
+«purser», l'homme de confiance de la Compagnie, l'égal du capitaine à
+bord, faisait somptueusement les choses. Au déjeuner du matin, au lunch
+de deux heures, au dîner de cinq heures et demie, au souper de huit
+heures, les tables pliaient sous les plats de viande fraîche et les
+entremets fournis par la boucherie et les offices du paquebot. Les
+passagères--il y en avait quelques-unes--changeaient de toilette deux
+fois par jour. On faisait de la musique, on dansait même, quand la mer
+le permettait.
+
+Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise, comme
+tous ces golfes étroits et longs. Quand le vent soufflait soit de la
+côte d'Asie, soit de la côte d'Afrique, le _Mongolia_, long fuseau à
+hélice, pris par le travers, roulait épouvantablement. Les dames
+disparaissaient alors; les pianos se taisaient; chants et danses
+cessaient à la fois. Et pourtant, malgré la rafale, malgré la houle, le
+paquebot, poussé par sa puissante machine, courait sans retard vers le
+détroit de Bab-el-Mandeb.
+
+Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps? On pourrait croire que,
+toujours inquiet et anxieux, il se préoccupait des changements de vent
+nuisibles à la marche du navire, des mouvements désordonnés de la houle
+qui risquaient d'occasionner un accident à la machine, enfin de toutes
+les avaries possibles qui, en obligeant le _Mongolia_ à relâcher dans
+quelque port, auraient compromis son voyage?
+
+Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ces
+éventualités, il n'en laissait rien paraître. C'était toujours l'homme
+impassible, le membre imperturbable du Reform-Club, qu'aucun incident ou
+accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas plus ému que les
+chronomètres du bord. On le voyait rarement sur le pont. Il s'inquiétait
+peu d'observer cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des
+premières scènes historiques de l'humanité. Il ne venait pas reconnaître
+les curieuses villes semées sur ses bords, et dont la pittoresque
+silhouette se découpait quelquefois à l'horizon. Il ne rêvait même pas
+aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon,
+Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avec épouvante, et sur
+lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir
+consacré leur voyage par des sacrifices propitiatoires.
+
+Que faisait donc cet original, emprisonné dans le _Mongolia_? D'abord il
+faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni roulis ni tangage
+pussent détraquer une machine si merveilleusement organisée. Puis il
+jouait au whist.
+
+Oui! il avait rencontré des partenaires, aussi enragés que lui: un
+collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, un ministre, le
+révérend Décimus Smith, retournant à Bombay, et un brigadier général de
+l'armée anglaise, qui rejoignait son corps à Bénarès. Ces trois
+passagers avaient pour le whist la même passion que Mr. Fogg, et ils
+jouaient pendant des heures entières, non moins silencieusement que lui.
+
+Quant à Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur lui. Il
+occupait une cabine à l'avant et mangeait, lui aussi,
+consciencieusement. Il faut dire que, décidément, ce voyage, fait dans
+ces conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait son parti. Bien
+nourri, bien logé, il voyait du pays et d'ailleurs il s'affirmait à
+lui-même que toute cette fantaisie finirait à Bombay.
+
+Le lendemain du départ de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas sans un
+certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeant personnage
+auquel il s'était adressé en débarquant en Égypte.
+
+«Je ne me trompe pas, dit-il en l'abordant avec son plus aimable
+sourire, c'est bien vous, monsieur, qui m'avez si complaisamment servi
+de guide à Suez?
+
+--En effet, répondit le détective, je vous reconnais! Vous êtes le
+domestique de cet Anglais original...
+
+--Précisément, monsieur...?
+
+--Fix.
+
+--Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté de vous retrouver à
+bord. Et où allez-vous donc?
+
+--Mais, ainsi que vous, à Bombay.
+
+--C'est au mieux! Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage?
+
+--Plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un agent de la Compagnie
+péninsulaire.
+
+--Alors vous connaissez l'Inde?
+
+--Mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas trop s'avancer.
+
+--Et c'est curieux, cette Inde-là?
+
+--Très curieux! Des mosquées, des minarets, des temples, des fakirs, des
+pagodes, des tigres, des serpents, des bayadères! Mais il faut espérer
+que vous aurez le temps de visiter le pays?
+
+--Je l'espère, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu'il n'est pas permis
+à un homme sain d'esprit de passer sa vie à sauter d'un paquebot dans un
+chemin de fer et d'un chemin de fer dans un paquebot, sous prétexte de
+faire le tour du monde en quatre-vingts jours! Non. Toute cette
+gymnastique cessera à Bombay, n'en doutez pas.
+
+--Et il se porte bien, Mr. Fogg? demanda Fix du ton le plus naturel.
+
+--Très bien, monsieur Fix. Moi aussi, d'ailleurs. Je mange comme un ogre
+qui serait à jeun. C'est l'air de la mer.
+
+--Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont.
+
+--Jamais. Il n'est pas curieux.
+
+--Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce prétendu voyage en
+quatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secrète... une
+mission diplomatique, par exemple!
+
+--Ma foi, monsieur Fix, je n'en sais rien, je vous l'avoue, et, au fond,
+je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir.»
+
+Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble.
+L'inspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur
+Fogg. Cela pouvait le servir à l'occasion. Il lui offrait donc souvent,
+au bar-room du _Mongolia_, quelques verres de whisky ou de pale-ale, que
+le brave garçon acceptait sans cérémonie et rendait même pour ne pas
+être en reste,--trouvant, d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête.
+
+Cependant le paquebot s'avançait rapidement. Le 13, on eut connaissance
+de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles ruinées, au-dessus
+desquelles se détachaient quelques dattiers verdoyants. Au loin, dans
+les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers.
+Passepartout fut ravi de contempler cette ville célèbre, et il trouva
+même qu'avec ces murs circulaires et un fort démantelé qui se dessinait
+comme une anse, elle ressemblait à une énorme demi-tasse.
+
+Pendant la nuit suivante, le _Mongolia_ franchit le détroit de
+Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, et le
+lendemain, 14, il faisait escale à Steamer-Point, au nord-ouest de la
+rade d'Aden. C'est là qu'il devait se réapprovisionner de combustible.
+
+Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des
+paquebots à de telles distances des centres de production. Rien que pour
+la Compagnie péninsulaire, c'est une dépense annuelle qui se chiffre par
+huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet,
+établir des dépôts en plusieurs ports, et, dans ces mers éloignées, le
+charbon revient à quatre-vingts francs la tonne.
+
+Le _Mongolia_ avait encore seize cent cinquante milles à faire avant
+d'atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures à Steamer-Point,
+afin de remplir ses soutes.
+
+Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas
+Fogg. Il était prévu. D'ailleurs le _Mongolia_, au lieu d'arriver à Aden
+le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. C'était un
+gain de quinze heures.
+
+Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentleman voulait
+faire viser son passeport. Fix le suivit sans être remarqué. La
+formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa
+partie interrompue.
+
+Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette
+population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d'Arabes,
+d'Européens, composant les vingt-cinq mille habitants d'Aden. Il admira
+les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des
+Indes, et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les
+ingénieurs anglais, deux mille ans après les ingénieurs du roi Salomon.
+
+«Très curieux, très curieux! se disait Passepartout en revenant à bord.
+Je m'aperçois qu'il n'est pas inutile de voyager, si l'on veut voir du
+nouveau.»
+
+À six heures du soir, le _Mongolia_ battait des branches de son hélice les
+eaux de la rade d'Aden et courait bientôt sur la mer des Indes. Il lui
+était accordé cent soixante-huit heures pour accomplir la traversée
+entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le
+vent tenait dans le nord-ouest. Les voiles vinrent en aide à la vapeur.
+
+Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères, en fraîches
+toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses
+recommencèrent.
+
+Le voyage s'accomplit donc dans les meilleures conditions. Passepartout
+était enchanté de l'aimable compagnon que le hasard lui avait procuré en
+la personne de Fix.
+
+Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la côte
+indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait à bord du _Mongolia_. À
+l'horizon, un arrière-plan de collines se profilait harmonieusement sur
+le fond du ciel. Bientôt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se
+détachèrent vivement. Le paquebot pénétra dans cette rade formée par les
+îles Salcette, Colaba, Éléphanta, Butcher, et à quatre heures et demie
+il accostait les quais de Bombay.
+
+Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième robre de la journée, et
+son partenaire et lui, grâce à une manoeuvre audacieuse, ayant fait les
+treize levées, terminèrent cette belle traversée par un chelem
+admirable.
+
+Le _Mongolia_ ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, il y
+arrivait le 20. C'était donc, depuis son départ de Londres, un gain de
+deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son itinéraire
+à la colonne des bénéfices.
+
+
+
+
+X
+
+OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA
+CHAUSSURE
+
+
+
+Personne n'ignore que l'Inde--ce grand triangle renversé dont la base
+est au nord et la pointe au sud--comprend une superficie de quatorze
+cent mille milles carrés, sur laquelle est inégalement répandue une
+population de cent quatre-vingts millions d'habitants. Le gouvernement
+britannique exerce une domination réelle sur une certaine partie de cet
+immense pays. Il entretient un gouverneur général à Calcutta, des
+gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur
+à Agra.
+
+Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie de sept
+cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix millions
+d'habitants. C'est assez dire qu'une notable partie du territoire
+échappe encore à l'autorité de la reine; et, en effet, chez certains
+rajahs de l'intérieur, farouches et terribles, l'indépendance indoue est
+encore absolue.
+
+Depuis 1756--époque à laquelle fut fondé le premier établissement
+anglais sur l'emplacement aujourd'hui occupé par la ville de
+Madras--jusqu'à cette année dans laquelle éclata la grande insurrection
+des cipayes, la célèbre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle
+s'annexait peu à peu les diverses provinces, achetées aux rajahs au prix
+de rentes qu'elle payait peu ou point; elle nommait son gouverneur
+général et tous ses employés civils ou militaires; mais maintenant elle
+n'existe plus, et les possessions anglaises de l'Inde relèvent
+directement de la couronne.
+
+Aussi l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la
+péninsule tendent à se modifier chaque jour. Autrefois, on y voyageait
+par tous les antiques moyens de transport, à pied, à cheval, en
+charrette, en brouette, en palanquin, à dos d'homme, en coach, etc.
+Maintenant, des steam-boats parcourent à grande vitesse l'Indus, le
+Gange, et un chemin de fer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur en
+se ramifiant sur son parcours, met Bombay à trois jours seulement de
+Calcutta.
+
+Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers
+l'Inde. La distance à vol d'oiseau n'est que de mille à onze cents
+milles, et des trains, animés d'une vitesse moyenne seulement,
+n'emploieraient pas trois jours à la franchir; mais cette distance est
+accrue d'un tiers, au moins, par la corde que décrit le railway en
+s'élevant jusqu'à Allahabad dans le nord de la péninsule.
+
+Voici, en somme, le tracé à grands points du «Great Indian peninsular
+railway». En quittant l'île de Bombay, il traverse Salcette, saute sur
+le continent en face de Tannah, franchit la chaîne des
+Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusqu'à Burhampour, sillonne le
+territoire à peu près indépendant du Bundelkund, s'élève jusqu'à
+Allahabad, s'infléchit vers l'est, rencontre le Gange à Bénarès, s'en
+écarte légèrement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la ville
+française de Chandernagor, il fait tête de ligne à Calcutta.
+
+C'était à quatre heures et demie du soir que les passagers du _Mongolia_
+avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partait à huit heures
+précises.
+
+Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot, donna à
+son domestique le détail de quelques emplettes à faire, lui recommanda
+expressément de se trouver avant huit heures à la gare, et, de son pas
+régulier qui battait la seconde comme le pendule d'une horloge
+astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports.
+
+Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni
+l'hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les forts, ni les
+docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les
+synagogues, ni les églises arméniennes, ni la splendide pagode de
+Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les
+chefs-d'oeuvre d'Éléphanta, ni ses mystérieux hypogées, cachés au
+sud-est de la rade, ni les grottes Kanhérie de l'île Salcette, ces
+admirables restes de l'architecture bouddhiste!
+
+Non! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit
+tranquillement à la gare, et là il se fit servir à dîner. Entre autres
+mets, le maître d'hôtel crut devoir lui recommander une certaine
+gibelotte de «lapin du pays», dont il lui dit merveille.
+
+Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement; mais,
+en dépit de sa sauce épicée, il la trouva détestable.
+
+Il sonna le maître d'hôtel.
+
+«Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c'est du lapin, cela?
+
+--Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin des jungles.
+
+--Et ce lapin-là n'a pas miaulé quand on l'a tué?
+
+--Miaulé! Oh! mylord! un lapin! Je vous jure...
+
+--Monsieur le maître d'hôtel, reprit froidement Mr. Fogg, ne jurez pas
+et rappelez-vous ceci: autrefois, dans l'Inde, les chats étaient
+considérés comme des animaux sacrés. C'était le bon temps.
+
+--Pour les chats, mylord?
+
+--Et peut-être aussi pour les voyageurs!»
+
+Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner.
+
+Quelques instants après Mr. Fogg, l'agent Fix avait, lui aussi, débarqué
+du _Mongolia_ et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit
+reconnaître sa qualité de détective, la mission dont il était chargé, sa
+situation vis-à-vis de l'auteur présumé du vol. Avait-on reçu de Londres
+un mandat d'arrêt?... On n'avait rien reçu. Et, en effet, le mandat,
+parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé.
+
+Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur un ordre
+d'arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L'affaire
+regardait l'administration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait
+légalement délivrer un mandat. Cette sévérité de principes, cette
+observance rigoureuse de la légalité est parfaitement explicable avec
+les moeurs anglaises, qui, en matière de liberté individuelle,
+n'admettent aucun arbitraire.
+
+Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se résigner à attendre son
+mandat. Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable
+coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait à Bombay. Il ne
+doutait pas que Phileas Fogg n'y séjournât, et, on le sait, c'était
+aussi la conviction de Passepartout,--ce qui laisserait au mandat
+d'arrêt le temps d'arriver.
+
+Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en
+quittant le _Mongolia_, Passepartout avait bien compris qu'il en serait de
+Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici,
+qu'il se poursuivrait au moins jusqu'à Calcutta, et peut-être plus loin.
+Et il commença à se demander si ce pari de Mr. Fogg n'était pas
+absolument sérieux, et si la fatalité ne l'entraînait pas, lui qui
+voulait vivre en repos, à accomplir le tour du monde en quatre-vingts
+jours!
+
+En attendant, et après avoir fait acquisition de quelques chemises et
+chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand
+concours de populaire, et, au milieu d'Européens de toutes nationalités,
+des Persans à bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à
+bonnets carrés, des Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre
+noire. C'était précisément une fête célébrée par ces Parsis ou Guèbres,
+descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui sont les plus
+industrieux, les plus civilisés, les plus intelligents, les plus
+austères des Indous,--race à laquelle appartiennent actuellement les
+riches négociants indigènes de Bombay. Ce jour-là, ils célébraient une
+sorte de carnaval religieux, avec processions et divertissements, dans
+lesquels figuraient des bayadères vêtues de gazes roses brochées d'or et
+d'argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams, dansaient
+merveilleusement, et avec une décence parfaite, d'ailleurs.
+
+Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeux et ses
+oreilles s'ouvraient démesurément pour voir et entendre, si son air, sa
+physionomie était bien celle du «booby» le plus neuf qu'on pût imaginer,
+il est superflu d'y insister ici.
+
+Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua de
+compromettre le voyage, sa curiosité l'entraîna plus loin qu'il ne
+convenait.
+
+En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se
+dirigeait vers la gare, quand, passant devant l'admirable pagode de
+Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idée d'en visiter l'intérieur.
+
+Il ignorait deux choses: d'abord que l'entrée de certaines pagodes
+indoues est formellement interdite aux chrétiens, et ensuite que les
+croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leurs
+chaussures à la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine
+politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter
+jusque dans ses plus insignifiants détails la religion du pays, punit
+sévèrement quiconque en viole les pratiques.
+
+Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme un simple touriste,
+admirait, à l'intérieur de Malebar-Hill, ce clinquant éblouissant de
+l'ornementation brahmanique, quand soudain il fut renversé sur les
+dalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein de fureur, se
+précipitèrent sur lui, arrachèrent ses souliers et ses chaussettes, et
+commencèrent à le rouer de coups, en proférant des cris sauvages.
+
+Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. D'un coup de poing
+et d'un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort empêtrés
+dans leurs longues robes, et, s'élançant hors de la pagode de toute la
+vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancé le troisième Indou, qui
+s'était jeté sur ses traces, en ameutant la foule.
+
+À huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le départ du
+train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le paquet
+contenant ses emplettes, Passepartout arrivait à la gare du chemin de
+fer.
+
+Fix était là, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg à la
+gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti
+fut aussitôt pris de l'accompagner jusqu'à Calcutta et plus loin s'il le
+fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l'ombre, mais
+Fix entendit le récit de ses aventures, que Passepartout narra en peu de
+mots à son maître.
+
+«J'espère que cela ne vous arrivera plus», répondit simplement Phileas
+Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.
+
+Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans mot
+dire.
+
+Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée le retint et
+modifia subitement son projet de départ.
+
+«Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le territoire indien...
+Je tiens mon homme.»
+
+En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le train
+disparut dans la nuit.
+
+
+
+
+XI
+
+OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX
+
+
+
+Le train était parti à l'heure réglementaire. Il emportait un certain
+nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et
+des négociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la
+partie orientale de la péninsule.
+
+Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un troisième
+voyageur se trouvait placé dans le coin opposé.
+
+C'était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l'un des partenaires
+de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses
+troupes cantonnées auprès de Bénarès.
+
+Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui
+s'était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût
+véritablement mérité la qualification d'indigène. Depuis son jeune âge,
+il habitait l'Inde et n'avait fait que de rares apparitions dans son
+pays natal. C'était un homme instruit, qui aurait volontiers donné des
+renseignements sur les coutumes, l'histoire, l'organisation du pays
+indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman
+ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence.
+C'était un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre,
+suivant les lois de la mécanique rationnelle. En ce moment, il refaisait
+dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ de
+Londres, et il se fût frotté les mains, s'il eût été dans sa nature de
+faire un mouvement inutile.
+
+Sir Francis Cromarty n'était pas sans avoir reconnu l'originalité de son
+compagnon de route, bien qu'il ne l'eût étudié que les cartes à la main
+et entre deux robres. Il était donc fondé à se demander si un coeur
+humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une
+âme sensible aux beautés de la nature, aux aspirations morales. Pour
+lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier
+général avait rencontrés, aucun n'était comparable à ce produit des
+sciences exactes.
+
+Phileas Fogg n'avait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de
+voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l'opérait. Le
+brigadier général ne vit dans ce pari qu'une excentricité sans but utile
+et à laquelle manquerait nécessairement le transire benefaciendo qui
+doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre
+gentleman, il passerait évidemment sans «rien faire», ni pour lui, ni
+pour les autres.
+
+Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs,
+avait traversé l'île Salcette et courait sur le continent. À la station
+de Callyan, il laissa sur la droite l'embranchement qui, par Kandallah
+et Pounah, descend vers le sud-est de l'Inde, et il gagna la station de
+Pauwell. À ce point, il s'engagea dans les montagnes très ramifiées des
+Ghâtes-Occidentales, chaînes à base de trapp et de basalte, dont les
+plus hauts sommets sont couverts de bois épais.
+
+De temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient
+quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier général, relevant une
+conversation qui tombait souvent, dit:
+
+«Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé en cet
+endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire.
+
+--Pourquoi cela, Sir Francis?
+
+--Parce que le chemin de fer s'arrêtait à la base de ces montagnes,
+qu'il fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusqu'à la
+station de Kandallah, située sur le versant opposé.
+
+--Ce retard n'eût aucunement dérangé l'économie de mon programme,
+répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévu l'éventualité de
+certains obstacles.
+
+--Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier général, vous risquiez
+d'avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec l'aventure de ce
+garçon.»
+
+Passepartout, les pieds entortillés dans sa couverture de voyage,
+dormait profondément et ne rêvait guère que l'on parlât de lui.
+
+«Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raison pour ce
+genre de délit, reprit Sir Francis Cromarty. Il tient par-dessus tout à
+ce que l'on respecte les coutumes religieuses des Indous, et si votre
+domestique eût été pris...
+
+--Eh bien, s'il eût été pris, Sir Francis, répondit Mr. Fogg, il aurait
+été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu
+tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu
+retarder son maître!»
+
+Et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train
+franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il
+s'élançait à travers un pays relativement plat, formé par le territoire
+du Khandeish. La campagne, bien cultivée, était semée de bourgades,
+au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le clocher de
+l'église européenne. De nombreux petits cours d'eau, la plupart
+affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette contrée
+fertile.
+
+Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu'il traversait
+le pays des Indous dans un train du «Great peninsular railway». Cela lui
+paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel! La
+locomotive, dirigée par le bras d'un mécanicien anglais et chauffée de
+houille anglaise, lançait sa fumée sur les plantations de caféiers, de
+muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait
+en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels
+apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de
+monastères abandonnés, et des temples merveilleux qu'enrichissait
+l'inépuisable ornementation de l'architecture indienne. Puis, d'immenses
+étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne
+manquaient ni les serpents ni les tigres qu'épouvantaient les
+hennissements du train, et enfin des forêts, fendues par le tracé de la
+voie, encore hantées d'éléphants, qui, d'un oeil pensif, regardaient
+passer le convoi échevelé.
+
+Pendant cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, les voyageurs
+traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souvent ensanglanté par
+les sectateurs de la déesse Kâli. Non loin s'élevaient Ellora et ses
+pagodes admirables, non loin la célèbre Aurungabad, la capitale du
+farouche Aureng-Zeb, maintenant simple chef-lieu de l'une des provinces
+détachées du royaume du Nizam. C'était sur cette contrée que Feringhea,
+le chef des Thugs, le roi des Étrangleurs, exerçait sa domination. Ces
+assassins, unis dans une association insaisissable, étranglaient, en
+l'honneur de la déesse de la Mort, des victimes de tout âge, sans jamais
+verser de sang, et il fut un temps où l'on ne pouvait fouiller un
+endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement
+anglais a bien pu empêcher ces meurtres dans une notable proportion,
+mais l'épouvantable association existe toujours et fonctionne encore.
+
+À midi et demi, le train s'arrêta à la station de Burhampour, et
+Passepartout put s'y procurer à prix d'or une paire de babouches,
+agrémentées de perles fausses, qu'il chaussa avec un sentiment
+d'évidente vanité.
+
+Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la station
+d'Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty, petit
+fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate.
+
+Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors
+l'esprit de Passepartout. Jusqu'à son arrivée à Bombay, il avait cru et
+pu croire que ces choses en resteraient là. Mais maintenant, depuis
+qu'il filait à toute vapeur à travers l'Inde, un revirement s'était fait
+dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les
+idées fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au sérieux les projets de
+son maître, il croyait à la réalité du pari, conséquemment à ce tour du
+monde et à ce maximum de temps, qu'il ne fallait pas dépasser. Déjà
+même, il s'inquiétait des retards possibles, des accidents qui pouvaient
+survenir en route. Il se sentait comme intéressé dans cette gageure, et
+tremblait à la pensée qu'il avait pu la compromettre la veille par son
+impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr.
+Fogg, il était beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les
+jours écoulés, maudissait les haltes du train, l'accusait de lenteur et
+blâmait _in petto_ Mr. Fogg de n'avoir pas promis une prime au mécanicien.
+Il ne savait pas, le brave garçon, que ce qui était possible sur un
+paquebot ne l'était plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est
+réglementée.
+
+Vers le soir, on s'engagea dans les défilés des montagnes de Sutpour,
+qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund.
+
+Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty,
+Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu'il était trois
+heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours réglée sur
+le méridien de Greenwich, qui se trouvait à près de soixante-dix-sept
+degrés dans l'ouest, devait retarder et retardait en effet de quatre
+heures.
+
+Sir Francis rectifia donc l'heure donnée par Passepartout, auquel il fit
+la même observation que celui-ci avait déjà reçue de la part de Fix. Il
+essaya de lui faire comprendre qu'il devait se régler sur chaque nouveau
+méridien, et que, puisqu'il marchait constamment vers l'est,
+c'est-à-dire au-devant du soleil, les jours étaient plus courts d'autant
+de fois quatre minutes qu'il y avait de degrés parcourus. Ce fut
+inutile. Que l'entêté garçon eût compris ou non l'observation du
+brigadier général, il s'obstina à ne pas avancer sa montre, qu'il
+maintint invariablement à l'heure de Londres. Innocente manie,
+d'ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne.
+
+À huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de
+Rothal, le train s'arrêta au milieu d'une vaste clairière, bordée de
+quelques bungalows et de cabanes d'ouvriers. Le conducteur du train
+passa devant la ligne des wagons en disant:
+
+«Les voyageurs descendent ici.»
+
+Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre
+à cette halte au milieu d'une forêt de tamarins et de khajours.
+
+Passepartout, non moins surpris, s'élança sur la voie et revint presque
+aussitôt, s'écriant:
+
+«Monsieur, plus de chemin de fer!
+
+--Que voulez-vous dire? demanda Sir Francis Cromarty.
+
+--Je veux dire que le train ne continue pas!»
+
+Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le
+suivit, sans se presser. Tous deux s'adressèrent au conducteur:
+
+«Où sommes-nous? demanda Sir Francis Cromarty.
+
+--Au hameau de Kholby, répondit le conducteur.
+
+--Nous nous arrêtons ici?
+
+--Sans doute. Le chemin de fer n'est point achevé...
+
+--Comment! il n'est point achevé?
+
+--Non! il y a encore un tronçon d'une cinquantaine de milles à établir
+entre ce point et Allahabad, où la voie reprend.
+
+--Les journaux ont pourtant annoncé l'ouverture complète du railway!
+
+--Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés.
+
+--Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta! reprit Sir Francis
+Cromarty, qui commençait à s'échauffer.
+
+--Sans doute, répondit le conducteur, mais les voyageurs savent bien
+qu'ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu'à Allahabad.»
+
+Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eût volontiers assommé
+le conducteur, qui n'en pouvait mais. Il n'osait regarder son maître.
+
+«Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous le voulez
+bien, aviser au moyen de gagner Allahabad.
+
+--Monsieur Fogg, il s'agit ici d'un retard absolument préjudiciable à
+vos intérêts?
+
+--Non, Sir Francis, cela était prévu.
+
+--Quoi! vous saviez que la voie...
+
+--En aucune façon, mais je savais qu'un obstacle quelconque surgirait
+tôt ou tard sur ma route. Or, rien n'est compromis. J'ai deux jours
+d'avance à sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour
+Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes qu'au 22, et nous arriverons à
+temps à Calcutta.»
+
+Il n'y avait rien à dire à une réponse faite avec une si complète
+assurance.
+
+Il n'était que trop vrai que les travaux du chemin de fer s'arrêtaient à
+ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie
+d'avancer, et ils avaient prématurément annoncé l'achèvement de la
+ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la
+voie, et, en descendant du train, ils s'étaient emparés des véhicules de
+toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis à quatre roues,
+charrettes traînées par des zébus, sortes de boeufs à bosses, chars de
+voyage ressemblant à des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc.
+Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, après avoir cherché dans toute
+la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouvé.
+
+«J'irai à pied», dit Phileas Fogg.
+
+Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimace
+significative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantes
+babouches. Fort heureusement il avait été de son côté à la découverte,
+et en hésitant un peu:
+
+«Monsieur, dit-il, je crois que j'ai trouvé un moyen de transport.
+
+--Lequel?
+
+--Un éléphant! Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas
+d'ici.
+
+--Allons voir l'éléphant», répondit Mr. Fogg.
+
+Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
+Passepartout arrivaient près d'une hutte qui attenait à un enclos fermé
+de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans
+l'enclos, un éléphant. Sur leur demande, l'Indien introduisit Mr. Fogg
+et ses deux compagnons dans l'enclos.
+
+Là, ils se trouvèrent en présence d'un animal, à demi domestiqué, que
+son propriétaire élevait, non pour en faire une bête de somme, mais une
+bête de combat. Dans ce but, il avait commencé à modifier le caractère
+naturellement doux de l'animal, de façon à le conduire graduellement à
+ce paroxysme de rage appelé «mutsh» dans la langue indoue, et cela, en
+le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement
+peut paraître impropre à donner un tel résultat, mais il n'en est pas
+moins employé avec succès par les éleveurs. Très heureusement pour Mr.
+Fogg, l'éléphant en question venait à peine d'être mis à ce régime, et
+le «mutsh» ne s'était point encore déclaré.
+
+Kiouni--c'était le nom de la bête--pouvait, comme tous ses congénères,
+fournir pendant longtemps une marche rapide, et, à défaut d'autre
+monture, Phileas Fogg résolut de l'employer.
+
+Mais les éléphants sont chers dans l'Inde, où ils commencent à devenir
+rares. Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont
+extrêmement recherchés. Ces animaux ne se reproduisent que rarement,
+quand ils sont réduits à l'état de domesticité, de telle sorte qu'on ne
+peut s'en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils l'objet de soins
+extrêmes, et lorsque Mr. Fogg demanda à l'Indien s'il voulait lui louer
+son éléphant, l'Indien refusa net.
+
+Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres (250 F)
+l'heure. Refus. Vingt livres? Refus encore. Quarante livres? Refus
+toujours. Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais l'Indien ne
+se laissait pas tenter.
+
+La somme était belle, cependant. En admettant que l'éléphant employât
+quinze heures à se rendre à Allahabad, c'était six cents livres (15 000
+F) qu'il rapporterait à son propriétaire.
+
+Phileas Fogg, sans s'animer en aucune façon, proposa alors à l'Indien de
+lui acheter sa bête et lui en offrit tout d'abord mille livres (25 000
+F).
+
+L'Indien ne voulait pas vendre! Peut-être le drôle flairait-il une
+magnifique affaire.
+
+Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et l'engagea à réfléchir avant
+d'aller plus loin. Phileas Fogg répondit à son compagnon qu'il n'avait
+pas l'habitude d'agir sans réflexion, qu'il s'agissait en fin de compte
+d'un pari de vingt mille livres, que cet éléphant lui était nécessaire,
+et que, dût-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait cet éléphant.
+
+Mr. Fogg revint trouver l'Indien, dont les petits yeux, allumés par la
+convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n'était qu'une question
+de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres, puis
+quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50 000 F).
+Passepartout, si rouge d'ordinaire, était pâle d'émotion.
+
+À deux mille livres, l'Indien se rendit.
+
+«Par mes babouches, s'écria Passepartout, voilà qui met à un beau prix
+la viande d'éléphant!»
+
+L'affaire conclue, il ne s'agissait plus que de trouver un guide. Ce fut
+plus facile. Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses
+services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte rémunération, qui ne
+pouvait que doubler son intelligence.
+
+L'éléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissait
+parfaitement le métier de «mahout» ou cornac. Il couvrit d'une sorte de
+housse le dos de l'éléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs,
+deux espèces de cacolets assez peu confortables.
+
+Phileas Fogg paya l'Indien en bank-notes qui furent extraites du fameux
+sac. Il semblait vraiment qu'on les tirât des entrailles de
+Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le
+transporter à la station d'Allahabad. Le brigadier général accepta. Un
+voyageur de plus n'était pas pour fatiguer le gigantesque animal.
+
+Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place
+dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre. Passepartout se mit à
+califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général. Le
+Parsi se jucha sur le cou de l'éléphant, et à neuf heures l'animal,
+quittant la bourgade, s'enfonçait par le plus court dans l'épaisse forêt
+de lataniers.
+
+XII
+
+OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS DE
+L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT
+
+Le guide, afin d'abréger la distance à parcourir, laissa sur sa droite
+le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours d'exécution. Ce
+tracé, très contrarié par les capricieuses ramifications des monts
+Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait
+intérêt à prendre. Le Parsi, très familiarisé avec les routes et
+sentiers du pays, prétendait gagner une vingtaine de milles en coupant à
+travers la forêt, et on s'en rapporta à lui.
+
+Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu'au cou dans leurs
+cacolets, étaient fort secoués par le trot raide de l'éléphant, auquel
+son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la situation
+avec le flegme le plus britannique, causant peu d'ailleurs, et se voyant
+à peine l'un l'autre.
+
+Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directement soumis
+aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une recommandation
+de son maître, de tenir sa langue entre ses dents, car elle eût été
+coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé sur le cou de l'éléphant,
+tantôt rejeté sur la croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur
+un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de
+carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre,
+que l'intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans interrompre
+un instant son trot régulier.
+
+Après deux heures de marche, le guide arrêta l'éléphant et lui donna une
+heure de repos. L'animal dévora des branchages et des arbrisseaux, après
+s'être d'abord désaltéré à une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se
+plaignit pas de cette halte. Il était brisé. Mr. Fogg paraissait être
+aussi dispos que s'il fût sorti de son lit.
+
+«Mais il est donc de fer! dit le brigadier général en le regardant avec
+admiration.
+
+--De fer forgé», répondit Passepartout, qui s'occupa de préparer un
+déjeuner sommaire.
+
+À midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôt un
+aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis de
+tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, hérissées
+de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites. Toute cette
+partie du haut Bundelkund, peu fréquentée des voyageurs, est habitée par
+une population fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles
+de la religion indoue. La domination des Anglais n'a pu s'établir
+régulièrement sur un territoire soumis à l'influence des rajahs, qu'il
+eût été difficile d'atteindre dans leurs inaccessibles retraites des
+Vindhias.
+
+Plusieurs fois, on aperçut des bandes d'Indiens farouches, qui faisaient
+un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède. D'ailleurs, le
+Parsi les évitait autant que possible, les tenant pour des gens de
+mauvaise rencontre. On vit peu d'animaux pendant cette journée, à peine
+quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont
+s'amusait fort Passepartout.
+
+Une pensée au milieu de bien d'autres inquiétait ce garçon. Qu'est-ce
+que Mr. Fogg ferait de l'éléphant, quand il serait arrivé à la station
+d'Allahabad? L'emmènerait-il? Impossible! Le prix du transport ajouté au
+prix d'acquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le
+rendrait-on à la liberté? Cette estimable bête méritait bien qu'on eût
+des égards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, à
+lui, Passepartout, il en serait très embarrassé. Cela ne laissait pas de
+le préoccuper.
+
+À huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait été
+franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant
+septentrional, dans un bungalow en ruine.
+
+La distance parcourue pendant cette journée était d'environ vingt-cinq
+milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station
+d'Allahabad.
+
+La nuit était froide. À l'intérieur du bungalow, le Parsi alluma un feu
+de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. Le souper se
+composa des provisions achetées à Kholby. Les voyageurs mangèrent en
+gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par quelques
+phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements sonores. Le
+guide veilla près de Kiouni, qui s'endormit debout, appuyé au tronc d'un
+gros arbre.
+
+Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de guépards et
+de panthères troublèrent parfois le silence, mêlés à des ricanements
+aigus de singes. Mais les carnassiers s'en tinrent à des cris et ne
+firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow. Sir
+Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de
+fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité, recommença en rêve la
+culbute de la veille, quant à Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement que
+s'il eût été dans sa tranquille maison de Saville-row.
