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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:15:50 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org/license + + +Title: Le Tour du Monde en 80 Jours + +Author: Jules Verne + +Posting Date: October 5, 2013 [EBook #800] +Release Date: January, 1997 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS *** + + + + +Produced by ebooksgratuits + + + + + +Jules Verne + +LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS + +(1873) + + + + +Table des matières + + +I DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT +L'UN COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE + +II OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL + +III OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG + +IV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE + +V DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES + +VI DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME + +VII QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN +MATIÈRE DE POLICE + +VIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE +CONVIENDRAIT + +IX OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS +DE PHILEAS FOGG + +X OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA +CHAUSSURE + +XI OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX + +XII OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS +DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT + +XIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE +SOURIT AUX AUDACIEUX + +XIV DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE +SANS MÊME SONGER À LA VOIR + +XV OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE +LIVRES + +XVI OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI +PARLE + +XVII OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE +SINGAPORE À HONG-KONG + +XVIII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ, +VA À SES AFFAIRES + +XIX OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI +S'ENSUIT + +XX DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG + +XXI OÙ LE PATRON DE LA «_Tankadère_» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE +DEUX CENTS LIVRES + +XXII OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT +D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE + +XXIII DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT + +XXIV PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE + +XXV OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING + +XXVI DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE + +XXVII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À +L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE + +XXVIII DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE +LANGAGE DE LA RAISON + +XXIX OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT +QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION + +XXX DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR + +XXXI DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS +DE PHILEAS FOGG + +XXXII DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA +MAUVAISE CHANCE + +XXXIII OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES + +XXXIV QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS +ATROCE, MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT + +XXXV DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE +QUE SON MAÎTRE LUI DONNE + +XXXVI DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ + +XXXVII DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ À FAIRE +CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR + + + + +I + +DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT RÉCIPROQUEMENT L'UN +COMME MAÎTRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE + + +En l'année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row, +Burlington Gardens--maison dans laquelle Sheridan mourut en 1814--, +était habitée par Phileas Fogg, esq., l'un des membres les plus +singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu'il +semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l'attention. + +À l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre, succédait +donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on ne savait rien, +sinon que c'était un fort galant homme et l'un des plus beaux gentlemen +de la haute société anglaise. + +On disait qu'il ressemblait à Byron--par la tête, car il était +irréprochable quant aux pieds--, mais un Byron à moustaches et à +favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans vieillir. + +Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n'était peut-être pas Londonner. On ne +l'avait jamais vu ni à la Bourse, ni à la Banque, ni dans aucun des +comptoirs de la Cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n'avaient +jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne +figurait dans aucun comité d'administration. Son nom n'avait jamais +retenti dans un collège d'avocats, ni au Temple, ni à Lincoln's-inn, ni +à Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni à la Cour du chancelier, ni au Banc +de la Reine, ni à l'Échiquier, ni en Cour ecclésiastique. Il n'était ni +industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait +partie ni de l'_Institution royale de la Grande-Bretagne_, ni de +l'_Institution de Londres_, ni de l'_Institution des Artisans_, ni de +l'_Institution Russell_, ni de l'_Institution littéraire de l'Ouest_, ni de +l'_Institution du Droit_, ni de cette _Institution des Arts et des Sciences +réunis_, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté. +Il n'appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui pullulent +dans la capitale de l'Angleterre, depuis la _Société de l'Armonica_ +jusqu'à la _Société entomologique_, fondée principalement dans le but de +détruire les insectes nuisibles. + +Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout. + +À qui s'étonnerait de ce qu'un gentleman aussi mystérieux comptât parmi +les membres de cette honorable association, on répondra qu'il passa sur +la recommandation de MM. Baring frères, chez lesquels il avait un crédit +ouvert. De là une certaine «surface», due à ce que ses chèques étaient +régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant +invariablement créditeur. + +Ce Phileas Fogg était-il riche? Incontestablement. Mais comment il avait +fait fortune, c'est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr. +Fogg était le dernier auquel il convînt de s'adresser pour l'apprendre. +En tout cas, il n'était prodigue de rien, mais non avare, car partout où +il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il +l'apportait silencieusement et même anonymement. + +En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi +peu que possible, et semblait d'autant plus mystérieux qu'il était +silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu'il faisait était +si mathématiquement toujours la même chose, que l'imagination, +mécontente, cherchait au-delà. + +Avait-il voyagé? C'était probable, car personne ne possédait mieux que +lui la carte du monde. Il n'était endroit si reculé dont il ne parût +avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs +et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club +au sujet des voyageurs perdus ou égarés; il indiquait les vraies +probabilités, et ses paroles s'étaient trouvées souvent comme inspirées +par une seconde vue, tant l'événement finissait toujours par les +justifier. C'était un homme qui avait dû voyager partout,--en esprit, +tout au moins. + +Ce qui était certain toutefois, c'est que, depuis de longues années, +Phileas Fogg n'avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l'honneur de +le connaître un peu plus que les autres attestaient que--si ce n'est sur +ce chemin direct qu'il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au +club--personne ne pouvait prétendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son seul +passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du +silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses +gains n'entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme +importante à son budget de charité. D'ailleurs, il faut le remarquer, +Mr. Fogg jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était +pour lui un combat, une lutte contre une difficulté, mais une lutte sans +mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son +caractère. + +On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants,--ce qui peut +arriver aux gens les plus honnêtes,--ni parents ni amis,--ce qui est +plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de +Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il +n'était question. Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant, +dînant au club à des heures chronométriquement déterminées, dans la même +salle, à la même table, ne traitant point ses collègues, n'invitant +aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit +précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club +tient à la disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, +il en passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il +s'occupât de sa toilette. S'il se promenait, c'était invariablement, +d'un pas égal, dans la salle d'entrée parquetée en marqueterie, ou sur +la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s'arrondit un dôme à +vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge. +S'il dînait ou déjeunait, c'étaient les cuisines, le garde-manger, +l'office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa +table leurs succulentes réserves; c'étaient les domestiques du club, +graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à semelles de +molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un +admirable linge en toile de Saxe; c'étaient les cristaux à moule perdu +du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de +cannelle, de capillaire et de cinnamome; c'était enfin la glace du +club--glace venue à grands frais des lacs d'Amérique--qui entretenait +ses boissons dans un satisfaisant état de fraîcheur. + +Si vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut +convenir que l'excentricité a du bon! + +La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un +extrême confort. D'ailleurs, avec les habitudes invariables du +locataire, le service s'y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg +exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité +extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné +son congé à James Forster--ce garçon s'étant rendu coupable de lui avoir +apporté pour sa barbe de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit +au lieu de quatre-vingt-six--, et il attendait son successeur, qui +devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie. + +Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds +rapprochés comme ceux d'un soldat à la parade, les mains appuyées sur +les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l'aiguille +de la pendule,--appareil compliqué qui indiquait les heures, les +minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l'année. À onze +heures et demie sonnant, Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne +habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club. + +En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait +Phileas Fogg. + +James Forster, le congédié, apparut. + +«Le nouveau domestique», dit-il. + +Un garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et salua. + +«Vous êtes Français et vous vous nommez John? lui demanda Phileas Fogg. + +--Jean, n'en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean +Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait mon aptitude +naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un honnête garçon, +monsieur, mais, pour être franc, j'ai fait plusieurs métiers. J'ai été +chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme +Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin; puis je suis devenu +professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents plus utiles, et, +en dernier lieu, j'étais sergent de pompiers, à Paris. J'ai même dans +mon dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j'ai +quitté la France et que, voulant goûter de la vie de famille, je suis +valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant sans place et ayant +appris que M. Phileas Fogg était l'homme le plus exact et le plus +sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec +l'espérance d'y vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de +Passepartout... + +--Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m'êtes +recommandé. J'ai de bons renseignements sur votre compte. Vous +connaissez mes conditions? + +--Oui, monsieur. + +--Bien. Quelle heure avez-vous? + +--Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des +profondeurs de son gousset une énorme montre d'argent. + +--Vous retardez, dit Mr. Fogg. + +--Que monsieur me pardonne, mais c'est impossible. + +--Vous retardez de quatre minutes. N'importe. Il suffit de constater +l'écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin, +ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon service.» + +Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le +plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et disparut sans ajouter +une parole. + +Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois: +c'était son nouveau maître qui sortait; puis une seconde fois: c'était +son prédécesseur, James Forster, qui s'en allait à son tour. + +Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row. + + + + +II + +OÙ PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL + + +«Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord, j'ai connu +chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître!» + +Il convient de dire ici que les «bonshommes» de Mme Tussaud sont des +figures de cire, fort visitées à Londres, et auxquelles il ne manque +vraiment que la parole. + +Pendant les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas Fogg, +Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné son futur +maître. C'était un homme qui pouvait avoir quarante ans, de figure noble +et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger embonpoint, blond +de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes, +figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait +posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent «le +repos dans l'action», faculté commune à tous ceux qui font plus de +besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l'oeil pur, la paupière +immobile, c'était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui se +rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont Angelica +Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau l'attitude un peu +académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman +donnait l'idée d'un être bien équilibré dans toutes ses parties, +justement pondéré, aussi parfait qu'un chronomètre de Leroy ou de +Earnshaw. C'est qu'en effet, Phileas Fogg était l'exactitude +personnifiée, ce qui se voyait clairement à «l'expression de ses pieds +et de ses mains», car chez l'homme, aussi bien que chez les animaux, les +membres eux-mêmes sont des organes expressifs des passions. + +Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais +pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs +mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par +le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se +permettait aucun geste superflu. On ne l'avait jamais vu ému ni troublé. +C'était l'homme le moins hâté du monde, mais il arrivait toujours à +temps. Toutefois, on comprendra qu'il vécût seul et pour ainsi dire en +dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut +faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne +se frottait à personne. + +Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris, depuis cinq +ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait à Londres le métier de +valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût +s'attacher. + +Passepartout n'était point un de ces Frontins ou Mascarilles qui, les +épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l'oeil sec, ne sont +que d'impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de +physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à +goûter ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes +têtes rondes que l'on aime à voir sur les épaules d'un ami. Il avait les +yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu'il pût +lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille +forte, une musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne +que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses +cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquité +connaissaient dix-huit façons d'arranger la chevelure de Minerve, +Passepartout n'en connaissait qu'une pour disposer la sienne: trois +coups de démêloir, et il était coiffé. + +De dire si le caractère expansif de ce garçon s'accorderait avec celui +de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet +pas. Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu'il +fallait à son maître? On ne le verrait qu'à l'user. Après avoir eu, on +le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant +entendu vanter le méthodisme anglais et la froideur proverbiale des +gentlemen, il vint chercher fortune en Angleterre. Mais, jusqu'alors, le +sort l'avait mal servi. Il n'avait pu prendre racine nulle part. Il +avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur +d'aventures ou coureur de pays,--ce qui ne pouvait plus convenir à +Passepartout. Son dernier maître, le jeune Lord Longsferry, membre du +Parlement, après avoir passé ses nuits dans les «oysters-rooms» +d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des +policemen. Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son +maître, risqua quelques respectueuses observations qui furent mal +reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, +esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce +gentleman. Un personnage dont l'existence était si régulière, qui ne +découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais, pas +même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis +dans les circonstances que l'on sait. + +Passepartout--onze heures et demie étant sonnées--se trouvait donc seul +dans la maison de Saville-row. Aussitôt il en commença l'inspection. Il +la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère, +puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit +l'effet d'une belle coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée +et chauffée au gaz, car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les +besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au +second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des +timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en +communication avec les appartements de l'entresol et du premier étage. +Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de +la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au +même instant, la même seconde. + +«Cela me va, cela me va!» se dit Passepartout. + +Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la +pendule. C'était le programme du service quotidien. Il +comprenait--depuis huit heures du matin, heure réglementaire à laquelle +se levait Phileas Fogg, jusqu'à onze heures et demie, heure à laquelle +il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club--tous les +détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois, +l'eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix +heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à +minuit--heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman--, tout +était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une joie de méditer +ce programme et d'en graver les divers articles dans son esprit. + +Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et +merveilleusement comprise. Chaque pantalon, habit ou gilet portait un +numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et de sortie, +indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient +être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures. + +En somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le temple du +désordre à l'époque de l'illustre mais dissipé Sheridan--, ameublement +confortable, annonçant une belle aisance. Pas de bibliothèque, pas de +livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le +Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l'une consacrée +aux lettres, l'autre au droit et à la politique. Dans la chambre à +coucher, un coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction +défendait aussi bien de l'incendie que du vol. Point d'armes dans la +maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les +habitudes les plus pacifiques. + +Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les +mains, sa large figure s'épanouit, et il répéta joyeusement: + +«Cela me va! voilà mon affaire! Nous nous entendrons parfaitement, Mr. +Fogg et moi! Un homme casanier et régulier! Une véritable mécanique! Eh +bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique!» + + + + +III + +OÙ S'ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER À PHILEAS FOGG + + + +Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et +demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois son pied +droit devant son pied gauche et cinq cent soixante-seize fois son pied +gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste édifice, +élevé dans Pall-Mall, qui n'a pas coûté moins de trois millions à bâtir. + +Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf +fenêtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par +l'automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert +l'attendait. Son déjeuner se composait d'un hors-d'oeuvre, d'un poisson +bouilli relevé d'une «reading sauce» de premier choix, d'un roastbeef +écarlate agrémenté de condiments «mushroom», d'un gâteau farci de tiges +de rhubarbe et de groseilles vertes, d'un morceau de chester,--le tout +arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli +pour l'office du Reform-Club. + +À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand +salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un +domestique lui remit le _Times_ non coupé, dont Phileas Fogg opéra le +laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande +habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa +Phileas Fogg jusqu'à trois heures quarante-cinq, et celle du +Standard--qui lui succéda--dura jusqu'au dîner. Ce repas s'accomplit +dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de «royal +british sauce». + +À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et +s'absorba dans la lecture du _Morning Chronicle_. + +Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur +entrée et s'approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille. +C'étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui +enragés joueurs de whist: l'ingénieur Andrew Stuart, les banquiers John +Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier +Ralph, un des administrateurs de la Banque d'Angleterre,--personnages +riches et considérés, même dans ce club qui compte parmi ses membres les +sommités de l'industrie et de la finance. + +«Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de +vol? + +--Eh bien, répondit Andrew Stuart, la Banque en sera pour son argent. + +--J'espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main +sur l'auteur du vol. Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont +été envoyés en Amérique et en Europe, dans tous les principaux ports +d'embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce monsieur de +leur échapper. + +--Mais on a donc le signalement du voleur? demanda Andrew Stuart. + +--D'abord, ce n'est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph. + +--Comment, ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait +cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375 000 francs)? + +--Non, répondit Gauthier Ralph. + +--C'est donc un industriel? dit John Sullivan. + +--Le _Morning Chronicle_ assure que c'est un gentleman.» + +Celui qui fit cette réponse n'était autre que Phileas Fogg, dont la tête +émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps, +Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut. + +Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni +discutaient avec ardeur, s'était accompli trois jours auparavant, le 29 +septembre. Une liasse de bank-notes, formant l'énorme somme de +cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier +principal de la Banque d'Angleterre. + +À qui s'étonnait qu'un tel vol eût pu s'accomplir aussi facilement, le +sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à répondre qu'à ce moment +même, le caissier s'occupait d'enregistrer une recette de trois +shillings six pence, et qu'on ne saurait avoir l'oeil à tout. + +Mais il convient de faire observer ici--ce qui rend le fait plus +explicable--que cet admirable établissement de «Bank of England» paraît +se soucier extrêmement de la dignité du public. Point de gardes, point +d'invalides, point de grillages! L'or, l'argent, les billets sont +exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne +saurait mettre en suspicion l'honorabilité d'un passant quelconque. Un +des meilleurs observateurs des usages anglais raconte même ceci: Dans +une des salles de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la +curiosité de voir de plus près un lingot d'or pesant sept à huit livres, +qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier; il prit ce lingot, +l'examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le +lingot, de main en main, s'en alla jusqu'au fond d'un corridor obscur, +et ne revint qu'une demi-heure après reprendre sa place, sans que le +caissier eût seulement levé la tête. + +Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. +La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge, +posée au-dessus du «drawing-office», sonna à cinq heures la fermeture +des bureaux, la Banque d'Angleterre n'avait plus qu'à passer +cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes. + +Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des «détectives», choisis +parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à +Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à Brindisi, à New York, etc., +avec promesse, en cas de succès, d'une prime de deux mille livres (50 +000 F) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant +les renseignements que devait fournir l'enquête immédiatement commencée, +ces inspecteurs avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous les +voyageurs en arrivée ou en partance. + +Or, précisément, ainsi que le disait le _Morning Chronicle_, on avait lieu +de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie d'aucune des sociétés +de voleurs d'Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un +gentleman bien mis, de bonnes manières, l'air distingué, avait été +remarqué, qui allait et venait dans la salle des paiements, théâtre du +vol. L'enquête avait permis de refaire assez exactement le signalement +de ce gentleman, signalement qui fut aussitôt adressé à tous les +détectives du Royaume-Uni et du continent quelques bons esprits--et +Gauthier Ralph était du nombre--se croyaient donc fondés à espérer que +le voleur n'échapperait pas. + +Comme on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres et dans +toute l'Angleterre. On discutait, on se passionnait pour ou contre les +probabilités du succès de la police métropolitaine. On ne s'étonnera +donc pas d'entendre les membres du Reform-Club traiter la même question, +d'autant plus que l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait +parmi eux. + +L'honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des +recherches, estimant que la prime offerte devrait singulièrement +aiguiser le zèle et l'intelligence des agents. Mais son collègue, Andrew +Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua +donc entre les gentlemen, qui s'étaient assis à une table de whist, +Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, +les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robres, la conversation +interrompue reprenait de plus belle. + +«Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du +voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme! + +--Allons donc! répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans lequel il +puisse se réfugier. + +--Par exemple! + +--Où voulez-vous qu'il aille? + +--Je n'en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre +est assez vaste. + +--Elle l'était autrefois...», dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis: «À vous +de couper, monsieur», ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas +Flanagan. + +La discussion fut suspendue pendant le robre. Mais bientôt Andrew Stuart +la reprenait, disant: + +«Comment, autrefois! Est-ce que la terre a diminué, par hasard? + +--Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l'avis de Mr. Fogg. La +terre a diminué, puisqu'on la parcourt maintenant dix fois plus vite +qu'il y a cent ans. Et c'est ce qui, dans le cas dont nous nous +occupons, rendra les recherches plus rapides. + +--Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur! + +--À vous de jouer, monsieur Stuart!» dit Phileas Fogg. + +Mais l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie achevée: + +«Il faut avouer, monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une +manière plaisante de dire que la terre a diminué! Ainsi parce qu'on en +fait maintenant le tour en trois mois... + +--En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg. + +--En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis +que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le +«Great-Indian peninsular railway», et voici le calcul établi par le +_Morning Chronicle_: + + De Londres à Suez par le Mont-Cenis + et Brindisi, railways et paquebots: 7 jours. + De Suez à Bombay, paquebot: 13 jours. + De Bombay à Calcutta, railway: 3 jours. + De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot: 13 jours. + De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot: 6 jours. + De Yokohama à San Francisco, paquebot: 22 jours. + De San Francisco New York, rail-road: 7 jours. + De New York à Londres, paquebot et railway: 9 jours. + Total: 80 jours. + +--Oui, quatre-vingts jours! s'écria, Andrew Stuart, qui par inattention, +coupa une carte maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents +contraires, les naufrages, les déraillements, etc. + +--Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette +fois, la discussion ne respectait plus le whist. + +--Même si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails! s'écria Andrew +Stuart, s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les +voyageurs! + +--Tout compris», répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta: +«Deux atouts maîtres.» + +Andrew Stuart, à qui c'était le tour de «faire», ramassa les cartes en +disant: + +«Théoriquement, vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la +pratique... + +--Dans la pratique aussi, monsieur Stuart. + +--Je voudrais bien vous y voir. + +--Il ne tient qu'à vous. Partons ensemble. + +--Le Ciel m'en préserve! s'écria Stuart, mais je parierais bien quatre +mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces conditions, est +impossible. + +--Très possible, au contraire, répondit Mr. Fogg. + +--Eh bien, faites-le donc! + +--Le tour du monde en quatre-vingts jours? + +--Oui. + +--Je le veux bien. + +--Quand? + +--Tout de suite. + +--C'est de la folie! s'écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de +l'insistance de son partenaire. Tenez! jouons plutôt. + +--Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a maldonne.» + +Andrew Stuart reprit les cartes d'une main fébrile; puis, tout à coup, +les posant sur la table: + +«Eh bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille +livres!... + +--Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n'est pas sérieux. + +--Quand je dis: je parie, répondit Andrew Stuart, c'est toujours +sérieux. + +--Soit!» dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues: + +«J'ai vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring frères. Je les +risquerai volontiers... + +--Vingt mille livres! s'écria John Sullivan. Vingt mille livres qu'un +retard imprévu peut vous faire perdre! + +--L'imprévu n'existe pas, répondit simplement Phileas Fogg. + +--Mais, monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est calculé que +comme un minimum de temps! + +--Un minimum bien employé suffit à tout. + +--Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des +railways dans les paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer! + +--Je sauterai mathématiquement. + +--C'est une plaisanterie! + +--Un bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose aussi +sérieuse qu'un pari, répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres +contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts +jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille +deux cents minutes. Acceptez-vous? + +--Nous acceptons, répondirent MM. Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan +et Ralph, après s'être entendus. + +--Bien, dit Mr. Fogg. Le train de Douvres part à huit heures +quarante-cinq. Je le prendrai. + +--Ce soir même? demanda Stuart. + +--Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant +un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui mercredi 2 octobre, je +devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le +samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir, faute de quoi +les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring +frères vous appartiendront de fait et de droit, messieurs.--Voici un +chèque de pareille somme.» + +Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six +co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n'avait certainement +pas parié pour gagner, et n'avait engagé ces vingt mille livres--la +moitié de sa fortune--que parce qu'il prévoyait qu'il pourrait avoir à +dépenser l'autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire +inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient +émus, non pas à cause de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se +faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions. + +Sept heures sonnaient alors. On offrit à Mr. Fogg de suspendre le whist +afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ. + +«Je suis toujours prêt!» répondit cet impassible gentleman, et donnant +les cartes: + +«Je retourne carreau, dit-il. À vous de jouer, monsieur Stuart.» + + + + +IV + +DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE + + + +À sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une vingtaine +de guinées au whist, prit congé de ses honorables collègues, et quitta +le Reform-Club. À sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa +maison et rentrait chez lui. + +Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme, fut +assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude, apparaître à +cette heure insolite. Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne +devait rentrer qu'à minuit précis. + +Phileas Fogg était tout d'abord monté à sa chambre, puis il appela: + +«Passepartout.» + +Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait s'adresser à lui. Ce +n'était pas l'heure. + +«Passepartout», reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage. + +Passepartout se montra. + +«C'est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg. + +--Mais il n'est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main. + +--Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche. +Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais.» + +Une sorte de grimace s'ébaucha sur la ronde face du Français. Il était +évident qu'il avait mal entendu. + +«Monsieur se déplace? demanda-t-il. + +--Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde.» + +Passepartout, l'oeil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil +surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous +les symptômes de l'étonnement poussé jusqu'à la stupeur. + +«Le tour du monde! murmura-t-il. + +--En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n'avons pas un +instant à perdre. + +--Mais les malles?... dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa +tête de droite et de gauche. + +--Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de +laine, trois paires de bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route. +Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de +bonnes chaussures. D'ailleurs, nous marcherons peu ou pas. Allez.» + +Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de +Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une +phrase assez vulgaire de son pays: + +«Ah! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais rester +tranquille!...» + +Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en +quatre-vingts jours! Avait-il affaire à un fou? Non... C'était une +plaisanterie? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout, +cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq +ans, n'avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on +jusqu'à Paris, et, ma foi, il reverrait avec plaisir la grande capitale. +Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s'arrêterait +là... Oui, sans doute, mais il n'en était pas moins vrai qu'il partait, +qu'il se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu'alors! + +À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait +sa garde-robe et celle de son maître; puis, l'esprit encore troublé, il +quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit +Mr. Fogg. + +Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le _Bradshaw's continental +railway steam transit and general guide_, qui devait lui fournir toutes +les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de +Passepartout, l'ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles +bank-notes qui ont cours dans tous les pays. + +«Vous n'avez rien oublié? demanda-t-il. + +--Rien, monsieur. + +--Mon mackintosh et ma couverture? + +--Les voici. + +--Bien, prenez ce sac.» + +Mr. Fogg remit le sac à Passepartout. + +«Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500 000 +F).» + +Le sac faillit s'échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt +mille livres eussent été en or et pesé considérablement. + +Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut +fermée à double tour. + +Une station de voitures se trouvait à l'extrémité de Saville-row. +Phileas Fogg et son domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea +rapidement vers la gare de Charing-Cross, à laquelle aboutit un des +embranchements du South-Eastern-railway. + +À huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la gare. +Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher. + +En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds +nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auquel pendait une +plume lamentable, un châle en loques sur ses haillons, s'approcha de Mr. +Fogg et lui demanda l'aumône. + +Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu'il venait de gagner au +whist, et, les présentant à la mendiante: + +«Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir +rencontrée!» + +Puis il passa. + +Passepartout eut comme une sensation d'humidité autour de la prunelle. +Son maître avait fait un pas dans son coeur. + +Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là, +Phileas Fogg donna à Passepartout l'ordre de prendre deux billets de +première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq +collègues du Reform-Club. + +«Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un +passeport que j'emporte à cet effet vous permettront, au retour, de +contrôler mon itinéraire. + +--Oh! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c'est inutile. +Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman! + +--Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg. + +--Vous n'oubliez pas que vous devez être revenu?... fit observer Andrew +Stuart. + +--Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre +1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, +messieurs.» + +À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place +dans le même compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de +sifflet retentit, et le train se mit en marche. + +La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté +dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait +machinalement contre lui le sac aux bank-notes. + +Mais le train n'avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un +véritable cri de désespoir! + +«Qu'avez-vous? demanda Mr. Fogg. + +--Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j'ai +oublié... + +--Quoi? + +--D'éteindre le bec de gaz de ma chambre! + +--Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre +compte!» + + + + +V + +DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAÎT SUR LA PLACE DE LONDRES + + + +Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du +grand retentissement qu'allait provoquer son départ. La nouvelle du pari +se répandit d'abord dans le Reform-Club, et produisit une véritable +émotion parmi les membres de l'honorable cercle. Puis, du club, cette +émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au +public de Londres et de tout le Royaume-Uni. + +Cette «question du tour du monde» fut commentée, discutée, disséquée, +avec autant de passion et d'ardeur que s'il se fût agi d'une nouvelle +affaire de l'_Alabama_. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les +autres--et ils formèrent bientôt une majorité considérable--se +prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement qu'en +théorie et sur le papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de +communication actuellement en usage, ce n'était pas seulement +impossible, c'était insensé! + +Le _Times_, le _Standard_, l'_Evening Star_, le _Morning Chronicle_, et +vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr. +Fogg. Seul, le _Daily Telegraph_ le soutint dans une certaine mesure. +Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses +collègues du Reform-Club furent blâmés d'avoir tenu ce pari, qui +accusait un affaiblissement dans les facultés mentales de son auteur. + +Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la +question. On sait l'intérêt que l'on porte en Angleterre à tout ce qui +touche à la géographie. Aussi n'était-il pas un lecteur, à quelque +classe qu'il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de +Phileas Fogg. + +Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux--les femmes +principalement--furent pour lui, surtout quand l'_Illustrated London News_ +eut publié son portrait d'après sa photographie déposée aux archives du +Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire: «Hé! hé! pourquoi pas, +après tout? On a vu des choses plus extraordinaires!» C'étaient surtout +les lecteurs du _Daily Telegraph_. Mais on sentit bientôt que ce journal +lui-même commençait à faiblir. + +En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la +Société royale de géographie. Il traita la question à tous les points de +vue, et démontra clairement la folie de l'entreprise. D'après cet +article, tout était contre le voyageur, obstacles de l'homme, obstacles +de la nature. Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une +concordance miraculeuse des heures de départ et d'arrivée, concordance +qui n'existait pas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et en +Europe, où il s'agit de parcours d'une longueur relativement médiocre, +on peut compter sur l'arrivée des trains à heure fixe; mais quand ils +emploient trois jours à traverser l'Inde, sept jours à traverser les +États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d'un tel +problème? Et les accidents de machine, les déraillements, les +rencontres, la mauvaise saison, l'accumulation des neiges, est-ce que +tout n'était pas contre Phileas Fogg? Sur les paquebots, ne se +trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la merci des coups de vent ou des +brouillards? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes +transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours? Or, il +suffisait d'un retard, un seul, pour que la chaîne de communications fût +irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de +quelques heures, le départ d'un paquebot, il serait forcé d'attendre le +paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis +irrévocablement. + +L'article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent, +et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement. + +Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman, +d'importantes affaires s'étaient engagées sur «l'aléa» de son +entreprise. On sait ce qu'est le monde des parieurs en Angleterre, monde +plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le +tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du +Reform-Club établirent-ils des paris considérables pour ou contre +Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le mouvement. Phileas +Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On +en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la +place de Londres. On demandait, on offrait du «Phileas Fogg» ferme ou à +prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq jours après son +départ, après l'article du Bulletin de la Société de géographie, les +offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l'offrit par +paquets. Pris d'abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu'à vingt, +à cinquante, à cent! + +Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale. +L'honorable gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour +pouvoir faire le tour du monde, même en dix ans! et il paria cinq mille +livres (100 000 F) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps +que la sottise du projet, on lui en démontrait l'inutilité, il se +contentait de répondre: «Si la chose est faisable, il est bon que ce +soit un Anglais qui le premier l'ait faite!» + +Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus +en plus; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui; on ne +le prenait plus qu'à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept +jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu'on +ne le prit plus du tout. + +En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de +la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi +conçue: + + «Suez à Londres. + + «Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place. + + «Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat + d'arrestation à Bombay (Inde anglaise). + + «Fix, détective.» + +L'effet de cette dépêche fut immédiat. L'honorable gentleman disparut +pour faire place au voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au +Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. Elle +reproduisait trait pour trait l'homme dont le signalement avait été +fourni par l'enquête. On rappela ce que l'existence de Phileas Fogg +avait de mystérieux, son isolement, son départ subit, et il parut +évident que ce personnage, prétextant un voyage autour du monde et +l'appuyant sur un pari insensé, n'avait eu d'autre but que de dépister +les agents de la police anglaise. + + + + +VI + +DANS LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME + + + +Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche +concernant le sieur Phileas Fogg. + +Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez, +le paquebot _Mongolia_, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer +en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et +possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le _Mongolia_ faisait +régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez. +C'était un des plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses +réglementaires, soit dix milles à l'heure entre Brindisi et Suez, et +neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait +toujours dépassées. + +En attendant l'arrivée du _Mongolia_, deux hommes se promenaient sur le +quai au milieu de la foule d'indigènes et d'étrangers qui affluent dans +cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande oeuvre de M. de +Lesseps assure un avenir considérable. + +De ces deux hommes, l'un était l'agent consulaire du Royaume-Uni, établi +à Suez, qui--en dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique +et des sinistres prédictions de l'ingénieur Stephenson--voyait chaque +jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié +l'ancienne route de l'Angleterre aux Indes par le cap de +Bonne-Espérance. + +L'autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente, +nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles +sourciliers. À travers ses longs cils brillait un oeil très vif, mais +dont il savait à volonté éteindre l'ardeur. En ce moment, il donnait +certaines marques d'impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en +place. + +Cet homme se nommait Fix, et c'était un de ces «détectives» ou agents de +police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le +vol commis à la Banque d'Angleterre. Ce Fix devait surveiller avec le +plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l'un +d'eux lui semblait suspect, le «filer» en attendant un mandat +d'arrestation. + +Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police +métropolitaine le signalement de l'auteur présumé du vol. C'était celui +de ce personnage distingué et bien mis que l'on avait observé dans la +salle des paiements de la Banque. + +Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas +de succès, attendait donc avec une impatience facile à comprendre +l'arrivée du _Mongolia_. + +«Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois, +que ce bateau ne peut tarder? + +--Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large +de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas +pour un tel marcheur. Je vous répète que le _Mongolia_ a toujours gagné la +prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque +avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires. + +--Ce paquebot vient directement de Brindisi? demanda Fix. + +--De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu'il a +quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut +tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le +signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme, +s'il est à bord du _Mongolia_. + +--Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt +qu'on ne les reconnaît. C'est du flair qu'il faut avoir, et le flair est +comme un sens spécial auquel concourent l'ouïe, la vue et l'odorat. J'ai +arrêté dans ma vie plus d'un de ces gentlemen, et pourvu que mon voleur +soit à bord, je vous réponds qu'il ne me glissera pas entre les mains. + +--Je le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol important. + +--Un vol magnifique, répondit l'agent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille +livres! Nous n'avons pas souvent de pareilles aubaines! Les voleurs +deviennent mesquins! La race des Sheppard s'étiole! On se fait pendre +maintenant pour quelques shillings! + +--Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d'une telle façon que je +vous souhaite vivement de réussir; mais, je vous le répète, dans les +conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous +bien que, d'après le signalement que vous avez reçu, ce voleur ressemble +absolument à un honnête homme. + +--Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l'inspecteur de police, +les grands voleurs ressemblent toujours à d'honnêtes gens. Vous +comprenez bien que ceux qui ont des figures de coquins n'ont qu'un parti +à prendre, c'est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter. +Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu'il faut dévisager +surtout. Travail difficile, j'en conviens, et qui n'est plus du métier, +mais de l'art.» + +On voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose +d'amour-propre. + +Cependant le quai s'animait peu à peu. Marins de diverses nationalités, +commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L'arrivée du +paquebot était évidemment prochaine. + +Le temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est. Quelques +minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du +soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux mille mètres s'allongeait +comme un bras sur la rade de Suez. À la surface de la mer Rouge +roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns +ont conservé dans leurs façons l'élégant gabarit de la galère antique. + +Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa +profession, dévisageait les passants d'un rapide coup d'oeil. + +Il était alors dix heures et demie. + +«Mais il n'arrivera pas, ce paquebot! s'écria-t-il en entendant sonner +l'horloge du port. + +--Il ne peut être éloigné, répondit le consul. + +--Combien de temps stationnera-t-il à Suez? demanda Fix. + +--Quatre heures. Le temps d'embarquer son charbon. De Suez à Aden, à +l'extrémité de la mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il +faut faire provision de combustible. + +--Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay? demanda Fix. + +--Directement, sans rompre charge. + +--Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il +doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une +autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l'Asie. Il doit +bien savoir qu'il ne serait pas en sûreté dans l'Inde, qui est une terre +anglaise. + +--À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le +savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à Londres qu'il ne +le serait à l'étranger.» + +Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l'agent, le consul +regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L'inspecteur de police +demeura seul, pris d'une impatience nerveuse, avec ce pressentiment +assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du _Mongolia_,--et +en vérité, si ce coquin avait quitté l'Angleterre avec l'intention de +gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus +difficile à surveiller que celle de l'Atlantique, devait avoir obtenu sa +préférence. + +Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de +sifflet annoncèrent l'arrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix +et des fellahs se précipita vers le quai dans un tumulte un peu +inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine +de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du _Mongolia_. + +Bientôt on aperçut la gigantesque coque du _Mongolia_, passant entre les +rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller +en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux +d'échappement. + +Les passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques-uns restèrent sur +le spardeck à contempler le panorama pittoresque de la ville; mais la +plupart débarquèrent dans les canots qui étaient venus accoster le +_Mongolia_. + +Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre. + +En ce moment, l'un d'eux s'approcha de lui, après avoir vigoureusement +repoussé les fellahs qui l'assaillaient de leurs offres de service, et +il lui demanda fort poliment s'il pouvait lui indiquer les bureaux de +l'agent consulaire anglais. Et en même temps ce passager présentait un +passeport sur lequel il désirait sans doute faire apposer le visa +britannique. + +Fix, instinctivement, prit le passeport, et, d'un rapide coup d'oeil, il +en lut le signalement. + +Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuille trembla dans +sa main. Le signalement libellé sur le passeport était identique à celui +qu'il avait reçu du directeur de la police métropolitaine. + +«Ce passeport n'est pas le vôtre? dit-il au passager. + +--Non, répondit celui-ci, c'est le passeport de mon maître. + +--Et votre maître? + +--Il est resté à bord. + +--Mais, reprit l'agent, il faut qu'il se présente en personne aux +bureaux du consulat afin d'établir son identité. + +--Quoi! cela est nécessaire? + +--Indispensable. + +--Et où sont ces bureaux? + +--Là, au coin de la place, répondit l'inspecteur en indiquant une maison +éloignée de deux cents pas. + +--Alors, je vais aller chercher mon maître, à qui pourtant cela ne +plaira guère de se déranger!» + +Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord du steamer. + + + + +VII + +QUI TÉMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITÉ DES PASSEPORTS EN MATIÈRE +DE POLICE + + + +L'inspecteur redescendit sur le quai et se dirigea rapidement vers les +bureaux du consul. Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut +introduit près de ce fonctionnaire. + +«Monsieur le consul, lui dit-il sans autre préambule, j'ai de fortes +présomptions de croire que notre homme a pris passage à bord du +_Mongolia_.» + +Et Fix raconta ce qui s'était passé entre ce domestique et lui à propos +du passeport. + +«Bien, monsieur Fix, répondit le consul, je ne serais pas fâché de voir +la figure de ce coquin. Mais peut-être ne se présentera-t-il pas à mon +bureau, s'il est ce que vous supposez. Un voleur n'aime pas à laisser +derrière lui des traces de son passage, et d'ailleurs la formalité des +passeports n'est plus obligatoire. + +--Monsieur le consul, répondit l'agent, si c'est un homme fort comme on +doit le penser, il viendra! + +--Faire viser son passeport? + +--Oui. Les passeports ne servent jamais qu'à gêner les honnêtes gens et +à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que celui-ci sera en +règle, mais j'espère bien que vous ne le viserez pas... + +--Et pourquoi pas? Si ce passeport est régulier, répondit le consul, je +n'ai pas le droit de refuser mon visa. + +--Cependant, monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici cet +homme jusqu'à ce que j'aie reçu de Londres un mandat d'arrestation. + +--Ah! cela, monsieur Fix, c'est votre affaire, répondit le consul, mais +moi, je ne puis...» + +Le consul n'acheva pas sa phrase. En ce moment, on frappait à la porte +de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux étrangers, dont +l'un était précisément ce domestique qui s'était entretenu avec le +détective. + +C'étaient, en effet, le maître et le serviteur. Le maître présenta son +passeport, en priant laconiquement le consul de vouloir bien y apposer +son visa. + +Celui-ci prit le passeport et le lut attentivement, tandis que Fix, dans +un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait l'étranger des yeux. + +Quand le consul eut achevé sa lecture: + +«Vous êtes Phileas Fogg, esquire? demanda-t-il. + +--Oui, monsieur, répondit le gentleman. + +--Et cet homme est votre domestique? + +--Oui. Un Français nommé Passepartout. + +--Vous venez de Londres? + +--Oui. + +--Et vous allez? + +--À Bombay. + +--Bien, monsieur. Vous savez que cette formalité du visa est inutile, et +que nous n'exigeons plus la présentation du passeport? + +--Je le sais, monsieur, répondit Phileas Fogg, mais je désire constater +par votre visa mon passage à Suez. + +--Soit, monsieur.» + +Et le consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa son cachet. Mr. +Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoir froidement salué, il +sortit, suivi de son domestique. + +«Eh bien? demanda l'inspecteur. + +--Eh bien, répondit le consul, il a l'air d'un parfait honnête homme! + +--Possible, répondit Fix, mais ce n'est point ce dont il s'agit. +Trouvez-vous, monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman ressemble +trait pour trait au voleur dont j'ai reçu le signalement? + +--J'en conviens, mais vous le savez, tous les signalements... + +--J'en aurai le coeur net, répondit Fix. Le domestique me paraît être +moins indéchiffrable que le maître. De plus, c'est un Français, qui ne +pourra se retenir de parler. À bientôt, monsieur le consul.» + +Cela dit, l'agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout. + +Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s'était dirigé +vers le quai. Là, il donna quelques ordres à son domestique; puis il +s'embarqua dans un canot, revint à bord du _Mongolia_ et rentra dans sa +cabine. Il prit alors son carnet, qui portait les notes suivantes: + +«Quitté Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir. + +«Arrivé à Paris, jeudi 3 octobre, 7 heures 20 matin. + +«Quitté Paris, jeudi, 8 heures 40 matin. + +«Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi 4 octobre, 6 heures 35 +matin. + +«Quitté Turin, vendredi, 7 heures 20 matin. + +«Arrivé à Brindisi, samedi 5 octobre, 4 heures soir. + +«Embarqué sur le _Mongolia_, samedi, 5 heures soir. + +«Arrivé à Suez, mercredi 9 octobre, 11 heures matin. + +«Total des heures dépensées: 158 1/2, soit en jours: 6 jours 1/2.» + +Mr. Fogg inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé par colonnes, qui +indiquait--depuis le 2 octobre jusqu'au 21 décembre--le mois, le +quantième, le jour, les arrivées réglementaires et les arrivées +effectives en chaque point principal, Paris, Brindisi, Suez, Bombay, +Calcutta, Singapore, Hong-Kong, Yokohama, San Francisco, New York, +Liverpool, Londres, et qui permettait de chiffrer le gain obtenu où la +perte éprouvée à chaque endroit du parcours. + +Ce méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr. Fogg savait +toujours s'il était en avance ou en retard. + +Il inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée à Suez, +qui, concordant avec l'arrivée réglementaire, ne le constituait ni en +gain ni en perte. + +Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quant à voir la ville, +il n'y pensait même pas, étant de cette race d'Anglais qui font visiter +par leur domestique les pays qu'ils traversent. + + + + +VIII + +DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ÊTRE QU'IL NE +CONVIENDRAIT + + + +Fix avait en peu d'instants rejoint sur le quai Passepartout, qui +flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à ne point voir. + +«Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l'abordant, votre passeport est-il +visé? + +--Ah! c'est vous, monsieur, répondit le Français. Bien obligé. Nous +sommes parfaitement en règle. + +--Et vous regardez le pays? + +--Oui, mais nous allons si vite qu'il me semble que je voyage en rêve. +Et comme cela, nous sommes à Suez? + +--À Suez. + +--En Égypte? + +--En Égypte, parfaitement. + +--Et en Afrique? + +--En Afrique. + +--En Afrique! répéta Passepartout. Je ne peux y croire. Figurez-vous, +monsieur, que je m'imaginais ne pas aller plus loin que Paris, et cette +fameuse capitale, je l'ai revue tout juste de sept heures vingt du matin +à huit heures quarante, entre la gare du Nord et la gare de Lyon, à +travers les vitres d'un fiacre et par une pluie battante! Je le +regrette! J'aurais aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des +Champs-Élysées! + +--Vous êtes donc bien pressé? demanda l'inspecteur de police. + +--Moi, non, mais c'est mon maître. À propos, il faut que j'achète des +chaussettes et des chemises! Nous sommes partis sans malles, avec un sac +de nuit seulement. + +--Je vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout ce qu'il faut. + +--Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment d'une +complaisance!...» + +Et tous deux se mirent en route. Passepartout causait toujours. + +«Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau! + +--Vous avez le temps, répondit Fix, il n'est encore que midi!» + +Passepartout tira sa grosse montre. + +«Midi, dit-il. Allons donc! il est neuf heures cinquante-deux minutes! + +--Votre montre retarde, répondit Fix. + +--Ma montre! Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père! +Elle ne varie pas de cinq minutes par an. C'est un vrai chronomètre! + +--Je vois ce que c'est, répondit Fix. Vous avez gardé l'heure de +Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il faut avoir soin +de remettre votre montre au midi de chaque pays. + +--Moi! toucher à ma montre! s'écria Passepartout, jamais! + +--Eh bien, elle ne sera plus d'accord avec le soleil. + +--Tant pis pour le soleil, monsieur! C'est lui qui aura tort!» + +Et le brave garçon remit sa montre dans son gousset avec un geste +superbe. + +Quelques instants après, Fix lui disait: + +«Vous avez donc quitté Londres précipitamment? + +--Je le crois bien! Mercredi dernier, à huit heures du soir, contre +toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et trois quarts +d'heure après nous étions partis. + +--Mais où va-t-il donc, votre maître? + +--Toujours devant lui! Il fait le tour du monde! + +--Le tour du monde? s'écria Fix. + +--Oui, en quatre-vingts jours! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je +n'en crois rien. Cela n'aurait pas le sens commun. Il y a autre chose. + +--Ah! c'est un original, ce Mr. Fogg? + +--Je le crois. + +--Il est donc riche? + +--Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes +toutes neuves! Et il n'épargne pas l'argent en route! Tenez! il a promis +une prime magnifique au mécanicien du _Mongolia_, si nous arrivons à +Bombay avec une belle avance! + +--Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître? + +--Moi! répondit Passepartout, je suis entré à son service le jour même +de notre départ.» + +On s'imagine aisément l'effet que ces réponses devaient produire sur +l'esprit déjà surexcité de l'inspecteur de police. + +Ce départ précipité de Londres, peu de temps après le vol, cette grosse +somme emportée, cette hâte d'arriver en des pays lointains, ce prétexte +d'un pari excentrique, tout confirmait et devait confirmer Fix dans ses +idées. Il fit encore parler le Français et acquit la certitude que ce +garçon ne connaissait aucunement son maître, que celui-ci vivait isolé à +Londres, qu'on le disait riche sans savoir l'origine de sa fortune, que +c'était un homme impénétrable, etc. Mais, en même temps, Fix put tenir +pour certain que Phileas Fogg ne débarquait point à Suez, et qu'il +allait réellement à Bombay. + +«Est-ce loin Bombay? demanda Passepartout. + +--Assez loin, répondit l'agent. Il vous faut encore une dizaine de jours +de mer. + +--Et où prenez-vous Bombay? + +--Dans l'Inde. + +--En Asie? + +--Naturellement. + +--Diable! C'est que je vais vous dire... il y a une chose qui me +tracasse... c'est mon bec! + +--Quel bec? + +--Mon bec de gaz que j'ai oublié d'éteindre et qui brûle à mon compte. +Or, j'ai calculé que j'en avais pour deux shillings par vingt-quatre +heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et vous comprenez que +pour peu que le voyage se prolonge...» + +Fix comprit-il l'affaire du gaz? C'est peu probable. Il n'écoutait plus +et prenait un parti. Le Français et lui étaient arrivés au bazar. Fix +laissa son compagnon y faire ses emplettes, il lui recommanda de ne pas +manquer le départ du _Mongolia_, et il revint en toute hâte aux bureaux de +l'agent consulaire. + +Fix, maintenant que sa conviction était faite, avait repris tout son +sang-froid. + +«Monsieur, dit-il au consul, je n'ai plus aucun doute. Je tiens mon +homme. Il se fait passer pour un excentrique qui veut faire le tour du +monde en quatre-vingts jours. + +--Alors c'est un malin, répondit le consul, et il compte revenir à +Londres, après avoir dépisté toutes les polices des deux continents! + +--Nous verrons bien, répondit Fix. + +--Mais ne vous trompez-vous pas? demanda encore une fois le consul. + +--Je ne me trompe pas. + +--Alors, pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire constater par un visa +son passage à Suez? + +--Pourquoi?... je n'en sais rien, monsieur le consul, répondit le +détective, mais écoutez-moi.» + +Et, en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa +conversation avec le domestique dudit Fogg. + +«En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contre cet homme. +Et qu'allez-vous faire? + +--Lancer une dépêche à Londres avec demande instante de m'adresser un +mandat d'arrestation à Bombay, m'embarquer sur le _Mongolia_, filer mon +voleur jusqu'aux Indes, et là, sur cette terre anglaise, l'accoster +poliment, mon mandat à la main et la main sur l'épaule.» + +Ces paroles prononcées froidement, l'agent prit congé du consul et se +rendit au bureau télégraphique. De là, il lança au directeur de la +police métropolitaine cette dépêche que l'on connaît. + +Un quart d'heure plus tard, Fix, son léger bagage à la main, bien muni +d'argent, d'ailleurs, s'embarquait à bord du _Mongolia_, et bientôt le +rapide steamer filait à toute vapeur sur les eaux de la mer Rouge. + + + + +IX + +OÙ LA MER ROUGE ET LA MER DES INDES SE MONTRENT PROPICES AUX DESSEINS DE +PHILEAS FOGG + + + +La distance entre Suez et Aden est exactement de treize cent dix milles, +et le cahier des charges de la Compagnie alloue à ses paquebots un laps +de temps de cent trente-huit heures pour la franchir. Le _Mongolia_, dont +les feux étaient activement poussés, marchait de manière à devancer +l'arrivée réglementaire. + +La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous +l'Inde pour destination. Les uns se rendaient à Bombay, les autres à +Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu'un chemin de fer traverse dans +toute sa largeur la péninsule indienne, il n'est plus nécessaire de +doubler la pointe de Ceylan. + +Parmi ces passagers du _Mongolia_, on comptait divers fonctionnaires +civils et des officiers de tout grade. De ceux-ci, les uns appartenaient +à l'armée britannique proprement dite, les autres commandaient les +troupes indigènes de cipayes, tous chèrement appointés, même à présent +que le gouvernement s'est substitué aux droits et aux charges de +l'ancienne Compagnie des Indes: sous-lieutenants à 7 000 F, brigadiers à +60 000, généraux à 100 000[1]. + + [1] Le traitement des fonctionnaires civils est encore plus élevé. + Les simples assistants, au premier degré de la hiérarchie, ont + 12 000 francs; les juges, 60 000 F; les présidents de cour, 250 000 F; + les gouverneurs, 300 000 F, et le gouverneur général, plus de + 600 000 F. (Note de l'auteur). + +On vivait donc bien à bord du _Mongolia_, dans cette société de +fonctionnaires, auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais, qui, le +million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs de commerce. Le +«purser», l'homme de confiance de la Compagnie, l'égal du capitaine à +bord, faisait somptueusement les choses. Au déjeuner du matin, au lunch +de deux heures, au dîner de cinq heures et demie, au souper de huit +heures, les tables pliaient sous les plats de viande fraîche et les +entremets fournis par la boucherie et les offices du paquebot. Les +passagères--il y en avait quelques-unes--changeaient de toilette deux +fois par jour. On faisait de la musique, on dansait même, quand la mer +le permettait. + +Mais la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise, comme +tous ces golfes étroits et longs. Quand le vent soufflait soit de la +côte d'Asie, soit de la côte d'Afrique, le _Mongolia_, long fuseau à +hélice, pris par le travers, roulait épouvantablement. Les dames +disparaissaient alors; les pianos se taisaient; chants et danses +cessaient à la fois. Et pourtant, malgré la rafale, malgré la houle, le +paquebot, poussé par sa puissante machine, courait sans retard vers le +détroit de Bab-el-Mandeb. + +Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps? On pourrait croire que, +toujours inquiet et anxieux, il se préoccupait des changements de vent +nuisibles à la marche du navire, des mouvements désordonnés de la houle +qui risquaient d'occasionner un accident à la machine, enfin de toutes +les avaries possibles qui, en obligeant le _Mongolia_ à relâcher dans +quelque port, auraient compromis son voyage? + +Aucunement, ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ces +éventualités, il n'en laissait rien paraître. C'était toujours l'homme +impassible, le membre imperturbable du Reform-Club, qu'aucun incident ou +accident ne pouvait surprendre. Il ne paraissait pas plus ému que les +chronomètres du bord. On le voyait rarement sur le pont. Il s'inquiétait +peu d'observer cette mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des +premières scènes historiques de l'humanité. Il ne venait pas reconnaître +les curieuses villes semées sur ses bords, et dont la pittoresque +silhouette se découpait quelquefois à l'horizon. Il ne rêvait même pas +aux dangers de ce golfe Arabique, dont les anciens historiens, Strabon, +Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont toujours parlé avec épouvante, et sur +lequel les navigateurs ne se hasardaient jamais autrefois sans avoir +consacré leur voyage par des sacrifices propitiatoires. + +Que faisait donc cet original, emprisonné dans le _Mongolia_? D'abord il +faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni roulis ni tangage +pussent détraquer une machine si merveilleusement organisée. Puis il +jouait au whist. + +Oui! il avait rencontré des partenaires, aussi enragés que lui: un +collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, un ministre, le +révérend Décimus Smith, retournant à Bombay, et un brigadier général de +l'armée anglaise, qui rejoignait son corps à Bénarès. Ces trois +passagers avaient pour le whist la même passion que Mr. Fogg, et ils +jouaient pendant des heures entières, non moins silencieusement que lui. + +Quant à Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur lui. Il +occupait une cabine à l'avant et mangeait, lui aussi, +consciencieusement. Il faut dire que, décidément, ce voyage, fait dans +ces conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait son parti. Bien +nourri, bien logé, il voyait du pays et d'ailleurs il s'affirmait à +lui-même que toute cette fantaisie finirait à Bombay. + +Le lendemain du départ de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas sans un +certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeant personnage +auquel il s'était adressé en débarquant en Égypte. + +«Je ne me trompe pas, dit-il en l'abordant avec son plus aimable +sourire, c'est bien vous, monsieur, qui m'avez si complaisamment servi +de guide à Suez? + +--En effet, répondit le détective, je vous reconnais! Vous êtes le +domestique de cet Anglais original... + +--Précisément, monsieur...? + +--Fix. + +--Monsieur Fix, répondit Passepartout. Enchanté de vous retrouver à +bord. Et où allez-vous donc? + +--Mais, ainsi que vous, à Bombay. + +--C'est au mieux! Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage? + +--Plusieurs fois, répondit Fix. Je suis un agent de la Compagnie +péninsulaire. + +--Alors vous connaissez l'Inde? + +--Mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas trop s'avancer. + +--Et c'est curieux, cette Inde-là? + +--Très curieux! Des mosquées, des minarets, des temples, des fakirs, des +pagodes, des tigres, des serpents, des bayadères! Mais il faut espérer +que vous aurez le temps de visiter le pays? + +--Je l'espère, monsieur Fix. Vous comprenez bien qu'il n'est pas permis +à un homme sain d'esprit de passer sa vie à sauter d'un paquebot dans un +chemin de fer et d'un chemin de fer dans un paquebot, sous prétexte de +faire le tour du monde en quatre-vingts jours! Non. Toute cette +gymnastique cessera à Bombay, n'en doutez pas. + +--Et il se porte bien, Mr. Fogg? demanda Fix du ton le plus naturel. + +--Très bien, monsieur Fix. Moi aussi, d'ailleurs. Je mange comme un ogre +qui serait à jeun. C'est l'air de la mer. + +--Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont. + +--Jamais. Il n'est pas curieux. + +--Savez-vous, monsieur Passepartout, que ce prétendu voyage en +quatre-vingts jours pourrait bien cacher quelque mission secrète... une +mission diplomatique, par exemple! + +--Ma foi, monsieur Fix, je n'en sais rien, je vous l'avoue, et, au fond, +je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir.» + +Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble. +L'inspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur +Fogg. Cela pouvait le servir à l'occasion. Il lui offrait donc souvent, +au bar-room du _Mongolia_, quelques verres de whisky ou de pale-ale, que +le brave garçon acceptait sans cérémonie et rendait même pour ne pas +être en reste,--trouvant, d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête. + +Cependant le paquebot s'avançait rapidement. Le 13, on eut connaissance +de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles ruinées, au-dessus +desquelles se détachaient quelques dattiers verdoyants. Au loin, dans +les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers. +Passepartout fut ravi de contempler cette ville célèbre, et il trouva +même qu'avec ces murs circulaires et un fort démantelé qui se dessinait +comme une anse, elle ressemblait à une énorme demi-tasse. + +Pendant la nuit suivante, le _Mongolia_ franchit le détroit de +Bab-el-Mandeb, dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes, et le +lendemain, 14, il faisait escale à Steamer-Point, au nord-ouest de la +rade d'Aden. C'est là qu'il devait se réapprovisionner de combustible. + +Grave et importante affaire que cette alimentation du foyer des +paquebots à de telles distances des centres de production. Rien que pour +la Compagnie péninsulaire, c'est une dépense annuelle qui se chiffre par +huit cent mille livres (20 millions de francs). Il a fallu, en effet, +établir des dépôts en plusieurs ports, et, dans ces mers éloignées, le +charbon revient à quatre-vingts francs la tonne. + +Le _Mongolia_ avait encore seize cent cinquante milles à faire avant +d'atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures à Steamer-Point, +afin de remplir ses soutes. + +Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas +Fogg. Il était prévu. D'ailleurs le _Mongolia_, au lieu d'arriver à Aden +le 15 octobre seulement au matin, y entrait le 14 au soir. C'était un +gain de quinze heures. + +Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentleman voulait +faire viser son passeport. Fix le suivit sans être remarqué. La +formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa +partie interrompue. + +Passepartout, lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette +population de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs, d'Arabes, +d'Européens, composant les vingt-cinq mille habitants d'Aden. Il admira +les fortifications qui font de cette ville le Gibraltar de la mer des +Indes, et de magnifiques citernes auxquelles travaillaient encore les +ingénieurs anglais, deux mille ans après les ingénieurs du roi Salomon. + +«Très curieux, très curieux! se disait Passepartout en revenant à bord. +Je m'aperçois qu'il n'est pas inutile de voyager, si l'on veut voir du +nouveau.» + +À six heures du soir, le _Mongolia_ battait des branches de son hélice les +eaux de la rade d'Aden et courait bientôt sur la mer des Indes. Il lui +était accordé cent soixante-huit heures pour accomplir la traversée +entre Aden et Bombay. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le +vent tenait dans le nord-ouest. Les voiles vinrent en aide à la vapeur. + +Le navire, mieux appuyé, roula moins. Les passagères, en fraîches +toilettes, reparurent sur le pont. Les chants et les danses +recommencèrent. + +Le voyage s'accomplit donc dans les meilleures conditions. Passepartout +était enchanté de l'aimable compagnon que le hasard lui avait procuré en +la personne de Fix. + +Le dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la côte +indienne. Deux heures plus tard, le pilote montait à bord du _Mongolia_. À +l'horizon, un arrière-plan de collines se profilait harmonieusement sur +le fond du ciel. Bientôt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se +détachèrent vivement. Le paquebot pénétra dans cette rade formée par les +îles Salcette, Colaba, Éléphanta, Butcher, et à quatre heures et demie +il accostait les quais de Bombay. + +Phileas Fogg achevait alors le trente-troisième robre de la journée, et +son partenaire et lui, grâce à une manoeuvre audacieuse, ayant fait les +treize levées, terminèrent cette belle traversée par un chelem +admirable. + +Le _Mongolia_ ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or, il y +arrivait le 20. C'était donc, depuis son départ de Londres, un gain de +deux jours, que Phileas Fogg inscrivit méthodiquement sur son itinéraire +à la colonne des bénéfices. + + + + +X + +OÙ PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ÊTRE QUITTE EN PERDANT SA +CHAUSSURE + + + +Personne n'ignore que l'Inde--ce grand triangle renversé dont la base +est au nord et la pointe au sud--comprend une superficie de quatorze +cent mille milles carrés, sur laquelle est inégalement répandue une +population de cent quatre-vingts millions d'habitants. Le gouvernement +britannique exerce une domination réelle sur une certaine partie de cet +immense pays. Il entretient un gouverneur général à Calcutta, des +gouverneurs à Madras, à Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur +à Agra. + +Mais l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie de sept +cent mille milles carrés et une population de cent à cent dix millions +d'habitants. C'est assez dire qu'une notable partie du territoire +échappe encore à l'autorité de la reine; et, en effet, chez certains +rajahs de l'intérieur, farouches et terribles, l'indépendance indoue est +encore absolue. + +Depuis 1756--époque à laquelle fut fondé le premier établissement +anglais sur l'emplacement aujourd'hui occupé par la ville de +Madras--jusqu'à cette année dans laquelle éclata la grande insurrection +des cipayes, la célèbre Compagnie des Indes fut toute-puissante. Elle +s'annexait peu à peu les diverses provinces, achetées aux rajahs au prix +de rentes qu'elle payait peu ou point; elle nommait son gouverneur +général et tous ses employés civils ou militaires; mais maintenant elle +n'existe plus, et les possessions anglaises de l'Inde relèvent +directement de la couronne. + +Aussi l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la +péninsule tendent à se modifier chaque jour. Autrefois, on y voyageait +par tous les antiques moyens de transport, à pied, à cheval, en +charrette, en brouette, en palanquin, à dos d'homme, en coach, etc. +Maintenant, des steam-boats parcourent à grande vitesse l'Indus, le +Gange, et un chemin de fer, qui traverse l'Inde dans toute sa largeur en +se ramifiant sur son parcours, met Bombay à trois jours seulement de +Calcutta. + +Le tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à travers +l'Inde. La distance à vol d'oiseau n'est que de mille à onze cents +milles, et des trains, animés d'une vitesse moyenne seulement, +n'emploieraient pas trois jours à la franchir; mais cette distance est +accrue d'un tiers, au moins, par la corde que décrit le railway en +s'élevant jusqu'à Allahabad dans le nord de la péninsule. + +Voici, en somme, le tracé à grands points du «Great Indian peninsular +railway». En quittant l'île de Bombay, il traverse Salcette, saute sur +le continent en face de Tannah, franchit la chaîne des +Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusqu'à Burhampour, sillonne le +territoire à peu près indépendant du Bundelkund, s'élève jusqu'à +Allahabad, s'infléchit vers l'est, rencontre le Gange à Bénarès, s'en +écarte légèrement, et, redescendant au sud-est par Burdivan et la ville +française de Chandernagor, il fait tête de ligne à Calcutta. + +C'était à quatre heures et demie du soir que les passagers du _Mongolia_ +avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta partait à huit heures +précises. + +Mr. Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot, donna à +son domestique le détail de quelques emplettes à faire, lui recommanda +expressément de se trouver avant huit heures à la gare, et, de son pas +régulier qui battait la seconde comme le pendule d'une horloge +astronomique, il se dirigea vers le bureau des passeports. + +Ainsi donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien voir, ni +l'hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les forts, ni les +docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni les mosquées, ni les +synagogues, ni les églises arméniennes, ni la splendide pagode de +Malebar-Hill, ornée de deux tours polygones. Il ne contemplerait ni les +chefs-d'oeuvre d'Éléphanta, ni ses mystérieux hypogées, cachés au +sud-est de la rade, ni les grottes Kanhérie de l'île Salcette, ces +admirables restes de l'architecture bouddhiste! + +Non! rien. En sortant du bureau des passeports, Phileas Fogg se rendit +tranquillement à la gare, et là il se fit servir à dîner. Entre autres +mets, le maître d'hôtel crut devoir lui recommander une certaine +gibelotte de «lapin du pays», dont il lui dit merveille. + +Phileas Fogg accepta la gibelotte et la goûta consciencieusement; mais, +en dépit de sa sauce épicée, il la trouva détestable. + +Il sonna le maître d'hôtel. + +«Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c'est du lapin, cela? + +--Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin des jungles. + +--Et ce lapin-là n'a pas miaulé quand on l'a tué? + +--Miaulé! Oh! mylord! un lapin! Je vous jure... + +--Monsieur le maître d'hôtel, reprit froidement Mr. Fogg, ne jurez pas +et rappelez-vous ceci: autrefois, dans l'Inde, les chats étaient +considérés comme des animaux sacrés. C'était le bon temps. + +--Pour les chats, mylord? + +--Et peut-être aussi pour les voyageurs!» + +Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner. + +Quelques instants après Mr. Fogg, l'agent Fix avait, lui aussi, débarqué +du _Mongolia_ et couru chez le directeur de la police de Bombay. Il fit +reconnaître sa qualité de détective, la mission dont il était chargé, sa +situation vis-à-vis de l'auteur présumé du vol. Avait-on reçu de Londres +un mandat d'arrêt?... On n'avait rien reçu. Et, en effet, le mandat, +parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé. + +Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur un ordre +d'arrestation contre le sieur Fogg. Le directeur refusa. L'affaire +regardait l'administration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait +légalement délivrer un mandat. Cette sévérité de principes, cette +observance rigoureuse de la légalité est parfaitement explicable avec +les moeurs anglaises, qui, en matière de liberté individuelle, +n'admettent aucun arbitraire. + +Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se résigner à attendre son +mandat. Mais il résolut de ne point perdre de vue son impénétrable +coquin, pendant tout le temps que celui-ci demeurerait à Bombay. Il ne +doutait pas que Phileas Fogg n'y séjournât, et, on le sait, c'était +aussi la conviction de Passepartout,--ce qui laisserait au mandat +d'arrêt le temps d'arriver. + +Mais depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître en +quittant le _Mongolia_, Passepartout avait bien compris qu'il en serait de +Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne finirait pas ici, +qu'il se poursuivrait au moins jusqu'à Calcutta, et peut-être plus loin. +Et il commença à se demander si ce pari de Mr. Fogg n'était pas +absolument sérieux, et si la fatalité ne l'entraînait pas, lui qui +voulait vivre en repos, à accomplir le tour du monde en quatre-vingts +jours! + +En attendant, et après avoir fait acquisition de quelques chemises et +chaussettes, il se promenait dans les rues de Bombay. Il y avait grand +concours de populaire, et, au milieu d'Européens de toutes nationalités, +des Persans à bonnets pointus, des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à +bonnets carrés, des Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre +noire. C'était précisément une fête célébrée par ces Parsis ou Guèbres, +descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui sont les plus +industrieux, les plus civilisés, les plus intelligents, les plus +austères des Indous,--race à laquelle appartiennent actuellement les +riches négociants indigènes de Bombay. Ce jour-là, ils célébraient une +sorte de carnaval religieux, avec processions et divertissements, dans +lesquels figuraient des bayadères vêtues de gazes roses brochées d'or et +d'argent, qui, au son des violes et au bruit des tam-tams, dansaient +merveilleusement, et avec une décence parfaite, d'ailleurs. + +Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeux et ses +oreilles s'ouvraient démesurément pour voir et entendre, si son air, sa +physionomie était bien celle du «booby» le plus neuf qu'on pût imaginer, +il est superflu d'y insister ici. + +Malheureusement pour lui et pour son maître, dont il risqua de +compromettre le voyage, sa curiosité l'entraîna plus loin qu'il ne +convenait. + +En effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se +dirigeait vers la gare, quand, passant devant l'admirable pagode de +Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idée d'en visiter l'intérieur. + +Il ignorait deux choses: d'abord que l'entrée de certaines pagodes +indoues est formellement interdite aux chrétiens, et ensuite que les +croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans avoir laissé leurs +chaussures à la porte. Il faut remarquer ici que, par raison de saine +politique, le gouvernement anglais, respectant et faisant respecter +jusque dans ses plus insignifiants détails la religion du pays, punit +sévèrement quiconque en viole les pratiques. + +Passepartout, entré là, sans penser à mal, comme un simple touriste, +admirait, à l'intérieur de Malebar-Hill, ce clinquant éblouissant de +l'ornementation brahmanique, quand soudain il fut renversé sur les +dalles sacrées. Trois prêtres, le regard plein de fureur, se +précipitèrent sur lui, arrachèrent ses souliers et ses chaussettes, et +commencèrent à le rouer de coups, en proférant des cris sauvages. + +Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. D'un coup de poing +et d'un coup de pied, il renversa deux de ses adversaires, fort empêtrés +dans leurs longues robes, et, s'élançant hors de la pagode de toute la +vitesse de ses jambes, il eut bientôt distancé le troisième Indou, qui +s'était jeté sur ses traces, en ameutant la foule. + +À huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le départ du +train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la bagarre le paquet +contenant ses emplettes, Passepartout arrivait à la gare du chemin de +fer. + +Fix était là, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi le sieur Fogg à la +gare, il avait compris que ce coquin allait quitter Bombay. Son parti +fut aussitôt pris de l'accompagner jusqu'à Calcutta et plus loin s'il le +fallait. Passepartout ne vit pas Fix, qui se tenait dans l'ombre, mais +Fix entendit le récit de ses aventures, que Passepartout narra en peu de +mots à son maître. + +«J'espère que cela ne vous arrivera plus», répondit simplement Phileas +Fogg, en prenant place dans un des wagons du train. + +Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans mot +dire. + +Fix allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée le retint et +modifia subitement son projet de départ. + +«Non, je reste, se dit-il. Un délit commis sur le territoire indien... +Je tiens mon homme.» + +En ce moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le train +disparut dans la nuit. + + + + +XI + +OÙ PHILEAS FOGG ACHÈTE UNE MONTURE À UN PRIX FABULEUX + + + +Le train était parti à l'heure réglementaire. Il emportait un certain +nombre de voyageurs, quelques officiers, des fonctionnaires civils et +des négociants en opium et en indigo, que leur commerce appelait dans la +partie orientale de la péninsule. + +Passepartout occupait le même compartiment que son maître. Un troisième +voyageur se trouvait placé dans le coin opposé. + +C'était le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l'un des partenaires +de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay, qui rejoignait ses +troupes cantonnées auprès de Bénarès. + +Sir Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans environ, qui +s'était fort distingué pendant la dernière révolte des cipayes, eût +véritablement mérité la qualification d'indigène. Depuis son jeune âge, +il habitait l'Inde et n'avait fait que de rares apparitions dans son +pays natal. C'était un homme instruit, qui aurait volontiers donné des +renseignements sur les coutumes, l'histoire, l'organisation du pays +indou, si Phileas Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman +ne demandait rien. Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence. +C'était un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, +suivant les lois de la mécanique rationnelle. En ce moment, il refaisait +dans son esprit le calcul des heures dépensées depuis son départ de +Londres, et il se fût frotté les mains, s'il eût été dans sa nature de +faire un mouvement inutile. + +Sir Francis Cromarty n'était pas sans avoir reconnu l'originalité de son +compagnon de route, bien qu'il ne l'eût étudié que les cartes à la main +et entre deux robres. Il était donc fondé à se demander si un coeur +humain battait sous cette froide enveloppe, si Phileas Fogg avait une +âme sensible aux beautés de la nature, aux aspirations morales. Pour +lui, cela faisait question. De tous les originaux que le brigadier +général avait rencontrés, aucun n'était comparable à ce produit des +sciences exactes. + +Phileas Fogg n'avait point caché à Sir Francis Cromarty son projet de +voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il l'opérait. Le +brigadier général ne vit dans ce pari qu'une excentricité sans but utile +et à laquelle manquerait nécessairement le transire benefaciendo qui +doit guider tout homme raisonnable. Au train dont marchait le bizarre +gentleman, il passerait évidemment sans «rien faire», ni pour lui, ni +pour les autres. + +Une heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les viaducs, +avait traversé l'île Salcette et courait sur le continent. À la station +de Callyan, il laissa sur la droite l'embranchement qui, par Kandallah +et Pounah, descend vers le sud-est de l'Inde, et il gagna la station de +Pauwell. À ce point, il s'engagea dans les montagnes très ramifiées des +Ghâtes-Occidentales, chaînes à base de trapp et de basalte, dont les +plus hauts sommets sont couverts de bois épais. + +De temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg échangeaient +quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier général, relevant une +conversation qui tombait souvent, dit: + +«Il y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé en cet +endroit un retard qui eût probablement compromis votre itinéraire. + +--Pourquoi cela, Sir Francis? + +--Parce que le chemin de fer s'arrêtait à la base de ces montagnes, +qu'il fallait traverser en palanquin ou à dos de poney jusqu'à la +station de Kandallah, située sur le versant opposé. + +--Ce retard n'eût aucunement dérangé l'économie de mon programme, +répondit Mr. Fogg. Je ne suis pas sans avoir prévu l'éventualité de +certains obstacles. + +--Cependant, monsieur Fogg, reprit le brigadier général, vous risquiez +d'avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec l'aventure de ce +garçon.» + +Passepartout, les pieds entortillés dans sa couverture de voyage, +dormait profondément et ne rêvait guère que l'on parlât de lui. + +«Le gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec raison pour ce +genre de délit, reprit Sir Francis Cromarty. Il tient par-dessus tout à +ce que l'on respecte les coutumes religieuses des Indous, et si votre +domestique eût été pris... + +--Eh bien, s'il eût été pris, Sir Francis, répondit Mr. Fogg, il aurait +été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il serait revenu +tranquillement en Europe. Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu +retarder son maître!» + +Et, là-dessus, la conversation retomba. Pendant la nuit, le train +franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21 octobre, il +s'élançait à travers un pays relativement plat, formé par le territoire +du Khandeish. La campagne, bien cultivée, était semée de bourgades, +au-dessus desquelles le minaret de la pagode remplaçait le clocher de +l'église européenne. De nombreux petits cours d'eau, la plupart +affluents ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette contrée +fertile. + +Passepartout, réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu'il traversait +le pays des Indous dans un train du «Great peninsular railway». Cela lui +paraissait invraisemblable. Et cependant rien de plus réel! La +locomotive, dirigée par le bras d'un mécanicien anglais et chauffée de +houille anglaise, lançait sa fumée sur les plantations de caféiers, de +muscadiers, de girofliers, de poivriers rouges. La vapeur se contournait +en spirales autour des groupes de palmiers, entre lesquels +apparaissaient de pittoresques bungalows, quelques viharis, sortes de +monastères abandonnés, et des temples merveilleux qu'enrichissait +l'inépuisable ornementation de l'architecture indienne. Puis, d'immenses +étendues de terrain se dessinaient à perte de vue, des jungles où ne +manquaient ni les serpents ni les tigres qu'épouvantaient les +hennissements du train, et enfin des forêts, fendues par le tracé de la +voie, encore hantées d'éléphants, qui, d'un oeil pensif, regardaient +passer le convoi échevelé. + +Pendant cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, les voyageurs +traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souvent ensanglanté par +les sectateurs de la déesse Kâli. Non loin s'élevaient Ellora et ses +pagodes admirables, non loin la célèbre Aurungabad, la capitale du +farouche Aureng-Zeb, maintenant simple chef-lieu de l'une des provinces +détachées du royaume du Nizam. C'était sur cette contrée que Feringhea, +le chef des Thugs, le roi des Étrangleurs, exerçait sa domination. Ces +assassins, unis dans une association insaisissable, étranglaient, en +l'honneur de la déesse de la Mort, des victimes de tout âge, sans jamais +verser de sang, et il fut un temps où l'on ne pouvait fouiller un +endroit quelconque de ce sol sans y trouver un cadavre. Le gouvernement +anglais a bien pu empêcher ces meurtres dans une notable proportion, +mais l'épouvantable association existe toujours et fonctionne encore. + +À midi et demi, le train s'arrêta à la station de Burhampour, et +Passepartout put s'y procurer à prix d'or une paire de babouches, +agrémentées de perles fausses, qu'il chaussa avec un sentiment +d'évidente vanité. + +Les voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la station +d'Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du Tapty, petit +fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye, près de Surate. + +Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors +l'esprit de Passepartout. Jusqu'à son arrivée à Bombay, il avait cru et +pu croire que ces choses en resteraient là. Mais maintenant, depuis +qu'il filait à toute vapeur à travers l'Inde, un revirement s'était fait +dans son esprit. Son naturel lui revenait au galop. Il retrouvait les +idées fantaisistes de sa jeunesse, il prenait au sérieux les projets de +son maître, il croyait à la réalité du pari, conséquemment à ce tour du +monde et à ce maximum de temps, qu'il ne fallait pas dépasser. Déjà +même, il s'inquiétait des retards possibles, des accidents qui pouvaient +survenir en route. Il se sentait comme intéressé dans cette gageure, et +tremblait à la pensée qu'il avait pu la compromettre la veille par son +impardonnable badauderie. Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. +Fogg, il était beaucoup plus inquiet. Il comptait et recomptait les +jours écoulés, maudissait les haltes du train, l'accusait de lenteur et +blâmait _in petto_ Mr. Fogg de n'avoir pas promis une prime au mécanicien. +Il ne savait pas, le brave garçon, que ce qui était possible sur un +paquebot ne l'était plus sur un chemin de fer, dont la vitesse est +réglementée. + +Vers le soir, on s'engagea dans les défilés des montagnes de Sutpour, +qui séparent le territoire du Khandeish de celui du Bundelkund. + +Le lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis Cromarty, +Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu'il était trois +heures du matin. Et, en effet, cette fameuse montre, toujours réglée sur +le méridien de Greenwich, qui se trouvait à près de soixante-dix-sept +degrés dans l'ouest, devait retarder et retardait en effet de quatre +heures. + +Sir Francis rectifia donc l'heure donnée par Passepartout, auquel il fit +la même observation que celui-ci avait déjà reçue de la part de Fix. Il +essaya de lui faire comprendre qu'il devait se régler sur chaque nouveau +méridien, et que, puisqu'il marchait constamment vers l'est, +c'est-à-dire au-devant du soleil, les jours étaient plus courts d'autant +de fois quatre minutes qu'il y avait de degrés parcourus. Ce fut +inutile. Que l'entêté garçon eût compris ou non l'observation du +brigadier général, il s'obstina à ne pas avancer sa montre, qu'il +maintint invariablement à l'heure de Londres. Innocente manie, +d'ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne. + +À huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station de +Rothal, le train s'arrêta au milieu d'une vaste clairière, bordée de +quelques bungalows et de cabanes d'ouvriers. Le conducteur du train +passa devant la ligne des wagons en disant: + +«Les voyageurs descendent ici.» + +Phileas Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien comprendre +à cette halte au milieu d'une forêt de tamarins et de khajours. + +Passepartout, non moins surpris, s'élança sur la voie et revint presque +aussitôt, s'écriant: + +«Monsieur, plus de chemin de fer! + +--Que voulez-vous dire? demanda Sir Francis Cromarty. + +--Je veux dire que le train ne continue pas!» + +Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le +suivit, sans se presser. Tous deux s'adressèrent au conducteur: + +«Où sommes-nous? demanda Sir Francis Cromarty. + +--Au hameau de Kholby, répondit le conducteur. + +--Nous nous arrêtons ici? + +--Sans doute. Le chemin de fer n'est point achevé... + +--Comment! il n'est point achevé? + +--Non! il y a encore un tronçon d'une cinquantaine de milles à établir +entre ce point et Allahabad, où la voie reprend. + +--Les journaux ont pourtant annoncé l'ouverture complète du railway! + +--Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés. + +--Et vous donnez des billets de Bombay à Calcutta! reprit Sir Francis +Cromarty, qui commençait à s'échauffer. + +--Sans doute, répondit le conducteur, mais les voyageurs savent bien +qu'ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu'à Allahabad.» + +Sir Francis Cromarty était furieux. Passepartout eût volontiers assommé +le conducteur, qui n'en pouvait mais. Il n'osait regarder son maître. + +«Sir Francis, dit simplement Mr. Fogg, nous allons, si vous le voulez +bien, aviser au moyen de gagner Allahabad. + +--Monsieur Fogg, il s'agit ici d'un retard absolument préjudiciable à +vos intérêts? + +--Non, Sir Francis, cela était prévu. + +--Quoi! vous saviez que la voie... + +--En aucune façon, mais je savais qu'un obstacle quelconque surgirait +tôt ou tard sur ma route. Or, rien n'est compromis. J'ai deux jours +d'avance à sacrifier. Il y a un steamer qui part de Calcutta pour +Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes qu'au 22, et nous arriverons à +temps à Calcutta.» + +Il n'y avait rien à dire à une réponse faite avec une si complète +assurance. + +Il n'était que trop vrai que les travaux du chemin de fer s'arrêtaient à +ce point. Les journaux sont comme certaines montres qui ont la manie +d'avancer, et ils avaient prématurément annoncé l'achèvement de la +ligne. La plupart des voyageurs connaissaient cette interruption de la +voie, et, en descendant du train, ils s'étaient emparés des véhicules de +toutes sortes que possédait la bourgade, palkigharis à quatre roues, +charrettes traînées par des zébus, sortes de boeufs à bosses, chars de +voyage ressemblant à des pagodes ambulantes, palanquins, poneys, etc. +Aussi Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty, après avoir cherché dans toute +la bourgade, revinrent-ils sans avoir rien trouvé. + +«J'irai à pied», dit Phileas Fogg. + +Passepartout qui rejoignait alors son maître, fit une grimace +significative, en considérant ses magnifiques mais insuffisantes +babouches. Fort heureusement il avait été de son côté à la découverte, +et en hésitant un peu: + +«Monsieur, dit-il, je crois que j'ai trouvé un moyen de transport. + +--Lequel? + +--Un éléphant! Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas +d'ici. + +--Allons voir l'éléphant», répondit Mr. Fogg. + +Cinq minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et +Passepartout arrivaient près d'une hutte qui attenait à un enclos fermé +de hautes palissades. Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans +l'enclos, un éléphant. Sur leur demande, l'Indien introduisit Mr. Fogg +et ses deux compagnons dans l'enclos. + +Là, ils se trouvèrent en présence d'un animal, à demi domestiqué, que +son propriétaire élevait, non pour en faire une bête de somme, mais une +bête de combat. Dans ce but, il avait commencé à modifier le caractère +naturellement doux de l'animal, de façon à le conduire graduellement à +ce paroxysme de rage appelé «mutsh» dans la langue indoue, et cela, en +le nourrissant pendant trois mois de sucre et de beurre. Ce traitement +peut paraître impropre à donner un tel résultat, mais il n'en est pas +moins employé avec succès par les éleveurs. Très heureusement pour Mr. +Fogg, l'éléphant en question venait à peine d'être mis à ce régime, et +le «mutsh» ne s'était point encore déclaré. + +Kiouni--c'était le nom de la bête--pouvait, comme tous ses congénères, +fournir pendant longtemps une marche rapide, et, à défaut d'autre +monture, Phileas Fogg résolut de l'employer. + +Mais les éléphants sont chers dans l'Inde, où ils commencent à devenir +rares. Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont +extrêmement recherchés. Ces animaux ne se reproduisent que rarement, +quand ils sont réduits à l'état de domesticité, de telle sorte qu'on ne +peut s'en procurer que par la chasse. Aussi sont-ils l'objet de soins +extrêmes, et lorsque Mr. Fogg demanda à l'Indien s'il voulait lui louer +son éléphant, l'Indien refusa net. + +Fogg insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres (250 F) +l'heure. Refus. Vingt livres? Refus encore. Quarante livres? Refus +toujours. Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais l'Indien ne +se laissait pas tenter. + +La somme était belle, cependant. En admettant que l'éléphant employât +quinze heures à se rendre à Allahabad, c'était six cents livres (15 000 +F) qu'il rapporterait à son propriétaire. + +Phileas Fogg, sans s'animer en aucune façon, proposa alors à l'Indien de +lui acheter sa bête et lui en offrit tout d'abord mille livres (25 000 +F). + +L'Indien ne voulait pas vendre! Peut-être le drôle flairait-il une +magnifique affaire. + +Sir Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et l'engagea à réfléchir avant +d'aller plus loin. Phileas Fogg répondit à son compagnon qu'il n'avait +pas l'habitude d'agir sans réflexion, qu'il s'agissait en fin de compte +d'un pari de vingt mille livres, que cet éléphant lui était nécessaire, +et que, dût-il le payer vingt fois sa valeur, il aurait cet éléphant. + +Mr. Fogg revint trouver l'Indien, dont les petits yeux, allumés par la +convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n'était qu'une question +de prix. Phileas Fogg offrit successivement douze cents livres, puis +quinze cents, puis dix-huit cents, enfin deux mille (50 000 F). +Passepartout, si rouge d'ordinaire, était pâle d'émotion. + +À deux mille livres, l'Indien se rendit. + +«Par mes babouches, s'écria Passepartout, voilà qui met à un beau prix +la viande d'éléphant!» + +L'affaire conclue, il ne s'agissait plus que de trouver un guide. Ce fut +plus facile. Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses +services. Mr. Fogg accepta et lui promit une forte rémunération, qui ne +pouvait que doubler son intelligence. + +L'éléphant fut amené et équipé sans retard. Le Parsi connaissait +parfaitement le métier de «mahout» ou cornac. Il couvrit d'une sorte de +housse le dos de l'éléphant et disposa, de chaque côté sur ses flancs, +deux espèces de cacolets assez peu confortables. + +Phileas Fogg paya l'Indien en bank-notes qui furent extraites du fameux +sac. Il semblait vraiment qu'on les tirât des entrailles de +Passepartout. Puis Mr. Fogg offrit à Sir Francis Cromarty de le +transporter à la station d'Allahabad. Le brigadier général accepta. Un +voyageur de plus n'était pas pour fatiguer le gigantesque animal. + +Des vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit place +dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre. Passepartout se mit à +califourchon sur la housse entre son maître et le brigadier général. Le +Parsi se jucha sur le cou de l'éléphant, et à neuf heures l'animal, +quittant la bourgade, s'enfonçait par le plus court dans l'épaisse forêt +de lataniers. + +XII + +OÙ PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT À TRAVERS LES FORÊTS DE +L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT + +Le guide, afin d'abréger la distance à parcourir, laissa sur sa droite +le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours d'exécution. Ce +tracé, très contrarié par les capricieuses ramifications des monts +Vindhias, ne suivait pas le plus court chemin, que Phileas Fogg avait +intérêt à prendre. Le Parsi, très familiarisé avec les routes et +sentiers du pays, prétendait gagner une vingtaine de milles en coupant à +travers la forêt, et on s'en rapporta à lui. + +Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu'au cou dans leurs +cacolets, étaient fort secoués par le trot raide de l'éléphant, auquel +son mahout imprimait une allure rapide. Mais ils enduraient la situation +avec le flegme le plus britannique, causant peu d'ailleurs, et se voyant +à peine l'un l'autre. + +Quant à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directement soumis +aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une recommandation +de son maître, de tenir sa langue entre ses dents, car elle eût été +coupée net. Le brave garçon, tantôt lancé sur le cou de l'éléphant, +tantôt rejeté sur la croupe, faisait de la voltige, comme un clown sur +un tremplin. Mais il plaisantait, il riait au milieu de ses sauts de +carpe, et, de temps en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, +que l'intelligent Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans interrompre +un instant son trot régulier. + +Après deux heures de marche, le guide arrêta l'éléphant et lui donna une +heure de repos. L'animal dévora des branchages et des arbrisseaux, après +s'être d'abord désaltéré à une mare voisine. Sir Francis Cromarty ne se +plaignit pas de cette halte. Il était brisé. Mr. Fogg paraissait être +aussi dispos que s'il fût sorti de son lit. + +«Mais il est donc de fer! dit le brigadier général en le regardant avec +admiration. + +--De fer forgé», répondit Passepartout, qui s'occupa de préparer un +déjeuner sommaire. + +À midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit bientôt un +aspect très sauvage. Aux grandes forêts succédèrent des taillis de +tamarins et de palmiers nains, puis de vastes plaines arides, hérissées +de maigres arbrisseaux et semées de gros blocs de syénites. Toute cette +partie du haut Bundelkund, peu fréquentée des voyageurs, est habitée par +une population fanatique, endurcie dans les pratiques les plus terribles +de la religion indoue. La domination des Anglais n'a pu s'établir +régulièrement sur un territoire soumis à l'influence des rajahs, qu'il +eût été difficile d'atteindre dans leurs inaccessibles retraites des +Vindhias. + +Plusieurs fois, on aperçut des bandes d'Indiens farouches, qui faisaient +un geste de colère en voyant passer le rapide quadrupède. D'ailleurs, le +Parsi les évitait autant que possible, les tenant pour des gens de +mauvaise rencontre. On vit peu d'animaux pendant cette journée, à peine +quelques singes, qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont +s'amusait fort Passepartout. + +Une pensée au milieu de bien d'autres inquiétait ce garçon. Qu'est-ce +que Mr. Fogg ferait de l'éléphant, quand il serait arrivé à la station +d'Allahabad? L'emmènerait-il? Impossible! Le prix du transport ajouté au +prix d'acquisition en ferait un animal ruineux. Le vendrait-on, le +rendrait-on à la liberté? Cette estimable bête méritait bien qu'on eût +des égards pour elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en faisait cadeau, à +lui, Passepartout, il en serait très embarrassé. Cela ne laissait pas de +le préoccuper. + +À huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait été +franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant +septentrional, dans un bungalow en ruine. + +La distance parcourue pendant cette journée était d'environ vingt-cinq +milles, et il en restait autant à faire pour atteindre la station +d'Allahabad. + +La nuit était froide. À l'intérieur du bungalow, le Parsi alluma un feu +de branches sèches, dont la chaleur fut très appréciée. Le souper se +composa des provisions achetées à Kholby. Les voyageurs mangèrent en +gens harassés et moulus. La conversation, qui commença par quelques +phrases entrecoupées, se termina bientôt par des ronflements sonores. Le +guide veilla près de Kiouni, qui s'endormit debout, appuyé au tronc d'un +gros arbre. + +Nul incident ne signala cette nuit. Quelques rugissements de guépards et +de panthères troublèrent parfois le silence, mêlés à des ricanements +aigus de singes. Mais les carnassiers s'en tinrent à des cris et ne +firent aucune démonstration hostile contre les hôtes du bungalow. Sir +Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de +fatigues. Passepartout, dans un sommeil agité, recommença en rêve la +culbute de la veille, quant à Mr. Fogg, il reposa aussi paisiblement que +s'il eût été dans sa tranquille maison de Saville-row. + +À six heures du matin, on se remit en marche. Le guide espérait arriver +à la station d'Allahabad le soir même. De cette façon, Mr. Fogg ne +perdrait qu'une partie des quarante-huit heures économisées depuis le +commencement du voyage. + +On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son +allure rapide. Vers midi, le guide tourna la bourgade de Kallenger, +située sur le Cani, un des sous-affluents du Gange. Il évitait toujours +les lieux habités, se sentant plus en sûreté dans ces campagnes +désertes, qui marquent les premières dépressions du bassin du grand +fleuve. La station d'Allahabad n'était pas à douze milles dans le +nord-est. On fit halte sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, +aussi sains que le pain, «aussi succulents que la crème», disent les +voyageurs, furent extrêmement appréciés. + +À deux heures, le guide entra sous le couvert d'une épaisse forêt, qu'il +devait traverser sur un espace de plusieurs milles. Il préférait voyager +ainsi à l'abri des bois. En tout cas, il n'avait fait jusqu'alors aucune +rencontre fâcheuse, et le voyage semblait devoir s'accomplir sans +accident, quand l'éléphant, donnant quelques signes d'inquiétude, +s'arrêta soudain. + +Il était quatre heures alors. + +«Qu'y a-t-il? demanda Sir Francis Cromarty, qui releva la tête au-dessus +de son cacolet. + +--Je ne sais, mon officier», répondit le Parsi, en prêtant l'oreille à +un murmure confus qui passait sous l'épaisse ramure. + +Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. On eût dit +un concert, encore fort éloigné, de voix humaines et d'instruments de +cuivre. + +Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait +patiemment, sans prononcer une parole. + +Le Parsi sauta à terre, attacha l'éléphant à un arbre et s'enfonça au +plus épais du taillis. Quelques minutes plus tard, il revint, disant: + +«Une procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S'il est +possible, évitons d'être vus.» + +Le guide détacha l'éléphant et le conduisit dans un fourré, en +recommandant aux voyageurs de ne point mettre pied à terre. Lui-même se +tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait +nécessaire. Mais il pensa que la troupe des fidèles passerait sans +l'apercevoir, car l'épaisseur du feuillage le dissimulait entièrement. + +Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. Des +chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. +Bientôt la tête de la procession apparut sous les arbres, à une +cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg et ses compagnons. Ils +distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de +cette cérémonie religieuse. + +En première ligne s'avançaient des prêtres, coiffés de mitres et vêtus +de longues robes chamarrées. Ils étaient entourés d'hommes, de femmes, +d'enfants, qui faisaient entendre une sorte de psalmodie funèbre, +interrompue à intervalles égaux par des coups de tam-tams et de +cymbales. Derrière eux, sur un char aux larges roues dont les rayons et +la jante figuraient un entrelacement de serpents, apparut une statue +hideuse, traînée par deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette +statue avait quatre bras; le corps colorié d'un rouge sombre, les yeux +hagards, les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres teintes de +henné et de bétel. À son cou s'enroulait un collier de têtes de mort, à +ses flancs une ceinture de mains coupées. Elle se tenait debout sur un +géant terrassé auquel le chef manquait. + +Sir Francis Cromarty reconnut cette statue. + +«La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l'amour et de la mort. + +--De la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais! dit Passepartout. La +vilaine bonne femme!» + +Le Parsi lui fit signe de se taire. + +Autour de la statue s'agitait, se démenait, se convulsionnait un groupe +de vieux fakirs, zébrés de bandes d'ocre, couverts d'incisions cruciales +qui laissaient échapper leur sang goutte à goutte, énergumènes stupides +qui, dans les grandes cérémonies indoues, se précipitent encore sous les +roues du char de Jaggernaut. + +Derrière eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de leur +costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à peine. + +Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête, son cou, +ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses orteils étaient +surchargés de bijoux, colliers, bracelets, boucles et bagues. Une +tunique lamée d'or, recouverte d'une mousseline légère, dessinait les +contours de sa taille. + +Derrière cette jeune femme--contraste violent pour les yeux--, des +gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et de longs pistolets +damasquinés, portaient un cadavre sur un palanquin. + +C'était le corps d'un vieillard, revêtu de ses opulents habits de rajah, +ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la robe tissue de +soie et d'or, la ceinture de cachemire diamanté, et ses magnifiques +armes de prince indien. + +Puis des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les cris +couvraient parfois l'assourdissant fracas des instruments, fermaient le +cortège. + +Sir Francis Cromarty regardait toute cette pompe d'un air singulièrement +attristé, et se tournant vers le guide: + +«Un sutty!» dit-il. + +Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. La +longue procession se déroula lentement sous les arbres, et bientôt ses +derniers rangs disparurent dans la profondeur de la forêt. + +Peu à peu, les chants s'éteignirent. Il y eut encore quelques éclats de +cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un profond silence. + +Phileas Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir Francis Cromarty, et +aussitôt que la procession eut disparu: + +«Qu'est-ce qu'un sutty? demanda-t-il. + +--Un sutty, monsieur Fogg, répondit le brigadier général, c'est un +sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme que vous +venez de voir sera brûlée demain aux premières heures du jour. + +--Ah! les gueux! s'écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri +d'indignation. + +--Et ce cadavre? demanda Mr. Fogg. + +--C'est celui du prince, son mari, répondit le guide, un rajah +indépendant du Bundelkund. + +--Comment! reprit Phileas Fogg, sans que sa voix trahît la moindre +émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans l'Inde, et les +Anglais n'ont pu les détruire? + +--Dans la plus grande partie de l'Inde, répondit Sir Francis Cromarty, +ces sacrifices ne s'accomplissent plus, mais nous n'avons aucune +influence sur ces contrées sauvages, et principalement sur ce territoire +du Bundelkund. Tout le revers septentrional des Vindhias est le théâtre +de meurtres et de pillages incessants. + +--La malheureuse! murmurait Passepartout, brûlée vive! + +--Oui, reprit le brigadier général, brûlée, et si elle ne l'était pas, +vous ne sauriez croire à quelle misérable condition elle se verrait +réduite par ses proches. On lui raserait les cheveux, on la nourrirait à +peine de quelques poignées de riz, on la repousserait, elle serait +considérée comme une créature immonde et mourrait dans quelque coin +comme un chien galeux. Aussi la perspective de cette affreuse existence +pousse-t-elle souvent ces malheureuses au supplice, bien plus que +l'amour ou le fanatisme religieux. Quelquefois, cependant, le sacrifice +est réellement volontaire, et il faut l'intervention énergique du +gouvernement pour l'empêcher. Ainsi, il y a quelques années, je résidais +à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au gouverneur +l'autorisation de se brûler avec le corps de son mari. Comme vous le +pensez bien, le gouverneur refusa. Alors la veuve quitta la ville, se +réfugia chez un rajah indépendant, et là elle consomma son sacrifice.» + +Pendant le récit du brigadier général, le guide secouait la tête, et, +quand le récit fut achevé: + +«Le sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n'est pas +volontaire, dit-il. + +--Comment le savez-vous? + +--C'est une histoire que tout le monde connaît dans le Bundelkund, +répondit le guide. + +--Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit +observer Sir Francis Cromarty. + +--Cela tient à ce qu'on l'a enivrée de la fumée du chanvre et de +l'opium. + +--Mais où la conduit-on? + +--À la pagode de Pillaji, à deux milles d'ici. Là, elle passera la nuit +en attendant l'heure du sacrifice. + +--Et ce sacrifice aura lieu?... + +--Demain, dès la première apparition du jour.» + +Après cette réponse, le guide fit sortir l'éléphant de l'épais fourré et +se hissa sur le cou de l'animal. Mais au moment où il allait l'exciter +par un sifflement particulier, Mr. Fogg l'arrêta, et, s'adressant à Sir +Francis Cromarty: + +«Si nous sauvions cette femme? dit-il. + +--Sauver cette femme, monsieur Fogg!... s'écria le brigadier général. + +--J'ai encore douze heures d'avance. Je puis les consacrer à cela. + +--Tiens! Mais vous êtes un homme de coeur! dit Sir Francis Cromarty. + +--Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg, quand j'ai le temps.» + + + + +XIII + +DANS LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE SOURIT +AUX AUDACIEUX + + + +Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être +Mr. Fogg allait risquer sa vie, ou tout au moins sa liberté, et par +conséquent la réussite de ses projets, mais il n'hésita pas. Il trouva, +d'ailleurs, dans Sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé. + +Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. L'idée +de son maître l'exaltait. Il sentait un coeur, une âme sous cette +enveloppe de glace. Il se prenait à aimer Phileas Fogg. + +Restait le guide. Quel parti prendrait-il dans l'affaire? Ne serait-il +pas porté pour les hindous? À défaut de son concours, il fallait au +moins s'assurer sa neutralité. + +Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question. + +«Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est +Parsie. Disposez de moi. + +--Bien, guide, répondit Mr. Fogg. + +--Toutefois, sachez-le bien, reprit le Parsi, non seulement nous +risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous sommes pris. +Ainsi, voyez. + +--C'est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la +nuit pour agir? + +--Je le pense aussi», répondit le guide. + +Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. C'était une +Indienne d'une beauté célèbre, de race parsie, fille de riches +négociants de Bombay. Elle avait reçu dans cette ville une éducation +absolument anglaise, et à ses manières, à son instruction, on l'eût crue +Européenne. Elle se nommait Aouda. + +Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund. +Trois mois après, elle devint veuve. Sachant le sort qui l'attendait, +elle s'échappa, fut reprise aussitôt, et les parents du rajah, qui +avaient intérêt à sa mort, la vouèrent à ce supplice auquel il ne +semblait pas qu'elle pût échapper. + +Ce récit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans leur +généreuse résolution. Il fut décidé que le guide dirigerait l'éléphant +vers la pagode de Pillaji, dont il se rapprocherait autant que possible. + +Une demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq cents pas +de la pagode, que l'on ne pouvait apercevoir; mais les hurlements des +fanatiques se laissaient entendre distinctement. + +Les moyens de parvenir jusqu'à la victime furent alors discutés. Le +guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il affirmait +que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y pénétrer par une des +portes, quand toute la bande serait plongée dans le sommeil de +l'ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou dans une muraille? C'est ce +qui ne pourrait être décidé qu'au moment et au lieu mêmes. Mais ce qui +ne fit aucun doute, c'est que l'enlèvement devait s'opérer cette nuit +même, et non quand, le jour venu, la victime serait conduite au +supplice. À cet instant, aucune intervention humaine n'eût pu la sauver. + +Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l'ombre se fit, +vers six heures du soir, ils résolurent d'opérer une reconnaissance +autour de la pagode. Les derniers cris des fakirs s'éteignaient alors. +Suivant leur habitude, ces Indiens devaient être plongés dans l'épaisse +ivresse du «hang»--opium liquide, mélangé d'une infusion de chanvre--, +et il serait peut-être possible de se glisser entre eux jusqu'au temple. + +Le Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et Passepartout, +s'avança sans bruit à travers la forêt. Après dix minutes de reptation +sous les ramures, ils arrivèrent au bord d'une petite rivière, et là, à +la lueur de torches de fer à la pointe desquelles brûlaient des résines, +ils aperçurent un monceau de bois empilé. C'était le bûcher, fait de +précieux santal, et déjà imprégné d'une huile parfumée. À sa partie +supérieure reposait le corps embaumé du rajah, qui devait être brûlé en +même temps que sa veuve. À cent pas de ce bûcher s'élevait la pagode, +dont les minarets perçaient dans l'ombre la cime des arbres. + +«Venez!» dit le guide à voix basse. + +Et, redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se glissa +silencieusement à travers les grandes herbes. + +Le silence n'était plus interrompu que par le murmure du vent dans les +branches. + +Bientôt le guide s'arrêta à l'extrémité d'une clairière. Quelques +résines éclairaient la place. Le sol était jonché de groupes de +dormeurs, appesantis par l'ivresse. On eût dit un champ de bataille +couvert de morts. Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. Quelques +ivrognes râlaient encore çà et là. + +À l'arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de Pillaji se +dressait confusément. Mais au grand désappointement du guide, les gardes +des rajahs, éclairés par des torches fuligineuses, veillaient aux portes +et se promenaient, le sabre nu. On pouvait supposer qu'à l'intérieur les +prêtres veillaient aussi. + +Le Parsi ne s'avança pas plus loin. Il avait reconnu l'impossibilité de +forcer l'entrée du temple, et il ramena ses compagnons en arrière. + +Phileas Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui qu'ils ne +pouvaient rien tenter de ce côté. + +Ils s'arrêtèrent et s'entretinrent à voix basse. + +«Attendons, dit le brigadier général, il n'est que huit heures encore, +et il est possible que ces gardes succombent aussi au sommeil. + +--Cela est possible, en effet», répondit le Parsi. + +Phileas Fogg et ses compagnons s'étendirent donc au pied d'un arbre et +attendirent. + +Le temps leur parut long! Le guide les quittait parfois et allait +observer la lisière du bois. Les gardes du rajah veillaient toujours à +la lueur des torches, et une vague lumière filtrait à travers les +fenêtres de la pagode. + +On attendit ainsi jusqu'à minuit. La situation ne changea pas. Même +surveillance au-dehors. Il était évident qu'on ne pouvait compter sur +l'assoupissement des gardes. L'ivresse du «hang» leur avait été +probablement épargnée. Il fallait donc agir autrement et pénétrer par +une ouverture pratiquée aux murailles de la pagode. Restait la question +de savoir si les prêtres veillaient auprès de leur victime avec autant +de soin que les soldats à la porte du temple. + +Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr. +Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent un détour +assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet. + +Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir +rencontré personne. Aucune surveillance n'avait été établie de ce côté, +mais il est vrai de dire que fenêtres et portes manquaient absolument. + +Là nuit était sombre. La lune, alors dans son dernier quartier, quittait +à peine l'horizon, encombré de gros nuages. La hauteur des arbres +accroissait encore l'obscurité. + +Mais il ne suffisait pas d'avoir atteint le pied des murailles, il +fallait encore y pratiquer une ouverture. Pour cette opération, Phileas +Fogg et ses compagnons n'avaient absolument que leurs couteaux de poche. +Très heureusement, les parois du temple se composaient d'un mélange de +briques et de bois qui ne pouvait être difficile à percer. La première +brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement. + +On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Le Parsi +d'un côté, Passepartout, de l'autre, travaillaient à desceller les +briques, de manière à obtenir une ouverture large de deux pieds. + +Le travail avançait, quand un cri se fit entendre à l'intérieur du +temple, et presque aussitôt d'autres cris lui répondirent du dehors. + +Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on +surpris? L'éveil était-il donné? La plus vulgaire prudence leur +commandait de s'éloigner,--ce qu'ils firent en même temps que Phileas +Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se blottirent de nouveau sous le +couvert du bois, attendant que l'alerte, si c'en était une, se fût +dissipée, et prêts, dans ce cas, à reprendre leur opération. + +Mais--contretemps funeste--des gardes se montrèrent au chevet de la +pagode, et s'y installèrent de manière à empêcher toute approche. + +Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre hommes, +arrêtés dans leur oeuvre. Maintenant qu'ils ne pouvaient plus parvenir +jusqu'à la victime, comment la sauveraient-ils? Sir Francis Cromarty se +rongeait les poings. Passepartout était hors de lui, et le guide avait +quelque peine à le contenir. L'impassible Fogg attendait sans manifester +ses sentiments. + +«N'avons-nous plus qu'à partir? demanda le brigadier général à voix +basse. + +--Nous n'avons plus qu'à partir, répondit le guide. + +--Attendez, dit Fogg. Il suffit que je sois demain à Allahabad avant +midi. + +--Mais qu'espérez-vous? répondit Sir Francis Cromarty. Dans quelques +heures le jour va paraître, et... + +--La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême.» + +Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas +Fogg. + +Sur quoi comptait donc ce froid Anglais? Voulait-il, au moment du +supplice, se précipiter vers la jeune femme et l'arracher ouvertement à +ses bourreaux? + +C'eût été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou à ce +point? Néanmoins, Sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu'au +dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le guide ne laissa pas +ses compagnons à l'endroit où ils s'étaient réfugiés, et il les ramena +vers la partie antérieure de la clairière. Là, abrités par un bouquet +d'arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis. + +Cependant Passepartout, juché sur les premières branches d'un arbre, +ruminait une idée qui avait d'abord traversé son esprit comme un éclair, +et qui finit par s'incruster dans son cerveau. + +Il avait commencé par se dire: «Quelle folie!» et maintenant il +répétait: «Pourquoi pas, après tout? C'est une chance, peut-être la +seule, et avec de tels abrutis!...» + +En tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée, mais il ne +tarda pas à se glisser avec la souplesse d'un serpent sur les basses +branches de l'arbre dont l'extrémité se courbait vers le sol. + +Les heures s'écoulaient, et bientôt quelques nuances moins sombres +annoncèrent l'approche du jour. Cependant l'obscurité était profonde +encore. + +C'était le moment. Il se fit comme une résurrection dans cette foule +assoupie. Les groupes s'animèrent. Des coups de tam-tam retentirent. +Chants et cris éclatèrent de nouveau. L'heure était venue à laquelle +l'infortunée allait mourir. + +En effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumière plus vive +s'échappa de l'intérieur. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty purent +apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux prêtres traînaient +au-dehors. Il leur sembla même que, secouant l'engourdissement de +l'ivresse par un suprême instinct de conservation, la malheureuse +tentait d'échapper à ses bourreaux. Le coeur de Sir Francis Cromarty +bondit, et par un mouvement convulsif, saisissant la main de Phileas +Fogg, il sentit que cette main tenait un couteau ouvert. + +En ce moment, la foule s'ébranla. La jeune femme était retombée dans +cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle passa à travers +les fakirs, qui l'escortaient de leurs vociférations religieuses. + +Phileas Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de la +foule, la suivirent. + +Deux minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et +s'arrêtaient à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel était couché +le corps du rajah. Dans la demi-obscurité, ils virent la victime +absolument inerte, étendue auprès du cadavre de son époux. + +Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d'huile, s'enflamma +aussitôt. + +À ce moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas Fogg, +qui dans un moment de folie généreuse, s'élançait vers le bûcher... + +Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea +soudain. Un cri de terreur s'éleva. Toute cette foule se précipita à +terre, épouvantée. + +Le vieux rajah n'était donc pas mort, qu'on le vît se redresser tout à +coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses bras, descendre +du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs qui lui donnaient une +apparence spectrale? + +Les fakirs, les gardes, les prêtres, pris d'une terreur subite, étaient +là, face à terre, n'osant lever les yeux et regarder un tel prodige! + +La victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la portaient, et +sans qu'elle parût leur peser. Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty étaient +demeurés debout. Le Parsi avait courbé la tête, et Passepartout, sans +doute, n'était pas moins stupéfié!... + +Ce ressuscité arriva ainsi près de l'endroit où se tenaient Mr. Fogg et +Sir Francis Cromarty, et là, d'une voix brève: + +«Filons!...» dit-il. + +C'était Passepartout lui-même qui s'était glissé vers le bûcher au +milieu de la fumée épaisse! C'était Passepartout qui, profitant de +l'obscurité profonde encore, avait arraché la jeune femme à la mort! +C'était Passepartout qui, jouant son rôle avec un audacieux bonheur, +passait au milieu de l'épouvante générale! + +Un instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et +l'éléphant les emportait d'un trot rapide. Mais des cris, des clameurs +et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg, leur apprirent +que la ruse était découverte. + +En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux +rajah. Les prêtres, revenus de leur frayeur, avaient compris qu'un +enlèvement venait de s'accomplir. + +Aussitôt ils s'étaient précipités dans la forêt. Les gardes les avaient +suivis. Une décharge avait eu lieu, mais les ravisseurs fuyaient +rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient hors de la +portée des balles et des flèches. + + + + +XIV + +DANS LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLÉE DU GANGE SANS +MÊME SONGER À LA VOIR + + + +Le hardi enlèvement avait réussi. Une heure après, Passepartout riait +encore de son succès. Sir Francis Cromarty avait serré la main de +l'intrépide garçon. Son maître lui avait dit: «Bien», ce qui, dans la +bouche de ce gentleman, équivalait à une haute approbation. À quoi +Passepartout avait répondu que tout l'honneur de l'affaire appartenait à +son maître. Pour lui, il n'avait eu qu'une idée «drôle», et il riait en +songeant que, pendant quelques instants, lui, Passepartout, ancien +gymnaste, ex-sergent de pompiers, avait été le veuf d'une charmante +femme, un vieux rajah embaumé! + +Quant à la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce qui +s'était passé. Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle reposait +sur l'un des cacolets. + +Cependant l'éléphant, guidé avec une extrême sûreté par le Parsi, +courait rapidement dans la forêt encore obscure. Une heure après avoir +quitté la pagode de Pillaji, il se lançait à travers une immense plaine. +À sept heures, on fit halte. La jeune femme était toujours dans une +prostration complète. Le guide lui fit boire quelques gorgées d'eau et +de brandy, mais cette influence stupéfiante qui l'accablait devait se +prolonger quelque temps encore. + +Sir Francis Cromarty, qui connaissait les effets de l'ivresse produite +par l'inhalation des vapeurs du chanvre, n'avait aucune inquiétude sur +son compte. + +Mais si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas question dans +l'esprit du brigadier général, celui-ci se montrait moins rassuré pour +l'avenir. Il n'hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs. Aouda +restait dans l'Inde, elle retomberait inévitablement entre les mains de +ses bourreaux. Ces énergumènes se tenaient dans toute la péninsule, et +certainement, malgré la police anglaise, ils sauraient reprendre leur +victime, fût-ce à Madras, à Bombay, à Calcutta. Et Sir Francis Cromarty +citait, à l'appui de ce dire, un fait de même nature qui s'était passé +récemment. À son avis, la jeune femme ne serait véritablement en sûreté +qu'après avoir quitté l'Inde. + +Phileas Fogg répondit qu'il tiendrait compte de ces observations et +qu'il aviserait. + +Vers dix heures, le guide annonçait la station d'Allahabad. Là reprenait +la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains franchissent, en +moins d'un jour et d'une nuit, la distance qui sépare Allahabad de +Calcutta. + +Phileas Fogg devait donc arriver à temps pour prendre un paquebot qui ne +partait que le lendemain seulement, 25 octobre, à midi, pour Hong-Kong. + +La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. Passepartout fut +chargé d'aller acheter pour elle divers objets de toilette, robe, châle, +fourrures, etc., ce qu'il trouverait. Son maître lui ouvrait un crédit +illimité. + +Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. Allahabad, +c'est la cité de Dieu, l'une des plus vénérées de l'Inde, en raison de +ce qu'elle est bâtie au confluent de deux fleuves sacrés, le Gange et la +Jumna, dont les eaux attirent les pèlerins de toute la péninsule. On +sait d'ailleurs que, suivant les légendes du Ramayana, le Gange prend sa +source dans le ciel, d'où, grâce à Brahma, il descend sur la terre. + +Tout en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu la ville, +autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu une prison +d'État. Plus de commerce, plus d'industrie dans cette cité, jadis +industrielle et commerçante. Passepartout, qui cherchait vainement un +magasin de nouveautés, comme s'il eût été dans Regent-street à quelques +pas de Farmer et Co., ne trouva que chez un revendeur, vieux juif +difficultueux, les objets dont il avait besoin, une robe en étoffe +écossaise, un vaste manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre +qu'il n'hésita pas à payer soixante-quinze livres (1 875 F). Puis, tout +triomphant, il retourna à la gare. + +Mrs. Aouda commençait à revenir à elle. Cette influence à laquelle les +prêtres de Pillaji l'avaient soumise se dissipait peu à peu, et ses +beaux yeux reprenaient toute leur douceur indienne. + +Lorsque le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre les charmes de la reine +d'Ahméhnagara, il s'exprime ainsi: + +«Sa luisante chevelure, régulièrement divisée en deux parts, encadre les +contours harmonieux de ses joues délicates et blanches, brillantes de +poli et de fraîcheur. Ses sourcils d'ébène ont la forme et la puissance +de l'arc de Kama, dieu d'amour, et sous ses longs cils soyeux, dans la +pupille noire de ses grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs +sacrés de l'Himalaya les reflets les plus purs de la lumière céleste. +Fines, égales et blanches, ses dents resplendissent entre ses lèvres +souriantes, comme des gouttes de rosée dans le sein mi-clos d'une fleur +de grenadier. Ses oreilles mignonnes aux courbes symétriques, ses mains +vermeilles, ses petits pieds bombés et tendres comme les bourgeons du +lotus, brillent de l'éclat des plus belles perles de Ceylan, des plus +beaux diamants de Golconde. Sa mince et souple ceinture, qu'une main +suffit à enserrer, rehausse l'élégante cambrure de ses reins arrondis et +la richesse de son buste où la jeunesse en fleur étale ses plus parfaits +trésors, et, sous les plis soyeux de sa tunique, elle semble avoir été +modelée en argent pur de la main divine de Vicvacarma, l'éternel +statuaire.» + +Mais, sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs. Aouda, +la veuve du rajah du Bundelkund, était une charmante femme dans toute +l'acception européenne du mot. Elle parlait l'anglais avec une grande +pureté, et le guide n'avait point exagéré en affirmant que cette jeune +Parsie avait été transformée par l'éducation. + +Cependant le train allait quitter la station d'Allahabad. Le Parsi +attendait. Mr. Fogg lui régla son salaire au prix convenu, sans le +dépasser d'un farthing. Ceci étonna un peu Passepartout, qui savait tout +ce que son maître devait au dévouement du guide. Le Parsi avait, en +effet, risqué volontairement sa vie dans l'affaire de Pillaji, et si, +plus tard, les Indous l'apprenaient, il échapperait difficilement à leur +vengeance. + +Restait aussi la question de Kiouni. Que ferait-on d'un éléphant acheté +si cher? + +Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard. + +«Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. J'ai payé ton +service, mais non ton dévouement. Veux-tu cet éléphant? Il est à toi.» + +Les yeux du guide brillèrent. + +«C'est une fortune que Votre Honneur me donne! s'écria-t-il. + +--Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c'est moi qui serai encore ton +débiteur. + +--À la bonne heure! s'écria Passepartout. Prends, ami! Kiouni est un +brave et courageux animal!» + +Et, allant à la bête, il lui présenta quelques morceaux de sucre, +disant: + +«Tiens, Kiouni, tiens, tiens!» + +L'éléphant fit entendre quelques grognements de satisfaction. Puis, +prenant Passepartout par la ceinture et l'enroulant de sa trompe, il +l'enleva jusqu'à la hauteur de sa tête. Passepartout, nullement effrayé, +fit une bonne caresse à l'animal, qui le replaça doucement à terre, et, +à la poignée de trompe de l'honnête Kiouni, répondit une vigoureuse +poignée de main de l'honnête garçon. + +Quelques instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et +Passepartout, installés dans un confortable wagon dont Mrs. Aouda +occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès. + +Quatre-vingts milles au plus séparent cette ville d'Allahabad, et ils +furent franchis en deux heures. + +Pendant ce trajet, la jeune femme revint complètement à elle; les +vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent. + +Quel fut son étonnement de se trouver sur le railway, dans ce +compartiment, recouverte de vêtements européens, au milieu de voyageurs +qui lui étaient absolument inconnus! + +Tout d'abord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et la +ranimèrent avec quelques gouttes de liqueur; puis le brigadier général +lui raconta son histoire. Il insista sur le dévouement de Phileas Fogg, +qui n'avait pas hésité à jouer sa vie pour la sauver, et sur le +dénouement de l'aventure, dû à l'audacieuse imagination de Passepartout. + +Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout, tout +honteux, répétait que «ça n'en valait pas la peine»! + +Mrs. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que +par ses paroles. Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les +interprètes de sa reconnaissance. Puis, sa pensée la reportant aux +scènes du sutty, ses regards revoyant cette terre indienne où tant de +dangers l'attendaient encore, elle fut prise d'un frisson de terreur. + +Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs. Aouda, et, +pour la rassurer, il lui offrit, très froidement d'ailleurs, de la +conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait jusqu'à ce que cette affaire +fût assoupie. + +Mrs. Aouda accepta l'offre avec reconnaissance. Précisément, à +Hong-Kong, résidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l'un des +principaux négociants de cette ville, qui est absolument anglaise, tout +en occupant un point de la côte chinoise. + +À midi et demi, le train s'arrêtait à la station de Bénarès. Les +légendes brahmaniques affirment que cette ville occupe l'emplacement de +l'ancienne Casi, qui était autrefois suspendue dans l'espace, entre le +zénith et le nadir, comme la tombe de Mahomet. Mais, à cette époque plus +réaliste, Bénarès, Athènes de l'Inde au dire des orientalistes, reposait +tout prosaïquement sur le sol, et Passepartout put un instant entrevoir +ses maisons de briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un +aspect absolument désolé, sans aucune couleur locale. + +C'était là que devait s'arrêter Sir Francis Cromarty. Les troupes qu'il +rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville. Le brigadier +général fit donc ses adieux à Phileas Fogg, lui souhaitant tout le +succès possible, et exprimant le voeu qu'il recommençât ce voyage d'une +façon moins originale, mais plus profitable. Mr. Fogg pressa légèrement +les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus +affectueux. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle devait à Sir Francis +Cromarty. Quant à Passepartout, il fut honoré d'une vraie poignée de +main de la part du brigadier général. Tout ému, il se demanda où et +quand il pourrait bien se dévouer pour lui. Puis on se sépara. + +À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du +Gange. À travers les vitres du wagon, par un temps assez clair, +apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des montagnes couvertes de +verdure, les champs d'orge, de maïs et de froment, des rios et des +étangs peuplés d'alligators verdâtres, des villages bien entretenus, des +forêts encore verdoyantes. Quelques éléphants, des zébus à grosse bosse +venaient se baigner dans les eaux du fleuve sacré, et aussi, malgré la +saison avancée et la température déjà froide, des bandes d'Indous des +deux sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes ablutions. Ces +fidèles, ennemis acharnés du bouddhisme, sont sectateurs fervents de la +religion brahmanique, qui s'incarne en ces trois personnes: Whisnou, la +divinité solaire, Shiva, la personnification divine des forces +naturelles, et Brahma, le maître suprême des prêtres et des +législateurs. Mais de quel oeil Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils +considérer cette Inde, maintenant «britannisée», lorsque quelque +steam-boat passait en hennissant et troublait les eaux consacrées du +Gange, effarouchant les mouettes qui volaient à sa surface, les tortues +qui pullulaient sur ses bords, et les dévots étendus au long de ses +rives! + +Tout ce panorama défila comme un éclair, et souvent un nuage de vapeur +blanche en cacha les détails. À peine les voyageurs purent-ils entrevoir +le fort de Chunar, à vingt milles au sud-est de Bénarès, ancienne +forteresse des rajahs du Béhar, Ghazepour et ses importantes fabriques +d'eau de rose, le tombeau de Lord Cornwallis qui s'élève sur la rive +gauche du Gange, la ville fortifiée de Buxar, Patna, grande cité +industrielle et commerçante, où se tient le principal marché d'opium de +l'Inde, Monghir, ville plus qu'européenne, anglaise comme Manchester ou +Birmingham, renommée pour ses fonderies de fer, ses fabriques de +taillanderie et d'armes blanches, et dont les hautes cheminées +encrassaient d'une fumée noire le ciel de Brahma,--un véritable coup de +poing dans le pays du rêve! + +Puis la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des ours, des +loups qui fuyaient devant la locomotive, le train passa à toute vitesse, +et on n'aperçut plus rien des merveilles du Bengale, ni Golgonde, ni +Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui fut autrefois capitale, ni Burdwan, +ni Hougly, ni Chandernagor, ce point français du territoire indien sur +lequel Passepartout eût été fier de voir flotter le drapeau de sa +patrie! + +Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Le paquebot, en +partance pour Hong-Kong, ne levait l'ancre qu'à midi. Phileas Fogg avait +donc cinq heures devant lui. + +D'après son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la capitale des +Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoir quitté Londres, et il +y arrivait au jour fixé. Il n'avait donc ni retard ni avance. +Malheureusement, les deux jours gagnés par lui entre Londres et Bombay +avaient été perdus, on sait comment, dans cette traversée de la +péninsule indienne,--mais il est à supposer que Phileas Fogg ne les +regrettait pas. + + + + +XV + +OÙ LE SAC AUX BANK-NOTES S'ALLÈGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE LIVRES + + + +Le train s'était arrêté en gare. Passepartout descendit le premier du +wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune compagne à mettre +pied sur le quai. Phileas Fogg comptait se rendre directement au +paquebot de Hong-Kong, afin d'y installer confortablement Mrs. Aouda, +qu'il ne voulait pas quitter, tant qu'elle serait en ce pays si +dangereux pour elle. + +Au moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman s'approcha +de lui et dit: + +«Monsieur Phileas Fogg? + +--C'est moi. + +--Cet homme est votre domestique? ajouta le policeman en désignant +Passepartout. + +--Oui. + +--Veuillez me suivre tous les deux.» + +Mr. Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une surprise +quelconque. Cet agent était un représentant de la loi, et, pour tout +Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec ses habitudes françaises, +voulut raisonner, mais le policeman le toucha de sa baguette, et Phileas +Fogg lui fit signe d'obéir. + +«Cette jeune dame peut nous accompagner? demanda Mr. Fogg. + +--Elle le peut», répondit le policeman. + +Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers un +palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre places, attelée +de deux chevaux. On partit. Personne ne parla pendant le trajet, qui +dura vingt minutes environ. + +La voiture traversa d'abord la «ville noire», aux rues étroites, bordées +de cahutes dans lesquelles grouillait une population cosmopolite, sale +et déguenillée; puis elle passa à travers la ville européenne, égayée de +maisons de briques, ombragée de cocotiers, hérissée de mâtures, que +parcouraient déjà, malgré l'heure matinale, des cavaliers élégants et de +magnifiques attelages. + +Le palki-ghari s'arrêta devant une habitation d'apparence simple, mais +qui ne devait pas être affectée aux usages domestiques. Le policeman fit +descendre ses prisonniers--on pouvait vraiment leur donner ce nom--, et +il les conduisit dans une chambre aux fenêtres grillées, en leur disant: + +«C'est à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le juge +Obadiah.» + +Puis il se retira et ferma la porte. + +«Allons! nous sommes pris!» s'écria Passepartout, en se laissant aller +sur une chaise. + +Mrs. Aouda, s'adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d'une voix dont +elle cherchait en vain à déguiser l'émotion: + +«Monsieur, il faut m'abandonner! C'est pour moi que vous êtes poursuivi! +C'est pour m'avoir sauvée!» + +Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n'était pas possible. +Poursuivi pour cette affaire du sutty! Inadmissible! Comment les +plaignants oseraient-ils se présenter? Il y avait méprise. Mr. Fogg +ajouta que, dans tous les cas, il n'abandonnerait pas la jeune femme, et +qu'il la conduirait à Hong-Kong. + +«Mais le bateau part à midi! fit observer Passepartout. + +--Avant midi nous serons à bord», répondit simplement l'impassible +gentleman. + +Cela fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put s'empêcher de se +dire à lui-même: + +«Parbleu! cela est certain! avant midi nous serons à bord!» Mais il +n'était pas rassuré du tout. + +À huit heures et demie, la porte de la chambre s'ouvrit. Le policeman +reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine. +C'était une salle d'audience, et un public assez nombreux, composé +d'Européens et d'indigènes, en occupait déjà le prétoire. + +Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en face des +sièges réservés au magistrat et au greffier. + +Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du +greffier. C'était un gros homme tout rond. Il décrocha une perruque +pendue à un clou et s'en coiffa lestement. + +«La première cause», dit-il. + +Mais, portant la main à sa tête: + +«Hé! ce n'est pas ma perruque! + +--En effet, monsieur Obadiah, c'est la mienne, répondit le greffier. + +--Cher monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu'un juge puisse rendre +une bonne sentence avec la perruque d'un greffier!» + +L'échange des perruques fut fait. Pendant ces préliminaires, +Passepartout bouillait d'impatience, car l'aiguille lui paraissait +marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse horloge du +prétoire. + +«La première cause, reprit alors le juge Obadiah. + +--Phileas Fogg? dit le greffier Oysterpuf. + +--Me voici, répondit Mr. Fogg. + +--Passepartout? + +--Présent! répondit Passepartout. + +--Bien! dit le juge Obadiah. Voilà deux jours, accusés, que l'on vous +guette à tous les trains de Bombay. + +--Mais de quoi nous accuse-t-on? s'écria Passepartout, impatienté. + +--Vous allez le savoir, répondit le juge. + +--Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j'ai +droit... + +--Vous a-t-on manqué d'égards? demanda Mr. Obadiah. + +--Aucunement. + +--Bien! faites entrer les plaignants.» + +Sur l'ordre du juge, une porte s'ouvrit, et trois prêtres indous furent +introduits par un huissier. + +«C'est bien cela! murmura Passepartout, ce sont ces coquins qui +voulaient brûler notre jeune dame!» + +Les prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut à haute +voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur Phileas Fogg et +son domestique, accusés d'avoir violé un lieu consacré par la religion +brahmanique. + +«Vous avez entendu? demanda le juge à Phileas Fogg. + +--Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j'avoue. + +--Ah! vous avouez?... + +--J'avoue et j'attends que ces trois prêtres avouent à leur tour ce +qu'ils voulaient faire à la pagode de Pillaji.» + +Les prêtres se regardèrent. Ils semblaient ne rien comprendre aux +paroles de l'accusé. + +«Sans doute! s'écria impétueusement Passepartout, à cette pagode de +Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leur victime!» + +Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge +Obadiah. + +«Quelle victime? demanda-t-il. Brûler qui! En pleine ville de Bombay? + +--Bombay? s'écria Passepartout. + +--Sans doute. Il ne s'agit pas de la pagode de Pillaji, mais de la +pagode de Malebar-Hill, à Bombay. + +--Et comme pièce de conviction, voici les souliers du profanateur, +ajouta le greffier, en posant une paire de chaussures sur son bureau. + +--Mes souliers!» s'écria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne +put retenir cette involontaire exclamation. + +On devine la confusion qui s'était opérée dans l'esprit du maître et du +domestique. Cet incident de la pagode de Bombay, ils l'avaient oublié, +et c'était celui-là même qui les amenait devant le magistrat de +Calcutta. + +En effet, l'agent Fix avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer de +cette malencontreuse affaire. Retardant son départ de douze heures, il +s'était fait le conseil des prêtres de Malebar-Hill; il leur avait +promis des dommages-intérêts considérables, sachant bien que le +gouvernement anglais se montrait très sévère pour ce genre de délit; +puis, par le train suivant, il les avait lancés sur les traces du +sacrilège. Mais, par suite du temps employé à la délivrance de la jeune +veuve, Fix et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et son +domestique, que les magistrats, prévenus par dépêche, devaient arrêter à +leur descente du train. Que l'on juge du désappointement de Fix, quand +il apprit que Phileas Fogg n'était point encore arrivé dans la capitale +de l'Inde. Il dut croire que son voleur, s'arrêtant à une des stations +du Peninsular-railway, s'était réfugié dans les provinces +septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles +inquiétudes, Fix le guetta à la gare. Quelle fut donc sa joie quand, ce +matin même, il le vit descendre du wagon, en compagnie, il est vrai, +d'une jeune femme dont il ne pouvait s'expliquer la présence. Aussitôt +il lança sur lui un policeman, et voilà comment Mr. Fogg, Passepartout +et la veuve du rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge +Obadiah. + +Et si Passepartout eût été moins préoccupé de son affaire, il aurait +aperçu, dans un coin du prétoire, le détective, qui suivait le débat +avec un intérêt facile à comprendre,--car à Calcutta, comme à Bombay, +comme à Suez, le mandat d'arrestation lui manquait encore! + +Cependant le juge Obadiah avait pris acte de l'aveu échappé à +Passepartout, qui aurait donné tout ce qu'il possédait pour reprendre +ses imprudentes paroles. + +«Les faits sont avoués? dit le juge. + +--Avoués, répondit froidement Mr. Fogg. + +--Attendu, reprit le juge, attendu que la loi anglaise entend protéger +également et rigoureusement toutes les religions des populations de +l'Inde, le délit étant avoué par le sieur Passepartout, convaincu +d'avoir violé d'un pied sacrilège le pavé de la pagode de Malebar-Hill, +à Bombay, dans la journée du 20 octobre, condamne ledit Passepartout à +quinze jours de prison et à une amende de trois cents livres (7 500 F). + +--Trois cents livres? s'écria Passepartout, qui n'était véritablement +sensible qu'à l'amende. + +--Silence! fit l'huissier d'une voix glapissante. + +--Et, ajouta le juge Obadiah, attendu qu'il n'est pas matériellement +prouvé qu'il n'y ait pas connivence entre le domestique et le maître, +qu'en tout cas celui-ci doit être tenu responsable des gestes d'un +serviteur à ses gages, retient ledit Phileas Fogg et le condamne à huit +jours de prison et cent cinquante livres d'amende. Greffier, appelez une +autre cause!» + +Fix, dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction. Phileas Fogg +retenu huit jours à Calcutta, c'était plus qu'il n'en fallait pour +donner au mandat le temps de lui arriver. + +Passepartout était abasourdi. Cette condamnation ruinait son maître. Un +pari de vingt mille livres perdu, et tout cela parce que, en vrai +badaud, il était entré dans cette maudite pagode! + +Phileas Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne l'eût pas +concerné, n'avait pas même froncé le sourcil. Mais au moment où le +greffier appelait une autre cause, il se leva et dit: + +«J'offre caution. + +--C'est votre droit», répondit le juge. + +Fix se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance, quand il +entendit le juge, «attendu la qualité d'étrangers de Phileas Fogg et de +son domestique», fixer la caution pour chacun d'eux à la somme énorme de +mille livres (25 000 F). + +C'était deux mille livres qu'il en coûterait à Mr. Fogg, s'il ne +purgeait pas sa condamnation. + +«Je paie», dit ce gentleman. + +Et du sac que portait Passepartout, il retira un paquet de bank-notes +qu'il déposa sur le bureau du greffier. + +«Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le juge. +En attendant, vous êtes libres sous caution. + +--Venez, dit Phileas Fogg à son domestique. + +--Mais, au moins, qu'ils rendent les souliers!» s'écria Passepartout +avec un mouvement de rage. + +On lui rendit ses souliers. + +«En voilà qui coûtent cher! murmura-t-il. Plus de mille livres chacun! +Sans compter qu'ils me gênent!» + +Passepartout, absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait offert son +bras à la jeune femme. Fix espérait encore que son voleur ne se +déciderait jamais à abandonner cette somme de deux mille livres et qu'il +ferait ses huit jours de prison. Il se jeta donc sur les traces de Fogg. + +Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda, Passepartout et lui +montèrent aussitôt. Fix courut derrière la voiture, qui s'arrêta bientôt +sur l'un des quais de la ville. + +À un demi-mille en rade, le _Rangoon_ était mouillé, son pavillon de +partance hissé en tête de mât. Onze heures sonnaient. Mr. Fogg était en +avance d'une heure. Fix le vit descendre de voiture et s'embarquer dans +un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. Le détective frappa la terre +du pied. + +«Le gueux! s'écria-t-il, il part! Deux mille livres sacrifiées! Prodigue +comme un voleur! Ah! je le filerai jusqu'au bout du monde s'il le faut; +mais du train dont il va, tout l'argent du vol y aura passé!» + +L'inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. En effet, +depuis qu'il avait quitté Londres, tant en frais de voyage qu'en primes, +en achat d'éléphant, en cautions et en amendes, Phileas Fogg avait déjà +semé plus de cinq mille livres (125 000 F) sur sa route, et le tant pour +cent de la somme recouvrée, attribué aux détectives, allait diminuant +toujours. + + + + +XVI + +OÙ FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAÎTRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI PARLE + + + +Le _Rangoon_, l'un des paquebots que la Compagnie péninsulaire et +orientale emploie au service des mers de la Chine et du Japon, était un +steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-sept cent soixante-dix +tonnes, et d'une force nominale de quatre cents chevaux. Il égalait le +_Mongolia_ en vitesse, mais non en confortable. Aussi Mrs. Aouda ne +fut-elle point aussi bien installée que l'eût désiré Phileas Fogg. Après +tout, il ne s'agissait que d'une traversée de trois mille cinq cents +milles, soit de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas +une difficile passagère. + +Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample +connaissance avec Phileas Fogg. En toute occasion, elle lui témoignait +la plus vive reconnaissance. Le flegmatique gentleman l'écoutait, en +apparence au moins, avec la plus extrême froideur, sans qu'une +intonation, un geste décelât en lui la plus légère émotion. Il veillait +à ce que rien ne manquât à la jeune femme. À de certaines heures il +venait régulièrement, sinon causer, du moins l'écouter. Il accomplissait +envers elle les devoirs de la politesse la plus stricte, mais avec la +grâce et l'imprévu d'un automate dont les mouvements auraient été +combinés pour cet usage. Mrs. Aouda ne savait trop que penser, mais +Passepartout lui avait un peu expliqué l'excentrique personnalité de son +maître. Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman +autour du monde. Mrs. Aouda avait souri; mais après tout, elle lui +devait la vie, et son sauveur ne pouvait perdre à ce qu'elle le vît à +travers sa reconnaissance. + +Mrs. Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa +touchante histoire. Elle était, en effet, de cette race qui tient le +premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs négociants parsis ont +fait de grandes fortunes aux Indes, dans le commerce des cotons. L'un +d'eux, Sir James Jejeebhoy, a été anobli par le gouvernement anglais, et +Mrs. Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. +C'était même un cousin de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle +comptait rejoindre à Hong-Kong. Trouverait-elle près de lui refuge et +assistance? Elle ne pouvait l'affirmer. À quoi Mr. Fogg répondait +qu'elle n'eût pas à s'inquiéter, et que tout s'arrangerait +mathématiquement! Ce fut son mot. + +La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne sait. +Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr. Fogg, ses grands +yeux «limpides comme les lacs sacrés de l'Himalaya»! Mais l'intraitable +Fogg, aussi boutonné que jamais, ne semblait point homme à se jeter dans +ce lac. + +Cette première partie de la traversée du _Rangoon_ s'accomplit dans des +conditions excellentes. Le temps était maniable. Toute cette portion de +l'immense baie que les marins appellent les «brasses du Bengale» se +montra favorable à la marche du paquebot. Le _Rangoon_ eut bientôt +connaissance du Grand-Andaman, la principale du groupe, que sa +pittoresque montagne de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents +pieds, signale de fort loin aux navigateurs. + +La côte fut prolongée d'assez près. Les sauvages Papouas de l'île ne se +montrèrent point. Ce sont des êtres placés au dernier degré de l'échelle +humaine, mais dont on fait à tort des anthropophages. + +Le développement panoramique de ces îles était superbe. D'immenses +forêts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de muscadiers, de tecks, +de gigantesques mimosées, de fougères arborescentes, couvraient le pays +en premier plan, et en arrière se profilait l'élégante silhouette des +montagnes. Sur la côte pullulaient par milliers ces précieuses +salanganes, dont les nids comestibles forment un mets recherché dans le +Céleste Empire. Mais tout ce spectacle varié, offert aux regards par le +groupe des Andaman, passa vite, et le _Rangoon_ s'achemina rapidement vers +le détroit de Malacca, qui devait lui donner accès dans les mers de la +Chine. + +Que faisait pendant cette traversée l'inspecteur Fix, si +malencontreusement entraîné dans un voyage de circumnavigation? Au +départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions pour que le +mandat, s'il arrivait enfin, lui fût adressé à Hong-Kong, il avait pu +s'embarquer à bord du _Rangoon_ sans avoir été aperçu de Passepartout, et +il espérait bien dissimuler sa présence jusqu'à l'arrivée du paquebot. +En effet, il lui eût été difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait à +bord, sans éveiller les soupçons de Passepartout, qui devait le croire à +Bombay. Mais il fut amené à renouer connaissance avec l'honnête garçon +par la logique même des circonstances. Comment? On va le voir. + +Toutes les espérances, tous les désirs de l'inspecteur de police, +étaient maintenant concentrés sur un unique point du monde, Hong-Kong, +car le paquebot s'arrêtait trop peu de temps à Singapore pour qu'il pût +opérer en cette ville. C'était donc à Hong-Kong que l'arrestation du +voleur devait se faire, ou le voleur lui échappait, pour ainsi dire, +sans retour. + +En effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais la dernière +qui se rencontrât sur le parcours. Au-delà, la Chine, le Japon, +l'Amérique offraient un refuge à peu près assuré au sieur Fogg. À +Hong-Kong, s'il y trouvait enfin le mandat d'arrestation qui courait +évidemment après lui, Fix arrêtait Fogg et le remettait entre les mains +de la police locale. Nulle difficulté. Mais après Hong-Kong, un simple +mandat d'arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte +d'extradition. De là retards, lenteurs, obstacles de toute nature, dont +le coquin profiterait pour échapper définitivement. Si l'opération +manquait à Hong-Kong, il serait, sinon impossible, du moins bien +difficile, de la reprendre avec quelque chance de succès. + +«Donc, se répétait Fix pendant ces longues heures qu'il passait dans sa +cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j'arrête mon homme, ou +il n'y sera pas, et cette fois il faut à tout prix que je retarde son +départ! J'ai échoué à Bombay, j'ai échoué à Calcutta! Si je manque mon +coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation! Coûte que coûte, il faut +réussir. Mais quel moyen employer pour retarder, si cela est nécessaire, +le départ de ce maudit Fogg?» + +En dernier ressort, Fix était bien décidé à tout avouer à Passepartout, +à lui faire connaître ce maître qu'il servait et dont il n'était +certainement pas le complice. Passepartout, éclairé par cette +révélation, devant craindre d'être compromis, se rangerait sans doute à +lui, Fix. Mais enfin c'était un moyen hasardeux, qui ne pouvait être +employé qu'à défaut de tout autre. Un mot de Passepartout à son maître +eût suffi à compromettre irrévocablement l'affaire. + +L'inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la +présence de Mrs. Aouda à bord du _Rangoon_, en compagnie de Phileas Fogg, +lui ouvrit de nouvelles perspectives. + +Quelle était cette femme? Quel concours de circonstances en avait fait +la compagne de Fogg? C'était évidemment entre Bombay et Calcutta que la +rencontre avait eu lieu. Mais en quel point de la péninsule? Était-ce le +hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse? Ce voyage à +travers l'Inde, au contraire, n'avait-il pas été entrepris par ce +gentleman dans le but de rejoindre cette charmante personne? car elle +était charmante! Fix l'avait bien vu dans la salle d'audience du +tribunal de Calcutta. + +On comprend à quel point l'agent devait être intrigué. Il se demanda +s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel enlèvement. Oui! +cela devait être! Cette idée s'incrusta dans le cerveau de Fix, et il +reconnut tout le parti qu'il pouvait tirer de cette circonstance. Que +cette jeune femme fût mariée ou non, il y avait enlèvement, et il était +possible, à Hong-Kong, de susciter au ravisseur des embarras tels, qu'il +ne pût s'en tirer à prix d'argent. + +Mais il ne fallait pas attendre l'arrivée du _Rangoon_ à Hong-Kong. Ce +Fogg avait la détestable habitude de sauter d'un bateau dans un autre, +et, avant que l'affaire fût entamée, il pouvait être déjà loin. + +L'important était donc de prévenir les autorités anglaises et de +signaler le passage du _Rangoon_ avant son débarquement. Or, rien n'était +plus facile, puisque le paquebot faisait escale à Singapore, et que +Singapore est reliée à la côte chinoise par un fil télégraphique. + +Toutefois, avant d'agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut +d'interroger Passepartout. Il savait qu'il n'était pas très difficile de +faire parler ce garçon, et il se décida à rompre l'incognito qu'il avait +gardé jusqu'alors. Or, il n'y avait pas de temps à perdre. On était au +30 octobre, et le lendemain même le _Rangoon_ devait relâcher à Singapore. + +Donc, ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont, dans +l'intention d'aborder Passepartout «le premier» avec les marques de la +plus extrême surprise. Passepartout se promenait à l'avant, quand +l'inspecteur se précipita vers lui, s'écriant: + +«Vous, sur le _Rangoon_! + +--Monsieur Fix à bord! répondit Passepartout, absolument surpris, en +reconnaissant son compagnon de traversée du _Mongolia_. Quoi! je vous +laisse à Bombay, et je vous retrouve sur la route de Hong-Kong! Mais +vous faites donc, vous aussi, le tour du monde? + +--Non, non, répondit Fix, et je compte m'arrêter à Hong-Kong,--au moins +quelques jours. + +--Ah! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. Mais comment ne +vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta? + +--Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis resté couché +dans ma cabine... Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que +l'océan Indien. Et votre maître, Mr. Phileas Fogg? + +--En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire! Pas un jour +de retard! Ah! monsieur Fix, vous ne savez pas cela, vous, mais nous +avons aussi une jeune dame avec nous. + +--Une jeune dame?» répondit l'agent, qui avait parfaitement l'air de ne +pas comprendre ce que son interlocuteur voulait dire. + +Mais Passepartout l'eut bientôt mis au courant de son histoire. Il +raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de l'éléphant +au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty, l'enlèvement d'Aouda, +la condamnation du tribunal de Calcutta, la liberté sous caution. Fix, +qui connaissait la dernière partie de ces incidents, semblait les +ignorer tous, et Passepartout se laissait aller au charme de narrer ses +aventures devant un auditeur qui lui marquait tant d'intérêt. + +«Mais, en fin de compte, demanda Fix, est-ce que votre maître a +l'intention d'emmener cette jeune femme en Europe? + +--Non pas, monsieur Fix, non pas! Nous allons tout simplement la +remettre aux soins de l'un de ses parents, riche négociant de +Hong-Kong.» + +«Rien à faire!» se dit le détective en dissimulant son désappointement. +«Un verre de gin, monsieur Passepartout? + +--Volontiers, monsieur Fix. C'est bien le moins que nous buvions à notre +rencontre à bord du _Rangoon_!» + + + + +XVII + +OÙ IL EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSÉE DE +SINGAPORE À HONG-KONG + + + +Depuis ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrent +fréquemment, mais l'agent se tint dans une extrême réserve vis-à-vis de +son compagnon, et il n'essaya point de le faire parler. Une ou deux fois +seulement, il entrevit Mr. Fogg, qui restait volontiers dans le grand +salon du _Rangoon_, soit qu'il tînt compagnie à Mrs. Aouda, soit qu'il +jouât au whist, suivant son invariable habitude. + +Quant à Passepartout, il s'était pris très sérieusement à méditer sur le +singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur la route de son +maître. Et, en effet, on eût été étonné à moins. Ce gentleman, très +aimable, très complaisant à coup sûr, que l'on rencontre d'abord à Suez, +qui s'embarque sur le _Mongolia_, qui débarque à Bombay, où il dit devoir +séjourner, que l'on retrouve sur le _Rangoon_, faisant route pour +Hong-Kong, en un mot, suivant pas à pas l'itinéraire de Mr. Fogg, cela +valait la peine qu'on y réfléchît. Il y avait là une concordance au +moins bizarre. À qui en avait ce Fix? Passepartout était prêt a parier +ses babouches--il les avait précieusement conservées--que le Fix +quitterait Hong-Kong en même temps qu'eux, et probablement sur le même +paquebot. + +Passepartout eût réfléchi pendant un siècle, qu'il n'aurait jamais +deviné de quelle mission l'agent avait été chargé. Jamais il n'eût +imaginé que Phileas Fogg fût «filé», à la façon d'un voleur, autour du +globe terrestre. Mais comme il est dans la nature humaine de donner une +explication à toute chose, voici comment Passepartout, soudainement +illuminé, interpréta la présence permanente de Fix, et, vraiment, son +interprétation était fort plausible. En effet, suivant lui, Fix n'était +et ne pouvait être qu'un agent lancé sur les traces de Mr. Fogg par ses +collègues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage +s'accomplissait régulièrement autour du monde, suivant l'itinéraire +convenu. + +«C'est évident! c'est évident! se répétait l'honnête garçon, tout fier +de sa perspicacité. C'est un espion que ces gentlemen ont mis à nos +trousses! Voilà qui n'est pas digne! Mr. Fogg si probe, si honorable! Le +faire épier par un agent! Ah! messieurs du Reform-Club, cela vous +coûtera cher!» + +Passepartout, enchanté de sa découverte, résolut cependant de n'en rien +dire à son maître, craignant que celui-ci ne fût justement blessé de +cette défiance que lui montraient ses adversaires. Mais il se promit +bien de gouailler Fix à l'occasion, à mots couverts et sans se +compromettre. + +Le mercredi 30 octobre, dans l'après-midi, le _Rangoon_ embouquait le +détroit de Malacca, qui sépare la presqu'île de ce nom des terres de +Sumatra. Des îlots montagneux très escarpés, très pittoresques +dérobaient aux passagers la vue de la grande île. + +Le lendemain, à quatre heures du matin, le _Rangoon_, ayant gagné une +demi-journée sur sa traversée réglementaire, relâchait à Singapore, afin +d'y renouveler sa provision de charbon. + +Phileas Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et, cette +fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui avait manifesté +le désir de se promener pendant quelques heures. + +Fix, à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit sans se +laisser apercevoir. Quant à Passepartout, qui riait in petto à voir la +manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes ordinaires. + +L'île de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les montagnes, +c'est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante +dans sa maigreur. C'est un parc coupé de belles routes. Un joli +équipage, attelé de ces chevaux élégants qui ont été importés de la +Nouvelle-Hollande, transporta Mrs. Aouda et Phileas Fogg au milieu des +massifs de palmiers à l'éclatant feuillage, et de girofliers dont les +clous sont formés du bouton même de la fleur entrouverte. Là, les +buissons de poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes +européennes; des sagoutiers, de grandes fougères avec leur ramure +superbe, variaient l'aspect de cette région tropicale; des muscadiers au +feuillage verni saturaient l'air d'un parfum pénétrant. Les singes, +bandes alertes et grimaçantes, ne manquaient pas dans les bois, ni +peut-être les tigres dans les jungles. À qui s'étonnerait d'apprendre +que dans cette île, si petite relativement, ces terribles carnassiers ne +fussent pas détruits jusqu'au dernier, on répondra qu'ils viennent de +Malacca, en traversant le détroit à la nage. + +Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda et son +compagnon--qui regardait un peu sans voir--rentrèrent dans la ville, +vaste agglomération de maisons lourdes et écrasées, qu'entourent de +charmants jardins où poussent des mangoustes, des ananas et tous les +meilleurs fruits du monde. + +À dix heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été suivis, sans +s'en douter, par l'inspecteur, qui avait dû lui aussi se mettre en frais +d'équipage. + +Passepartout les attendait sur le pont du _Rangoon_. Le brave garçon avait +acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses comme des pommes +moyennes, d'un brun foncé au-dehors, d'un rouge éclatant au-dedans, et +dont le fruit blanc, en fondant entre les lèvres, procure aux vrais +gourmets une jouissance sans pareille. Passepartout fut trop heureux de +les offrir à Mrs. Aouda, qui le remercia avec beaucoup de grâce. + +À onze heures, le _Rangoon_, ayant son plein de charbon, larguait ses +amarres, et, quelques heures plus tard, les passagers perdaient de vue +ces hautes montagnes de Malacca, dont les forêts abritent les plus beaux +tigres de la terre. + +Treize cents milles environ séparent Singapore de l'île de Hong-Kong, +petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. Phileas Fogg avait +intérêt à les franchir en six jours au plus, afin de prendre à Hong-Kong +le bateau qui devait partir le 6 novembre pour Yokohama, l'un des +principaux ports du Japon. + +Le _Rangoon_ était fort chargé. De nombreux passagers s'étaient embarqués +à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois, des Malais, des +Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les secondes places. + +Le temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier quartier de la +lune. Il y eut grosse mer. Le vent souffla quelquefois en grande brise, +mais très heureusement de la partie du sud-est, ce qui favorisait la +marche du steamer. Quand il était maniable, le capitaine faisait établir +la voilure. Le Rangoon, gréé en brick, navigua souvent avec ses deux +huniers et sa misaine, et sa rapidité s'accrut sous la double action de +la vapeur et du vent. C'est ainsi que l'on prolongea, sur une lame +courte et parfois très fatigante, les côtes d'Annam et de Cochinchine. + +Mais la faute en était plutôt au _Rangoon_ qu'à la mer, et c'est à ce +paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades, durent s'en +prendre de cette fatigue. + +En effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le service +des mers de Chine, ont un sérieux défaut de construction. Le rapport de +leur tirant d'eau en charge avec leur creux a été mal calculé, et, par +suite, ils n'offrent qu'une faible résistance à la mer. Leur volume, +clos, impénétrable à l'eau, est insuffisant. Ils sont «noyés», pour +employer l'expression maritime, et, en conséquence de cette disposition, +il ne faut que quelques paquets de mer, jetés à bord, pour modifier leur +allure. Ces navires sont donc très inférieurs--sinon par le moteur et +l'appareil évaporatoire, du moins par la construction,--aux types des +Messageries françaises, tels que l'Impératrice et le Cambodge. Tandis +que, suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuvent embarquer un +poids d'eau égal à leur propre poids avant de sombrer, les bateaux de la +Compagnie péninsulaire, le Golgonda, le Corea, et enfin le _Rangoon_, ne +pourraient pas embarquer le sixième de leur poids sans couler par le +fond. + +Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes +précautions. Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. +C'était une perte de temps qui ne paraissait affecter Phileas Fogg en +aucune façon, mais dont Passepartout se montrait extrêmement irrité. Il +accusait alors le capitaine, le mécanicien, la Compagnie, et envoyait au +diable tous ceux qui se mêlent de transporter des voyageurs. Peut-être +aussi la pensée de ce bec de gaz qui continuait de brûler à son compte +dans la maison de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son +impatience. + +«Mais vous êtes donc bien pressé d'arriver à Hong-Kong? lui demanda un +jour le détective. + +--Très pressé! répondit Passepartout. + +--Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama? + +--Une hâte effroyable. + +--Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde? + +--Absolument. Et vous, monsieur Fix? + +--Moi? je n'y crois pas! + +--Farceur!» répondit Passepartout en clignant de l'oeil. + +Ce mot laissa l'agent rêveur. Ce qualificatif l'inquiéta, sans qu'il sût +trop pourquoi. Le Français l'avait-il deviné? Il ne savait trop que +penser. Mais sa qualité de détective, dont seul il avait le secret, +comment Passepartout aurait-il pu la reconnaître? Et cependant, en lui +parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière-pensée. + +Il arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre jour, mais +c'était plus fort que lui. Il ne pouvait tenir sa langue. + +«Voyons, monsieur Fix, demanda-t-il à son compagnon d'un ton malicieux, +est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons le malheur de vous +y laisser? + +--Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais!... Peut-être que... + +--Ah! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur +pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait +s'arrêter en route! Vous n'alliez qu'à Bombay, et vous voici bientôt en +Chine! L'Amérique n'est pas loin, et de l'Amérique à l'Europe il n'y a +qu'un pas!» + +Fix regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait la +figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire avec lui. +Mais celui-ci, qui était en veine, lui demanda si «ça lui rapportait +beaucoup, ce métier-là?» + +«Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de +mauvaises affaires. Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes +frais! + +--Oh! pour cela, j'en suis sûr!» s'écria Passepartout, riant de plus +belle. + +La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir. +Il était évidemment deviné. D'une façon ou d'une autre, le Français +avait reconnu sa qualité de détective. Mais avait-il prévenu son maître? +Quel rôle jouait-il dans tout ceci? Était-il complice ou non? L'affaire +était-elle éventée, et par conséquent manquée? L'agent passa là quelques +heures difficiles, tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg +ignorait la situation, enfin ne sachant quel parti prendre. + +Cependant le calme se rétablit dans son cerveau, et il résolut d'agir +franchement avec Passepartout. S'il ne se trouvait pas dans les +conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si Fogg se +préparait à quitter définitivement cette fois le territoire anglais, +lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le domestique était le complice +de son maître--et celui-ci savait tout, et dans ce cas l'affaire était +définitivement compromise--ou le domestique n'était pour rien dans le +vol, et alors son intérêt serait d'abandonner le voleur. + +Telle était donc la situation respective de ces deux hommes, et +au-dessus d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse indifférence. +Il accomplissait rationnellement son orbite autour du monde, sans +s'inquiéter des astéroïdes qui gravitaient autour de lui. + +Et cependant, dans le voisinage, il y avait--suivant l'expression des +astronomes--un astre troublant qui aurait dû produire certaines +perturbations sur le coeur de ce gentleman. Mais non! Le charme de Mrs. +Aouda n'agissait point, à la grande surprise de Passepartout, et les +perturbations, si elles existaient, eussent été plus difficiles à +calculer que celles d'Uranus qui l'ont amené la découverte de Neptune. + +Oui! c'était un étonnement de tous les jours pour Passepartout, qui +lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les yeux de la +jeune femme! Décidément Phileas Fogg n'avait de coeur que ce qu'il en +fallait pour se conduire héroïquement, mais amoureusement, non! Quant +aux préoccupations que les chances de ce voyage pouvaient faire naître +en lui, il n'y en avait pas trace. Mais Passepartout, lui, vivait dans +des transes continuelles. Un jour, appuyé sur la rambarde de +l'«engine-room», il regardait la puissante machine qui s'emportait +parfois, quand dans un violent mouvement de tangage, l'hélice s'affolait +hors des flots. La vapeur fusait alors par les soupapes, ce qui provoqua +la colère du digne garçon. + +«Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes! s'écria-t-il. On ne +marche pas! Voilà bien ces Anglais! Ah! si c'était un navire américain, +on sauterait peut-être, mais on irait plus vite!» + + + + +XVIII + +DANS LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON CÔTÉ, VA À +SES AFFAIRES + + + +Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez mauvais. +Le vent devint très fort. Fixé dans la partie du nord-ouest, il +contraria la marche du paquebot. Le _Rangoon_, trop instable, roula +considérablement, et les passagers furent en droit de garder rancune à +ces longues lames affadissantes que le vent soulevait du large. + +Pendant les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de tempête. +La bourrasque battit la mer avec véhémence. Le _Rangoon_ dut mettre à la +cape pendant un demi-jour, se maintenant avec dix tours d'hélice +seulement, de manière à biaiser avec les lames. Toutes les voiles +avaient été serrées, et c'était encore trop de ces agrès qui sifflaient +au milieu des rafales. + +La vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée, et l'on +put estimer qu'il arriverait à Hong-Kong avec vingt heures de retard sur +l'heure réglementaire, et plus même, si la tempête ne cessait pas. + +Phileas Fogg assistait à ce spectacle d'une mer furieuse, qui semblait +lutter directement contre lui, avec son habituelle impassibilité. Son +front ne s'assombrit pas un instant, et, cependant, un retard de vingt +heures pouvait compromettre son voyage en lui faisant manquer le départ +du paquebot de Yokohama. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni +impatience ni ennui. Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans +son programme, qu'elle fût prévue. Mrs. Aouda, qui s'entretint avec son +compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par le passé. + +Fix, lui, ne voyait pas ces choses du même oeil. Bien au contraire. +Cette tempête lui plaisait. Sa satisfaction aurait même été sans bornes, +si le _Rangoon_ eût été obligé de fuir devant la tourmente. Tous ces +retards lui allaient, car ils obligeraient le sieur Fogg à rester +quelques jours à Hong-Kong. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses +bourrasques, entrait dans son jeu. Il était bien un peu malade, mais +qu'importe! Il ne comptait pas ses nausées, et, quand son corps se +tordait sous le mal de mer, son esprit s'ébaudissait d'une immense +satisfaction. + +Quant à Passepartout, on devine dans quelle colère peu dissimulée il +passa ce temps d'épreuve. Jusqu'alors tout avait si bien marché! La +terre et l'eau semblaient être à la dévotion de son maître. Steamers et +railways lui obéissaient. Le vent et la vapeur s'unissaient pour +favoriser son voyage. L'heure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné? +Passepartout, comme si les vingt mille livres du pari eussent dû sortir +de sa bourse, ne vivait plus. Cette tempête l'exaspérait, cette rafale +le mettait en fureur, et il eût volontiers fouetté cette mer +désobéissante! Pauvre garçon! Fix lui cacha soigneusement sa +satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout eût deviné +le secret contentement de Fix, Fix eût passé un mauvais quart d'heure. + +Passepartout, pendant toute la durée de la bourrasque, demeura sur le +pont du _Rangoon_. Il n'aurait pu rester en bas; il grimpait dans la +mâture; il étonnait l'équipage et aidait à tout avec une adresse de +singe. Cent fois il interrogea le capitaine, les officiers, les +matelots, qui ne pouvaient s'empêcher de rire en voyant un garçon si +décontenancé. Passepartout voulait absolument savoir combien de temps +durerait la tempête. On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se +décidait pas à remonter. Passepartout secouait le baromètre, mais rien +n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il accablait +l'irresponsable instrument. + +Enfin la tourmente s'apaisa. L'état de la mer se modifia dans la journée +du 4 novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint +favorable. + +Passepartout se rasséréna avec le temps. Les huniers et les basses +voiles purent être établis, et le _Rangoon_ reprit sa route avec une +merveilleuse vitesse. + +Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait bien en +prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6, à cinq heures +du matin. L'itinéraire de Phileas Fogg portait l'arrivée du paquebot au +5. Or, il n'arrivait que le 6. C'était donc vingt-quatre heures de +retard, et le départ pour Yokohama serait nécessairement manqué. + +À six heures, le pilote monta à bord du _Rangoon_ et prit place sur la +passerelle, afin de diriger le navire à travers les passes jusqu'au port +de Hong-Kong. + +Passepartout mourait du désir d'interroger cet homme, de lui demander si +le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong. Mais il n'osait pas, +aimant mieux conserver un peu d'espoir jusqu'au dernier instant. Il +avait confié ses inquiétudes à Fix, qui--le fin renard--essayait de le +consoler, en lui disant que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le +prochain paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue. + +Mais si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote, Mr. Fogg, +après avoir consulté son _Bradshaw_, demanda de son air tranquille audit +pilote s'il savait quand il partirait un bateau de Hong-Kong pour +Yokohama. + +«Demain, à la marée du matin, répondit le pilote. + +--Ah!» fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement. + +Passepartout, qui était présent, eût volontiers embrassé le pilote, +auquel Fix aurait voulu tordre le cou. + +«Quel est le nom de ce steamer? demanda Mr. Fogg. + +--Le _Carnatic_, répondit le pilote. + +--N'était-ce pas hier qu'il devait partir? + +--Oui, monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, et son +départ a été remis à demain. + +--Je vous remercie», répondit Mr. Fogg, qui de son pas automatique +redescendit dans le salon du _Rangoon_. + +Quant à Passepartout, il saisit la main du pilote et l'étreignit +vigoureusement en disant: + +«Vous, pilote, vous êtes un brave homme!» + +Le pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui valurent +cette amicale expansion. À un coup de sifflet, il remonta sur la +passerelle et dirigea le paquebot au milieu de cette flottille de +jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de navires de toutes sortes, +qui encombraient les pertuis de Hong-Kong. + +À une heure, le _Rangoon_ était à quai, et les passagers débarquaient. + +En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas +Fogg, il faut en convenir. Sans cette nécessité de réparer ses +chaudières, le _Carnatic_ fût parti à la date du 5 novembre, et les +voyageurs pour le Japon auraient dû attendre pendant huit jours le +départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il est vrai, était en retard de +vingt-quatre heures, mais ce retard ne pouvait avoir de conséquences +fâcheuses pour le reste du voyage. + +En effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la traversée +du Pacifique était en correspondance directe avec le paquebot de +Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que celui-ci fût arrivé. +Évidemment il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama, mais, +pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du Pacifique, il +serait facile de les regagner. Phileas Fogg se trouvait donc, à +vingt-quatre heures près, dans les conditions de son programme, +trente-cinq jours après avoir quitté Londres. + +Le _Carnatic_ ne devant partir que le lendemain matin à cinq heures, Mr. +Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de ses affaires, +c'est-à-dire de celles qui concernaient Mrs. Aouda. Au débarqué du +bateau, il offrit son bras à la jeune femme et la conduisit vers un +palanquin. Il demanda aux porteurs de lui indiquer un hôtel, et ceux-ci +lui désignèrent l'_Hôtel du Club_. Le palanquin se mit en route, suivi de +Passepartout, et vingt minutes après il arrivait à destination. + +Un appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg veilla à +ce qu'elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs. Aouda qu'il allait +immédiatement se mettre à la recherche de ce parent aux soins duquel il +devait la laisser à Hong-Kong. En même temps il donnait à Passepartout +l'ordre de demeurer à l'hôtel jusqu'à son retour, afin que la jeune +femme n'y restât pas seule. + +Le gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait +immanquablement un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui comptait +parmi les plus riches commerçants de la ville. + +Le courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant +parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n'habitait plus la Chine. Sa +fortune faite, il s'était établi en Europe--en Hollande, croyait-on--, +ce qui s'expliquait par suite de nombreuses relations qu'il avait eues +avec ce pays pendant son existence commerciale. + +Phileas Fogg revint à l'_Hôtel du Club_. Aussitôt il fit demander à Mrs. +Aouda la permission de se présenter devant elle, et, sans autre +préambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh ne résidait plus à +Hong-Kong, et qu'il habitait vraisemblablement la Hollande. + +À cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d'abord. Elle passa sa main sur son +front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix: + +«Que dois-je faire, monsieur Fogg? dit-elle. + +--C'est très simple, répondit le gentleman. Revenir en Europe. + +--Mais je ne puis abuser... + +--Vous n'abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme... +Passepartout? + +--Monsieur? répondit Passepartout. + +--Allez au _Carnatic_, et retenez trois cabines.» + +Passepartout, enchanté de continuer son voyage dans la compagnie de la +jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta aussitôt l'_Hôtel +du Club_. + + + + +XIX + +OÙ PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTÉRÊT À SON MAÎTRE, ET CE QUI +S'ENSUIT + + + +Hong-Kong n'est qu'un îlot, dont le traité de Nanking, après la guerre +de 1842, assura la possession à l'Angleterre. En quelques années, le +génie colonisateur de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville +importante et créé un port, le port Victoria. Cette île est située à +l'embouchure de la rivière de Canton, et soixante milles seulement la +séparent de la cité portugaise de Macao, bâtie sur l'autre rive. +Hong-Kong devait nécessairement vaincre Macao dans une lutte +commerciale, et maintenant la plus grande partie du transit chinois +s'opère par la ville anglaise. Des docks, des hôpitaux, des wharfs, des +entrepôts, une cathédrale gothique, un «government-house», des rues +macadamisées, tout ferait croire qu'une des cités commerçantes des +comtés de Kent ou de Surrey, traversant le sphéroïde terrestre, est +venue ressortir en ce point de la Chine, presque à ses antipodes. + +Passepartout, les mains dans les poches, se rendit donc vers le port +Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile, encore en +faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule de Chinois, de +Japonais et d'Européens, qui se pressait dans les rues. À peu de choses +près, c'était encore Bombay, Calcutta ou Singapore, que le digne garçon +retrouvait sur son parcours. Il y a ainsi comme une traînée de villes +anglaises tout autour du monde. + +Passepartout arriva au port Victoria. Là, à l'embouchure de la rivière +de Canton, c'était un fourmillement de navires de toutes nations, des +anglais, des français, des américains, des hollandais, bâtiments de +guerre et de commerce, des embarcations japonaises ou chinoises, des +jonques, des sempans, des tankas, et même des bateaux-fleurs qui +formaient autant de parterres flottants sur les eaux. En se promenant, +Passepartout remarqua un certain nombre d'indigènes vêtus de jaune, tous +très avancés en âge. Étant entré chez un barbier chinois pour se faire +raser «à la chinoise», il apprit par le Figaro de l'endroit, qui parlait +un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous quatre-vingts ans +au moins, et qu'à cet âge ils avaient le privilège de porter la couleur +jaune, qui est la couleur impériale. Passepartout trouva cela fort +drôle, sans trop savoir pourquoi. + +Sa barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du _Carnatic_, et là +il aperçut Fix qui se promenait de long en large, ce dont il ne fut +point étonné. Mais l'inspecteur de police laissait voir sur son visage +les marques d'un vif désappointement. + +«Bon! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du +Reform-Club!» + +Et il accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir remarquer l'air +vexé de son compagnon. + +Or, l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre l'infernale +chance qui le poursuivait. Pas de mandat! Il était évident que le mandat +courait après lui, et ne pourrait l'atteindre que s'il séjournait +quelques jours en cette ville. Or, Hong-Kong étant la dernière terre +anglaise du parcours, le sieur Fogg allait lui échapper définitivement, +s'il ne parvenait pas à l'y retenir. + +«Eh bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec nous jusqu'en +Amérique? demanda Passepartout. + +--Oui, répondit Fix les dents serrées. + +--Allons donc! s'écria Passepartout en faisant entendre un retentissant +éclat de rire! Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de +nous. Venez retenir votre place, venez!» + +Et tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et arrêtèrent +des cabines pour quatre personnes. Mais l'employé leur fit observer que +les réparations du _Carnatic_ étant terminées, le paquebot partirait le +soir même à huit heures, et non le lendemain matin, comme il avait été +annoncé. + +«Très bien! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. Je vais le +prévenir.» + +À ce moment, Fix prit un parti extrême. Il résolut de tout dire à +Passepartout. C'était le seul moyen peut-être qu'il eût de retenir +Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong. + +En quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se rafraîchir dans +une taverne. Passepartout avait le temps. Il accepta l'invitation de +Fix. + +Une taverne s'ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. Tous +deux y entrèrent. C'était une vaste salle bien décorée, au fond de +laquelle s'étendait un lit de camp, garni de coussins. Sur ce lit +étaient rangés un certain nombre de dormeurs. + +Une trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle de +petites tables en jonc tressé. Quelques uns vidaient des pintes de bière +anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de liqueurs alcooliques, +gin ou brandy. En outre, la plupart fumaient de longues pipes de terre +rouge, bourrées de petites boulettes d'opium mélangé d'essence de rose. +Puis, de temps en temps, quelque fumeur énervé glissait sous la table, +et les garçons de l'établissement, le prenant par les pieds et par la +tête, le portaient sur le lit de camp près d'un confrère. Une vingtaine +de ces ivrognes étaient ainsi rangés côte à côte, dans le dernier degré +d'abrutissement. + +Fix et Passepartout comprirent qu'ils étaient entrés dans une tabagie +hantée de ces misérables, hébétés, amaigris, idiots, auxquels la +mercantile Angleterre vend annuellement pour deux cent soixante millions +de francs de cette funeste drogue qui s'appelle l'opium! Tristes +millions que ceux-là, prélevés sur un des plus funestes vices de la +nature humaine. + +Le gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel abus par des +lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à laquelle l'usage de +l'opium était d'abord formellement réservé, cet usage descendit +jusqu'aux classes inférieures, et les ravages ne purent plus être +arrêtés. On fume l'opium partout et toujours dans l'empire du Milieu. +Hommes et femmes s'adonnent à cette passion déplorable, et lorsqu'ils +sont accoutumés à cette inhalation, ils ne peuvent plus s'en passer, à +moins d'éprouver d'horribles contractions de l'estomac. Un grand fumeur +peut fumer jusqu'à huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans. + +Or, c'était dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui pullulent, +même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient entrés avec +l'intention de se rafraîchir. Passepartout n'avait pas d'argent, mais il +accepta volontiers la «politesse» de son compagnon, quitte à la lui +rendre en temps et lieu. + +On demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit +largement honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son compagnon +avec une extrême attention. On causa de choses et d'autres, et surtout +de cette excellente idée qu'avait eue Fix de prendre passage sur le +_Carnatic_. Et à propos de ce steamer, dont le départ se trouvait avancé +de quelques heures, Passepartout, les bouteilles étant vides, se leva, +afin d'aller prévenir son maître. + +Fix le retint. + +«Un instant, dit-il. + +--Que voulez-vous, monsieur Fix? + +--J'ai à vous parler de choses sérieuses. + +--De choses sérieuses! s'écria Passepartout en vidant quelques gouttes +de vin restées au fond au son verre. Eh bien, nous en parlerons demain. +Je n'ai pas le temps aujourd'hui. + +--Restez, répondit Fix. Il s'agit de votre maître!» + +Passepartout, à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur. + +L'expression du visage de Fix lui parut singulière. Il se rassit. + +«Qu'est-ce donc que vous avez à me dire» demanda-t-il. + +Fix appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la voix: + +«Vous avez deviné qui j'étais? lui demanda-t-il. + +--Parbleu! dit Passepartout en souriant. + +--Alors je vais tout vous avouer... + +--Maintenant que je sais tout, mon compère! Ah! voilà qui n'est pas +fort! Enfin, allez toujours. Mais auparavant, laissez-moi vous dire que +ces gentlemen se sont mis en frais bien inutilement! + +--Inutilement! dit Fix. Vous en parlez à votre aise! On voit bien que +vous ne connaissez pas l'importance de la somme! + +--Mais si, je la connais, répondit Passepartout. Vingt mille livres! + +--Cinquante-cinq mille! reprit Fix, en serrant la main du Français. + +--Quoi! s'écria Passepartout, Mr. Fogg aurait osé!... Cinquante-cinq +mille livres!... Eh bien! raison de plus pour ne pas perdre un instant, +ajouta-t-il en se levant de nouveau. + +--Cinquante-cinq mille livres! reprit Fix, qui força Passepartout à se +rasseoir, après avoir fait apporter un flacon de brandy,--et si je +réussis, je gagne une prime de deux mille livres. En voulez-vous cinq +cents (12 500 F) à la condition de m'aider? + +--Vous aider? s'écria Passepartout, dont les yeux étaient démesurément +ouverts. + +--Oui, m'aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à +Hong-Kong! + +--Hein! fit Passepartout, que dites-vous là? Comment! non content de +faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces gentlemen veulent +encore lui susciter des obstacles! J'en suis honteux pour eux! + +--Ah çà! que voulez-vous dire? demanda Fix. + +--Je veux dire que c'est de la pure indélicatesse. Autant dépouiller Mr. +Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche! + +--Eh! c'est bien à cela que nous comptons arriver! + +--Mais c'est un guet-apens! s'écria Passepartout,--qui s'animait alors +sous l'influence du brandy que lui servait Fix, et qu'il buvait sans +s'en apercevoir,--un guet-apens véritable! Des gentlemen! des +collègues!» + +Fix commençait à ne plus comprendre. + +«Des collègues! s'écria Passepartout, des membres du Reform-Club! +Sachez, monsieur Fix, que mon maître est un honnête homme, et que, quand +il a fait un pari, c'est loyalement qu'il prétend le gagner. + +--Mais qui croyez-vous donc que je sois? demanda Fix, en fixant son +regard sur Passepartout. + +--Parbleu! un agent des membres du Reform-Club, qui a mission de +contrôler l'itinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement +humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque temps déjà, j'aie deviné +votre qualité, je me suis bien gardé de la révéler à Mr. Fogg! + +--Il ne sait rien?... demanda vivement Fix. + +--Rien», répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre. + +L'inspecteur de police passa sa main sur son front. Il hésitait avant de +reprendre la parole. Que devait-il faire? L'erreur de Passepartout +semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. Il était +évident que ce garçon parlait avec une absolue bonne foi, et qu'il +n'était point le complice de son maître,--ce que Fix aurait pu craindre. + +«Eh bien, se dit-il, puisqu'il n'est pas son complice, il m'aidera.» + +Le détective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs, il +n'avait plus le temps d'attendre. À tout prix, il fallait arrêter Fogg à +Hong-Kong. + +«Écoutez, dit Fix d'une voix brève, écoutez-moi bien. Je ne suis pas ce +que vous croyez, c'est-à-dire un agent des membres du Reform-Club... + +--Bah! dit Passepartout en le regardant d'un air goguenard. + +--Je suis un inspecteur de police, chargé d'une mission par +l'administration métropolitaine... + +--Vous... inspecteur de police!... + +--Oui, et je le prouve, reprit Fix. Voici ma commission.» + +Et l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son compagnon +une commission signée du directeur de la police centrale. Passepartout, +abasourdi, regardait Fix, sans pouvoir articuler une parole. + +«Le pari du sieur Fogg, reprit Fix, n'est qu'un prétexte dont vous êtes +dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il avait intérêt à +s'assurer votre inconsciente complicité. + +--Mais pourquoi?... s'écria Passepartout. + +--Écoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de cinquante-cinq mille +livres a été commis à la Banque d'Angleterre par un individu dont le +signalement a pu être relevé. Or, voici ce signalement, et c'est trait +pour trait celui du sieur Fogg. + +--Allons donc! s'écria Passepartout en frappant la table de son robuste +poing. Mon maître est le plus honnête homme du monde! + +--Qu'en savez-vous? répondit Fix. Vous ne le connaissez même pas! Vous +êtes entré à son service le jour de son départ, et il est parti +précipitamment sous un prétexte insensé, sans malles, emportant une +grosse somme en bank-notes! Et vous osez soutenir que c'est un honnête +homme! + +--Oui! oui! répétait machinalement le pauvre garçon. + +--Voulez-vous donc être arrêté comme son complice?» + +Passepartout avait pris sa tête à deux mains. Il n'était plus +reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de police. Phileas Fogg +un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme généreux et brave! Et +pourtant que de présomptions relevées contre lui! Passepartout essayait +de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. Il ne +voulait pas croire à la culpabilité de son maître. + +«Enfin, que voulez-vous de moi? dit-il à l'agent de police, en se +contenant par un suprême effort. + +--Voici, répondit Fix. J'ai filé le sieur Fogg jusqu'ici, mais je n'ai +pas encore reçu le mandat d'arrestation, que j'ai demandé à Londres. Il +faut donc que vous m'aidiez à retenir à Hong-Kong... + +--Moi! que je... + +--Et je partage avec vous la prime de deux mille livres promise par la +Banque d'Angleterre! + +--Jamais!» répondit Passepartout, qui voulut se lever et retomba, +sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois. + +«Monsieur Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ce que vous +m'avez dit serait vrai... quand mon maître serait le voleur que vous +cherchez... ce que je nie... j'ai été... je suis à son service... je +l'ai vu bon et généreux... le trahir... jamais... non, pour tout l'or du +monde... Je suis d'un village où l'on ne mange pas de ce pain-là!... + +--Vous refusez? + +--Je refuse. + +--Mettons que je n'ai rien dit, répondit Fix, et buvons. + +--Oui, buvons!» + +Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse. Fix, +comprenant qu'il fallait à tout prix le séparer de son maître, voulut +l'achever. Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées d'opium. +Fix en glissa une dans la main de Passepartout, qui la prit, la porta à +ses lèvres, l'alluma, respira quelques bouffées, et retomba, la tête +alourdie sous l'influence du narcotique. + +«Enfin, dit Fix en voyant Passepartout anéanti, le sieur Fogg ne sera +pas prévenu à temps du départ du _Carnatic_, et s'il part, du moins +partira-t-il sans ce maudit Français!» + +Puis il sortit, après avoir payé la dépense. + + + + +XX + +DANS LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG + + + +Pendant cette scène qui allait peut-être compromettre si gravement son +avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se promenait dans les rues de +la ville anglaise. Depuis que Mrs. Aouda avait accepté son offre de la +conduire jusqu'en Europe, il avait dû songer à tous les détails que +comporte un aussi long voyage. Qu'un Anglais comme lui fît le tour du +monde un sac à la main, passe encore; mais une femme ne pouvait +entreprendre une pareille traversée dans ces conditions. De là, +nécessité d'acheter les vêtements et objets nécessaires au voyage. Mr. +Fogg s'acquitta de sa tâche avec le calme qui le caractérisait, et à +toutes les excuses ou objections de la jeune veuve, confuse de tant de +complaisance: + +«C'est dans l'intérêt de mon voyage, c'est dans mon programme», +répondait-il invariablement. + +Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à l'hôtel +et dînèrent à la table d'hôte, qui était somptueusement servie. Puis +Mrs. Aouda, un peu fatiguée, remonta dans son appartement, après avoir +«à l'anglaise» serré la main de son imperturbable sauveur. + +L'honorable gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soirée dans la +lecture du _Times_ et de l'_Illustrated London News_. + +S'il avait été homme à s'étonner de quelque chose, c'eût été de ne point +voir apparaître son domestique à l'heure du coucher. Mais, sachant que +le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter Hong-Kong avant le +lendemain matin, il ne s'en préoccupa pas autrement. Le lendemain, +Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg. + +Ce que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son domestique +n'était pas rentré à l'hôtel nul n'aurait pu le dire. Mr. Fogg se +contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. Aouda, et envoya chercher +un palanquin. + +Il était alors huit heures, et la pleine mer, dont le _Carnatic_ devait +profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neuf heures et +demie. + +Lorsque le palanquin fut arrivé à la porte de l'hôtel, Mr. Fogg et Mrs. +Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages suivirent +derrière sur une brouette. + +Une demi-heure plus tard, les voyageurs descendaient sur le quai +d'embarquement, et là Mr. Fogg apprenait que le _Carnatic_ était parti +depuis la veille. + +Mr. Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son +domestique, en était réduit à se passer de l'un et de l'autre. Mais +aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. +Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta de répondre: + +«C'est un incident, madame, rien de plus.» + +En ce moment, un personnage qui l'observait avec attention s'approcha de +lui. C'était l'inspecteur Fix, qui le salua et lui dit: + +«N'êtes-vous pas comme moi, monsieur, un des passagers du _Rangoon_, +arrivé hier? + +--Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n'ai pas +l'honneur... + +--Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique. + +--Savez-vous où il est, monsieur? demanda vivement la jeune femme. + +--Quoi! répondit Fix, feignant la surprise, n'est-il pas avec vous? + +--Non, répondit Mrs. Aouda. Depuis hier, il n'a pas reparu. Se serait-il +embarqué sans nous à bord du _Carnatic_? + +--Sans vous, madame?... répondit l'agent. Mais, excusez ma question, +vous comptiez donc partir sur ce paquebot? + +--Oui, monsieur. + +--Moi aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. Le _Carnatic_, +ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong douze heures plus tôt +sans prévenir personne, et maintenant il faudra attendre huit jours le +prochain départ!» + +En prononçant ces mots: «huit jours», Fix sentait son coeur bondir de +joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours à Hong-Kong! On aurait le temps +de recevoir le mandat d'arrêt. Enfin, la chance se déclarait pour le +représentant de la loi. + +Que l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il reçut, quand il entendit +Phileas Fogg dire de sa voix calme: + +«Mais il y a d'autres navires que le _Carnatic_, il me semble, dans le +port de Hong-Kong.» + +Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les docks à +la recherche d'un navire en partance. + +Fix, abasourdi, suivait. On eût dit qu'un fil le rattachait à cet homme. + +Toutefois, la chance sembla véritablement abandonner celui qu'elle avait +si bien servi jusqu'alors. Phileas Fogg, pendant trois heures, parcourut +le port en tous sens, décidé, s'il le fallait, à fréter un bâtiment pour +le transporter à Yokohama; mais il ne vit que des navires en chargement +ou en déchargement, et qui, par conséquent, ne pouvaient appareiller. +Fix se reprit à espérer. + +Cependant Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allait continuer ses +recherches, dût-il pousser jusqu'à Macao, quand il fut accosté par un +marin sur l'avant-port. + +«Votre Honneur cherche un bateau? lui dit le marin en se découvrant. + +--Vous avez un bateau prêt à partir demanda Mr. Fogg. + +--Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote nº 43, le meilleur de la +flottille. + +--Il marche bien? + +--Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous le voir? + +--Oui. + +--Votre Honneur sera satisfait. Il s'agit d'une promenade en mer? + +--Non. D'un voyage. + +--Un voyage? + +--Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama?» + +Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés. + +«Votre Honneur veut rire? dit-il. + +--Non! j'ai manqué le départ du _Carnatic_, et il faut que je sois le 14, +au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot de San Francisco. + +--Je le regrette, répondit le pilote, mais c'est impossible. + +--Je vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de deux +cents livres si j'arrive à temps. + +--C'est sérieux? demanda le pilote. + +--Très sérieux», répondit Mr. Fogg. + +Le pilote s'était retiré à l'écart. Il regardait la mer, évidemment +combattu entre le désir de gagner une somme énorme et la crainte de +s'aventurer si loin. Fix était dans des transes mortelles. + +Pendant ce temps, Mr. Fogg s'était retourné vers Mrs. Aouda. + +«Vous n'aurez pas peur, madame? lui demanda-t-il. + +--Avec vous, non, monsieur Fogg», répondit la jeune femme. + +Le pilote s'était de nouveau avancé vers le gentleman, et tournait son +chapeau entre ses mains. + +«Eh bien, pilote? dit Mr. Fogg. + +--Eh bien, Votre Honneur, répondit le pilote, je ne puis risquer ni mes +hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue traversée sur un bateau +de vingt tonneaux à peine, et à cette époque de l'année. D'ailleurs, +nous n'arriverions pas à temps, car il y a seize cent cinquante milles +de Hong-Kong à Yokohama. + +--Seize cents seulement, dit Mr. Fogg. + +--C'est la même chose.» + +Fix respira un bon coup d'air. + +«Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s'arranger +autrement.» + +Fix ne respira plus. + +«Comment? demanda Phileas Fogg. + +--En allant à Nagasaki, l'extrémité sud du Japon, onze cents milles, ou +seulement à Shangaï, à huit cents milles de Hong-Kong. Dans cette +dernière traversée, on ne s'éloignerait pas de la côte chinoise, ce qui +serait un grand avantage, d'autant plus que les courants y portent au +nord. + +--Pilote, répondit Phileas Fogg, c'est à Yokohama que je dois prendre la +malle américaine, et non à Shangaï ou à Nagasaki. + +--Pourquoi pas? répondit le pilote. Le paquebot de San Francisco ne part +pas de Yokohama. Il fait escale à Yokohama et à Nagasaki, mais son port +de départ est Shangaï. + +--Vous êtes certain de ce vous dites? + +--Certain. + +--Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï? + +--Le 11, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant +nous. Quatre jours, c'est quatre-vingt-seize heures, et avec une moyenne +de huit milles à l'heure, si nous sommes bien servis, si le vent tient +au sud-est, si la mer est calme, nous pouvons enlever les huit cents +milles qui nous séparent de Shangaï. + +--Et vous pourriez partir?... + +--Dans une heure. Le temps d'acheter des vivres et d'appareiller. + +--Affaire convenue... Vous êtes le patron du bateau? + +--Oui, John Bunsby, patron de la _Tankadère_. + +--Voulez-vous des arrhes? + +--Si cela ne désoblige pas Votre Honneur. + +--Voici deux cents livres à compte... Monsieur, ajouta Phileas Fogg en +se retournant vers Fix, si vous voulez profiter... + +--Monsieur, répondit résolument Fix, j'allais vous demander cette +faveur. + +--Bien. Dans une demi-heure nous serons à bord. + +--Mais ce pauvre garçon... dit Mrs. Aouda, que la disparition de +Passepartout préoccupait extrêmement. + +--Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire», répondit Phileas +Fogg. + +Et, tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait au +bateau-pilote, tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la police de +Hong-Kong. Là, Phileas Fogg donna le signalement de Passepartout, et +laissa une somme suffisante pour le rapatrier. Même formalité fut +remplie chez l'agent consulaire français, et le palanquin, après avoir +touché à l'hôtel, où les bagages furent pris, ramena les voyageurs à +l'avant-port. + +Trois heures sonnaient. Le bateau-pilote nº 43, son équipage à bord, ses +vivres embarqués, était prêt à appareiller. + +C'était une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la +_Tankadère_, bien pincée de l'avant, très dégagée dans ses façons, très +allongée dans ses lignes d'eau. On eût dit un yacht de course. Ses +cuivres brillants, ses ferrures galvanisées, son pont blanc comme de +l'ivoire, indiquaient que le patron John Bunsby s'entendait à la tenir +en bon état. Ses deux mâts s'inclinaient un peu sur l'arrière. Elle +portait brigantine, misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer +une fortune pour le vent arrière. Elle devait merveilleusement marcher, +et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs prix dans les «matches» de +bateaux-pilotes. + +L'équipage de la _Tankadère_ se composait du patron John Bunsby et de +quatre hommes. C'étaient de ces hardis marins qui, par tous les temps, +s'aventurent à la recherche des navires, et connaissent admirablement +ces mers. John Bunsby, un homme de quarante-cinq ans environ, vigoureux, +noir de hâle, le regard vif, la figure énergique, bien d'aplomb, bien à +son affaire, eût inspiré confiance aux plus craintifs. + +Phileas Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s'y trouvait déjà. Par +le capot d'arrière de la goélette, on descendait dans une chambre +carrée, dont les parois s'évidaient en forme de cadres, au dessus d'un +divan circulaire. Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis. +C'était petit, mais propre. + +«Je regrette de n'avoir pas mieux à vous offrir», dit Mr. Fogg à Fix, +qui s'inclina sans répondre. + +L'inspecteur de police éprouvait comme une sorte d'humiliation à +profiter ainsi des obligeances du sieur Fogg. + +«À coup sûr, pensait-il, c'est un coquin fort poli, mais c'est un +coquin!» + +À trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Le pavillon +d'Angleterre battait à la corne de la goélette. Les passagers étaient +assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. Aouda jetèrent un dernier regard sur +le quai, afin de voir si Passepartout n'apparaîtrait pas. + +Fix n'était pas sans appréhension, car le hasard aurait pu conduire en +cet endroit même le malheureux garçon qu'il avait si indignement traité, +et alors une explication eût éclaté, dont le détective ne se fût pas +tiré à son avantage. Mais le Français ne se montra pas, et, sans doute, +l'abrutissant narcotique le tenait encore sous son influence. + +Enfin, le patron John Bunsby passa au large, et la _Tankadère_, prenant le +vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs, s'élança en bondissant +sur les flots. + + + + +XXI + +OÙ LE PATRON DE LA «_Tankadère_» RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME DE DEUX +CENTS LIVRES + + + +C'était une aventureuse expédition que cette navigation de huit cents +milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout à cette époque +de l'année. Elles sont généralement mauvaises, ces mers de la Chine, +exposées à des coups de vent terribles, principalement pendant les +équinoxes, et on était encore aux premiers jours de novembre. + +C'eût été, bien évidemment, l'avantage du pilote de conduire ses +passagers jusqu'à Yokohama, puisqu'il était payé tant par jour. Mais son +imprudence aurait été grande de tenter une telle traversée dans ces +conditions, et c'était déjà faire acte d'audace, sinon de témérité, que +de remonter jusqu'à Shangaï. Mais John Bunsby avait confiance en sa +_Tankadère_, qui s'élevait à la lame comme une mauve, et peut-être +n'avait-il pas tort. + +Pendant les dernières heures de cette journée, la _Tankadère_ navigua dans +les passes capricieuses de Hong-Kong, et sous toutes les allures, au +plus près ou vent arrière, elle se comporta admirablement. + +«Je n'ai pas besoin, pilote, dit Phileas Fogg au moment où la goélette +donnait en pleine mer, de vous recommander toute la diligence possible. + +--Que Votre Honneur s'en rapporte à moi, répondit John Bunsby. En fait +de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. Nos +flèches n'y ajouteraient rien, et ne serviraient qu'à assommer +l'embarcation en nuisant à sa marche. + +--C'est votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à vous.» + +Phileas Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d'aplomb comme un +marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La jeune femme, assise à +l'arrière, se sentait émue en contemplant cet océan, assombri déjà par +le crépuscule, qu'elle bravait sur une frêle embarcation. Au-dessus de +sa tête se déployaient les voiles blanches, qui l'emportaient dans +l'espace comme de grandes ailes. La goélette, soulevée par le vent, +semblait voler dans l'air. + +La nuit vint. La lune entrait dans son premier quartier, et son +insuffisante lumière devait s'éteindre bientôt dans les brumes de +l'horizon. Des nuages chassaient de l'est et envahissaient déjà une +partie du ciel. + +Le pilote avait disposé ses feux de position,--précaution indispensable +à prendre dans ces mers très fréquentées aux approches des atterrages. +Les rencontres de navires n'y étaient pas rares, et, avec la vitesse +dont elle était animée, la goélette se fût brisée au moindre choc. + +Fix rêvait à l'avant de l'embarcation. Il se tenait à l'écart, sachant +Fogg d'un naturel peu causeur. D'ailleurs, il lui répugnait de parler à +cet homme, dont il acceptait les services. Il songeait aussi à l'avenir. +Cela lui paraissait certain que le sieur Fogg ne s'arrêterait pas à +Yokohama, qu'il prendrait immédiatement le paquebot de San Francisco +afin d'atteindre l'Amérique, dont la vaste étendue lui assurerait +l'impunité avec la sécurité. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne +peut plus simple. + +Au lieu de s'embarquer en Angleterre pour les États-Unis, comme un +coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé les trois +quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le continent américain, où +il mangerait tranquillement le million de la Banque, après avoir dépisté +la police. Mais une fois sur la terre de l'Union, que ferait Fix? +Abandonnerait-il cet homme? Non, cent fois non! et jusqu'à ce qu'il eût +obtenu un acte d'extradition, il ne le quitterait pas d'une semelle. +C'était son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout cas, une +circonstance heureuse s'était produite: Passepartout n'était plus auprès +de son maître, et surtout, après les confidences de Fix, il était +important que le maître et le serviteur ne se revissent jamais. + +Phileas Fogg, lui, n'était pas non plus sans songer à son domestique, si +singulièrement disparu. Toutes réflexions faites, il ne lui sembla pas +impossible que, par suite d'un malentendu, le pauvre garçon ne se fût +embarqué sur le _Carnatic_, au dernier moment. C'était aussi l'opinion de +Mrs. Aouda, qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel +elle devait tant. Il pouvait donc se faire qu'on le retrouvât à +Yokohama, et, si le _Carnatic_ l'y avait transporté, il serait aisé de le +savoir. + +Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il été prudent +de prendre un ris, mais le pilote, après avoir soigneusement observé +l'état du ciel, laissa la voilure telle qu'elle était établie. +D'ailleurs, la _Tankadère_ portait admirablement la toile, ayant un grand +tirant d'eau, et tout était paré à amener rapidement, en cas de grain. + +À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. Fix +les y avait précédés, et s'était étendu sur l'un des cadres. Quant au +pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit sur le pont. + +Le lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait fait +plus de cent milles. Le loch, souvent jeté, indiquait que la moyenne de +sa vitesse était entre huit et neuf milles. La _Tankadère_ avait du largue +dans ses voiles qui portaient toutes et elle obtenait, sous cette +allure, son maximum de rapidité. Si le vent tenait dans ces conditions, +les chances étaient pour elle. + +La _Tankadère_, pendant toute cette journée, ne s'éloigna pas sensiblement +de la côte, dont les courants lui étaient favorables. Elle l'avait à +cinq milles au plus par sa hanche de bâbord, et cette côte, +irrégulièrement profilée, apparaissait parfois à travers quelques +éclaircies. Le vent venant de terre, la mer était moins forte par là +même: circonstance heureuse pour la goélette, car les embarcations d'un +petit tonnage souffrent surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui +«les tue», pour employer l'expression maritime. + +Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilote fit +établir les flèches; mais au bout de deux heures, il fallut les amener, +car le vent fraîchissait à nouveau. + +Mr. Fogg et la jeune femme, fort heureusement réfractaires au mal de +mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit du bord. Fix fut +invité à partager leur repas et dut accepter, sachant bien qu'il est +aussi nécessaire de lester les estomacs que les bateaux, mais cela le +vexait! Voyager aux frais de cet homme, se nourrir de ses propres +vivres, il trouvait à cela quelque chose de peu loyal. Il mangea +cependant,--sur le pouce, il est vrai,--mais enfin il mangea. + +Toutefois, ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieur Fogg à +part, et il lui dit: + +«Monsieur...» + +Ce «monsieur» lui écorchait les lèvres, et il se retenait pour ne pas +mettre la main au collet de ce «monsieur»! + +«Monsieur, vous avez été fort obligeant en m'offrant passage à votre +bord. Mais, bien que mes ressources ne me permettent pas d'agir aussi +largement que vous, j'entends payer ma part... + +--Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg. + +--Mais si, je tiens... + +--Non, monsieur, répéta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de réplique. +Cela entre dans les frais généraux!» + +Fix s'inclina, il étouffait, et, allant s'étendre sur l'avant de la +goélette, il ne dit plus un mot de la journée. + +Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. Plusieurs +fois il dit à Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu à Shangaï. Mr. +Fogg répondit simplement qu'il y comptait. D'ailleurs, tout l'équipage +de la petite goélette y mettait du zèle. La prime affriolait ces braves +gens. Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie! Pas +une voile qui ne fût vigoureusement étarquée! Pas une embardée que l'on +pût reprocher à l'homme de barre! On n'eût pas manoeuvré plus sévèrement +dans une régate du Royal-Yacht-Club. + +Le soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent vingt +milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérer qu'en arrivant +à Yokohama, il n'aurait aucun retard à inscrire à son programme. Ainsi +donc, le premier contretemps sérieux qu'il eût éprouvé depuis son départ +de Londres ne lui causerait probablement aucun préjudice. + +Pendant la nuit, vers les premières heures du matin, la _Tankadère_ +entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, qui sépare la grande île +Formose de la côte chinoise, et elle coupait le tropique du Cancer. La +mer était très dure dans ce détroit, plein de remous formés par les +contre-courants. La goélette fatigua beaucoup. Les lames courtes +brisaient sa marche. Il devint très difficile de se tenir debout sur le +pont. + +Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans le ciel +l'apparence d'un coup de vent. Du reste, le baromètre annonçait un +changement prochain de l'atmosphère; sa marche diurne était irrégulière, +et le mercure oscillait capricieusement. On voyait aussi la mer se +soulever vers le sud-est en longues houles «qui sentaient la tempête». +La veille, le soleil s'était couché dans une brume rouge, au milieu des +scintillations phosphorescentes de l'océan. + +Le pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura entre +ses dents des choses peu intelligibles. À un certain moment, se trouvant +près de son passager: + +«On peut tout dire à Votre Honneur? dit-il à voix basse. + +--Tout, répondit Phileas Fogg. + +--Eh bien, nous allons avoir un coup de vent. + +--Viendra-t-il du nord ou du sud? demanda simplement Mr. Fogg. + +--Du sud. Voyez. C'est un typhon qui se prépare! + +--Va pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon côté, +répondit Mr. Fogg. + +--Si vous le prenez comme cela, répliqua le pilote, je n'ai plus rien à +dire!» + +Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. À une époque +moins avancée de l'année, le typhon, suivant l'expression d'un célèbre +météorologiste, se fût écoulé comme une cascade lumineuse de flammes +électriques, mais en équinoxe hiver il était à craindre qu'il ne se +déchaînât avec violence. + +Le pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes les +voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont. Les mots de +flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. Les panneaux furent +condamnés avec soin. Pas une goutte d'eau ne pouvait, dès lors, pénétrer +dans la coque de l'embarcation. Une seule voile triangulaire, un +tourmentin de forte toile, fut hissé en guise de trinquette, de manière +à maintenir la goélette vent arrière. Et on attendit. + +John Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la cabine; mais, +dans un étroit espace, à peu près privé d'air, et par les secousses de +la houle, cet emprisonnement n'avait rien d'agréable. Ni Mr. Fogg, ni +Mrs. Aouda, ni Fix lui-même ne consentirent à quitter le pont. + +Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. Rien +qu'avec son petit morceau de toile, la _Tankadère_ fut enlevée comme une +plume par ce vent dont on ne saurait donner une idée exacte, quand il +souffle en tempête. Comparer sa vitesse à la quadruple vitesse d'une +locomotive lancée à toute vapeur, ce serait rester au-dessous de la +vérité. + +Pendant toute la journée, l'embarcation courut ainsi vers le nord, +emportée par les lames monstrueuses, en conservant heureusement une +rapidité égale à la leur. Vingt fois elle faillit être coiffée par une +de ces montagnes d'eau qui se dressaient à l'arrière; mais un adroit +coup de barre, donné par le pilote, parait la catastrophe. Les passagers +étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient +philosophiquement. Fix maugréait sans doute, mais l'intrépide Aouda, les +yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne pouvait qu'admirer le +sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la tourmente à ses +côtés. Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fût partie de son +programme. + +Jusqu'alors la _Tankadère_ avait toujours fait route au nord; mais vers le +soir, comme on pouvait le craindre, le vent, tournant de trois quarts, +hâla le nord-ouest. La goélette, prêtant alors le flanc à la lame, fut +effroyablement secouée. La mer la frappait avec une violence bien faite +pour effrayer, quand on ne sait pas avec quelle solidité toutes les +parties d'un bâtiment sont reliées entre elles. + +Avec la nuit, la tempête s'accentua encore. En voyant l'obscurité se +faire, et avec l'obscurité s'accroître la tourmente, John Bunsby +ressentit de vives inquiétudes. Il se demanda s'il ne serait pas temps +de relâcher, et il consulta son équipage. + +Ses hommes consultés, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui dit: + +«Je crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des ports +de la côte. + +--Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg. + +--Ah! fit le pilote, mais lequel? + +--Je n'en connais qu'un, répondit tranquillement Mr. Fogg. + +--Et c'est!... + +--Shangaï.» + +Cette réponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans comprendre +ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait d'obstination et de +ténacité. Puis il s'écria: + +«Eh bien, oui! Votre Honneur a raison. À Shangaï!» + +Et la direction de la _Tankadère_ fut imperturbablement maintenue vers le +nord. + +Nuit vraiment terrible! Ce fut un miracle si la petite goélette ne +chavira pas. Deux fois elle fut engagée, et tout aurait été enlevé à +bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était brisée, mais elle +ne fit pas entendre une plainte. Plus d'une fois Mr. Fogg dut se +précipiter vers elle pour la protéger contre la violence des lames. + +Le jour reparut. La tempête se déchaînait encore avec une extrême +fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. C'était une +modification favorable, et la _Tankadère_ fit de nouveau route sur cette +mer démontée, dont les lames se heurtaient alors à celles que provoquait +la nouvelle aire du vent. De là un choc de contre-houles qui eût écrasé +une embarcation moins solidement construite. + +De temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes déchirées, +mais pas un navire en vue. La _Tankadère_ était seule à tenir la mer. + +À midi, il y eut quelques symptômes d'accalmie, qui, avec l'abaissement +du soleil sur l'horizon, se prononcèrent plus nettement. + +Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. Les passagers, +absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos. + +La nuit fut relativement paisible. Le pilote fit rétablir ses voiles au +bas ris. La vitesse de l'embarcation fut considérable. Le lendemain, 11, +au lever du jour, reconnaissance faite de la côte, John Bunsby put +affirmer qu'on n'était pas à cent milles de Shangaï. + +Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire! +C'était le soir même que Mr. Fogg devait arriver à Shangaï, s'il ne +voulait pas manquer le départ du paquebot de Yokohama. Sans cette +tempête, pendant laquelle il perdit plusieurs heures, il n'eût pas été +en ce moment à trente milles du port. + +La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer tombait avec +elle. La goélette se couvrit de toile. Flèches, voiles d'étais, +contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l'étrave. + +À midi, la _Tankadère_ n'était pas à plus de quarante-cinq milles de +Shangaï. Il lui restait six heures encore pour gagner ce port avant le +départ du paquebot de Yokohama. + +Les craintes furent vives à bord. On voulait arriver à tout prix. +Tous--Phileas Fogg excepté sans doute--sentaient leur coeur battre +d'impatience. Il fallait que la petite goélette se maintint dans une +moyenne de neuf milles à l'heure, et le vent mollissait toujours! +C'était une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la +côte. Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur +passage. + +Cependant l'embarcation était si légère, ses voiles hautes, d'un fin +tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le courant aidant, à +six heures, John Bunsby ne comptait plus que dix milles jusqu'à la +rivière de Shangaï, car la ville elle-même est située à une distance de +douze milles au moins au-dessus de l'embouchure. + +À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. Un formidable +juron s'échappa des lèvres du pilote... La prime de deux cents livres +allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. Mr. Fogg était +impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment... + +À ce moment aussi, un long fuseau noir, couronné d'un panache de fumée, +apparut au ras de l'eau. C'était le paquebot américain, qui sortait à +l'heure réglementaire. + +«Malédiction! s'écria John Bunsby, qui repoussa la barre d'un bras +désespéré. + +--Des signaux!» dit simplement Phileas Fogg. Un petit canon de bronze +s'allongeait à l'avant de la _Tankadère_. Il servait à faire des signaux +par les temps de brume. + +Le canon fut chargé jusqu'à la gueule, mais au moment où le pilote +allait appliquer un charbon ardent sur la lumière: + +«Le pavillon en berne», dit Mr. Fogg. + +Le pavillon fut amené à mi-mât. C'était un signal de détresse, et l'on +pouvait espérer que le paquebot américain, l'apercevant, modifierait un +instant sa route pour rallier l'embarcation. + +«Feu!» dit Mr. Fogg. + +Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l'air. + + + + +XXII + +OÙ PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MÊME AUX ANTIPODES, IL EST PRUDENT +D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE + + + +Le _Carnatic_ ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six heures et demie +du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les terres du Japon. Il +emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. Deux +cabines de l'arrière restaient inoccupées. C'étaient celles qui avaient +été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg. + +Le lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non sans +quelque surprise, un passager, l'oeil à demi hébété, la démarche +branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des secondes et +venait en titubant s'asseoir sur une drome. + +Ce passager, c'était Passepartout en personne. Voici ce qui était +arrivé. + +Quelques instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux garçons +avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et l'avaient couché +sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois heures plus tard, +Passepartout, poursuivi jusque dans ses cauchemars par une idée fixe, se +réveillait et luttait contre l'action stupéfiante du narcotique. La +pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. Il quittait ce lit +d'ivrognes, et trébuchant, s'appuyant aux murailles, tombant et se +relevant, mais toujours et irrésistiblement poussé par une sorte +d'instinct, il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve: «Le +_Carnatic_! le _Carnatic_!» + +Le paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout n'avait que +quelques pas à faire. Il s'élança sur le pont volant, il franchit la +coupée et tomba inanimé à l'avant, au moment où le _Carnatic_ larguait ses +amarres. + +Quelques matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes, descendirent +le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et Passepartout ne se +réveilla que le lendemain matin, à cent cinquante milles des terres de +la Chine. + +Voilà donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur le pont +du _Carnatic_, et venait humer à pleine gorgées les fraîches brises de la +mer. Cet air pur le dégrisa. Il commença à rassembler ses idées et n'y +parvint pas sans peine. Mais, enfin, il se rappela les scènes de la +veille, les confidences de Fix, la tabagie, etc. + +«Il est évident, se dit-il, que j'ai été abominablement grisé! Que va +dire Mr. Fogg? En tout cas, je n'ai pas manqué le bateau, et c'est le +principal.» + +Puis, songeant à Fix: + +«Pour celui-là, se dit-il, j'espère bien que nous en sommes débarrassés, +et qu'il n'a pas osé, après ce qu'il m'a proposé, nous suivre sur le +_Carnatic_. Un inspecteur de police, un détective aux trousses de mon +maître, accusé de ce vol commis à la Banque d'Angleterre! Allons donc! +Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin!» + +Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître? Convenait-il de +lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire? Ne ferait-il pas +mieux d'attendre son arrivée à Londres, pour lui dire qu'un agent de la +police métropolitaine l'avait filé autour du monde, et pour en rire avec +lui? Oui, sans doute. En tout cas, question à examiner. Le plus pressé, +c'était de rejoindre Mr. Fogg et de lui faire agréer ses excuses pour +cette inqualifiable conduite. + +Passepartout se leva donc. La mer était houleuse, et le paquebot roulait +fortement. Le digne garçon, aux jambes peu solides encore, gagna tant +bien que mal l'arrière du navire. + +Sur le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maître, ni à +Mrs. Aouda. + +«Bon, fit-il, Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure. Quant à Mr. +Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et suivant son +habitude...» + +Ce disant, Passepartout descendit au salon. Mr. Fogg n'y était pas. +Passepartout n'avait qu'une chose à faire: c'était de demander au purser +quelle cabine occupait Mr. Fogg. Le purser lui répondit qu'il ne +connaissait aucun passager de ce nom. + +«Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. Il s'agit d'un gentleman, +grand, froid, peu communicatif, accompagné d'une jeune dame... + +--Nous n'avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au surplus, +voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter.» + +Passepartout consulta la liste... Le nom de son maître n'y figurait pas. + +Il eut comme un éblouissement. Puis une idée lui traversa le cerveau. + +«Ah çà! je suis bien sur le _Carnatic_? s'écria-t-il. + +--Oui, répondit le purser. + +--En route pour Yokohama? + +--Parfaitement.» + +Passepartout avait eu un instant cette crainte de s'être trompé de +navire! Mais s'il était sur le _Carnatic_, il était certain que son maître +ne s'y trouvait pas. + +Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. C'était un coup de +foudre. Et, soudain, la lumière se fit en lui. Il se rappela que l'heure +du départ du _Carnatic_ avait été avancée, qu'il devait prévenir son +maître, et qu'il ne l'avait pas fait! C'était donc sa faute si Mr. Fogg +et Mrs. Aouda avaient manqué ce départ! + +Sa faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le séparer de +son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong, l'avait enivré! Car il +comprit enfin la manoeuvre de l'inspecteur de police. Et maintenant, Mr. +Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être!... +Passepartout, à cette pensée, s'arracha les cheveux. Ah! si jamais Fix +lui tombait sous la main, quel règlement de comptes! + +Enfin, après le premier moment d'accablement, Passepartout reprit son +sang-froid et étudia la situation. Elle était peu enviable. Le Français +se trouvait en route pour le Japon. Certain d'y arriver, comment en +reviendrait-il? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny! +Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d'avance. +Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. S'il +mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. Il +mangea pour son maître, pour Mrs. Aouda et pour lui-même. Il mangea +comme si le Japon, où il allait aborder, eût été un pays désert, +dépourvu de toute substance comestible. + +Le 13, à la marée du matin, le _Carnatic_ entrait dans le port de +Yokohama. + +Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale tous +les steamers employés au service de la poste et des voyageurs entre +l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les îles de la Malaisie. +Yokohama est située dans la baie même de Yeddo, à peu de distance de +cette immense ville, seconde capitale de l'empire japonais, autrefois +résidence du taïkoun, du temps que cet empereur civil existait, et +rivale de Meako, la grande cité qu'habite le mikado, empereur +ecclésiastique, descendant des dieux. + +Le _Carnatic_ vint se ranger au quai de Yokohama, près des jetées du port +et des magasins de la douane, au milieu de nombreux navires appartenant +à toutes les nations. + +Passepartout mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette terre si +curieuse des Fils du Soleil. Il n'avait rien de mieux à faire que de +prendre le hasard pour guide, et d'aller à l'aventure par les rues de la +ville. + +Passepartout se trouva d'abord dans une cité absolument européenne, avec +des maisons à basses façades, ornées de vérandas sous lesquelles se +développaient d'élégants péristyles, et qui couvrait de ses rues, de ses +places, de ses docks, de ses entrepôts, tout l'espace compris depuis le +promontoire du Traité jusqu'à la rivière. Là, comme à Hong-Kong, comme à +Calcutta, fourmillait un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains, +Anglais, Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à tout +acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi étranger que +s'il eût été jeté au pays des Hottentots. + +Passepartout avait bien une ressource: c'était de se recommander près +des agents consulaires français ou anglais établis à Yokohama; mais il +lui répugnait de raconter son histoire, si intimement mêlée à celle de +son maître, et avant d'en venir là, il voulait avoir épuisé toutes les +autres chances. + +Donc, après avoir parcouru la partie européenne de la ville, sans que le +hasard l'eût en rien servi, il entra dans la partie japonaise, décidé, +s'il le fallait, à pousser jusqu'à Yeddo. + +Cette portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom d'une +déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se voyaient +d'admirables allées de sapins et de cèdres, des portes sacrées d'une +architecture étrange, des ponts enfouis au milieu des bambous et des +roseaux, des temples abrités sous le couvert immense et mélancolique des +cèdres séculaires, des bonzeries au fond desquelles végétaient les +prêtres du bouddhisme et les sectateurs de la religion de Confucius, des +rues interminables où l'on eût pu recueillir une moisson d'enfants au +teint rose et aux joues rouges, petits bonshommes qu'on eût dit découpés +dans quelque paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de caniches +à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue, très paresseux et +très caressants. + +Dans les rues, ce n'était que fourmillement, va-et-vient incessant: +bonzes passant processionnellement en frappant leurs tambourins +monotones, yakounines, officiers de douane ou de police, à chapeaux +pointus incrustés de laque et portant deux sabres à leur ceinture, +soldats vêtus de cotonnades bleues à raies blanches et armés de fusil à +percussion, hommes d'armes du mikado, ensachés dans leur pourpoint de +soie, avec haubert et cotte de mailles, et nombre d'autres militaires de +toutes conditions,--car, au Japon, la profession de soldat est autant +estimée qu'elle est dédaignée en Chine. Puis, des frères quêteurs, des +pèlerins en longues robes, de simples civils, chevelure lisse et d'un +noir d'ébène, tête grosse, buste long, jambes grêles, taille peu élevée, +teint coloré depuis les sombres nuances du cuivre jusqu'au blanc mat, +mais jamais jaune comme celui des Chinois, dont les Japonais différent +essentiellement. Enfin, entre les voitures, les palanquins, les chevaux, +les porteurs, les brouettes à voile, les «norimons» à parois de laque, +les «cangos» moelleux, véritables litières en bambou, on voyait +circuler, à petits pas de leur petit pied, chaussé de souliers de toile, +de sandales de paille ou de socques en bois ouvragé, quelques femmes peu +jolies, les yeux bridés, la poitrine déprimée, les dents noircies au +goût du jour, mais portant avec élégance le vêtement national, le +«kirimon», sorte de robe de chambre croisée d'une écharpe de soie, dont +la large ceinture s'épanouissait derrière en un noeud extravagant,--que +les modernes Parisiennes semblent avoir emprunté aux Japonaises. + +Passepartout se promena pendant quelques heures au milieu de cette foule +bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes boutiques, les +bazars où s'entasse tout le clinquant de l'orfèvrerie japonaise, les +«restaurations» ornées de banderoles et de bannières, dans lesquelles il +lui était interdit d'entrer, et ces maisons de thé où se boit à pleine +tasse l'eau chaude odorante, avec le «saki», liqueur tirée du riz en +fermentation, et ces confortables tabagies où l'on fume un tabac très +fin, et non l'opium, dont l'usage est à peu près inconnu au Japon. + +Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses +rizières. Là s'épanouissaient, avec des fleurs qui jetaient leurs +dernières couleurs et leurs derniers parfums, des camélias éclatants, +portés non plus sur des arbrisseaux, mais sur des arbres, et, dans les +enclos de bambous, des cerisiers, des pruniers, des pommiers, que les +indigènes cultivent plutôt pour leurs fleurs que pour leurs fruits, et +que des mannequins grimaçants, des tourniquets criards défendent contre +le bec des moineaux, des pigeons, des corbeaux et autres volatiles +voraces. Pas de cèdre majestueux qui n'abritât quelque grand aigle; pas +de saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque héron +mélancoliquement perché sur une patte; enfin, partout des corneilles, +des canards, des éperviers, des oies sauvages, et grand nombre de ces +grues que les Japonais traitent de «Seigneuries», et qui symbolisent +pour eux la longévité et le bonheur. + +En errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre les +herbes: + +«Bon! dit-il, voilà mon souper.» + +Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum. + +«Pas de chance!» pensa-t-il. + +Certes, l'honnête garçon avait, par prévision, aussi copieusement +déjeuné qu'il avait pu avant de quitter le _Carnatic_; mais après une +journée de promenade, il se sentit l'estomac très creux. Il avait bien +remarqué que moutons, chèvres ou porcs, manquaient absolument aux +étalages des bouchers indigènes, et, comme il savait que c'est un +sacrilège de tuer les boeufs, uniquement réservés aux besoins de +l'agriculture, il en avait conclu que la viande était rare au Japon. Il +ne se trompait pas; mais à défaut de viande de boucherie, son estomac se +fût fort accommodé des quartiers de sanglier ou de daim, des perdrix ou +des cailles, de la volaille ou du poisson, dont les Japonais se +nourrissent presque exclusivement avec le produit des rizières. Mais il +dut faire contre fortune bon coeur, et remit au lendemain le soin de +pourvoir à sa nourriture. + +La nuit vint. Passepartout rentra dans la ville indigène, et il erra +dans les rues au milieu des lanternes multicolores, regardant les +groupes de baladins exécuter leurs prestigieux exercices, et les +astrologues en plein vent qui amassaient la foule autour de leur +lunette. Puis il revit la rade, émaillée des feux de pêcheurs, qui +attiraient le poisson à la lueur de résines enflammées. + +Enfin les rues se dépeuplèrent. À la foule succédèrent les rondes des +yakounines. Ces officiers, dans leurs magnifiques costumes et au milieu +de leur suite, ressemblaient à des ambassadeurs, et Passepartout +répétait plaisamment, chaque fois qu'il rencontrait quelque patrouille +éblouissante: + +«Allons, bon! encore une ambassade japonaise qui part pour l'Europe!» + + + + +XXIII + +DANS LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DÉMESURÉMENT + + + +Le lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit qu'il fallait manger +à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux. Il avait bien cette +ressource de vendre sa montre, mais il fût plutôt mort de faim. C'était +alors le cas ou jamais, pour ce brave garçon, d'utiliser la voix forte, +sinon mélodieuse, dont la nature l'avait gratifié. + +Il savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il résolut de +les essayer. Les Japonais devaient certainement être amateurs de +musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des cymbales, du tam-tam +et des tambours, et ils ne pouvaient qu'apprécier les talents d'un +virtuose européen. + +Mais peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert, et les +dilettanti, inopinément réveillés, n'auraient peut-être pas payé le +chanteur en monnaie à l'effigie du mikado. + +Passepartout se décida donc à attendre quelques heures; mais, tout en +cheminant, il fit cette réflexion qu'il semblerait trop bien vêtu pour +un artiste ambulant, et l'idée lui vint alors d'échanger ses vêtements +contre une défroque plus en harmonie avec sa position. Cet échange +devait, d'ailleurs, produire une soulte, qu'il pourrait immédiatement +appliquer à satisfaire son appétit. + +Cette résolution prise, restait à l'exécuter. Ce ne fut qu'après de +longues recherches que Passepartout découvrit un brocanteur indigène, +auquel il exposa sa demande. L'habit européen plut au brocanteur, et +bientôt Passepartout sortait affublé d'une vieille robe japonaise et +coiffé d'une sorte de turban à côtes, décoloré sous l'action du temps. +Mais, en retour, quelques piécettes d'argent résonnaient dans sa poche. + +«Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval!» + +Le premier soin de Passepartout, ainsi «japonaisé», fut d'entrer dans +une «tea-house» de modeste apparence, et là, d'un reste de volaille et +de quelques poignées de riz, il déjeuna en homme pour qui le dîner +serait encore un problème à résoudre. + +«Maintenant, se dit-il quand il fut copieusement restauré, il s'agit de +ne pas perdre la tête. Je n'ai plus la ressource de vendre cette +défroque contre une autre encore plus japonaise. Il faut donc aviser au +moyen de quitter le plus promptement possible ce pays du Soleil, dont je +ne garderai qu'un lamentable souvenir!» + +Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour +l'Amérique. Il comptait s'offrir en qualité de cuisinier ou de +domestique, ne demandant pour toute rétribution que le passage et la +nourriture. Une fois à San Francisco, il verrait à se tirer d'affaire. +L'important, c'était de traverser ces quatre mille sept cents milles du +Pacifique qui s'étendent entre le Japon et le Nouveau Monde. + +Passepartout, n'étant point homme à laisser languir une idée, se dirigea +vers le port de Yokohama. Mais à mesure qu'il s'approchait des docks, +son projet, qui lui avait paru si simple au moment où il en avait eu +l'idée, lui semblait de plus en plus inexécutable. Pourquoi aurait-on +besoin d'un cuisinier ou d'un domestique à bord d'un paquebot américain, +et quelle confiance inspirerait-il, affublé de la sorte? Quelles +recommandations faire valoir? Quelles références indiquer? + +Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur une immense +affiche qu'une sorte de clown promenait dans les rues de Yokohama. Cette +affiche était ainsi libellée en anglais: + + TROUPE JAPONAISE ACROBATIQUE + DE + L'HONORABLE WILLIAM BATULCAR + --- + DERNIÈRES REPRÉSENTATIONS +Avant leur départ pour les États-Unis d'Amérique + DES + LONGS-NEZ-LONGS-NEZ + SOUS L'INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU + Grande Attraction! + +«Les États-Unis d'Amérique! s'écria Passepartout, voilà justement mon +affaire!...» + +Il suivit l'homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt dans la +ville japonaise. Un quart d'heure plus tard, il s'arrêtait devant une +vaste case, que couronnaient plusieurs faisceaux de banderoles, et dont +les parois extérieures représentaient, sans perspective, mais en +couleurs violentes, toute une bande de jongleurs. + +C'était l'établissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum +américain, directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs, clowns, +acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant l'affiche, donnait ses +dernières représentations avant de quitter l'empire du Soleil pour les +États de l'Union. + +Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda +Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne. + +«Que voulez-vous? dit-il à Passepartout, qu'il prit d'abord pour un +indigène. + +--Avez-vous besoin d'un domestique? demanda Passepartout. + +--Un domestique, s'écria le Barnum en caressant l'épaisse barbiche grise +qui foisonnait sous son menton, j'en ai deux, obéissants, fidèles, qui +ne m'ont jamais quitté, et qui me servent pour rien, à condition que je +les nourrisse... Et les voilà, ajouta-t-il en montrant ses deux bras +robustes, sillonnés de veines grosses comme des cordes de contrebasse. + +--Ainsi, je ne puis vous être bon à rien? + +--À rien. + +--Diable! ça m'aurait pourtant fort convenu de partir avec vous. + +--Ah çà! dit l'honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un +singe! Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte? + +--On s'habille comme on peut! + +--Vrai, cela. Vous êtes un Français, vous? + +--Oui, un Parisien de Paris. + +--Alors, vous devez savoir faire des grimaces? + +--Ma foi, répondit Passepartout, vexé de voir sa nationalité provoquer +cette demande, nous autres Français, nous savons faire des grimaces, +c'est vrai, mais pas mieux que les Américains! + +--Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas comme domestique, je peux +vous prendre comme clown. Vous comprenez, mon brave. En France, on +exhibe des farceurs étrangers, et à l'étranger, des farceurs français! + +--Ah! + +--Vous êtes vigoureux, d'ailleurs? + +--Surtout quand je sors de table. + +--Et vous savez chanter? + +--Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans +quelques concerts de rue. + +--Mais savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie tournante sur +la plante du pied gauche, et un sabre en équilibre sur la plante du pied +droit? + +--Parbleu! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers +exercices de son jeune âge. + +--C'est que, voyez-vous, tout est là!» répondit l'honorable Batulcar. + +L'engagement fut conclu _hic et nunc_. + +Enfin, Passepartout avait trouvé une position. Il était engagé pour tout +faire dans la célèbre troupe japonaise. C'était peu flatteur, mais avant +huit jours il serait en route pour San Francisco. + +La représentation, annoncée à grand fracas par l'honorable Batulcar, +devait commencer à trois heures, et bientôt les formidables instruments +d'un orchestre japonais, tambours et tam-tams, tonnaient à la porte. On +comprend bien que Passepartout n'avait pu étudier un rôle, mais il +devait prêter l'appui de ses solides épaules dans le grand exercice de +la «grappe humaine» exécuté par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce «great +attraction» de la représentation devait clore la série des exercices. + +Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case. +Européens et indigènes, Chinois et Japonais, hommes, femmes et enfants, +se précipitaient sur les étroites banquettes et dans les loges qui +faisaient face à la scène. Les musiciens étaient rentrés à l'intérieur, +et l'orchestre au complet, gongs, tam-tams, cliquettes, flûtes, +tambourins et grosses caisses, opéraient avec fureur. + +Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d'acrobates. +Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers +équilibristes du monde. L'un, armé de son éventail et de petits morceaux +de papier, exécutait l'exercice si gracieux des papillons et des fleurs. +Un autre, avec la fumée odorante de sa pipe, traçait rapidement dans +l'air une série de mots bleuâtres, qui formaient un compliment à +l'adresse de l'assemblée. Celui-ci jonglait avec des bougies allumées, +qu'il éteignit successivement quand elles passèrent devant ses lèvres, +et qu'il ralluma l'une à l'autre sans interrompre un seul instant sa +prestigieuse jonglerie. Celui-là reproduisit, au moyen de toupies +tournantes, les plus invraisemblables combinaisons; sous sa main, ces +ronflantes machines semblaient s'animer d'une vie propre dans leur +interminable giration; elles couraient sur des tuyaux de pipe, sur des +tranchants de sabre, sur des fils de fer, véritables cheveux tendus d'un +côté de la scène à l'autre; elles faisaient le tour de grands vases de +cristal, elles gravissaient des échelles de bambou, elles se +dispersaient dans tous les coins, produisant des effets harmoniques d'un +étrange caractère en combinant leurs tonalités diverses. Les jongleurs +jonglaient avec elles, et elles tournaient dans l'air; ils les lançaient +comme des volants, avec des raquettes de bois, et elles tournaient +toujours; ils les fourraient dans leur poche, et quand ils les +retiraient, elles tournaient encore,--jusqu'au moment où un ressort +détendu les faisait s'épanouir en gerbes d'artifice! + +Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et +gymnastes de la troupe. Les tours de l'échelle, de la perche, de la +boule, des tonneaux, etc. furent exécutés avec une précision +remarquable. Mais le principal attrait de la représentation était +l'exhibition de ces «Longs-Nez», étonnants équilibristes que l'Europe ne +connaît pas encore. + +Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous +l'invocation directe du dieu Tingou. Vêtus comme des hérauts du Moyen +Âge, ils portaient une splendide paire d'ailes à leurs épaules. Mais ce +qui les distinguait plus spécialement, c'était ce long nez dont leur +face était agrémentée, et surtout l'usage qu'ils en faisaient. Ces nez +n'étaient rien moins que des bambous, longs de cinq, de six, de dix +pieds, les uns droits, les autres courbés, ceux-ci lisses, ceux-là +verruqueux. Or, c'était sur ces appendices, fixés d'une façon solide, +que s'opéraient tous leurs exercices d'équilibre. Une douzaine de ces +sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et leurs camarades +vinrent s'ébattre sur leurs nez, dressés comme des paratonnerres, +sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là, et exécutant les tours les +plus invraisemblables. + +Pour terminer, on avait spécialement annoncé au public la pyramide +humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez devaient figurer le +«Char de Jaggernaut». Mais au lieu de former cette pyramide en prenant +leurs épaules pour point d'appui, les artistes de l'honorable Batulcar +ne devaient s'emmancher que par leur nez. Or, l'un de ceux qui formaient +la base du char avait quitté la troupe, et comme il suffisait d'être +vigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi pour le remplacer. + +Certes, le digne garçon se sentit tout piteux, quand--triste souvenir de +sa jeunesse--il eut endossé son costume du Moyen Âge, orné d'ailes +multicolores, et qu'un nez de six pieds lui eut été appliqué sur la +face! Mais enfin, ce nez, c'était son gagne-pain, et il en prit son +parti. + +Passepartout entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses +collègues qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut. Tous +s'étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une seconde section +d'équilibristes vint se poser sur ces longs appendices, une troisième +s'étagea au-dessus, puis une quatrième, et sur ces nez qui ne se +touchaient que par leur pointe, un monument humain s'éleva bientôt +jusqu'aux frises du théâtre. + +Or, les applaudissements redoublaient, et les instruments de l'orchestre +éclataient comme autant de tonnerres, quand la pyramide s'ébranla, +l'équilibre se rompit, un des nez de la base vint à manquer, et le +monument s'écroula comme un château de cartes... + +C'était la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste, franchissant +la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant à la galerie de +droite, tombait aux pieds d'un spectateur en s'écriant: + +«Ah! mon maître! mon maître! + +--Vous? + +--Moi! + +--Eh bien! en ce cas, au paquebot, mon garçon!...» + +Mr. Fogg, Mrs. Aouda, qui l'accompagnait, Passepartout s'étaient +précipités par les couloirs au-dehors de la case. Mais, là, ils +trouvèrent l'honorable Batulcar, furieux, qui réclamait des +dommages-intérêts pour «la casse». Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui +jetant une poignée de bank-notes. Et, à six heures et demie, au moment +où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs. Aouda mettaient le pied sur le +paquebot américain, suivis de Passepartout, les ailes au dos, et sur la +face ce nez de six pieds qu'il n'avait pas encore pu arracher de son +visage! + + + + +XXIV + +PENDANT LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSÉE DE L'OCÉAN PACIFIQUE + + + +Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Les signaux faits +par la _Tankadère_ avaient été aperçus du paquebot de Yokohama. Le +capitaine, voyant un pavillon en berne, s'était dirigé vers la petite +goélette. Quelques instants après, Phileas Fogg, soldant son passage au +prix convenu, mettait dans la poche du patron John Bunsby cinq cent +cinquante livres (13 750 F). Puis l'honorable gentleman, Mrs. Aouda et +Fix étaient montés à bord du steamer, qui avait aussitôt fait route pour +Nagasaki et Yokohama. + +Arrivé le matin même, 14 novembre, à l'heure réglementaire, Phileas +Fogg, laissant Fix aller à ses affaires, s'était rendu à bord du +_Carnatic_, et là il apprenait, à la grande joie de Mrs. Aouda--et +peut-être à la sienne, mais du moins il n'en laissa rien paraître--que +le Français Passepartout était effectivement arrivé la veille à +Yokohama. + +Phileas Fogg, qui devait repartir le soir même pour San Francisco, se +mit immédiatement à la recherche de son domestique. Il s'adressa, mais +en vain, aux agents consulaires français et anglais, et, après avoir +inutilement parcouru les rues de Yokohama, il désespérait de retrouver +Passepartout, quand le hasard, ou peut-être une sorte de pressentiment, +le fit entrer dans la case de l'honorable Batulcar. Il n'eût certes +point reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de héraut; +mais celui-ci, dans sa position renversée, aperçut son maître à la +galerie. Il ne put retenir un mouvement de son nez. De là rupture de +l'équilibre, et ce qui s'ensuivit. + +Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs. Aouda, qui +lui raconta alors comment s'était faite cette traversée de Hong-Kong à +Yokohama, en compagnie d'un sieur Fix, sur la goélette la _Tankadère_. + +Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. Il pensait que le moment +n'était pas venu de dire à son maître ce qui s'était passé entre +l'inspecteur de police et lui. Aussi, dans l'histoire que Passepartout +fit de ses aventures, il s'accusa et s'excusa seulement d'avoir été +surpris par l'ivresse de l'opium dans une tabagie de Yokohama. + +Mr. Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre; puis il ouvrit à son +domestique un crédit suffisant pour que celui-ci pût se procurer à bord +des habits plus convenables. Et, en effet, une heure ne s'était pas +écoulée, que l'honnête garçon, ayant coupé son nez et rogné ses ailes, +n'avait plus rien en lui qui rappelât le sectateur du dieu Tingou. + +Le paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Francisco appartenait +à la Compagnie du «Pacific Mail steam», et se nommait le _General-Grant_. +C'était un vaste steamer à roues, jaugeant deux mille cinq cents tonnes, +bien aménagé et doué d'une grande vitesse. Un énorme balancier s'élevait +et s'abaissait successivement au dessus du pont; à l'une de ses +extrémités s'articulait la tige d'un piston, et à l'autre celle d'une +bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en mouvement +circulaire, s'appliquait directement à l'arbre des roues. Le +_General-Grant_ était gréé en trois-mâts goélette, et il possédait une +grande surface de voilure, qui aidait puissamment la vapeur. À filer ses +douze milles à l'heure, le paquebot ne devait pas employer plus de vingt +et un jours pour traverser le Pacifique. Phileas Fogg était donc +autorisé à croire que, rendu le 2 décembre à San Francisco, il serait le +11 à New York et le 20 à Londres,--gagnant ainsi de quelques heures +cette date fatale du 21 décembre. + +Les passagers étaient assez nombreux à bord du steamer, des Anglais, +beaucoup d'Américains, une véritable émigration de coolies pour +l'Amérique, et un certain nombre d'officiers de l'armée des Indes, qui +utilisaient leur congé en faisant le tour du monde. + +Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incident nautique. Le +paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuyé par sa forte voilure, +roulait peu. L'océan Pacifique justifiait assez son nom. Mr. Fogg était +aussi calme, aussi peu communicatif que d'ordinaire. Sa jeune compagne +se sentait de plus en plus attachée à cet homme par d'autres liens que +ceux de la reconnaissance. Cette silencieuse nature, si généreuse en +somme, l'impressionnait plus qu'elle ne le croyait, et c'était presque à +son insu qu'elle se laissait aller à des sentiments dont l'énigmatique +Fogg ne semblait aucunement subir l'influence. + +En outre, Mrs. Aouda s'intéressait prodigieusement aux projets du +gentleman. Elle s'inquiétait des contrariétés qui pouvaient compromettre +le succès du voyage. Souvent elle causait avec Passepartout, qui n'était +point sans lire entre les lignes dans le coeur de Mrs. Aouda. Ce brave +garçon avait, maintenant, à l'égard de son maître, la foi du +charbonnier; il ne tarissait pas en éloges sur l'honnêteté, la +générosité, le dévouement de Phileas Fogg; puis il rassurait Mrs. Aouda +sur l'issue du voyage, répétant que le plus difficile était fait, que +l'on était sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon, que +l'on retournait aux contrées civilisées, et enfin qu'un train de San +Francisco à New York et un transatlantique de New York à Londres +suffiraient, sans doute, pour achever cet impossible tour du monde dans +les délais convenus. + +Neuf jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg avait exactement +parcouru la moitié du globe terrestre. + +En effet, le _General-Grant_, le 23 novembre, passait au cent +quatre-vingtième méridien, celui sur lequel se trouvent, dans +l'hémisphère austral, les antipodes de Londres. Sur quatre-vingts jours +mis à sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai, en avait employé +cinquante-deux, et il ne lui en restait plus que vingt-huit à dépenser. +Mais il faut remarquer que si le gentleman se trouvait à moitié route +seulement «par la différence des méridiens», il avait en réalité +accompli plus des deux tiers du parcours total. Quels détours forcés, en +effet, de Londres à Aden, d'Aden à Bombay, de Calcutta à Singapore, de +Singapore à Yokohama! À suivre circulairement le cinquantième parallèle, +qui est celui de Londres, la distance n'eût été que de douze mille +milles environ, tandis que Phileas Fogg était forcé, par les caprices +des moyens de locomotion, d'en parcourir vingt-six mille dont il avait +fait environ dix-sept mille cinq cents, à cette date du 23 novembre. +Mais maintenant la route était droite, et Fix n'était plus là pour y +accumuler les obstacles! + +Il arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout éprouva une grande +joie. On se rappelle que l'entêté s'était obstiné à garder l'heure de +Londres à sa fameuse montre de famille, tenant pour fausses toutes les +heures des pays qu'il traversait. Or, ce jour-là, bien qu'il ne l'eût +jamais ni avancée ni retardée, sa montre se trouva d'accord avec les +chronomètres du bord. + +Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait bien +voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s'il eût été présent. + +«Ce coquin qui me racontait un tas d'histoires sur les méridiens, sur le +soleil, sur la lune! répétait Passepartout. Hein! ces gens-là! Si on les +écoutait, on ferait de la belle horlogerie! J'étais bien sûr qu'un jour +ou l'autre, le soleil se déciderait à se régler sur ma montre!...» + +Passepartout ignorait ceci: c'est que si le cadran de sa montre eût été +divisé en vingt-quatre heures comme les horloges italiennes, il n'aurait +eu aucun motif de triompher, car les aiguilles de son instrument, quand +il était neuf heures du matin à bord, auraient indiqué neuf heures du +soir, c'est-à-dire la vingt et unième heure depuis minuit,--différence +précisément égale à celle qui existe entre Londres et le cent +quatre-vingtième méridien. + +Mais si Fix avait été capable d'expliquer cet effet purement physique, +Passepartout, sans doute, eût été incapable, sinon de le comprendre, du +moins de l'admettre. Et en tout cas, si, par impossible, l'inspecteur de +police se fût inopinément montré à bord en ce moment, il est probable +que Passepartout, à bon droit rancunier, eût traité avec lui un sujet +tout différent et d'une tout autre manière. + +Or, où était Fix en ce moment?... + +Fix était précisément à bord du _General-Grant_. + +En effet, en arrivant à Yokohama, l'agent, abandonnant Mr. Fogg qu'il +comptait retrouver dans la journée, s'était immédiatement rendu chez le +consul anglais. Là, il avait enfin trouvé le mandat, qui, courant après +lui depuis Bombay, avait déjà quarante jours de date,--mandat qui lui +avait été expédié de Hong-Kong par ce même _Carnatic_ à bord duquel on le +croyait. Qu'on juge du désappointement du détective! Le mandat devenait +inutile! Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises! Un acte +d'extradition était maintenant nécessaire pour l'arrêter! + +«Soit! se dit Fix, après le premier moment de colère, mon mandat n'est +plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin a tout l'air de +revenir dans sa patrie, croyant avoir dépisté la police. Bien. Je le +suivrai jusque-là. Quant à l'argent, Dieu veuille qu'il en reste! Mais +en voyages, en primes, en procès, en amendes, en éléphant, en frais de +toute sorte, mon homme a déjà laissé plus de cinq mille livres sur sa +route. Après tout, la Banque est riche!» + +Son parti pris, il s'embarqua aussitôt sur le _General-Grant_. Il était à +bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y arrivèrent. À son extrême surprise, +il reconnut Passepartout sous son costume de héraut. Il se cacha +aussitôt dans sa cabine, afin d'éviter une explication qui pouvait tout +compromettre,--et, grâce au nombre des passagers, il comptait bien +n'être point aperçu de son ennemi, lorsque ce jour-là précisément il se +trouva face à face avec lui sur l'avant du navire. + +Passepartout sauta à la gorge de Fix, sans autre explication, et, au +grand plaisir de certains Américains qui parièrent immédiatement pour +lui, il administra au malheureux inspecteur une volée superbe, qui +démontra la haute supériorité de la boxe française sur la boxe anglaise. + +Quand Passepartout eut fini, il se trouva calme et comme soulagé. Fix se +releva, en assez mauvais état, et, regardant son adversaire, il lui dit +froidement: + +«Est-ce fini? + +--Oui, pour l'instant. + +--Alors venez me parler. + +--Que je... + +--Dans l'intérêt de votre maître.» + +Passepartout, comme subjugué par ce sang-froid, suivit l'inspecteur de +police, et tous deux s'assirent à l'avant du steamer. + +«Vous m'avez rossé, dit Fix. Bien. À présent, écoutez-moi. Jusqu'ici +j'ai été l'adversaire de Mr. Fogg, mais maintenant je suis dans son jeu. + +--Enfin! s'écria Passepartout, vous le croyez un honnête homme? + +--Non, répondit froidement Fix, je le crois un coquin... Chut! ne bougez +pas et laissez-moi dire. Tant que Mr. Fogg a été sur les possessions +anglaises, j'ai eu intérêt à le retenir en attendant un mandat +d'arrestation. J'ai tout fait pour cela. J'ai lancé contre lui les +prêtres de Bombay, je vous ai enivré à Hong-Kong, je vous ai séparé de +votre maître, je lui ai fait manquer le paquebot de Yokohama...» + +Passepartout écoutait, les poings fermés. + +«Maintenant, reprit Fix, Mr. Fogg semble retourner en Angleterre? Soit, +je le suivrai. Mais, désormais, je mettrai à écarter les obstacles de sa +route autant de soin et de zèle que j'en ai mis jusqu'ici à les +accumuler. Vous le voyez, mon jeu est changé, et il est changé parce que +mon intérêt le veut. J'ajoute que votre intérêt est pareil au mien, car +c'est en Angleterre seulement que vous saurez si vous êtes au service +d'un criminel ou d'un honnête homme!» + +Passepartout avait très attentivement écouté Fix, et il fut convaincu +que Fix parlait avec une entière bonne foi. + +«Sommes-nous amis? demanda Fix. + +--Amis, non, répondit Passepartout. Alliés, oui, et sous bénéfice +d'inventaire, car, à la moindre apparence de trahison, je vous tords le +cou. + +--Convenu», dit tranquillement l'inspecteur de police. + +Onze jours après, le 3 décembre, le _General-Grant_ entrait dans la baie +de la Porte-d'Or et arrivait à San Francisco. + +Mr. Fogg n'avait encore ni gagné ni perdu un seul jour. + + + + +XXV + +OÙ L'ON DONNE UN LÉGER APERÇU DE SAN FRANCISCO, UN JOUR DE MEETING + + + +Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et +Passepartout prirent pied sur le continent américain,--si toutefois on +peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils débarquèrent. Ces +quais, montant et descendant avec la marée, facilitent le chargement et +le déchargement des navires. Là s'embossent les clippers de toutes +dimensions, les steamers de toutes nationalités, et ces steam-boats à +plusieurs étages, qui font le service du Sacramento et de ses affluents. +Là s'entassent aussi les produits d'un commerce qui s'étend au Mexique, +au Pérou, au Chili, au Brésil, à l'Europe, à l'Asie, à toutes les îles +de l'océan Pacifique. + +Passepartout, dans sa joie de toucher enfin la terre américaine, avait +cru devoir opérer son débarquement en exécutant un saut périlleux du +plus beau style. Mais quand il retomba sur le quai dont le plancher +était vermoulu, il faillit passer au travers. Tout décontenancé de la +façon dont il avait «pris pied» sur le nouveau continent, l'honnête +garçon poussa un cri formidable, qui fit envoler une innombrable troupe +de cormorans et de pélicans, hôtes habituels des quais mobiles. + +Mr. Fogg, aussitôt débarqué, s'informa de l'heure à laquelle partait le +premier train pour New York. C'était à six heures du soir. Mr. Fogg +avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale +californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui. +Passepartout monta sur le siège, et le véhicule, à trois dollars la +course, se dirigea vers l'International-Hotel. + +De la place élevée qu'il occupait, Passepartout observait avec curiosité +la grande ville américaine: larges rues, maisons basses bien alignées, +églises et temples d'un gothique anglo-saxon, docks immenses, entrepôts +comme des palais, les uns en bois, les autres en brique; dans les rues, +voitures nombreuses, omnibus, «cars» de tramways, et sur les trottoirs +encombrés, non seulement des Américains et des Européens, mais aussi des +Chinois et des Indiens,--enfin de quoi composer une population de plus +de deux cent mille habitants. + +Passepartout fut assez surpris de ce qu'il voyait. Il en était encore à +la cité légendaire de 1849, à la ville des bandits, des incendiaires et +des assassins, accourus à la conquête des pépites, immense capharnaüm de +tous les déclassés, où l'on jouait la poudre l'or, un revolver d'une +main et un couteau de l'autre. Mais «ce beau temps» était passé. San +Francisco présentait l'aspect d'une grande ville commerçante. La haute +tour de l'hôtel de ville, où veillent les guetteurs, dominait tout cet +ensemble de rues et d'avenues, se coupant à angles droits, entre +lesquels s'épanouissaient des squares verdoyants, puis une ville +chinoise qui semblait avoir été importée du Céleste Empire dans une +boîte à joujoux. Plus de sombreros, plus de chemises rouges à la mode +des coureurs de placers, plus d'Indiens emplumés, mais des chapeaux de +soie et des habits noirs, que portaient un grand nombre de gentlemen +doués d'une activité dévorante. Certaines rues, entre autres +Montgommery-street--le Regent-street de Londres, le boulevard des +Italiens de Paris, le Broadway de New York--, étaient bordées de +magasins splendides, qui offraient à leur étalage les produits du monde +entier. + +Lorsque Passepartout arriva à l'International-Hotel, il ne lui semblait +pas qu'il eût quitté l'Angleterre. + +Le rez-de-chaussée de l'hôtel était occupé par un immense «bar», sorte +de buffet ouvert gratis à tout passant. Viande sèche, soupe aux huîtres, +biscuit et chester s'y débitaient sans que le consommateur eût à délier +sa bourse. Il ne payait que sa boisson, ale, porto ou xérès, si sa +fantaisie le portait à se rafraîchir. Cela parut «très américain» à +Passepartout. + +Le restaurant de l'hôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs. Aouda +s'installèrent devant une table et furent abondamment servis dans des +plats lilliputiens par des Nègres du plus beau noir. + +Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quitta l'hôtel +pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d'y faire viser son +passeport. Sur le trottoir, il trouva son domestique, qui lui demanda +si, avant de prendre le chemin de fer du Pacifique, il ne serait pas +prudent d'acheter quelques douzaines de carabines Enfield ou de +revolvers Colt. Passepartout avait entendu parler de Sioux et de +Pawnies, qui arrêtent les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr. +Fogg répondit que c'était là une précaution inutile, mais il le laissa +libre d'agir comme il lui conviendrait. Puis il se dirigea vers les +bureaux de l'agent consulaire. + +Phileas Fogg n'avait pas fait deux cents pas que, «par le plus grand des +hasards», il rencontrait Fix. L'inspecteur se montra extrêmement +surpris. Comment! Mr. Fogg et lui avaient fait ensemble la traversée du +Pacifique, et ils ne s'étaient pas rencontrés à bord! En tout cas, Fix +ne pouvait être qu'honoré de revoir le gentleman auquel il devait tant, +et, ses affaires le rappelant en Europe, il serait enchanté de +poursuivre son voyage en une si agréable compagnie. + +Mr. Fogg répondit que l'honneur serait pour lui, et Fix--qui tenait à ne +point le perdre de vue--lui demanda la permission de visiter avec lui +cette curieuse ville de San Francisco. Ce qui fut accordé. + +Voici donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues. Ils se +trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où l'affluence du populaire +était énorme. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussée, sur les rails +des tramways, malgré le passage incessant des coaches et des omnibus, au +seuil des boutiques, aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque +sur les toits, foule innombrable. Des hommes-affiches circulaient au +milieu des groupes. Des bannières et des banderoles flottaient au vent. +Des cris éclataient de toutes parts. + +«Hurrah pour Kamerfield! + +--Hurrah pour Mandiboy!» + +C'était un meeting. Ce fut du moins la pensée de Fix, et il communiqua +son idée à Mr. Fogg, en ajoutant: + +«Nous ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler à cette +cohue. Il n'y a que de mauvais coups à recevoir. + +--En effet, répondit Phileas Fogg, et les coups de poing, pour être +politiques, n'en sont pas moins des coups de poing!» + +Fix crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin de voir +sans être pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg et lui prirent +place sur le palier supérieur d'un escalier que desservait une terrasse, +située en contre-haut de Montgommery-street. Devant eux, de l'autre côté +de la rue, entre le wharf d'un marchand de charbon et le magasin d'un +négociant en pétrole, se développait un large bureau en plein vent, vers +lequel les divers courants de la foule semblaient converger. + +Et maintenant, pourquoi ce meeting? À quelle occasion se tenait-il? +Phileas Fogg l'ignorait absolument. S'agissait-il de la nomination d'un +haut fonctionnaire militaire ou civil, d'un gouverneur d'État ou d'un +membre du Congrès? Il était permis de le conjecturer, à voir l'animation +extraordinaire qui passionnait la ville. + +En ce moment un mouvement considérable se produisit dans la foule. +Toutes les mains étaient en l'air. Quelques-unes, solidement fermées, +semblaient se lever et s'abattre rapidement au milieu des cris,--manière +énergique, sans doute, de formuler un vote. Des remous agitaient la +masse qui refluait. Les bannières oscillaient, disparaissaient un +instant et reparaissaient en loques. Les ondulations de la houle se +propageaient jusqu'à l'escalier, tandis que toutes les têtes +moutonnaient à la surface comme une mer soudainement remuée par un +grain. Le nombre des chapeaux noirs diminuait à vue d'oeil, et la +plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur normale. + +«C'est évidemment un meeting, dit Fix, et la question qui l'a provoqué +doit être palpitante. Je ne serais point étonné qu'il fût encore +question de l'affaire de l'_Alabama_, bien qu'elle soit résolue. + +--Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg. + +--En tout cas, reprit Fix, deux champions sont en présence l'un de +l'autre, l'honorable Kamerfield et l'honorable Mandiboy.» + +Mrs. Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise cette scène +tumultueuse, et Fix allait demander à l'un de ses voisins la raison de +cette effervescence populaire, quand un mouvement plus accusé se +prononça. Les hurrahs, agrémentés d'injures, redoublèrent. La hampe des +bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings +partout. Du haut des voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur +course, s'échangeaient force horions. Tout servait de projectiles. +Bottes et souliers décrivaient dans l'air des trajectoires très tendues, +et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux vociférations de +la foule leurs détonations nationales. + +La cohue se rapprocha de l'escalier et reflua sur les premières marches. +L'un des partis était évidemment repoussé, sans que les simples +spectateurs pussent reconnaître si l'avantage restait à Mandiboy ou à +Kamerfield. + +«Je crois prudent de nous retirer, dit Fix, qui ne tenait pas à ce que +«son homme» reçût un mauvais coup ou se fît une mauvaise affaire. S'il +est question de l'Angleterre dans tout ceci et qu'on nous reconnaisse, +nous serons fort compromis dans la bagarre! + +--Un citoyen anglais...», répondit Phileas Fogg. + +Mais le gentleman ne put achever sa phrase. Derrière lui, de cette +terrasse qui précédait l'escalier, partirent des hurlements +épouvantables. On criait: «Hurrah! Hip! Hip! pour Mandiboy!» C'était une +troupe d'électeurs qui arrivait à la rescousse, prenant en flanc les +partisans de Kamerfield. + +Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Il était trop +tard pour s'échapper. Ce torrent d'hommes, armés de cannes plombées et +de casse-tête, était irrésistible. Phileas Fogg et Fix, en préservant la +jeune femme, furent horriblement bousculés. Mr. Fogg, non moins +flegmatique que d'habitude, voulut se défendre avec ces armes naturelles +que la nature a mises au bout des bras de tout Anglais, mais +inutilement. Un énorme gaillard à barbiche rouge, au teint coloré, large +d'épaules, qui paraissait être le chef de la bande, leva son formidable +poing sur Mr. Fogg, et il eût fort endommagé le gentleman, si Fix, par +dévouement, n'eût reçu le coup à sa place. Une énorme bosse se développa +instantanément sous le chapeau de soie du détective, transformé en +simple toque. + +«Yankee! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire un regard de profond +mépris. + +--Englishman! répondit l'autre. + +--Nous nous retrouverons! + +--Quand il vous plaira.--Votre nom? + +--Phileas Fogg. Le vôtre? + +--Le colonel Stamp W. Proctor.» + +Puis, cela dit, la marée passa. Fix fut renversé et se releva, les +habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son paletot de voyage +s'était séparé en deux parties inégales, et son pantalon ressemblait à +ces culottes dont certains Indiens--affaire de mode--ne se vêtent +qu'après en avoir préalablement enlevé le fond. Mais, en somme, Mrs. +Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing. + +«Merci, dit Mr. Fogg à l'inspecteur, dès qu'ils furent hors de la foule. + +--Il n'y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez. + +--Où? + +--Chez un marchand de confection.» + +En effet, cette visite était opportune. Les habits de Phileas Fogg et de +Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen se fussent battus +pour le compte des honorables Kamerfield et Mandiboy. + +Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. Puis ils +revinrent à l'International-Hotel. + +Là, Passepartout attendait son maître, armé d'une demi-douzaine de +revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale. Quand il +aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s'obscurcit. Mais Mrs. +Aouda, ayant fait en quelques mots le récit de ce qui s'était passé, +Passepartout se rasséréna. Évidemment Fix n'était plus un ennemi, +c'était un allié. Il tenait sa parole. + +Le dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire à la gare les +voyageurs et leurs colis. Au moment de monter en voiture, Mr. Fogg dit à +Fix: + +«Vous n'avez pas revu ce colonel Proctor? + +--Non, répondit Fix. + +--Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas +Fogg. Il ne serait pas convenable qu'un citoyen anglais se laissât +traiter de cette façon.» + +L'inspecteur sourit et ne répondit pas. Mais, on le voit, Mr. Fogg était +de cette race d'Anglais qui, s'ils ne tolèrent pas le duel chez eux, se +battent à l'étranger, quand il s'agit de soutenir leur honneur. + +À six heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare et +trouvaient le train prêt à partir. Au moment où Mr. Fogg allait +s'embarquer, il avisa un employé et le rejoignant: + +«Mon ami, lui dit-il, n'y a-t-il pas eu quelques troubles aujourd'hui à +San Francisco? + +--C'était un meeting, monsieur, répondit l'employé. + +--Cependant, j'ai cru remarquer une certaine animation dans les rues. + +--Il s'agissait simplement d'un meeting organisé pour une élection. + +--L'élection d'un général en chef, sans doute? demanda Mr. Fogg. + +--Non, monsieur, d'un juge de paix.» + +Sur cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train partit +à toute vapeur. + + + + +XXVI + +DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE + + + +«Ocean to Ocean»--ainsi disent les Américains--, et ces trois mots +devraient être la dénomination générale du «grand trunk», qui traverse +les États-Unis d'Amérique dans leur plus grande largeur. Mais, en +réalité, le «Pacific rail-road» se divise en deux parties distinctes: +«Central Pacific» entre San Francisco et Ogden, et «Union Pacific» entre +Ogden et Omaha. Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent +Omaha en communication fréquente avec New York. + +New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de +métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent +quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer +franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les +fauves,--vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à +coloniser vers 1845, après qu'ils eurent été chassés de l'Illinois. + +Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six +mois pour aller de New York à San Francisco. Maintenant, on met sept +jours. + +C'est en 1862 que, malgré l'opposition des députés du Sud, qui voulaient +une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut arrêté entre le +quarante et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le président +Lincoln, de si regrettée mémoire, fixa lui-même, dans l'État de +Nebraska, à la ville d'Omaha, la tête de ligne du nouveau réseau. Les +travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité +américaine, qui n'est ni paperassière ni bureaucratique. La rapidité de +la main-d'oeuvre ne devait nuire en aucune façon à la bonne exécution du +chemin. Dans la prairie, on avançait à raison d'un mille et demi par +jour. Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les +rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu'ils +étaient posés. + +Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son parcours, +dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et de l'Oregon. En +quittant Omaha, il longe la rive gauche de Platte-river jusqu'à +l'embouchure de la branche du nord, suit la branche du sud, traverse les +terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le lac Salé, +arrive à Lake Salt City, la capitale des Mormons, s'enfonce dans la +vallée de la Tuilla, longe le désert américain, les monts de Cédar et +Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramento +jusqu'au Pacifique, sans que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds +par mille, même dans la traversée des montagnes Rocheuses. + +Telle était cette longue artère que les trains parcouraient en sept +jours, et qui allait permettre à l'honorable Phileas Fogg--il l'espérait +du moins--de prendre, le 11, à New York, le paquebot de Liverpool. + +Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus qui +reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont la mobilité +permet d'attaquer des courbes de petit rayon. À l'intérieur, point de +compartiments: deux files de sièges, disposés de chaque côté, +perpendiculairement à l'axe, et entre lesquels était réservé un passage +conduisant aux cabinets de toilette et autres, dont chaque wagon est +pourvu. Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient +entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler +d'une extrémité à l'autre du convoi, qui mettait à leur disposition des +wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants et des +wagons à cafés. Il n'y manquait que des wagons-théâtres. Mais il y en +aura un jour. + +Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et +de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de +comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands. + +Les voyageurs étaient partis de la station d'Oakland à six heures du +soir. Il faisait déjà nuit,--une nuit froide, sombre, avec un ciel +couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige. Le train ne +marchait pas avec une grande rapidité. En tenant compte des arrêts, il +ne parcourait pas plus de vingt milles à l'heure, vitesse qui devait, +cependant, lui permettre de franchir les États-Unis dans les temps +réglementaires. + +On causait peu dans le wagon. D'ailleurs, le sommeil allait bientôt +gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait placé auprès de +l'inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers +événements, leurs relations s'étaient notablement refroidies. Plus de +sympathie, plus d'intimité. Fix n'avait rien changé à sa manière d'être, +mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extrême réserve, prêt +au moindre soupçon à étrangler son ancien ami. + +Une heure après le départ du train, la neige tomba--, neige fine, qui ne +pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On +n'apercevait plus à travers les fenêtres qu'une immense nappe blanche, +sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotive +paraissait grisâtre. + +À huit heures, un «steward» entra dans le wagon et annonça aux voyageurs +que l'heure du coucher était sonnée. Ce wagon était un «sleeping-car», +qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. Les dossiers des +bancs se replièrent, des couchettes soigneusement paquetées se +déroulèrent par un système ingénieux, des cabines furent improvisées en +quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un +lit confortable, que d'épais rideaux défendaient contre tout regard +indiscret. Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. Il n'y +avait plus qu'à se coucher et à dormir--ce que chacun fit, comme s'il se +fût trouvé dans la cabine confortable d'un paquebot--, pendant que le +train filait à toute vapeur à travers l'État de Californie. + +Dans cette portion du territoire qui s'étend entre San Francisco et +Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin de fer, +sous le nom de «Central Pacific road», prit d'abord Sacramento pour +point de départ, et s'avança vers l'est à la rencontre de celui qui +partait d'Omaha. De San Francisco à la capitale de la Californie, la +ligne courait directement au nord-est, en longeant American-river, qui +se jette dans la baie de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre +ces deux importantes cités furent franchis en six heures, et vers +minuit, pendant qu'ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs +passèrent à Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville +considérable, siège de la législature de l'État de Californie, ni ses +beaux quais, ni ses rues larges, ni ses hôtels splendides, ni ses +squares, ni ses temples. + +En sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé les stations de +Junction, de Roclin, d'Auburn et de Colfax, s'engagea dans le massif de +la Sierra Nevada. Il était sept heures du matin quand fut traversée la +station de Cisco. Une heure après, le dortoir était redevenu un wagon +ordinaire et les voyageurs pouvaient à travers les vitres entrevoir les +points de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le tracé du train +obéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la +montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant les angles +brusques par des courbes audacieuses, s'élançant dans des gorges +étroites que l'on devait croire sans issues. La locomotive, étincelante +comme une châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa +cloche argentée, son «chasse-vache», qui s'étendait comme un éperon, +mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des +cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins. + +Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le rail-road +contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne +droite le plus court chemin d'un point à un autre, et ne violentant pas +la nature. + +Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétrait dans +l'État de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. À midi, il +quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner. + +Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldt-river, s'éleva +pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours. Puis elle +s'infléchit vers l'est, et ne devait plus quitter le cours d'eau avant +d'avoir atteint les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque +à l'extrémité orientale de l'État du Nevada. + +Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent +leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et +Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysage varié qui +passait sous leurs yeux,--vastes prairies, montagnes se profilant à +l'horizon, «creeks» roulant leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand +troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue +mobile. Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un +insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des milliers de +ces animaux défiler pendant plusieurs heures, en rangs pressés, au +travers du rail-road. La locomotive est alors forcée de s'arrêter et +d'attendre que la voie soit redevenue libre. + +Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du +soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. La +machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya d'engager son éperon dans +le flanc de l'immense colonne, mais elle dut s'arrêter devant +l'impénétrable masse. + +On voyait ces ruminants--ces buffalos, comme les appellent improprement +les Américains--marcher ainsi de leur pas tranquille, poussant parfois +des beuglements formidables. Ils avaient une taille supérieure à celle +des taureaux d'Europe, les jambes et la queue courtes, le garrot +saillant qui formait une bosse musculaire, les cornes écartées à la +base, la tête, le cou et les épaulés recouverts d'une crinière à longs +poils. Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. Quand les +bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier +leur marche. C'est un torrent de chair vivante qu'aucune digue ne +saurait contenir. + +Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux +spectacle. Mais celui qui devait être le plus pressé de tous, Phileas +Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu'il plût +aux buffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux du retard +que causait cette agglomération d'animaux. Il eût voulu décharger contre +eux son arsenal de revolvers. + +«Quel pays! s'écria-t-il. De simples boeufs qui arrêtent des trains, et +qui s'en vont là, processionnellement, sans plus se hâter que s'ils ne +gênaient pas la circulation! Pardieu! je voudrais bien savoir si Mr. +Fogg avait prévu ce contretemps dans son programme! Et ce mécanicien qui +n'ose pas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant!» + +Le mécanicien n'avait point tenté de renverser l'obstacle, et il avait +prudemment agi. Il eût écrasé sans doute les premiers buffles attaqués +par l'éperon de la locomotive; mais, si puissante qu'elle fût, la +machine eût été arrêtée bientôt, un déraillement se serait +inévitablement produit, et le train fût resté en détresse. + +Le mieux était donc d'attendre patiemment, quitte ensuite à regagner le +temps perdu par une accélération de la marche du train. Le défilé des +bisons dura trois grandes heures, et la voie ne redevint libre qu'à la +nuit tombante. À ce moment, les derniers rangs du troupeau traversaient +les rails, tandis que les premiers disparaissaient au-dessous de +l'horizon du sud. + +Il était donc huit heures, quand le train franchit les défilés des +Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu'il pénétra sur le +territoire de l'Utah, la région du grand lac Salé, le curieux pays des +Mormons. + + + + +XXVII + +DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À +L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE + + + +Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un +espace de cinquante milles environ; puis il remonta d'autant vers le +nord-est, en s'approchant du grand lac Salé. + +Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur les +passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait +plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme une +énorme pièce d'or, et Passepartout s'occupait à en calculer la valeur en +livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par +l'apparition d'un personnage assez étrange. + +Ce personnage, qui avait pris le train à la station d'Elko, était un +homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau +de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau +de chien. On eût dit un révérend. Il allait d'une extrémité du train à +l'autre, et, sur la portière de chaque wagon, il collait avec des pains +à cacheter une notice écrite à la main. + +Passepartout s'approcha et lut sur une de ces notices que l'honorable +«elder» William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence sur +le train nº 48, ferait, de onze heures à midi, dans le car nº 117, une +conférence sur le mormonisme--, invitant à l'entendre tous les gentlemen +soucieux de s'instruire touchant les mystères de la religion des «Saints +des derniers jours». + +«Certes, j'irai», se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du +mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone. + +La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une +centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par +l'appât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du car +nº 117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni son maître +ni Fix n'avaient cru devoir se déranger. + +À l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix assez +irritée, comme s'il eût été contredit d'avance, il s'écria: + +«Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram est +un martyr, et que les persécutions du gouvernement de l'Union contre les +prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young! Qui oserait +soutenir le contraire?» + +Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont l'exaltation +contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute, +sa colère s'expliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement +soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le gouvernement des États-Unis +venait, non sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants. Il +s'était rendu maître de l'Utah, et l'avait soumis aux lois de l'Union, +après avoir emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de +polygamie. Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient +leurs efforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la parole +aux prétentions du Congrès. + +On le voit, l'elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu'en +chemin de fer. + +Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix +et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme, depuis les temps +bibliques: «comment, dans Israël, un prophète mormon de la tribu de +Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les légua à son +fils Morom; comment, bien des siècles plus tard, une traduction de ce +précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut faite par Joseph +Smyth junior, fermier de l'État de Vermont, qui se révéla comme prophète +mystique en 1825; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans +une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur.» + +En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit +rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon; mais William Hitch, +continuant, raconta «comment Smyth junior, réunissant son père, ses deux +frères et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers +jours--, religion qui, adoptée non seulement en Amérique, mais en +Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fidèles des +artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales; +comment une colonie fut fondée dans l'Ohio; comment un temple fut élevé +au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland; +comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d'un simple montreur +de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main d'Abraham et +autres célèbres Égyptiens.» + +Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs +s'éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d'une +vingtaine de personnes. + +Mais l'elder, sans s'inquiéter de cette désertion, raconta avec détail +«comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837; comme quoi ses +actionnaires ruinés l'enduisirent de goudron et le roulèrent dans la +plume; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que +jamais, quelques années après, à Independance, dans le Missouri, et chef +d'une communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille +disciples, et qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir +dans le Far West américain.» + +Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l'honnête Passepartout, +qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu'il apprit «comment, +après de longues persécutions, Smyth reparut dans l'Illinois et fonda en +1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population +s'éleva jusqu'à vingt-cinq mille âmes; comment Smyth en devint le maire, +le juge suprême et le général en chef; comment, en 1843, il posa sa +candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin, attiré +dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par +une bande d'hommes masqués.» + +En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et +l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela +que, deux ans après l'assassinat de Smyth, son successeur, le prophète +inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s'établir aux bords du +lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au milieu de cette +contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui traversaient l'Utah +pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, grâce aux principes +polygames du mormonisme, prit une extension énorme. + +«Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du Congrès +s'est exercée contre nous! pourquoi les soldats de l'Union ont foulé le +sol de l'Utah! pourquoi notre chef, le prophète Brigham Young, a été +emprisonné au mépris de toute justice! Céderons-nous à la force? Jamais! +Chassés du Vermont, chassés de l'Illinois, chassés de l'Ohio, chassés du +Missouri, chassés de l'Utah, nous retrouverons encore quelque territoire +indépendant où nous planterons notre tente... Et vous, mon fidèle, +ajouta l'elder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés, +planterez-vous la vôtre à l'ombre de notre drapeau? + +--Non», répondit bravement Passepartout, qui s'enfuit à son tour, +laissant l'énergumène prêcher dans le désert. + +Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et, +vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac Salé. +De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, l'aspect de cette +mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se +jette un Jourdain d'Amérique. Lac admirable, encadré de belles roches +sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d'eau +qui couvrait autrefois un espace plus considérable; mais avec le temps, +ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa +profondeur. + +Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq, +est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. +Bien différent du lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze cents +pieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eaux tiennent en +dissolution le quart de leur poids de matière solide. Leur pesanteur +spécifique est de 1 170, celle de l'eau distillée étant 1 000. Aussi les +poissons n'y peuvent vivre. Ceux qu'y jettent le Jourdain, le Weber et +autres creeks, y périssent bientôt; mais il n'est pas vrai que la +densité de ses eaux soit telle qu'un homme n'y puisse plonger. + +Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les Mormons +s'entendent aux travaux de la terre: des ranchos et des corrals pour les +animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho, des prairies +luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets +d'acacias et d'euphorbes, tel eût été l'aspect de cette contrée, six +mois plus tard; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince +couche de neige, qui le poudrait légèrement. + +À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d'Ogden. Le train +ne devant repartir qu'à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux +compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par +le petit embranchement qui se détache de la station d'Ogden. Deux heures +suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle, +bâtie sur le patron de toutes les villes de l'Union, vastes échiquiers à +longues lignes froides, avec la «tristesse lugubre des angles droits», +suivant l'expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints +ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les +Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement +pas à la hauteur des institutions, tout se fait «carrément», les villes, +les maisons et les sottises. + +À trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la +cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des +monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d'églises, mais, comme +monuments, la maison du prophète, la Court-house et l'arsenal; puis, des +maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de +jardins, bordées d'acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur +d'argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la +principale rue, où se tient le marché, s'élevaient quelques hôtels ornés +de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house. + +Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les +rues étaient presque désertes,--sauf toutefois la partie du Temple, +qu'ils n'atteignirent qu'après avoir traversé plusieurs quartiers +entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui +s'explique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut +pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est +libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l'Utah +qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays, +le ciel mormon n'admet point à la possession de ses béatitudes les +célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni +aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, +portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une +capuche ou un châle fort modeste. Les autres n'étaient vêtues que +d'indienne. + +Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas +sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le +bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon sens, c'était le mari qu'il +plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d'avoir à guider tant de +dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire +ainsi en troupe jusqu'au paradis mormon, avec cette perspective de les y +retrouver pour l'éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait +faire l'ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas +la vocation, et il trouvait--peut-être s'abusait-il en ceci--que les +citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un +peu inquiétants. + +Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se +prolonger. À quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se +retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons. + +Le coup de sifflet se fit entendre; mais au moment où les roues motrices +de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au +train quelque vitesse, ces cris: «Arrêtez! arrêtez!» retentirent. + +On n'arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris +était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. +Heureusement pour lui, la gare n'avait ni portes ni barrières. Il +s'élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière +voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon. + +Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette +gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s'intéressa +vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah n'avait ainsi pris la +fuite qu'à la suite d'une scène de ménage. + +Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui +demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul,--et à la +façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au +moins. + +«Une, monsieur! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et +c'était assez!» + + + + +XXVIII + +DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR À FAIRE ENTENDRE LE LANGAGE DE +LA RAISON + + + +Le train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d'Ogden, s'éleva +pendant une heure vers le nord, jusqu'à Weber-river, ayant franchi neuf +cents milles environ depuis San Francisco. À partir de ce point, il +reprit la direction de l'est à travers le massif accidenté des monts +Wahsatch. C'est dans cette partie du territoire, comprise entre ces +montagnes et les montagnes Rocheuses proprement dites, que les +ingénieurs américains ont été aux prises avec les plus sérieuses +difficultés. Aussi, dans ce parcours, la subvention du gouvernement de +l'Union s'est-elle élevée à quarante-huit mille dollars par mille, +tandis qu'elle n'était que de seize mille dollars en plaine; mais les +ingénieurs, ainsi qu'il a été dit, n'ont pas violenté la nature, ils ont +rusé avec elle, tournant les difficultés, et pour atteindre le grand +bassin, un seul tunnel, long de quatorze mille pieds, a été percé dans +tout le parcours du rail-road. + +C'était au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu'alors sa plus +haute cote d'altitude. Depuis ce point, son profil décrivait une courbe +très allongée, s'abaissant vers la vallée du Bitter-creek, pour remonter +jusqu'au point de partage des eaux entre l'Atlantique et le Pacifique. +Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. Il fallut +franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. Passepartout +était devenu plus impatient à mesure qu'il s'approchait du but. Mais +Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile +contrée. Il craignait les retards, il redoutait les accidents, et était +plus pressé que Phileas Fogg lui-même de mettre le pied sur la terre +anglaise! + +À dix heures du soir, le train s'arrêtait à la station de Fort-Bridger, +qu'il quitta presque aussitôt, et, vingt milles plus loin, il entrait +dans l'État de Wyoming,--l'ancien Dakota--, en suivant toute la vallée +du Bitter-creek, d'où s'écoulent une partie des eaux qui forment le +système hydrographique du Colorado. + +Le lendemain, 7 décembre, il y eut un quart d'heure d'arrêt à la station +de Green-river. La neige avait tombé pendant la nuit assez abondamment, +mais, mêlée à de la pluie, à demi fondue, elle ne pouvait gêner la +marche du train. Toutefois, ce mauvais temps ne laissa pas d'inquiéter +Passepartout, car l'accumulation des neiges, en embourbant les roues des +wagons, eût certainement compromis le voyage. + +«Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue de voyager +pendant l'hiver! Ne pouvait-il attendre la belle saison pour augmenter +ses chances?» + +Mais, en ce moment, où l'honnête garçon ne se préoccupait que de l'état +du ciel et de l'abaissement de la température, Mrs. Aouda éprouvait des +craintes plus vives, qui provenaient d'une tout autre cause. + +En effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, et se +promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en attendant le +départ du train. Or, à travers la vitre, la jeune femme reconnut parmi +eux le colonel Stamp W. Proctor, cet Américain qui s'était si +grossièrement comporté à l'égard de Phileas Fogg pendant le meeting de +San Francisco. Mrs. Aouda, ne voulant pas être vue, se rejeta en +arrière. + +Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle s'était +attachée à l'homme qui, si froidement que ce fût, lui donnait chaque +jour les marques du plus absolu dévouement. Elle ne comprenait pas, sans +doute, toute la profondeur du sentiment que lui inspirait son sauveur, +et à ce sentiment elle ne donnait encore que le nom de reconnaissance, +mais, à son insu, il y avait plus que cela. Aussi son coeur se +serra-t-il, quand elle reconnut le grossier personnage auquel Mr. Fogg +voulait tôt ou tard demander raison de sa conduite. Évidemment, c'était +le hasard seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor, mais +enfin il y était, et il fallait empêcher à tout prix que Phileas Fogg +aperçut son adversaire. + +Mrs. Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d'un moment +où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout au courant de la +situation. + +«Ce Proctor est dans le train! s'écria Fix. Eh bien, rassurez-vous, +madame, avant d'avoir affaire au sieur... à Mr. Fogg, il aura affaire à +moi! Il me semble que, dans tout ceci, c'est encore moi qui ai reçu les +plus graves insultes! + +--Et, de plus, ajouta Passepartout, je me charge de lui, tout colonel +qu'il est. + +--Monsieur Fix, reprit Mrs. Aouda, Mr. Fogg ne laissera à personne le +soin de le venger. Il est homme, il l'a dit, à revenir en Amérique pour +retrouver cet insulteur. Si donc il aperçoit le colonel Proctor, nous ne +pourrons empêcher une rencontre, qui peut amener de déplorables +résultats. Il faut donc qu'il ne le voie pas. + +--Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout +perdre. Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et... + +--Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du +Reform-Club. Dans quatre jours nous serons à New York! Eh bien, si +pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son wagon, on peut espérer +que le hasard ne le mettra pas face à face avec ce maudit Américain, que +Dieu confonde! Or, nous saurons bien l'empêcher...» + +La conversation fut suspendue. Mr. Fogg s'était réveillé, et regardait +la campagne à travers la vitre tachetée de neige. Mais, plus tard, et +sans être entendu de son maître ni de Mrs. Aouda, Passepartout dit à +l'inspecteur de police: + +«Est-ce que vraiment vous vous battriez pour lui? + +--Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe!» répondit simplement +Fix, d'un ton qui marquait une implacable volonté. + +Passepartout sentit comme un frisson lui courir par le corps, mais ses +convictions à l'endroit de son maître ne faiblirent pas. + +Et maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr. Fogg dans +ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre le colonel et lui? +Cela ne pouvait être difficile, le gentleman étant d'un naturel peu +remuant et peu curieux. En tout cas, l'inspecteur de police crut avoir +trouvé ce moyen, car, quelques instants plus tard, il disait à Phileas +Fogg: + +«Ce sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que l'on +passe ainsi en chemin de fer. + +--En effet, répondit le gentleman, mais elles passent. + +--À bord des paquebots, reprit l'inspecteur, vous aviez l'habitude de +faire votre whist? + +--Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Je n'ai ni +cartes ni partenaires. + +--Oh! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. On vend de tout +dans les wagons américains. Quant aux partenaires, si, par hasard, +madame... + +--Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, je connais +le whist. Cela fait partie de l'éducation anglaise. + +--Et moi, reprit Fix, j'ai quelques prétentions à bien jouer ce jeu. Or, +à nous trois et un mort... + +--Comme il vous plaira, monsieur», répondit Phileas Fogg, enchanté de +reprendre son jeu favori--, même en chemin de fer. + +Passepartout fut dépêché à la recherche du steward, et il revint bientôt +avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une tablette +recouverte de drap. Rien ne manquait. Le jeu commença. Mrs. Aouda savait +très suffisamment le whist, et elle reçut même quelques compliments du +sévère Phileas Fogg. Quant à l'inspecteur, il était tout simplement de +première force, et digne de tenir tête au gentleman. + +«Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. Il ne +bougera plus!» + +À onze heures du matin, le train avait atteint le point de partage des +eaux des deux océans. C'était à Passe-Bridger, à une hauteur de sept +mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais au-dessus du niveau de la +mer, un des plus hauts points touchés par le profil du tracé dans ce +passage à travers les montagnes Rocheuses. Après deux cents milles +environ, les voyageurs se trouveraient enfin sur ces longues plaines qui +s'étendent jusqu'à l'Atlantique, et que la nature rendait si propices à +l'établissement d'une voie ferrée. + +Sur le versant du bassin atlantique se développaient déjà les premiers +rios, affluents ou sous-affluents de North-Platte-river. Tout l'horizon +du nord et de l'est était couvert par cette immense courtine +semi-circulaire, qui forme la portion septentrionale des +Rocky-Mountains, dominée par le pic de Laramie. Entre cette courbure et +la ligne de fer s'étendaient de vastes plaines, largement arrosées. Sur +la droite du rail-road s'étageaient les premières rampes du massif +montagneux qui s'arrondit au sud jusqu'aux sources de la rivière de +l'Arkansas, l'un des grands tributaires du Missouri. + +À midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort Halleck, +qui commande cette contrée. Encore quelques heures, et la traversée des +montagnes Rocheuses serait accomplie. On pouvait donc espérer qu'aucun +accident ne signalerait le passage du train à travers cette difficile +région. La neige avait cessé de tomber. Le temps se mettait au froid +sec. De grands oiseaux, effrayés par la locomotive, s'enfuyaient au +loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. C'était +le désert dans son immense nudité. + +Après un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même, Mr. Fogg +et ses partenaires venaient de reprendre leur interminable whist, quand +de violents coups de sifflet se firent entendre. Le train s'arrêta. + +Passepartout mit la tête à la portière et ne vit rien qui motivât cet +arrêt. Aucune station n'était en vue. + +Mrs. Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne songeât à +descendre sur la voie. Mais le gentleman se contenta de dire à son +domestique: + +«Voyez donc ce que c'est.» + +Passepartout s'élança hors du wagon. Une quarantaine de voyageurs +avaient déjà quitté leurs places, et parmi eux le colonel Stamp W. +Proctor. + +Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la +voie. Le mécanicien et le conducteur, étant descendus, discutaient assez +vivement avec un garde-voie, que le chef de gare de Medicine-Bow, la +station prochaine, avait envoyé au-devant du train. Des voyageurs +s'étaient approchés et prenaient part à la discussion,--entre autres le +susdit colonel Proctor, avec son verbe haut et ses gestes impérieux. + +Passepartout, ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie qui +disait: + +«Non! il n'y a pas moyen de passer! Le pont de Medicine-Bow est ébranlé +et ne supporterait pas le poids du train.» + +Ce pont, dont il était question, était un pont suspendu, jeté sur un +rapide, à un mille de l'endroit où le convoi s'était arrêté. Au dire du +garde-voie, il menaçait ruine, plusieurs des fils étaient rompus, et il +était impossible d'en risquer le passage. Le garde-voie n'exagérait donc +en aucune façon en affirmant qu'on ne pouvait passer. Et d'ailleurs, +avec les habitudes d'insouciance des Américains, on peut dire que, quand +ils se mettent à être prudents, il y aurait folie à ne pas l'être. + +Passepartout, n'osant aller prévenir son maître, écoutait, les dents +serrées, immobile comme une statue. + +«Ah çà! s'écria le colonel Proctor, nous n'allons pas, j'imagine, rester +ici à prendre racine dans la neige! + +--Colonel, répondit le conducteur, on a télégraphié à la station d'Omaha +pour demander un train, mais il n'est pas probable qu'il arrive à +Medicine-Bow avant six heures. + +--Six heures! s'écria Passepartout. + +--Sans doute, répondit le conducteur. D'ailleurs, ce temps nous sera +nécessaire pour gagner à pied la station. + +--À pied! s'écrièrent tous les voyageurs. + +--Mais à quelle distance est donc cette station? demanda l'un d'eux au +conducteur. + +--À douze milles, de l'autre côté de la rivière. + +--Douze milles dans la neige!» s'écria Stamp W. Proctor. + +Le colonel lança une bordée de jurons, s'en prenant à la compagnie, s'en +prenant au conducteur, et Passepartout, furieux, n'était pas loin de +faire chorus avec lui. Il y avait là un obstacle matériel contre lequel +échoueraient, cette fois, toutes les bank-notes de son maître. + +Au surplus, le désappointement était général parmi les voyageurs, qui, +sans compter le retard, se voyaient obligés à faire une quinzaine de +milles à travers la plaine couverte de neige. Aussi était-ce un +brouhaha, des exclamations, des vociférations, qui auraient certainement +attiré l'attention de Phileas Fogg, si ce gentleman n'eût été absorbé +par son jeu. + +Cependant Passepartout se trouvait dans la nécessité de le prévenir, et, +la tête basse, il se dirigeait vers le wagon, quand le mécanicien du +train--un vrai Yankee, nommé Forster--, élevant la voix, dit: + +«Messieurs, il y aurait peut-être moyen de passer. + +--Sur le pont? répondit un voyageur. + +--Sur le pont. + +--Avec notre train? demanda le colonel. + +--Avec notre train.» + +Passepartout s'était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien. + +«Mais le pont menace ruine! reprit le conducteur. + +--N'importe, répondit Forster. Je crois qu'en lançant le train avec son +maximum de vitesse, on aurait quelques chances de passer. + +--Diable!» fit Passepartout. + +Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits +par la proposition. Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. +Ce cerveau brûlé trouvait la chose très faisable. Il rappela même que +des ingénieurs avaient eu l'idée de passer des rivières «sans pont» avec +des trains rigides lancés à toute vitesse, etc. Et, en fin de compte, +tous les intéressés dans la question se rangèrent à l'avis du +mécanicien. + +«Nous avons cinquante chances pour passer, disait l'un. + +--Soixante, disait l'autre. + +--Quatre-vingts!... quatre-vingt-dix sur cent!» + +Passepartout était ahuri, quoiqu'il fût prêt à tout tenter pour opérer +le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui semblait un peu trop +«américaine». + +«D'ailleurs, pensa-t-il, il y a une chose bien plus simple à faire, et +ces gens-là n'y songent même pas!...» + +«Monsieur, dit-il à un des voyageurs, le moyen proposé par le mécanicien +me paraît un peu hasardé, mais... + +--Quatre-vingts chances! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos. + +--Je sais bien, répondit Passepartout en s'adressant à un autre +gentleman, mais une simple réflexion... + +--Pas de réflexion, c'est inutile! répondit l'Américain interpellé en +haussant les épaules, puisque le mécanicien assure qu'on passera! + +--Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être +plus prudent... + +--Quoi! prudent! s'écria le colonel Proctor, que ce mot, entendu par +hasard, fit bondir. À grande vitesse, on vous dit! Comprenez-vous? À +grande vitesse! + +--Je sais... je comprends..., répétait Passepartout, auquel personne ne +laissait achever sa phrase, mais il serait, sinon plus prudent, puisque +le mot vous choque, du moins plus naturel... + +--Qui? que? quoi? Qu'a-t-il donc celui-là avec son naturel?...» +s'écria-t-on de toutes parts. + +Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre. + +«Est-ce que vous avez peur? lui demanda le colonel Proctor. + +--Moi, peur! s'écria Passepartout. Eh bien, soit! Je montrerai à ces +gens-là qu'un Français peut être aussi américain qu'eux! + +--En voiture! en voiture! criait le conducteur. + +--Oui! en voiture, répétait Passepartout, en voiture! Et tout de suite! +Mais on ne m'empêchera pas de penser qu'il eût été plus naturel de nous +faire d'abord passer à pied sur ce pont, nous autres voyageurs, puis le +train ensuite!...» + +Mais personne n'entendit cette sage réflexion, et personne n'eût voulu +en reconnaître la justesse. + +Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout reprit sa +place, sans rien dire de ce qui s'était passé. Les joueurs étaient tout +entiers à leur whist. + +La locomotive siffla vigoureusement. Le mécanicien, renversant la +vapeur, ramena son train en arrière pendant près d'un mille--, reculant +comme un sauteur qui veut prendre son élan. + +Puis, à un second coup de sifflet, la marche en avant recommença: elle +s'accéléra; bientôt la vitesse devint effroyable; on n'entendait plus +qu'un seul hennissement sortant de la locomotive; les pistons battaient +vingt coups à la seconde; les essieux des roues fumaient dans les boîtes +à graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le train tout entier, +marchant avec une rapidité de cent milles à l'heure, ne pesait plus sur +les rails. La vitesse mangeait la pesanteur. + +Et l'on passa! Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. Le +convoi sauta, on peut le dire, d'une rive à l'autre, et le mécanicien ne +parvint à arrêter sa machine emportée qu'à cinq milles au-delà de la +station. + +Mais à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont, +définitivement ruiné, s'abîmait avec fracas dans le rapide de +Medicine-Bow. + + + + +XXIX + +OÙ IL SERA FAIT LE RÉCIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE RENCONTRENT QUE +SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION + + + +Le soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles, dépassait le +fort Sauders, franchissait la passe de Cheyenne et arrivait à la passe +d'Evans. En cet endroit, le rail-road atteignait le plus haut point du +parcours, soit huit mille quatre-vingt-onze pieds au-dessus du niveau de +l'océan. Les voyageurs n'avaient plus qu'à descendre jusqu'à +l'Atlantique sur ces plaines sans limites, nivelées par la nature. + +Là se trouvait sur le «grand trunk» l'embranchement de Denver-city, la +principale ville du Colorado. Ce territoire est riche en mines d'or et +d'argent, et plus de cinquante mille habitants y ont déjà fixé leur +demeure. + +À ce moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient été faits +depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits. Quatre nuits et +quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New +York. Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires. + +Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le +Lodge-pole-creek courait parallèlement à la voie, en suivant la +frontière rectiligne commune aux États du Wyoming et du Colorado. À onze +heures, on entrait dans le Nebraska, on passait près du Sedgwick, et +l'on touchait à Julesburgh, placé sur la branche sud de Platte-river. + +C'est à ce point que se fit l'inauguration de l'Union Pacific Road, le +23 octobre 1867, et dont l'ingénieur en chef fut le général J. M. Dodge. +Là s'arrêtèrent les deux puissantes locomotives, remorquant les neuf +wagons des invités, au nombre desquels figurait le vice-président, Mr. +Thomas C. Durant; là retentirent les acclamations; là, les Sioux et les +Pawnies donnèrent le spectacle d'une petite guerre indienne; là, les +feux d'artifice éclatèrent; là, enfin, se publia, au moyen d'une +imprimerie portative, le premier numéro du journal _Railway Pioneer_. +Ainsi fut célébrée l'inauguration de ce grand chemin de fer, instrument +de progrès et de civilisation, jeté à travers le désert et destiné à +relier entre elles des villes et des cités qui n'existaient pas encore. +Le sifflet de la locomotive, plus puissant que la lyre d'Amphion, allait +bientôt les faire surgir du sol américain. + +À huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière. +Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point d'Omaha. La voie +ferrée suivait, sur sa rive gauche, les capricieuses sinuosités de la +branche sud de Platte-river. À neuf heures, on arrivait à l'importante +ville de North-Platte, bâtie entre ces deux bras du grand cours d'eau, +qui se rejoignent autour d'elle pour ne plus former qu'une seule +artère--, affluent considérable dont les eaux se confondent avec celles +du Missouri, un peu au-dessus d'Omaha. + +Le cent-unième méridien était franchi. + +Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun d'eux ne se +plaignait de la longueur de la route--, pas même le mort. Fix avait +commencé par gagner quelques guinées, qu'il était en train de reperdre, +mais il ne se montrait pas moins passionné que Mr. Fogg. Pendant cette +matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts et +les honneurs pleuvaient dans ses mains. À un certain moment, après avoir +combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer pique, quand, +derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui disait: + +«Moi, je jouerais carreau...» + +Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor était +près d'eux. + +Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt. + +«Ah! c'est vous, monsieur l'Anglais, s'écria le colonel, c'est vous qui +voulez jouer pique! + +--Et qui le joue, répondit froidement Phileas Fogg, en abattant un dix +de cette couleur. + +--Eh bien, il me plaît que ce soit carreau», répliqua le colonel Proctor +d'une voix irritée. + +Et il fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant: + +«Vous n'entendez rien à ce jeu. + +--Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se +leva. + +--Il ne tient qu'à vous d'en essayer, fils de John Bull!» répliqua le +grossier personnage. + +Mrs. Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au coeur. Elle +avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement. +Passepartout était prêt à se jeter sur l'Américain, qui regardait son +adversaire de l'air le plus insultant. Mais Fix s'était levé, et, allant +au colonel Proctor, il lui dit: + +«Vous oubliez que c'est moi à qui vous avez affaire, monsieur, moi que +vous avez, non seulement injurié, mais frappé! + +--Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me +regarde seul. En prétendant que j'avais tort de jouer pique, le colonel +m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra raison. + +--Quand vous voudrez, et où vous voudrez, répondit l'Américain, et à +l'arme qu'il vous plaira!» + +Mrs. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur tenta +inutilement de reprendre la querelle à son compte. Passepartout voulait +jeter le colonel par la portière, mais un signe de son maître l'arrêta. +Phileas Fogg quitta le wagon, et l'Américain le suivit sur la +passerelle. + +«Monsieur, dit Mr. Fogg à son adversaire, je suis fort pressé de +retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait beaucoup à +mes intérêts. + +--Eh bien! qu'est-ce que cela me fait? répondit le colonel Proctor. + +--Monsieur, reprit très poliment Mr. Fogg, après notre rencontre à San +Francisco, j'avais formé le projet de venir vous retrouver en Amérique, +dès que j'aurais terminé les affaires qui m'appellent sur l'ancien +continent. + +--Vraiment! + +--Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois? + +--Pourquoi pas dans six ans? + +--Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous. + +--Des défaites, tout cela! s'écria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou +pas. + +--Soit, répondit Mr. Fogg. Vous allez à New York? + +--Non. + +--À Chicago? + +--Non. + +--À Omaha? + +--Peu vous importe! Connaissez-vous Plum-Creek? + +--Non, répondit Mr. Fogg. + +--C'est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y +stationnera dix minutes. En dix minutes, on peut échanger quelques coups +de revolver. + +--Soit, répondit Mr. Fogg. Je m'arrêterai à Plum-Creek. + +--Et je crois même que vous y resterez! ajouta l'Américain avec une +insolence sans pareille. + +--Qui sait, monsieur?» répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, +aussi froid que d'habitude. + +Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant que les +fanfarons n'étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix de lui servir de +témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu. Fix ne pouvait refuser, +et Phileas Fogg reprit tranquillement son jeu interrompu, en jouant +pique avec un calme parfait. + +À onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l'approche de la +station de Plum-Creek. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit +sur la passerelle. Passepartout l'accompagnait, portant une paire de +revolvers. Mrs. Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte. + +En ce moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel Proctor +apparut également sur la passerelle, suivi de son témoin, un Yankee de +sa trempe. Mais à l'instant où les deux adversaires allaient descendre +sur la voie, le conducteur accourut et leur cria: + +«On ne descend pas, messieurs. + +--Et pourquoi? demanda le colonel. + +--Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s'arrête pas. + +--Mais je dois me battre avec monsieur. + +--Je le regrette, répondit l'employé, mais nous repartons immédiatement. +Voici la cloche qui sonne!» + +La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route. + +«Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute +autre circonstance, j'aurai pu vous obliger. Mais, après tout, puisque +vous n'avez pas eu le temps de vous battre ici, qui vous empêche de vous +battre en route? + +--Cela ne conviendra peut-être pas à monsieur! dit le colonel Proctor +d'un air goguenard. + +--Cela me convient parfaitement», répondit Phileas Fogg. + +«Allons, décidément, nous sommes en Amérique! pensa Passepartout, et le +conducteur de train est un gentleman du meilleur monde!» + +Et ce disant il suivit son maître. + +Les deux adversaires, leurs témoins, précédés du conducteur, se +rendirent, en passant d'un wagon à l'autre, à l'arrière du train. Le +dernier wagon n'était occupé que par une dizaine de voyageurs. Le +conducteur leur demanda s'ils voulaient bien, pour quelques instants, +laisser la place libre à deux gentlemen qui avaient une affaire +d'honneur à vider. + +Comment donc! Mais les voyageurs étaient trop heureux de pouvoir être +agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent sur les passerelles. + +Ce wagon, long d'une cinquantaine de pieds, se prêtait très +convenablement à la circonstance. Les deux adversaires pouvaient marcher +l'un sur l'autre entre les banquettes et s'arquebuser à leur aise. +Jamais duel ne fut plus facile à régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, +munis chacun de deux revolvers à six coups, entrèrent dans le wagon. +Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup de +sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu... Puis, après +un laps de deux minutes, on retirerait du wagon ce qui resterait des +deux gentlemen. + +Rien de plus simple en vérité. C'était même si simple, que Fix et +Passepartout sentaient leur coeur battre à se briser. + +On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris +sauvages retentirent. Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne +venaient point du wagon réservé aux duellistes. Ces détonations se +prolongeaient, au contraire, jusqu'à l'avant et sur toute la ligne du +train. Des cris de frayeur se faisaient entendre à l'intérieur du +convoi. + +Le colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent aussitôt du +wagon et se précipitèrent vers l'avant, où retentissaient plus +bruyamment les détonations et les cris. + +Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux. + +Ces hardis Indiens n'en étaient pas à leur coup d'essai, et plus d'une +fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur habitude, sans +attendre l'arrêt du train, s'élançant sur les marchepieds au nombre +d'une centaine, ils avaient escaladé les wagons comme fait un clown d'un +cheval au galop. + +Ces Sioux étaient munis de fusils. De là les détonations auxquelles les +voyageurs, presque tous armés, ripostaient par des coups de revolver. +Tout d'abord, les Indiens s'étaient précipités sur la machine. Le +mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de +casse-tête. Un chef sioux, voulant arrêter le train, mais ne sachant pas +manoeuvrer la manette du régulateur, avait largement ouvert +l'introduction de la vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, +emportée, courait avec une vitesse effroyable. + +En même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils couraient comme +des singes en fureur sur les impériales, ils enfonçaient les portières +et luttaient corps à corps avec les voyageurs. Hors du wagon de bagages, +forcé et pillé, les colis étaient précipités sur la voie. Cris et coups +de feu ne discontinuaient pas. + +Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. Certains wagons, +barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables forts ambulants, +emportés avec une rapidité de cent milles à l'heure. + +Dès le début de l'attaque, Mrs. Aouda s'était courageusement comportée. +Le revolver à la main, elle se défendait héroïquement, tirant à travers +les vitres brisées, lorsque quelque sauvage se présentait à elle. Une +vingtaine de Sioux, frappés à mort, étaient tombés sur la voie, et les +roues des wagons écrasaient comme des vers ceux d'entre eux qui +glissaient sur les rails du haut des passerelles. + +Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les +casse-tête, gisaient sur les banquettes. + +Cependant il fallait en finir. Cette lutte durait déjà depuis dix +minutes, et ne pouvait que se terminer à l'avantage des Sioux, si le +train ne s'arrêtait pas. En effet, la station du fort Kearney n'était +pas à deux milles de distance. Là se trouvait un poste américain; mais +ce poste passé, entre le fort Kearney et la station suivante les Sioux +seraient les maîtres du train. + +Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le +renversa. En tombant, cet homme s'écria: + +«Nous sommes perdus, si le train ne s'arrête pas avant cinq minutes! + +--Il s'arrêtera! dit Phileas Fogg, qui voulut s'élancer hors du wagon. + +--Restez, monsieur, lui cria Passepartout. Cela me regarde!» + +Phileas Fogg n'eut pas le temps d'arrêter ce courageux garçon, qui, +ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à se glisser sous +le wagon. Et alors, tandis que la lutte continuait, pendant que les +balles se croisaient au-dessus de sa tête, retrouvant son agilité, sa +souplesse de clown, se faufilant sous les wagons, s'accrochant aux +chaînes, s'aidant du levier des freins et des longerons des châssis, +rampant d'une voiture à l'autre avec une adresse merveilleuse, il gagna +ainsi l'avant du train. Il n'avait pas été vu, il n'avait pu l'être. + +Là, suspendu d'une main entre le wagon des bagages et le tender, de +l'autre il décrocha les chaînes de sûreté; mais par suite de la traction +opérée, il n'aurait jamais pu parvenir à dévisser la barre d'attelage, +si une secousse que la machine éprouva n'eût fait sauter cette barre, et +le train, détaché, resta peu à peu en arrière, tandis que la locomotive +s'enfuyait avec une nouvelle vitesse. + +Emporté par la force acquise, le train roula encore pendant quelques +minutes, mais les freins furent manoeuvrés à l'intérieur des wagons, et +le convoi s'arrêta enfin, à moins de cent pas de la station de Kearney. + +Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en +hâte. Les Sioux ne les avaient pas attendus, et, avant l'arrêt complet +du train, toute la bande avait décampé. + +Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station, ils +reconnurent que plusieurs manquaient à l'appel, et entre autres le +courageux Français dont le dévouement venait de les sauver. + + + + +XXX + +DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR + + + +Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils été +tués dans la lutte? Étaient-ils prisonniers des Sioux? On ne pouvait +encore le savoir. + +Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun n'était +atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, c'était le colonel +Proctor, qui s'était bravement battu, et qu'une balle à l'aine avait +renversé. Il fut transporté à la gare avec d'autres voyageurs, dont +l'état réclamait des soins immédiats. + +Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s'était pas épargné, +n'avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans +importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux +de la jeune femme. + +Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues des +wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient +d'informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine +blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient +alors dans le sud, du côté de Republican-river. + +Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave +décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer +une parole... Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier, +ne devait-il pas tout risquer pour l'arracher aux Indiens?... + +«Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Aouda. + +--Ah! monsieur... monsieur Fogg! s'écria la jeune femme, en saisissant +les mains de son compagnon qu'elle couvrit de larmes. + +--Vivant! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute!» + +Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait +de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le +paquebot à New York. Son pari était irrévocablement perdu. Mais devant +cette pensée: «C'est mon devoir!» il n'avait pas hésité. + +Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats--une +centaine d'hommes environ--s'étaient mis sur la défensive pour le cas où +les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare. + +«Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu. + +--Morts? demanda le capitaine. + +--Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude +qu'il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les +Sioux? + +--Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir +jusqu'au-delà de l'Arkansas! Je ne saurais abandonner le fort qui m'est +confié. + +--Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s'agit de la vie de trois hommes. + +--Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver +trois? + +--Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez. + +--Monsieur, répondit le capitaine, personne ici n'a à m'apprendre quel +est mon devoir. + +--Soit, dit froidement Phileas Fogg. J'irai seul! + +--Vous, monsieur! s'écria Fix, qui s'était approché, aller seul à la +poursuite des Indiens! + +--Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout ce qui +est vivant ici doit la vie? J'irai. + +--Eh bien, non, vous n'irez pas seul! s'écria le capitaine, ému malgré +lui. Non! Vous êtes un brave coeur!... Trente hommes de bonne volonté!» +ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats. + +Toute la compagnie s'avança en masse. Le capitaine n'eut qu'à choisir +parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, et un vieux +sergent se mit à leur tête. + +«Merci, capitaine! dit Mr. Fogg. + +--Vous me permettrez de vous accompagner? demanda Fix au gentleman. + +--Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg. +Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. Aouda. +Au cas où il m'arriverait malheur...» + +Une pâleur subite envahit la figure de l'inspecteur de police. Se +séparer de l'homme qu'il avait suivi pas à pas et avec tant de +persistance! Le laisser s'aventurer ainsi dans ce désert! Fix regarda +attentivement le gentleman, et, quoi qu'il en eût, malgré ses +préventions, en dépit du combat qui se livrait en lui, il baissa les +yeux devant ce regard calme et franc. + +«Je resterai», dit-il. + +Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la jeune femme; +puis, après lui avoir remis son précieux sac de voyage, il partait avec +le sergent et sa petite troupe. + +Mais avant de partir, il avait dit aux soldats: + +«Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les +prisonniers!» + +Il était alors midi et quelques minutes. + +Mrs. Aouda s'était retirée dans une chambre de la gare, et là, seule, +elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et +grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et +maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans +phrases. Phileas Fogg était un héros à ses yeux. + +L'inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir +son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un +moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la +sottise qu'il avait faite de le laisser partir. Quoi! cet homme qu'il +venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s'en séparer! Sa +nature reprenait le dessus, il s'incriminait, il s'accusait, il se +traitait comme s'il eût été le directeur de la police métropolitaine, +admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté. + +«J'ai été inepte! pensait-il. L'autre lui aura appris qui j'étais! Il +est parti, il ne reviendra pas! Où le reprendre maintenant? Mais comment +ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son +ordre d'arrestation! Décidément je ne suis qu'une bête!» + +Ainsi raisonnait l'inspecteur de police, tandis que les heures +s'écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire. +Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il +comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti +prendre? Il était tenté de s'en aller à travers les longues plaines +blanches, à la poursuite de ce Fogg! Il ne lui semblait pas impossible +de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la +neige!... Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte +s'effaça. + +Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable +envie d'abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter +la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en +déconvenues, lui fut offerte. + +En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à +gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l'est. Une +énorme ombre, précédée d'une lueur fauve, s'avançait lentement, +considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect +fantastique. + +Cependant on n'attendait encore aucun train venant de l'est. Les secours +réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train +d'Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain.--On fut +bientôt fixé. + +Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups +de sifflet, c'était celle qui, après avoir été détachée du train, avait +continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur +et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant +plusieurs milles; puis, le feu avait baissé, faute de combustible; la +vapeur s'était détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa +marche, la machine s'arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station +de Kearney. + +Ni le mécanicien ni le chauffeur n'avaient succombé, et, après un +évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux. + +La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la +locomotive seule, n'ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien +comprit ce qui s'était passé. Comment la locomotive avait été détachée +du train, il ne put le deviner, mais il n'était pas douteux, pour lui, +que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse. + +Le mécanicien n'hésita pas sur ce qu'il devait faire. Continuer la route +dans la direction d'Omaha était prudent; retourner vers le train, que +les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux... N'importe! +Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de +sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers +deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station +de Kearney. C'était elle qui sifflait dans la brume. + +Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la +locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce +voyage si malheureusement interrompu. + +À l'arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et +s'adressant au conducteur: + +«Vous allez partir? lui demanda-t-elle. + +--À l'instant, madame. + +--Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons... + +--Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons +déjà trois heures de retard. + +--Et quand passera l'autre train venant de San Francisco? + +--Demain soir, madame. + +--Demain soir! mais il sera trop tard. Il faut attendre... + +--C'est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, +montez en voiture. + +--Je ne partirai pas», répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette +conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de +locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et +maintenant que le train était là, prêt à s'élancer, qu'il n'avait plus +qu'à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le +rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne +pouvait s'en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de +l'insuccès l'étouffait. Il voulait lutter jusqu'au bout. + +Cependant les voyageurs et quelques blessés--entre autres le colonel +Proctor, dont l'état était grave--avaient pris place dans les wagons. On +entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur +s'échappait par les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se mit en +marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des +neiges. + +L'inspecteur Fix était resté. + +Quelques heures s'écoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très +vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eût pu +croire qu'il dormait. Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque +instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à +l'extrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige, +voulant percer cette brume qui réduisait l'horizon autour d'elle, +écoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait +alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et +toujours inutilement. + +Le soir se fit. Le petit détachement n'était pas de retour. Où était-il +en ce moment? Avait-il pu rejoindre les Indiens? Y avait-il eu lutte, ou +ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard? Le capitaine +du fort Kearney était très inquiet, bien qu'il ne voulût rien laisser +paraître de son inquiétude. + +La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensité du +froid s'accrut. Le regard le plus intrépide n'eût pas considéré sans +épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait sur la +plaine. Ni le vol d'un oiseau, ni la passée d'un fauve n'en troublait le +calme infini. + +Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l'esprit plein de pressentiments +sinistres, le coeur rempli d'angoisses, erra sur la lisière de la +prairie. Son imagination l'emportait au loin et lui montrait mille +dangers. Ce qu'elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait +s'exprimer. + +Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus, il ne +dormait pas. À un certain moment, un homme s'était approché, lui avait +parlé même, mais l'agent l'avait renvoyé, après répondu à ses paroles +par un signe négatif. + +La nuit s'écoula ainsi. À l'aube, le disque à demi éteint du soleil se +leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait +s'étendre à une distance de deux milles. C'était vers le sud que Phileas +Fogg et le détachement s'étaient dirigés... Le sud était absolument +désert. Il était alors sept heures du matin. + +Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre. +Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier? Devait-il +sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui +étaient sacrifiés tout d'abord? Mais son hésitation ne dura pas, et d'un +geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l'ordre de pousser +une reconnaissance dans le sud--, quand des coups de feu éclatèrent. +Était-ce un signal? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un +demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre. + +Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux +autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux. + +Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peu d'instants +avant l'arrivée du détachement, Passepartout et ses deux compagnons +luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé +trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent +à leur secours. + +Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris de +joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu'il leur avait +promise, tandis que Passepartout se répétait, non sans quelque raison: + +«Décidément, il faut avouer que je coûte cher à mon maître!» + +Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût été +difficile d'analyser les impressions qui se combattaient alors en lui. +Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la +serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole! + +Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la +gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait +que l'on pourrait encore regagner le temps perdu. + +«Le train, le train! s'écria-t-il. + +--Parti, répondit Fix. + +--Et le train suivant, quand passera-t-il? demanda Phileas Fogg. + +--Ce soir seulement. + +--Ah!» répondit simplement l'impassible gentleman. + + + + +XXXI + +DANS LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE +PHILEAS FOGG + + + +Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la +cause involontaire de ce retard, était désespéré. Il avait décidément +ruiné son maître! + +En ce moment, l'inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien +en face: + +«Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes pressé? + +--Très sérieusement, répondit Phileas Fogg. + +--J'insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à New York le 11, +avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebot de Liverpool? + +--Un intérêt majeur. + +--Et si votre voyage n'eût pas été interrompu par cette attaque +d'Indiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin? + +--Oui, avec douze heures d'avance sur le paquebot. + +--Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze, +l'écart est de huit. C'est huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de +le faire? + +--À pied? demanda Mr. Fogg. + +--Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un homme m'a +proposé ce moyen de transport.» + +C'était l'homme qui avait parlé à l'inspecteur de police pendant la +nuit, et dont Fix avait refusé l'offre. + +Phileas Fogg ne répondit pas à Fix; mais Fix lui ayant montré l'homme en +question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à lui. Un +instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge, entraient +dans une hutte construite au bas du fort Kearney. + +Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de châssis, +établi sur deux longues poutres, un peu relevées à l'avant comme les +semelles d'un traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient +prendre place. Au tiers du châssis, sur l'avant, se dressait un mât très +élevé, sur lequel s'enverguait une immense brigantine. Ce mât, +solidement retenu par des haubans métalliques, tendait un étai de fer +qui servait à guinder un foc de grande dimension. À l'arrière, une sorte +de gouvernail-godille permettait de diriger l'appareil. + +C'était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l'hiver, sur la +plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces +véhicules font des traversées extrêmement rapides d'une station à +l'autre. Ils sont, d'ailleurs, prodigieusement voilés--plus voilés même +que ne peut l'être un cotre de course, exposé à chavirer--, et, vent +arrière, ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale, +sinon supérieure, à celle des express. + +En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron +de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de +l'ouest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort +de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station d'Omaha. Là, les +trains sont fréquents et les voies nombreuses, qui conduisent à Chicago +et à New York. Il n'était pas impossible que le retard fût regagné. Il +n'y avait donc pas à hésiter à tenter l'aventure. + +Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d'une traversée +en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable +encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station +de Kearney. L'honnête garçon se chargerait de ramener la jeune femme en +Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables. + +Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit +très heureux de cette détermination. En effet, pour rien au monde il +n'eût voulu quitter son maître, puisque Fix devait l'accompagner. + +Quant à ce que pensait alors l'inspecteur de police ce serait difficile +à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par le retour de Phileas +Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort, qui, son +tour du monde accompli, devait croire qu'il serait absolument en sûreté +en Angleterre? Peut-être l'opinion de Fix touchant Phileas Fogg +était-elle en effet modifiée. Mais il n'en était pas moins décidé à +faire son devoir et, plus impatient que tous, à presser de tout son +pouvoir le retour en Angleterre. + +À huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs--on serait +tenté de dire les passagers--y prenaient place et se serraient +étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles +étaient hissées, et, sous l'impulsion du vent, le véhicule filait sur la +neige durcie avec une rapidité de quarante milles à l'heure. + +La distance qui sépare le fort Kearney d'Omaha est, en droite ligne--à +vol d'abeille, comme disent les Américains--, de deux cents milles au +plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être +franchie. Si aucun incident ne se produisait, à une heure après midi le +traîneau devait avoir atteint Omaha. + +Quelle traversée! Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne +pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la +parole. Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine +qu'une embarcation à la surface des eaux--, avec la houle en moins. +Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traîneau +fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes d'une immense envergure. +Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d'un coup +de godille il rectifiait les embardées que l'appareil tendait à faire. +Toute la toile portait. Le foc avait été percé et n'était plus abrité +par la brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une flèche, tendue au +vent, ajouta sa puissance d'impulsion à celle des autres voiles. On ne +pouvait l'estimer, mathématiquement, mais certainement la vitesse du +traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles à l'heure. + +«Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons!» + +Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu, car Mr. Fogg, +fidèle à son système, l'avait alléché par une forte prime. + +La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme +une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail-road qui desservait +cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par +Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, +puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de +Platte-river. Le traîneau, abrégeant cette route, prenait la corde de +l'arc décrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d'être +arrêté par la Platte-river, à ce petit coude qu'elle fait en avant de +Fremont, puisque ses eaux étaient glacées. Le chemin était donc +entièrement débarrassé d'obstacles, et Phileas Fogg n'avait donc que +deux circonstances à redouter: une avarie à l'appareil, un changement ou +une tombée du vent. + +Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait à courber +le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins +métalliques, semblables aux cordes d'un instrument, résonnaient comme si +un archet eût provoqué leurs vibrations. Le traîneau s'enlevait au +milieu d'une harmonie plaintive, d'une intensité toute particulière. + +«Ces cordes donnent la quinte et l'octave», dit Mr. Fogg. + +Et ce furent les seules paroles qu'il prononça pendant cette traversée. +Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les +couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des +atteintes du froid. + +Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se +couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond +d'imperturbable confiance qu'il possédait, il s'était repris à espérer. +Au lieu d'arriver le matin à New York, on y arriverait le soir, mais il +y avait encore quelques chances pour que ce fût avant le départ du +paquebot de Liverpool. + +Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son +allié Fix. Il n'oubliait pas que c'était l'inspecteur lui-même qui avait +procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent, le seul moyen qu'il y +eût de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel +pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée. + +En tout cas, une chose que Passepartout n'oublierait jamais, c'était le +sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l'arracher aux +mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie... +Non! son serviteur ne l'oublierait pas! + +Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si +diverses, le traîneau volait sur l'immense tapis de neige. S'il passait +quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on +ne s'en apercevait pas. Les champs et les cours d'eau disparaissaient +sous une blancheur uniforme. La plaine était absolument déserte. +Comprise entre l'Union Pacific Road et l'embranchement qui doit réunir +Kearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grande île inhabitée. Pas +un village, pas une station, pas même un fort. De temps en temps, on +voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc +squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d'oiseaux +sauvages s'enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups de +prairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par un besoin +féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout, le +revolver à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés. +Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau, les voyageurs, +attaqués par ces féroces carnassiers, auraient couru les plus grands +risques. Mais le traîneau tenait bon, il ne tardait pas à prendre de +l'avance, et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière. + +À midi, Mudge reconnut à quelques indices qu'il passait le cours glacé +de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt +milles plus loin, il aurait atteint la station d'Omaha. + +Et, en effet, il n'était pas une heure, que ce guide habile, abandonnant +la barre, se précipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande, +pendant que le traîneau, emporté par son irrésistible élan, franchissait +encore un demi-mille à sec de toile. Enfin il s'arrêta, et Mudge, +montrant un amas de toits blancs de neige, disait: + +«Nous sommes arrivés.» + +Arrivés! Arrivés, en effet, à cette station qui, par des trains +nombreux, est quotidiennement en communication avec l'est des +États-Unis! + +Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres +engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du +traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge, auquel +Passepartout serra la main comme à un ami, et tous se précipitèrent vers +la gare d'Omaha. + +C'est à cette importante cité du Nebraska que s'arrête le chemin de fer +du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en +communication avec le grand océan. Pour aller d'Omaha à Chicago, le +rail-road, sous le nom de «Chicago-Rock-island-road», court directement +dans l'est en desservant cinquante stations. + +Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses compagnons +n'eurent que le temps de se précipiter dans un wagon. Ils n'avaient rien +vu d'Omaha, mais Passepartout s'avoua à lui-même qu'il n'y avait pas +lieu de le regretter, et que ce n'était pas de voir qu'il s'agissait. + +Avec une extrême rapidité, ce train passa dans l'État d'Iowa, par +Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le +Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans l'Illinois. +Le lendemain, 10, à quatre heures du soir il arrivait à Chicago, déjà +relevée de ses ruines, et plus fièrement assise que jamais sur les bords +de son beau lac Michigan. + +Neuf cents milles séparent Chicago de New York. Les trains ne manquaient +pas à Chicago. Mr. Fogg passa immédiatement de l'un dans l'autre. La +fringante locomotive du «Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road» partit +à toute vitesse, comme si elle eût compris que l'honorable gentleman +n'avait pas de temps à perdre. Elle traversa comme un éclair l'Indiana, +l'Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms +antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas +de maisons encore. Enfin l'Hudson apparut, et, le 11 décembre, à onze +heures un quart du soir, le train s'arrêtait dans la gare, sur la rive +droite du fleuve, devant le «pier» même des steamers de la ligne Cunard, +autrement dite «British and North American royal mail steam packet Co.» + +Le _China_, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq +minutes! + + + + +XXXII + +DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA MAUVAISE +CHANCE + + + +En partant, le _China_ semblait avoir emporté avec lui le dernier espoir +de Phileas Fogg. + +En effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct entre +l'Amérique et l'Europe, ni les transatlantiques français, ni les navires +du «White-Star-line», ni les steamers de la Compagnie Imman, ni ceux de +la ligne Hambourgeoise, ni autres, ne pouvaient servir les projets du +gentleman. + +En effet, le _Pereire_, de la Compagnie transatlantique française--dont +les admirables bâtiments égalent en vitesse et surpassent en confortable +tous ceux des autres lignes, sans exception--, ne partait que le +surlendemain, 14 décembre. Et d'ailleurs, de même que ceux de la +Compagnie hambourgeoise, il n'allait pas directement à Liverpool ou à +Londres, mais au Havre, et cette traversée supplémentaire du Havre à +Southampton, en retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts. + +Quant aux paquebots Imman, dont l'un, le _City-of-Paris_, mettait en mer +le lendemain, il n'y fallait pas songer. Ces navires sont +particulièrement affectés au transport des émigrants, leurs machines +sont faibles, ils naviguent autant à la voile qu'à la vapeur, et leur +vitesse est médiocre. Ils employaient à cette traversée de New York à +l'Angleterre plus de temps qu'il n'en restait à Mr. Fogg pour gagner son +pari. + +De tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en consultant +son _Bradshaw_, qui lui donnait, jour par jour, les mouvements de la +navigation transocéanienne. + +Passepartout était anéanti. Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq +minutes, cela le tuait. C'était sa faute à lui, qui, au lieu d'aider son +maître, n'avait cessé de semer des obstacles sur sa route! Et quand il +revoyait dans son esprit tous les incidents du voyage, quand il +supputait les sommes dépensées en pure perte et dans son seul intérêt, +quand il songeait que cet énorme pari, en y joignant les frais +considérables de ce voyage devenu inutile, ruinait complètement Mr. +Fogg, il s'accablait d'injures. + +Mr. Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant le pier +des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots: + +«Nous aviserons demain. Venez.» + +Mr. Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent l'Hudson dans le +Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, qui les conduisit à +l'hôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des chambres furent mises à leur +disposition, et la nuit se passa, courte pour Phileas Fogg, qui dormit +d'un sommeil parfait, mais bien longue pour Mrs. Aouda et ses +compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer. + +Le lendemain, c'était le 12 décembre. Du 12, sept heures du matin, au +21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il restait neuf jours +treize heures et quarante-cinq minutes. Si donc Phileas Fogg fût parti +la veille par le _China_, l'un des meilleurs marcheurs de la ligne Cunard, +il serait arrivé à Liverpool, puis à Londres, dans les délais voulus! + +Mr. Fogg quitta l'hôtel, seul, après avoir recommandé à son domestique +de l'attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir prête à tout +instant. + +Mr. Fogg se rendit aux rives de l'Hudson, et parmi les navires amarrés +au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin ceux qui +étaient en partance. Plusieurs bâtiments avaient leur guidon de départ +et se préparaient à prendre la mer à la marée du matin, car dans cet +immense et admirable port de New York, il n'est pas de jour où cent +navires ne fassent route pour tous les points du monde; mais la plupart +étaient des bâtiments à voiles, et ils ne pouvaient convenir à Phileas +Fogg. + +Ce gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative, quand +il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablure au plus, un +navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la cheminée, laissant +échapper de gros flocons de fumée, indiquait qu'il se préparait à +appareiller. + +Phileas Fogg héla un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups +d'aviron, il se trouvait à l'échelle de l'_Henrietta_, steamer à coque de +fer, dont tous les hauts étaient en bois. + +Le capitaine de l'_Henrietta_ était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont +et fit demander le capitaine. Celui-ci se présenta aussitôt. + +C'était un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un bougon +qui ne devait pas être commode. Gros yeux, teint de cuivre oxydé, +cheveux rouges, forte encolure,--rien de l'aspect d'un homme du monde. + +«Le capitaine? demanda Mr. Fogg. + +--C'est moi. + +--Je suis Phileas Fogg, de Londres. + +--Et moi, Andrew Speedy, de Cardif. + +--Vous allez partir?... + +--Dans une heure. + +--Vous êtes chargé pour...? + +--Bordeaux. + +--Et votre cargaison? + +--Des cailloux dans le ventre. Pas de fret. Je pars sur lest. + +--Vous avez des passagers? + +--Pas de passagers. Jamais de passagers. Marchandise encombrante et +raisonnante. + +--Votre navire marche bien? + +--Entre onze et douze noeuds. L'_Henrietta_, bien connue. + +--Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes? + +--À Liverpool? Pourquoi pas en Chine? + +--Je dis Liverpool. + +--Non! + +--Non? + +--Non. Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux. + +--N'importe quel prix? + +--N'importe quel prix.» + +Le capitaine avait parlé d'un ton qui n'admettait pas de réplique. + +«Mais les armateurs de l'_Henrietta_... reprit Phileas Fogg. + +--Les armateurs, c'est moi, répondit le capitaine. Le navire +m'appartient. + +--Je vous affrète. + +--Non. + +--Je vous l'achète. + +--Non.» + +Phileas Fogg ne sourcilla pas. Cependant la situation était grave. Il +n'en était pas de New York comme de Hong-Kong, ni du capitaine de +l'_Henrietta_ comme du patron de la _Tankadère_. Jusqu'ici l'argent du +gentleman avait toujours eu raison des obstacles. Cette fois-ci, +l'argent échouait. + +Cependant, il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique en +bateau--à moins de le traverser en ballon--, ce qui eût été fort +aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'était pas réalisable. + +Il paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il dit au +capitaine: + +«Eh bien, voulez-vous me mener à Bordeaux? + +--Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars! + +--Je vous en offre deux mille (10 000 F). + +--Par personne? + +--Par personne. + +--Et vous êtes quatre? + +--Quatre.» + +Le capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme s'il eût voulu +en arracher l'épiderme. Huit mille dollars à gagner, sans modifier son +voyage, cela valait bien la peine qu'il mît de côté son antipathie +prononcée pour toute espèce de passager. Des passagers à deux mille +dollars, d'ailleurs, ce ne sont plus des passagers, c'est de la +marchandise précieuse. + +«Je pars à neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et si vous +et les vôtres, vous êtes là?... + +--À neuf heures, nous serons à bord!» répondit non moins simplement Mr. +Fogg. + +Il était huit heures et demie. Débarquer de l'_Henrietta_, monter dans une +voiture, se rendre à l'hôtel Saint-Nicolas, en ramener Mrs. Aouda, +Passepartout, et même l'inséparable Fix, auquel il offrait gracieusement +le passage, cela fut fait par le gentleman avec ce calme qui ne +l'abandonnait en aucune circonstance. + +Au moment où l'_Henrietta_ appareillait, tous quatre étaient à bord. + +Lorsque Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière traversée, +il poussa un de ces «Oh!» prolongés, qui parcourent tous les intervalles +de la gamme chromatique descendante! + +Quant à l'inspecteur Fix, il se dit que décidément la Banque +d'Angleterre ne sortirait pas indemne de cette affaire. En effet, en +arrivant et en admettant que le sieur Fogg n'en jetât pas encore +quelques poignées à la mer, plus de sept mille livres (175 000 F) +manqueraient au sac à bank-notes! + + + + +XXXIII + +OÙ PHILEAS FOGG SE MONTRE À LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES + + + +Une heure après, le steamer _Henrietta_ dépassait le Light-boat qui marque +l'entrée de l'Hudson, tournait la pointe de Sandy-Hook et donnait en +mer. Pendant la journée, il prolongea Long-Island, au large du feu de +Fire-Island, et courut rapidement vers l'est. + +Le lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la passerelle pour +faire le point. Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine +Speedy! Pas le moins du monde. C'était Phileas Fogg. esq. + +Quant au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé à clef dans +sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient une colère, bien +pardonnable, poussée jusqu'au paroxysme. + +Ce qui s'était passé était très simple. Phileas Fogg voulait aller à +Liverpool, le capitaine ne voulait pas l'y conduire. Alors Phileas Fogg +avait accepté de prendre passage pour Bordeaux, et, depuis trente heures +qu'il était à bord, il avait si bien manoeuvré à coups de bank-notes, +que l'équipage, matelots et chauffeurs--équipage un peu interlope, qui +était en assez mauvais termes avec le capitaine--, lui appartenait. Et +voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du capitaine +Speedy, pourquoi le capitaine était enfermé dans sa cabine, et pourquoi +enfin l'_Henrietta_ se dirigeait vers Liverpool. Seulement, il était très +clair, à voir manoeuvrer Mr. Fogg, que Mr. Fogg avait été marin. + +Maintenant, comment finirait l'aventure, on le saurait plus tard. +Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait pas d'être inquiète, sans en rien +dire. Fix, lui, avait été abasourdi tout d'abord. Quant à Passepartout, +il trouvait la chose tout simplement adorable. + +«Entre onze et douze noeuds», avait dit le capitaine Speedy, et en effet +l'_Henrietta_ se maintenait dans cette moyenne de vitesse. + +Si donc--que de «si» encore!--si donc la mer ne devenait pas trop +mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l'est, s'il ne survenait aucune +avarie au bâtiment, aucun accident à la machine, l'_Henrietta_, dans les +neuf jours comptés du 12 décembre au 21, pouvait franchir les trois +mille milles qui séparent New York de Liverpool. Il est vrai qu'une fois +arrivé, l'affaire de l'_Henrietta_ brochant sur l'affaire de la Banque, +cela pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu'il ne voudrait. + +Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d'excellentes +conditions. La mer n'était pas trop dure; le vent paraissait fixé au +nord-est; les voiles furent établies, et, sous ses goélettes, +l'Henrietta marcha comme un vrai transatlantique. + +Passepartout était enchanté. Le dernier exploit de son maître, dont il +ne voulait pas voir les conséquences, l'enthousiasmait. Jamais +l'équipage n'avait vu un garçon plus gai, plus agile. Il faisait mille +amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. Il leur +prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. Pour +lui, ils manoeuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs +chauffaient comme des héros. Sa bonne humeur, très communicative, +s'imprégnait à tous. Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls. +Il ne songeait qu'à ce but, si près d'être atteint, et parfois il +bouillait d'impatience, comme s'il eût été chauffé par les fourneaux de +l'_Henrietta_. Souvent aussi, le digne garçon tournait autour de Fix; il +le regardait d'un oeil «qui en disait long»! mais il ne lui parlait pas, +car il n'existait plus aucune intimité entre les deux anciens amis. + +D'ailleurs Fix, il faut le dire, n'y comprenait plus rien! La conquête +de l'_Henrietta_, l'achat de son équipage, ce Fogg manoeuvrant comme un +marin consommé, tout cet ensemble de choses l'étourdissait. Il ne savait +plus que penser! Mais, après tout, un gentleman qui commençait par voler +cinquante-cinq mille livres pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et +Fix fut naturellement amené à croire que l'_Henrietta_, dirigée par Fogg, +n'allait point du tout à Liverpool, mais dans quelque point du monde où +le voleur, devenu pirate, se mettrait tranquillement en sûreté! Cette +hypothèse, il faut bien l'avouer, était on ne peut plus plausible, et le +détective commençait à regretter très sérieusement de s'être embarqué +dans cette affaire. + +Quant au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sa cabine, et +Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne le faisait qu'en +prenant les plus grandes précautions, quelque vigoureux qu'il fût. Mr. +Fogg, lui, n'avait plus même l'air de se douter qu'il y eût un capitaine +à bord. + +Le 13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont là de +mauvais parages. Pendant l'hiver surtout, les brumes y sont fréquentes, +les coups de vent redoutables. Depuis la veille, le baromètre, +brusquement abaissé, faisait pressentir un changement prochain dans +l'atmosphère. En effet, pendant la nuit, la température se modifia, le +froid devint plus vif, et en même temps le vent sauta dans le sud-est. + +C'était un contretemps. Mr. Fogg, afin de ne point s'écarter de sa +route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Néanmoins, la marche +du navire fut ralentie, attendu l'état de la mer, dont les longues lames +brisaient contre son étrave. Il éprouva des mouvements de tangage très +violents, et cela au détriment de sa vitesse. La brise tournait peu à +peu à l'ouragan, et l'on prévoyait déjà le cas où l'_Henrietta_ ne +pourrait plus se maintenir debout à la lame. Or, s'il fallait fuir, +c'était l'inconnu avec toutes ses mauvaises chances. + +Le visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le ciel, et, +pendant deux jours, l'honnête garçon éprouva de mortelles transes. Mais +Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenir tête à la mer, et il +fit toujours route, même sans se mettre sous petite vapeur. L'_Henrietta_, +quand elle ne pouvait s'élever à la lame, passait au travers, et son +pont était balayé en grand, mais elle passait. Quelquefois aussi +l'hélice émergeait, battant l'air de ses branches affolées, lorsqu'une +montagne d'eau soulevait l'arrière hors des flots, mais le navire allait +toujours de l'avant. + +Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu'on aurait pu le craindre. Ce +ne fut pas un de ces ouragans qui passent avec une vitesse de +quatre-vingt-dix milles à l'heure. Il se tint au grand frais, mais +malheureusement il souffla avec obstination de la partie du sud-est et +ne permit pas de faire de la toile. Et cependant, ainsi qu'on va le +voir, il eût été bien utile de venir en aide à la vapeur! + +Le 16 décembre, c'était le soixante quinzième jour écoulé depuis le +départ de Londres. En somme, l'_Henrietta_ n'avait pas encore un retard +inquiétant. La moitié de la traversée était à peu près faite, et les +plus mauvais parages avaient été franchis. En été, on eût répondu du +succès. En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. +Passepartout ne se prononçait pas. Au fond, il avait espoir, et, si le +vent faisait défaut, du moins il comptait sur la vapeur. + +Or, ce jour-là, le mécanicien étant monté sur le pont, rencontra Mr. +Fogg et s'entretint assez vivement avec lui. + +Sans savoir pourquoi--par un pressentiment sans doute--, Passepartout +éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné une de ses oreilles +pour entendre de l'autre ce qui se disait là. Cependant, il put saisir +quelques mots, ceux-ci entre autres, prononcés par son maître: + +«Vous êtes certain de ce que vous avancez? + +--Certain, monsieur, répondit le mécanicien. N'oubliez pas que, depuis +notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneaux allumés, et si nous +avions assez de charbon pour aller à petite vapeur de New York à +Bordeaux, nous n'en avons pas assez pour aller à toute vapeur de New +York à Liverpool! + +--J'aviserai», répondit Mr. Fogg. + +Passepartout avait compris. Il fut pris d'une inquiétude mortelle. + +Le charbon allait manquer! + +«Ah! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un +fameux homme!» + +Et ayant rencontré Fix, il ne put s'empêcher de le mettre au courant de +la situation. + +«Alors, lui répondit l'agent les dents serrées, vous croyez que nous +allons à Liverpool! + +--Parbleu! + +--Imbécile!» répondit l'inspecteur, qui s'en alla, haussant les épaules. + +Passepartout fut sur le point de relever vertement le qualificatif, dont +il ne pouvait d'ailleurs comprendre la vraie signification; mais il se +dit que l'infortuné Fix devait être très désappointé, très humilié dans +son amour-propre, après avoir si maladroitement suivi une fausse piste +autour du monde, et il passa condamnation. + +Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg? Cela était +difficile à imaginer. Cependant, il paraît que le flegmatique gentleman +en prit un, car le soir même il fit venir le mécanicien et lui dit: + +«Poussez les feux et faites route jusqu'à complet épuisement du +combustible.» + +Quelques instants après, la cheminée de l'_Henrietta_ vomissait des +torrents de fumée. + +Le navire continua donc de marcher à toute vapeur; mais ainsi qu'il +l'avait annoncé, deux jours plus tard, le 18, le mécanicien fit savoir +que le charbon manquerait dans la journée. + +«Que l'on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Au +contraire. Que l'on charge les soupapes». + +Ce jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé la position +du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il lui donna l'ordre +d'aller chercher le capitaine Speedy. C'était comme si on eût commandé à +ce brave garçon d'aller déchaîner un tigre, et il descendit dans la +dunette, se disant: + +«Positivement il sera enragé!» + +En effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de jurons, +une bombe arrivait sur la dunette. Cette bombe, c'était le capitaine +Speedy. Il était évident qu'elle allait éclater. + +«Où sommes-nous?» telles furent les premières paroles qu'il prononça au +milieu des suffocations de la colère, et certes, pour peu que le digne +homme eût été apoplectique, il n'en serait jamais revenu. + +«Où sommes-nous? répéta-t-il, la face congestionnée. + +--À sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues), répondit +Mr. Fogg avec un calme imperturbable. + +--Pirate! s'écria Andrew Speedy. + +--Je vous ai fait venir, monsieur... + +--Écumeur de mer! + +--...monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre +navire. + +--Non! de par tous les diables, non! + +--C'est que je vais être obligé de le brûler. + +--Brûler mon navire! + +--Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible. + +--Brûler mon navire! s'écria le capitaine Speedy, qui ne pouvait même +plus prononcer les syllabes. Un navire qui vaut cinquante mille dollars +(250 000 F). + +--En voici soixante mille (300 000 F)! répondit Phileas Fogg, en offrant +au capitaine une liasse de bank-notes. + +Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. On n'est pas Américain +sans que la vue de soixante mille dollars vous cause une certaine +émotion. Le capitaine oublia en un instant sa colère, son +emprisonnement, tous ses griefs contre son passager. Son navire avait +vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d'or!... La bombe ne pouvait +déjà plus éclater. Mr. Fogg en avait arraché la mèche. + +«Et la coque en fer me restera, dit-il d'un ton singulièrement radouci. + +--La coque en fer et la machine, monsieur. Est-ce conclu? + +--Conclu.» + +Et Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta et les +fit disparaître dans sa poche. + +Pendant cette scène, Passepartout était blanc. Quant à Fix, il faillit +avoir un coup de sang. Près de vingt mille livres dépensées, et encore +ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la coque et la machine, +c'est-à-dire presque la valeur totale du navire! Il est vrai que la +somme volée à la banque s'élevait à cinquante-cinq mille livres! + +Quand Andrew Speedy eut empoché l'argent: + +«Monsieur, lui dit Mr. Fogg, que tout ceci ne vous étonne pas. Sachez +que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu à Londres le 21 +décembre, à huit heures quarante-cinq du soir. Or, j'avais manqué le +paquebot de New York, et comme vous refusiez de me conduire à +Liverpool... + +--Et j'ai bien fait, par les cinquante mille diables de l'enfer, s'écria +Andrew Speedy, puisque j'y gagne au moins quarante mille dollars.» + +Puis, plus posément: + +«Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine?... + +--Fogg. + +--Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous». + +Et après avoir fait à son passager ce qu'il croyait être un compliment, +il s'en allait, quand Phileas Fogg lui dit: + +«Maintenant ce navire m'appartient? + +--Certes, de la quille à la pomme des mâts, pour tout ce qui est «bois», +s'entend! + +--Bien. Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces +débris.» + +On juge ce qu'il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir la +vapeur en suffisante pression. Ce jour-là, la dunette, les rouffles, les +cabines, les logements, le faux pont, tout y passa. + +Le lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres. +On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. L'équipage y +mettait un zèle incroyable. Passepartout, taillant, coupant, sciant, +faisait l'ouvrage de dix hommes. C'était une fureur de démolition. + +Le lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les oeuvres-mortes, la +plus grande partie du pont, furent dévorés. L'_Henrietta_ n'était plus +qu'un bâtiment rasé comme un ponton. + +Mais, ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte d'Irlande et du +feu de Fastenet. + +Toutefois, à dix heures du soir, le navire n'était encore que par le +travers de Queenstown. Phileas Fogg n'avait plus que vingt-quatre heures +pour atteindre Londres! Or, c'était le temps qu'il fallait à l'_Henrietta_ +pour gagner Liverpool,--même en marchant à toute vapeur. Et la vapeur +allait manquer enfin à l'audacieux gentleman! + +«Monsieur, lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini par +s'intéresser à ses projets, je vous plains vraiment. Tout est contre +vous! Nous ne sommes encore que devant Queenstown. + +--Ah! fit Mr. Fogg, c'est Queenstown, cette ville dont nous apercevons +les feux? + +--Oui. + +--Pouvons-nous entrer dans le port? + +--Pas avant trois heures. À pleine mer seulement. + +--Attendons!» répondit tranquillement Phileas Fogg, sans laisser voir +sur son visage que, par une suprême inspiration, il allait tenter de +vaincre encore une fois la chance contraire! + +En effet, Queenstown est un port de la côte d'Irlande dans lequel les +transatlantiques qui viennent des États-Unis jettent en passant leur sac +aux lettres. Ces lettres sont emportées à Dublin par des express +toujours prêts à partir. De Dublin elles arrivent à Liverpool par des +steamers de grande vitesse,--devançant ainsi de douze heures les +marcheurs les plus rapides des compagnies maritimes. + +Ces douze heures que gagnait ainsi le courrier d'Amérique, Phileas Fogg +prétendait les gagner aussi. Au lieu d'arriver sur l'_Henrietta_, le +lendemain soir, à Liverpool, il y serait à midi, et, par conséquent, il +aurait le temps d'être à Londres avant huit heures quarante-cinq minutes +du soir. + +Vers une heure du matin, l'_Henrietta_ entrait à haute mer dans le port de +Queenstown, et Phileas Fogg, après avoir reçu une vigoureuse poignée de +main du capitaine Speedy, le laissait sur la carcasse rasée de son +navire, qui valait encore la moitié de ce qu'il l'avait vendue! + +Les passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce moment, eut une envie +féroce d'arrêter le sieur Fogg. Il ne le fit pas, pourtant! Pourquoi? +Quel combat se livrait donc en lui? Était-il revenu sur le compte de Mr. +Fogg? Comprenait-il enfin qu'il s'était trompé? Toutefois, Fix +n'abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. Aouda, avec Passepartout, +qui ne prenait plus le temps de respirer, il montait dans le train de +Queenstown à une heure et demi du matin, arrivait à Dublin au jour +naissant, et s'embarquait aussitôt sur un des steamers--vrais fuseaux +d'acier, tout en machine--qui, dédaignant de s'élever à la lame, passent +invariablement au travers. + +À midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg débarquait enfin sur le +quai de Liverpool. Il n'était plus qu'à six heures de Londres. + +Mais à ce moment, Fix s'approcha, lui mit la main sur l'épaule, et, +exhibant son mandat: + +«Vous êtes le sieur Phileas Fogg? dit-il. + +--Oui, monsieur. + +--Au nom de la reine, je vous arrête!» + + + + +XXXIV + +QUI PROCURE À PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS ATROCE, +MAIS PEUT-ÊTRE INÉDIT + + + +Phileas Fogg était en prison. On l'avait enfermé dans le poste de +Custom-house, la douane de Liverpool, et il devait y passer la nuit en +attendant son transfèrement à Londres. + +Au moment de l'arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur +le détective. Des policemen le retinrent. Mrs. Aouda, épouvantée par la +brutalité du fait, ne sachant rien, n'y pouvait rien comprendre. +Passepartout lui expliqua la situation. Mr. Fogg, cet honnête et +courageux gentleman, auquel elle devait la vie, était arrêté comme +voleur. La jeune femme protesta contre une telle allégation, son coeur +s'indigna, et des pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit qu'elle +ne pouvait rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur. + +Quant à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoir lui +commandait de l'arrêter, fût-il coupable ou non. La justice en +déciderait. + +Mais alors une pensée vint à Passepartout, cette pensée terrible qu'il +était décidément la cause de tout ce malheur! En effet, pourquoi avait +il caché cette aventure à Mr. Fogg? Quand Fix avait révélé et sa qualité +d'inspecteur de police et la mission dont il était chargé, pourquoi +avait-il pris sur lui de ne point avertir son maître? Celui-ci, prévenu, +aurait sans doute donné à Fix des preuves de son innocence; il lui +aurait démontré son erreur; en tout cas, il n'eût pas véhiculé à ses +frais et à ses trousses ce malencontreux agent, dont le premier soin +avait été de l'arrêter, au moment où il mettait le pied sur le sol du +Royaume-Uni. En songeant à ses fautes, à ses imprudences, le pauvre +garçon était pris d'irrésistibles remords. Il pleurait, il faisait peine +à voir. Il voulait se briser la tête! + +Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de +la douane. Ils ne voulaient ni l'un ni l'autre quitter la place. Ils +voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg. + +Quant à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et cela au moment +où il allait atteindre son but. Cette arrestation le perdait sans +retour. Arrivé à midi moins vingt à Liverpool, le 21 décembre, il avait +jusqu'à huit heures quarante-cinq minutes pour se présenter au +Reform-Club, soit neuf heures quinze minutes,--et il ne lui en fallait +que six pour atteindre Londres. + +En ce moment, qui eût pénétré dans le poste de la douane eût trouvé Mr. +Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans colère, imperturbable. +Résigné, on n'eût pu le dire, mais ce dernier coup n'avait pu +l'émouvoir, au moins en apparence. S'était-il formé en lui une de ces +rages secrètes, terribles parce qu'elles sont contenues, et qui +n'éclatent qu'au dernier moment avec une force irrésistible? On ne sait. +Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi? Conservait-il +quelque espoir? Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette +prison était fermée sur lui? + +Quoi qu'il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre sur une +table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une parole ne +s'échappait de ses lèvres, mais son regard avait une fixité singulière. + +En tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne pouvait lire +dans cette conscience, elle se résumait ainsi: + +Honnête homme, Phileas Fogg était ruiné. + +Malhonnête homme, il était pris. + +Eut-il alors la pensée de se sauver? Songea-t-il à chercher si ce poste +présentait une issue praticable? Pensa-t-il à fuir? On serait tenté de +le croire, car, à un certain moment, il fit le tour de la chambre. Mais +la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de +fer. Il vint donc se rasseoir, et il tira de son portefeuille +l'itinéraire du voyage. Sur la ligne qui portait ces mots: + +«21 décembre, samedi, Liverpool», il ajouta: + +«80e jour, 11 h 40 du matin», et il attendit. + +Une heure sonna à l'horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata que sa +montre avançait de deux minutes sur cette horloge. + +Deux heures! En admettant qu'il montât en ce moment dans un express, il +pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Club avant huit heures +quarante-cinq du soir. Son front se plissa légèrement... + +À deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors, un +vacarme de portes qui s'ouvraient. On entendait la voix de Passepartout, +on entendait la voix de Fix. + +Le regard de Phileas Fogg brilla un instant. + +La porte du poste s'ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout, Fix, qui +se précipitèrent vers lui. + +Fix était hors d'haleine, les cheveux en désordre... Il ne pouvait +parler! + +«Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... une ressemblance +déplorable... Voleur arrêté depuis trois jours... vous... libre!...» + +Phileas Fogg était libre! Il alla au détective. Il le regarda bien en +face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il eût jamais fait eût +qu'il dût jamais faire de sa vie, il ramena ses deux bras en arrière, +puis, avec la précision d'un automate, il frappa de ses deux poings le +malheureux inspecteur. + +«Bien tapé!» s'écria Passepartout, qui, se permettant un atroce jeu de +mots, bien digne d'un Français, ajouta: «Pardieu voilà ce qu'on peut +appeler une belle application de poings d'Angleterre!» + +Fix, renversé, ne prononça pas un mot. Il n'avait que ce qu'il méritait. +Mais aussitôt Mr, Fogg, Mrs. Aouda, Passepartout quittèrent la douane. +Ils se jetèrent dans une voiture, et, en quelques minutes, ils +arrivèrent à la gare de Liverpool. + +Phileas Fogg demanda s'il y avait un express prêt à partir pour +Londres... + +Il était deux heures quarante... L'express était parti depuis +trente-cinq minutes. + +Phileas Fogg commanda alors un train spécial. + +Il y avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression; mais, +attendu les exigences du service, le train spécial ne put quitter la +gare avant trois heures. + +À trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots au +mécanicien d'une certaine prime à gagner, filait dans la direction de +Londres, en compagnie de la jeune femme et de son fidèle serviteur. + +Il fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui sépare +Liverpool de Londres--, chose très faisable, quand la voie est libre sur +tout le parcours. Mais il y eut des retards forcés, et, quand le +gentleman arriva à la gare, neuf heures moins dix sonnaient à toutes les +horloges de Londres. + +Phileas Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde, arrivait +avec un retard de cinq minutes!... + +Il avait perdu. + + + + +XXXV + +DANS LEQUEL PASSEPARTOUT NE SE FAIT PAS RÉPÉTER DEUX FOIS L'ORDRE QUE +SON MAÎTRE LUI DONNE + + + +Le lendemain, les habitants de Saville-row auraient été bien surpris, si +on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait réintégré son domicile. Portes et +fenêtres, tout était clos. Aucun changement ne s'était produit à +l'extérieur. + +En effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait donné à +Passepartout l'ordre d'acheter quelques provisions, et il était rentré +dans sa maison. + +Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le +frappait. Ruiné! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police! +Après avoir marché d'un pas sûr pendant ce long parcours, après avoir +renversé mille obstacles, bravé mille dangers, ayant encore trouvé le +temps de faire quelque bien sur sa route, échouer au port devant un fait +brutal, qu'il ne pouvait prévoir, et contre lequel il était désarmé: +cela était terrible! De la somme considérable qu'il avait emportée au +départ, il ne lui restait qu'un reliquat insignifiant. Sa fortune ne se +composait plus que des vingt mille livres déposées chez Baring frères, +et ces vingt mille livres, il les devait à ses collègues du Reform-Club. +Après tant de dépenses faites, ce pari gagné ne l'eût pas enrichi sans +doute, et il est probable qu'il n'avait pas cherché à s'enrichir--étant +de ces hommes qui parient pour l'honneur--, mais ce pari perdu le +ruinait totalement. Au surplus, le parti du gentleman était pris. Il +savait ce qui lui restait à faire. + +Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. Aouda. +La jeune femme était désespérée. À certaines paroles prononcées par Mr. +Fogg, elle avait compris que celui-ci méditait quelque projet funeste. + +On sait, en effet, à quelles déplorables extrémités se portent +quelquefois ces Anglais monomanes sous la pression d'une idée fixe. +Aussi Passepartout, sans en avoir l'air, surveillait-il son maître. + +Mais, tout d'abord, l'honnête garçon était monté dans sa chambre et +avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours. Il avait +trouvé dans la boîte aux lettres une note de la Compagnie du gaz, et il +pensa qu'il était plus que temps d'arrêter ces frais dont il était +responsable. + +La nuit se passa. Mr. Fogg s'était couché, mais avait-il dormi? Quant à +Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de repos. Passepartout, +lui, avait veillé comme un chien à la porte de son maître. + +Le lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes fort +brefs, de s'occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui, il se +contenterait d'une tasse de thé et d'une rôtie. Mrs. Aouda voudrait bien +l'excuser pour le déjeuner et le dîner, car tout son temps était +consacré à mettre ordre à ses affaires. Il ne descendrait pas. Le soir +seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l'entretenir +pendant quelques instants. + +Passepartout, ayant communication du programme de la journée, n'avait +plus qu'à s'y conformer. Il regardait son maître toujours impassible, et +il ne pouvait se décider à quitter sa chambre. Son coeur était gros, sa +conscience bourrelée de remords, car il s'accusait plus que jamais de +cet irréparable désastre. Oui! s'il eût prévenu Mr. Fogg, s'il lui eût +dévoilé les projets de l'agent Fix, Mr. Fogg n'aurait certainement pas +traîné l'agent Fix jusqu'à Liverpool, et alors... + +Passepartout ne put plus y tenir. + +«Mon maître! monsieur Fogg! s'écria-t-il, maudissez-moi. C'est par ma +faute que... + +--Je n'accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. +Allez.» + +Passepartout quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à +laquelle il fit connaître les intentions de son maître. + +«Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien! Je n'ai aucune +influence sur l'esprit de mon maître. Vous, peut-être... + +--Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Aouda. Mr. Fogg n'en subit +aucune! A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête +à déborder! A-t-il jamais lu dans mon coeur!... Mon ami, il ne faudra +pas le quitter, pas un seul instant. Vous dites qu'il a manifesté +l'intention de me parler ce soir? + +--Oui, madame. Il s'agit sans doute de sauvegarder votre situation en +Angleterre. + +--Attendons», répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive. + +Ainsi, pendant cette journée du dimanche, la maison de Saville-row fut +comme si elle eût été inhabitée, et, pour la première fois depuis qu'il +demeurait dans cette maison, Phileas Fogg n'alla pas à son club, quand +onze heures et demie sonnèrent à la tour du Parlement. + +Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club? Ses +collègues ne l'y attendaient plus. Puisque, la veille au soir, à cette +date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq, Phileas +Fogg n'avait pas paru dans le salon du Reform-Club, son pari était +perdu. Il n'était même pas nécessaire qu'il allât chez son banquier pour +y prendre cette somme de vingt mille livres. Ses adversaires avaient +entre les mains un chèque signé de lui, et il suffisait d'une simple +écriture à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille livres +fussent portées à leur crédit. + +Mr. Fogg n'avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il demeura dans +sa chambre et mit ordre à ses affaires. Passepartout ne cessa de monter +et de descendre l'escalier de la maison de Saville-row. Les heures ne +marchaient pas pour ce pauvre garçon. Il écoutait à la porte de la +chambre de son maître, et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la +moindre indiscrétion! Il regardait par le trou de la serrure, et il +s'imaginait avoir ce droit! Passepartout redoutait à chaque instant +quelque catastrophe. Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement +s'était fait dans son esprit. Il n'en voulait plus à l'inspecteur de +police. Fix s'était trompé comme tout le monde à l'égard de Phileas +Fogg, et, en le filant, en l'arrêtant, il n'avait fait que son devoir, +tandis que lui... Cette pensée l'accablait, et il se tenait pour le +dernier des misérables. + +Quand, enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d'être seul, il +frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa chambre, il +s'asseyait dans un coin sans mot dire, et il regardait la jeune femme +toujours pensive. + +Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. Aouda si +elle pouvait le recevoir, et quelques instants après, la jeune femme et +lui étaient seuls dans cette chambre. + +Phileas Fogg prit une chaise et s'assit près de la cheminée, en face de +Mrs. Aouda. Son visage ne reflétait aucune émotion. Le Fogg du retour +était exactement le Fogg du départ. Même calme, même impassibilité. + +Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. +Aouda: + +«Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre? + +--Moi, monsieur Fogg!... répondit Mrs. Aouda, en comprimant les +battements de son coeur. + +--Veuillez me permettre d'achever, reprit Mr. Fogg. Lorsque j'eus la +pensée de vous entraîner loin de cette contrée, devenue si dangereuse +pour vous, j'étais riche, et je comptais mettre une partie de ma fortune +à votre disposition. Votre existence eût été heureuse et libre. +Maintenant, je suis ruiné. + +--Je le sais, monsieur Fogg, répondit la jeune femme, et je vous +demanderai à mon tour: Me pardonnerez-vous de vous avoir suivi, et--qui +sait?--d'avoir peut-être, en vous retardant, contribué à votre ruine? + +--Madame, vous ne pouviez rester dans l'Inde, et votre salut n'était +assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces fanatiques ne +pussent vous reprendre. + +--Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. Aouda, non content de m'arracher à +une mort horrible, vous vous croyiez encore obligé d'assurer ma position +à l'étranger? + +--Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. +Cependant, du peu qui me reste, je vous demande la permission de +disposer en votre faveur. + +--Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous? demanda Mrs. Aouda. + +--Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n'ai besoin de rien. + +--Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend? + +--Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg. + +--En tout cas, reprit Mrs. Aouda, la misère ne saurait atteindre un +homme tel que vous. Vos amis... + +--Je n'ai point d'amis, madame. + +--Vos parents... + +--Je n'ai plus de parents. + +--Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l'isolement est une triste +chose. Quoi! pas un coeur pour y verser vos peines. On dit cependant +qu'à deux la misère elle-même est supportable encore! + +--On le dit, madame. + +--Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa main au +gentleman, voulez-vous à la fois d'une parente et d'une amie? +Voulez-vous de moi pour votre femme?» + +Mr. Fogg, à cette parole, s'était levé à son tour. Il y avait comme un +reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement sur ses lèvres. +Mrs. Aouda le regardait. La sincérité, la droiture, la fermeté et la +douceur de ce beau regard d'une noble femme qui ose tout pour sauver +celui auquel elle doit tout, l'étonnèrent d'abord, puis le pénétrèrent. +Il ferma les yeux un instant, comme pour éviter que ce regard ne +s'enfonçât plus avant... Quand il les rouvrit: + +«Je vous aime! dit-il simplement. Oui, en vérité, par tout ce qu'il y a +de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis tout à vous! + +--Ah!...» s'écria Mrs. Aouda, en portant la main à son coeur. + +Passepartout fut sonné. Il arriva aussitôt. Mr. Fogg tenait encore dans +sa main la main de Mrs. Aouda. Passepartout comprit, et sa large face +rayonna comme le soleil au zénith des régions tropicales. + +Mr. Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard pour aller prévenir le +révérend Samuel Wilson, de la paroisse de Mary-le-Bone. + +Passepartout sourit de son meilleur sourire. + +«Jamais trop tard», dit-il. + +Il n'était que huit heures cinq. + +«Ce serait pour demain, lundi! dit-il. + +--Pour demain lundi? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme. + +--Pour demain lundi!» répondit Mrs. Aouda. + +Passepartout sortit, tout courant. + + + + +XXXVI + +DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE MARCHÉ + + + +Il est temps de dire ici quel revirement de l'opinion s'était produit +dans le Royaume-Uni, quand on apprit l'arrestation du vrai voleur de la +Banque un certain James Strand--qui avait eu lieu le 17 décembre, à +Édimbourg. + +Trois jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police +poursuivait à outrance, et maintenant c'était le plus honnête gentleman, +qui accomplissait mathématiquement son excentrique voyage autour du +monde. + +Quel effet, quel bruit dans les journaux! Tous les parieurs pour ou +contre, qui avaient déjà oublié cette affaire, ressuscitèrent comme par +magie. Toutes les transactions redevenaient valables. Tous les +engagements revivaient, et, il faut le dire, les paris reprirent avec +une nouvelle énergie. Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le +marché. + +Les cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces trois +jours dans une certaine inquiétude. Ce Phileas Fogg qu'ils avaient +oublié reparaissait à leurs yeux! Où était-il en ce moment? Le 17 +décembre--, jour où James Strand fut arrêté--, il y avait soixante-seize +jours que Phileas Fogg était parti, et pas une nouvelle de lui! Avait-il +succombé? Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait il sa marche +suivant l'itinéraire convenu? Et le samedi 21 décembre, à huit heures +quarante-cinq du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de +l'exactitude, sur le seuil du salon du Reform-Club? + +Il faut renoncer à peindre l'anxiété dans laquelle, pendant trois jours, +vécut tout ce monde de la société anglaise. On lança des dépêches en +Amérique, en Asie, pour avoir des nouvelles de Phileas Fogg! On envoya +matin et soir observer la maison de Saville-row... Rien. La police +elle-même ne savait plus ce qu'était devenu le détective Fix, qui +s'était si malencontreusement jeté sur une fausse piste. Ce qui +n'empêcha pas les paris de s'engager de nouveau sur une plus vaste +échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier +tournant. On ne le cotait plus à cent, mais à vingt, mais à dix, mais à +cinq, et le vieux paralytique, Lord Albermale, le prenait, lui, à +égalité. + +Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues +voisines. On eût dit un immense attroupement de courtiers, établis en +permanence aux abords du Reform-Club. La circulation était empêchée. On +discutait, on disputait, on criait les cours du «Phileas Fogg», comme +ceux des fonds anglais. Les policemen avaient beaucoup de peine à +contenir le populaire, et à mesure que s'avançait l'heure à laquelle +devait arriver Phileas Fogg, l'émotion prenait des proportions +invraisemblables. + +Ce soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient réunis depuis neuf +heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux banquiers, John +Sullivan et Samuel Fallentin, l'ingénieur Andrew Stuart, Gauthier Ralph, +administrateur de la Banque d'Angleterre, le brasseur Thomas Flanagan, +tous attendaient avec anxiété. + +Au moment où l'horloge du grand salon marqua huit heures vingt-cinq, +Andrew Stuart, se levant, dit: + +«Messieurs, dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr. Phileas Fogg +et nous sera expiré. + +--À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool? demanda +Thomas Flanagan. + +--À sept heures vingt-trois, répondit Gauthier Ralph, et le train +suivant n'arrive qu'à minuit dix. + +--Eh bien, messieurs, reprit Andrew Stuart, si Phileas Fogg était arrivé +par le train de sept heures vingt-trois, il serait déjà ici. Nous +pouvons donc considérer le pari comme gagné. + +--Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. Vous +voyez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son +exactitude en tout est bien connue. Il n'arrive jamais ni trop tard ni +trop tôt, et il apparaîtrait ici à la dernière minute, que je n'en +serais pas autrement surpris. + +--Et moi, dit Andrew Stuart, qui était, comme toujours, très nerveux, je +le verrais je n'y croirais pas. + +--En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était +insensé. Quelle que fût son exactitude, il ne pouvait empêcher des +retards inévitables de se produire, et un retard de deux ou trois jours +seulement suffisait à compromettre son voyage. + +--Vous remarquerez, d'ailleurs, ajouta John Sullivan, que nous n'avons +reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, les fils +télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire. + +--Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu! +Vous savez, d'ailleurs, que le _China_--le seul paquebot de New York qu'il +pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile--est arrivé hier. Or, +voici la liste des passagers, publiée par la Shipping Gazette, et le nom +de Phileas Fogg n'y figure pas. En admettant les chances les plus +favorables, notre collègue est à peine en Amérique! J'estime à vingt +jours, au moins, le retard qu'il subira sur la date convenue, et le +vieux Lord Albermale en sera, lui aussi, pour ses cinq mille livres! + +--C'est évident, répondit Gauthier Ralph, et demain nous n'aurons qu'à +présenter chez Baring frères le chèque de Mr. Fogg». + +En ce moment l'horloge du salon sonna huit heures quarante. + +«Encore cinq minutes», dit Andrew Stuart. + +Les cinq collègues se regardaient. On peut croire que les battements de +leur coeur avaient subi une légère accélération, car enfin, même pour de +beaux joueurs, la partie était forte! Mais ils n'en voulaient rien +laisser paraître, car, sur la proposition de Samuel Fallentin, ils +prirent place à une table de jeu. + +«Je ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le pari, dit +Andrew Stuart en s'asseyant, quand même on m'en offrirait trois mille +neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!» + +L'aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes. + +Les joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant, leur regard +se fixait sur l'horloge. On peut affirmer que, quelle que fût leur +sécurité, jamais minutes ne leur avaient paru si longues! + +«Huit heures quarante-trois», dit Thomas Flanagan, en coupant le jeu que +lui présentait Gauthier Ralph. + +Puis un moment de silence se fit. Le vaste salon du club était +tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le brouhaha de la foule, que +dominaient parfois des cris aigus. Le balancier de l'horloge battait la +seconde avec une régularité mathématique. Chaque joueur pouvait compter +les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille. + +«Huit heures quarante-quatre!» dit John Sullivan d'une voix dans +laquelle on sentait une émotion involontaire. + +Plus qu'une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et ses +collègues ne jouaient plus. Ils avaient abandonné les cartes! Ils +comptaient les secondes! + +À la quarantième seconde, rien. À la cinquantième, rien encore! + +À la cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre au-dehors, des +applaudissements, des hurrahs, et même des imprécations, qui se +propagèrent dans un roulement continu. + +Les joueurs se levèrent. + +À la cinquante-septième seconde, la porte du salon s'ouvrit, et le +balancier n'avait pas battu la soixantième seconde, que Phileas Fogg +apparaissait, suivi d'une foule en délire qui avait forcé l'entrée du +club, et de sa voix calme: + +«Me voici, messieurs», disait-il. + + + + +XXXVII + +DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNÉ À FAIRE CE +TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR + + + +Oui! Phileas Fogg en personne. + +On se rappelle qu'à huit heures cinq du soir--vingt-cinq heures environ +après l'arrivée des voyageurs à Londres--, Passepartout avait été chargé +par son maître de prévenir le révérend Samuel Wilson au sujet d'un +certain mariage qui devait se conclure le lendemain même. + +Passepartout était donc parti, enchanté. Il se rendit d'un pas rapide à +la demeure du révérend Samuel Wilson, qui n'était pas encore rentré. +Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes +minutes au moins. + +Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du +révérend. Mais dans quel état! Les cheveux en désordre, sans chapeau, +courant, courant, comme on n'a jamais vu courir de mémoire d'homme, +renversant les passants, se précipitant comme une trombe sur les +trottoirs! + +En trois minutes, il était de retour à la maison de Saville-row, et il +tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg. + +Il ne pouvait parler. + +«Qu'y a-t-il? demanda Mr. Fogg. + +--Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible. + +--Impossible? + +--Impossible... pour demain. + +--Pourquoi? + +--Parce que demain... c'est dimanche! + +--Lundi, répondit Mr. Fogg. + +--Non... aujourd'hui... samedi. + +--Samedi? impossible! + +--Si, si, si, si! s'écria Passepartout. Vous vous êtes trompé d'un jour! +Nous sommes arrivés vingt-quatre heures en avance... mais il ne reste +plus que dix minutes!...» + +Passepartout avait saisi son maître au collet, et il l'entraînait avec +une force irrésistible! + +Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir, quitta sa +chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit cent livres au +cocher, et après avoir écrasé deux chiens et accroché cinq voitures, il +arriva au Reform-Club. + +L'horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le +grand salon... + +Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours!... + +Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres! + +Et maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux, avait-il pu +commettre cette erreur de jour? Comment se croyait-il au samedi soir, 21 +décembre, quand il débarqua à Londres, alors qu'il n'était qu'au +vendredi, 20 décembre, soixante dix neuf jours seulement après son +départ? + +Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple. + +Phileas Fogg avait, «sans s'en douter», gagné un jour sur son +itinéraire,--et cela uniquement parce qu'il avait fait le tour du monde +en allant vers l'_est_, et il eût, au contraire, perdu ce jour en allant +en sens inverse, soit vers l'_ouest_. + +En effet, en marchant vers l'est, Phileas Fogg allait au-devant du +soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour lui d'autant de +fois quatre minutes qu'il franchissait de degrés dans cette direction. +Or, on compte trois cent soixante degrés sur la circonférence terrestre, +et ces trois cent soixante degrés, multipliés par quatre minutes, +donnent précisément vingt-quatre heures,--c'est-à-dire ce jour +inconsciemment gagné. En d'autres termes, pendant que Phileas Fogg, +marchant vers l'est, voyait le soleil passer _quatre-vingts fois_ au +méridien, ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer que +_soixante-dix-neuf fois_. C'est pourquoi, ce jour-là même, qui était le +samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr. Fogg, ceux-ci +l'attendaient dans le salon du Reform-Club. + +Et c'est ce que la fameuse montre de Passepartout--qui avait toujours +conservé l'heure de Londres--eût constaté si, en même temps que les +minutes et les heures, elle eût marqué les jours! + +Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais comme il en +avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le résultat pécuniaire +était médiocre. Toutefois, on l'a dit, l'excentrique gentleman n'avait, +en ce pari, cherché que la lutte, non la fortune. Et même, les mille +livres restant, il les partagea entre l'honnête Passepartout et le +malheureux Fix, auquel il était incapable d'en vouloir. Seulement, et +pour la régularité, il retint à son serviteur le prix des dix-neuf cent +vingt heures de gaz dépensé par sa faute. + +Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à +Mrs. Aouda: + +«Ce mariage vous convient-il toujours, madame? + +--Monsieur Fogg, répondit Mrs. Aouda, c'est à moi de vous faire cette +question. Vous étiez ruiné, vous voici riche... + +--Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Si vous n'aviez +pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne serait pas allé chez +le révérend Samuel Wilson, je n'aurais pas été averti de mon erreur, +et... + +--Cher monsieur Fogg..., dit la jeune femme. + +--Chère Aouda...», répondit Phileas Fogg. + +On comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus tard, +et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, y figura comme +témoin de la jeune femme. Ne l'avait-il pas sauvée, et ne lui devait-on +pas cet honneur? + +Seulement, le lendemain, dès l'aube, Passepartout frappait avec fracas à +la porte de son maître. + +La porte s'ouvrit, et l'impassible gentleman parut. + +«Qu'y a-t-il, Passepartout? + +--Ce qu'il y a, monsieur! Il y a que je viens d'apprendre à l'instant... + +--Quoi donc? + +--Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours +seulement. + +--Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l'Inde. Mais si je +n'avais pas traversé l'Inde, je n'aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne +serait pas ma femme, et...» + +Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte. + +Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en +quatre-vingts jours ce voyage autour du monde! Il avait employé pour ce +faire tous les moyens de transport, paquebots, railways, voitures, +yachts, bâtiments de commerce, traîneaux, éléphant. L'excentrique +gentleman avait déployé dans cette affaire ses merveilleuses qualités de +sang-froid et d'exactitude. Mais après? Qu'avait-il gagné à ce +déplacement? Qu'avait-il rapporté de ce voyage? + +Rien, dira-t-on? Rien, soit, si ce n'est une charmante femme, +qui--quelque invraisemblable que cela puisse paraître--le rendit le plus +heureux des hommes! + +En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde? + +FIN + + + + + + +End of Project Gutenberg's Le Tour du Monde en 80 Jours, by Jules Verne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE TOUR DU MONDE EN 80 JOURS *** + +***** This file should be named 800-8.txt or 800-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/8/0/800/ + +Produced by ebooksgratuits + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/800-8.zip b/800-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..575ba05 --- /dev/null +++ b/800-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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