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+The Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: De la terre à la lune
+
+Author: Jules Verne
+
+Posting Date: February 8, 2011 [EBook #799]
+Release Date: January, 1997
+[Last updated: March 3, 2011]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE ***
+
+
+
+
+Produced by John Walker
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+De la Terre à la Lune
+
+Trajet Direct
+
+en 97 Heures 20 Minutes
+
+par Jules Verne
+
+
+
+
+ I
+ --------------------
+ LE GUN-CLUB
+
+Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très
+influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On
+sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce
+peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples
+négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines,
+colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de
+West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt
+dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme
+eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets,
+les millions et les hommes.
+
+Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens,
+ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes
+atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent
+des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées
+inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de
+plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais,
+les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs
+canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de
+poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine.
+
+Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiers mécaniciens
+du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les
+Allemands métaphysiciens,--de naissance. Rien de plus naturel, dès
+lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur
+audacieuse ingéniosité. De là ces canons gigantesques, beaucoup moins
+utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus
+admirés. On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de
+Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de
+Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux
+d'outre-mer.
+
+Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les
+artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union
+célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince
+marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la
+tête à calculer des trajectoires insensées.
+
+Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui
+la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux
+secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau
+fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club
+est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa
+un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier
+qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement
+«Club-Canon».]. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent
+trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent
+soixante-quinze membres correspondants.
+
+Une condition _sine qua non_ était imposée à toute personne qui
+voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou,
+tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme à
+feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à
+quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne
+jouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs les
+primaient en toute circonstance.
+
+«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs
+du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en
+raison directe du carré des distances» atteintes par leurs
+projectiles!
+
+Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle
+transportée dans l'ordre moral.
+
+Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre
+le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des
+proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des
+limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes
+ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments
+de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.
+
+Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de
+trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et
+soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les
+projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept
+milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près
+de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents
+kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et
+trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une
+épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter
+l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut.
+
+Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et à
+chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux.
+Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à
+Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre
+qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce
+canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix
+ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou
+d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu
+bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un
+projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent
+soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet
+Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment
+meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable
+inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du
+Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à
+son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,--en
+éclatant, il est vrai!
+
+Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi
+admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le
+statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous
+les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de
+ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois
+cent soixante-quinze hommes et une fraction.
+
+A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique
+préoccupation de cette société savante fut la destruction de
+l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des
+armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.
+
+C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs
+fils du monde.
+
+Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en
+tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur
+personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade,
+lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui
+débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur
+leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms
+figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la
+plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité.
+Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires
+en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la
+collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le
+Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes,
+et seulement deux jambes pour six.
+
+Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils
+se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille
+relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles
+dépensés.
+
+Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par
+les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les
+mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons,
+la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans
+les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers
+poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les
+vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le
+Gun-Club demeura plongé dans un désœuvrement profond.
+
+Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien
+encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes
+gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique,
+pourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaient désertes,
+les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux
+moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de
+ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants,
+maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient
+dans les rêveries de l'artillerie platonique!
+
+«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses
+jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à
+faire! rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le
+temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses
+détonations?
+
+--Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à
+se détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors!
+On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer
+devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de
+Sherman ou une poignée de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les
+généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles,
+ils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe!
+l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique!
+
+--Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles
+déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce
+au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de
+bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard,
+il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une
+déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches.
+
+Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de
+donner une pareille marque de son désœuvrement, et cependant, ce
+n'étaient pas les poches qui lui manquaient.
+
+«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston,
+en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un
+nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science
+de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une
+épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer
+les lois de la guerre!
+
+--Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au
+dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.
+
+--Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études
+menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas
+travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent
+s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_
+[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive à
+pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement
+scandaleux des populations!
+
+--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours
+en Europe pour soutenir le principe des nationalités!
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si
+l'on acceptait nos services...
+
+--Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit
+des étrangers!
+
+--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le
+colonel.
+
+--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut
+même pas songer à cet expédient.
+
+--Et pourquoi cela? demanda le colonel.
+
+--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui
+contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne
+s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir
+servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne
+saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même!
+Or, c'est tout simplement...
+
+--Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son
+fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque
+les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou
+à distiller de l'huile de baleine!
+
+--Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces
+dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au
+perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se
+rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère
+ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas
+une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre
+à quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un
+seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du
+droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!
+
+--Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce
+bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se
+produisît-il, nous n'en profiterions même pas! La susceptibilité
+américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!
+
+--Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby.
+
+--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.
+
+--Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une
+nouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et
+l'on ne se bat pas! On économise des bras et des jambes, et cela au
+profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si
+loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu
+autrefois aux Anglais?
+
+--Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa
+béquille.
+
+--Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour
+n'appartiendrait-elle pas aux Américains?
+
+--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.
+
+--Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T.
+Maston, et vous verrez comme il vous recevra!
+
+--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il
+avait sauvées de la bataille.
+
+--Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a
+que faire de compter sur ma voix!
+
+--Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux
+invalides.
+
+--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me
+fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ
+de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours
+m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!
+
+--Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de
+l'audacieux J.-T. Maston.
+
+Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en
+plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un
+événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.
+
+Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle
+recevait une circulaire libellée en ces termes:
+
+ _Baltimore, 3 octobre._
+
+_Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues qu'à
+la séance du 5 courant il leur fera une communication de nature à les
+intéresser vivement. En conséquence, il les prie, toute affaire
+cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est faite par la
+présente._
+
+ _Très cordialement leur_
+ IMPEY BARBICANE, P. G.-C.
+
+
+
+
+ II
+ --------------------
+ COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE
+
+Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait
+dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du
+cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur
+président. Quant aux membres correspondants, les express les
+débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que
+fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver
+place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des
+couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là, il rencontrait
+le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à
+gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante
+communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant,
+s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées
+dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.].
+
+Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas
+obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci
+était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants;
+nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les
+magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus
+par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs
+administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.
+
+Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle.
+Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De
+hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers
+servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte,
+véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des
+panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de
+toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les
+murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme
+d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des
+girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en
+faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de
+canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les
+plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de
+refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de
+projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de
+l'artilleur surprenaient l'œil par leur étonnante disposition et
+laissaient à penser que leur véritable destination était plus
+décorative que meurtrière.
+
+A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un
+morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre,
+précieux débris du canon de J.-T. Maston.
+
+A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre
+secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un
+affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un
+mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de
+quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte
+que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs»
+[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort
+agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de
+tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût
+exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à
+détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les
+discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait à
+peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.
+
+Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les
+circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de
+bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du
+Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les
+remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût
+pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.
+
+Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère,
+d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un
+chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère
+inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant
+des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires;
+l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste
+colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux
+Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens
+Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul
+bloc.
+
+Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois;
+nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra
+fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua
+puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses
+expérimentales un incomparable élan.
+
+C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception
+dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués
+semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que,
+pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil,
+Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de
+l'énergie, de l'audace et du sang-froid.
+
+En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,
+absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme,
+cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains.
+
+Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire;
+ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions,
+ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager
+l'X de son imperturbable physionomie.
+
+Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande
+salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa
+subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un
+peu emphatique, prit la parole en ces termes:
+
+«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est
+venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable
+désœuvrement. Après une période de quelques années, si pleine
+d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur
+la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix,
+toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien
+venue...
+
+--Oui, la guerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston.
+
+--Écoutez! écoutez! répliqua-t-on de toutes parts.
+
+--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les
+circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable
+interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos
+canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son
+parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activité
+qui nous dévore!
+
+L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat.
+Elle redoubla d'attention.
+
+«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me
+suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne
+pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe
+siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas
+de la mener à bonne fin. J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de
+mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans
+une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce
+projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il
+est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer
+de faire du bruit dans le monde!
+
+--Beaucoup de bruit? s'écria un artilleur passionné.
+
+--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane.
+
+--N'interrompez pas! répétèrent plusieurs voix.
+
+--Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de
+m'accorder toute votre attention.
+
+Un frémissement courut dans l'assemblée. Barbicane, ayant d'un geste
+rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une
+voix calme:
+
+«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou
+tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je
+viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-être
+réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi,
+secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et
+son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand
+pays de l'Union!
+
+--Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix.
+
+--On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densité,
+son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son
+rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés; on a dressé
+des cartes sélénographiques[*] avec une perfection qui égale, si même
+elle ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a
+donné de notre satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir
+les magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En
+un mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques,
+l'astronomie, la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais
+jusqu'ici il n'a jamais été établi de communication directe avec elle.
+
+[* De σελἡνη, mot grec qui signifie Lune.]
+
+Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles.
+
+«Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment
+certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires,
+prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. Au XVIIe
+siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des
+habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le
+_Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès_, aventurier
+espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette
+expédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un
+autre Français--ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune--, le nommé
+Fontenelle, écrivit la _Pluralité des Mondes_, un chef-d'œuvre en son
+temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'œuvre!
+Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir
+John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des
+études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par
+un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts
+yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.]. Alors
+il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient
+des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des
+moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec
+des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette
+brochure, œuvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut
+publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de
+Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut
+que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les
+premiers à en rire.
+
+--Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un _casus
+belli_!...
+
+--Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire,
+avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce
+rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam,
+s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et
+trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après
+dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives
+précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'œuvre d'un
+écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif.
+J'ai nommé Poe!
+
+--Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les
+paroles de son président.
+
+--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai
+purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des
+relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois
+ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en
+communication sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un
+géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les
+steppes de la Sibérie. Là, sur de vastes plaines, on devait établir
+d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs
+lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appelé
+le «Pont aux ânes» par les Français. «Tout être intelligent, disait
+le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette
+figure. Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent,
+répondront par une figure semblable, et la communication une fois
+établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de
+s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre
+allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici
+aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais il
+est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport
+avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile,
+certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.
+
+Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il
+n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlevé
+par les paroles de l'orateur.
+
+«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.
+
+Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave
+son discours interrompu:
+
+«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis
+quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient
+parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus
+que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la
+puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant
+de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil
+suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne
+serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.
+
+A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines
+haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme
+profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre
+éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui
+fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne
+le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint à
+se faire entendre.
+
+«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question
+sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs
+indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse
+initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et
+dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc
+l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette
+petite expérience!
+
+
+
+
+ III
+ --------------------
+ EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE
+
+Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles
+de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle
+succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de
+toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine!
+C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches
+criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des
+salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois,
+n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut
+surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs
+canons.
+
+Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes;
+peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues,
+car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant
+s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas.
+Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains
+de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins
+surexcitée.
+
+Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot
+«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de
+dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant
+aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées.
+Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee
+ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose
+dite, chose faite.
+
+La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une
+véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français,
+Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population
+du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les
+hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan.
+
+Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la
+Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son
+intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees
+dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la
+saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms;
+ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de
+huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune
+à vendre des lunettes. L'astre des nuits était lorgné comme une lady
+de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de
+propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces
+audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union. Et
+pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon
+assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort
+en usage parmi les nations civilisées.