+
+À six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait arriver
+à la station d'Allahabad le soir même. De cette façon, Mr. Fogg ne
+perdrait qu'une partie des quarante-huit heures économisées depuis le
+commencement du voyage.
+
+On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son
+allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de Kallenger,
+située sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il évitait toujours
+les lieux habités, se sentant plus en sûreté dans ces campagnes
+désertes, qui marquent les premières dépressions du bassin du grand
+fleuve. La station d'Allahabad n'était pas à douze milles dans le
+nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits,
+aussi sains que le pain, «aussi succulents que la crème», disent les
+voyageurs, furent extrêmement appréciés.
+
+À deux heures, le guide entra sous le couvert d'une épaisse forêt, qu'il
+devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il préférait voyager
+ainsi à l'abri des bois. En tout cas, il n'avait fait jusqu'alors aucune
+rencontre fâcheuse, et le voyage semblait devoir s'accomplir sans
+accident, quand l'éléphant, donnant quelques signes d'inquiétude,
+s'arrêta soudain.
+
+Il était quatre heures alors.
+
+«Qu'y a-t-il? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tête au-dessus
+de son cacolet.
+
+--Je ne sais, mon officier», répondit le Parsi, en prêtant l'oreille à
+un murmure confus qui passait sous l'épaisse ramure.
+
+Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. On eût dit
+un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et d'instruments de
+cuivre.
+
+Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait
+patiemment, sans prononcer une parole.
+
+Le Parsi sauta à terre, attacha l'éléphant à un arbre et s'enfonça au
+plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant:
+
+«Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S'il est
+possible, évitons d'être vus.»
+
+Le guide détacha l'éléphant et le conduisit dans un fourré, en
+recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre. Lui-même se
+tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait
+nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans
+l'apercevoir, car l'épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement.
+
+Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des
+chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales.
+Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une
+cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils
+distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de
+cette cérémonie religieuse.
+
+En première ligne s'avançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus
+de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d'hommes, de femmes,
+d'enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre,
+interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et de
+cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et
+la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue
+hideuse, traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette
+statue avait quatre bras; le corps colorié d'un rouge sombre, les yeux
+hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de
+henné et de bétel. À son cou s'enroulait un collier de têtes de mort, à
+ses flancs une ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un
+géant terrassé auquel le chef manquait.
+
+Sir Francis Cromarty reconnut cette statue.
+
+«La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l'amour et de la mort.
+
+--De la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais! dit Passepartout. La
+vilaine bonne femme!»
+
+Le Parsi lui fit signe de se taire.
+
+Autour de la statue s'agitait, se démenait, se convulsionnait un groupe
+de vieux fakirs, zébrés de bandes d'ocre, couverts d'incisions cruciales
+qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte, énergumènes stupides
+qui, dans les grandes cérémonies indoues, se précipitent encore sous les
+roues du char de Jaggernaut.
+
+Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de leur
+costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine.
+
+Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou,
+ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient
+surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une
+tunique lamée d'or, recouverte d'une mousseline légère, dessinait les
+contours de sa taille.
+
+Derrière cette jeune femme--contraste violent pour les yeux--, des
+gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets
+damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin.
+
+C'était le corps d'un vieillard, revêtu de ses opulents habits de rajah,
+ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe tissue de
+soie et d'or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses magnifiques
+armes de prince indien.
+
+Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris
+couvraient parfois l'assourdissant fracas des instruments, fermaient le
+cortège.
+
+Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d'un air singulièrement
+attristé, et se tournant vers le guide:
+
+«Un sutty!» dit-il.
+
+Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. La
+longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses
+derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt.
+
+Peu à peu, les chants s'éteignirent. Il y eut encore quelques éclats de
+cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence.
+
+Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir Francis Cromarty, et
+aussitôt que la procession eut disparu:
+
+«Qu'est-ce qu'un sutty? demanda-t-il.
+
+--Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c'est un
+sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous
+venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour.
+
+--Ah! les gueux! s'écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri
+d'indignation.
+
+--Et ce cadavre? demanda Mr. Fogg.
+
+--C'est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah
+indépendant du Bundelkund.
+
+--Comment! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît la moindre
+émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l'Inde, et les
+Anglais n'ont pu les détruire?
+
+--Dans la plus grande partie de l'Inde, répondit Sir Francis Cromarty,
+ces sacrifices ne s'accomplissent plus, mais nous n'avons aucune
+influence sur ces contrées sauvages, et principalement sur ce territoire
+du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias est le théâtre
+de meurtres et de pillages incessants.
+
+--La malheureuse! murmurait Passepartout, brûlée vive!
+
+--Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle ne l'était pas,
+vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se verrait
+réduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait à
+peine de quelques poignées de riz, on la repousserait, elle serait
+considérée comme une créature immonde et mourrait dans quelque coin
+comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence
+pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que
+l'amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice
+est réellement volontaire, et il faut l'intervention énergique du
+gouvernement pour l'empêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais
+à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur
+l'autorisation de se brûler avec le corps de son mari. Comme vous le
+pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se
+réfugia chez un rajah indépendant, et là elle consomma son sacrifice.»
+
+Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait la tête, et,
+quand le récit fut achevé:
+
+«Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n'est pas
+volontaire, dit-il.
+
+--Comment le savez-vous?
+
+--C'est une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund,
+répondit le guide.
+
+--Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit
+observer Sir Francis Cromarty.
+
+--Cela tient à ce qu'on l'a enivrée de la fumée du chanvre et de
+l'opium.
+
+--Mais où la conduit-on?
+
+--À la pagode de Pillaji, à deux milles d'ici. Là, elle passera la nuit
+en attendant l'heure du sacrifice.
+
+--Et ce sacrifice aura lieu?...
+
+--Demain, dès la première apparition du jour.»
+
+Après cette réponse, le guide fit sortir l'éléphant de l'épais fourré et
+se hissa sur le cou de l'animal. Mais au moment où il allait l'exciter
+par un sifflement particulier, Mr. Fogg l'arrêta, et, s'adressant à Sir
+Francis Cromarty:
+
+«Si nous sauvions cette femme? dit-il.
+
+--Sauver cette femme, monsieur Fogg!... s'écria le brigadier général.
+
+--J'ai encore douze heures d'avance. Je puis les consacrer à cela.
+
+--Tiens! Mais vous êtes un homme de coeur! dit Sir Francis Cromarty.
+
+--Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg, quand j'ai le temps.»
+
+
+
+
+XIII
+
+DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT
+AUX AUDACIEUX
+
+
+
+Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être
+Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par
+conséquent la réussite de ses projets, mais il n'hésita pas. Il trouva,
+d'ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé.
+
+Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. L'idée
+de son maître l'exaltait. Il sentait un coeur, une âme sous cette
+enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg.
+
+Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l'affaire? Ne serait-il
+pas porté pour les hindous? À défaut de son concours, il fallait au
+moins s'assurer sa neutralité.
+
+Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question.
+
+«Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est
+Parsie. Disposez de moi.
+
+--Bien, guide, répondit Mr. Fogg.
+
+--Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nous
+risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris.
+Ainsi, voyez.
+
+--C'est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la
+nuit pour agir?
+
+--Je le pense aussi», répondit le guide.
+
+Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. C'était une
+Indienne d'une beauté célèbre, de race parsie, fille de riches
+négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation
+absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on l'eût crue
+Européenne. Elle se nommait Aouda.
+
+Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund.
+Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sort qui l'attendait,
+elle s'échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui
+avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne
+semblait pas qu'elle pût échapper.
+
+Ce récit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur
+généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigerait l'éléphant
+vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible.
+
+Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq cents pas
+de la pagode, que l'on ne pouvait apercevoir; mais les hurlements des
+fanatiques se laissaient entendre distinctement.
+
+Les moyens de parvenir jusqu'à la victime furent alors discutés. Le
+guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait
+que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une des
+portes, quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de
+l'ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille? C'est ce
+qui ne pourrait être décidé qu'au moment et au lieu mêmes. Mais ce qui
+ne fit aucun doute, c'est que l'enlèvement devait s'opérer cette nuit
+même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au
+supplice. À cet instant, aucune intervention humaine n'eût pu la sauver.
+
+Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l'ombre se fit,
+vers six heures du soir, ils résolurent d'opérer une reconnaissance
+autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs s'éteignaient alors.
+Suivant leur habitude, ces Indiens devaient être plongés dans l'épaisse
+ivresse du «hang»--opium liquide, mélangé d'une infusion de chanvre--,
+et il serait peut-être possible de se glisser entre eux jusqu'au temple.
+
+Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout,
+s'avança sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes de reptation
+sous les ramures, ils arrivèrent au bord d'une petite rivière, et là, à
+la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines,
+ils aperçurent un monceau de bois empilé. C'était le bûcher, fait de
+précieux santal, et déjà imprégné d'une huile parfumée. À sa partie
+supérieure reposait le corps embaumé du rajah, qui devait être brûlé en
+même temps que sa veuve. À cent pas de ce bûcher s'élevait la pagode,
+dont les minarets perçaient dans l'ombre la cime des arbres.
+
+«Venez!» dit le guide à voix basse.
+
+Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa
+silencieusement à travers les grandes herbes.
+
+Le silence n'était plus interrompu que par le murmure du vent dans les
+branches.
+
+Bientôt le guide s'arrêta à l'extrémité d'une clairière. Quelques
+résines éclairaient la place. Le sol était jonché de groupes de
+dormeurs, appesantis par l'ivresse. On eût dit un champ de bataille
+couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. Quelques
+ivrognes râlaient encore çà et là.
+
+À l'arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se
+dressait confusément. Mais au grand désappointement du guide, les gardes
+des rajahs, éclairés par des torches fuligineuses, veillaient aux portes
+et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu'à l'intérieur les
+prêtres veillaient aussi.
+
+Le Parsi ne s'avança pas plus loin. Il avait reconnu l'impossibilité de
+forcer l'entrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière.
+
+Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu'ils ne
+pouvaient rien tenter de ce côté.
+
+Ils s'arrêtèrent et s'entretinrent à voix basse.
+
+«Attendons, dit le brigadier général, il n'est que huit heures encore,
+et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil.
+
+--Cela est possible, en effet», répondit le Parsi.
+
+Phileas Fogg et ses compagnons s'étendirent donc au pied d'un arbre et
+attendirent.
+
+Le temps leur parut long! Le guide les quittait parfois et allait
+observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours à
+la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les
+fenêtres de la pagode.
+
+On attendit ainsi jusqu'à minuit. La situation ne changea pas. Même
+surveillance au-dehors. Il était évident qu'on ne pouvait compter sur
+l'assoupissement des gardes. L'ivresse du «hang» leur avait été
+probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par
+une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la question
+de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant
+de soin que les soldats à la porte du temple.
+
+Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr.
+Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour
+assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet.
+
+Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir
+rencontré personne. Aucune surveillance n'avait été établie de ce côté,
+mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument.
+
+Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait
+à peine l'horizon, encombré de gros nuages. La hauteur des arbres
+accroissait encore l'obscurité.
+
+Mais il ne suffisait pas d'avoir atteint le pied des murailles, il
+fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération, Phileas
+Fogg et ses compagnons n'avaient absolument que leurs couteaux de poche.
+Très heureusement, les parois du temple se composaient d'un mélange de
+briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer. La première
+brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement.
+
+On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi
+d'un côté, Passepartout, de l'autre, travaillaient à desceller les
+briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds.
+
+Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à l'intérieur du
+temple, et presque aussitôt d'autres cris lui répondirent du dehors.
+
+Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on
+surpris? L'éveil était-il donné? La plus vulgaire prudence leur
+commandait de s'éloigner,--ce qu'ils firent en même temps que Phileas
+Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le
+couvert du bois, attendant que l'alerte, si c'en était une, se fût
+dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération.
+
+Mais--contretemps funeste--des gardes se montrèrent au chevet de la
+pagode, et s'y installèrent de manière à empêcher toute approche.
+
+Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre hommes,
+arrêtés dans leur oeuvre. Maintenant qu'ils ne pouvaient plus parvenir
+jusqu'à la victime, comment la sauveraient-ils? Sir Francis Cromarty se
+rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait
+quelque peine à le contenir. L'impassible Fogg attendait sans manifester
+ses sentiments.
+
+«N'avons-nous plus qu'à partir? demanda le brigadier général à voix
+basse.
+
+--Nous n'avons plus qu'à partir, répondit le guide.
+
+--Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabad avant
+midi.
+
+--Mais qu'espérez-vous? répondit Sir Francis Cromarty. Dans quelques
+heures le jour va paraître, et...
+
+--La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême.»
+
+Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas
+Fogg.
+
+Sur quoi comptait donc ce froid Anglais? Voulait-il, au moment du
+supplice, se précipiter vers la jeune femme et l'arracher ouvertement à
+ses bourreaux?
+
+C'eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce
+point? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu'au
+dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas
+ses compagnons à l'endroit où ils s'étaient réfugiés, et il les ramena
+vers la partie antérieure de la clairière. Là, abrités par un bouquet
+d'arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis.
+
+Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d'un arbre,
+ruminait une idée qui avait d'abord traversé son esprit comme un éclair,
+et qui finit par s'incruster dans son cerveau.
+
+Il avait commencé par se dire: «Quelle folie!» et maintenant il
+répétait: «Pourquoi pas, après tout? C'est une chance, peut-être la
+seule, et avec de tels abrutis!...»
+
+En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée, mais il ne
+tarda pas à se glisser avec la souplesse d'un serpent sur les basses
+branches de l'arbre dont l'extrémité se courbait vers le sol.
+
+Les heures s'écoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres
+annoncèrent l'approche du jour. Cependant l'obscurité était profonde
+encore.
+
+C'était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule
+assoupie. Les groupes s'animèrent. Des coups de tam-tam retentirent.
+Chants et cris éclatèrent de nouveau. L'heure était venue à laquelle
+l'infortunée allait mourir.
+
+En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumière plus vive
+s'échappa de l'intérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent
+apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient
+au-dehors. Il leur sembla même que, secouant l'engourdissement de
+l'ivresse par un suprême instinct de conservation, la malheureuse
+tentait d'échapper à ses bourreaux. Le coeur de Sir Francis Cromarty
+bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas
+Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert.
+
+En ce moment, la foule s'ébranla. La jeune femme était retombée dans
+cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à travers
+les fakirs, qui l'escortaient de leurs vociférations religieuses.
+
+Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la
+foule, la suivirent.
+
+Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et
+s'arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel était couché
+le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent la victime
+absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son époux.
+
+Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d'huile, s'enflamma
+aussitôt.
+
+À ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg,
+qui dans un moment de folie généreuse, s'élançait vers le bûcher...
+
+Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea
+soudain. Un cri de terreur s'éleva. Toute cette foule se précipita à
+terre, épouvantée.
+
+Le vieux rajah n'était donc pas mort, qu'on le vît se redresser tout à
+coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre
+du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une
+apparence spectrale?
+
+Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d'une terreur subite, étaient
+là, face à terre, n'osant lever les yeux et regarder un tel prodige!
+
+La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et
+sans qu'elle parût leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty étaient
+demeurés debout. Le Parsi avait courbé la tête, et Passepartout, sans
+doute, n'était pas moins stupéfié!...
+
+Ce ressuscité arriva ainsi près de l'endroit où se tenaient Mr. Fogg et
+Sir Francis Cromarty, et là, d'une voix brève:
+
+«Filons!...» dit-il.
+
+C'était Passepartout lui-même qui s'était glissé vers le bûcher au
+milieu de la fumée épaisse! C'était Passepartout qui, profitant de
+l'obscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort!
+C'était Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur,
+passait au milieu de l'épouvante générale!
+
+Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et
+l'éléphant les emportait d'un trot rapide. Mais des cris, des clameurs
+et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent
+que la ruse était découverte.
+
+En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux
+rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu'un
+enlèvement venait de s'accomplir.
+
+Aussitôt ils s'étaient précipités dans la forêt. Les gardes les avaient
+suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient
+rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la
+portée des balles et des flèches.
+
+
+
+
+XIV
+
+DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE SANS
+MÊME SONGER À LA VOIR
+
+
+
+Le hardi enlèvement avait réussi. Une heure après, Passepartout riait
+encore de son succès. Sir Francis Cromarty avait serré la main de
+l'intrépide garçon. Son maître lui avait dit: «Bien», ce qui, dans la
+bouche de ce gentleman, équivalait à une haute approbation. À quoi
+Passepartout avait répondu que tout l'honneur de l'affaire appartenait à
+son maître. Pour lui, il n'avait eu qu'une idée «drôle», et il riait en
+songeant que, pendant quelques instants, lui, Passepartout, ancien
+gymnaste, ex-sergent de pompiers, avait été le veuf d'une charmante
+femme, un vieux rajah embaumé!
+
+Quant à la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce qui
+s'était passé. Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle reposait
+sur l'un des cacolets.
+
+Cependant l'éléphant, guidé avec une extrême sûreté par le Parsi,
+courait rapidement dans la forêt encore obscure. Une heure après avoir
+quitté la pagode de Pillaji, il se lançait à travers une immense plaine.
+À sept heures, on fit halte. La jeune femme était toujours dans une
+prostration complète. Le guide lui fit boire quelques gorgées d'eau et
+de brandy, mais cette influence stupéfiante qui l'accablait devait se
+prolonger quelque temps encore.
+
+Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l'ivresse produite
+par l'inhalation des vapeurs du chanvre, n'avait aucune inquiétude sur
+son compte.
+
+Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans
+l'esprit du brigadier général, celui-ci se montrait moins rassuré pour
+l'avenir. Il n'hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs. Aouda
+restait dans l'Inde, elle retomberait inévitablement entre les mains de
+ses bourreaux. Ces énergumènes se tenaient dans toute la péninsule, et
+certainement, malgré la police anglaise, ils sauraient reprendre leur
+victime, fût-ce à Madras, à Bombay, à Calcutta. Et Sir Francis Cromarty
+citait, à l'appui de ce dire, un fait de même nature qui s'était passé
+récemment. À son avis, la jeune femme ne serait véritablement en sûreté
+qu'après avoir quitté l'Inde.
+
+Phileas Fogg répondit qu'il tiendrait compte de ces observations et
+qu'il aviserait.
+
+Vers dix heures, le guide annonçait la station d'Allahabad. Là reprenait
+la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains franchissent, en
+moins d'un jour et d'une nuit, la distance qui sépare Allahabad de
+Calcutta.
+
+Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour prendre un paquebot qui ne
+partait que le lendemain seulement, 25 octobre, à midi, pour Hong-Kong.
+
+La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. Passepartout fut
+chargé d'aller acheter pour elle divers objets de toilette, robe, châle,
+fourrures, etc., ce qu'il trouverait. Son maître lui ouvrait un crédit
+illimité.
+
+Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. Allahabad,
+c'est la cité de Dieu, l'une des plus vénérées de l'Inde, en raison de
+ce qu'elle est bâtie au confluent de deux fleuves sacrés, le Gange et la
+Jumna, dont les eaux attirent les pèlerins de toute la péninsule. On
+sait d'ailleurs que, suivant les légendes du Ramayana, le Gange prend sa
+source dans le ciel, d'où, grâce à Brahma, il descend sur la terre.
+
+Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu la ville,
+autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu une prison
+d'État. Plus de commerce, plus d'industrie dans cette cité, jadis
+industrielle et commerçante. Passepartout, qui cherchait vainement un
+magasin de nouveautés, comme s'il eût été dans Regent-street à quelques
+pas de Farmer et Co., ne trouva que chez un revendeur, vieux juif
+difficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe en étoffe
+écossaise, un vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre
+qu'il n'hésita pas à payer soixante-quinze livres (1 875 F). Puis, tout
+triomphant, il retourna à la gare.
+
+Mrs. Aouda commençait à revenir à elle. Cette influence à laquelle les
+prêtres de Pillaji l'avaient soumise se dissipait peu à peu, et ses
+beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne.
+
+Lorsque le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre les charmes de la reine
+d'Ahméhnagara, il s'exprime ainsi:
+
+«Sa luisante chevelure, régulièrement divisée en deux parts, encadre les
+contours harmonieux de ses joues délicates et blanches, brillantes de
+poli et de fraîcheur. Ses sourcils d'ébène ont la forme et la puissance
+de l'arc de Kama, dieu d'amour, et sous ses longs cils soyeux, dans la
+pupille noire de ses grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs
+sacrés de l'Himalaya les reflets les plus purs de la lumière céleste.
+Fines, égales et blanches, ses dents resplendissent entre ses lèvres
+souriantes, comme des gouttes de rosée dans le sein mi-clos d'une fleur
+de grenadier. Ses oreilles mignonnes aux courbes symétriques, ses mains
+vermeilles, ses petits pieds bombés et tendres comme les bourgeons du
+lotus, brillent de l'éclat des plus belles perles de Ceylan, des plus
+beaux diamants de Golconde. Sa mince et souple ceinture, qu'une main
+suffit à enserrer, rehausse l'élégante cambrure de ses reins arrondis et
+la richesse de son buste où la jeunesse en fleur étale ses plus parfaits
+trésors, et, sous les plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir été
+modelée en argent pur de la main divine de Vicvacarma, l'éternel
+statuaire.»
+
+Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs. Aouda,
+la veuve du rajah du Bundelkund, était une charmante femme dans toute
+l'acception européenne du mot. Elle parlait l'anglais avec une grande
+pureté, et le guide n'avait point exagéré en affirmant que cette jeune
+Parsie avait été transformée par l'éducation.
+
+Cependant le train allait quitter la station d'Allahabad. Le Parsi
+attendait. Mr. Fogg lui régla son salaire au prix convenu, sans le
+dépasser d'un farthing. Ceci étonna un peu Passepartout, qui savait tout
+ce que son maître devait au dévouement du guide. Le Parsi avait, en
+effet, risqué volontairement sa vie dans l'affaire de Pillaji, et si,
+plus tard, les Indous l'apprenaient, il échapperait difficilement à leur
+vengeance.
+
+Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d'un éléphant acheté
+si cher?
+
+Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard.
+
+«Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. J'ai payé ton
+service, mais non ton dévouement. Veux-tu cet éléphant? Il est à toi.»
+
+Les yeux du guide brillèrent.
+
+«C'est une fortune que Votre Honneur me donne! s'écria-t-il.
+
+--Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c'est moi qui serai encore ton
+débiteur.
+
+--À la bonne heure! s'écria Passepartout. Prends, ami! Kiouni est un
+brave et courageux animal!»
+
+Et, allant à la bête, il lui présenta quelques morceaux de sucre,
+disant:
+
+«Tiens, Kiouni, tiens, tiens!»
+
+L'éléphant fit entendre quelques grognements de satisfaction. Puis,
+prenant Passepartout par la ceinture et l'enroulant de sa trompe, il
+l'enleva jusqu'à la hauteur de sa tête. Passepartout, nullement effrayé,
+fit une bonne caresse à l'animal, qui le replaça doucement à terre, et,
+à la poignée de trompe de l'honnête Kiouni, répondit une vigoureuse
+poignée de main de l'honnête garçon.
+
+Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
+Passepartout, installés dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda
+occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès.
+
+Quatre-vingts milles au plus séparent cette ville d'Allahabad, et ils
+furent franchis en deux heures.
+
+Pendant ce trajet, la jeune femme revint complètement à elle; les
+vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent.
+
+Quel fut son étonnement de se trouver sur le railway, dans ce
+compartiment, recouverte de vêtements européens, au milieu de voyageurs
+qui lui étaient absolument inconnus!
+
+Tout d'abord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et la
+ranimèrent avec quelques gouttes de liqueur; puis le brigadier général
+lui raconta son histoire. Il insista sur le dévouement de Phileas Fogg,
+qui n'avait pas hésité à jouer sa vie pour la sauver, et sur le
+dénouement de l'aventure, dû à l'audacieuse imagination de Passepartout.
+
+Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout
+honteux, répétait que «ça n'en valait pas la peine»!
+
+Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que
+par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les
+interprètes de sa reconnaissance. Puis, sa pensée la reportant aux
+scènes du sutty, ses regards revoyant cette terre indienne où tant de
+dangers l'attendaient encore, elle fut prise d'un frisson de terreur.
+
+Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs. Aouda, et,
+pour la rassurer, il lui offrit, très froidement d'ailleurs, de la
+conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait jusqu'à ce que cette affaire
+fût assoupie.
+
+Mrs. Aouda accepta l'offre avec reconnaissance. Précisément, à
+Hong-Kong, résidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l'un des
+principaux négociants de cette ville, qui est absolument anglaise, tout
+en occupant un point de la côte chinoise.
+
+À midi et demi, le train s'arrêtait à la station de Bénarès. Les
+légendes brahmaniques affirment que cette ville occupe l'emplacement de
+l'ancienne Casi, qui était autrefois suspendue dans l'espace, entre le
+zénith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais, à cette époque plus
+réaliste, Bénarès, Athènes de l'Inde au dire des orientalistes, reposait
+tout prosaïquement sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir
+ses maisons de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un
+aspect absolument désolé, sans aucune couleur locale.
+
+C'était là que devait s'arrêter Sir Francis Cromarty. Les troupes qu'il
+rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville. Le brigadier
+général fit donc ses adieux à Phileas Fogg, lui souhaitant tout le
+succès possible, et exprimant le voeu qu'il recommençât ce voyage d'une
+façon moins originale, mais plus profitable. Mr. Fogg pressa légèrement
+les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus
+affectueux. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle devait à Sir Francis
+Cromarty. Quant à Passepartout, il fut honoré d'une vraie poignée de
+main de la part du brigadier général. Tout ému, il se demanda où et
+quand il pourrait bien se dévouer pour lui. Puis on se sépara.
+
+À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du
+Gange. À travers les vitres du wagon, par un temps assez clair,
+apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des montagnes couvertes de
+verdure, les champs d'orge, de maïs et de froment, des rios et des
+étangs peuplés d'alligators verdâtres, des villages bien entretenus, des
+forêts encore verdoyantes. Quelques éléphants, des zébus à grosse bosse
+venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacré, et aussi, malgré la
+saison avancée et la température déjà froide, des bandes d'Indous des
+deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. Ces
+fidèles, ennemis acharnés du bouddhisme, sont sectateurs fervents de la
+religion brahmanique, qui s'incarne en ces trois personnes: Whisnou, la
+divinité solaire, Shiva, la personnification divine des forces
+naturelles, et Brahma, le maître suprême des prêtres et des
+législateurs. Mais de quel oeil Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils
+considérer cette Inde, maintenant «britannisée», lorsque quelque
+steam-boat passait en hennissant et troublait les eaux consacrées du
+Gange, effarouchant les mouettes qui volaient à sa surface, les tortues
+qui pullulaient sur ses bords, et les dévots étendus au long de ses
+rives!
+
+Tout ce panorama défila comme un éclair, et souvent un nuage de vapeur
+blanche en cacha les détails. À peine les voyageurs purent-ils entrevoir
+le fort de Chunar, à vingt milles au sud-est de Bénarès, ancienne
+forteresse des rajahs du Béhar, Ghazepour et ses importantes fabriques
+d'eau de rose, le tombeau de Lord Cornwallis qui s'élève sur la rive
+gauche du Gange, la ville fortifiée de Buxar, Patna, grande cité
+industrielle et commerçante, où se tient le principal marché d'opium de
+l'Inde, Monghir, ville plus qu'européenne, anglaise comme Manchester ou
+Birmingham, renommée pour ses fonderies de fer, ses fabriques de
+taillanderie et d'armes blanches, et dont les hautes cheminées
+encrassaient d'une fumée noire le ciel de Brahma,--un véritable coup de
+poing dans le pays du rêve!
+
+Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des ours, des
+loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa à toute vitesse,
+et on n'aperçut plus rien des merveilles du Bengale, ni Golgonde, ni
+Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefois capitale, ni Burdwan,
+ni Hougly, ni Chandernagor, ce point français du territoire indien sur
+lequel Passepartout eût été fier de voir flotter le drapeau de sa
+patrie!
+
+Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Le paquebot, en
+partance pour Hong-Kong, ne levait l'ancre qu'à midi. Phileas Fogg avait
+donc cinq heures devant lui.
+
+D'après son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des
+Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoir quitté Londres, et il
+y arrivait au jour fixé. Il n'avait donc ni retard ni avance.
+Malheureusement, les deux jours gagnés par lui entre Londres et Bombay
+avaient été perdus, on sait comment, dans cette traversée de la
+péninsule indienne,--mais il est à supposer que Phileas Fogg ne les
+regrettait pas.
+
+
+
+
+XV
+
+OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES
+
+
+
+Le train s'était arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du
+wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre
+pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au
+paquebot de Hong-Kong, afin d'y installer confortablement Mrs. Aouda,
+qu'il ne voulait pas quitter, tant qu'elle serait en ce pays si
+dangereux pour elle.
+
+Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman s'approcha
+de lui et dit:
+
+«Monsieur Phileas Fogg?
+
+--C'est moi.
+
+--Cet homme est votre domestique? ajouta le policeman en désignant
+Passepartout.
+
+--Oui.
+
+--Veuillez me suivre tous les deux.»
+
+Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise
+quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout
+Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises,
+voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas
+Fogg lui fit signe d'obéir.
+
+«Cette jeune dame peut nous accompagner? demanda Mr. Fogg.
+
+--Elle le peut», répondit le policeman.
+
+Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un
+palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places, attelée
+de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui
+dura vingt minutes environ.
+
+La voiture traversa d'abord la «ville noire», aux rues étroites, bordées
+de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale
+et déguenillée; puis elle passa à travers la ville européenne, égayée de
+maisons de briques, ombragée de cocotiers, hérissée de mâtures, que
+parcouraient déjà, malgré l'heure matinale, des cavaliers élégants et de
+magnifiques attelages.
+
+Le palki-ghari s'arrêta devant une habitation d'apparence simple, mais
+qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques. Le policeman fit
+descendre ses prisonniers--on pouvait vraiment leur donner ce nom--, et
+il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées, en leur disant:
+
+«C'est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge
+Obadiah.»
+
+Puis il se retira et ferma la porte.
+
+«Allons! nous sommes pris!» s'écria Passepartout, en se laissant aller
+sur une chaise.
+
+Mrs. Aouda, s'adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d'une voix dont
+elle cherchait en vain à déguiser l'émotion:
+
+«Monsieur, il faut m'abandonner! C'est pour moi que vous êtes poursuivi!
+C'est pour m'avoir sauvée!»
+
+Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n'était pas possible.
+Poursuivi pour cette affaire du sutty! Inadmissible! Comment les
+plaignants oseraient-ils se présenter? Il y avait méprise. Mr. Fogg
+ajouta que, dans tous les cas, il n'abandonnerait pas la jeune femme, et
+qu'il la conduirait à Hong-Kong.
+
+«Mais le bateau part à midi! fit observer Passepartout.
+
+--Avant midi nous serons à bord», répondit simplement l'impassible
+gentleman.
+
+Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put s'empêcher de se
+dire à lui-même:
+
+«Parbleu! cela est certain! avant midi nous serons à bord!» Mais il
+n'était pas rassuré du tout.
+
+À huit heures et demie, la porte de la chambre s'ouvrit. Le policeman
+reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine.
+C'était une salle d'audience, et un public assez nombreux, composé
+d'Européens et d'indigènes, en occupait déjà le prétoire.
+
+Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en face des
+sièges réservés au magistrat et au greffier.
+
+Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du
+greffier. C'était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque
+pendue à un clou et s'en coiffa lestement.
+
+«La première cause», dit-il.
+
+Mais, portant la main à sa tête:
+
+«Hé! ce n'est pas ma perruque!
+
+--En effet, monsieur Obadiah, c'est la mienne, répondit le greffier.
+
+--Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu'un juge puisse rendre
+une bonne sentence avec la perruque d'un greffier!»
+
+L'échange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires,
+Passepartout bouillait d'impatience, car l'aiguille lui paraissait
+marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du
+prétoire.
+
+«La première cause, reprit alors le juge Obadiah.
+
+--Phileas Fogg? dit le greffier Oysterpuf.
+
+--Me voici, répondit Mr. Fogg.
+
+--Passepartout?
+
+--Présent! répondit Passepartout.
+
+--Bien! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés, que l'on vous
+guette à tous les trains de Bombay.
+
+--Mais de quoi nous accuse-t-on? s'écria Passepartout, impatienté.
+
+--Vous allez le savoir, répondit le juge.
+
+--Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j'ai
+droit...
+
+--Vous a-t-on manqué d'égards? demanda Mr. Obadiah.
+
+--Aucunement.
+
+--Bien! faites entrer les plaignants.»
+
+Sur l'ordre du juge, une porte s'ouvrit, et trois prêtres indous furent
+introduits par un huissier.
+
+«C'est bien cela! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui
+voulaient brûler notre jeune dame!»
+
+Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut à haute
+voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur Phileas Fogg et
+son domestique, accusés d'avoir violé un lieu consacré par la religion
+brahmanique.
+
+«Vous avez entendu? demanda le juge à Phileas Fogg.
+
+--Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j'avoue.
+
+--Ah! vous avouez?...
+
+--J'avoue et j'attends que ces trois prêtres avouent à leur tour ce
+qu'ils voulaient faire à la pagode de Pillaji.»
+
+Les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien comprendre aux
+paroles de l'accusé.
+
+«Sans doute! s'écria impétueusement Passepartout, à cette pagode de
+Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leur victime!»
+
+Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge
+Obadiah.
+
+«Quelle victime? demanda-t-il. Brûler qui! En pleine ville de Bombay?
+
+--Bombay? s'écria Passepartout.
+
+--Sans doute. Il ne s'agit pas de la pagode de Pillaji, mais de la
+pagode de Malebar-Hill, à Bombay.
+
+--Et comme pièce de conviction, voici les souliers du profanateur,
+ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau.
+
+--Mes souliers!» s'écria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne
+put retenir cette involontaire exclamation.
+
+On devine la confusion qui s'était opérée dans l'esprit du maître et du
+domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils l'avaient oublié,
+et c'était celui-là même qui les amenait devant le magistrat de
+Calcutta.
+
+En effet, l'agent Fix avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de
+cette malencontreuse affaire. Retardant son départ de douze heures, il
+s'était fait le conseil des prêtres de Malebar-Hill; il leur avait
+promis des dommages-intérêts considérables, sachant bien que le
+gouvernement anglais se montrait très sévère pour ce genre de délit;
+puis, par le train suivant, il les avait lancés sur les traces du
+sacrilège. Mais, par suite du temps employé à la délivrance de la jeune
+veuve, Fix et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et son
+domestique, que les magistrats, prévenus par dépêche, devaient arrêter à
+leur descente du train. Que l'on juge du désappointement de Fix, quand
+il apprit que Phileas Fogg n'était point encore arrivé dans la capitale
+de l'Inde. Il dut croire que son voleur, s'arrêtant à une des stations
+du Peninsular-railway, s'était réfugié dans les provinces
+septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles
+inquiétudes, Fix le guetta à la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce
+matin même, il le vit descendre du wagon, en compagnie, il est vrai,
+d'une jeune femme dont il ne pouvait s'expliquer la présence. Aussitôt
+il lança sur lui un policeman, et voilà comment Mr. Fogg, Passepartout
+et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge
+Obadiah.
+
+Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire, il aurait
+aperçu, dans un coin du prétoire, le détective, qui suivait le débat
+avec un intérêt facile à comprendre,--car à Calcutta, comme à Bombay,
+comme à Suez, le mandat d'arrestation lui manquait encore!
+
+Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l'aveu échappé à
+Passepartout, qui aurait donné tout ce qu'il possédait pour reprendre
+ses imprudentes paroles.
+
+«Les faits sont avoués? dit le juge.
+
+--Avoués, répondit froidement Mr. Fogg.
+
+--Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entend protéger
+également et rigoureusement toutes les religions des populations de
+l'Inde, le délit étant avoué par le sieur Passepartout, convaincu
+d'avoir violé d'un pied sacrilège le pavé de la pagode de Malebar-Hill,
+à Bombay, dans la journée du 20 octobre, condamne ledit Passepartout à
+quinze jours de prison et à une amende de trois cents livres (7 500 F).
+
+--Trois cents livres? s'écria Passepartout, qui n'était véritablement
+sensible qu'à l'amende.
+
+--Silence! fit l'huissier d'une voix glapissante.
+
+--Et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu'il n'est pas matériellement
+prouvé qu'il n'y ait pas connivence entre le domestique et le maître,
+qu'en tout cas celui-ci doit être tenu responsable des gestes d'un
+serviteur à ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne à huit
+jours de prison et cent cinquante livres d'amende. Greffier, appelez une
+autre cause!»
+
+Fix, dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction. Phileas Fogg
+retenu huit jours à Calcutta, c'était plus qu'il n'en fallait pour
+donner au mandat le temps de lui arriver.
+
+Passepartout était abasourdi. Cette condamnation ruinait son maître. Un
+pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai
+badaud, il était entré dans cette maudite pagode!
+
+Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne l'eût pas
+concerné, n'avait pas même froncé le sourcil. Mais au moment où le
+greffier appelait une autre cause, il se leva et dit:
+
+«J'offre caution.
+
+--C'est votre droit», répondit le juge.
+
+Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand il
+entendit le juge, «attendu la qualité d'étrangers de Phileas Fogg et de
+son domestique», fixer la caution pour chacun d'eux à la somme énorme de
+mille livres (25 000 F).
+
+C'était deux mille livres qu'il en coûterait à Mr. Fogg, s'il ne
+purgeait pas sa condamnation.
+
+«Je paie», dit ce gentleman.
+
+Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes
+qu'il déposa sur le bureau du greffier.
+
+«Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le juge.
+En attendant, vous êtes libres sous caution.
+
+--Venez, dit Phileas Fogg à son domestique.
+
+--Mais, au moins, qu'ils rendent les souliers!» s'écria Passepartout
+avec un mouvement de rage.
+
+On lui rendit ses souliers.
+
+«En voilà qui coûtent cher! murmura-t-il. Plus de mille livres chacun!
+Sans compter qu'ils me gênent!»
+
+Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert son
+bras à la jeune femme. Fix espérait encore que son voleur ne se
+déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et qu'il
+ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg.
+
+Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui
+montèrent aussitôt. Fix courut derrière la voiture, qui s'arrêta bientôt
+sur l'un des quais de la ville.
+
+À un demi-mille en rade, le _Rangoon_ était mouillé, son pavillon de
+partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg était en
+avance d'une heure. Fix le vit descendre de voiture et s'embarquer dans
+un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le détective frappa la terre
+du pied.
+
+«Le gueux! s'écria-t-il, il part! Deux mille livres sacrifiées! Prodigue
+comme un voleur! Ah! je le filerai jusqu'au bout du monde s'il le faut;
+mais du train dont il va, tout l'argent du vol y aura passé!»
+
+L'inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. En effet,
+depuis qu'il avait quitté Londres, tant en frais de voyage qu'en primes,
+en achat d'éléphant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait déjà
+semé plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et le tant pour
+cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives, allait diminuant
+toujours.
+
+
+
+
+XVI
+
+OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE
+
+
+
+Le _Rangoon_, l'un des paquebots que la Compagnie péninsulaire et
+orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, était un
+steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix
+tonnes, et d'une force nominale de quatre cents chevaux. Il égalait le
+_Mongolia_ en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne
+fut-elle point aussi bien installée que l'eût désiré Phileas Fogg. Après
+tout, il ne s'agissait que d'une traversée de trois mille cinq cents
+milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas
+une difficile passagère.
+
+Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample
+connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui témoignait
+la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l'écoutait, en
+apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans qu'une
+intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il veillait
+à ce que rien ne manquât à la jeune femme. À de certaines heures il
+venait régulièrement, sinon causer, du moins l'écouter. Il accomplissait
+envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la
+grâce et l'imprévu d'un automate dont les mouvements auraient été
+combinés pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais
+Passepartout lui avait un peu expliqué l'excentrique personnalité de son
+maître. Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman
+autour du monde. Mrs. Aouda avait souri; mais après tout, elle lui
+devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à ce qu'elle le vît à
+travers sa reconnaissance.
+
+Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa
+touchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tient le
+premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs négociants parsis ont
+fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L'un
+d'eux, Sir James Jejeebhoy, a été anobli par le gouvernement anglais, et
+Mrs. Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay.
+C'était même un cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle
+comptait rejoindre à Hong-Kong. Trouverait-elle près de lui refuge et
+assistance? Elle ne pouvait l'affirmer. À quoi Mr. Fogg répondait
+qu'elle n'eût pas à s'inquiéter, et que tout s'arrangerait
+mathématiquement! Ce fut son mot.
+
+La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne sait.
+Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands
+yeux «limpides comme les lacs sacrés de l'Himalaya»! Mais l'intraitable
+Fogg, aussi boutonné que jamais, ne semblait point homme à se jeter dans
+ce lac.
+
+Cette première partie de la traversée du _Rangoon_ s'accomplit dans des
+conditions excellentes. Le temps était maniable. Toute cette portion de
+l'immense baie que les marins appellent les «brasses du Bengale» se
+montra favorable à la marche du paquebot. Le _Rangoon_ eut bientôt
+connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa
+pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents
+pieds, signale de fort loin aux navigateurs.
+
+La côte fut prolongée d'assez près. Les sauvages Papouas de l'île ne se
+montrèrent point. Ce sont des êtres placés au dernier degré de l'échelle
+humaine, mais dont on fait à tort des anthropophages.
+
+Le développement panoramique de ces îles était superbe. D'immenses
+forêts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks,
+de gigantesques mimosées, de fougères arborescentes, couvraient le pays
+en premier plan, et en arrière se profilait l'élégante silhouette des
+montagnes. Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses
+salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherché dans le
+Céleste Empire. Mais tout ce spectacle varié, offert aux regards par le
+groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s'achemina rapidement vers
+le détroit de Malacca, qui devait lui donner accès dans les mers de la
+Chine.
+
+Que faisait pendant cette traversée l'inspecteur Fix, si
+malencontreusement entraîné dans un voyage de circumnavigation? Au
+départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions pour que le
+mandat, s'il arrivait enfin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pu
+s'embarquer à bord du _Rangoon_ sans avoir été aperçu de Passepartout, et
+il espérait bien dissimuler sa présence jusqu'à l'arrivée du paquebot.
+En effet, il lui eût été difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait à
+bord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, qui devait le croire à
+Bombay. Mais il fut amené à renouer connaissance avec l'honnête garçon
+par la logique même des circonstances. Comment? On va le voir.
+
+Toutes les espérances, tous les désirs de l'inspecteur de police,
+étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde, Hong-Kong,
+car le paquebot s'arrêtait trop peu de temps à Singapore pour qu'il pût
+opérer en cette ville. C'était donc à Hong-Kong que l'arrestation du
+voleur devait se faire, ou le voleur lui échappait, pour ainsi dire,
+sans retour.
+
+En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais la dernière
+qui se rencontrât sur le parcours. Au-delà, la Chine, le Japon,
+l'Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg. À
+Hong-Kong, s'il y trouvait enfin le mandat d'arrestation qui courait
+évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les mains
+de la police locale. Nulle difficulté. Mais après Hong-Kong, un simple
+mandat d'arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte
+d'extradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont
+le coquin profiterait pour échapper définitivement. Si l'opération
+manquait à Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien
+difficile, de la reprendre avec quelque chance de succès.
+
+«Donc, se répétait Fix pendant ces longues heures qu'il passait dans sa
+cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j'arrête mon homme, ou
+il n'y sera pas, et cette fois il faut à tout prix que je retarde son
+départ! J'ai échoué à Bombay, j'ai échoué à Calcutta! Si je manque mon
+coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation! Coûte que coûte, il faut
+réussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est nécessaire,
+le départ de ce maudit Fogg?»
+
+En dernier ressort, Fix était bien décidé à tout avouer à Passepartout,
+à lui faire connaître ce maître qu'il servait et dont il n'était
+certainement pas le complice. Passepartout, éclairé par cette
+révélation, devant craindre d'être compromis, se rangerait sans doute à
+lui, Fix. Mais enfin c'était un moyen hasardeux, qui ne pouvait être
+employé qu'à défaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son maître
+eût suffi à compromettre irrévocablement l'affaire.
+
+L'inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la
+présence de Mrs. Aouda à bord du _Rangoon_, en compagnie de Phileas Fogg,
+lui ouvrit de nouvelles perspectives.
+
+Quelle était cette femme? Quel concours de circonstances en avait fait
+la compagne de Fogg? C'était évidemment entre Bombay et Calcutta que la
+rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la péninsule? Était-ce le
+hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage à
+travers l'Inde, au contraire, n'avait-il pas été entrepris par ce
+gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne? car elle
+était charmante! Fix l'avait bien vu dans la salle d'audience du
+tribunal de Calcutta.
+
+On comprend à quel point l'agent devait être intrigué. Il se demanda
+s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement. Oui!
+cela devait être! Cette idée s'incrusta dans le cerveau de Fix, et il
+reconnut tout le parti qu'il pouvait tirer de cette circonstance. Que
+cette jeune femme fût mariée ou non, il y avait enlèvement, et il était
+possible, à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu'il
+ne pût s'en tirer à prix d'argent.
+
+Mais il ne fallait pas attendre l'arrivée du _Rangoon_ à Hong-Kong. Ce
+Fogg avait la détestable habitude de sauter d'un bateau dans un autre,
+et, avant que l'affaire fût entamée, il pouvait être déjà loin.
+
+L'important était donc de prévenir les autorités anglaises et de
+signaler le passage du _Rangoon_ avant son débarquement. Or, rien n'était
+plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que
+Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique.
+
+Toutefois, avant d'agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut
+d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'était pas très difficile de
+faire parler ce garçon, et il se décida à rompre l'incognito qu'il avait
+gardé jusqu'alors. Or, il n'y avait pas de temps à perdre. On était au
+30 octobre, et le lendemain même le _Rangoon_ devait relâcher à Singapore.
+
+Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans
+l'intention d'aborder Passepartout «le premier» avec les marques de la
+plus extrême surprise. Passepartout se promenait à l'avant, quand
+l'inspecteur se précipita vers lui, s'écriant:
+
+«Vous, sur le _Rangoon_!
+
+--Monsieur Fix à bord! répondit Passepartout, absolument surpris, en
+reconnaissant son compagnon de traversée du _Mongolia_. Quoi! je vous
+laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong! Mais
+vous faites donc, vous aussi, le tour du monde?
+
+--Non, non, répondit Fix, et je compte m'arrêter à Hong-Kong,--au moins
+quelques jours.
+
+--Ah! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. Mais comment ne
+vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta?
+
+--Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis resté couché
+dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que
+l'océan Indien. Et votre maître, Mr. Phileas Fogg?
+
+--En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire! Pas un jour
+de retard! Ah! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous
+avons aussi une jeune dame avec nous.
+
+--Une jeune dame?» répondit l'agent, qui avait parfaitement l'air de ne
+pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire.
+
+Mais Passepartout l'eut bientôt mis au courant de son histoire. Il
+raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de l'éléphant
+au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty, l'enlèvement d'Aouda,
+la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberté sous caution. Fix,
+qui connaissait la dernière partie de ces incidents, semblait les
+ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses
+aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d'intérêt.
+
+«Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre maître a
+l'intention d'emmener cette jeune femme en Europe?
+
+--Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la
+remettre aux soins de l'un de ses parents, riche négociant de
+Hong-Kong.»
+
+«Rien à faire!» se dit le détective en dissimulant son désappointement.
+«Un verre de gin, monsieur Passepartout?
+
+--Volontiers, monsieur Fix. C'est bien le moins que nous buvions à notre
+rencontre à bord du _Rangoon_!»
+
+
+
+
+XVII
+
+OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE
+SINGAPORE À HONG-KONG
+
+
+
+Depuis ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrent
+fréquemment, mais l'agent se tint dans une extrême réserve vis-à-vis de
+son compagnon, et il n'essaya point de le faire parler. Une ou deux fois
+seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand
+salon du _Rangoon_, soit qu'il tînt compagnie à Mrs. Aouda, soit qu'il
+jouât au whist, suivant son invariable habitude.
+
+Quant à Passepartout, il s'était pris très sérieusement à méditer sur le
+singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son
+maître. Et, en effet, on eût été étonné à moins. Ce gentleman, très
+aimable, très complaisant à coup sûr, que l'on rencontre d'abord à Suez,
+qui s'embarque sur le _Mongolia_, qui débarque à Bombay, où il dit devoir
+séjourner, que l'on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour
+Hong-Kong, en un mot, suivant pas à pas l'itinéraire de Mr. Fogg, cela
+valait la peine qu'on y réfléchît. Il y avait là une concordance au
+moins bizarre. À qui en avait ce Fix? Passepartout était prêt a parier
+ses babouches--il les avait précieusement conservées--que le Fix
+quitterait Hong-Kong en même temps qu'eux, et probablement sur le même
+paquebot.
+
+Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu'il n'aurait jamais
+deviné de quelle mission l'agent avait été chargé. Jamais il n'eût
+imaginé que Phileas Fogg fût «filé», à la façon d'un voleur, autour du
+globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une
+explication à toute chose, voici comment Passepartout, soudainement
+illuminé, interpréta la présence permanente de Fix, et, vraiment, son
+interprétation était fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n'était
+et ne pouvait être qu'un agent lancé sur les traces de Mr. Fogg par ses
+collègues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage
+s'accomplissait régulièrement autour du monde, suivant l'itinéraire
+convenu.
+
+«C'est évident! c'est évident! se répétait l'honnête garçon, tout fier
+de sa perspicacité. C'est un espion que ces gentlemen ont mis à nos
+trousses! Voilà qui n'est pas digne! Mr. Fogg si probe, si honorable! Le
+faire épier par un agent! Ah! messieurs du Reform-Club, cela vous
+coûtera cher!»
+
+Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut cependant de n'en rien
+dire à son maître, craignant que celui-ci ne fût justement blessé de
+cette défiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit
+bien de gouailler Fix à l'occasion, à mots couverts et sans se
+compromettre.
+
+Le mercredi 30 octobre, dans l'après-midi, le _Rangoon_ embouquait le
+détroit de Malacca, qui sépare la presqu'île de ce nom des terres de
+Sumatra. Des îlots montagneux très escarpés, très pittoresques
+dérobaient aux passagers la vue de la grande île.
+
+Le lendemain, à quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant gagné une
+demi-journée sur sa traversée réglementaire, relâchait à Singapore, afin
+d'y renouveler sa provision de charbon.
+
+Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette
+fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifesté
+le désir de se promener pendant quelques heures.
+
+Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se
+laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait in petto à voir la
+manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires.
+
+L'île de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les montagnes,
+c'est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante
+dans sa maigreur. C'est un parc coupé de belles routes. Un joli
+équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés de la
+Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des
+massifs de palmiers à l'éclatant feuillage, et de girofliers dont les
+clous sont formés du bouton même de la fleur entrouverte. Là, les
+buissons de poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes
+européennes; des sagoutiers, de grandes fougères avec leur ramure
+superbe, variaient l'aspect de cette région tropicale; des muscadiers au
+feuillage verni saturaient l'air d'un parfum pénétrant. Les singes,
+bandes alertes et grimaçantes, ne manquaient pas dans les bois, ni
+peut-être les tigres dans les jungles. À qui s'étonnerait d'apprendre
+que dans cette île, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne
+fussent pas détruits jusqu'au dernier, on répondra qu'ils viennent de
+Malacca, en traversant le détroit à la nage.
+
+Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son
+compagnon--qui regardait un peu sans voir--rentrèrent dans la ville,
+vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées, qu'entourent de
+charmants jardins où poussent des mangoustes, des ananas et tous les
+meilleurs fruits du monde.
+
+À dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été suivis, sans
+s'en douter, par l'inspecteur, qui avait dû lui aussi se mettre en frais
+d'équipage.
+
+Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave garçon avait
+acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes
+moyennes, d'un brun foncé au-dehors, d'un rouge éclatant au-dedans, et
+dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres, procure aux vrais
+gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de
+les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grâce.
+
+À onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon, larguait ses
+amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue
+ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritent les plus beaux
+tigres de la terre.
+
+Treize cents milles environ séparent Singapore de l'île de Hong-Kong,
+petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait
+intérêt à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à Hong-Kong
+le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l'un des
+principaux ports du Japon.
+
+Le _Rangoon_ était fort chargé. De nombreux passagers s'étaient embarqués
+à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des
+Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places.
+
+Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier quartier de la
+lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise,
+mais très heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la
+marche du steamer. Quand il était maniable, le capitaine faisait établir
+la voilure. Le Rangoon, gréé en brick, navigua souvent avec ses deux
+huniers et sa misaine, et sa rapidité s'accrut sous la double action de
+la vapeur et du vent. C'est ainsi que l'on prolongea, sur une lame
+courte et parfois très fatigante, les côtes d'Annam et de Cochinchine.
+
+Mais la faute en était plutôt au _Rangoon_ qu'à la mer, et c'est à ce
+paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s'en
+prendre de cette fatigue.
+
+En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le service
+des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction. Le rapport de
+leur tirant d'eau en charge avec leur creux a été mal calculé, et, par
+suite, ils n'offrent qu'une faible résistance à la mer. Leur volume,
+clos, impénétrable à l'eau, est insuffisant. Ils sont «noyés», pour
+employer l'expression maritime, et, en conséquence de cette disposition,
+il ne faut que quelques paquets de mer, jetés à bord, pour modifier leur
+allure. Ces navires sont donc très inférieurs--sinon par le moteur et
+l'appareil évaporatoire, du moins par la construction,--aux types des
+Messageries françaises, tels que l'Impératrice et le Cambodge. Tandis
+que, suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuvent embarquer un
+poids d'eau égal à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la
+Compagnie péninsulaire, le Golgonda, le Corea, et enfin le _Rangoon_, ne
+pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le
+fond.
+
+Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes
+précautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur.
+C'était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en
+aucune façon, mais dont Passepartout se montrait extrêmement irrité. Il
+accusait alors le capitaine, le mécanicien, la Compagnie, et envoyait au
+diable tous ceux qui se mêlent de transporter des voyageurs. Peut-être
+aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à son compte
+dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son
+impatience.
+
+«Mais vous êtes donc bien pressé d'arriver à Hong-Kong? lui demanda un
+jour le détective.
+
+--Très pressé! répondit Passepartout.
+
+--Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama?
+
+--Une hâte effroyable.
+
+--Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde?
+
+--Absolument. Et vous, monsieur Fix?
+
+--Moi? je n'y crois pas!
+
+--Farceur!» répondit Passepartout en clignant de l'oeil.
+
+Ce mot laissa l'agent rêveur. Ce qualificatif l'inquiéta, sans qu'il sût
+trop pourquoi. Le Français l'avait-il deviné? Il ne savait trop que
+penser. Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le secret,
+comment Passepartout aurait-il pu la reconnaître? Et cependant, en lui
+parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière-pensée.
+
+Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre jour, mais
+c'était plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue.
+
+«Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à son compagnon d'un ton malicieux,
+est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous
+y laisser?
+
+--Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais!... Peut-être que...
+
+--Ah! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur
+pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait
+s'arrêter en route! Vous n'alliez qu'à Bombay, et vous voici bientôt en
+Chine! L'Amérique n'est pas loin, et de l'Amérique à l'Europe il n'y a
+qu'un pas!»
+
+Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la
+figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui.
+Mais celui-ci, qui était en veine, lui demanda si «ça lui rapportait
+beaucoup, ce métier-là?»
+
+«Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de
+mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes
+frais!
+
+--Oh! pour cela, j'en suis sûr!» s'écria Passepartout, riant de plus
+belle.
+
+La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir.
+Il était évidemment deviné. D'une façon ou d'une autre, le Français
+avait reconnu sa qualité de détective. Mais avait-il prévenu son maître?
+Quel rôle jouait-il dans tout ceci? Était-il complice ou non? L'affaire
+était-elle éventée, et par conséquent manquée? L'agent passa là quelques
+heures difficiles, tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg
+ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.
+
+Cependant le calme se rétablit dans son cerveau, et il résolut d'agir
+franchement avec Passepartout. S'il ne se trouvait pas dans les
+conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg se
+préparait à quitter définitivement cette fois le territoire anglais,
+lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestique était le complice
+de son maître--et celui-ci savait tout, et dans ce cas l'affaire était
+définitivement compromise--ou le domestique n'était pour rien dans le
+vol, et alors son intérêt serait d'abandonner le voleur.
+
+Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, et
+au-dessus d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence.
+Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans
+s'inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui.
+
+Et cependant, dans le voisinage, il y avait--suivant l'expression des
+astronomes--un astre troublant qui aurait dû produire certaines
+perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non! Le charme de Mrs.
+Aouda n'agissait point, à la grande surprise de Passepartout, et les
+perturbations, si elles existaient, eussent été plus difficiles à
+calculer que celles d'Uranus qui l'ont amené la découverte de Neptune.
+
+Oui! c'était un étonnement de tous les jours pour Passepartout, qui
+lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les yeux de la
+jeune femme! Décidément Phileas Fogg n'avait de coeur que ce qu'il en
+fallait pour se conduire héroïquement, mais amoureusement, non! Quant
+aux préoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naître
+en lui, il n'y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans
+des transes continuelles. Un jour, appuyé sur la rambarde de
+l'«engine-room», il regardait la puissante machine qui s'emportait
+parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l'hélice s'affolait
+hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua
+la colère du digne garçon.
+
+«Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes! s'écria-t-il. On ne
+marche pas! Voilà bien ces Anglais! Ah! si c'était un navire américain,
+on sauterait peut-être, mais on irait plus vite!»
+
+
+
+
+XVIII
+
+DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ, VA À
+SES AFFAIRES
+
+
+
+Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez mauvais.
+Le vent devint très fort. Fixé dans la partie du nord-ouest, il
+contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_, trop instable, roula
+considérablement, et les passagers furent en droit de garder rancune à
+ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large.
+
+Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempête.
+La bourrasque battit la mer avec véhémence. Le _Rangoon_ dut mettre à la
+cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d'hélice
+seulement, de manière à biaiser avec les lames. Toutes les voiles
+avaient été serrées, et c'était encore trop de ces agrès qui sifflaient
+au milieu des rafales.
+
+La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée, et l'on
+put estimer qu'il arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de retard sur
+l'heure réglementaire, et plus même, si la tempête ne cessait pas.
+
+Phileas Fogg assistait à ce spectacle d'une mer furieuse, qui semblait
+lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilité. Son
+front ne s'assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt
+heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le départ
+du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni
+impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans
+son programme, qu'elle fût prévue. Mrs. Aouda, qui s'entretint avec son
+compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passé.
+
+Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même oeil. Bien au contraire.
+Cette tempête lui plaisait. Sa satisfaction aurait même été sans bornes,
+si le _Rangoon_ eût été obligé de fuir devant la tourmente. Tous ces
+retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg à rester
+quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses
+bourrasques, entrait dans son jeu. Il était bien un peu malade, mais
+qu'importe! Il ne comptait pas ses nausées, et, quand son corps se
+tordait sous le mal de mer, son esprit s'ébaudissait d'une immense
+satisfaction.
+
+Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peu dissimulée il
+passa ce temps d'épreuve. Jusqu'alors tout avait si bien marché! La
+terre et l'eau semblaient être à la dévotion de son maître. Steamers et
+railways lui obéissaient. Le vent et la vapeur s'unissaient pour
+favoriser son voyage. L'heure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné?
+Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent dû sortir
+de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempête l'exaspérait, cette rafale
+le mettait en fureur, et il eût volontiers fouetté cette mer
+désobéissante! Pauvre garçon! Fix lui cacha soigneusement sa
+satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût deviné
+le secret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quart d'heure.
+
+Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeura sur le
+pont du _Rangoon_. Il n'aurait pu rester en bas; il grimpait dans la
+mâture; il étonnait l'équipage et aidait à tout avec une adresse de
+singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les
+matelots, qui ne pouvaient s'empêcher de rire en voyant un garçon si
+décontenancé. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps
+durerait la tempête. On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se
+décidait pas à remonter. Passepartout secouait le baromètre, mais rien
+n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait
+l'irresponsable instrument.
+
+Enfin la tourmente s'apaisa. L'état de la mer se modifia dans la journée
+du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint
+favorable.
+
+Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers et les basses
+voiles purent être établis, et le _Rangoon_ reprit sa route avec une
+merveilleuse vitesse.
+
+Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en
+prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinq heures
+du matin. L'itinéraire de Phileas Fogg portait l'arrivée du paquebot au
+5. Or, il n'arrivait que le 6. C'était donc vingt-quatre heures de
+retard, et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué.
+
+À six heures, le pilote monta à bord du _Rangoon_ et prit place sur la
+passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu'au port
+de Hong-Kong.
+
+Passepartout mourait du désir d'interroger cet homme, de lui demander si
+le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais il n'osait pas,
+aimant mieux conserver un peu d'espoir jusqu'au dernier instant. Il
+avait confié ses inquiétudes à Fix, qui--le fin renard--essayait de le
+consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le
+prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue.
+
+Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg,
+après avoir consulté son _Bradshaw_, demanda de son air tranquille audit
+pilote s'il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour
+Yokohama.
+
+«Demain, à la marée du matin, répondit le pilote.
+
+--Ah!» fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement.
+
+Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote,
+auquel Fix aurait voulu tordre le cou.
+
+«Quel est le nom de ce steamer? demanda Mr. Fogg.
+
+--Le _Carnatic_, répondit le pilote.
+
+--N'était-ce pas hier qu'il devait partir?
+
+--Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, et son
+départ a été remis à demain.
+
+--Je vous remercie», répondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique
+redescendit dans le salon du _Rangoon_.
+
+Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l'étreignit
+vigoureusement en disant:
+
+«Vous, pilote, vous êtes un brave homme!»
+
+Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui valurent
+cette amicale expansion. À un coup de sifflet, il remonta sur la
+passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de
+jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes sortes,
+qui encombraient les pertuis de Hong-Kong.
+
+À une heure, le _Rangoon_ était à quai, et les passagers débarquaient.
+
+En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas
+Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses
+chaudières, le _Carnatic_ fût parti à la date du 5 novembre, et les
+voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le
+départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était en retard de
+vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences
+fâcheuses pour le reste du voyage.
+
+En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée
+du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de
+Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fût arrivé.
+Évidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais,
+pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du Pacifique, il
+serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à
+vingt-quatre heures près, dans les conditions de son programme,
+trente-cinq jours après avoir quitté Londres.
+
+Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr.
+Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de ses affaires,
+c'est-à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au débarqué du
+bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un
+palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel, et ceux-ci
+lui désignèrent l'_Hôtel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de
+Passepartout, et vingt minutes après il arrivait à destination.
+
+Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à
+ce qu'elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda qu'il allait
+immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il
+devait la laisser à Hong-Kong. En même temps il donnait à Passepartout
+l'ordre de demeurer à l'hôtel jusqu'à son retour, afin que la jeune
+femme n'y restât pas seule.
+
+Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait
+immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui comptait
+parmi les plus riches commerçants de la ville.
+
+Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant
+parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait plus la Chine. Sa
+fortune faite, il s'était établi en Europe--en Hollande, croyait-on--,
+ce qui s'expliquait par suite de nombreuses relations qu'il avait eues
+avec ce pays pendant son existence commerciale.
+
+Phileas Fogg revint à l'_Hôtel du Club_. Aussitôt il fit demander à Mrs.
+Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sans autre
+préambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh ne résidait plus à
+Hong-Kong, et qu'il habitait vraisemblablement la Hollande.
+
+À cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d'abord. Elle passa sa main sur son
+front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix:
+
+«Que dois-je faire, monsieur Fogg? dit-elle.
+
+--C'est très simple, répondit le gentleman. Revenir en Europe.
+
+--Mais je ne puis abuser...
+
+--Vous n'abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme...
+Passepartout?
+
+--Monsieur? répondit Passepartout.
+
+--Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines.»
+
+Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la compagnie de la
+jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta aussitôt l'_Hôtel
+du Club_.
+
+
+
+
+XIX
+
+OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI
+S'ENSUIT
+
+
+
+Hong-Kong n'est qu'un îlot, dont le traité de Nanking, après la guerre
+de 1842, assura la possession à l'Angleterre. En quelques années, le
+génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville
+importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à
+l'embouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la
+séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur l'autre rive.
+Hong-Kong devait nécessairement vaincre Macao dans une lutte
+commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois
+s'opère par la ville anglaise. Des docks, des hôpitaux, des wharfs, des
+entrepôts, une cathédrale gothique, un «government-house», des rues
+macadamisées, tout ferait croire qu'une des cités commerçantes des
+comtés de Kent ou de Surrey, traversant le sphéroïde terrestre, est
+venue ressortir en ce point de la Chine, presque à ses antipodes.
+
+Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port
+Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile, encore en
+faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de
+Japonais et d'Européens, qui se pressait dans les rues. À peu de choses
+près, c'était encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garçon
+retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traînée de villes
+anglaises tout autour du monde.
+
+Passepartout arriva au port Victoria. Là, à l'embouchure de la rivière
+de Canton, c'était un fourmillement de navires de toutes nations, des
+anglais, des français, des américains, des hollandais, bâtiments de
+guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des
+jonques, des sempans, des tankas, et même des bateaux-fleurs qui
+formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant,
+Passepartout remarqua un certain nombre d'indigènes vêtus de jaune, tous
+très avancés en âge. Étant entré chez un barbier chinois pour se faire
+raser «à la chinoise», il apprit par le Figaro de l'endroit, qui parlait
+un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans
+au moins, et qu'à cet âge ils avaient le privilège de porter la couleur
+jaune, qui est la couleur impériale. Passepartout trouva cela fort
+drôle, sans trop savoir pourquoi.
+
+Sa barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du _Carnatic_, et là
+il aperçut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut
+point étonné. Mais l'inspecteur de police laissait voir sur son visage
+les marques d'un vif désappointement.
+
+«Bon! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du
+Reform-Club!»
+
+Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l'air
+vexé de son compagnon.
+
+Or, l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre l'infernale
+chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il était évident que le mandat
+courait après lui, et ne pourrait l'atteindre que s'il séjournait
+quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong étant la dernière terre
+anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui échapper définitivement,
+s'il ne parvenait pas à l'y retenir.
+
+«Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec nous jusqu'en
+Amérique? demanda Passepartout.
+
+--Oui, répondit Fix les dents serrées.
+
+--Allons donc! s'écria Passepartout en faisant entendre un retentissant
+éclat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de
+nous. Venez retenir votre place, venez!»
+
+Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et arrêtèrent
+des cabines pour quatre personnes. Mais l'employé leur fit observer que
+les réparations du _Carnatic_ étant terminées, le paquebot partirait le
+soir même à huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait été
+annoncé.
+
+«Très bien! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. Je vais le
+prévenir.»
+
+À ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut de tout dire à
+Passepartout. C'était le seul moyen peut-être qu'il eût de retenir
+Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong.
+
+En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir dans
+une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l'invitation de
+Fix.
+
+Une taverne s'ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous
+deux y entrèrent. C'était une vaste salle bien décorée, au fond de
+laquelle s'étendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit
+étaient rangés un certain nombre de dormeurs.
+
+Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de
+petites tables en jonc tressé. Quelques uns vidaient des pintes de bière
+anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de liqueurs alcooliques,
+gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre
+rouge, bourrées de petites boulettes d'opium mélangé d'essence de rose.
+Puis, de temps en temps, quelque fumeur énervé glissait sous la table,
+et les garçons de l'établissement, le prenant par les pieds et par la
+tête, le portaient sur le lit de camp près d'un confrère. Une vingtaine
+de ces ivrognes étaient ainsi rangés côte à côte, dans le dernier degré
+d'abrutissement.
+
+Fix et Passepartout comprirent qu'ils étaient entrés dans une tabagie
+hantée de ces misérables, hébétés, amaigris, idiots, auxquels la
+mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions
+de francs de cette funeste drogue qui s'appelle l'opium! Tristes
+millions que ceux-là, prélevés sur un des plus funestes vices de la
+nature humaine.
+
+Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par des
+lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquelle l'usage de
+l'opium était d'abord formellement réservé, cet usage descendit
+jusqu'aux classes inférieures, et les ravages ne purent plus être
+arrêtés. On fume l'opium partout et toujours dans l'empire du Milieu.
+Hommes et femmes s'adonnent à cette passion déplorable, et lorsqu'ils
+sont accoutumés à cette inhalation, ils ne peuvent plus s'en passer, à
+moins d'éprouver d'horribles contractions de l'estomac. Un grand fumeur
+peut fumer jusqu'à huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.
+
+Or, c'était dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent,
+même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient entrés avec
+l'intention de se rafraîchir. Passepartout n'avait pas d'argent, mais il
+accepta volontiers la «politesse» de son compagnon, quitte à la lui
+rendre en temps et lieu.
+
+On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit
+largement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son compagnon
+avec une extrême attention. On causa de choses et d'autres, et surtout
+de cette excellente idée qu'avait eue Fix de prendre passage sur le
+_Carnatic_. Et à propos de ce steamer, dont le départ se trouvait avancé
+de quelques heures, Passepartout, les bouteilles étant vides, se leva,
+afin d'aller prévenir son maître.
+
+Fix le retint.
+
+«Un instant, dit-il.
+
+--Que voulez-vous, monsieur Fix?
+
+--J'ai à vous parler de choses sérieuses.
+
+--De choses sérieuses! s'écria Passepartout en vidant quelques gouttes
+de vin restées au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain.
+Je n'ai pas le temps aujourd'hui.
+
+--Restez, répondit Fix. Il s'agit de votre maître!»
+
+Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.
+
+L'expression du visage de Fix lui parut singulière. Il se rassit.
+
+«Qu'est-ce donc que vous avez à me dire» demanda-t-il.
+
+Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix:
+
+«Vous avez deviné qui j'étais? lui demanda-t-il.
+
+--Parbleu! dit Passepartout en souriant.
+
+--Alors je vais tout vous avouer...
+
+--Maintenant que je sais tout, mon compère! Ah! voilà qui n'est pas
+fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que
+ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement!