+
+Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se
+maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le
+magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les
+hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout
+fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués
+dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise
+nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par
+les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins
+regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun
+conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait,
+depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms
+devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange,
+de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur
+jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre.
+Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se
+grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple.
+Littéralement, en anglais: _thorough knock me down_.] » dans les
+sombres tavernes du Fells-Point.
+
+Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma. Le président
+Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un
+hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule
+abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de
+l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui
+convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins
+des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.
+
+Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée
+mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les
+grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington,
+Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston,
+la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes
+prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille
+correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président,
+et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication
+du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles
+s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils
+télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de
+deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent
+mille lieues. C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde. On
+peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les
+États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un
+seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cœurs, gonflés d'orgueil,
+battirent de la même pulsation.
+
+Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires,
+bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils
+l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques,
+économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique
+ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde
+achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation.
+Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas
+encore? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde
+terrestre? Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet à
+l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série
+d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les
+derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même
+semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement
+l'équilibre européen.
+
+Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les
+recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par
+les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir
+les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la
+Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Société
+géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique
+américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de
+Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au
+Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent.
+
+Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre
+d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même
+pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons
+qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée
+d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur
+auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine
+flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants à
+le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on
+ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, à
+partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque
+chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs,
+montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un
+homme.
+
+Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une
+troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de
+_Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des
+comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans
+ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane,
+envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux
+directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit,
+s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse
+comédie par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de
+Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes
+phénoménales.
+
+
+
+
+ IV
+ --------------------
+ RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE
+
+Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations
+dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues
+dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de
+consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise;
+leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens
+mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette
+grande expérience.
+
+Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc
+rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le
+Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des
+États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se
+trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la
+puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse
+d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet
+établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance
+du Gun-Club.
+
+Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue,
+arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en
+ces termes:
+
+_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club,
+à Baltimore._
+
+ «Cambridge, 7 octobre.
+
+«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de
+Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau
+s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte
+le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en français.] de
+répondre comme suit:
+
+«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:
+
+«1º Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?
+
+«2º Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son
+satellite?
+
+«3º Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été
+imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel
+moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point
+déterminé?
+
+«4º A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la
+position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?
+
+«5º Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à
+lancer le projectile?
+
+«6º Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où
+partira le projectile?
+
+«Sur la première question:--Est-il possible d'envoyer un projectile
+dans la Lune?
+
+«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on
+parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille
+yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est
+suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la
+pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances,
+c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette
+action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du
+boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au
+moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre,
+c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce
+moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il
+tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La
+possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée;
+quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin
+employé.
+
+«Sur la deuxième question:--Quelle est la distance exacte qui sépare
+la Terre de son satellite?
+
+«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien
+une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette
+conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre,
+et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son
+apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus
+grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans
+l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son
+apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent
+cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son
+périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles
+seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit
+mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus
+du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune
+qui doit servir de base aux calculs.
+
+«Sur la troisième question:--Quelle sera la durée du trajet du
+projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante,
+et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il
+rencontre la Lune en un point déterminé?
+
+«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze
+mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne
+mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais
+comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se
+trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille
+secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour
+atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font
+équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille
+secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes.
+Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize
+minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé.
+
+«Sur la quatrième question:--A quel moment précis la Lune se
+présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être
+atteinte par le projectile?
+
+«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir
+l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment
+où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une
+distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf
+milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent
+quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues).
+Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve
+pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux
+conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la
+coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse
+circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces
+deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire à
+sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au
+zénith.
+
+«Sur la cinquième question:--Quel point du ciel devra-t-on viser avec
+le canon destiné à lancer le projectile?
+
+«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être
+braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situé
+verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la
+sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le
+projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction
+terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut
+que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de
+cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de
+latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe
+comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans
+lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e
+degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance
+vers les pôles.]. En tout autre endroit, le tir devrait être
+nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience.
+
+«Sur la sixième question:--Quelle place la Lune occupera-t-elle dans
+le ciel au moment où partira le projectile?
+
+«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui
+avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq
+secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois
+ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt
+secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la
+durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir
+compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de
+rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après
+avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui,
+comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit
+ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà
+mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc,
+au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la
+verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés.
+
+«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de
+Cambridge par les membres du Gun-Club.
+
+«En résumé:
+
+«1º Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de
+latitude nord ou sud.
+
+«2º Il devra être braqué sur le zénith du lieu.
+
+«3º Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze
+mille yards par seconde.
+
+«4º Il devra être lancé le 1er décembre de l'année prochaine, à onze
+heures moins treize minutes et vingt secondes.
+
+«5º Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4
+décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.
+
+«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les
+travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer
+au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4
+décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de
+périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après.
+
+«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur
+disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par
+la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière.
+
+«Pour le bureau:
+
+ «J.-M. BELFAST,
+ «_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._
+
+
+
+
+ V
+ --------------------
+ LE ROMAN DE LA LUNE
+
+Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce
+centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades
+d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu
+à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi
+d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants
+jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs
+affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont
+sont parsemées les profondeurs du ciel.
+
+Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de
+leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à
+tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs,
+suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume
+diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait,
+et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale,
+centre de l'amas nébuleux.
+
+En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres
+molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser
+à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et
+graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La
+nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille
+actuellement, était formée.
+
+Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont
+nommée la Voie lactée[*], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles,
+dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.
+
+[* Du mot grec γαλαχτος,qui signifie lait.]
+
+Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit
+millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le
+diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du
+Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle
+qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels
+est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis
+à ses yeux.
+
+En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules
+mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail
+de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se
+fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé
+où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui
+tend à repousser les molécules vers le centre.
+
+Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de
+l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur,
+s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se
+briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs
+anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces
+anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de
+la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités
+secondaires, c'est-à-dire en planètes.
+
+Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces
+planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil
+et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de
+ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites.
+
+Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à
+l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à
+l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la
+planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des
+transformations subies par les corps célestes depuis les premiers
+jours du monde.
+
+Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et
+cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à
+la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il
+paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car
+sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de
+lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux
+premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de
+ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter,
+Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent
+régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris
+errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le
+télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour.
+[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en
+faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas
+gymnastique.]
+
+De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique
+par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur
+tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre,
+Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins
+importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le
+génie audacieux des Américains prétendait conquérir.
+
+L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle
+rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé
+avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil
+est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses
+contemplateurs à baisser les yeux.
+
+La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment
+voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'œil, peu ambitieuse,
+et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux
+Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont
+compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la
+Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours
+et demi environ.].
+
+Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste
+déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient
+Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone
+et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites
+mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende
+mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune
+avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par
+Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et
+cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable
+Séléné.
+
+Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en
+un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique,
+les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en
+sélénographie.
+
+Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent
+certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si
+les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la
+Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment
+détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit
+un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si
+d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la
+Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur
+lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut
+d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui
+régissent l'astre des nuits.
+
+Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune
+était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable
+explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une
+lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son
+mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de
+révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente
+toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère
+chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents
+du satellite de la Terre.
+
+Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent
+aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa,
+au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que
+subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action
+du Soleil. Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie
+moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au
+XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le
+système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps
+célestes.
+
+A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de
+sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que
+Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines
+phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur
+moyenne de quatre mille cinq cents toises.
+
+Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes
+altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli
+les reporta à sept mille.
+
+Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope,
+réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf
+cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des
+différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell
+se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter,
+Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen,
+et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour
+résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation
+des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM.
+Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont
+au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de
+deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer
+est de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille
+huit cent et une toises la surface du disque lunaire.
+
+En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre
+apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement
+volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction
+dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que
+l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence
+d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les
+Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une
+organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la
+Terre.
+
+Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus
+perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un
+point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux
+mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues,
+c'est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est
+la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de
+kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume
+du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper
+à l'œil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin
+encore leurs prodigieuses observations.
+
+Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque
+apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et
+pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus
+grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la
+nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés
+entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des
+cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles
+et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent
+des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer
+ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits
+desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une
+manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un
+jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de
+reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface
+de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les
+considéra comme un système de fortifications élevées par les
+ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien
+d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après
+une communication directe avec la Lune.
+
+Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre
+à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible
+que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable
+sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière
+cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil
+renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque
+lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant
+dans ses première et dernière phases.
+
+Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la
+Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de
+vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux.
+
+
+
+
+ VI
+ --------------------
+ CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST
+ PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS
+
+La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à
+l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des
+nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune
+apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût
+encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la
+lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les
+«étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les
+vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un
+rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des
+premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils
+eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de
+sélénomanie.
+
+De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement
+les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de
+l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et
+approuvée sans réserve.
+
+Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees,
+d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus
+bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses
+erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les
+formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible
+d'être un âne...en astronomie.
+
+Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la
+distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la
+circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la
+mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les
+étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes
+droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune.
+Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait
+immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de
+deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles
+(-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient
+pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues).
+
+A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune,
+les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux
+mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second
+dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux
+dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée
+de la révolution sidérale, c'est-à-dire le temps que la Lune met à
+revenir à une même étoile.].
+
+Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la
+surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une
+nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent
+cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la
+face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une
+intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face,
+toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre
+heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté
+qui tombe des étoiles». Ce phénomène est uniquement dû à cette
+particularité que les mouvements de rotation et de révolution
+s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun,
+suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très
+probablement à tous les autres satellites.
+
+Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient
+pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face
+à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de
+temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait:
+«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de
+manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade
+circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même,
+puisque votre œil aura parcouru successivement tous les points de la
+salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre,
+et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la
+comparaison.
+
+Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre;
+cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un
+certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé
+«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son
+disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.
+
+Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de
+l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune,
+ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de
+la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les
+instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité
+d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la
+Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la
+Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses
+différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en
+opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont
+sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle
+quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle
+se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son
+premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil
+et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.
+
+Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence,
+que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de
+conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En
+conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition,
+c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses
+n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant
+lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit,
+sur le plan suivant lequel se meut la Terre.
+
+Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de
+l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à
+cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude
+du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour
+lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer
+directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont
+nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et
+l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter
+l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin
+que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi
+plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition
+essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de
+préoccuper vivement l'opinion publique.
+
+Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la
+Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux
+ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante,
+non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des
+foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes
+aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle
+prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était
+bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de
+la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.
+
+Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que
+personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se
+vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes
+illusoires, furent moins faciles à déraciner.
+
+Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune
+était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée
+autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue
+dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient
+expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont
+ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait
+observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que
+peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.
+
+D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient
+certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire
+que, depuis les observations faites au temps des Califes, son
+mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils
+en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une
+accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la
+distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à
+l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre.
+Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les
+générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de
+Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de
+mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une
+diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc,
+l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles
+à venir.
+
+Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants;
+ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas,
+et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son
+disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des
+divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres
+prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent
+cinquante avaient amené des changements notables, tels que
+cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils
+croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les
+destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre
+poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était
+rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec
+le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est
+entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons
+naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le
+dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces
+vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune,
+dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains
+courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés,
+l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils
+n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau
+continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon
+étoilé des États-Unis d'Amérique.