+
+--Inutilement! dit Fix. Vous en parlez à votre aise! On voit bien que
+vous ne connaissez pas l'importance de la somme!
+
+--Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt mille livres!
+
+--Cinquante-cinq mille! reprit Fix, en serrant la main du Français.
+
+--Quoi! s'écria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé!... Cinquante-cinq
+mille livres!... Eh bien! raison de plus pour ne pas perdre un instant,
+ajouta-t-il en se levant de nouveau.
+
+--Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui força Passepartout à se
+rasseoir, après avoir fait apporter un flacon de brandy,--et si je
+réussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq
+cents (12 500 F) à la condition de m'aider?
+
+--Vous aider? s'écria Passepartout, dont les yeux étaient démesurément
+ouverts.
+
+--Oui, m'aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à
+Hong-Kong!
+
+--Hein! fit Passepartout, que dites-vous là? Comment! non content de
+faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces gentlemen veulent
+encore lui susciter des obstacles! J'en suis honteux pour eux!
+
+--Ah çà! que voulez-vous dire? demanda Fix.
+
+--Je veux dire que c'est de la pure indélicatesse. Autant dépouiller Mr.
+Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche!
+
+--Eh! c'est bien à cela que nous comptons arriver!
+
+--Mais c'est un guet-apens! s'écria Passepartout,--qui s'animait alors
+sous l'influence du brandy que lui servait Fix, et qu'il buvait sans
+s'en apercevoir,--un guet-apens véritable! Des gentlemen! des
+collègues!»
+
+Fix commençait à ne plus comprendre.
+
+«Des collègues! s'écria Passepartout, des membres du Reform-Club!
+Sachez, monsieur Fix, que mon maître est un honnête homme, et que, quand
+il a fait un pari, c'est loyalement qu'il prétend le gagner.
+
+--Mais qui croyez-vous donc que je sois? demanda Fix, en fixant son
+regard sur Passepartout.
+
+--Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de
+contrôler l'itinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement
+humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps déjà, j'aie deviné
+votre qualité, je me suis bien gardé de la révéler à Mr. Fogg!
+
+--Il ne sait rien?... demanda vivement Fix.
+
+--Rien», répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre.
+
+L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitait avant de
+reprendre la parole. Que devait-il faire? L'erreur de Passepartout
+semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. Il était
+évident que ce garçon parlait avec une absolue bonne foi, et qu'il
+n'était point le complice de son maître,--ce que Fix aurait pu craindre.
+
+«Eh bien, se dit-il, puisqu'il n'est pas son complice, il m'aidera.»
+
+Le détective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs, il
+n'avait plus le temps d'attendre. À tout prix, il fallait arrêter Fogg à
+Hong-Kong.
+
+«Écoutez, dit Fix d'une voix brève, écoutez-moi bien. Je ne suis pas ce
+que vous croyez, c'est-à-dire un agent des membres du Reform-Club...
+
+--Bah! dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard.
+
+--Je suis un inspecteur de police, chargé d'une mission par
+l'administration métropolitaine...
+
+--Vous... inspecteur de police!...
+
+--Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission.»
+
+Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son compagnon
+une commission signée du directeur de la police centrale. Passepartout,
+abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole.
+
+«Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n'est qu'un prétexte dont vous êtes
+dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il avait intérêt à
+s'assurer votre inconsciente complicité.
+
+--Mais pourquoi?... s'écria Passepartout.
+
+--Écoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille
+livres a été commis à la Banque d'Angleterre par un individu dont le
+signalement a pu être relevé. Or, voici ce signalement, et c'est trait
+pour trait celui du sieur Fogg.
+
+--Allons donc! s'écria Passepartout en frappant la table de son robuste
+poing. Mon maître est le plus honnête homme du monde!
+
+--Qu'en savez-vous? répondit Fix. Vous ne le connaissez même pas! Vous
+êtes entré à son service le jour de son départ, et il est parti
+précipitamment sous un prétexte insensé, sans malles, emportant une
+grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir que c'est un honnête
+homme!
+
+--Oui! oui! répétait machinalement le pauvre garçon.
+
+--Voulez-vous donc être arrêté comme son complice?»
+
+Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il n'était plus
+reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police. Phileas Fogg
+un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme généreux et brave! Et
+pourtant que de présomptions relevées contre lui! Passepartout essayait
+de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. Il ne
+voulait pas croire à la culpabilité de son maître.
+
+«Enfin, que voulez-vous de moi? dit-il à l'agent de police, en se
+contenant par un suprême effort.
+
+--Voici, répondit Fix. J'ai filé le sieur Fogg jusqu'ici, mais je n'ai
+pas encore reçu le mandat d'arrestation, que j'ai demandé à Londres. Il
+faut donc que vous m'aidiez à retenir à Hong-Kong...
+
+--Moi! que je...
+
+--Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la
+Banque d'Angleterre!
+
+--Jamais!» répondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba,
+sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois.
+
+«Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ce que vous
+m'avez dit serait vrai... quand mon maître serait le voleur que vous
+cherchez... ce que je nie... j'ai été... je suis à son service... je
+l'ai vu bon et généreux... le trahir... jamais... non, pour tout l'or du
+monde... Je suis d'un village où l'on ne mange pas de ce pain-là!...
+
+--Vous refusez?
+
+--Je refuse.
+
+--Mettons que je n'ai rien dit, répondit Fix, et buvons.
+
+--Oui, buvons!»
+
+Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse. Fix,
+comprenant qu'il fallait à tout prix le séparer de son maître, voulut
+l'achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées d'opium.
+Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta à
+ses lèvres, l'alluma, respira quelques bouffées, et retomba, la tête
+alourdie sous l'influence du narcotique.
+
+«Enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti, le sieur Fogg ne sera
+pas prévenu à temps du départ du _Carnatic_, et s'il part, du moins
+partira-t-il sans ce maudit Français!»
+
+Puis il sortit, après avoir payé la dépense.
+
+
+
+
+XX
+
+DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
+
+
+
+Pendant cette scène qui allait peut-être compromettre si gravement son
+avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de
+la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accepté son offre de la
+conduire jusqu'en Europe, il avait dû songer à tous les détails que
+comporte un aussi long voyage. Qu'un Anglais comme lui fît le tour du
+monde un sac à la main, passe encore; mais une femme ne pouvait
+entreprendre une pareille traversée dans ces conditions. De là,
+nécessité d'acheter les vêtements et objets nécessaires au voyage. Mr.
+Fogg s'acquitta de sa tâche avec le calme qui le caractérisait, et à
+toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de
+complaisance:
+
+«C'est dans l'intérêt de mon voyage, c'est dans mon programme»,
+répondait-il invariablement.
+
+Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à l'hôtel
+et dînèrent à la table d'hôte, qui était somptueusement servie. Puis
+Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans son appartement, après avoir
+«à l'anglaise» serré la main de son imperturbable sauveur.
+
+L'honorable gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soirée dans la
+lecture du _Times_ et de l'_Illustrated London News_.
+
+S'il avait été homme à s'étonner de quelque chose, c'eût été de ne point
+voir apparaître son domestique à l'heure du coucher. Mais, sachant que
+le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le
+lendemain matin, il ne s'en préoccupa pas autrement. Le lendemain,
+Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg.
+
+Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son domestique
+n'était pas rentré à l'hôtel nul n'aurait pu le dire. Mr. Fogg se
+contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda, et envoya chercher
+un palanquin.
+
+Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_ devait
+profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neuf heures et
+demie.
+
+Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l'hôtel, Mr. Fogg et Mrs.
+Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages suivirent
+derrière sur une brouette.
+
+Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai
+d'embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ était parti
+depuis la veille.
+
+Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son
+domestique, en était réduit à se passer de l'un et de l'autre. Mais
+aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs.
+Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta de répondre:
+
+«C'est un incident, madame, rien de plus.»
+
+En ce moment, un personnage qui l'observait avec attention s'approcha de
+lui. C'était l'inspecteur Fix, qui le salua et lui dit:
+
+«N'êtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du _Rangoon_,
+arrivé hier?
+
+--Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n'ai pas
+l'honneur...
+
+--Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique.
+
+--Savez-vous où il est, monsieur? demanda vivement la jeune femme.
+
+--Quoi! répondit Fix, feignant la surprise, n'est-il pas avec vous?
+
+--Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il n'a pas reparu. Se serait-il
+embarqué sans nous à bord du _Carnatic_?
+
+--Sans vous, madame?... répondit l'agent. Mais, excusez ma question,
+vous comptiez donc partir sur ce paquebot?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Moi aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. Le _Carnatic_,
+ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong douze heures plus tôt
+sans prévenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le
+prochain départ!»
+
+En prononçant ces mots: «huit jours», Fix sentait son coeur bondir de
+joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours à Hong-Kong! On aurait le temps
+de recevoir le mandat d'arrêt. Enfin, la chance se déclarait pour le
+représentant de la loi.
+
+Que l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il reçut, quand il entendit
+Phileas Fogg dire de sa voix calme:
+
+«Mais il y a d'autres navires que le _Carnatic_, il me semble, dans le
+port de Hong-Kong.»
+
+Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks à
+la recherche d'un navire en partance.
+
+Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu'un fil le rattachait à cet homme.
+
+Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner celui qu'elle avait
+si bien servi jusqu'alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut
+le port en tous sens, décidé, s'il le fallait, à fréter un bâtiment pour
+le transporter à Yokohama; mais il ne vit que des navires en chargement
+ou en déchargement, et qui, par conséquent, ne pouvaient appareiller.
+Fix se reprit à espérer.
+
+Cependant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allait continuer ses
+recherches, dût-il pousser jusqu'à Macao, quand il fut accosté par un
+marin sur l'avant-port.
+
+«Votre Honneur cherche un bateau? lui dit le marin en se découvrant.
+
+--Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr. Fogg.
+
+--Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote nº 43, le meilleur de la
+flottille.
+
+--Il marche bien?
+
+--Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous le voir?
+
+--Oui.
+
+--Votre Honneur sera satisfait. Il s'agit d'une promenade en mer?
+
+--Non. D'un voyage.
+
+--Un voyage?
+
+--Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama?»
+
+Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés.
+
+«Votre Honneur veut rire? dit-il.
+
+--Non! j'ai manqué le départ du _Carnatic_, et il faut que je sois le 14,
+au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco.
+
+--Je le regrette, répondit le pilote, mais c'est impossible.
+
+--Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux
+cents livres si j'arrive à temps.
+
+--C'est sérieux? demanda le pilote.
+
+--Très sérieux», répondit Mr. Fogg.
+
+Le pilote s'était retiré à l'écart. Il regardait la mer, évidemment
+combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de
+s'aventurer si loin. Fix était dans des transes mortelles.
+
+Pendant ce temps, Mr. Fogg s'était retourné vers Mrs. Aouda.
+
+«Vous n'aurez pas peur, madame? lui demanda-t-il.
+
+--Avec vous, non, monsieur Fogg», répondit la jeune femme.
+
+Le pilote s'était de nouveau avancé vers le gentleman, et tournait son
+chapeau entre ses mains.
+
+«Eh bien, pilote? dit Mr. Fogg.
+
+--Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquer ni mes
+hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traversée sur un bateau
+de vingt tonneaux à peine, et à cette époque de l'année. D'ailleurs,
+nous n'arriverions pas à temps, car il y a seize cent cinquante milles
+de Hong-Kong à Yokohama.
+
+--Seize cents seulement, dit Mr. Fogg.
+
+--C'est la même chose.»
+
+Fix respira un bon coup d'air.
+
+«Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s'arranger
+autrement.»
+
+Fix ne respira plus.
+
+«Comment? demanda Phileas Fogg.
+
+--En allant à Nagasaki, l'extrémité sud du Japon, onze cents milles, ou
+seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette
+dernière traversée, on ne s'éloignerait pas de la côte chinoise, ce qui
+serait un grand avantage, d'autant plus que les courants y portent au
+nord.
+
+--Pilote, répondit Phileas Fogg, c'est à Yokohama que je dois prendre la
+malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki.
+
+--Pourquoi pas? répondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part
+pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port
+de départ est Shangaï.
+
+--Vous êtes certain de ce vous dites?
+
+--Certain.
+
+--Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï?
+
+--Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant
+nous. Quatre jours, c'est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne
+de huit milles à l'heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient
+au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents
+milles qui nous séparent de Shangaï.
+
+--Et vous pourriez partir?...
+
+--Dans une heure. Le temps d'acheter des vivres et d'appareiller.
+
+--Affaire convenue... Vous êtes le patron du bateau?
+
+--Oui, John Bunsby, patron de la _Tankadère_.
+
+--Voulez-vous des arrhes?
+
+--Si cela ne désoblige pas Votre Honneur.
+
+--Voici deux cents livres à compte... Monsieur, ajouta Phileas Fogg en
+se retournant vers Fix, si vous voulez profiter...
+
+--Monsieur, répondit résolument Fix, j'allais vous demander cette
+faveur.
+
+--Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord.
+
+--Mais ce pauvre garçon... dit Mrs. Aouda, que la disparition de
+Passepartout préoccupait extrêmement.
+
+--Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire», répondit Phileas
+Fogg.
+
+Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait au
+bateau-pilote, tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la police de
+Hong-Kong. Là, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et
+laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Même formalité fut
+remplie chez l'agent consulaire français, et le palanquin, après avoir
+touché à l'hôtel, où les bagages furent pris, ramena les voyageurs à
+l'avant-port.
+
+Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote nº 43, son équipage à bord, ses
+vivres embarqués, était prêt à appareiller.
+
+C'était une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la
+_Tankadère_, bien pincée de l'avant, très dégagée dans ses façons, très
+allongée dans ses lignes d'eau. On eût dit un yacht de course. Ses
+cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanc comme de
+l'ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s'entendait à la tenir
+en bon état. Ses deux mâts s'inclinaient un peu sur l'arrière. Elle
+portait brigantine, misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer
+une fortune pour le vent arrière. Elle devait merveilleusement marcher,
+et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs prix dans les «matches» de
+bateaux-pilotes.
+
+L'équipage de la _Tankadère_ se composait du patron John Bunsby et de
+quatre hommes. C'étaient de ces hardis marins qui, par tous les temps,
+s'aventurent à la recherche des navires, et connaissent admirablement
+ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux,
+noir de hâle, le regard vif, la figure énergique, bien d'aplomb, bien à
+son affaire, eût inspiré confiance aux plus craintifs.
+
+Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s'y trouvait déjà. Par
+le capot d'arrière de la goélette, on descendait dans une chambre
+carrée, dont les parois s'évidaient en forme de cadres, au dessus d'un
+divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis.
+C'était petit, mais propre.
+
+«Je regrette de n'avoir pas mieux à vous offrir», dit Mr. Fogg à Fix,
+qui s'inclina sans répondre.
+
+L'inspecteur de police éprouvait comme une sorte d'humiliation à
+profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg.
+
+«À coup sûr, pensait-il, c'est un coquin fort poli, mais c'est un
+coquin!»
+
+À trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Le pavillon
+d'Angleterre battait à la corne de la goélette. Les passagers étaient
+assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetèrent un dernier regard sur
+le quai, afin de voir si Passepartout n'apparaîtrait pas.
+
+Fix n'était pas sans appréhension, car le hasard aurait pu conduire en
+cet endroit même le malheureux garçon qu'il avait si indignement traité,
+et alors une explication eût éclaté, dont le détective ne se fût pas
+tiré à son avantage. Mais le Français ne se montra pas, et, sans doute,
+l'abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence.
+
+Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankadère_, prenant le
+vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s'élança en bondissant
+sur les flots.
+
+
+
+
+XXI
+
+OÙ LE PATRON DE LA «_Tankadère_» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX
+CENTS LIVRES
+
+
+
+C'était une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents
+milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette époque
+de l'année. Elles sont généralement mauvaises, ces mers de la Chine,
+exposées à des coups de vent terribles, principalement pendant les
+équinoxes, et on était encore aux premiers jours de novembre.
+
+C'eût été, bien évidemment, l'avantage du pilote de conduire ses
+passagers jusqu'à Yokohama, puisqu'il était payé tant par jour. Mais son
+imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans ces
+conditions, et c'était déjà faire acte d'audace, sinon de témérité, que
+de remonter jusqu'à Shangaï. Mais John Bunsby avait confiance en sa
+_Tankadère_, qui s'élevait à la lame comme une mauve, et peut-être
+n'avait-il pas tort.
+
+Pendant les dernières heures de cette journée, la _Tankadère_ navigua dans
+les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au
+plus près ou vent arrière, elle se comporta admirablement.
+
+«Je n'ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où la goélette
+donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence possible.
+
+--Que Votre Honneur s'en rapporte à moi, répondit John Bunsby. En fait
+de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos
+flèches n'y ajouteraient rien, et ne serviraient qu'à assommer
+l'embarcation en nuisant à sa marche.
+
+--C'est votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous.»
+
+Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d'aplomb comme un
+marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise à
+l'arrière, se sentait émue en contemplant cet océan, assombri déjà par
+le crépuscule, qu'elle bravait sur une frêle embarcation. Au-dessus de
+sa tête se déployaient les voiles blanches, qui l'emportaient dans
+l'espace comme de grandes ailes. La goélette, soulevée par le vent,
+semblait voler dans l'air.
+
+La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son
+insuffisante lumière devait s'éteindre bientôt dans les brumes de
+l'horizon. Des nuages chassaient de l'est et envahissaient déjà une
+partie du ciel.
+
+Le pilote avait disposé ses feux de position,--précaution indispensable
+à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages.
+Les rencontres de navires n'y étaient pas rares, et, avec la vitesse
+dont elle était animée, la goélette se fût brisée au moindre choc.
+
+Fix rêvait à l'avant de l'embarcation. Il se tenait à l'écart, sachant
+Fogg d'un naturel peu causeur. D'ailleurs, il lui répugnait de parler à
+cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi à l'avenir.
+Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s'arrêterait pas à
+Yokohama, qu'il prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco
+afin d'atteindre l'Amérique, dont la vaste étendue lui assurerait
+l'impunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne
+peut plus simple.
+
+Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les États-Unis, comme un
+coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois
+quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent américain, où
+il mangerait tranquillement le million de la Banque, après avoir dépisté
+la police. Mais une fois sur la terre de l'Union, que ferait Fix?
+Abandonnerait-il cet homme? Non, cent fois non! et jusqu'à ce qu'il eût
+obtenu un acte d'extradition, il ne le quitterait pas d'une semelle.
+C'était son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout cas, une
+circonstance heureuse s'était produite: Passepartout n'était plus auprès
+de son maître, et surtout, après les confidences de Fix, il était
+important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais.
+
+Phileas Fogg, lui, n'était pas non plus sans songer à son domestique, si
+singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas
+impossible que, par suite d'un malentendu, le pauvre garçon ne se fût
+embarqué sur le _Carnatic_, au dernier moment. C'était aussi l'opinion de
+Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel
+elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu'on le retrouvât à
+Yokohama, et, si le _Carnatic_ l'y avait transporté, il serait aisé de le
+savoir.
+
+Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été prudent
+de prendre un ris, mais le pilote, après avoir soigneusement observé
+l'état du ciel, laissa la voilure telle qu'elle était établie.
+D'ailleurs, la _Tankadère_ portait admirablement la toile, ayant un grand
+tirant d'eau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de grain.
+
+À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix
+les y avait précédés, et s'était étendu sur l'un des cadres. Quant au
+pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur le pont.
+
+Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait fait
+plus de cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que la moyenne de
+sa vitesse était entre huit et neuf milles. La _Tankadère_ avait du largue
+dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette
+allure, son maximum de rapidité. Si le vent tenait dans ces conditions,
+les chances étaient pour elle.
+
+La _Tankadère_, pendant toute cette journée, ne s'éloigna pas sensiblement
+de la côte, dont les courants lui étaient favorables. Elle l'avait à
+cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette côte,
+irrégulièrement profilée, apparaissait parfois à travers quelques
+éclaircies. Le vent venant de terre, la mer était moins forte par là
+même: circonstance heureuse pour la goélette, car les embarcations d'un
+petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui
+«les tue», pour employer l'expression maritime.
+
+Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilote fit
+établir les flèches; mais au bout de deux heures, il fallut les amener,
+car le vent fraîchissait à nouveau.
+
+Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement réfractaires au mal de
+mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut
+invité à partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu'il est
+aussi nécessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le
+vexait! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres
+vivres, il trouvait à cela quelque chose de peu loyal. Il mangea
+cependant,--sur le pouce, il est vrai,--mais enfin il mangea.
+
+Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieur Fogg à
+part, et il lui dit:
+
+«Monsieur...»
+
+Ce «monsieur» lui écorchait les lèvres, et il se retenait pour ne pas
+mettre la main au collet de ce «monsieur»!
+
+«Monsieur, vous avez été fort obligeant en m'offrant passage à votre
+bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d'agir aussi
+largement que vous, j'entends payer ma part...
+
+--Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg.
+
+--Mais si, je tiens...
+
+--Non, monsieur, répéta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
+Cela entre dans les frais généraux!»
+
+Fix s'inclina, il étouffait, et, allant s'étendre sur l'avant de la
+goélette, il ne dit plus un mot de la journée.
+
+Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs
+fois il dit à Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu à Shangaï. Mr.
+Fogg répondit simplement qu'il y comptait. D'ailleurs, tout l'équipage
+de la petite goélette y mettait du zèle. La prime affriolait ces braves
+gens. Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie! Pas
+une voile qui ne fût vigoureusement étarquée! Pas une embardée que l'on
+pût reprocher à l'homme de barre! On n'eût pas manoeuvré plus sévèrement
+dans une régate du Royal-Yacht-Club.
+
+Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent vingt
+milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérer qu'en arrivant
+à Yokohama, il n'aurait aucun retard à inscrire à son programme. Ainsi
+donc, le premier contretemps sérieux qu'il eût éprouvé depuis son départ
+de Londres ne lui causerait probablement aucun préjudice.
+
+Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, la _Tankadère_
+entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, qui sépare la grande île
+Formose de la côte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La
+mer était très dure dans ce détroit, plein de remous formés par les
+contre-courants. La goélette fatigua beaucoup. Les lames courtes
+brisaient sa marche. Il devint très difficile de se tenir debout sur le
+pont.
+
+Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans le ciel
+l'apparence d'un coup de vent. Du reste, le baromètre annonçait un
+changement prochain de l'atmosphère; sa marche diurne était irrégulière,
+et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se
+soulever vers le sud-est en longues houles «qui sentaient la tempête».
+La veille, le soleil s'était couché dans une brume rouge, au milieu des
+scintillations phosphorescentes de l'océan.
+
+Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre
+ses dents des choses peu intelligibles. À un certain moment, se trouvant
+près de son passager:
+
+«On peut tout dire à Votre Honneur? dit-il à voix basse.
+
+--Tout, répondit Phileas Fogg.
+
+--Eh bien, nous allons avoir un coup de vent.
+
+--Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg.
+
+--Du sud. Voyez. C'est un typhon qui se prépare!
+
+--Va pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon côté,
+répondit Mr. Fogg.
+
+--Si vous le prenez comme cela, répliqua le pilote, je n'ai plus rien à
+dire!»
+
+Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. À une époque
+moins avancée de l'année, le typhon, suivant l'expression d'un célèbre
+météorologiste, se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes
+électriques, mais en équinoxe hiver il était à craindre qu'il ne se
+déchaînât avec violence.
+
+Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes les
+voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Les mots de
+flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent
+condamnés avec soin. Pas une goutte d'eau ne pouvait, dès lors, pénétrer
+dans la coque de l'embarcation. Une seule voile triangulaire, un
+tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de trinquette, de manière
+à maintenir la goélette vent arrière. Et on attendit.
+
+John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine; mais,
+dans un étroit espace, à peu près privé d'air, et par les secousses de
+la houle, cet emprisonnement n'avait rien d'agréable. Ni Mr. Fogg, ni
+Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne consentirent à quitter le pont.
+
+Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. Rien
+qu'avec son petit morceau de toile, la _Tankadère_ fut enlevée comme une
+plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte, quand il
+souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d'une
+locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la
+vérité.
+
+Pendant toute la journée, l'embarcation courut ainsi vers le nord,
+emportée par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une
+rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillit être coiffée par une
+de ces montagnes d'eau qui se dressaient à l'arrière; mais un adroit
+coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers
+étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient
+philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais l'intrépide Aouda, les
+yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu'admirer le
+sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses
+côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fût partie de son
+programme.
+
+Jusqu'alors la _Tankadère_ avait toujours fait route au nord; mais vers le
+soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts,
+hâla le nord-ouest. La goélette, prêtant alors le flanc à la lame, fut
+effroyablement secouée. La mer la frappait avec une violence bien faite
+pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les
+parties d'un bâtiment sont reliées entre elles.
+
+Avec la nuit, la tempête s'accentua encore. En voyant l'obscurité se
+faire, et avec l'obscurité s'accroître la tourmente, John Bunsby
+ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda s'il ne serait pas temps
+de relâcher, et il consulta son équipage.
+
+Ses hommes consultés, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui dit:
+
+«Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports
+de la côte.
+
+--Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg.
+
+--Ah! fit le pilote, mais lequel?
+
+--Je n'en connais qu'un, répondit tranquillement Mr. Fogg.
+
+--Et c'est!...
+
+--Shangaï.»
+
+Cette réponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans comprendre
+ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait d'obstination et de
+ténacité. Puis il s'écria:
+
+«Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. À Shangaï!»
+
+Et la direction de la _Tankadère_ fut imperturbablement maintenue vers le
+nord.
+
+Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite goélette ne
+chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à
+bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle
+ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une fois Mr. Fogg dut se
+précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames.
+
+Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec une extrême
+fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C'était une
+modification favorable, et la _Tankadère_ fit de nouveau route sur cette
+mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait
+la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles qui eût écrasé
+une embarcation moins solidement construite.
+
+De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes déchirées,
+mais pas un navire en vue. La _Tankadère_ était seule à tenir la mer.
+
+À midi, il y eut quelques symptômes d'accalmie, qui, avec l'abaissement
+du soleil sur l'horizon, se prononcèrent plus nettement.
+
+Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Les passagers,
+absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos.
+
+La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir ses voiles au
+bas ris. La vitesse de l'embarcation fut considérable. Le lendemain, 11,
+au lever du jour, reconnaissance faite de la côte, John Bunsby put
+affirmer qu'on n'était pas à cent milles de Shangaï.
+
+Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire!
+C'était le soir même que Mr. Fogg devait arriver à Shangaï, s'il ne
+voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans cette
+tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n'eût pas été
+en ce moment à trente milles du port.
+
+La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec
+elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles d'étais,
+contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l'étrave.
+
+À midi, la _Tankadère_ n'était pas à plus de quarante-cinq milles de
+Shangaï. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le
+départ du paquebot de Yokohama.
+
+Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à tout prix.
+Tous--Phileas Fogg excepté sans doute--sentaient leur coeur battre
+d'impatience. Il fallait que la petite goélette se maintint dans une
+moyenne de neuf milles à l'heure, et le vent mollissait toujours!
+C'était une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la
+côte. Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur
+passage.
+
+Cependant l'embarcation était si légère, ses voiles hautes, d'un fin
+tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, à
+six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu'à la
+rivière de Shangaï, car la ville elle-même est située à une distance de
+douze milles au moins au-dessus de l'embouchure.
+
+À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Un formidable
+juron s'échappa des lèvres du pilote... La prime de deux cents livres
+allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr. Fogg était
+impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment...
+
+À ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné d'un panache de fumée,
+apparut au ras de l'eau. C'était le paquebot américain, qui sortait à
+l'heure réglementaire.
+
+«Malédiction! s'écria John Bunsby, qui repoussa la barre d'un bras
+désespéré.
+
+--Des signaux!» dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze
+s'allongeait à l'avant de la _Tankadère_. Il servait à faire des signaux
+par les temps de brume.
+
+Le canon fut chargé jusqu'à la gueule, mais au moment où le pilote
+allait appliquer un charbon ardent sur la lumière:
+
+«Le pavillon en berne», dit Mr. Fogg.
+
+Le pavillon fut amené à mi-mât. C'était un signal de détresse, et l'on
+pouvait espérer que le paquebot américain, l'apercevant, modifierait un
+instant sa route pour rallier l'embarcation.
+
+«Feu!» dit Mr. Fogg.
+
+Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l'air.
+
+
+
+
+XXII
+
+OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT
+D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
+
+
+
+Le _Carnatic_ ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et demie
+du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon. Il
+emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux
+cabines de l'arrière restaient inoccupées. C'étaient celles qui avaient
+été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg.
+
+Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non sans
+quelque surprise, un passager, l'oeil à demi hébété, la démarche
+branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et
+venait en titubant s'asseoir sur une drome.
+
+Ce passager, c'était Passepartout en personne. Voici ce qui était
+arrivé.
+
+Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons
+avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et l'avaient couché
+sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard,
+Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe, se
+réveillait et luttait contre l'action stupéfiante du narcotique. La
+pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit
+d'ivrognes, et trébuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se
+relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte
+d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve: «Le
+_Carnatic_! le _Carnatic_!»
+
+Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n'avait que
+quelques pas à faire. Il s'élança sur le pont volant, il franchit la
+coupée et tomba inanimé à l'avant, au moment où le _Carnatic_ larguait ses
+amarres.
+
+Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes, descendirent
+le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se
+réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante milles des terres de
+la Chine.
+
+Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont
+du _Carnatic_, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de la
+mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées et n'y
+parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes de la
+veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc.
+
+«Il est évident, se dit-il, que j'ai été abominablement grisé! Que va
+dire Mr. Fogg? En tout cas, je n'ai pas manqué le bateau, et c'est le
+principal.»
+
+Puis, songeant à Fix:
+
+«Pour celui-là, se dit-il, j'espère bien que nous en sommes débarrassés,
+et qu'il n'a pas osé, après ce qu'il m'a proposé, nous suivre sur le
+_Carnatic_. Un inspecteur de police, un détective aux trousses de mon
+maître, accusé de ce vol commis à la Banque d'Angleterre! Allons donc!
+Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin!»
+
+Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître? Convenait-il de
+lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire? Ne ferait-il pas
+mieux d'attendre son arrivée à Londres, pour lui dire qu'un agent de la
+police métropolitaine l'avait filé autour du monde, et pour en rire avec
+lui? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressé,
+c'était de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour
+cette inqualifiable conduite.
+
+Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot roulait
+fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore, gagna tant
+bien que mal l'arrière du navire.
+
+Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à
+Mrs. Aouda.
+
+«Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à Mr.
+Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son
+habitude...»
+
+Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y était pas.
+Passepartout n'avait qu'une chose à faire: c'était de demander au purser
+quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit qu'il ne
+connaissait aucun passager de ce nom.
+
+«Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s'agit d'un gentleman,
+grand, froid, peu communicatif, accompagné d'une jeune dame...
+
+--Nous n'avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au surplus,
+voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.»
+
+Passepartout consulta la liste... Le nom de son maître n'y figurait pas.
+
+Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau.
+
+«Ah çà! je suis bien sur le _Carnatic_? s'écria-t-il.
+
+--Oui, répondit le purser.
+
+--En route pour Yokohama?
+
+--Parfaitement.»
+
+Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'être trompé de
+navire! Mais s'il était sur le _Carnatic_, il était certain que son maître
+ne s'y trouvait pas.
+
+Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'était un coup de
+foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que l'heure
+du départ du _Carnatic_ avait été avancée, qu'il devait prévenir son
+maître, et qu'il ne l'avait pas fait! C'était donc sa faute si Mr. Fogg
+et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ!
+
+Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer de
+son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l'avait enivré! Car il
+comprit enfin la manoeuvre de l'inspecteur de police. Et maintenant, Mr.
+Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être!...
+Passepartout, à cette pensée, s'arracha les cheveux. Ah! si jamais Fix
+lui tombait sous la main, quel règlement de comptes!
+
+Enfin, après le premier moment d'accablement, Passepartout reprit son
+sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le Français
+se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver, comment en
+reviendrait-il? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny!
+Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d'avance.
+Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S'il
+mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il
+mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et pour lui-même. Il mangea
+comme si le Japon, où il allait aborder, eût été un pays désert,
+dépourvu de toute substance comestible.
+
+Le 13, à la marée du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de
+Yokohama.
+
+Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous
+les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre
+l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie.
+Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de
+cette immense ville, seconde capitale de l'empire japonais, autrefois
+résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et
+rivale de Meako, la grande cité qu'habite le mikado, empereur
+ecclésiastique, descendant des dieux.
+
+Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du port
+et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant
+à toutes les nations.
+
+Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si
+curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux à faire que de
+prendre le hasard pour guide, et d'aller à l'aventure par les rues de la
+ville.
+
+Passepartout se trouva d'abord dans une cité absolument européenne, avec
+des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles se
+développaient d'élégants péristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses
+places, de ses docks, de ses entrepôts, tout l'espace compris depuis le
+promontoire du Traité jusqu'à la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme à
+Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains,
+Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à tout
+acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que
+s'il eût été jeté au pays des Hottentots.
+
+Passepartout avait bien une ressource: c'était de se recommander près
+des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama; mais il
+lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle de
+son maître, et avant d'en venir là, il voulait avoir épuisé toutes les
+autres chances.
+
+Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que le
+hasard l'eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise, décidé,
+s'il le fallait, à pousser jusqu'à Yeddo.
+
+Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom d'une
+déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient
+d'admirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées d'une
+architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des
+roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique des
+cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les
+prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des
+rues interminables où l'on eût pu recueillir une moisson d'enfants au
+teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu'on eût dit découpés
+dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de caniches
+à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très paresseux et
+très caressants.
+
+Dans les rues, ce n'était que fourmillement, va-et-vient incessant:
+bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins
+monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux
+pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture,
+soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à
+percussion, hommes d'armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de
+soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d'autres militaires de
+toutes conditions,--car, au Japon, la profession de soldat est autant
+estimée qu'elle est dédaignée en Chine. Puis, des frères quêteurs, des
+pèlerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d'un
+noir d'ébène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée,
+teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu'au blanc mat,
+mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais différent
+essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux,
+les porteurs, les brouettes à voile, les «norimons» à parois de laque,
+les «cangos» moelleux, véritables litières en bambou, on voyait
+circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile,
+de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu
+jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au
+goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le
+«kirimon», sorte de robe de chambre croisée d'une écharpe de soie, dont
+la large ceinture s'épanouissait derrière en un noeud extravagant,--que
+les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises.
+
+Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule
+bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les
+bazars où s'entasse tout le clinquant de l'orfèvrerie japonaise, les
+«restaurations» ornées de banderoles et de bannières, dans lesquelles il
+lui était interdit d'entrer, et ces maisons de thé où se boit à pleine
+tasse l'eau chaude odorante, avec le «saki», liqueur tirée du riz en
+fermentation, et ces confortables tabagies où l'on fume un tabac très
+fin, et non l'opium, dont l'usage est à peu près inconnu au Japon.