+
+
+
+
+ VII
+ --------------------
+ L'HYMNE DU BOULET
+
+L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7
+octobre, traité la question au point de vue astronomique; il
+s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que
+les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre
+pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu.
+
+Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein
+du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances
+élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des
+poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces
+matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le
+général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T.
+Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.
+
+Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3,
+Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas
+troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre
+membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches
+et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à
+son crochet de fer, et la séance commença.
+
+Barbicane prit la parole:
+
+«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus
+importants problèmes de la balistique, cette science par excellence,
+qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés
+dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à
+eux-mêmes.
+
+--Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une
+voix émue.
+
+--Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer
+cette première séance à la discussion de l'engin...
+
+--En effet, répondit le général Morgan.
+
+--Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé
+que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les
+dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.
+
+--Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston.
+
+La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé
+magnifique.
+
+«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison
+de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres!
+Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager,
+notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à
+un point de vue purement moral.
+
+Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la
+curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive
+attention aux paroles de J.-T. Maston.
+
+«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai
+de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le
+boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus
+éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle
+se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus
+rapproché du Créateur!
+
+--Très bien! dit le major Elphiston.
+
+--En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les
+planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses
+terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne
+sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de
+l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la
+vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des
+satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la
+vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des
+chevaux les plus rapides!
+
+J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques
+en chantant cet hymne sacré du boulet.
+
+«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez
+simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-dire pesant
+vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que
+l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière,
+soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de
+translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il
+dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de
+la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait
+deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes,
+quatorze milles à la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles à
+l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640
+lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le
+mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six
+mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues). Il mettrait donc
+onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil,
+trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde
+solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos
+mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le
+lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet
+superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu
+là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre!
+
+Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T.
+Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses
+collègues.
+
+«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la
+poésie, attaquons directement la question.
+
+--Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant
+chacun une demi-douzaine de sandwiches.
+
+--Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il
+s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par
+seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce
+moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan
+pourra nous édifier à cet égard.
+
+--D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la
+guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai
+donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille
+cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale
+de cinq cents yards à la seconde.
+
+--Bien. Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad
+à ces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda le président.
+
+--La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York,
+lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles,
+avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont
+jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.
+
+--Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de
+l'est son redoutable crochet.
+
+--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la
+vitesse maximum atteinte jusqu'ici?
+
+--Oui, répondit Morgan.
+
+--Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier
+n'eût pas éclaté...
+
+--Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste
+bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit
+cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une
+autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette
+vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les
+dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il
+ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!
+
+--Pourquoi pas? demanda le major.
+
+--Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être
+assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en
+existe toutefois.
+
+--Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante
+encore.
+
+--Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major.
+
+--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne
+plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours
+jusqu'au moment où il atteindra le but.
+
+--Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la
+proposition.
+
+--Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou
+notre expérience ne produira aucun résultat.
+
+--Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des
+dimensions énormes?
+
+--Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments
+d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes
+on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et
+à ramener la Lune à quarante milles environ (-- 16 lieues). Or, à
+cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont
+parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance
+de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce
+qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir
+réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on
+puisse porter les grossissements au-delà de cette limite.
+
+--Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous
+à votre projectile un diamètre de soixante pieds?
+
+--Non pas!
+
+--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?
+
+--Parfaitement.
+
+--Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston.
+
+--Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens à
+diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la
+Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense?
+
+--Évidemment.
+
+--Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un
+télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons.
+
+--Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de
+simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir
+ainsi?
+
+--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à
+cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront
+plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.
+
+--Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf
+pieds de diamètre?
+
+--Précisément.
+
+--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston,
+qu'il sera encore d'un poids tel, que...
+
+--Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids,
+laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce
+genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas
+progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on
+obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants
+que les nôtres.
+
+--Par exemple! répliqua Morgan.
+
+--Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston.
+
+--Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à
+l'appui de ma proposition. Ainsi, au siège de Constantinople par
+Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient
+dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille.
+
+--Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros
+chiffre!
+
+--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
+Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents
+livres.
+
+--Pas possible!
+
+--Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier
+lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe,
+partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages,
+allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous.
+
+--Très bien! dit J.-T. Maston.
+
+--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des
+boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles
+d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en
+portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts
+de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science, à
+décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de
+Malte.
+
+--C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc
+employer pour le projectile?
+
+--De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.
+
+--Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain,
+c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.
+
+--N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte
+suffira.
+
+--Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est
+proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds
+de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable!
+
+--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.
+
+--Creux! ce sera donc un obus?
+
+--Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des
+échantillons de nos productions terrestres!
+
+--Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet
+plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres,
+poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver
+une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un
+poids de cinq mille livres.
+
+--Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major.
+
+--Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un
+diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au
+moins.
+
+--Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il
+ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira
+donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression
+des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit
+avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres?
+Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance
+tenante.
+
+--Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité.
+
+Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on
+vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la
+deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une
+certaine racine cubique, et dit:
+
+«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur.
+
+--Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute.
+
+--Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.
+
+--Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez
+embarrassé.
+
+--Employer un autre métal que la fonte.
+
+--Du cuivre? dit Morgan.
+
+--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous
+proposer.
+
+--Quoi donc? dit le major.
+
+--De l'aluminium, répondit Barbicane.
+
+--De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président.
+
+--Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français,
+Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir
+l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur
+de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la
+fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille
+facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque
+l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois
+plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour
+nous fournir la matière de notre projectile!
+
+--Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours
+très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.
+
+--Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de
+revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?
+
+--Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte,
+la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent
+quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tombée
+à vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf
+dollars (-- 48.75 F).
+
+--Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas
+facilement, c'est encore un prix énorme!
+
+--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.
+
+--Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan.
+
+--Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet
+de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente
+centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur
+pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent
+quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à
+dix-neuf mille deux cent cinquante livres.
+
+--Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.
+
+--Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à
+dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...
+
+--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (--
+928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes
+amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en
+réponds.
+
+--Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.
+
+--Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président.
+
+--Adopté, répondirent les trois membres du Comité.
+
+--Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu,
+puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera
+dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur
+lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.
+
+Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile
+était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la
+pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur
+donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!
+
+
+
+
+ VIII
+ --------------------
+ L'HISTOIRE DU CANON
+
+Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet
+au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un
+boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se
+demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale
+suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde
+séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.
+
+Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant
+de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan
+de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans
+préambule.
+
+«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de
+l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition
+et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des
+dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés,
+notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc
+m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne
+les crains pas!
+
+Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.
+
+«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous
+a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme:
+imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un
+obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille
+livres.
+
+--Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.
+
+--Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans
+l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces
+indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la
+force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La
+résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu
+importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles
+(-- 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards,
+le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez
+court pour que la résistance du milieu soit regardée comme
+insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire
+à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera
+en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la
+physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la
+surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90
+centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la
+Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de
+ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté
+à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement
+dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une
+demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque
+l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action
+de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force
+d'impulsion.
+
+--Voilà la difficulté, répondit le major.
+
+--La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons,
+car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la
+longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci
+n'étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc
+aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que
+nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi
+dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manœuvré.
+
+--Tout ceci est évident, répondit le général.
+
+--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes
+Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous
+allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons
+forcés d'adopter.
+
+--Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande
+un canon d'un demi-mille au moins!
+
+--Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général.
+
+--Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.
+
+--Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.
+
+--Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment
+pourquoi vous me taxez d'exagération.
+
+--Parce que vous allez trop loin!
+
+--Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs,
+sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller
+trop loin!
+
+La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.
+
+«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une
+grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des
+gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser
+certaines limites.
+
+--Parfaitement, dit le major.
+
+--Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la
+longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet,
+et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.
+
+--Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité.
+
+--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette
+proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille
+livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds
+et un poids de sept millions deux cent mille livres.
+
+--C'est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!
+
+--Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose
+de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents
+pieds.
+
+Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins
+cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club,
+fut définitivement adoptée.
+
+«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.
+
+--Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.
+
+--Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un
+affût? demanda le major.
+
+--Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.
+
+--Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet
+engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et
+enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à
+chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du
+terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera
+soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est
+l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la
+pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et
+toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion.
+
+--Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.
+
+--Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient
+ami.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un
+obusier ou un mortier?
+
+--Un canon, répliqua Morgan.
+
+--Un obusier, repartit le major.
+
+--Un mortier!» s'écria J.-T. Maston.
+
+Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
+préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net.
+
+«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad
+tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon,
+puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce
+sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un
+mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix
+degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il
+communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée
+dans ses flancs.
+
+--Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.
+
+--Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il
+rayé?
+
+--Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale
+énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des
+canons rayés que des canons à âme lisse.
+
+--C'est juste.
+
+--Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston.
+
+--Pas tout à fait encore, répliqua le président.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.
+
+--Décidons-le sans retard.
+
+--J'allais vous le proposer.
+
+Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de
+sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença.
+
+«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une
+grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur,
+indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides.
+
+--Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il
+faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas
+l'embarras du choix.
+
+--Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la
+Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent
+parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton.
+
+--Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a
+donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait
+trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il
+faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la
+fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major?
+
+--Parfaitement, répondit Elphiston.
+
+--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que
+le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des
+moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la
+fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est
+excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège
+d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt
+minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.
+
+--Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.
+
+--Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas,
+je vous en réponds.
+
+--On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T.
+Maston.
+
+--Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne
+secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents
+pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds
+d'épaisseur.
+
+--A l'instant», répondit J.-T. Maston.
+
+Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une
+merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute:
+
+«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (--68,040,000
+kg).
+
+--Et à deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il coûtera?...
+
+--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (--
+13,608,000 francs).
+
+J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air
+inquiet.
+
+«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je
+vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront
+pas!
+
+Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir
+remis au lendemain soir sa troisième séance.
+
+
+
+
+ IX
+ --------------------
+ LA QUESTION DES POUDRES
+
+Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec
+anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la
+longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre
+nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont
+l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer
+son rôle dans des proportions inaccoutumées.
+
+On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut
+inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa
+grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette
+histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre
+n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux
+grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement,
+depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges
+fusants, se sont transformés en mélanges détonants.
+
+Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la
+poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or,
+c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la
+question soumise au Comité.
+
+Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (-- 900 grammes [La
+livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre
+cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une
+température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace
+de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes
+des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que
+l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont
+comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.
+
+Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le
+lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major
+Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.
+
+«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par
+des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de
+vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en
+termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize
+livres de poudre seulement.
+
+--Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane.
+
+--Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie
+que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents
+livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de
+poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces
+faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même
+dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie.
+
+--Parfaitement, répondit le général.
+
+--Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces
+chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids
+du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un
+boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons
+ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du
+poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante.
+Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu
+de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été
+réduite à cent soixante livres seulement.
+
+--Où voulez-vous en venir? demanda le président.
+
+--Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T.
+Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera
+suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.
+
+--Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses,
+répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des
+quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur.
+Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les
+plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après
+expérience, au dixième du poids du boulet.
+
+--Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la
+quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il
+est bon de s'entendre sur sa nature.
+
+--Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa
+déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.
+
+--Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit
+par altérer l'âme des pièces.
+
+--Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un
+long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons
+aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme
+instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.
+
+--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à
+mettre le feu sur divers points à la fois.
+
+--Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus
+difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime
+ces difficultés.
+
+--Soit, répondit le général.
+
+--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une
+poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de
+saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre
+était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main,
+renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène,
+déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait
+pas sensiblement les bouches à feu.
+
+--Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à
+hésiter, et que notre choix est tout fait.
+
+--A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major
+en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son
+susceptible ami.
+
+Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il
+laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se
+contenta-t-il simplement de dire:
+
+«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?
+
+Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.
+
+«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.
+
+--Cinq cent mille, répliqua le major.
+
+--Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.
+
+Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En
+effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant
+vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille
+yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple
+proposition faite par les trois collègues.
+
+Il fut enfin rompu par le président Barbicane.
+
+«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce
+principe que la résistance de notre canon construit dans des
+conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable
+J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je
+proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.
+
+--Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa
+chaise.
+
+--Tout autant.
+
+--Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de
+longueur.
+
+--C'est évident, dit le major.
+
+--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité,
+occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de
+800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une
+contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres
+cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue
+pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante
+impulsion.
+
+Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda
+Barbicane.
+
+«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre.
+Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six
+milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?
+
+--Mais alors comment faire? demanda le général.
+
+--C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre,
+tout en lui conservant cette puissance mécanique.
+
+--Bon! mais par quel moyen?
+
+--Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane.
+
+Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.
+
+«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette
+masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous
+connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus
+élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose.
+
+--Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.
+
+--Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté
+parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre
+chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combiné
+avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance
+éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive.
+Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot,
+découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre
+Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en
+1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre
+de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique...
+
+--Ou pyroxyle, répondit Elphiston.
+
+--Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.
+
+--Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette
+découverte? s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment
+d'amour-propre national.
+
+--Pas un, malheureusement, répondit le major.
+
+--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai
+que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à
+l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux
+agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous
+dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard,
+alors étudiant en médecine à Boston.
+
+--Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le
+bruyant secrétaire du Gun-Club.
+
+--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses
+propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la
+plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant
+[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand
+d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à
+grande eau, puis séché, et voilà tout.
+
+--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.
+
+--De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse
+à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon;
+son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux
+cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut
+l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps
+de prendre feu.
+
+--Parfait, répondit le major.
+
+--Seulement il est plus coûteux.
+
+--Qu'importe? fit J.-T. Maston.
+
+--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
+supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si l'on y mêle
+les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance
+expansive est encore augmentée dans une grande proportion.
+
+--Sera-ce nécessaire? demanda le major.
+
+--Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de
+seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille
+livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq
+cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière
+n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De
+cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir
+sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son
+vol vers l'astre des nuits!
+
+A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta
+dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il
+l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe.
+
+Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses
+audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de
+résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des
+poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter.
+
+«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston.
+
+[NOTA--Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour
+l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur,
+n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude
+de deux noms.
+
+En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée
+d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion
+était connu en 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué,
+un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et
+chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande
+découverte.--J. V.]
+
+
+
+
+ X
+ --------------------
+ UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS
+
+Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres
+détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les
+discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande
+expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les
+difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train»,
+voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.
+
+Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et
+leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide
+d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du
+moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux,
+c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique.
+Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques
+dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
+comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune,
+c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs
+propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les
+détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable
+intérêt.
+
+Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout
+d'un coup surexcité par un incident.
+
+On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet
+Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si
+extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être
+l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union,
+protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence,
+à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut
+plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de
+tous les autres.
+
+Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait
+cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et
+d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait
+pris naissance.
+
+Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu.
+Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement
+entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme
+Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur
+Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait
+Philadelphie.
+
+Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre
+fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés;
+celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se
+laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans
+les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec
+un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant
+dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces
+formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable
+carapace. Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les
+_Weckausen_ [Navires de la marine américaine.] lançaient des
+projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des
+autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
+fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.
+
+Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un
+grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et
+l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un
+courant d'idées essentiellement opposé.
+
+Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait
+une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer
+des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous
+les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait
+dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable
+contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de
+Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.
+
+Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants
+auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de
+géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort
+heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de
+cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs
+amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent
+jamais.
+
+Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on
+ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste
+appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la
+cuirasse devait finir par céder au boulet.
+
+Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières
+expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se
+ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le
+forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de
+mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux
+boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut
+en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse
+médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que 1/12 du poids de
+l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques
+du meilleur métal.
+
+Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir
+rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl
+terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un
+chef-d'œuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du
+monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en
+provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix
+étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience.
+
+Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets
+les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du
+président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier
+succès.
+
+Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter
+Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa
+plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son
+refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze.
+
+«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à
+vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!
+
+Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se
+mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.
+
+Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux
+personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que
+l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir
+peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six
+milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par
+les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure
+à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à
+l'envoyer dans toutes les règles de l'art.
+
+A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les
+connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise
+l'absorbaient entièrement.
+
+Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du
+capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une
+suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment
+inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents
+pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt
+mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce
+«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition
+du poids de ses arguments.
+
+Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia
+nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire.
+Il essaya de démolir scientifiquement l'œuvre de Barbicane. Une fois
+la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et,
+à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.
+
+D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres;
+Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il
+l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique.
+Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était
+absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de
+douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que,
+même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne
+franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait
+seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse
+comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas
+à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents
+mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il
+ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie
+de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des
+imprudents spectateurs.
+
+Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son œuvre.
+
+Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son
+inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort
+dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence
+un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce
+déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile
+n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il
+retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille
+masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait
+singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille
+circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres,
+il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait
+nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon
+plaisir d'un seul.
+
+On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine
+Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte
+de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son
+aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se
+faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais
+on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
+président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la
+peine de rétorquer les arguments de son rival.
+
+Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même
+pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son
+argent. Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond
+une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion
+croissante.
+
+Il paria:
+
+ 1º Que les fonds nécessaires à l'entreprise
+ du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars
+
+ 2º Que l'opération de la fonte d'un canon
+ de neuf cents pieds était impraticable
+ et ne réussirait pas, ci.............. 2000 --
+
+ 3º Qu'il serait impossible de charger la
+ Columbiad, et que le pyroxyle prendrait
+ feu de lui-même sous la pression du
+ projectile, ci...................... 3000 --
+
+ 4º Que la Columbiad éclaterait au premier
+ coup, ci............................... 4000 --
+
+ 5º Que le boulet n'irait pas seulement
+ six milles et retomberait quelques
+ secondes après avoir été lancé, si... 5000 --
+
+On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans
+son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille
+dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].
+
+Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un
+laconisme superbe et conçu en ces termes:
+
+ _Baltimore, 18 octobre_.
+
+_Tenu_.
+
+ BARBICANE.
+
+
+
+
+ XI
+ --------------------
+ FLORIDE ET TEXAS
+
+Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir
+un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de
+l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé
+perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith;
+or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et
+28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28°
+[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste;
+l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de
+déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense
+Columbiad.
+
+Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane
+apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais,
+sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé
+la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:
+
+«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une
+véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de
+faire un grand acte de patriotisme.
+
+Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur
+voulait en venir.
+
+«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire
+de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer,
+c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du
+Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...
+
+--Brave Maston... dit le président.
+
+--Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les
+circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez
+rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes
+conditions...
+
+--Si vous voulez bien... dit Barbicane.
+
+--Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant
+J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera
+notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union.
+
+--Sans doute! répondirent quelques membres.
+
+--Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque
+au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il
+nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe
+ce vingt-huitième parallèle, c'est là un _casus belli_ légitime, et je
+demande que l'on déclare la guerre au Mexique!
+
+--Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts.
+
+--Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne
+d'entendre dans cette enceinte!
+
+--Mais écoutez donc!...
+
+--Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette
+guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.
+
+--Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je
+vous retire la parole!
+
+Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent
+à le contenir.
+
+«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être
+tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût
+laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il
+est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car
+certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du
+vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute
+la partie méridionale du Texas et des Florides.
+
+L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret
+que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la
+Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de
+la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans
+exemple entre les villes de ces deux États.
+
+Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine,
+traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu
+près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend
+l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la
+Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se
+prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
+Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait
+donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de
+ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées
+par l'Observatoire de Cambridge.
+
+La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités
+importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les
+Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en
+faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.
+
+Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus
+importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les
+cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans
+le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans
+l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron,
+formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.
+
+Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens
+arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le
+président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent
+assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de
+la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États
+tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon.
+
+On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues
+de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre,
+qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence
+et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les
+démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux
+des divers États. Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la
+_Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American
+Review_ prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les
+membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.
+
+Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait
+mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés
+pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.
+
+Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes,
+mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec
+cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une
+spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an,
+plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.
+
+A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride
+n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de
+traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de
+posséder le «vómito negro» à l'état chronique. Et il avait raison.
+
+«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_,
+on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute
+l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la
+construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe
+et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de
+minerai pur.
+
+A cela l'_American Review_ répondait que le sol de la Floride, sans
+être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et
+la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre
+argileuse.
+
+«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans
+un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la
+Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de
+Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les
+flottes du monde entier.
+
+--Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la
+donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du
+vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo,
+ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par
+laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?
+
+--Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée!
+
+--Ensablés vous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je
+suis un pays de sauvages?
+
+--Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!
+
+--Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!
+
+La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride
+essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le
+_Times_ insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine»,
+elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement
+américain»!
+
+A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le
+sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas
+été incorporés tous les deux à l'Union en 1845?
+
+--Sans doute, répondit le _Times_, mais nous appartenons aux
+Américains depuis 1820.
+
+--Je le crois bien, répliqua la _Tribune_; après avoir été Espagnols
+ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis
+pour cinq millions de dollars!
+
+--Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir?
+En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize
+millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?
+
+--C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un
+misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au
+Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui
+a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république
+fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du
+San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est
+adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique!
+
+--Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.
+
+Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position
+devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis
+dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à
+vue.
+
+Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les
+documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison.
+Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du
+sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports,
+les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux
+personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.
+
+Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand
+Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution
+qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.
+
+«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la
+Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se
+reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité
+descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout.
+Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se
+disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux
+ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride
+et pour Tampa-Town!
+
+Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils
+entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des
+provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats
+de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent.
+On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré
+mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles
+à l'heure.
+
+Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un
+dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.
+
+Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île
+resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas
+à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.
+
+«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un
+laconisme digne des temps antiques.
+
+
+
+
+ XII
+ --------------------
+ URBI ET ORBI
+
+Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois
+résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une
+somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État
+même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.
+
+Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût
+américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de
+demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois
+le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires
+de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de
+Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.
+
+Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il
+s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération
+était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et
+n'offrait aucune chance de bénéfice.
+
+Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux
+frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le
+Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et
+l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat
+avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de
+Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie,
+de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès,
+de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club;
+les autres gardèrent une prudente expectative.