+
+Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses
+rizières. Là s'épanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs
+dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants,
+portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les
+enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les
+indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et
+que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent contre
+le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles
+voraces. Pas de cèdre majestueux qui n'abritât quelque grand aigle; pas
+de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron
+mélancoliquement perché sur une patte; enfin, partout des corneilles,
+des canards, des éperviers, des oies sauvages, et grand nombre de ces
+grues que les Japonais traitent de «Seigneuries», et qui symbolisent
+pour eux la longévité et le bonheur.
+
+En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les
+herbes:
+
+«Bon! dit-il, voilà mon souper.»
+
+Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.
+
+«Pas de chance!» pensa-t-il.
+
+Certes, l'honnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement
+déjeuné qu'il avait pu avant de quitter le _Carnatic_; mais après une
+journée de promenade, il se sentit l'estomac très creux. Il avait bien
+remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux
+étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que c'est un
+sacrilège de tuer les boeufs, uniquement réservés aux besoins de
+l'agriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon. Il
+ne se trompait pas; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se
+fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou
+des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se
+nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières. Mais il
+dut faire contre fortune bon coeur, et remit au lendemain le soin de
+pourvoir à sa nourriture.
+
+La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra
+dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les
+groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les
+astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur
+lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui
+attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées.
+
+Enfin les rues se dépeuplèrent. À la foule succédèrent les rondes des
+yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au milieu
+de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et Passepartout
+répétait plaisamment, chaque fois qu'il rencontrait quelque patrouille
+éblouissante:
+
+«Allons, bon! encore une ambassade japonaise qui part pour l'Europe!»
+
+
+
+
+XXIII
+
+DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT
+
+
+
+Le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit qu'il fallait manger
+à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux. Il avait bien cette
+ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôt mort de faim. C'était
+alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon, d'utiliser la voix forte,
+sinon mélodieuse, dont la nature l'avait gratifié.
+
+Il savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il résolut de
+les essayer. Les Japonais devaient certainement être amateurs de
+musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales, du tam-tam
+et des tambours, et ils ne pouvaient qu'apprécier les talents d'un
+virtuose européen.
+
+Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert, et les
+dilettanti, inopinément réveillés, n'auraient peut-être pas payé le
+chanteur en monnaie à l'effigie du mikado.
+
+Passepartout se décida donc à attendre quelques heures; mais, tout en
+cheminant, il fit cette réflexion qu'il semblerait trop bien vêtu pour
+un artiste ambulant, et l'idée lui vint alors d'échanger ses vêtements
+contre une défroque plus en harmonie avec sa position. Cet échange
+devait, d'ailleurs, produire une soulte, qu'il pourrait immédiatement
+appliquer à satisfaire son appétit.
+
+Cette résolution prise, restait à l'exécuter. Ce ne fut qu'après de
+longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène,
+auquel il exposa sa demande. L'habit européen plut au brocanteur, et
+bientôt Passepartout sortait affublé d'une vieille robe japonaise et
+coiffé d'une sorte de turban à côtes, décoloré sous l'action du temps.
+Mais, en retour, quelques piécettes d'argent résonnaient dans sa poche.
+
+«Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval!»
+
+Le premier soin de Passepartout, ainsi «japonaisé», fut d'entrer dans
+une «tea-house» de modeste apparence, et là, d'un reste de volaille et
+de quelques poignées de riz, il déjeuna en homme pour qui le dîner
+serait encore un problème à résoudre.
+
+«Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restauré, il s'agit de
+ne pas perdre la tête. Je n'ai plus la ressource de vendre cette
+défroque contre une autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser au
+moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil, dont je
+ne garderai qu'un lamentable souvenir!»
+
+Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour
+l'Amérique. Il comptait s'offrir en qualité de cuisinier ou de
+domestique, ne demandant pour toute rétribution que le passage et la
+nourriture. Une fois à San Francisco, il verrait à se tirer d'affaire.
+L'important, c'était de traverser ces quatre mille sept cents milles du
+Pacifique qui s'étendent entre le Japon et le Nouveau Monde.
+
+Passepartout, n'étant point homme à laisser languir une idée, se dirigea
+vers le port de Yokohama. Mais à mesure qu'il s'approchait des docks,
+son projet, qui lui avait paru si simple au moment où il en avait eu
+l'idée, lui semblait de plus en plus inexécutable. Pourquoi aurait-on
+besoin d'un cuisinier ou d'un domestique à bord d'un paquebot américain,
+et quelle confiance inspirerait-il, affublé de la sorte? Quelles
+recommandations faire valoir? Quelles références indiquer?
+
+Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur une immense
+affiche qu'une sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama. Cette
+affiche était ainsi libellée en anglais:
+
+ TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE
+ DE
+ L'HONORABLE WILLIAM BATULCAR
+ ---
+ DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS
+Avant leur départ pour les États-Unis d'Amérique
+ DES
+ LONGS-NEZ-LONGS-NEZ
+ SOUS L'INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU
+ Grande Attraction!
+
+«Les États-Unis d'Amérique! s'écria Passepartout, voilà justement mon
+affaire!...»
+
+Il suivit l'homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt dans la
+ville japonaise. Un quart d'heure plus tard, il s'arrêtait devant une
+vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et dont
+les parois extérieures représentaient, sans perspective, mais en
+couleurs violentes, toute une bande de jongleurs.
+
+C'était l'établissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum
+américain, directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns,
+acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant l'affiche, donnait ses
+dernières représentations avant de quitter l'empire du Soleil pour les
+États de l'Union.
+
+Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda
+Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne.
+
+«Que voulez-vous? dit-il à Passepartout, qu'il prit d'abord pour un
+indigène.
+
+--Avez-vous besoin d'un domestique? demanda Passepartout.
+
+--Un domestique, s'écria le Barnum en caressant l'épaisse barbiche grise
+qui foisonnait sous son menton, j'en ai deux, obéissants, fidèles, qui
+ne m'ont jamais quitté, et qui me servent pour rien, à condition que je
+les nourrisse... Et les voilà, ajouta-t-il en montrant ses deux bras
+robustes, sillonnés de veines grosses comme des cordes de contrebasse.
+
+--Ainsi, je ne puis vous être bon à rien?
+
+--À rien.
+
+--Diable! ça m'aurait pourtant fort convenu de partir avec vous.
+
+--Ah çà! dit l'honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un
+singe! Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte?
+
+--On s'habille comme on peut!
+
+--Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous?
+
+--Oui, un Parisien de Paris.
+
+--Alors, vous devez savoir faire des grimaces?
+
+--Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa nationalité provoquer
+cette demande, nous autres Français, nous savons faire des grimaces,
+c'est vrai, mais pas mieux que les Américains!
+
+--Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je peux
+vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En France, on
+exhibe des farceurs étrangers, et à l'étranger, des farceurs français!
+
+--Ah!
+
+--Vous êtes vigoureux, d'ailleurs?
+
+--Surtout quand je sors de table.
+
+--Et vous savez chanter?
+
+--Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans
+quelques concerts de rue.
+
+--Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie tournante sur
+la plante du pied gauche, et un sabre en équilibre sur la plante du pied
+droit?
+
+--Parbleu! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers
+exercices de son jeune âge.
+
+--C'est que, voyez-vous, tout est là!» répondit l'honorable Batulcar.
+
+L'engagement fut conclu _hic et nunc_.
+
+Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était engagé pour tout
+faire dans la célèbre troupe japonaise. C'était peu flatteur, mais avant
+huit jours il serait en route pour San Francisco.
+
+La représentation, annoncée à grand fracas par l'honorable Batulcar,
+devait commencer à trois heures, et bientôt les formidables instruments
+d'un orchestre japonais, tambours et tam-tams, tonnaient à la porte. On
+comprend bien que Passepartout n'avait pu étudier un rôle, mais il
+devait prêter l'appui de ses solides épaules dans le grand exercice de
+la «grappe humaine» exécuté par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce «great
+attraction» de la représentation devait clore la série des exercices.
+
+Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case.
+Européens et indigènes, Chinois et Japonais, hommes, femmes et enfants,
+se précipitaient sur les étroites banquettes et dans les loges qui
+faisaient face à la scène. Les musiciens étaient rentrés à l'intérieur,
+et l'orchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes, flûtes,
+tambourins et grosses caisses, opéraient avec fureur.
+
+Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d'acrobates.
+Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers
+équilibristes du monde. L'un, armé de son éventail et de petits morceaux
+de papier, exécutait l'exercice si gracieux des papillons et des fleurs.
+Un autre, avec la fumée odorante de sa pipe, traçait rapidement dans
+l'air une série de mots bleuâtres, qui formaient un compliment à
+l'adresse de l'assemblée. Celui-ci jonglait avec des bougies allumées,
+qu'il éteignit successivement quand elles passèrent devant ses lèvres,
+et qu'il ralluma l'une à l'autre sans interrompre un seul instant sa
+prestigieuse jonglerie. Celui-là reproduisit, au moyen de toupies
+tournantes, les plus invraisemblables combinaisons; sous sa main, ces
+ronflantes machines semblaient s'animer d'une vie propre dans leur
+interminable giration; elles couraient sur des tuyaux de pipe, sur des
+tranchants de sabre, sur des fils de fer, véritables cheveux tendus d'un
+côté de la scène à l'autre; elles faisaient le tour de grands vases de
+cristal, elles gravissaient des échelles de bambou, elles se
+dispersaient dans tous les coins, produisant des effets harmoniques d'un
+étrange caractère en combinant leurs tonalités diverses. Les jongleurs
+jonglaient avec elles, et elles tournaient dans l'air; ils les lançaient
+comme des volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaient
+toujours; ils les fourraient dans leur poche, et quand ils les
+retiraient, elles tournaient encore,--jusqu'au moment où un ressort
+détendu les faisait s'épanouir en gerbes d'artifice!
+
+Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et
+gymnastes de la troupe. Les tours de l'échelle, de la perche, de la
+boule, des tonneaux, etc. furent exécutés avec une précision
+remarquable. Mais le principal attrait de la représentation était
+l'exhibition de ces «Longs-Nez», étonnants équilibristes que l'Europe ne
+connaît pas encore.
+
+Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous
+l'invocation directe du dieu Tingou. Vêtus comme des hérauts du Moyen
+Âge, ils portaient une splendide paire d'ailes à leurs épaules. Mais ce
+qui les distinguait plus spécialement, c'était ce long nez dont leur
+face était agrémentée, et surtout l'usage qu'ils en faisaient. Ces nez
+n'étaient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six, de dix
+pieds, les uns droits, les autres courbés, ceux-ci lisses, ceux-là
+verruqueux. Or, c'était sur ces appendices, fixés d'une façon solide,
+que s'opéraient tous leurs exercices d'équilibre. Une douzaine de ces
+sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et leurs camarades
+vinrent s'ébattre sur leurs nez, dressés comme des paratonnerres,
+sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là, et exécutant les tours les
+plus invraisemblables.
+
+Pour terminer, on avait spécialement annoncé au public la pyramide
+humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez devaient figurer le
+«Char de Jaggernaut». Mais au lieu de former cette pyramide en prenant
+leurs épaules pour point d'appui, les artistes de l'honorable Batulcar
+ne devaient s'emmancher que par leur nez. Or, l'un de ceux qui formaient
+la base du char avait quitté la troupe, et comme il suffisait d'être
+vigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi pour le remplacer.
+
+Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand--triste souvenir de
+sa jeunesse--il eut endossé son costume du Moyen Âge, orné d'ailes
+multicolores, et qu'un nez de six pieds lui eut été appliqué sur la
+face! Mais enfin, ce nez, c'était son gagne-pain, et il en prit son
+parti.
+
+Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses
+collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous
+s'étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une seconde section
+d'équilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisième
+s'étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez qui ne se
+touchaient que par leur pointe, un monument humain s'éleva bientôt
+jusqu'aux frises du théâtre.
+
+Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de l'orchestre
+éclataient comme autant de tonnerres, quand la pyramide s'ébranla,
+l'équilibre se rompit, un des nez de la base vint à manquer, et le
+monument s'écroula comme un château de cartes...
+
+C'était la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste, franchissant
+la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant à la galerie de
+droite, tombait aux pieds d'un spectateur en s'écriant:
+
+«Ah! mon maître! mon maître!
+
+--Vous?
+
+--Moi!
+
+--Eh bien! en ce cas, au paquebot, mon garçon!...»
+
+Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l'accompagnait, Passepartout s'étaient
+précipités par les couloirs au-dehors de la case. Mais, là, ils
+trouvèrent l'honorable Batulcar, furieux, qui réclamait des
+dommages-intérêts pour «la casse». Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui
+jetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures et demie, au moment
+où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient le pied sur le
+paquebot américain, suivis de Passepartout, les ailes au dos, et sur la
+face ce nez de six pieds qu'il n'avait pas encore pu arracher de son
+visage!
+
+
+
+
+XXIV
+
+PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE
+
+
+
+Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Les signaux faits
+par la _Tankadère_ avaient été aperçus du paquebot de Yokohama. Le
+capitaine, voyant un pavillon en berne, s'était dirigé vers la petite
+goélette. Quelques instants après, Phileas Fogg, soldant son passage au
+prix convenu, mettait dans la poche du patron John Bunsby cinq cent
+cinquante livres (13 750 F). Puis l'honorable gentleman, Mrs. Aouda et
+Fix étaient montés à bord du steamer, qui avait aussitôt fait route pour
+Nagasaki et Yokohama.
+
+Arrivé le matin même, 14 novembre, à l'heure réglementaire, Phileas
+Fogg, laissant Fix aller à ses affaires, s'était rendu à bord du
+_Carnatic_, et là il apprenait, à la grande joie de Mrs. Aouda--et
+peut-être à la sienne, mais du moins il n'en laissa rien paraître--que
+le Français Passepartout était effectivement arrivé la veille à
+Yokohama.
+
+Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même pour San Francisco, se
+mit immédiatement à la recherche de son domestique. Il s'adressa, mais
+en vain, aux agents consulaires français et anglais, et, après avoir
+inutilement parcouru les rues de Yokohama, il désespérait de retrouver
+Passepartout, quand le hasard, ou peut-être une sorte de pressentiment,
+le fit entrer dans la case de l'honorable Batulcar. Il n'eût certes
+point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de héraut;
+mais celui-ci, dans sa position renversée, aperçut son maître à la
+galerie. Il ne put retenir un mouvement de son nez. De là rupture de
+l'équilibre, et ce qui s'ensuivit.
+
+Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs. Aouda, qui
+lui raconta alors comment s'était faite cette traversée de Hong-Kong à
+Yokohama, en compagnie d'un sieur Fix, sur la goélette la _Tankadère_.
+
+Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que le moment
+n'était pas venu de dire à son maître ce qui s'était passé entre
+l'inspecteur de police et lui. Aussi, dans l'histoire que Passepartout
+fit de ses aventures, il s'accusa et s'excusa seulement d'avoir été
+surpris par l'ivresse de l'opium dans une tabagie de Yokohama.
+
+Mr. Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre; puis il ouvrit à son
+domestique un crédit suffisant pour que celui-ci pût se procurer à bord
+des habits plus convenables. Et, en effet, une heure ne s'était pas
+écoulée, que l'honnête garçon, ayant coupé son nez et rogné ses ailes,
+n'avait plus rien en lui qui rappelât le sectateur du dieu Tingou.
+
+Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Francisco appartenait
+à la Compagnie du «Pacific Mail steam», et se nommait le _General-Grant_.
+C'était un vaste steamer à roues, jaugeant deux mille cinq cents tonnes,
+bien aménagé et doué d'une grande vitesse. Un énorme balancier s'élevait
+et s'abaissait successivement au dessus du pont; à l'une de ses
+extrémités s'articulait la tige d'un piston, et à l'autre celle d'une
+bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en mouvement
+circulaire, s'appliquait directement à l'arbre des roues. Le
+_General-Grant_ était gréé en trois-mâts goélette, et il possédait une
+grande surface de voilure, qui aidait puissamment la vapeur. À filer ses
+douze milles à l'heure, le paquebot ne devait pas employer plus de vingt
+et un jours pour traverser le Pacifique. Phileas Fogg était donc
+autorisé à croire que, rendu le 2 décembre à San Francisco, il serait le
+11 à New York et le 20 à Londres,--gagnant ainsi de quelques heures
+cette date fatale du 21 décembre.
+
+Les passagers étaient assez nombreux à bord du steamer, des Anglais,
+beaucoup d'Américains, une véritable émigration de coolies pour
+l'Amérique, et un certain nombre d'officiers de l'armée des Indes, qui
+utilisaient leur congé en faisant le tour du monde.
+
+Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incident nautique. Le
+paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuyé par sa forte voilure,
+roulait peu. L'océan Pacifique justifiait assez son nom. Mr. Fogg était
+aussi calme, aussi peu communicatif que d'ordinaire. Sa jeune compagne
+se sentait de plus en plus attachée à cet homme par d'autres liens que
+ceux de la reconnaissance. Cette silencieuse nature, si généreuse en
+somme, l'impressionnait plus qu'elle ne le croyait, et c'était presque à
+son insu qu'elle se laissait aller à des sentiments dont l'énigmatique
+Fogg ne semblait aucunement subir l'influence.
+
+En outre, Mrs. Aouda s'intéressait prodigieusement aux projets du
+gentleman. Elle s'inquiétait des contrariétés qui pouvaient compromettre
+le succès du voyage. Souvent elle causait avec Passepartout, qui n'était
+point sans lire entre les lignes dans le coeur de Mrs. Aouda. Ce brave
+garçon avait, maintenant, à l'égard de son maître, la foi du
+charbonnier; il ne tarissait pas en éloges sur l'honnêteté, la
+générosité, le dévouement de Phileas Fogg; puis il rassurait Mrs. Aouda
+sur l'issue du voyage, répétant que le plus difficile était fait, que
+l'on était sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon, que
+l'on retournait aux contrées civilisées, et enfin qu'un train de San
+Francisco à New York et un transatlantique de New York à Londres
+suffiraient, sans doute, pour achever cet impossible tour du monde dans
+les délais convenus.
+
+Neuf jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg avait exactement
+parcouru la moitié du globe terrestre.
+
+En effet, le _General-Grant_, le 23 novembre, passait au cent
+quatre-vingtième méridien, celui sur lequel se trouvent, dans
+l'hémisphère austral, les antipodes de Londres. Sur quatre-vingts jours
+mis à sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai, en avait employé
+cinquante-deux, et il ne lui en restait plus que vingt-huit à dépenser.
+Mais il faut remarquer que si le gentleman se trouvait à moitié route
+seulement «par la différence des méridiens», il avait en réalité
+accompli plus des deux tiers du parcours total. Quels détours forcés, en
+effet, de Londres à Aden, d'Aden à Bombay, de Calcutta à Singapore, de
+Singapore à Yokohama! À suivre circulairement le cinquantième parallèle,
+qui est celui de Londres, la distance n'eût été que de douze mille
+milles environ, tandis que Phileas Fogg était forcé, par les caprices
+des moyens de locomotion, d'en parcourir vingt-six mille dont il avait
+fait environ dix-sept mille cinq cents, à cette date du 23 novembre.
+Mais maintenant la route était droite, et Fix n'était plus là pour y
+accumuler les obstacles!
+
+Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout éprouva une grande
+joie. On se rappelle que l'entêté s'était obstiné à garder l'heure de
+Londres à sa fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes les
+heures des pays qu'il traversait. Or, ce jour-là, bien qu'il ne l'eût
+jamais ni avancée ni retardée, sa montre se trouva d'accord avec les
+chronomètres du bord.
+
+Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait bien
+voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s'il eût été présent.
+
+«Ce coquin qui me racontait un tas d'histoires sur les méridiens, sur le
+soleil, sur la lune! répétait Passepartout. Hein! ces gens-là! Si on les
+écoutait, on ferait de la belle horlogerie! J'étais bien sûr qu'un jour
+ou l'autre, le soleil se déciderait à se régler sur ma montre!...»
+
+Passepartout ignorait ceci: c'est que si le cadran de sa montre eût été
+divisé en vingt-quatre heures comme les horloges italiennes, il n'aurait
+eu aucun motif de triompher, car les aiguilles de son instrument, quand
+il était neuf heures du matin à bord, auraient indiqué neuf heures du
+soir, c'est-à-dire la vingt et unième heure depuis minuit,--différence
+précisément égale à celle qui existe entre Londres et le cent
+quatre-vingtième méridien.
+
+Mais si Fix avait été capable d'expliquer cet effet purement physique,
+Passepartout, sans doute, eût été incapable, sinon de le comprendre, du
+moins de l'admettre. Et en tout cas, si, par impossible, l'inspecteur de
+police se fût inopinément montré à bord en ce moment, il est probable
+que Passepartout, à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet
+tout différent et d'une tout autre manière.
+
+Or, où était Fix en ce moment?...
+
+Fix était précisément à bord du _General-Grant_.
+
+En effet, en arrivant à Yokohama, l'agent, abandonnant Mr. Fogg qu'il
+comptait retrouver dans la journée, s'était immédiatement rendu chez le
+consul anglais. Là, il avait enfin trouvé le mandat, qui, courant après
+lui depuis Bombay, avait déjà quarante jours de date,--mandat qui lui
+avait été expédié de Hong-Kong par ce même _Carnatic_ à bord duquel on le
+croyait. Qu'on juge du désappointement du détective! Le mandat devenait
+inutile! Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises! Un acte
+d'extradition était maintenant nécessaire pour l'arrêter!
+
+«Soit! se dit Fix, après le premier moment de colère, mon mandat n'est
+plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin a tout l'air de
+revenir dans sa patrie, croyant avoir dépisté la police. Bien. Je le
+suivrai jusque-là. Quant à l'argent, Dieu veuille qu'il en reste! Mais
+en voyages, en primes, en procès, en amendes, en éléphant, en frais de
+toute sorte, mon homme a déjà laissé plus de cinq mille livres sur sa
+route. Après tout, la Banque est riche!»
+
+Son parti pris, il s'embarqua aussitôt sur le _General-Grant_. Il était à
+bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y arrivèrent. À son extrême surprise,
+il reconnut Passepartout sous son costume de héraut. Il se cacha
+aussitôt dans sa cabine, afin d'éviter une explication qui pouvait tout
+compromettre,--et, grâce au nombre des passagers, il comptait bien
+n'être point aperçu de son ennemi, lorsque ce jour-là précisément il se
+trouva face à face avec lui sur l'avant du navire.
+
+Passepartout sauta à la gorge de Fix, sans autre explication, et, au
+grand plaisir de certains Américains qui parièrent immédiatement pour
+lui, il administra au malheureux inspecteur une volée superbe, qui
+démontra la haute supériorité de la boxe française sur la boxe anglaise.
+
+Quand Passepartout eut fini, il se trouva calme et comme soulagé. Fix se
+releva, en assez mauvais état, et, regardant son adversaire, il lui dit
+froidement:
+
+«Est-ce fini?
+
+--Oui, pour l'instant.
+
+--Alors venez me parler.
+
+--Que je...
+
+--Dans l'intérêt de votre maître.»
+
+Passepartout, comme subjugué par ce sang-froid, suivit l'inspecteur de
+police, et tous deux s'assirent à l'avant du steamer.
+
+«Vous m'avez rossé, dit Fix. Bien. À présent, écoutez-moi. Jusqu'ici
+j'ai été l'adversaire de Mr. Fogg, mais maintenant je suis dans son jeu.
+
+--Enfin! s'écria Passepartout, vous le croyez un honnête homme?
+
+--Non, répondit froidement Fix, je le crois un coquin... Chut! ne bougez
+pas et laissez-moi dire. Tant que Mr. Fogg a été sur les possessions
+anglaises, j'ai eu intérêt à le retenir en attendant un mandat
+d'arrestation. J'ai tout fait pour cela. J'ai lancé contre lui les
+prêtres de Bombay, je vous ai enivré à Hong-Kong, je vous ai séparé de
+votre maître, je lui ai fait manquer le paquebot de Yokohama...»
+
+Passepartout écoutait, les poings fermés.
+
+«Maintenant, reprit Fix, Mr. Fogg semble retourner en Angleterre? Soit,
+je le suivrai. Mais, désormais, je mettrai à écarter les obstacles de sa
+route autant de soin et de zèle que j'en ai mis jusqu'ici à les
+accumuler. Vous le voyez, mon jeu est changé, et il est changé parce que
+mon intérêt le veut. J'ajoute que votre intérêt est pareil au mien, car
+c'est en Angleterre seulement que vous saurez si vous êtes au service
+d'un criminel ou d'un honnête homme!»
+
+Passepartout avait très attentivement écouté Fix, et il fut convaincu
+que Fix parlait avec une entière bonne foi.
+
+«Sommes-nous amis? demanda Fix.
+
+--Amis, non, répondit Passepartout. Alliés, oui, et sous bénéfice
+d'inventaire, car, à la moindre apparence de trahison, je vous tords le
+cou.
+
+--Convenu», dit tranquillement l'inspecteur de police.
+
+Onze jours après, le 3 décembre, le _General-Grant_ entrait dans la baie
+de la Porte-d'Or et arrivait à San Francisco.
+
+Mr. Fogg n'avait encore ni gagné ni perdu un seul jour.
+
+
+
+
+XXV
+
+OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING
+
+
+
+Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et
+Passepartout prirent pied sur le continent américain,--si toutefois on
+peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils débarquèrent. Ces
+quais, montant et descendant avec la marée, facilitent le chargement et
+le déchargement des navires. Là s'embossent les clippers de toutes
+dimensions, les steamers de toutes nationalités, et ces steam-boats à
+plusieurs étages, qui font le service du Sacramento et de ses affluents.
+Là s'entassent aussi les produits d'un commerce qui s'étend au Mexique,
+au Pérou, au Chili, au Brésil, à l'Europe, à l'Asie, à toutes les îles
+de l'océan Pacifique.
+
+Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre américaine, avait
+cru devoir opérer son débarquement en exécutant un saut périlleux du
+plus beau style. Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher
+était vermoulu, il faillit passer au travers. Tout décontenancé de la
+façon dont il avait «pris pied» sur le nouveau continent, l'honnête
+garçon poussa un cri formidable, qui fit envoler une innombrable troupe
+de cormorans et de pélicans, hôtes habituels des quais mobiles.
+
+Mr. Fogg, aussitôt débarqué, s'informa de l'heure à laquelle partait le
+premier train pour New York. C'était à six heures du soir. Mr. Fogg
+avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale
+californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui.
+Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à trois dollars la
+course, se dirigea vers l'International-Hotel.
+
+De la place élevée qu'il occupait, Passepartout observait avec curiosité
+la grande ville américaine: larges rues, maisons basses bien alignées,
+églises et temples d'un gothique anglo-saxon, docks immenses, entrepôts
+comme des palais, les uns en bois, les autres en brique; dans les rues,
+voitures nombreuses, omnibus, «cars» de tramways, et sur les trottoirs
+encombrés, non seulement des Américains et des Européens, mais aussi des
+Chinois et des Indiens,--enfin de quoi composer une population de plus
+de deux cent mille habitants.
+
+Passepartout fut assez surpris de ce qu'il voyait. Il en était encore à
+la cité légendaire de 1849, à la ville des bandits, des incendiaires et
+des assassins, accourus à la conquête des pépites, immense capharnaüm de
+tous les déclassés, où l'on jouait la poudre l'or, un revolver d'une
+main et un couteau de l'autre. Mais «ce beau temps» était passé. San
+Francisco présentait l'aspect d'une grande ville commerçante. La haute
+tour de l'hôtel de ville, où veillent les guetteurs, dominait tout cet
+ensemble de rues et d'avenues, se coupant à angles droits, entre
+lesquels s'épanouissaient des squares verdoyants, puis une ville
+chinoise qui semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une
+boîte à joujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges à la mode
+des coureurs de placers, plus d'Indiens emplumés, mais des chapeaux de
+soie et des habits noirs, que portaient un grand nombre de gentlemen
+doués d'une activité dévorante. Certaines rues, entre autres
+Montgommery-street--le Regent-street de Londres, le boulevard des
+Italiens de Paris, le Broadway de New York--, étaient bordées de
+magasins splendides, qui offraient à leur étalage les produits du monde
+entier.
+
+Lorsque Passepartout arriva à l'International-Hotel, il ne lui semblait
+pas qu'il eût quitté l'Angleterre.
+
+Le rez-de-chaussée de l'hôtel était occupé par un immense «bar», sorte
+de buffet ouvert gratis à tout passant. Viande sèche, soupe aux huîtres,
+biscuit et chester s'y débitaient sans que le consommateur eût à délier
+sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto ou xérès, si sa
+fantaisie le portait à se rafraîchir. Cela parut «très américain» à
+Passepartout.
+
+Le restaurant de l'hôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs. Aouda
+s'installèrent devant une table et furent abondamment servis dans des
+plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir.
+
+Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quitta l'hôtel
+pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d'y faire viser son
+passeport. Sur le trottoir, il trouva son domestique, qui lui demanda
+si, avant de prendre le chemin de fer du Pacifique, il ne serait pas
+prudent d'acheter quelques douzaines de carabines Enfield ou de
+revolvers Colt. Passepartout avait entendu parler de Sioux et de
+Pawnies, qui arrêtent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr.
+Fogg répondit que c'était là une précaution inutile, mais il le laissa
+libre d'agir comme il lui conviendrait. Puis il se dirigea vers les
+bureaux de l'agent consulaire.
+
+Phileas Fogg n'avait pas fait deux cents pas que, «par le plus grand des
+hasards», il rencontrait Fix. L'inspecteur se montra extrêmement
+surpris. Comment! Mr. Fogg et lui avaient fait ensemble la traversée du
+Pacifique, et ils ne s'étaient pas rencontrés à bord! En tout cas, Fix
+ne pouvait être qu'honoré de revoir le gentleman auquel il devait tant,
+et, ses affaires le rappelant en Europe, il serait enchanté de
+poursuivre son voyage en une si agréable compagnie.
+
+Mr. Fogg répondit que l'honneur serait pour lui, et Fix--qui tenait à ne
+point le perdre de vue--lui demanda la permission de visiter avec lui
+cette curieuse ville de San Francisco. Ce qui fut accordé.
+
+Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues. Ils se
+trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où l'affluence du populaire
+était énorme. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, sur les rails
+des tramways, malgré le passage incessant des coaches et des omnibus, au
+seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque
+sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches circulaient au
+milieu des groupes. Des bannières et des banderoles flottaient au vent.
+Des cris éclataient de toutes parts.
+
+«Hurrah pour Kamerfield!
+
+--Hurrah pour Mandiboy!»
+
+C'était un meeting. Ce fut du moins la pensée de Fix, et il communiqua
+son idée à Mr. Fogg, en ajoutant:
+
+«Nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler à cette
+cohue. Il n'y a que de mauvais coups à recevoir.
+
+--En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pour être
+politiques, n'en sont pas moins des coups de poing!»
+
+Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin de voir
+sans être pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg et lui prirent
+place sur le palier supérieur d'un escalier que desservait une terrasse,
+située en contre-haut de Montgommery-street. Devant eux, de l'autre côté
+de la rue, entre le wharf d'un marchand de charbon et le magasin d'un
+négociant en pétrole, se développait un large bureau en plein vent, vers
+lequel les divers courants de la foule semblaient converger.
+
+Et maintenant, pourquoi ce meeting? À quelle occasion se tenait-il?
+Phileas Fogg l'ignorait absolument. S'agissait-il de la nomination d'un
+haut fonctionnaire militaire ou civil, d'un gouverneur d'État ou d'un
+membre du Congrès? Il était permis de le conjecturer, à voir l'animation
+extraordinaire qui passionnait la ville.
+
+En ce moment un mouvement considérable se produisit dans la foule.
+Toutes les mains étaient en l'air. Quelques-unes, solidement fermées,
+semblaient se lever et s'abattre rapidement au milieu des cris,--manière
+énergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la
+masse qui refluait. Les bannières oscillaient, disparaissaient un
+instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la houle se
+propageaient jusqu'à l'escalier, tandis que toutes les têtes
+moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un
+grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait à vue d'oeil, et la
+plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale.
+
+«C'est évidemment un meeting, dit Fix, et la question qui l'a provoqué
+doit être palpitante. Je ne serais point étonné qu'il fût encore
+question de l'affaire de l'_Alabama_, bien qu'elle soit résolue.
+
+--Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg.
+
+--En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en présence l'un de
+l'autre, l'honorable Kamerfield et l'honorable Mandiboy.»
+
+Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise cette scène
+tumultueuse, et Fix allait demander à l'un de ses voisins la raison de
+cette effervescence populaire, quand un mouvement plus accusé se
+prononça. Les hurrahs, agrémentés d'injures, redoublèrent. La hampe des
+bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings
+partout. Du haut des voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur
+course, s'échangeaient force horions. Tout servait de projectiles.
+Bottes et souliers décrivaient dans l'air des trajectoires très tendues,
+et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférations de
+la foule leurs détonations nationales.
+
+La cohue se rapprocha de l'escalier et reflua sur les premières marches.
+L'un des partis était évidemment repoussé, sans que les simples
+spectateurs pussent reconnaître si l'avantage restait à Mandiboy ou à
+Kamerfield.
+
+«Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas à ce que
+«son homme» reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaise affaire. S'il
+est question de l'Angleterre dans tout ceci et qu'on nous reconnaisse,
+nous serons fort compromis dans la bagarre!
+
+--Un citoyen anglais...», répondit Phileas Fogg.
+
+Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, de cette
+terrasse qui précédait l'escalier, partirent des hurlements
+épouvantables. On criait: «Hurrah! Hip! Hip! pour Mandiboy!» C'était une
+troupe d'électeurs qui arrivait à la rescousse, prenant en flanc les
+partisans de Kamerfield.
+
+Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Il était trop
+tard pour s'échapper. Ce torrent d'hommes, armés de cannes plombées et
+de casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogg et Fix, en préservant la
+jeune femme, furent horriblement bousculés. Mr. Fogg, non moins
+flegmatique que d'habitude, voulut se défendre avec ces armes naturelles
+que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais, mais
+inutilement. Un énorme gaillard à barbiche rouge, au teint coloré, large
+d'épaules, qui paraissait être le chef de la bande, leva son formidable
+poing sur Mr. Fogg, et il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par
+dévouement, n'eût reçu le coup à sa place. Une énorme bosse se développa
+instantanément sous le chapeau de soie du détective, transformé en
+simple toque.
+
+«Yankee! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire un regard de profond
+mépris.
+
+--Englishman! répondit l'autre.
+
+--Nous nous retrouverons!
+
+--Quand il vous plaira.--Votre nom?
+
+--Phileas Fogg. Le vôtre?
+
+--Le colonel Stamp W. Proctor.»
+
+Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé et se releva, les
+habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage
+s'était séparé en deux parties inégales, et son pantalon ressemblait à
+ces culottes dont certains Indiens--affaire de mode--ne se vêtent
+qu'après en avoir préalablement enlevé le fond. Mais, en somme, Mrs.
+Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing.
+
+«Merci, dit Mr. Fogg à l'inspecteur, dès qu'ils furent hors de la foule.
+
+--Il n'y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez.
+
+--Où?
+
+--Chez un marchand de confection.»
+
+En effet, cette visite était opportune. Les habits de Phileas Fogg et de
+Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen se fussent battus
+pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy.
+
+Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. Puis ils
+revinrent à l'International-Hotel.
+
+Là, Passepartout attendait son maître, armé d'une demi-douzaine de
+revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale. Quand il
+aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s'obscurcit. Mais Mrs.
+Aouda, ayant fait en quelques mots le récit de ce qui s'était passé,
+Passepartout se rasséréna. Évidemment Fix n'était plus un ennemi,
+c'était un allié. Il tenait sa parole.
+
+Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à la gare les
+voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture, Mr. Fogg dit à
+Fix:
+
+«Vous n'avez pas revu ce colonel Proctor?
+
+--Non, répondit Fix.
+
+--Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas
+Fogg. Il ne serait pas convenable qu'un citoyen anglais se laissât
+traiter de cette façon.»
+
+L'inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit, Mr. Fogg était
+de cette race d'Anglais qui, s'ils ne tolèrent pas le duel chez eux, se
+battent à l'étranger, quand il s'agit de soutenir leur honneur.
+
+À six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et
+trouvaient le train prêt à partir. Au moment où Mr. Fogg allait
+s'embarquer, il avisa un employé et le rejoignant:
+
+«Mon ami, lui dit-il, n'y a-t-il pas eu quelques troubles aujourd'hui à
+San Francisco?
+
+--C'était un meeting, monsieur, répondit l'employé.
+
+--Cependant, j'ai cru remarquer une certaine animation dans les rues.
+
+--Il s'agissait simplement d'un meeting organisé pour une élection.
+
+--L'élection d'un général en chef, sans doute? demanda Mr. Fogg.
+
+--Non, monsieur, d'un juge de paix.»
+
+Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train partit
+à toute vapeur.
+
+
+
+
+XXVI
+
+DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
+
+
+
+«Ocean to Ocean»--ainsi disent les Américains--, et ces trois mots
+devraient être la dénomination générale du «grand trunk», qui traverse
+les États-Unis d'Amérique dans leur plus grande largeur. Mais, en
+réalité, le «Pacific rail-road» se divise en deux parties distinctes:
+«Central Pacific» entre San Francisco et Ogden, et «Union Pacific» entre
+Ogden et Omaha. Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent
+Omaha en communication fréquente avec New York.
+
+New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de
+métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent
+quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer
+franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les
+fauves,--vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à
+coloniser vers 1845, après qu'ils eurent été chassés de l'Illinois.
+
+Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six
+mois pour aller de New York à San Francisco. Maintenant, on met sept
+jours.
+
+C'est en 1862 que, malgré l'opposition des députés du Sud, qui voulaient
+une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut arrêté entre le
+quarante et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le président
+Lincoln, de si regrettée mémoire, fixa lui-même, dans l'État de
+Nebraska, à la ville d'Omaha, la tête de ligne du nouveau réseau. Les
+travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité
+américaine, qui n'est ni paperassière ni bureaucratique. La rapidité de
+la main-d'oeuvre ne devait nuire en aucune façon à la bonne exécution du
+chemin. Dans la prairie, on avançait à raison d'un mille et demi par
+jour. Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les
+rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu'ils
+étaient posés.
+
+Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son parcours,
+dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et de l'Oregon. En
+quittant Omaha, il longe la rive gauche de Platte-river jusqu'à
+l'embouchure de la branche du nord, suit la branche du sud, traverse les
+terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le lac Salé,
+arrive à Lake Salt City, la capitale des Mormons, s'enfonce dans la
+vallée de la Tuilla, longe le désert américain, les monts de Cédar et
+Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramento
+jusqu'au Pacifique, sans que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds
+par mille, même dans la traversée des montagnes Rocheuses.
+
+Telle était cette longue artère que les trains parcouraient en sept
+jours, et qui allait permettre à l'honorable Phileas Fogg--il l'espérait
+du moins--de prendre, le 11, à New York, le paquebot de Liverpool.
+
+Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus qui
+reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont la mobilité
+permet d'attaquer des courbes de petit rayon. À l'intérieur, point de
+compartiments: deux files de sièges, disposés de chaque côté,
+perpendiculairement à l'axe, et entre lesquels était réservé un passage
+conduisant aux cabinets de toilette et autres, dont chaque wagon est
+pourvu. Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient
+entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler
+d'une extrémité à l'autre du convoi, qui mettait à leur disposition des
+wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants et des
+wagons à cafés. Il n'y manquait que des wagons-théâtres. Mais il y en
+aura un jour.
+
+Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et
+de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de
+comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands.
+
+Les voyageurs étaient partis de la station d'Oakland à six heures du
+soir. Il faisait déjà nuit,--une nuit froide, sombre, avec un ciel
+couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige. Le train ne
+marchait pas avec une grande rapidité. En tenant compte des arrêts, il
+ne parcourait pas plus de vingt milles à l'heure, vitesse qui devait,
+cependant, lui permettre de franchir les États-Unis dans les temps
+réglementaires.
+
+On causait peu dans le wagon. D'ailleurs, le sommeil allait bientôt
+gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait placé auprès de
+l'inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers
+événements, leurs relations s'étaient notablement refroidies. Plus de
+sympathie, plus d'intimité. Fix n'avait rien changé à sa manière d'être,
+mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extrême réserve, prêt
+au moindre soupçon à étrangler son ancien ami.
+
+Une heure après le départ du train, la neige tomba--, neige fine, qui ne
+pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On
+n'apercevait plus à travers les fenêtres qu'une immense nappe blanche,
+sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotive
+paraissait grisâtre.
+
+À huit heures, un «steward» entra dans le wagon et annonça aux voyageurs
+que l'heure du coucher était sonnée. Ce wagon était un «sleeping-car»,
+qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. Les dossiers des
+bancs se replièrent, des couchettes soigneusement paquetées se
+déroulèrent par un système ingénieux, des cabines furent improvisées en
+quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un
+lit confortable, que d'épais rideaux défendaient contre tout regard
+indiscret. Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. Il n'y
+avait plus qu'à se coucher et à dormir--ce que chacun fit, comme s'il se
+fût trouvé dans la cabine confortable d'un paquebot--, pendant que le
+train filait à toute vapeur à travers l'État de Californie.
+
+Dans cette portion du territoire qui s'étend entre San Francisco et
+Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin de fer,
+sous le nom de «Central Pacific road», prit d'abord Sacramento pour
+point de départ, et s'avança vers l'est à la rencontre de celui qui
+partait d'Omaha. De San Francisco à la capitale de la Californie, la
+ligne courait directement au nord-est, en longeant American-river, qui
+se jette dans la baie de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre
+ces deux importantes cités furent franchis en six heures, et vers
+minuit, pendant qu'ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs
+passèrent à Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville
+considérable, siège de la législature de l'État de Californie, ni ses
+beaux quais, ni ses rues larges, ni ses hôtels splendides, ni ses
+squares, ni ses temples.
+
+En sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé les stations de
+Junction, de Roclin, d'Auburn et de Colfax, s'engagea dans le massif de
+la Sierra Nevada. Il était sept heures du matin quand fut traversée la
+station de Cisco. Une heure après, le dortoir était redevenu un wagon
+ordinaire et les voyageurs pouvaient à travers les vitres entrevoir les
+points de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le tracé du train
+obéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la
+montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant les angles
+brusques par des courbes audacieuses, s'élançant dans des gorges
+étroites que l'on devait croire sans issues. La locomotive, étincelante
+comme une châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa
+cloche argentée, son «chasse-vache», qui s'étendait comme un éperon,
+mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des
+cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins.
+
+Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le rail-road
+contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne
+droite le plus court chemin d'un point à un autre, et ne violentant pas
+la nature.
+
+Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétrait dans
+l'État de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. À midi, il
+quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner.
+
+Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldt-river, s'éleva
+pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours. Puis elle
+s'infléchit vers l'est, et ne devait plus quitter le cours d'eau avant
+d'avoir atteint les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque
+à l'extrémité orientale de l'État du Nevada.
+
+Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent
+leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et
+Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysage varié qui
+passait sous leurs yeux,--vastes prairies, montagnes se profilant à
+l'horizon, «creeks» roulant leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand
+troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue
+mobile. Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un
+insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des milliers de
+ces animaux défiler pendant plusieurs heures, en rangs pressés, au
+travers du rail-road. La locomotive est alors forcée de s'arrêter et
+d'attendre que la voie soit redevenue libre.
+
+Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du
+soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. La
+machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya d'engager son éperon dans
+le flanc de l'immense colonne, mais elle dut s'arrêter devant
+l'impénétrable masse.
+
+On voyait ces ruminants--ces buffalos, comme les appellent improprement
+les Américains--marcher ainsi de leur pas tranquille, poussant parfois
+des beuglements formidables. Ils avaient une taille supérieure à celle
+des taureaux d'Europe, les jambes et la queue courtes, le garrot
+saillant qui formait une bosse musculaire, les cornes écartées à la
+base, la tête, le cou et les épaulés recouverts d'une crinière à longs
+poils. Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. Quand les
+bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier
+leur marche. C'est un torrent de chair vivante qu'aucune digue ne
+saurait contenir.
+
+Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux
+spectacle. Mais celui qui devait être le plus pressé de tous, Phileas
+Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu'il plût
+aux buffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux du retard
+que causait cette agglomération d'animaux. Il eût voulu décharger contre
+eux son arsenal de revolvers.
+
+«Quel pays! s'écria-t-il. De simples boeufs qui arrêtent des trains, et
+qui s'en vont là, processionnellement, sans plus se hâter que s'ils ne
+gênaient pas la circulation! Pardieu! je voudrais bien savoir si Mr.
+Fogg avait prévu ce contretemps dans son programme! Et ce mécanicien qui
+n'ose pas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant!»
+
+Le mécanicien n'avait point tenté de renverser l'obstacle, et il avait
+prudemment agi. Il eût écrasé sans doute les premiers buffles attaqués
+par l'éperon de la locomotive; mais, si puissante qu'elle fût, la
+machine eût été arrêtée bientôt, un déraillement se serait
+inévitablement produit, et le train fût resté en détresse.
+
+Le mieux était donc d'attendre patiemment, quitte ensuite à regagner le
+temps perdu par une accélération de la marche du train. Le défilé des
+bisons dura trois grandes heures, et la voie ne redevint libre qu'à la
+nuit tombante. À ce moment, les derniers rangs du troupeau traversaient
+les rails, tandis que les premiers disparaissaient au-dessous de
+l'horizon du sud.
+
+Il était donc huit heures, quand le train franchit les défilés des
+Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu'il pénétra sur le
+territoire de l'Utah, la région du grand lac Salé, le curieux pays des
+Mormons.
+
+
+
+
+XXVII
+
+DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À
+L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE
+
+
+
+Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un
+espace de cinquante milles environ; puis il remonta d'autant vers le
+nord-est, en s'approchant du grand lac Salé.
+
+Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur les
+passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait
+plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme une
+énorme pièce d'or, et Passepartout s'occupait à en calculer la valeur en
+livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par
+l'apparition d'un personnage assez étrange.
+
+Ce personnage, qui avait pris le train à la station d'Elko, était un
+homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau
+de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau
+de chien. On eût dit un révérend. Il allait d'une extrémité du train à
+l'autre, et, sur la portière de chaque wagon, il collait avec des pains
+à cacheter une notice écrite à la main.
+
+Passepartout s'approcha et lut sur une de ces notices que l'honorable
+«elder» William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence sur
+le train nº 48, ferait, de onze heures à midi, dans le car nº 117, une
+conférence sur le mormonisme--, invitant à l'entendre tous les gentlemen
+soucieux de s'instruire touchant les mystères de la religion des «Saints
+des derniers jours».
+
+«Certes, j'irai», se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du
+mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone.
+
+La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une
+centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par
+l'appât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du car
+nº 117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni son maître
+ni Fix n'avaient cru devoir se déranger.
+
+À l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix assez
+irritée, comme s'il eût été contredit d'avance, il s'écria:
+
+«Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram est
+un martyr, et que les persécutions du gouvernement de l'Union contre les
+prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young! Qui oserait
+soutenir le contraire?»
+
+Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont l'exaltation
+contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute,
+sa colère s'expliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement
+soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le gouvernement des États-Unis
+venait, non sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants. Il
+s'était rendu maître de l'Utah, et l'avait soumis aux lois de l'Union,
+après avoir emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de
+polygamie. Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient
+leurs efforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la parole
+aux prétentions du Congrès.
+
+On le voit, l'elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu'en
+chemin de fer.
+
+Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix
+et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme, depuis les temps
+bibliques: «comment, dans Israël, un prophète mormon de la tribu de
+Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les légua à son
+fils Morom; comment, bien des siècles plus tard, une traduction de ce
+précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut faite par Joseph
+Smyth junior, fermier de l'État de Vermont, qui se révéla comme prophète
+mystique en 1825; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans
+une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur.»
+
+En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit
+rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon; mais William Hitch,
+continuant, raconta «comment Smyth junior, réunissant son père, ses deux
+frères et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers
+jours--, religion qui, adoptée non seulement en Amérique, mais en
+Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fidèles des
+artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales;
+comment une colonie fut fondée dans l'Ohio; comment un temple fut élevé
+au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland;
+comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d'un simple montreur
+de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main d'Abraham et
+autres célèbres Égyptiens.»
+
+Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs
+s'éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d'une
+vingtaine de personnes.
+
+Mais l'elder, sans s'inquiéter de cette désertion, raconta avec détail
+«comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837; comme quoi ses
+actionnaires ruinés l'enduisirent de goudron et le roulèrent dans la
+plume; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que
+jamais, quelques années après, à Independance, dans le Missouri, et chef
+d'une communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille
+disciples, et qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir
+dans le Far West américain.»
+
+Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l'honnête Passepartout,
+qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu'il apprit «comment,
+après de longues persécutions, Smyth reparut dans l'Illinois et fonda en
+1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population
+s'éleva jusqu'à vingt-cinq mille âmes; comment Smyth en devint le maire,
+le juge suprême et le général en chef; comment, en 1843, il posa sa
+candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin, attiré
+dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par
+une bande d'hommes masqués.»
+
+En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et
+l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela
+que, deux ans après l'assassinat de Smyth, son successeur, le prophète
+inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s'établir aux bords du
+lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au milieu de cette
+contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui traversaient l'Utah
+pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, grâce aux principes
+polygames du mormonisme, prit une extension énorme.
+
+«Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du Congrès
+s'est exercée contre nous! pourquoi les soldats de l'Union ont foulé le
+sol de l'Utah! pourquoi notre chef, le prophète Brigham Young, a été
+emprisonné au mépris de toute justice! Céderons-nous à la force? Jamais!
+Chassés du Vermont, chassés de l'Illinois, chassés de l'Ohio, chassés du
+Missouri, chassés de l'Utah, nous retrouverons encore quelque territoire
+indépendant où nous planterons notre tente... Et vous, mon fidèle,
+ajouta l'elder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés,
+planterez-vous la vôtre à l'ombre de notre drapeau?
+
+--Non», répondit bravement Passepartout, qui s'enfuit à son tour,
+laissant l'énergumène prêcher dans le désert.
+
+Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et,
+vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac Salé.
+De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, l'aspect de cette
+mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se
+jette un Jourdain d'Amérique. Lac admirable, encadré de belles roches
+sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d'eau
+qui couvrait autrefois un espace plus considérable; mais avec le temps,
+ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa
+profondeur.
+
+Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq,
+est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer.
+Bien différent du lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze cents
+pieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eaux tiennent en
+dissolution le quart de leur poids de matière solide. Leur pesanteur
+spécifique est de 1 170, celle de l'eau distillée étant 1 000. Aussi les
+poissons n'y peuvent vivre. Ceux qu'y jettent le Jourdain, le Weber et
+autres creeks, y périssent bientôt; mais il n'est pas vrai que la
+densité de ses eaux soit telle qu'un homme n'y puisse plonger.
+
+Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les Mormons
+s'entendent aux travaux de la terre: des ranchos et des corrals pour les
+animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho, des prairies
+luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets
+d'acacias et d'euphorbes, tel eût été l'aspect de cette contrée, six
+mois plus tard; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince
+couche de neige, qui le poudrait légèrement.
+
+À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d'Ogden. Le train
+ne devant repartir qu'à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux
+compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par
+le petit embranchement qui se détache de la station d'Ogden. Deux heures
+suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle,
+bâtie sur le patron de toutes les villes de l'Union, vastes échiquiers à
+longues lignes froides, avec la «tristesse lugubre des angles droits»,
+suivant l'expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints
+ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les
+Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement
+pas à la hauteur des institutions, tout se fait «carrément», les villes,
+les maisons et les sottises.
+
+À trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la
+cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des
+monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d'églises, mais, comme
+monuments, la maison du prophète, la Court-house et l'arsenal; puis, des
+maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de
+jardins, bordées d'acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur
+d'argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la
+principale rue, où se tient le marché, s'élevaient quelques hôtels ornés
+de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.
+
+Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les
+rues étaient presque désertes,--sauf toutefois la partie du Temple,
+qu'ils n'atteignirent qu'après avoir traversé plusieurs quartiers
+entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui
+s'explique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut
+pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est
+libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l'Utah
+qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays,
+le ciel mormon n'admet point à la possession de ses béatitudes les
+célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni
+aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute,
+portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une
+capuche ou un châle fort modeste. Les autres n'étaient vêtues que
+d'indienne.
+
+Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas
+sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le
+bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon sens, c'était le mari qu'il
+plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d'avoir à guider tant de
+dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire
+ainsi en troupe jusqu'au paradis mormon, avec cette perspective de les y
+retrouver pour l'éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait
+faire l'ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas
+la vocation, et il trouvait--peut-être s'abusait-il en ceci--que les
+citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un
+peu inquiétants.
+
+Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se
+prolonger. À quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se
+retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.
+
+Le coup de sifflet se fit entendre; mais au moment où les roues motrices
+de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au
+train quelque vitesse, ces cris: «Arrêtez! arrêtez!» retentirent.
+
+On n'arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris
+était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine.
+Heureusement pour lui, la gare n'avait ni portes ni barrières. Il
+s'élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière
+voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon.
+
+Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette
+gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s'intéressa
+vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah n'avait ainsi pris la
+fuite qu'à la suite d'une scène de ménage.
+
+Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui
+demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul,--et à la
+façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au
+moins.
+
+«Une, monsieur! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et
+c'était assez!»
+
+
+
+
+XXVIII
+
+DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE
+LA RAISON
+
+
+
+Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d'Ogden, s'éleva
+pendant une heure vers le nord, jusqu'à Weber-river, ayant franchi neuf
+cents milles environ depuis San Francisco. À partir de ce point, il
+reprit la direction de l'est à travers le massif accidenté des monts
+Wahsatch. C'est dans cette partie du territoire, comprise entre ces
+montagnes et les montagnes Rocheuses proprement dites, que les
+ingénieurs américains ont été aux prises avec les plus sérieuses
+difficultés. Aussi, dans ce parcours, la subvention du gouvernement de
+l'Union s'est-elle élevée à quarante-huit mille dollars par mille,
+tandis qu'elle n'était que de seize mille dollars en plaine; mais les
+ingénieurs, ainsi qu'il a été dit, n'ont pas violenté la nature, ils ont
+rusé avec elle, tournant les difficultés, et pour atteindre le grand
+bassin, un seul tunnel, long de quatorze mille pieds, a été percé dans
+tout le parcours du rail-road.
+
+C'était au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu'alors sa plus
+haute cote d'altitude. Depuis ce point, son profil décrivait une courbe
+très allongée, s'abaissant vers la vallée du Bitter-creek, pour remonter
+jusqu'au point de partage des eaux entre l'Atlantique et le Pacifique.
+Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. Il fallut
+franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout
+était devenu plus impatient à mesure qu'il s'approchait du but. Mais
+Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile
+contrée. Il craignait les retards, il redoutait les accidents, et était
+plus pressé que Phileas Fogg lui-même de mettre le pied sur la terre
+anglaise!
+
+À dix heures du soir, le train s'arrêtait à la station de Fort-Bridger,
+qu'il quitta presque aussitôt, et, vingt milles plus loin, il entrait
+dans l'État de Wyoming,--l'ancien Dakota--, en suivant toute la vallée
+du Bitter-creek, d'où s'écoulent une partie des eaux qui forment le
+système hydrographique du Colorado.
+
+Le lendemain, 7 décembre, il y eut un quart d'heure d'arrêt à la station
+de Green-river. La neige avait tombé pendant la nuit assez abondamment,
+mais, mêlée à de la pluie, à demi fondue, elle ne pouvait gêner la
+marche du train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pas d'inquiéter
+Passepartout, car l'accumulation des neiges, en embourbant les roues des
+wagons, eût certainement compromis le voyage.
+
+«Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue de voyager
+pendant l'hiver! Ne pouvait-il attendre la belle saison pour augmenter
+ses chances?»
+
+Mais, en ce moment, où l'honnête garçon ne se préoccupait que de l'état
+du ciel et de l'abaissement de la température, Mrs. Aouda éprouvait des
+craintes plus vives, qui provenaient d'une tout autre cause.
+
+En effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, et se
+promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendant le
+départ du train. Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi
+eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui s'était si
+grossièrement comporté à l'égard de Phileas Fogg pendant le meeting de
+San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta en
+arrière.
+
+Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle s'était
+attachée à l'homme qui, si froidement que ce fût, lui donnait chaque
+jour les marques du plus absolu dévouement. Elle ne comprenait pas, sans
+doute, toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur,
+et à ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance,
+mais, à son insu, il y avait plus que cela. Aussi son coeur se
+serra-t-il, quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg
+voulait tôt ou tard demander raison de sa conduite. Évidemment, c'était
+le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor, mais
+enfin il y était, et il fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg
+aperçut son adversaire.
+
+Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d'un moment
+où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la
+situation.
+
+«Ce Proctor est dans le train! s'écria Fix. Eh bien, rassurez-vous,
+madame, avant d'avoir affaire au sieur... à Mr. Fogg, il aura affaire à
+moi! Il me semble que, dans tout ceci, c'est encore moi qui ai reçu les
+plus graves insultes!
+
+--Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, tout colonel
+qu'il est.
+
+--Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera à personne le
+soin de le venger. Il est homme, il l'a dit, à revenir en Amérique pour
+retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit le colonel Proctor, nous ne
+pourrons empêcher une rencontre, qui peut amener de déplorables
+résultats. Il faut donc qu'il ne le voie pas.
+
+--Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout
+perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et...
+
+--Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du
+Reform-Club. Dans quatre jours nous serons à New York! Eh bien, si
+pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon, on peut espérer
+que le hasard ne le mettra pas face à face avec ce maudit Américain, que
+Dieu confonde! Or, nous saurons bien l'empêcher...»
+
+La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s'était réveillé, et regardait
+la campagne à travers la vitre tachetée de neige. Mais, plus tard, et
+sans être entendu de son maître ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit à
+l'inspecteur de police:
+
+«Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui?
+
+--Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe!» répondit simplement
+Fix, d'un ton qui marquait une implacable volonté.
+
+Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps, mais ses
+convictions à l'endroit de son maître ne faiblirent pas.
+
+Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr. Fogg dans
+ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre le colonel et lui?
+Cela ne pouvait être difficile, le gentleman étant d'un naturel peu
+remuant et peu curieux. En tout cas, l'inspecteur de police crut avoir
+trouvé ce moyen, car, quelques instants plus tard, il disait à Phileas
+Fogg:
+
+«Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que l'on
+passe ainsi en chemin de fer.
+
+--En effet, répondit le gentleman, mais elles passent.
+
+--À bord des paquebots, reprit l'inspecteur, vous aviez l'habitude de
+faire votre whist?
+
+--Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Je n'ai ni
+cartes ni partenaires.
+
+--Oh! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. On vend de tout
+dans les wagons américains. Quant aux partenaires, si, par hasard,
+madame...
+
+--Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, je connais
+le whist. Cela fait partie de l'éducation anglaise.
+
+--Et moi, reprit Fix, j'ai quelques prétentions à bien jouer ce jeu. Or,
+à nous trois et un mort...
+
+--Comme il vous plaira, monsieur», répondit Phileas Fogg, enchanté de
+reprendre son jeu favori--, même en chemin de fer.
+
+Passepartout fut dépêché à la recherche du steward, et il revint bientôt
+avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une tablette
+recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu commença. Mrs. Aouda savait
+très suffisamment le whist, et elle reçut même quelques compliments du
+sévère Phileas Fogg. Quant à l'inspecteur, il était tout simplement de
+première force, et digne de tenir tête au gentleman.
+
+«Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. Il ne
+bougera plus!»
+
+À onze heures du matin, le train avait atteint le point de partage des
+eaux des deux océans. C'était à Passe-Bridger, à une hauteur de sept
+mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais au-dessus du niveau de la
+mer, un des plus hauts points touchés par le profil du tracé dans ce
+passage à travers les montagnes Rocheuses. Après deux cents milles
+environ, les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues plaines qui
+s'étendent jusqu'à l'Atlantique, et que la nature rendait si propices à
+l'établissement d'une voie ferrée.
+
+Sur le versant du bassin atlantique se développaient déjà les premiers
+rios, affluents ou sous-affluents de North-Platte-river. Tout l'horizon
+du nord et de l'est était couvert par cette immense courtine
+semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale des
+Rocky-Mountains, dominée par le pic de Laramie. Entre cette courbure et
+la ligne de fer s'étendaient de vastes plaines, largement arrosées. Sur
+la droite du rail-road s'étageaient les premières rampes du massif
+montagneux qui s'arrondit au sud jusqu'aux sources de la rivière de
+l'Arkansas, l'un des grands tributaires du Missouri.
+
+À midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck,
+qui commande cette contrée. Encore quelques heures, et la traversée des
+montagnes Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc espérer qu'aucun
+accident ne signalerait le passage du train à travers cette difficile
+région. La neige avait cessé de tomber. Le temps se mettait au froid
+sec. De grands oiseaux, effrayés par la locomotive, s'enfuyaient au
+loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. C'était
+le désert dans son immense nudité.
+
+Après un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même, Mr. Fogg
+et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist, quand
+de violents coups de sifflet se firent entendre. Le train s'arrêta.
+
+Passepartout mit la tête à la portière et ne vit rien qui motivât cet
+arrêt. Aucune station n'était en vue.
+
+Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne songeât à
+descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta de dire à son
+domestique:
+
+«Voyez donc ce que c'est.»
+
+Passepartout s'élança hors du wagon. Une quarantaine de voyageurs
+avaient déjà quitté leurs places, et parmi eux le colonel Stamp W.
+Proctor.
+
+Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la
+voie. Le mécanicien et le conducteur, étant descendus, discutaient assez
+vivement avec un garde-voie, que le chef de gare de Medicine-Bow, la
+station prochaine, avait envoyé au-devant du train. Des voyageurs
+s'étaient approchés et prenaient part à la discussion,--entre autres le
+susdit colonel Proctor, avec son verbe haut et ses gestes impérieux.
+
+Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie qui
+disait:
+
+«Non! il n'y a pas moyen de passer! Le pont de Medicine-Bow est ébranlé
+et ne supporterait pas le poids du train.»
+
+Ce pont, dont il était question, était un pont suspendu, jeté sur un
+rapide, à un mille de l'endroit où le convoi s'était arrêté. Au dire du
+garde-voie, il menaçait ruine, plusieurs des fils étaient rompus, et il
+était impossible d'en risquer le passage. Le garde-voie n'exagérait donc
+en aucune façon en affirmant qu'on ne pouvait passer. Et d'ailleurs,
+avec les habitudes d'insouciance des Américains, on peut dire que, quand
+ils se mettent à être prudents, il y aurait folie à ne pas l'être.
+
+Passepartout, n'osant aller prévenir son maître, écoutait, les dents
+serrées, immobile comme une statue.
+
+«Ah çà! s'écria le colonel Proctor, nous n'allons pas, j'imagine, rester
+ici à prendre racine dans la neige!
+
+--Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la station d'Omaha
+pour demander un train, mais il n'est pas probable qu'il arrive à
+Medicine-Bow avant six heures.
+
+--Six heures! s'écria Passepartout.
+
+--Sans doute, répondit le conducteur. D'ailleurs, ce temps nous sera
+nécessaire pour gagner à pied la station.
+
+--À pied! s'écrièrent tous les voyageurs.
+
+--Mais à quelle distance est donc cette station? demanda l'un d'eux au
+conducteur.
+
+--À douze milles, de l'autre côté de la rivière.
+
+--Douze milles dans la neige!» s'écria Stamp W. Proctor.
+
+Le colonel lança une bordée de jurons, s'en prenant à la compagnie, s'en
+prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n'était pas loin de
+faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel
+échoueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son maître.
+
+Au surplus, le désappointement était général parmi les voyageurs, qui,
+sans compter le retard, se voyaient obligés à faire une quinzaine de
+milles à travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce un
+brouhaha, des exclamations, des vociférations, qui auraient certainement
+attiré l'attention de Phileas Fogg, si ce gentleman n'eût été absorbé
+par son jeu.
+
+Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir, et,
+la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le mécanicien du
+train--un vrai Yankee, nommé Forster--, élevant la voix, dit:
+
+«Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer.
+
+--Sur le pont? répondit un voyageur.
+
+--Sur le pont.
+
+--Avec notre train? demanda le colonel.
+
+--Avec notre train.»
+
+Passepartout s'était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien.
+
+«Mais le pont menace ruine! reprit le conducteur.
+
+--N'importe, répondit Forster. Je crois qu'en lançant le train avec son
+maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer.
+
+--Diable!» fit Passepartout.
+
+Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits
+par la proposition. Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor.
+Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable. Il rappela même que
+des ingénieurs avaient eu l'idée de passer des rivières «sans pont» avec
+des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte,
+tous les intéressés dans la question se rangèrent à l'avis du
+mécanicien.
+
+«Nous avons cinquante chances pour passer, disait l'un.
+
+--Soixante, disait l'autre.
+
+--Quatre-vingts!... quatre-vingt-dix sur cent!»
+
+Passepartout était ahuri, quoiqu'il fût prêt à tout tenter pour opérer
+le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop
+«américaine».
+
+«D'ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple à faire, et
+ces gens-là n'y songent même pas!...»
+
+«Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par le mécanicien
+me paraît un peu hasardé, mais...
+
+--Quatre-vingts chances! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos.
+
+--Je sais bien, répondit Passepartout en s'adressant à un autre
+gentleman, mais une simple réflexion...
+
+--Pas de réflexion, c'est inutile! répondit l'Américain interpellé en
+haussant les épaules, puisque le mécanicien assure qu'on passera!
+
+--Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être
+plus prudent...
+
+--Quoi! prudent! s'écria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par
+hasard, fit bondir. À grande vitesse, on vous dit! Comprenez-vous? À
+grande vitesse!
+
+--Je sais... je comprends..., répétait Passepartout, auquel personne ne
+laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque
+le mot vous choque, du moins plus naturel...
+
+--Qui? que? quoi? Qu'a-t-il donc celui-là avec son naturel?...»
+s'écria-t-on de toutes parts.
+
+Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.
+
+«Est-ce que vous avez peur? lui demanda le colonel Proctor.
+
+--Moi, peur! s'écria Passepartout. Eh bien, soit! Je montrerai à ces
+gens-là qu'un Français peut être aussi américain qu'eux!
+
+--En voiture! en voiture! criait le conducteur.
+
+--Oui! en voiture, répétait Passepartout, en voiture! Et tout de suite!
+Mais on ne m'empêchera pas de penser qu'il eût été plus naturel de nous
+faire d'abord passer à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le
+train ensuite!...»
+
+Mais personne n'entendit cette sage réflexion, et personne n'eût voulu
+en reconnaître la justesse.
+
+Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout reprit sa
+place, sans rien dire de ce qui s'était passé. Les joueurs étaient tout
+entiers à leur whist.
+
+La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la
+vapeur, ramena son train en arrière pendant près d'un mille--, reculant
+comme un sauteur qui veut prendre son élan.
+
+Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença: elle
+s'accéléra; bientôt la vitesse devint effroyable; on n'entendait plus
+qu'un seul hennissement sortant de la locomotive; les pistons battaient
+vingt coups à la seconde; les essieux des roues fumaient dans les boîtes
+à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier,
+marchant avec une rapidité de cent milles à l'heure, ne pesait plus sur
+les rails. La vitesse mangeait la pesanteur.
+
+Et l'on passa! Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. Le
+convoi sauta, on peut le dire, d'une rive à l'autre, et le mécanicien ne
+parvint à arrêter sa machine emportée qu'à cinq milles au-delà de la
+station.
+
+Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont,
+définitivement ruiné, s'abîmait avec fracas dans le rapide de
+Medicine-Bow.
+
+
+
+
+XXIX
+
+OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE
+SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION
+
+
+
+Le soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles, dépassait le
+fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et arrivait à la passe
+d'Evans. En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut point du
+parcours, soit huit mille quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de
+l'océan. Les voyageurs n'avaient plus qu'à descendre jusqu'à
+l'Atlantique sur ces plaines sans limites, nivelées par la nature.
+
+Là se trouvait sur le «grand trunk» l'embranchement de Denver-city, la
+principale ville du Colorado. Ce territoire est riche en mines d'or et
+d'argent, et plus de cinquante mille habitants y ont déjà fixé leur
+demeure.
+
+À ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient été faits
+depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatre nuits et
+quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New
+York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires.
+
+Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le
+Lodge-pole-creek courait parallèlement à la voie, en suivant la
+frontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado. À onze
+heures, on entrait dans le Nebraska, on passait près du Sedgwick, et
+l'on touchait à Julesburgh, placé sur la branche sud de Platte-river.
+
+C'est à ce point que se fit l'inauguration de l'Union Pacific Road, le
+23 octobre 1867, et dont l'ingénieur en chef fut le général J. M. Dodge.
+Là s'arrêtèrent les deux puissantes locomotives, remorquant les neuf
+wagons des invités, au nombre desquels figurait le vice-président, Mr.
+Thomas C. Durant; là retentirent les acclamations; là, les Sioux et les
+Pawnies donnèrent le spectacle d'une petite guerre indienne; là, les
+feux d'artifice éclatèrent; là, enfin, se publia, au moyen d'une
+imprimerie portative, le premier numéro du journal _Railway Pioneer_.
+Ainsi fut célébrée l'inauguration de ce grand chemin de fer, instrument
+de progrès et de civilisation, jeté à travers le désert et destiné à
+relier entre elles des villes et des cités qui n'existaient pas encore.
+Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre d'Amphion, allait
+bientôt les faire surgir du sol américain.
+
+À huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière.
+Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point d'Omaha. La voie
+ferrée suivait, sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosités de la
+branche sud de Platte-river. À neuf heures, on arrivait à l'importante
+ville de North-Platte, bâtie entre ces deux bras du grand cours d'eau,
+qui se rejoignent autour d'elle pour ne plus former qu'une seule
+artère--, affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles
+du Missouri, un peu au-dessus d'Omaha.
+
+Le cent-unième méridien était franchi.