+
+Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux
+autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net;
+il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories
+du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes
+promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de
+Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la
+proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie
+anglaise. Pas autre chose.
+
+En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là
+il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la
+question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient
+être appelées à souscrire un capital considérable.
+
+Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste
+empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les
+hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes
+langues, réussit beaucoup.
+
+Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de
+l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore
+street; puis on souscrivit dans les différents États des deux
+continents:
+
+A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;
+
+A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;
+
+A Paris, au Crédit mobilier;
+
+A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;
+
+A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;
+
+A Turin, chez Ardouin et Ce;
+
+A Berlin, chez Mendelssohn;
+
+A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;
+
+A Constantinople, à la Banque Ottomane;
+
+A Bruxelles, chez S. Lambert;
+
+A Madrid, chez Daniel Weisweller;
+
+A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;
+
+A Rome, chez Torlonia et Ce;
+
+A Lisbonne, chez Lecesne;
+
+A Copenhague, à la Banque privée;
+
+A Buenos Aires, à la Banque Maua;
+
+A Rio de Janeiro, même maison;
+
+A Montevideo, même maison;
+
+A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;
+
+A Mexico, chez Martin Daran et Ce;
+
+A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.
+
+Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions
+de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient
+versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil
+acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.
+
+Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique
+que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable
+empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité;
+d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.
+
+Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici
+l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club,
+après souscription close.
+
+La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent
+soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre
+cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait
+méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils
+impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux
+observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.
+
+La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune
+servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de
+vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance.
+Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils
+payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une
+somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A
+ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.
+
+L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas
+financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de
+deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui
+furent les bienvenus.
+
+Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille
+trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la
+Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il
+eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à
+Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une
+autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.
+
+La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf
+cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute
+approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires
+contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent
+les plus ardents à encourager le président Barbicane.
+
+La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement
+intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses
+années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de
+donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante
+piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et
+elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine
+pression du gouvernement de la Porte.
+
+La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un
+don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par
+habitant.
+
+La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent
+dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.],
+demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour
+cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.
+
+Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant
+neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze
+francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions
+scientifiques.
+
+La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux
+cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne
+pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné
+davantage.
+
+Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les
+poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu
+la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la
+Vénétie.
+
+Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept
+mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le
+Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille
+cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].
+
+Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six
+piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires
+qui se fondent sont toujours un peu gênés.
+
+Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse
+dans l'œuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne
+voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas
+que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir
+des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait
+peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
+aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.
+
+Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix
+réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna
+pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité
+est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est
+encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins
+instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du
+projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt
+à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à
+provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là,
+il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.
+
+Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec
+laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont
+qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que
+renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que
+l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de
+non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.
+
+A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et
+revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le
+Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie,
+eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois
+cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il
+se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:
+
+ Souscription des États-Unis.... 4,000,000 dollars
+ Souscriptions étrangères....... 1,446,675 dollars
+ -----------------
+ Total.......................... 5,446,675 dollars
+
+C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent
+soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille
+neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public
+versait dans la caisse du Gun-Club.
+
+Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux
+de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers,
+leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de
+fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le
+projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à
+peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale
+sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique
+dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois
+plus.
+
+Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près
+New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs
+canons de fonte.
+
+Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de
+Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride
+méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.
+Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre
+prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de
+cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au
+moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions,
+c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des
+ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la
+compagnie du Goldspring.
+
+Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane,
+président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de
+Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.
+
+
+
+
+ XIII
+ --------------------
+ STONE'S-HILL
+
+Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du
+Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un
+devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne
+vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural
+history of East and West Florida_, de _William's territory of
+Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East
+Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une
+fureur.
+
+Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses
+propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans
+perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de
+Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et
+traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection
+du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de
+J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
+Goldspring.
+
+Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La
+Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le
+_Tampico_, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à
+leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la
+Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.
+
+La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le
+_Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ
+deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En
+approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate,
+d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses
+riches en huîtres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie
+d'Espiritu-Santo.
+
+Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la
+rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de
+temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus
+des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond
+du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.
+
+Ce fut là que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, à sept heures du
+soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.
+
+Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu'il foula le sol
+floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte
+d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la
+terre du bout de son crochet.
+
+«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre,
+et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.
+
+Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de
+Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au
+président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le
+reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se
+déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne
+voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait
+décidément pas.
+
+Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins
+de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de
+quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane
+descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout
+d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua
+en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et
+des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de
+forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:
+
+«Monsieur, il y a les Séminoles.
+
+--Quels Séminoles?
+
+--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de
+vous faire escorte.
+
+--Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.
+
+--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.
+
+--Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention,
+et maintenant, en route!
+
+La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de
+poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait
+déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela
+fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer
+modéraient cette excessive température.
+
+Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la
+côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia.
+Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles
+au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive
+droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie
+disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne
+s'offrit seule aux regards.
+
+La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse,
+moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des
+principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre
+l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux,
+n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream,
+pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent
+incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la
+sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de
+cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent
+soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille
+quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir
+un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à
+l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement
+la configuration du sol et sa distribution particulière.
+
+La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des
+Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette
+appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à
+quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et
+le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un
+réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs;
+on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne
+s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où
+réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses
+champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées
+dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin
+ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de
+canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs
+richesses avec une insouciante prodigalité.
+
+Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du
+terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:
+
+«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier
+ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.
+
+--Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club.
+
+--Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises
+de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos
+travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec
+les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est
+considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
+profondeur.
+
+--Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant
+que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous
+rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec
+nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un
+puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a
+cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où
+le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur,
+travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au
+grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous
+irons rapidement en besogne.
+
+--Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature
+nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail
+en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre
+tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises
+au-dessus du niveau de la mer.
+
+--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous
+trouverons avant peu un emplacement convenable.
+
+--Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.
+
+--Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston.
+
+--Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi,
+la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de
+retard.
+
+--Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent
+dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes
+conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours,
+savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent
+dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux
+francs.]?
+
+--Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous
+n'aurons pas besoin de l'apprendre.
+
+Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine
+de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des
+forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une
+profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites
+de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
+d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits
+et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre
+odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde
+d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait
+plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin,
+pour être digne de ces bijoux emplumés.
+
+J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette
+opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le
+président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller
+en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même;
+sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et
+cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.
+
+Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et
+non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs
+de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son
+redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans,
+les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis
+que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.
+
+Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres
+moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes
+isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des
+troupeaux de daims effarouchés.
+
+«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la
+région des pins!
+
+--Et celle des sauvages», répondit le major.
+
+En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils
+s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux
+rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à
+détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations
+hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.
+
+Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste
+espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil
+inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large
+extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club
+toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.
+
+«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans
+le pays?
+
+--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des
+Floridiens.
+
+Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et
+commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite
+troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond
+silence.
+
+En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques
+instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:
+
+«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de
+la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien
+de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'.
+Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît
+offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions
+favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que
+s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de
+nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du
+pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers
+les espaces du monde solaire!
+
+
+
+
+ XIV
+ --------------------
+ PIOCHE ET TRUELLE
+
+Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et
+l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le _Tampico_ pour La
+Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener
+la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club
+demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en
+s'aidant des gens du pays.
+
+Huit jours après son départ, le _Tampico_ revenait dans la baie
+d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison
+avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de
+l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que
+l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes
+libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une
+main-d'œuvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au
+Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications
+considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride
+pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé
+en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que
+l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et
+l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla
+dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des
+fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
+manœuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de
+couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une
+véritable émigration.
+
+Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les
+quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui
+régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la
+population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette
+initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent
+dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence
+de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers
+la presqu'île floridienne.
+
+Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage
+apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez
+grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et
+numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons
+d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à
+Tampa-Town.
+
+On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain;
+capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les
+garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines,
+dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci
+de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant;
+seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin
+de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne
+demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir.
+
+Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il
+l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa
+conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du
+don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche
+bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions.
+Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il
+était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des
+réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les
+problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de
+Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en
+pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.
+
+Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de
+travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques
+s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son
+mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes
+cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les
+travaux commencèrent dans un ordre parfait.
+
+Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la
+nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4
+novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur
+dit:
+
+«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette
+partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant
+neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois
+et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au
+total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une
+profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé
+en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
+mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent
+cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes
+par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers
+travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace
+relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire,
+il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
+habileté.
+
+A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le
+sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus
+oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se
+relayaient par quart de journée.
+
+D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait
+point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux
+d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être
+directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne
+parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du
+Père Joseph_, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une
+époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force
+de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de
+trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le
+margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien!
+de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur
+une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il
+n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de
+l'opération.
+
+Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord
+avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la
+marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad
+serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de
+précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces
+anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.
+
+De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce
+nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction
+des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le
+forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire
+d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient
+avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre
+poids.
+
+Cette manœuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait
+atteint la partie solide du sol.
+
+Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de
+l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de
+Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.
+
+La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six
+pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent
+deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait
+servir à la confection du moule intérieur.
+
+Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à
+la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre
+pieds.
+
+Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une
+espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très
+solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le
+trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de
+maçonnerie furent commencés.
+
+Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de
+chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute
+épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre
+égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que
+reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment
+hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les
+ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se
+trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.
+
+Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la
+pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin
+de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de
+chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait
+gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins;
+le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de
+maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient
+incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre
+aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte.
+
+Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté
+extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant
+sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et
+même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute,
+et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
+mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés
+centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les
+blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la
+roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le
+tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de
+Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les
+détachements de Séminoles n'osaient plus franchir.
+
+Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur
+activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut
+peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en
+tirait avec habileté.
+
+Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée
+pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette
+profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de
+février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui
+se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des
+pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin
+de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à
+bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux.
+Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en
+partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de
+l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de
+soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs
+ouvriers.
+
+Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre,
+à le reprendre en sous-œuvre et à rétablir le rouet dans ses
+conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de
+l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un
+instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.
+
+Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et
+le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par
+Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres,
+avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la
+maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds
+d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le
+sol.
+
+Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent
+chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était
+accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité.
+
+Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
+Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il
+s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses
+travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies
+communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans
+ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales.
+
+Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences
+inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont
+impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se
+préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général
+que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les
+principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi,
+grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans
+les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne
+des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour
+leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte
+environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.
+
+
+
+
+ XV
+ --------------------
+ LA FÊTE DE LA FONTE
+
+Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les
+travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément
+avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût
+été fort surpris du spectacle offert à ses regards.
+
+A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce
+point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de
+six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une
+demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une
+longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous
+étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée
+quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T.
+Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui
+rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien
+de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait
+jamais été».
+
+On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à
+employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte
+grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux,
+facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et,
+traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les
+pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines
+à vapeur, presses hydrauliques, etc.
+
+Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement
+assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure,
+qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.
+
+Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité
+dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du
+charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était
+carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce
+silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que
+l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première
+opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait
+de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à
+expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de
+la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et
+de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de
+soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui,
+le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan,
+prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla
+la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie
+d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de
+Tampa-Town.