+
+Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun d'eux ne se
+plaignait de la longueur de la route--, pas même le mort. Fix avait
+commencé par gagner quelques guinées, qu'il était en train de reperdre,
+mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg. Pendant cette
+matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts et
+les honneurs pleuvaient dans ses mains. À un certain moment, après avoir
+combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer pique, quand,
+derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui disait:
+
+«Moi, je jouerais carreau...»
+
+Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor était
+près d'eux.
+
+Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.
+
+«Ah! c'est vous, monsieur l'Anglais, s'écria le colonel, c'est vous qui
+voulez jouer pique!
+
+--Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix
+de cette couleur.
+
+--Eh bien, il me plaît que ce soit carreau», répliqua le colonel Proctor
+d'une voix irritée.
+
+Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant:
+
+«Vous n'entendez rien à ce jeu.
+
+--Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se
+leva.
+
+--Il ne tient qu'à vous d'en essayer, fils de John Bull!» répliqua le
+grossier personnage.
+
+Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au coeur. Elle
+avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement.
+Passepartout était prêt à se jeter sur l'Américain, qui regardait son
+adversaire de l'air le plus insultant. Mais Fix s'était levé, et, allant
+au colonel Proctor, il lui dit:
+
+«Vous oubliez que c'est moi à qui vous avez affaire, monsieur, moi que
+vous avez, non seulement injurié, mais frappé!
+
+--Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me
+regarde seul. En prétendant que j'avais tort de jouer pique, le colonel
+m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra raison.
+
+--Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit l'Américain, et à
+l'arme qu'il vous plaira!»
+
+Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur tenta
+inutilement de reprendre la querelle à son compte. Passepartout voulait
+jeter le colonel par la portière, mais un signe de son maître l'arrêta.
+Phileas Fogg quitta le wagon, et l'Américain le suivit sur la
+passerelle.
+
+«Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort pressé de
+retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à
+mes intérêts.
+
+--Eh bien! qu'est-ce que cela me fait? répondit le colonel Proctor.
+
+--Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontre à San
+Francisco, j'avais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique,
+dès que j'aurais terminé les affaires qui m'appellent sur l'ancien
+continent.
+
+--Vraiment!
+
+--Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois?
+
+--Pourquoi pas dans six ans?
+
+--Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous.
+
+--Des défaites, tout cela! s'écria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou
+pas.
+
+--Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York?
+
+--Non.
+
+--À Chicago?
+
+--Non.
+
+--À Omaha?
+
+--Peu vous importe! Connaissez-vous Plum-Creek?
+
+--Non, répondit Mr. Fogg.
+
+--C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y
+stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups
+de revolver.
+
+--Soit, répondit Mr. Fogg. Je m'arrêterai à Plum-Creek.
+
+--Et je crois même que vous y resterez! ajouta l'Américain avec une
+insolence sans pareille.
+
+--Qui sait, monsieur?» répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon,
+aussi froid que d'habitude.
+
+Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les
+fanfarons n'étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix de lui servir de
+témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser,
+et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant
+pique avec un calme parfait.
+
+À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l'approche de la
+station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit
+sur la passerelle. Passepartout l'accompagnait, portant une paire de
+revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte.
+
+En ce moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel Proctor
+apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de
+sa trempe. Mais à l'instant où les deux adversaires allaient descendre
+sur la voie, le conducteur accourut et leur cria:
+
+«On ne descend pas, messieurs.
+
+--Et pourquoi? demanda le colonel.
+
+--Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s'arrête pas.
+
+--Mais je dois me battre avec monsieur.
+
+--Je le regrette, répondit l'employé, mais nous repartons immédiatement.
+Voici la cloche qui sonne!»
+
+La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.
+
+«Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute
+autre circonstance, j'aurai pu vous obliger. Mais, après tout, puisque
+vous n'avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche de vous
+battre en route?
+
+--Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur! dit le colonel Proctor
+d'un air goguenard.
+
+--Cela me convient parfaitement», répondit Phileas Fogg.
+
+«Allons, décidément, nous sommes en Amérique! pensa Passepartout, et le
+conducteur de train est un gentleman du meilleur monde!»
+
+Et ce disant il suivit son maître.
+
+Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du conducteur, se
+rendirent, en passant d'un wagon à l'autre, à l'arrière du train. Le
+dernier wagon n'était occupé que par une dizaine de voyageurs. Le
+conducteur leur demanda s'ils voulaient bien, pour quelques instants,
+laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire
+d'honneur à vider.
+
+Comment donc! Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être
+agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent sur les passerelles.
+
+Ce wagon, long d'une cinquantaine de pieds, se prêtait très
+convenablement à la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher
+l'un sur l'autre entre les banquettes et s'arquebuser à leur aise.
+Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor,
+munis chacun de deux revolvers à six coups, entrèrent dans le wagon.
+Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup de
+sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu... Puis, après
+un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des
+deux gentlemen.
+
+Rien de plus simple en vérité. C'était même si simple, que Fix et
+Passepartout sentaient leur coeur battre à se briser.
+
+On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris
+sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne
+venaient point du wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se
+prolongeaient, au contraire, jusqu'à l'avant et sur toute la ligne du
+train. Des cris de frayeur se faisaient entendre à l'intérieur du
+convoi.
+
+Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussitôt du
+wagon et se précipitèrent vers l'avant, où retentissaient plus
+bruyamment les détonations et les cris.
+
+Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux.
+
+Ces hardis Indiens n'en étaient pas à leur coup d'essai, et plus d'une
+fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur habitude, sans
+attendre l'arrêt du train, s'élançant sur les marchepieds au nombre
+d'une centaine, ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown d'un
+cheval au galop.
+
+Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonations auxquelles les
+voyageurs, presque tous armés, ripostaient par des coups de revolver.
+Tout d'abord, les Indiens s'étaient précipités sur la machine. Le
+mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de
+casse-tête. Un chef sioux, voulant arrêter le train, mais ne sachant pas
+manoeuvrer la manette du régulateur, avait largement ouvert
+l'introduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive,
+emportée, courait avec une vitesse effroyable.
+
+En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme
+des singes en fureur sur les impériales, ils enfonçaient les portières
+et luttaient corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages,
+forcé et pillé, les colis étaient précipités sur la voie. Cris et coups
+de feu ne discontinuaient pas.
+
+Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. Certains wagons,
+barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables forts ambulants,
+emportés avec une rapidité de cent milles à l'heure.
+
+Dès le début de l'attaque, Mrs. Aouda s'était courageusement comportée.
+Le revolver à la main, elle se défendait héroïquement, tirant à travers
+les vitres brisées, lorsque quelque sauvage se présentait à elle. Une
+vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaient tombés sur la voie, et les
+roues des wagons écrasaient comme des vers ceux d'entre eux qui
+glissaient sur les rails du haut des passerelles.
+
+Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les
+casse-tête, gisaient sur les banquettes.
+
+Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait déjà depuis dix
+minutes, et ne pouvait que se terminer à l'avantage des Sioux, si le
+train ne s'arrêtait pas. En effet, la station du fort Kearney n'était
+pas à deux milles de distance. Là se trouvait un poste américain; mais
+ce poste passé, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux
+seraient les maîtres du train.
+
+Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le
+renversa. En tombant, cet homme s'écria:
+
+«Nous sommes perdus, si le train ne s'arrête pas avant cinq minutes!
+
+--Il s'arrêtera! dit Phileas Fogg, qui voulut s'élancer hors du wagon.
+
+--Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela me regarde!»
+
+Phileas Fogg n'eut pas le temps d'arrêter ce courageux garçon, qui,
+ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à se glisser sous
+le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les
+balles se croisaient au-dessus de sa tête, retrouvant son agilité, sa
+souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, s'accrochant aux
+chaînes, s'aidant du levier des freins et des longerons des châssis,
+rampant d'une voiture à l'autre avec une adresse merveilleuse, il gagna
+ainsi l'avant du train. Il n'avait pas été vu, il n'avait pu l'être.
+
+Là, suspendu d'une main entre le wagon des bagages et le tender, de
+l'autre il décrocha les chaînes de sûreté; mais par suite de la traction
+opérée, il n'aurait jamais pu parvenir à dévisser la barre d'attelage,
+si une secousse que la machine éprouva n'eût fait sauter cette barre, et
+le train, détaché, resta peu à peu en arrière, tandis que la locomotive
+s'enfuyait avec une nouvelle vitesse.
+
+Emporté par la force acquise, le train roula encore pendant quelques
+minutes, mais les freins furent manoeuvrés à l'intérieur des wagons, et
+le convoi s'arrêta enfin, à moins de cent pas de la station de Kearney.
+
+Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en
+hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant l'arrêt complet
+du train, toute la bande avait décampé.
+
+Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station, ils
+reconnurent que plusieurs manquaient à l'appel, et entre autres le
+courageux Français dont le dévouement venait de les sauver.
+
+
+
+
+XXX
+
+DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
+
+
+
+Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils été
+tués dans la lutte? Étaient-ils prisonniers des Sioux? On ne pouvait
+encore le savoir.
+
+Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun n'était
+atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, c'était le colonel
+Proctor, qui s'était bravement battu, et qu'une balle à l'aine avait
+renversé. Il fut transporté à la gare avec d'autres voyageurs, dont
+l'état réclamait des soins immédiats.
+
+Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s'était pas épargné,
+n'avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans
+importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux
+de la jeune femme.
+
+Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues des
+wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient
+d'informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine
+blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient
+alors dans le sud, du côté de Republican-river.
+
+Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave
+décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer
+une parole... Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier,
+ne devait-il pas tout risquer pour l'arracher aux Indiens?...
+
+«Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Aouda.
+
+--Ah! monsieur... monsieur Fogg! s'écria la jeune femme, en saisissant
+les mains de son compagnon qu'elle couvrit de larmes.
+
+--Vivant! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute!»
+
+Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait
+de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le
+paquebot à New York. Son pari était irrévocablement perdu. Mais devant
+cette pensée: «C'est mon devoir!» il n'avait pas hésité.
+
+Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats--une
+centaine d'hommes environ--s'étaient mis sur la défensive pour le cas où
+les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare.
+
+«Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu.
+
+--Morts? demanda le capitaine.
+
+--Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude
+qu'il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les
+Sioux?
+
+--Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir
+jusqu'au-delà de l'Arkansas! Je ne saurais abandonner le fort qui m'est
+confié.
+
+--Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s'agit de la vie de trois hommes.
+
+--Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver
+trois?
+
+--Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez.
+
+--Monsieur, répondit le capitaine, personne ici n'a à m'apprendre quel
+est mon devoir.
+
+--Soit, dit froidement Phileas Fogg. J'irai seul!
+
+--Vous, monsieur! s'écria Fix, qui s'était approché, aller seul à la
+poursuite des Indiens!
+
+--Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout ce qui
+est vivant ici doit la vie? J'irai.
+
+--Eh bien, non, vous n'irez pas seul! s'écria le capitaine, ému malgré
+lui. Non! Vous êtes un brave coeur!... Trente hommes de bonne volonté!»
+ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.
+
+Toute la compagnie s'avança en masse. Le capitaine n'eut qu'à choisir
+parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, et un vieux
+sergent se mit à leur tête.
+
+«Merci, capitaine! dit Mr. Fogg.
+
+--Vous me permettrez de vous accompagner? demanda Fix au gentleman.
+
+--Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg.
+Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. Aouda.
+Au cas où il m'arriverait malheur...»
+
+Une pâleur subite envahit la figure de l'inspecteur de police. Se
+séparer de l'homme qu'il avait suivi pas à pas et avec tant de
+persistance! Le laisser s'aventurer ainsi dans ce désert! Fix regarda
+attentivement le gentleman, et, quoi qu'il en eût, malgré ses
+préventions, en dépit du combat qui se livrait en lui, il baissa les
+yeux devant ce regard calme et franc.
+
+«Je resterai», dit-il.
+
+Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la jeune femme;
+puis, après lui avoir remis son précieux sac de voyage, il partait avec
+le sergent et sa petite troupe.
+
+Mais avant de partir, il avait dit aux soldats:
+
+«Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les
+prisonniers!»
+
+Il était alors midi et quelques minutes.
+
+Mrs. Aouda s'était retirée dans une chambre de la gare, et là, seule,
+elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et
+grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et
+maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans
+phrases. Phileas Fogg était un héros à ses yeux.
+
+L'inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir
+son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un
+moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la
+sottise qu'il avait faite de le laisser partir. Quoi! cet homme qu'il
+venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s'en séparer! Sa
+nature reprenait le dessus, il s'incriminait, il s'accusait, il se
+traitait comme s'il eût été le directeur de la police métropolitaine,
+admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté.
+
+«J'ai été inepte! pensait-il. L'autre lui aura appris qui j'étais! Il
+est parti, il ne reviendra pas! Où le reprendre maintenant? Mais comment
+ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son
+ordre d'arrestation! Décidément je ne suis qu'une bête!»
+
+Ainsi raisonnait l'inspecteur de police, tandis que les heures
+s'écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire.
+Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il
+comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti
+prendre? Il était tenté de s'en aller à travers les longues plaines
+blanches, à la poursuite de ce Fogg! Il ne lui semblait pas impossible
+de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la
+neige!... Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte
+s'effaça.
+
+Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable
+envie d'abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter
+la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en
+déconvenues, lui fut offerte.
+
+En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à
+gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l'est. Une
+énorme ombre, précédée d'une lueur fauve, s'avançait lentement,
+considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect
+fantastique.
+
+Cependant on n'attendait encore aucun train venant de l'est. Les secours
+réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train
+d'Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain.--On fut
+bientôt fixé.
+
+Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups
+de sifflet, c'était celle qui, après avoir été détachée du train, avait
+continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur
+et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant
+plusieurs milles; puis, le feu avait baissé, faute de combustible; la
+vapeur s'était détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa
+marche, la machine s'arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station
+de Kearney.
+
+Ni le mécanicien ni le chauffeur n'avaient succombé, et, après un
+évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.
+
+La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la
+locomotive seule, n'ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien
+comprit ce qui s'était passé. Comment la locomotive avait été détachée
+du train, il ne put le deviner, mais il n'était pas douteux, pour lui,
+que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.
+
+Le mécanicien n'hésita pas sur ce qu'il devait faire. Continuer la route
+dans la direction d'Omaha était prudent; retourner vers le train, que
+les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux... N'importe!
+Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de
+sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers
+deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station
+de Kearney. C'était elle qui sifflait dans la brume.
+
+Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la
+locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce
+voyage si malheureusement interrompu.
+
+À l'arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et
+s'adressant au conducteur:
+
+«Vous allez partir? lui demanda-t-elle.
+
+--À l'instant, madame.
+
+--Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons...
+
+--Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons
+déjà trois heures de retard.
+
+--Et quand passera l'autre train venant de San Francisco?
+
+--Demain soir, madame.
+
+--Demain soir! mais il sera trop tard. Il faut attendre...
+
+--C'est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir,
+montez en voiture.
+
+--Je ne partirai pas», répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette
+conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de
+locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et
+maintenant que le train était là, prêt à s'élancer, qu'il n'avait plus
+qu'à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le
+rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne
+pouvait s'en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de
+l'insuccès l'étouffait. Il voulait lutter jusqu'au bout.
+
+Cependant les voyageurs et quelques blessés--entre autres le colonel
+Proctor, dont l'état était grave--avaient pris place dans les wagons. On
+entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur
+s'échappait par les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se mit en
+marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des
+neiges.
+
+L'inspecteur Fix était resté.
+
+Quelques heures s'écoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très
+vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eût pu
+croire qu'il dormait. Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque
+instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à
+l'extrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige,
+voulant percer cette brume qui réduisait l'horizon autour d'elle,
+écoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait
+alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et
+toujours inutilement.
+
+Le soir se fit. Le petit détachement n'était pas de retour. Où était-il
+en ce moment? Avait-il pu rejoindre les Indiens? Y avait-il eu lutte, ou
+ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard? Le capitaine
+du fort Kearney était très inquiet, bien qu'il ne voulût rien laisser
+paraître de son inquiétude.
+
+La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensité du
+froid s'accrut. Le regard le plus intrépide n'eût pas considéré sans
+épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait sur la
+plaine. Ni le vol d'un oiseau, ni la passée d'un fauve n'en troublait le
+calme infini.
+
+Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l'esprit plein de pressentiments
+sinistres, le coeur rempli d'angoisses, erra sur la lisière de la
+prairie. Son imagination l'emportait au loin et lui montrait mille
+dangers. Ce qu'elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait
+s'exprimer.
+
+Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus, il ne
+dormait pas. À un certain moment, un homme s'était approché, lui avait
+parlé même, mais l'agent l'avait renvoyé, après répondu à ses paroles
+par un signe négatif.
+
+La nuit s'écoula ainsi. À l'aube, le disque à demi éteint du soleil se
+leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait
+s'étendre à une distance de deux milles. C'était vers le sud que Phileas
+Fogg et le détachement s'étaient dirigés... Le sud était absolument
+désert. Il était alors sept heures du matin.
+
+Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre.
+Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier? Devait-il
+sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui
+étaient sacrifiés tout d'abord? Mais son hésitation ne dura pas, et d'un
+geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l'ordre de pousser
+une reconnaissance dans le sud--, quand des coups de feu éclatèrent.
+Était-ce un signal? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un
+demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre.
+
+Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux
+autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.
+
+Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peu d'instants
+avant l'arrivée du détachement, Passepartout et ses deux compagnons
+luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé
+trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent
+à leur secours.
+
+Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris de
+joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu'il leur avait
+promise, tandis que Passepartout se répétait, non sans quelque raison:
+
+«Décidément, il faut avouer que je coûte cher à mon maître!»
+
+Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût été
+difficile d'analyser les impressions qui se combattaient alors en lui.
+Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la
+serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole!
+
+Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la
+gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait
+que l'on pourrait encore regagner le temps perdu.
+
+«Le train, le train! s'écria-t-il.
+
+--Parti, répondit Fix.
+
+--Et le train suivant, quand passera-t-il? demanda Phileas Fogg.
+
+--Ce soir seulement.
+
+--Ah!» répondit simplement l'impassible gentleman.
+
+
+
+
+XXXI
+
+DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE
+PHILEAS FOGG
+
+
+
+Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la
+cause involontaire de ce retard, était désespéré. Il avait décidément
+ruiné son maître!
+
+En ce moment, l'inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien
+en face:
+
+«Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes pressé?
+
+--Très sérieusement, répondit Phileas Fogg.
+
+--J'insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à New York le 11,
+avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebot de Liverpool?
+
+--Un intérêt majeur.
+
+--Et si votre voyage n'eût pas été interrompu par cette attaque
+d'Indiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin?
+
+--Oui, avec douze heures d'avance sur le paquebot.
+
+--Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze,
+l'écart est de huit. C'est huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de
+le faire?
+
+--À pied? demanda Mr. Fogg.
+
+--Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un homme m'a
+proposé ce moyen de transport.»
+
+C'était l'homme qui avait parlé à l'inspecteur de police pendant la
+nuit, et dont Fix avait refusé l'offre.
+
+Phileas Fogg ne répondit pas à Fix; mais Fix lui ayant montré l'homme en
+question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à lui. Un
+instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge, entraient
+dans une hutte construite au bas du fort Kearney.
+
+Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de châssis,
+établi sur deux longues poutres, un peu relevées à l'avant comme les
+semelles d'un traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient
+prendre place. Au tiers du châssis, sur l'avant, se dressait un mât très
+élevé, sur lequel s'enverguait une immense brigantine. Ce mât,
+solidement retenu par des haubans métalliques, tendait un étai de fer
+qui servait à guinder un foc de grande dimension. À l'arrière, une sorte
+de gouvernail-godille permettait de diriger l'appareil.
+
+C'était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l'hiver, sur la
+plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces
+véhicules font des traversées extrêmement rapides d'une station à
+l'autre. Ils sont, d'ailleurs, prodigieusement voilés--plus voilés même
+que ne peut l'être un cotre de course, exposé à chavirer--, et, vent
+arrière, ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale,
+sinon supérieure, à celle des express.
+
+En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron
+de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de
+l'ouest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort
+de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station d'Omaha. Là, les
+trains sont fréquents et les voies nombreuses, qui conduisent à Chicago
+et à New York. Il n'était pas impossible que le retard fût regagné. Il
+n'y avait donc pas à hésiter à tenter l'aventure.
+
+Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d'une traversée
+en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable
+encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station
+de Kearney. L'honnête garçon se chargerait de ramener la jeune femme en
+Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables.
+
+Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit
+très heureux de cette détermination. En effet, pour rien au monde il
+n'eût voulu quitter son maître, puisque Fix devait l'accompagner.
+
+Quant à ce que pensait alors l'inspecteur de police ce serait difficile
+à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par le retour de Phileas
+Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort, qui, son
+tour du monde accompli, devait croire qu'il serait absolument en sûreté
+en Angleterre? Peut-être l'opinion de Fix touchant Phileas Fogg
+était-elle en effet modifiée. Mais il n'en était pas moins décidé à
+faire son devoir et, plus impatient que tous, à presser de tout son
+pouvoir le retour en Angleterre.
+
+À huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs--on serait
+tenté de dire les passagers--y prenaient place et se serraient
+étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles
+étaient hissées, et, sous l'impulsion du vent, le véhicule filait sur la
+neige durcie avec une rapidité de quarante milles à l'heure.
+
+La distance qui sépare le fort Kearney d'Omaha est, en droite ligne--à
+vol d'abeille, comme disent les Américains--, de deux cents milles au
+plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être
+franchie. Si aucun incident ne se produisait, à une heure après midi le
+traîneau devait avoir atteint Omaha.
+
+Quelle traversée! Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne
+pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la
+parole. Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine
+qu'une embarcation à la surface des eaux--, avec la houle en moins.
+Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traîneau
+fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes d'une immense envergure.
+Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d'un coup
+de godille il rectifiait les embardées que l'appareil tendait à faire.
+Toute la toile portait. Le foc avait été percé et n'était plus abrité
+par la brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une flèche, tendue au
+vent, ajouta sa puissance d'impulsion à celle des autres voiles. On ne
+pouvait l'estimer, mathématiquement, mais certainement la vitesse du
+traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles à l'heure.
+
+«Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons!»
+
+Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu, car Mr. Fogg,
+fidèle à son système, l'avait alléché par une forte prime.
+
+La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme
+une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail-road qui desservait
+cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par
+Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont,
+puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de
+Platte-river. Le traîneau, abrégeant cette route, prenait la corde de
+l'arc décrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d'être
+arrêté par la Platte-river, à ce petit coude qu'elle fait en avant de
+Fremont, puisque ses eaux étaient glacées. Le chemin était donc
+entièrement débarrassé d'obstacles, et Phileas Fogg n'avait donc que
+deux circonstances à redouter: une avarie à l'appareil, un changement ou
+une tombée du vent.
+
+Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait à courber
+le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins
+métalliques, semblables aux cordes d'un instrument, résonnaient comme si
+un archet eût provoqué leurs vibrations. Le traîneau s'enlevait au
+milieu d'une harmonie plaintive, d'une intensité toute particulière.
+
+«Ces cordes donnent la quinte et l'octave», dit Mr. Fogg.
+
+Et ce furent les seules paroles qu'il prononça pendant cette traversée.
+Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les
+couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des
+atteintes du froid.
+
+Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se
+couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond
+d'imperturbable confiance qu'il possédait, il s'était repris à espérer.
+Au lieu d'arriver le matin à New York, on y arriverait le soir, mais il
+y avait encore quelques chances pour que ce fût avant le départ du
+paquebot de Liverpool.
+
+Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son
+allié Fix. Il n'oubliait pas que c'était l'inspecteur lui-même qui avait
+procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent, le seul moyen qu'il y
+eût de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel
+pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée.
+
+En tout cas, une chose que Passepartout n'oublierait jamais, c'était le
+sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l'arracher aux
+mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie...
+Non! son serviteur ne l'oublierait pas!
+
+Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si
+diverses, le traîneau volait sur l'immense tapis de neige. S'il passait
+quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on
+ne s'en apercevait pas. Les champs et les cours d'eau disparaissaient
+sous une blancheur uniforme. La plaine était absolument déserte.
+Comprise entre l'Union Pacific Road et l'embranchement qui doit réunir
+Kearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grande île inhabitée. Pas
+un village, pas une station, pas même un fort. De temps en temps, on
+voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc
+squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d'oiseaux
+sauvages s'enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups de
+prairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par un besoin
+féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout, le
+revolver à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés.
+Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau, les voyageurs,
+attaqués par ces féroces carnassiers, auraient couru les plus grands
+risques. Mais le traîneau tenait bon, il ne tardait pas à prendre de
+l'avance, et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière.
+
+À midi, Mudge reconnut à quelques indices qu'il passait le cours glacé
+de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt
+milles plus loin, il aurait atteint la station d'Omaha.
+
+Et, en effet, il n'était pas une heure, que ce guide habile, abandonnant
+la barre, se précipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande,
+pendant que le traîneau, emporté par son irrésistible élan, franchissait
+encore un demi-mille à sec de toile. Enfin il s'arrêta, et Mudge,
+montrant un amas de toits blancs de neige, disait:
+
+«Nous sommes arrivés.»
+
+Arrivés! Arrivés, en effet, à cette station qui, par des trains
+nombreux, est quotidiennement en communication avec l'est des
+États-Unis!
+
+Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres
+engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du
+traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge, auquel
+Passepartout serra la main comme à un ami, et tous se précipitèrent vers
+la gare d'Omaha.
+
+C'est à cette importante cité du Nebraska que s'arrête le chemin de fer
+du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en
+communication avec le grand océan. Pour aller d'Omaha à Chicago, le
+rail-road, sous le nom de «Chicago-Rock-island-road», court directement
+dans l'est en desservant cinquante stations.
+
+Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses compagnons
+n'eurent que le temps de se précipiter dans un wagon. Ils n'avaient rien
+vu d'Omaha, mais Passepartout s'avoua à lui-même qu'il n'y avait pas
+lieu de le regretter, et que ce n'était pas de voir qu'il s'agissait.
+
+Avec une extrême rapidité, ce train passa dans l'État d'Iowa, par
+Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le
+Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans l'Illinois.
+Le lendemain, 10, à quatre heures du soir il arrivait à Chicago, déjà
+relevée de ses ruines, et plus fièrement assise que jamais sur les bords
+de son beau lac Michigan.
+
+Neuf cents milles séparent Chicago de New York. Les trains ne manquaient
+pas à Chicago. Mr. Fogg passa immédiatement de l'un dans l'autre. La
+fringante locomotive du «Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road» partit
+à toute vitesse, comme si elle eût compris que l'honorable gentleman
+n'avait pas de temps à perdre. Elle traversa comme un éclair l'Indiana,
+l'Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms
+antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas
+de maisons encore. Enfin l'Hudson apparut, et, le 11 décembre, à onze
+heures un quart du soir, le train s'arrêtait dans la gare, sur la rive
+droite du fleuve, devant le «pier» même des steamers de la ligne Cunard,
+autrement dite «British and North American royal mail steam packet Co.»
+
+Le _China_, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq
+minutes!
+
+
+
+
+XXXII
+
+DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE
+CHANCE
+
+
+
+En partant, le _China_ semblait avoir emporté avec lui le dernier espoir
+de Phileas Fogg.
+
+En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre
+l'Amérique et l'Europe, ni les transatlantiques français, ni les navires
+du «White-Star-line», ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de
+la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du
+gentleman.
+
+En effet, le _Pereire_, de la Compagnie transatlantique française--dont
+les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent en confortable
+tous ceux des autres lignes, sans exception--, ne partait que le
+surlendemain, 14 décembre. Et d'ailleurs, de même que ceux de la
+Compagnie hambourgeoise, il n'allait pas directement à Liverpool ou à
+Londres, mais au Havre, et cette traversée supplémentaire du Havre à
+Southampton, en retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts.
+
+Quant aux paquebots Imman, dont l'un, le _City-of-Paris_, mettait en mer
+le lendemain, il n'y fallait pas songer. Ces navires sont
+particulièrement affectés au transport des émigrants, leurs machines
+sont faibles, ils naviguent autant à la voile qu'à la vapeur, et leur
+vitesse est médiocre. Ils employaient à cette traversée de New York à
+l'Angleterre plus de temps qu'il n'en restait à Mr. Fogg pour gagner son
+pari.
+
+De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant
+son _Bradshaw_, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la
+navigation transocéanienne.
+
+Passepartout était anéanti. Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq
+minutes, cela le tuait. C'était sa faute à lui, qui, au lieu d'aider son
+maître, n'avait cessé de semer des obstacles sur sa route! Et quand il
+revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il
+supputait les sommes dépensées en pure perte et dans son seul intérêt,
+quand il songeait que cet énorme pari, en y joignant les frais
+considérables de ce voyage devenu inutile, ruinait complètement Mr.
+Fogg, il s'accablait d'injures.
+
+Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier
+des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots:
+
+«Nous aviserons demain. Venez.»
+
+Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent l'Hudson dans le
+Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, qui les conduisit à
+l'hôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises à leur
+disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit
+d'un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses
+compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer.
+
+Le lendemain, c'était le 12 décembre. Du 12, sept heures du matin, au
+21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours
+treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti
+la veille par le _China_, l'un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard,
+il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres, dans les délais voulus!
+
+Mr. Fogg quitta l'hôtel, seul, après avoir recommandé à son domestique
+de l'attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir prête à tout
+instant.
+
+Mr. Fogg se rendit aux rives de l'Hudson, et parmi les navires amarrés
+au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui
+étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ
+et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin, car dans cet
+immense et admirable port de New York, il n'est pas de jour où cent
+navires ne fassent route pour tous les points du monde; mais la plupart
+étaient des bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir à Phileas
+Fogg.
+
+Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand
+il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un
+navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant
+échapper de gros flocons de fumée, indiquait qu'il se préparait à
+appareiller.
+
+Phileas Fogg héla un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups
+d'aviron, il se trouvait à l'échelle de l'_Henrietta_, steamer à coque de
+fer, dont tous les hauts étaient en bois.
+
+Le capitaine de l'_Henrietta_ était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont
+et fit demander le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt.
+
+C'était un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon
+qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé,
+cheveux rouges, forte encolure,--rien de l'aspect d'un homme du monde.
+
+«Le capitaine? demanda Mr. Fogg.
+
+--C'est moi.
+
+--Je suis Phileas Fogg, de Londres.
+
+--Et moi, Andrew Speedy, de Cardif.
+
+--Vous allez partir?...
+
+--Dans une heure.
+
+--Vous êtes chargé pour...?
+
+--Bordeaux.
+
+--Et votre cargaison?
+
+--Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest.
+
+--Vous avez des passagers?
+
+--Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et
+raisonnante.
+
+--Votre navire marche bien?
+
+--Entre onze et douze noeuds. L'_Henrietta_, bien connue.
+
+--Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes?
+
+--À Liverpool? Pourquoi pas en Chine?
+
+--Je dis Liverpool.
+
+--Non!
+
+--Non?
+
+--Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux.
+
+--N'importe quel prix?
+
+--N'importe quel prix.»
+
+Le capitaine avait parlé d'un ton qui n'admettait pas de réplique.
+
+«Mais les armateurs de l'_Henrietta_... reprit Phileas Fogg.
+
+--Les armateurs, c'est moi, répondit le capitaine. Le navire
+m'appartient.
+
+--Je vous affrète.
+
+--Non.
+
+--Je vous l'achète.
+
+--Non.»
+
+Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation était grave. Il
+n'en était pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de
+l'_Henrietta_ comme du patron de la _Tankadère_. Jusqu'ici l'argent du
+gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci,
+l'argent échouait.
+
+Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique en
+bateau--à moins de le traverser en ballon--, ce qui eût été fort
+aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'était pas réalisable.
+
+Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il dit au
+capitaine:
+
+«Eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux?
+
+--Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars!
+
+--Je vous en offre deux mille (10 000 F).
+
+--Par personne?
+
+--Par personne.
+
+--Et vous êtes quatre?
+
+--Quatre.»
+
+Le capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme s'il eût voulu
+en arracher l'épiderme. Huit mille dollars à gagner, sans modifier son
+voyage, cela valait bien la peine qu'il mît de côté son antipathie
+prononcée pour toute espèce de passager. Des passagers à deux mille
+dollars, d'ailleurs, ce ne sont plus des passagers, c'est de la
+marchandise précieuse.
+
+«Je pars à neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et si vous
+et les vôtres, vous êtes là?...
+
+--À neuf heures, nous serons à bord!» répondit non moins simplement Mr.
+Fogg.
+
+Il était huit heures et demie. Débarquer de l'_Henrietta_, monter dans une
+voiture, se rendre à l'hôtel Saint-Nicolas, en ramener Mrs. Aouda,
+Passepartout, et même l'inséparable Fix, auquel il offrait gracieusement
+le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne
+l'abandonnait en aucune circonstance.
+
+Au moment où l'_Henrietta_ appareillait, tous quatre étaient à bord.
+
+Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière traversée,
+il poussa un de ces «Oh!» prolongés, qui parcourent tous les intervalles
+de la gamme chromatique descendante!
+
+Quant à l'inspecteur Fix, il se dit que décidément la Banque
+d'Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en
+arrivant et en admettant que le sieur Fogg n'en jetât pas encore
+quelques poignées à la mer, plus de sept mille livres (175 000 F)
+manqueraient au sac à bank-notes!
+
+
+
+
+XXXIII
+
+OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
+
+
+
+Une heure après, le steamer _Henrietta_ dépassait le Light-boat qui marque
+l'entrée de l'Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en
+mer. Pendant la journée, il prolongea Long-Island, au large du feu de
+Fire-Island, et courut rapidement vers l'est.
+
+Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la passerelle pour
+faire le point. Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine
+Speedy! Pas le moins du monde. C'était Phileas Fogg. esq.
+
+Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé à clef dans
+sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient une colère, bien
+pardonnable, poussée jusqu'au paroxysme.
+
+Ce qui s'était passé était très simple. Phileas Fogg voulait aller à
+Liverpool, le capitaine ne voulait pas l'y conduire. Alors Phileas Fogg
+avait accepté de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures
+qu'il était à bord, il avait si bien manoeuvré à coups de bank-notes,
+que l'équipage, matelots et chauffeurs--équipage un peu interlope, qui
+était en assez mauvais termes avec le capitaine--, lui appartenait. Et
+voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine
+Speedy, pourquoi le capitaine était enfermé dans sa cabine, et pourquoi
+enfin l'_Henrietta_ se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était très
+clair, à voir manoeuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait été marin.
+
+Maintenant, comment finirait l'aventure, on le saurait plus tard.
+Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d'être inquiète, sans en rien
+dire. Fix, lui, avait été abasourdi tout d'abord. Quant à Passepartout,
+il trouvait la chose tout simplement adorable.
+
+«Entre onze et douze noeuds», avait dit le capitaine Speedy, et en effet
+l'_Henrietta_ se maintenait dans cette moyenne de vitesse.