+
+Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de
+Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal
+se trouvait rendue à destination.
+
+On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour
+liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de
+ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de
+métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la
+fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et
+étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se
+trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que
+celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours,
+construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une
+grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle
+devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous
+un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans
+les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le
+dirigeaient vers le puits central.
+
+Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent
+terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur;
+il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un
+cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
+exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut
+composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de
+foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la
+maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait
+ainsi des parois de six pieds d'épaisseur.
+
+Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par
+des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de
+traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces
+traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui
+n'offrait aucun inconvénient.
+
+Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au
+lendemain.
+
+«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T.
+Maston à son ami Barbicane.
+
+--Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête
+publique!
+
+--Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout
+venant?
+
+--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une
+opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle
+s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut,
+mais jusque-là, non.
+
+Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers
+imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de
+parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne
+ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des
+membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le
+fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
+Elphiston, le général Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la
+fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston
+s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail;
+il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des
+machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns
+après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu
+écœurés.
+
+La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait
+été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées
+par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre
+elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans
+l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de
+sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de
+livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes
+de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau
+de fumée noire.
+
+La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont
+les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants
+ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient
+d'oxygène tous ces foyers incandescents.
+
+L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au
+signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à
+la fonte liquide et se vider entièrement.
+
+Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment
+déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion.
+Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître
+fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée.
+
+Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine,
+assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là,
+prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur.
+
+Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal
+commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à
+peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos
+pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des
+substances étrangères.
+
+Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve
+dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et
+douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en
+déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec
+un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était
+un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que
+ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée,
+volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par
+les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables
+vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en
+montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises.
+Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu
+croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et
+cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage,
+ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la
+nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces
+vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces
+trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de
+terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et
+c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un
+Niagara, de métal en fusion.
+
+
+
+
+ XVI
+ --------------------
+ LA COLUMBIAD
+
+L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de
+simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès,
+puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans
+les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de
+s'en assurer directement.
+
+En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante
+mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le
+refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse
+Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa
+chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses
+admirateurs? Il était difficile de le calculer.
+
+L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps
+à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit
+se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense
+panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait
+les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de
+Stone's-Hill.
+
+Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre.
+Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en
+approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient
+leur frein.
+
+«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à
+peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur,
+calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à
+faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher
+du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une
+mystification cruelle!
+
+On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir,
+Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde
+irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps
+seul pouvait avoir raison,--le temps, un ennemi redoutable dans les
+circonstances,--et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur
+pour des gens de guerre.
+
+Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un
+certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs
+projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur.
+Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée,
+dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à
+peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de
+calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se
+rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et,
+le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre
+place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill,
+un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore
+permis d'avoir froid aux pieds.
+
+«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de
+satisfaction.
+
+Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à
+l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le
+pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la
+terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous
+l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
+mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux
+extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur,
+et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de
+Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande
+force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du
+moule avait disparu.
+
+Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent
+installées sans retard et manœuvrèrent rapidement de puissants
+alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte.
+Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube
+était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un
+poli parfait.
+
+Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication
+Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité
+absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à
+fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était
+sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T.
+Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute
+effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds.
+Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
+heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel
+Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.
+
+Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur
+sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi
+qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci
+inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux
+mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine
+fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie.
+Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et
+cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire
+n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait
+point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la
+fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas
+résisté, lui portait un coup terrible.
+
+Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement
+ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se
+comprendra sans peine.
+
+En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des
+États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était
+prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux
+travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent
+cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un
+réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
+qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers
+neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient
+poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil
+américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection
+d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an
+l'étendue de la ville fut décuplée.
+
+On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les
+jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct
+des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux,
+des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations
+du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès
+qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le
+transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une
+activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et
+de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de
+marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes
+comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la
+ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra
+chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.
+
+Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci,
+en considération du prodigieux accroissement de sa population et de
+son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États
+méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le
+grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se
+dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie
+ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait
+en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce
+bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur
+son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la
+Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie
+dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put
+prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée
+«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait
+une éclipse totale, visible de tous les points du monde.
+
+Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre
+le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se
+virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans
+leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait
+gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un
+semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un
+vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement
+considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette
+misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les
+flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane
+partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies
+texiennes.
+
+Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue
+industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde
+d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire.
+Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la
+passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
+Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.
+
+On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération
+des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de
+tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île.
+L'Europe émigrait en Amérique.
+
+Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux
+arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup
+comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les
+fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut
+admettre personne à cette opération. De là maugréement,
+mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa
+d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut
+presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane,
+on le sait, resta inébranlable dans sa décision.
+
+Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne
+put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer
+ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics.
+Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé
+par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité
+publique.
+
+C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre
+dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le _ne
+plus ultra_ du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne
+voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de
+métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux
+spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes,
+enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au
+fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente
+fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation,
+pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les
+visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille
+dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].
+
+Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les
+membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre
+assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse
+d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major
+Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur
+Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout,
+une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de
+métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement!
+Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre
+qui supportait la Columbiad éclairée _a giorno_ par un jet de lumière
+électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du
+ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les
+meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas
+splendide servi à neuf cents pieds sous terre.
+
+Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux
+s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite,
+on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à
+Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»!
+Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube
+acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule,
+rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de cœur et de cris aux dix
+convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.
+
+J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula,
+s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En
+tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même
+le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû
+l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».
+
+
+
+
+ XVII
+ --------------------
+ UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE
+
+Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire,
+terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le
+jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui
+devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle!
+Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque
+jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un œil avide et
+passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende
+d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun
+s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes.
+
+Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
+extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint
+fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier
+sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre,
+à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis
+par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte
+américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane.
+
+Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel
+que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se
+troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.
+
+Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du
+Gun-Club:
+
+ FRANCE, PARIS.
+_30 septembre, 4 h matin.
+
+ Barbicane, Tampa, Floride,
+ États-Unis.
+
+Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai
+dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta.
+
+ MICHEL ARDAN.
+
+
+
+
+ XVIII
+ --------------------
+ LE PASSAGER DE L'«ATLANTA
+
+Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
+électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe
+cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens,
+américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du
+télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il se
+serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son
+œuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
+Français surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez
+audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage? Et si
+cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans
+un cabanon et non dans un boulet?
+
+Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont
+peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait
+déjà les divers États de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune
+raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à
+Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou
+moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le
+texte laconique.
+
+«Pas possible!--C'est invraisemblable!--Pure plaisanterie!--On s'est
+moqué de nous!--Ridicule!--Absurde!» Toute la série des expressions qui
+servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la sottise, la folie, se
+déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités
+en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules
+ou éclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston
+eut un mot superbe.
+
+«C'est une idée, cela! s'écria-t-il.
+
+--Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir
+des idées comme celle-là, c'est à la condition de ne pas même songer à
+les mettre à exécution.
+
+--Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt
+à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.
+
+Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de
+Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient,
+s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,--un mythe,
+un individu chimérique,--mais J.-T. Maston, qui avait pu croire à
+l'existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa
+d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise
+naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un
+être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de
+tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste,
+une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les
+Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage
+familier, un «humbug [Mystification.]»!
+
+Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut
+affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère
+habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers
+des prôneurs, des adeptes, des partisans.
+
+Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées
+nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela
+dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n'avait pas songé à
+cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté
+même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain
+a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
+jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer
+ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait
+être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de
+troubler toute une population par ses billevesées ridicules.
+
+Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question!
+Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique! Il
+appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses.
+Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique,
+cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris
+passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces
+circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de
+vraisemblance. Il fallait en avoir le cœur net. Bientôt les
+individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent
+sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de
+l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule
+compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.
+
+Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il
+avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester
+ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre
+les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit
+d'un œil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
+fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent à
+paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent,
+tous les ennuis de la célébrité.
+
+Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole,
+lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans
+la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour
+l'Amérique, oui ou non?
+
+--Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.
+
+--Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes.
+
+--Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président.
+
+--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier,
+reprit l'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi
+que le demande le télégramme?
+
+--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi
+s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra
+bien compléter ses renseignements.
+
+--Au télégraphe! au télégraphe!» s'écria la foule.
+
+Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se
+dirigea vers les bureaux de l'administration.
+
+Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des
+courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux
+questions suivantes:
+
+«Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?--Quand a-t-il quitté
+l'Europe?--Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan?
+
+Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une
+précision qui ne laissait plus place au moindre doute.
+
+«Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2
+octobre,--faisant voile pour Tampa-Town,--ayant à son bord un Français,
+porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.
+
+A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président
+brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et
+on l'entendit murmurer:
+
+«C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dans
+quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!...
+Jamais je ne consentirai...
+
+Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co.,
+en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile.
+
+Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière;
+comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce
+que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la
+nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du
+vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun
+vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
+secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession
+fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique;
+montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux
+arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant
+affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'_Atlanta_,
+les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie
+d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les
+packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes
+dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en
+quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des
+tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des
+forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité.
+
+Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de
+Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon. Deux heures plus
+tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de
+reconnaissance. Aussitôt le nom de l'_Atlanta_ fut expédié à
+Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade
+d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade
+Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.
+
+L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents
+embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer était pris
+d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une
+voix dont il voulait en vain contenir l'émotion:
+
+«Michel Ardan! s'écria-t-il.
+
+--Présent!» répondit un individu monté sur la dunette.
+
+Barbicane, les bras croisés, l'œil interrogateur, la bouche muette,
+regarda fixement le passager de l'_Atlanta_.
+
+C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà,
+comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa
+tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une
+chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face
+courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme
+les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés
+en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope,
+complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était
+d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut,
+intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche.
+Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues
+jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une
+allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti,
+«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à
+l'art métallurgique.
+
+Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine
+sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes
+indiscutables de la combativité, c'est-à-dire du courage dans le
+danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la
+bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains
+tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en
+revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et
+d'acquérir, manquaient absolument.
+
+Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient
+de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son
+pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan
+se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de
+chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses
+manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles
+s'échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort
+des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid,--pas
+même aux yeux.
+
+D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait,
+venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme
+disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant
+ses ongles avec une avidité nerveuse. C'était un de ces originaux que
+le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise
+aussitôt le moule.
+
+En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large
+champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans
+une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore
+dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine
+de son œil avec des dimensions démesurées; de là une association
+d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et
+les hommes.
+
+C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un
+garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais
+s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux
+de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il
+avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en
+pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet sûr, et il
+aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.
+
+Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme
+Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens,
+disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la
+partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et
+merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un
+Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des
+ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien,
+il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses
+vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire
+casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par
+retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau
+dont les enfants s'amusent.
+
+En deux mots, sa devise était: _Quand même!_ et l'amour de
+l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la
+belle expression de Pope.
+
+Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de
+ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua
+souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un
+tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il
+faisait autant de coups de cœur que de coups de tête; secourable,
+chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel
+ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.