+
+Si donc--que de «si» encore!--si donc la mer ne devenait pas trop
+mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l'est, s'il ne survenait aucune
+avarie au bâtiment, aucun accident à la machine, l'_Henrietta_, dans les
+neuf jours comptés du 12 décembre au 21, pouvait franchir les trois
+mille milles qui séparent New York de Liverpool. Il est vrai qu'une fois
+arrivé, l'affaire de l'_Henrietta_ brochant sur l'affaire de la Banque,
+cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu'il ne voudrait.
+
+Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d'excellentes
+conditions. La mer n'était pas trop dure; le vent paraissait fixé au
+nord-est; les voiles furent établies, et, sous ses goélettes,
+l'Henrietta marcha comme un vrai transatlantique.
+
+Passepartout était enchanté. Le dernier exploit de son maître, dont il
+ne voulait pas voir les conséquences, l'enthousiasmait. Jamais
+l'équipage n'avait vu un garçon plus gai, plus agile. Il faisait mille
+amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. Il leur
+prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour
+lui, ils manoeuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs
+chauffaient comme des héros. Sa bonne humeur, très communicative,
+s'imprégnait à tous. Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls.
+Il ne songeait qu'à ce but, si près d'être atteint, et parfois il
+bouillait d'impatience, comme s'il eût été chauffé par les fourneaux de
+l'_Henrietta_. Souvent aussi, le digne garçon tournait autour de Fix; il
+le regardait d'un oeil «qui en disait long»! mais il ne lui parlait pas,
+car il n'existait plus aucune intimité entre les deux anciens amis.
+
+D'ailleurs Fix, il faut le dire, n'y comprenait plus rien! La conquête
+de l'_Henrietta_, l'achat de son équipage, ce Fogg manoeuvrant comme un
+marin consommé, tout cet ensemble de choses l'étourdissait. Il ne savait
+plus que penser! Mais, après tout, un gentleman qui commençait par voler
+cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et
+Fix fut naturellement amené à croire que l'_Henrietta_, dirigée par Fogg,
+n'allait point du tout à Liverpool, mais dans quelque point du monde où
+le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en sûreté! Cette
+hypothèse, il faut bien l'avouer, était on ne peut plus plausible, et le
+détective commençait à regretter très sérieusement de s'être embarqué
+dans cette affaire.
+
+Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sa cabine, et
+Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne le faisait qu'en
+prenant les plus grandes précautions, quelque vigoureux qu'il fût. Mr.
+Fogg, lui, n'avait plus même l'air de se douter qu'il y eût un capitaine
+à bord.
+
+Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont là de
+mauvais parages. Pendant l'hiver surtout, les brumes y sont fréquentes,
+les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le baromètre,
+brusquement abaissé, faisait pressentir un changement prochain dans
+l'atmosphère. En effet, pendant la nuit, la température se modifia, le
+froid devint plus vif, et en même temps le vent sauta dans le sud-est.
+
+C'était un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s'écarter de sa
+route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Néanmoins, la marche
+du navire fut ralentie, attendu l'état de la mer, dont les longues lames
+brisaient contre son étrave. Il éprouva des mouvements de tangage très
+violents, et cela au détriment de sa vitesse. La brise tournait peu à
+peu à l'ouragan, et l'on prévoyait déjà le cas où l'_Henrietta_ ne
+pourrait plus se maintenir debout à la lame. Or, s'il fallait fuir,
+c'était l'inconnu avec toutes ses mauvaises chances.
+
+Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le ciel, et,
+pendant deux jours, l'honnête garçon éprouva de mortelles transes. Mais
+Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenir tête à la mer, et il
+fit toujours route, même sans se mettre sous petite vapeur. L'_Henrietta_,
+quand elle ne pouvait s'élever à la lame, passait au travers, et son
+pont était balayé en grand, mais elle passait. Quelquefois aussi
+l'hélice émergeait, battant l'air de ses branches affolées, lorsqu'une
+montagne d'eau soulevait l'arrière hors des flots, mais le navire allait
+toujours de l'avant.
+
+Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu'on aurait pu le craindre. Ce
+ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de
+quatre-vingt-dix milles à l'heure. Il se tint au grand frais, mais
+malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud-est et
+ne permit pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi qu'on va le
+voir, il eût été bien utile de venir en aide à la vapeur!
+
+Le 16 décembre, c'était le soixante quinzième jour écoulé depuis le
+départ de Londres. En somme, l'_Henrietta_ n'avait pas encore un retard
+inquiétant. La moitié de la traversée était à peu près faite, et les
+plus mauvais parages avaient été franchis. En été, on eût répondu du
+succès. En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison.
+Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le
+vent faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur.
+
+Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontra Mr.
+Fogg et s'entretint assez vivement avec lui.
+
+Sans savoir pourquoi--par un pressentiment sans doute--, Passepartout
+éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné une de ses oreilles
+pour entendre de l'autre ce qui se disait là. Cependant, il put saisir
+quelques mots, ceux-ci entre autres, prononcés par son maître:
+
+«Vous êtes certain de ce que vous avancez?
+
+--Certain, monsieur, répondit le mécanicien. N'oubliez pas que, depuis
+notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneaux allumés, et si nous
+avions assez de charbon pour aller à petite vapeur de New York à
+Bordeaux, nous n'en avons pas assez pour aller à toute vapeur de New
+York à Liverpool!
+
+--J'aviserai», répondit Mr. Fogg.
+
+Passepartout avait compris. Il fut pris d'une inquiétude mortelle.
+
+Le charbon allait manquer!
+
+«Ah! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un
+fameux homme!»
+
+Et ayant rencontré Fix, il ne put s'empêcher de le mettre au courant de
+la situation.
+
+«Alors, lui répondit l'agent les dents serrées, vous croyez que nous
+allons à Liverpool!
+
+--Parbleu!
+
+--Imbécile!» répondit l'inspecteur, qui s'en alla, haussant les épaules.
+
+Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont
+il ne pouvait d'ailleurs comprendre la vraie signification; mais il se
+dit que l'infortuné Fix devait être très désappointé, très humilié dans
+son amour-propre, après avoir si maladroitement suivi une fausse piste
+autour du monde, et il passa condamnation.
+
+Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg? Cela était
+difficile à imaginer. Cependant, il paraît que le flegmatique gentleman
+en prit un, car le soir même il fit venir le mécanicien et lui dit:
+
+«Poussez les feux et faites route jusqu'à complet épuisement du
+combustible.»
+
+Quelques instants après, la cheminée de l'_Henrietta_ vomissait des
+torrents de fumée.
+
+Le navire continua donc de marcher à toute vapeur; mais ainsi qu'il
+l'avait annoncé, deux jours plus tard, le 18, le mécanicien fit savoir
+que le charbon manquerait dans la journée.
+
+«Que l'on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Au
+contraire. Que l'on charge les soupapes».
+
+Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé la position
+du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna l'ordre
+d'aller chercher le capitaine Speedy. C'était comme si on eût commandé à
+ce brave garçon d'aller déchaîner un tigre, et il descendit dans la
+dunette, se disant:
+
+«Positivement il sera enragé!»
+
+En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons,
+une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c'était le capitaine
+Speedy. Il était évident qu'elle allait éclater.
+
+«Où sommes-nous?» telles furent les premières paroles qu'il prononça au
+milieu des suffocations de la colère, et certes, pour peu que le digne
+homme eût été apoplectique, il n'en serait jamais revenu.
+
+«Où sommes-nous? répéta-t-il, la face congestionnée.
+
+--À sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), répondit
+Mr. Fogg avec un calme imperturbable.
+
+--Pirate! s'écria Andrew Speedy.
+
+--Je vous ai fait venir, monsieur...
+
+--Écumeur de mer!
+
+--...monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre
+navire.
+
+--Non! de par tous les diables, non!
+
+--C'est que je vais être obligé de le brûler.
+
+--Brûler mon navire!
+
+--Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible.
+
+--Brûler mon navire! s'écria le capitaine Speedy, qui ne pouvait même
+plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars
+(250 000 F).
+
+--En voici soixante mille (300 000 F)! répondit Phileas Fogg, en offrant
+au capitaine une liasse de bank-notes.
+
+Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n'est pas Américain
+sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine
+émotion. Le capitaine oublia en un instant sa colère, son
+emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait
+vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d'or!... La bombe ne pouvait
+déjà plus éclater. Mr. Fogg en avait arraché la mèche.
+
+«Et la coque en fer me restera, dit-il d'un ton singulièrement radouci.
+
+--La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu?
+
+--Conclu.»
+
+Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta et les
+fit disparaître dans sa poche.
+
+Pendant cette scène, Passepartout était blanc. Quant à Fix, il faillit
+avoir un coup de sang. Près de vingt mille livres dépensées, et encore
+ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la coque et la machine,
+c'est-à-dire presque la valeur totale du navire! Il est vrai que la
+somme volée à la banque s'élevait à cinquante-cinq mille livres!
+
+Quand Andrew Speedy eut empoché l'argent:
+
+«Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vous étonne pas. Sachez
+que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu à Londres le 21
+décembre, à huit heures quarante-cinq du soir. Or, j'avais manqué le
+paquebot de New York, et comme vous refusiez de me conduire à
+Liverpool...
+
+--Et j'ai bien fait, par les cinquante mille diables de l'enfer, s'écria
+Andrew Speedy, puisque j'y gagne au moins quarante mille dollars.»
+
+Puis, plus posément:
+
+«Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine?...
+
+--Fogg.
+
+--Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous».
+
+Et après avoir fait à son passager ce qu'il croyait être un compliment,
+il s'en allait, quand Phileas Fogg lui dit:
+
+«Maintenant ce navire m'appartient?
+
+--Certes, de la quille à la pomme des mâts, pour tout ce qui est «bois»,
+s'entend!
+
+--Bien. Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces
+débris.»
+
+On juge ce qu'il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la
+vapeur en suffisante pression. Ce jour-là, la dunette, les rouffles, les
+cabines, les logements, le faux pont, tout y passa.
+
+Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres.
+On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. L'équipage y
+mettait un zèle incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant,
+faisait l'ouvrage de dix hommes. C'était une fureur de démolition.
+
+Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les oeuvres-mortes, la
+plus grande partie du pont, furent dévorés. L'_Henrietta_ n'était plus
+qu'un bâtiment rasé comme un ponton.
+
+Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte d'Irlande et du
+feu de Fastenet.
+
+Toutefois, à dix heures du soir, le navire n'était encore que par le
+travers de Queenstown. Phileas Fogg n'avait plus que vingt-quatre heures
+pour atteindre Londres! Or, c'était le temps qu'il fallait à l'_Henrietta_
+pour gagner Liverpool,--même en marchant à toute vapeur. Et la vapeur
+allait manquer enfin à l'audacieux gentleman!
+
+«Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par
+s'intéresser à ses projets, je vous plains vraiment. Tout est contre
+vous! Nous ne sommes encore que devant Queenstown.
+
+--Ah! fit Mr. Fogg, c'est Queenstown, cette ville dont nous apercevons
+les feux?
+
+--Oui.
+
+--Pouvons-nous entrer dans le port?
+
+--Pas avant trois heures. À pleine mer seulement.
+
+--Attendons!» répondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser voir
+sur son visage que, par une suprême inspiration, il allait tenter de
+vaincre encore une fois la chance contraire!
+
+En effet, Queenstown est un port de la côte d'Irlande dans lequel les
+transatlantiques qui viennent des États-Unis jettent en passant leur sac
+aux lettres. Ces lettres sont emportées à Dublin par des express
+toujours prêts à partir. De Dublin elles arrivent à Liverpool par des
+steamers de grande vitesse,--devançant ainsi de douze heures les
+marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes.
+
+Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d'Amérique, Phileas Fogg
+prétendait les gagner aussi. Au lieu d'arriver sur l'_Henrietta_, le
+lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi, et, par conséquent, il
+aurait le temps d'être à Londres avant huit heures quarante-cinq minutes
+du soir.
+
+Vers une heure du matin, l'_Henrietta_ entrait à haute mer dans le port de
+Queenstown, et Phileas Fogg, après avoir reçu une vigoureuse poignée de
+main du capitaine Speedy, le laissait sur la carcasse rasée de son
+navire, qui valait encore la moitié de ce qu'il l'avait vendue!
+
+Les passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce moment, eut une envie
+féroce d'arrêter le sieur Fogg. Il ne le fit pas, pourtant! Pourquoi?
+Quel combat se livrait donc en lui? Était-il revenu sur le compte de Mr.
+Fogg? Comprenait-il enfin qu'il s'était trompé? Toutefois, Fix
+n'abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avec Passepartout,
+qui ne prenait plus le temps de respirer, il montait dans le train de
+Queenstown à une heure et demi du matin, arrivait à Dublin au jour
+naissant, et s'embarquait aussitôt sur un des steamers--vrais fuseaux
+d'acier, tout en machine--qui, dédaignant de s'élever à la lame, passent
+invariablement au travers.
+
+À midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg débarquait enfin sur le
+quai de Liverpool. Il n'était plus qu'à six heures de Londres.
+
+Mais à ce moment, Fix s'approcha, lui mit la main sur l'épaule, et,
+exhibant son mandat:
+
+«Vous êtes le sieur Phileas Fogg? dit-il.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Au nom de la reine, je vous arrête!»
+
+
+
+
+XXXIV
+
+QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE,
+MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT
+
+
+
+Phileas Fogg était en prison. On l'avait enfermé dans le poste de
+Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en
+attendant son transfèrement à Londres.
+
+Au moment de l'arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur
+le détective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, épouvantée par la
+brutalité du fait, ne sachant rien, n'y pouvait rien comprendre.
+Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnête et
+courageux gentleman, auquel elle devait la vie, était arrêté comme
+voleur. La jeune femme protesta contre une telle allégation, son coeur
+s'indigna, et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit qu'elle
+ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.
+
+Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui
+commandait de l'arrêter, fût-il coupable ou non. La justice en
+déciderait.
+
+Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terrible qu'il
+était décidément la cause de tout ce malheur! En effet, pourquoi avait
+il caché cette aventure à Mr. Fogg? Quand Fix avait révélé et sa qualité
+d'inspecteur de police et la mission dont il était chargé, pourquoi
+avait-il pris sur lui de ne point avertir son maître? Celui-ci, prévenu,
+aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence; il lui
+aurait démontré son erreur; en tout cas, il n'eût pas véhiculé à ses
+frais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin
+avait été de l'arrêter, au moment où il mettait le pied sur le sol du
+Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, le pauvre
+garçon était pris d'irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine
+à voir. Il voulait se briser la tête!
+
+Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de
+la douane. Ils ne voulaient ni l'un ni l'autre quitter la place. Ils
+voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg.
+
+Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment
+où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans
+retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait
+jusqu'à huit heures quarante-cinq minutes pour se présenter au
+Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes,--et il ne lui en fallait
+que six pour atteindre Londres.
+
+En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr.
+Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère, imperturbable.
+Résigné, on n'eût pu le dire, mais ce dernier coup n'avait pu
+l'émouvoir, au moins en apparence. S'était-il formé en lui une de ces
+rages secrètes, terribles parce qu'elles sont contenues, et qui
+n'éclatent qu'au dernier moment avec une force irrésistible? On ne sait.
+Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi? Conservait-il
+quelque espoir? Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette
+prison était fermée sur lui?
+
+Quoi qu'il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une
+table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne
+s'échappait de ses lèvres, mais son regard avait une fixité singulière.
+
+En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne pouvait lire
+dans cette conscience, elle se résumait ainsi:
+
+Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné.
+
+Malhonnête homme, il était pris.
+
+Eut-il alors la pensée de se sauver? Songea-t-il à chercher si ce poste
+présentait une issue praticable? Pensa-t-il à fuir? On serait tenté de
+le croire, car, à un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais
+la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de
+fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille
+l'itinéraire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots:
+
+«21 décembre, samedi, Liverpool», il ajouta:
+
+«80e jour, 11 h 40 du matin», et il attendit.
+
+Une heure sonna à l'horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa
+montre avançait de deux minutes sur cette horloge.
+
+Deux heures! En admettant qu'il montât en ce moment dans un express, il
+pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Club avant huit heures
+quarante-cinq du soir. Son front se plissa légèrement...
+
+À deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un
+vacarme de portes qui s'ouvraient. On entendait la voix de Passepartout,
+on entendait la voix de Fix.
+
+Le regard de Phileas Fogg brilla un instant.
+
+La porte du poste s'ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui
+se précipitèrent vers lui.
+
+Fix était hors d'haleine, les cheveux en désordre... Il ne pouvait
+parler!
+
+«Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... une ressemblance
+déplorable... Voleur arrêté depuis trois jours... vous... libre!...»
+
+Phileas Fogg était libre! Il alla au détective. Il le regarda bien en
+face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il eût jamais fait eût
+qu'il dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arrière,
+puis, avec la précision d'un automate, il frappa de ses deux poings le
+malheureux inspecteur.
+
+«Bien tapé!» s'écria Passepartout, qui, se permettant un atroce jeu de
+mots, bien digne d'un Français, ajouta: «Pardieu voilà ce qu'on peut
+appeler une belle application de poings d'Angleterre!»
+
+Fix, renversé, ne prononça pas un mot. Il n'avait que ce qu'il méritait.
+Mais aussitôt Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quittèrent la douane.
+Ils se jetèrent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils
+arrivèrent à la gare de Liverpool.
+
+Phileas Fogg demanda s'il y avait un express prêt à partir pour
+Londres...
+
+Il était deux heures quarante... L'express était parti depuis
+trente-cinq minutes.
+
+Phileas Fogg commanda alors un train spécial.
+
+Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression; mais,
+attendu les exigences du service, le train spécial ne put quitter la
+gare avant trois heures.
+
+À trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots au
+mécanicien d'une certaine prime à gagner, filait dans la direction de
+Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur.
+
+Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare
+Liverpool de Londres--, chose très faisable, quand la voie est libre sur
+tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés, et, quand le
+gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dix sonnaient à toutes les
+horloges de Londres.
+
+Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait
+avec un retard de cinq minutes!...
+
+Il avait perdu.
+
+
+
+
+XXXV
+
+DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE QUE
+SON MAÎTRE LUI DONNE
+
+
+
+Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient été bien surpris, si
+on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré son domicile. Portes et
+fenêtres, tout était clos. Aucun changement ne s'était produit à
+l'extérieur.
+
+En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à
+Passepartout l'ordre d'acheter quelques provisions, et il était rentré
+dans sa maison.
+
+Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le
+frappait. Ruiné! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police!
+Après avoir marché d'un pas sûr pendant ce long parcours, après avoir
+renversé mille obstacles, bravé mille dangers, ayant encore trouvé le
+temps de faire quelque bien sur sa route, échouer au port devant un fait
+brutal, qu'il ne pouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé:
+cela était terrible! De la somme considérable qu'il avait emportée au
+départ, il ne lui restait qu'un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se
+composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères,
+et ces vingt mille livres, il les devait à ses collègues du Reform-Club.
+Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne l'eût pas enrichi sans
+doute, et il est probable qu'il n'avait pas cherché à s'enrichir--étant
+de ces hommes qui parient pour l'honneur--, mais ce pari perdu le
+ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. Il
+savait ce qui lui restait à faire.
+
+Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. Aouda.
+La jeune femme était désespérée. À certaines paroles prononcées par Mr.
+Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelque projet funeste.
+
+On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent
+quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d'une idée fixe.
+Aussi Passepartout, sans en avoir l'air, surveillait-il son maître.
+
+Mais, tout d'abord, l'honnête garçon était monté dans sa chambre et
+avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Il avait
+trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il
+pensa qu'il était plus que temps d'arrêter ces frais dont il était
+responsable.
+
+La nuit se passa. Mr. Fogg s'était couché, mais avait-il dormi? Quant à
+Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout,
+lui, avait veillé comme un chien à la porte de son maître.
+
+Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort
+brefs, de s'occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se
+contenterait d'une tasse de thé et d'une rôtie. Mrs. Aouda voudrait bien
+l'excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son temps était
+consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir
+seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l'entretenir
+pendant quelques instants.
+
+Passepartout, ayant communication du programme de la journée, n'avait
+plus qu'à s'y conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et
+il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Son coeur était gros, sa
+conscience bourrelée de remords, car il s'accusait plus que jamais de
+cet irréparable désastre. Oui! s'il eût prévenu Mr. Fogg, s'il lui eût
+dévoilé les projets de l'agent Fix, Mr. Fogg n'aurait certainement pas
+traîné l'agent Fix jusqu'à Liverpool, et alors...
+
+Passepartout ne put plus y tenir.
+
+«Mon maître! monsieur Fogg! s'écria-t-il, maudissez-moi. C'est par ma
+faute que...
+
+--Je n'accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme.
+Allez.»
+
+Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à
+laquelle il fit connaître les intentions de son maître.
+
+«Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien! Je n'ai aucune
+influence sur l'esprit de mon maître. Vous, peut-être...
+
+--Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n'en subit
+aucune! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête
+à déborder! A-t-il jamais lu dans mon coeur!... Mon ami, il ne faudra
+pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu'il a manifesté
+l'intention de me parler ce soir?
+
+--Oui, madame. Il s'agit sans doute de sauvegarder votre situation en
+Angleterre.
+
+--Attendons», répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.
+
+Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison de Saville-row fut
+comme si elle eût été inhabitée, et, pour la première fois depuis qu'il
+demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n'alla pas à son club, quand
+onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement.
+
+Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club? Ses
+collègues ne l'y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, à cette
+date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas
+Fogg n'avait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari était
+perdu. Il n'était même pas nécessaire qu'il allât chez son banquier pour
+y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient
+entre les mains un chèque signé de lui, et il suffisait d'une simple
+écriture à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille livres
+fussent portées à leur crédit.
+
+Mr. Fogg n'avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans
+sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartout ne cessa de monter
+et de descendre l'escalier de la maison de Saville-row. Les heures ne
+marchaient pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à la porte de la
+chambre de son maître, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la
+moindre indiscrétion! Il regardait par le trou de la serrure, et il
+s'imaginait avoir ce droit! Passepartout redoutait à chaque instant
+quelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement
+s'était fait dans son esprit. Il n'en voulait plus à l'inspecteur de
+police. Fix s'était trompé comme tout le monde à l'égard de Phileas
+Fogg, et, en le filant, en l'arrêtant, il n'avait fait que son devoir,
+tandis que lui... Cette pensée l'accablait, et il se tenait pour le
+dernier des misérables.
+
+Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d'être seul, il
+frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il
+s'asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme
+toujours pensive.
+
+Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. Aouda si
+elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, la jeune femme et
+lui étaient seuls dans cette chambre.
+
+Phileas Fogg prit une chaise et s'assit près de la cheminée, en face de
+Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour
+était exactement le Fogg du départ. Même calme, même impassibilité.
+
+Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs.
+Aouda:
+
+«Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre?
+
+--Moi, monsieur Fogg!... répondit Mrs. Aouda, en comprimant les
+battements de son coeur.
+
+--Veuillez me permettre d'achever, reprit Mr. Fogg. Lorsque j'eus la
+pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue si dangereuse
+pour vous, j'étais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune
+à votre disposition. Votre existence eût été heureuse et libre.
+Maintenant, je suis ruiné.
+
+--Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vous
+demanderai à mon tour: Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et--qui
+sait?--d'avoir peut-être, en vous retardant, contribué à votre ruine?
+
+--Madame, vous ne pouviez rester dans l'Inde, et votre salut n'était
+assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne
+pussent vous reprendre.
+
+--Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de m'arracher à
+une mort horrible, vous vous croyiez encore obligé d'assurer ma position
+à l'étranger?
+
+--Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi.
+Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de
+disposer en votre faveur.
+
+--Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous? demanda Mrs. Aouda.
+
+--Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n'ai besoin de rien.
+
+--Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend?
+
+--Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg.
+
+--En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindre un
+homme tel que vous. Vos amis...
+
+--Je n'ai point d'amis, madame.
+
+--Vos parents...
+
+--Je n'ai plus de parents.
+
+--Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l'isolement est une triste
+chose. Quoi! pas un coeur pour y verser vos peines. On dit cependant
+qu'à deux la misère elle-même est supportable encore!
+
+--On le dit, madame.
+
+--Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au
+gentleman, voulez-vous à la fois d'une parente et d'une amie?
+Voulez-vous de moi pour votre femme?»
+
+Mr. Fogg, à cette parole, s'était levé à son tour. Il y avait comme un
+reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres.
+Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la
+douceur de ce beau regard d'une noble femme qui ose tout pour sauver
+celui auquel elle doit tout, l'étonnèrent d'abord, puis le pénétrèrent.
+Il ferma les yeux un instant, comme pour éviter que ce regard ne
+s'enfonçât plus avant... Quand il les rouvrit:
+
+«Je vous aime! dit-il simplement. Oui, en vérité, par tout ce qu'il y a
+de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis tout à vous!
+
+--Ah!...» s'écria Mrs. Aouda, en portant la main à son coeur.
+
+Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenait encore dans
+sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face
+rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales.
+
+Mr. Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le
+révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone.
+
+Passepartout sourit de son meilleur sourire.
+
+«Jamais trop tard», dit-il.
+
+Il n'était que huit heures cinq.
+
+«Ce serait pour demain, lundi! dit-il.
+
+--Pour demain lundi? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme.
+
+--Pour demain lundi!» répondit Mrs. Aouda.
+
+Passepartout sortit, tout courant.
+
+
+
+
+XXXVI
+
+DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ
+
+
+
+Il est temps de dire ici quel revirement de l'opinion s'était produit
+dans le Royaume-Uni, quand on apprit l'arrestation du vrai voleur de la
+Banque un certain James Strand--qui avait eu lieu le 17 décembre, à
+Édimbourg.
+
+Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police
+poursuivait à outrance, et maintenant c'était le plus honnête gentleman,
+qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du
+monde.
+
+Quel effet, quel bruit dans les journaux! Tous les parieurs pour ou
+contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par
+magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les
+engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec
+une nouvelle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le
+marché.
+
+Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces trois
+jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu'ils avaient
+oublié reparaissait à leurs yeux! Où était-il en ce moment? Le 17
+décembre--, jour où James Strand fut arrêté--, il y avait soixante-seize
+jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui! Avait-il
+succombé? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait il sa marche
+suivant l'itinéraire convenu? Et le samedi 21 décembre, à huit heures
+quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de
+l'exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club?
+
+Il faut renoncer à peindre l'anxiété dans laquelle, pendant trois jours,
+vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en
+Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg! On envoya
+matin et soir observer la maison de Saville-row... Rien. La police
+elle-même ne savait plus ce qu'était devenu le détective Fix, qui
+s'était si malencontreusement jeté sur une fausse piste. Ce qui
+n'empêcha pas les paris de s'engager de nouveau sur une plus vaste
+échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier
+tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à
+cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à
+égalité.
+
+Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues
+voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en
+permanence aux abords du Reform-Club. La circulation était empêchée. On
+discutait, on disputait, on criait les cours du «Phileas Fogg», comme
+ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à
+contenir le populaire, et à mesure que s'avançait l'heure à laquelle
+devait arriver Phileas Fogg, l'émotion prenait des proportions
+invraisemblables.
+
+Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf
+heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John
+Sullivan et Samuel Fallentin, l'ingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph,
+administrateur de la Banque d'Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan,
+tous attendaient avec anxiété.
+
+Au moment où l'horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq,
+Andrew Stuart, se levant, dit:
+
+«Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg
+et nous sera expiré.
+
+--À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool? demanda
+Thomas Flanagan.
+
+--À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train
+suivant n'arrive qu'à minuit dix.
+
+--Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé
+par le train de sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous
+pouvons donc considérer le pari comme gagné.
+
+--Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous
+voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son
+exactitude en tout est bien connue. Il n'arrive jamais ni trop tard ni
+trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n'en
+serais pas autrement surpris.
+
+--Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, très nerveux, je
+le verrais je n'y croirais pas.
+
+--En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était
+insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvait empêcher des
+retards inévitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours
+seulement suffisait à compromettre son voyage.
+
+--Vous remarquerez, d'ailleurs, ajouta John Sullivan, que nous n'avons
+reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, les fils
+télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.
+
+--Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu!
+Vous savez, d'ailleurs, que le _China_--le seul paquebot de New York qu'il
+pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile--est arrivé hier. Or,
+voici la liste des passagers, publiée par la Shipping Gazette, et le nom
+de Phileas Fogg n'y figure pas. En admettant les chances les plus
+favorables, notre collègue est à peine en Amérique! J'estime à vingt
+jours, au moins, le retard qu'il subira sur la date convenue, et le
+vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres!
+
+--C'est évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nous n'aurons qu'à
+présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg».
+
+En ce moment l'horloge du salon sonna huit heures quarante.
+
+«Encore cinq minutes», dit Andrew Stuart.
+
+Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que les battements de
+leur coeur avaient subi une légère accélération, car enfin, même pour de
+beaux joueurs, la partie était forte! Mais ils n'en voulaient rien
+laisser paraître, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils
+prirent place à une table de jeu.
+
+«Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit
+Andrew Stuart en s'asseyant, quand même on m'en offrirait trois mille
+neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!»
+
+L'aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes.
+
+Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant, leur regard
+se fixait sur l'horloge. On peut affirmer que, quelle que fût leur
+sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru si longues!
+
+«Huit heures quarante-trois», dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que
+lui présentait Gauthier Ralph.
+
+Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club était
+tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que
+dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l'horloge battait la
+seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter
+les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille.
+
+«Huit heures quarante-quatre!» dit John Sullivan d'une voix dans
+laquelle on sentait une émotion involontaire.
+
+Plus qu'une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et ses
+collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes! Ils
+comptaient les secondes!
+
+À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore!
+
+À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des
+applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se
+propagèrent dans un roulement continu.
+
+Les joueurs se levèrent.
+
+À la cinquante-septième seconde, la porte du salon s'ouvrit, et le
+balancier n'avait pas battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg
+apparaissait, suivi d'une foule en délire qui avait forcé l'entrée du
+club, et de sa voix calme:
+
+«Me voici, messieurs», disait-il.
+
+
+
+
+XXXVII
+
+DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ À FAIRE CE
+TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR
+
+
+
+Oui! Phileas Fogg en personne.
+
+On se rappelle qu'à huit heures cinq du soir--vingt-cinq heures environ
+après l'arrivée des voyageurs à Londres--, Passepartout avait été chargé
+par son maître de prévenir le révérend Samuel Wilson au sujet d'un
+certain mariage qui devait se conclure le lendemain même.
+
+Passepartout était donc parti, enchanté. Il se rendit d'un pas rapide à
+la demeure du révérend Samuel Wilson, qui n'était pas encore rentré.
+Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes
+minutes au moins.
+
+Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du
+révérend. Mais dans quel état! Les cheveux en désordre, sans chapeau,
+courant, courant, comme on n'a jamais vu courir de mémoire d'homme,
+renversant les passants, se précipitant comme une trombe sur les
+trottoirs!
+
+En trois minutes, il était de retour à la maison de Saville-row, et il
+tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg.
+
+Il ne pouvait parler.
+
+«Qu'y a-t-il? demanda Mr. Fogg.
+
+--Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible.
+
+--Impossible?
+
+--Impossible... pour demain.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que demain... c'est dimanche!
+
+--Lundi, répondit Mr. Fogg.
+
+--Non... aujourd'hui... samedi.
+
+--Samedi? impossible!
+
+--Si, si, si, si! s'écria Passepartout. Vous vous êtes trompé d'un jour!
+Nous sommes arrivés vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste
+plus que dix minutes!...»
+
+Passepartout avait saisi son maître au collet, et il l'entraînait avec
+une force irrésistible!
+
+Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir, quitta sa
+chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit cent livres au
+cocher, et après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq voitures, il
+arriva au Reform-Club.
+
+L'horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le
+grand salon...
+
+Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours!...
+
+Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres!
+
+Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu
+commettre cette erreur de jour? Comment se croyait-il au samedi soir, 21
+décembre, quand il débarqua à Londres, alors qu'il n'était qu'au
+vendredi, 20 décembre, soixante dix neuf jours seulement après son
+départ?
+
+Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple.
+
+Phileas Fogg avait, «sans s'en douter», gagné un jour sur son
+itinéraire,--et cela uniquement parce qu'il avait fait le tour du monde
+en allant vers l'_est_, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant
+en sens inverse, soit vers l'_ouest_.
+
+En effet, en marchant vers l'est, Phileas Fogg allait au-devant du
+soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour lui d'autant de
+fois quatre minutes qu'il franchissait de degrés dans cette direction.
+Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre,
+et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes,
+donnent précisément vingt-quatre heures,--c'est-à-dire ce jour
+inconsciemment gagné. En d'autres termes, pendant que Phileas Fogg,
+marchant vers l'est, voyait le soleil passer _quatre-vingts fois_ au
+méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que
+_soixante-dix-neuf fois_. C'est pourquoi, ce jour-là même, qui était le
+samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci
+l'attendaient dans le salon du Reform-Club.
+
+Et c'est ce que la fameuse montre de Passepartout--qui avait toujours
+conservé l'heure de Londres--eût constaté si, en même temps que les
+minutes et les heures, elle eût marqué les jours!
+
+Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais comme il en
+avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire
+était médiocre. Toutefois, on l'a dit, l'excentrique gentleman n'avait,
+en ce pari, cherché que la lutte, non la fortune. Et même, les mille
+livres restant, il les partagea entre l'honnête Passepartout et le
+malheureux Fix, auquel il était incapable d'en vouloir. Seulement, et
+pour la régularité, il retint à son serviteur le prix des dix-neuf cent
+vingt heures de gaz dépensé par sa faute.
+
+Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à
+Mrs. Aouda:
+
+«Ce mariage vous convient-il toujours, madame?
+
+--Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c'est à moi de vous faire cette
+question. Vous étiez ruiné, vous voici riche...
+
+--Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous n'aviez
+pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne serait pas allé chez
+le révérend Samuel Wilson, je n'aurais pas été averti de mon erreur,
+et...
+
+--Cher monsieur Fogg..., dit la jeune femme.
+
+--Chère Aouda...», répondit Phileas Fogg.
+
+On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard,
+et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, y figura comme
+témoin de la jeune femme. Ne l'avait-il pas sauvée, et ne lui devait-on
+pas cet honneur?
+
+Seulement, le lendemain, dès l'aube, Passepartout frappait avec fracas à
+la porte de son maître.
+
+La porte s'ouvrit, et l'impassible gentleman parut.
+
+«Qu'y a-t-il, Passepartout?
+
+--Ce qu'il y a, monsieur! Il y a que je viens d'apprendre à l'instant...
+
+--Quoi donc?
+
+--Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours
+seulement.
+
+--Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l'Inde. Mais si je
+n'avais pas traversé l'Inde, je n'aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne
+serait pas ma femme, et...»
+
+Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte.
+
+Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en
+quatre-vingts jours ce voyage autour du monde! Il avait employé pour ce
+faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures,
+yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. L'excentrique
+gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de
+sang-froid et d'exactitude. Mais après? Qu'avait-il gagné à ce
+déplacement? Qu'avait-il rapporté de ce voyage?
+
+Rien, dira-t-on? Rien, soit, si ce n'est une charmante femme,
+qui--quelque invraisemblable que cela puisse paraître--le rendit le plus
+heureux des hommes!
+
+En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde?
+
+FIN
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le Tour du Monde en 80 Jours, by Jules Verne
+
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+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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