+
+En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage
+brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par
+les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas
+dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de
+ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable
+collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés,
+blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa
+trouée dans la foule.
+
+Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté.
+C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à
+laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies
+entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si
+imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui
+prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par
+ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se
+douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.
+
+Tel était ce passager de l'_Atlanta_, toujours agité, toujours
+bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce
+qu'il venait faire en Amérique--il n'y pensait même pas--, mais par
+l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent
+un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le
+Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis,
+audacieux à leur manière.
+
+La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en
+présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite
+interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris
+devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes
+tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier
+de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
+réfugier dans sa cabine.
+
+Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.
+
+«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent
+seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.
+
+--Oui, répondit le président du Gun-Club.
+
+--Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien?
+Allons tant mieux! tant mieux!
+
+--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé
+à partir?
+
+--Absolument décidé.
+
+--Rien ne vous arrêtera?
+
+--Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma
+dépêche?
+
+--J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de
+nouveau, vous avez bien réfléchi?...
+
+--Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion
+d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il
+me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.
+
+Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de
+voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si
+parfaite absence d'inquiétudes.
+
+«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?
+
+--Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire
+une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à
+tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des
+redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues,
+toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et
+demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux
+objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les
+attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?
+
+--Cela me va», répondit Barbicane.
+
+Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la
+proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des
+trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute
+difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le
+héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne
+voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passèrent la nuit à
+bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la
+lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en
+arracher.
+
+«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous
+ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!
+
+Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il
+rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où
+la cloche du steamer sonna le quart de minuit.
+
+Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement
+la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.
+
+
+
+
+ XIX
+ --------------------
+ UN MEETING
+
+Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience
+publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer
+une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes
+pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit
+nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer
+d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser
+son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La
+nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions
+colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion
+projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.
+
+Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en
+quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil;
+les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange,
+en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction
+d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur
+la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent
+mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures
+une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De
+cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre;
+un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il
+ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas
+le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.
+
+A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des
+principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président
+Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le
+Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une
+estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de
+chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait
+pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs
+qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la
+main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et
+s'exprima fort correctement en ces termes:
+
+«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos
+moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont
+paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne
+comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que
+cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi
+avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de
+l'auteur.
+
+Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent
+leur contentement par un immense murmure de satisfaction.
+
+«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est
+interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas,
+vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il
+ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose
+simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de
+partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et
+quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du
+progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un
+beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
+patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le
+projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes
+ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la
+main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de
+vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée
+est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en
+rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation
+autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici
+quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de
+m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très
+familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.
+
+La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté.
+L'orateur reprit son discours:
+
+«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis
+obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement
+ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi
+savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à
+l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent
+cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
+vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus,
+trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille
+cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans
+leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés,
+notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle
+ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi
+s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque
+jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou
+l'électricité seront probablement les agents mécaniques?
+
+Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.
+
+«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits
+bornés--c'est le qualificatif qui leur convient--, l'humanité serait
+renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et
+condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les
+espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux
+planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New
+York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera
+bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un
+mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.
+
+L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un
+peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le
+comprendre.
+
+«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un
+aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps
+il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents
+jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre
+cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour
+de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
+dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence.
+Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route!
+Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il
+faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que
+diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze
+cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que
+peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par
+kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard,
+n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept
+millions, il resterait en route!
+
+Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée;
+d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu
+avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit
+avec une admirable assurance:
+
+«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien
+encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer
+l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération
+éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le
+milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette
+question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez!
+Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à
+cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards,
+Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept
+mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les
+autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de
+milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui
+sépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette
+distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous
+ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à
+Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple!
+Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes
+qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace
+existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du
+métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le
+droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera
+tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!
+
+--Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée
+électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse
+de ses conceptions.
+
+--Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la
+distance n'existe pas!
+
+Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps
+qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade
+sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita
+une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas
+un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son
+cours.
+
+«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
+maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que
+j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et
+il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi
+qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son
+satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un
+esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on
+établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se
+fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni
+choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le
+but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour
+parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la
+Terre aura visité la Lune!
+
+--Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même
+les moins convaincus.
+
+--Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.
+
+Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut
+accueilli par d'unanimes applaudissements.
+
+«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque
+question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme
+comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.
+
+Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait
+de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces
+théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa
+vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc
+l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût
+moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole,
+et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
+planètes fussent habitées.
+
+«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président,
+répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des
+hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de
+Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour
+l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie
+naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien
+d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une
+autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont
+habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.
+
+--Très bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont
+l'opinion avait force de loi pour les derniers.
+
+--On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le
+président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les
+mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part.
+
+--Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.
+
+--Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre
+l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que
+les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que
+des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les
+autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.
+
+--Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître
+personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui
+répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la
+combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont
+l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je
+dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les
+planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes
+éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et
+rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés
+comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après
+beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre
+des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
+d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux
+autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez
+difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent
+dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être
+écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers
+insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la
+fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de
+l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une
+diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non
+moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais
+chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment
+formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces
+indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'à
+des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach,
+elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j'étais
+théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant
+saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les
+mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni
+naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des
+grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne
+sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je
+vais y voir!
+
+L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres
+arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de
+la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le
+silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le
+triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:
+
+«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à
+peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours
+public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une
+autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la
+laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux
+gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut
+répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est
+le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait
+dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus,
+Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est
+point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu
+confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là
+l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des
+saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud
+ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète
+aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la
+surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu incliné
+[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3°
+5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y
+a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la
+zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui
+lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la
+température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de
+Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze
+ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices
+et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
+monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus
+savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y
+sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que
+manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de
+chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.
+
+--Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts,
+inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!
+
+Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont
+l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable
+que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts
+d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le
+dire--car c'est la vérité--, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris,
+et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par
+Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de
+soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui,
+voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.
+
+Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la
+discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps,
+bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la
+proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du
+Gun-Club.
+
+
+
+
+ XX
+ --------------------
+ ATTAQUE ET RIPOSTE
+
+Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot
+de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand
+l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une
+voix forte et sévère:
+
+«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie,
+voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et
+discuter la partie pratique de son expédition?
+
+Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi.
+C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe
+taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur
+des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu
+gagné le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'œil
+brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting.
+Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir
+des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure
+désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant
+attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et
+précis, puis il ajouta:
+
+«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.
+
+--Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion
+s'est égarée. Revenons à la Lune.
+
+--Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est
+habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup
+sûr, vivent sans respirer, car--je vous en préviens dans votre
+intérêt--il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la
+Lune.
+
+A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que
+la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question.
+Il le regarda fixement à son tour, et dit:
+
+«Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous
+plaît?
+
+--Les savants.
+
+--Vraiment?
+
+--Vraiment.
+
+--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une
+profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain
+pour les savants qui ne savent pas.
+
+--Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?
+
+--Particulièrement. En France, il y en a
+un qui soutient que «mathématiquement»
+l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les
+théories démontrent que le poisson n'est pas
+fait pour vivre dans l'eau.
+
+--Il ne s'agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer à
+l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.
+
+--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui,
+d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!
+
+--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne
+les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.
+
+--Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours
+brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai,
+mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.
+
+--Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de
+mauvaise humeur.
+
+--Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la
+Lune!
+
+Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait
+si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le
+connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une
+discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une
+certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement
+inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention
+sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.
+
+«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont
+nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère
+autour de la Lune. Je dirai même _a priori_ que, si cette atmosphère
+a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime
+mieux vous opposer des faits irrécusables.
+
+--Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie
+parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!
+
+--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
+traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne
+droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh
+bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs
+rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre
+déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette
+conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une
+atmosphère.
+
+On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les
+conséquences en étaient rigoureuses.
+
+«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour
+ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y
+répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une
+valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune
+parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi,
+mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la
+surface de la Lune.
+
+--Des volcans éteints, oui; enflammés, non.
+
+--Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la
+logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine
+période!
+
+--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes
+l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne
+prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.
+
+--Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre
+d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous
+préviens que je vais mettre des noms en avant.
+
+--Mettez.
+
+--Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant
+l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature
+bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent
+attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère
+de la Lune.
+
+--En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont
+pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres,
+tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère.
+Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que
+je réponds avec eux.
+
+--Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte.
+Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points
+lumineux à la surface de la Lune?
+
+--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points
+lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la
+nécessité d'une atmosphère lunaire.
+
+--Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je
+vois que vous êtes très fort en sélénographie.
+
+--Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
+observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM.
+Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa
+surface.
+
+Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des
+arguments de ce singulier personnage.
+
+«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et
+arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome
+français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860,
+constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et
+tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation
+des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas
+d'autre explication possible.
+
+--Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.
+
+--Absolument certain!
+
+Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont
+l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer
+vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc
+bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon
+absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune;
+cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais
+aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.
+
+--Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui
+n'en voulait pas démordre.
+
+--Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur
+quelques centaines de pieds.
+
+--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet
+air sera terriblement raréfié.
+
+--Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme
+seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser
+de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!
+
+Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux
+interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant
+avec fierté.
+
+«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes
+d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés
+d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une
+conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon
+aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
+observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et
+s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il
+y en ait beaucoup sur la face opposée.
+
+--Et pour quelle raison?
+
+--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris
+la forme d'un œuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette
+conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est
+situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les
+masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre
+satellite aux premiers jours de sa création.
+
+--Pures fantaisies! s'écria l'inconnu.
+
+--Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la
+mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle
+donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si
+la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface
+de la Lune?
+
+Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition.
+L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait
+plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme
+la grêle.
+
+«Assez! assez! disaient les uns.
+
+--Chassez cet intrus! répétaient les autres.
+
+--A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.
+
+Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait
+passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel
+Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour
+abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.
+
+«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus
+gracieux.
+
+--Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt,
+non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous
+soyez...
+
+--Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé
+un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner
+en route à la façon des écureuils?
+
+--Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au
+départ!
+
+--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
+véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion
+du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront
+pas à la résoudre!
+
+--Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en
+traversant les couches d'air?
+
+--Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi
+l'atmosphère!
+
+--Mais des vivres? de l'eau?
+
+--J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée
+durera quatre jours!
+
+--Mais de l'air pour respirer en route?
+
+--J'en ferai par des procédés chimiques.
+
+--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?
+
+--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque
+la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.
+
+--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!
+
+--Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées
+convenablement disposées et enflammées en temps utile?
+
+--Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues,
+tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre
+faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune,
+comment reviendrez-vous?
+
+--Je ne reviendrai pas!
+
+A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité,
+l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que
+n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour
+protester une dernière fois.
+
+«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui
+n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!
+
+--Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez
+d'une façon fort agréable.
+
+--Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne
+sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse!
+Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous
+qu'il faut s'en prendre!
+
+--Oh! ne vous gênez pas!
+
+--Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!
+
+--Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix
+impérieuse.
+
+--L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que
+ridicule!
+
+L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de
+l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler
+sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si
+outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à
+l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé
+de lui.
+
+L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le
+président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du
+triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans
+cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette
+manifestation l'appui de ses épaules.
+
+Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la
+place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte?
+Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras
+croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.
+
+Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes
+demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.
+
+Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité
+pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec
+un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade
+semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des
+flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne
+bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
+Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux
+dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à
+l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement
+dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous
+ses fenêtres.
+
+Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre
+le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.
+
+Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.
+
+«Venez!» dit-il d'une voix brève.
+
+Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent
+seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.
+
+Là, ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.
+
+«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.
+
+--Le capitaine Nicholl.
+
+--Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur
+mon chemin...
+
+--Je suis venu m'y mettre!
+
+--Vous m'avez insulté!
+
+--Publiquement.
+
+--Et vous me rendrez raison de cette insulte.
+
+--A l'instant.
+
+--Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un
+bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le
+connaissez?
+
+--Je le connais.
+
+--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un
+côté?...
+
+--Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.
+
+--Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.
+
+--Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl.
+
+Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le
+capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu
+de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les
+moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce
+difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du
+meeting.
+
+
+
+
+ XXI
+ --------------------
+ COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE
+
+Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le
+président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel
+chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait
+des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une
+expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la
+dureté avec des tables de marbre ou de granit.
+
+Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les
+serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une
+couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent
+vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa
+porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De
+formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop
+matinal.
+
+«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!
+
+Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment
+posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle
+allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du
+Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas
+entrée avec moins de cérémonie.
+
+«Hier soir, s'écria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre président a été
+insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son
+adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent
+ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de
+Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il
+faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir
+assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel
+Ardan!
+
+Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à
+l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de
+deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les
+faubourgs de Tampa-Town.
+
+Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de
+la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de
+Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date,
+pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le
+capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il
+s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et
+qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps
+cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.
+
+Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant
+lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se
+guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme
+des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
+qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur
+intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces,
+leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas
+peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font
+souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier,
+ils se relancent pendant des heures entières.
+
+«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son
+compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en
+scène.
+
+--Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais
+hâtons-nous.
+
+Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine
+encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks,
+couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et
+demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière
+depuis une demi-heure.
+
+Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres
+abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant:
+
+«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane,
+le président... mon meilleur ami?...
+
+Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président
+devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de
+le comprendre.
+
+«Un chasseur, dit alors Ardan.
+
+--Un chasseur? oui, répondit le bushman.
+
+--Il y a longtemps?
+
+--Une heure à peu près.
+
+--Trop tard! s'écria Maston.
+
+--Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.
+
+--Non.
+
+--Pas un seul?
+
+--Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!
+
+--Que faire? dit Maston.
+
+--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est
+pas destinée.
+
+--Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
+méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans
+la tête de Barbicane.
+
+--En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.
+
+Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le
+taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de
+sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de
+magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un
+inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin.
+Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant
+silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au
+milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou
+les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et
+attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux
+traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le
+bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient
+en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien
+eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.
+
+Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons
+s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.
+
+«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme
+Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué
+de manœuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en
+avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que
+le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!
+
+--Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous
+bois, nous aurions entendu!...
+
+--Et si nous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec un accent
+de désespoir.
+
+Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent
+leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands
+cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni
+l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses
+volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les
+branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à
+travers les taillis.
+
+Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande
+partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des
+combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan
+allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance
+inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.
+
+«Chut! fit-il. Quelqu'un là-bas!
+
+--Quelqu'un? répondit Michel Ardan.
+
+--Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses
+mains. Que fait-il donc?
+
+--Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse
+servait fort mal en pareille circonstance.
+
+--Oui! oui! Il se retourne, répondit Maston.
+
+--Et c'est?...
+
+--Le capitaine Nicholl!
+
+--Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement
+de cœur.
+
+Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son
+adversaire?
+
+«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.
+
+Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils
+s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils
+s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa
+vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.
+
+Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers
+gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes
+enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur
+qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain,
+mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme
+un œuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au
+moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et
+chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi
+redoutable venait le menacer à son tour.
+
+En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les
+dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement
+possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée.
+Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit
+joyeusement de l'aile et disparut.
+
+Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il
+entendit ces paroles prononcées d'une voix émue:
+
+«Vous êtes un brave homme, vous!
+
+Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les
+tons:
+
+«Et un aimable homme!
+
+--Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici,
+monsieur?
+
+--Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou
+d'être tué par lui.
+
+--Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures
+sans le trouver! Où se cache-t-il?...
+
+--Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours
+respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant,
+nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas
+amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous
+chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan
+qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.
+
+--Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il
+y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous...
+
+--Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens
+comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous
+battrez pas.
+
+--Je me battrai, monsieur!
+
+--Point.
+
+--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cœur, je suis
+l'ami du président, son _alter ego_, un autre lui-même; si vous voulez
+absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même
+chose.
+
+--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive,
+ces plaisanteries...
+
+--L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je
+comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni
+lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl,
+car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils
+s'empresseront de l'accepter.
+
+--Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.
+
+--Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence
+de Barbicane.
+
+--Cherchons-le donc», s'écria le capitaine.
+
+Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après
+avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas
+saccadé, sans mot dire.
+
+Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston
+se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement
+Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
+malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie
+au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir
+la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le
+capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain.
+
+Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa
+apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.
+
+«C'est lui!» fit Maston.
+
+Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du
+capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en
+criant:
+
+«Barbicane! Barbicane!
+
+Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il
+allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de
+surprise.
+
+Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures
+géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à
+terre.
+
+Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et
+sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.
+
+Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le
+considéra d'un œil étonné.
+
+«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai
+trouvé!
+
+--Quoi?
+
+--Mon moyen!
+
+--Quel moyen?
+
+--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile!
+
+--Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'œil.
+
+--Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston!
+s'écria Barbicane, vous aussi!
+
+--Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en
+même temps le digne capitaine Nicholl!
+
+--Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon,
+capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt...
+
+Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de
+s'interpeller.
+
+«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se
+soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer
+l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus
+rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des
+problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que
+cette haine n'est dangereuse pour personne.
+
+Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine.
+
+«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme
+vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de
+carabine?
+
+Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si
+inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance
+garder l'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il
+résolut de brusquer la réconciliation.
+
+«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son
+meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas
+autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et
+puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la
+proposition que je vais vous faire.
+
+--Parlez, dit Nicholl.
+
+--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.
+
+--Oui, certes, répliqua le président.
+
+--Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.
+
+--J'en suis certain, s'écria le capitaine.
+
+--Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre
+d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez
+voir si nous resterons en route.
+
+--Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.
+
+Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux
+l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane
+attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du
+président.
+
+«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a
+plus de contrecoup à craindre!
+
+--Accepté!» s'écria Barbicane.
+
+Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en
+même temps que lui.
+
+«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en
+tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est
+arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française.
+Allons déjeuner.
+
+
+
+
+ XXII
+ --------------------
+ LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS
+
+Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du
+capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier
+dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque
+Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté,
+l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent
+lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher
+d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel
+Ardan.
+
+On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un
+individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la
+voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de
+la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas
+ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais
+toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas
+un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de cœur! _Ex pluribus
+unum_, suivant la devise des États-Unis.
+
+A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des
+députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans
+fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de
+mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur
+les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne
+s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il
+faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut
+porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès
+le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété
+spirituelle et charmante.
+
+Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des
+«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur
+conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens,
+assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à
+retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux
+prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel
+Ardan. Celui-ci se prêta de bon cœur à leur innocente manie et se
+chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.
+
+«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et
+folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus
+illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et
+très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande
+exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune
+les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les
+maladies?
+
+--Peu, répondit le président du Gun-Club.
+
+--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des
+faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les
+personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une
+éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la
+Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre.
+Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399,
+soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le
+mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies
+nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un
+enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition.
+Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles
+s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la
+pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur
+les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à
+prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les
+maladies terrestres.
+
+--Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.
+
+--Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse
+qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C'est peut-être
+parce que ça n'est pas vrai!
+
+Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des
+corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de
+succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le
+promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer
+comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya
+promener lui-même.
+
+Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses
+portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place
+d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes
+dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions
+microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros
+dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de
+face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze
+cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se
+débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses
+cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire
+fortune!
+
+Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire.
+Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec
+l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait,
+surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant
+l'habitude, car il était riche de ce côté.
+
+Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel
+nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la
+fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout,
+celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et
+jour devant ses photographies.
+
+Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il
+leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes
+sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son
+intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y
+transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa
+donc.
+
+«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève,
+merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!...
+
+Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe,
+il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui
+devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique,
+depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_.
+Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs
+qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne
+tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la
+Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce
+gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des
+nuits.
+
+«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est
+déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins
+qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez
+pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne
+vous croirais pas!
+
+Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand
+le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la
+proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de
+faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage.
+Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
+pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston,
+désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et
+fit valoir des arguments _ad hominem_.
+
+«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes
+paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop
+incomplet pour te présenter dans la Lune!
+
+--Incomplet! s'écria le vaillant invalide.
+
+--Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des
+habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée
+de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre,
+leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se
+manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait
+nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents
+millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à
+la porte!
+
+--Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez
+aussi incomplets que moi!
+
+--Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en
+morceaux!
+
+En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait
+donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes
+espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de
+contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier
+de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On
+l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe
+retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait
+que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée.
+Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette
+curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de
+ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures.
+C'était un véritable nid soigneusement ouaté.
+
+«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en
+regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure.
+
+Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à
+vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant
+au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait
+particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu
+sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.
+
+Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe
+placée dans la pièce. On fit feu.
+
+Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit
+majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds
+environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des
+flots.
+
+Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa
+chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et
+attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement
+hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment
+où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le
+couvercle de leur prison.
+
+Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et
+ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à
+comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança
+au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de
+revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha.
+Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat
+avait mangé son compagnon de voyage.
+
+J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et
+se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.
+
+Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute
+crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore
+perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets
+de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'à partir.
+
+Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de
+l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.
+
+A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette,
+le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis
+d'Amérique.
+
+
+
+
+ XXIII
+ --------------------
+ LE WAGON-PROJECTILE
+
+Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta
+immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à
+transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne
+n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan
+demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du
+Comité.
+
+Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du
+projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en
+quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide
+absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le
+boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais,
+dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre
+affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des
+écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant
+autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans
+doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu
+convenables.
+
+De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co.
+d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le
+projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié
+immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il
+arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan,
+Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce
+«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler
+à la découverte d'un nouveau monde.
+
+Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit
+métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel
+des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium
+en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé
+comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux
+rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de
+son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses
+tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age
+suspendaient à l'angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des
+meurtrières et une girouette.
+
+«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme
+d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons
+là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie,
+on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y
+en a dans la Lune!
+
+--Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.
+
+--Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en
+artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus
+effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une
+touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple,
+une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et
+la gueule ouverte...
+
+--A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible
+aux beautés de l'art.
+
+--A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je
+crains bien que tu ne le comprennes jamais!
+
+--Dis toujours, mon brave compagnon.
+
+--Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce
+que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on
+appelle _Le Chariot de l'Enfant_?
+
+--Pas même de nom, répondit Barbicane.
+
+--Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans
+cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une
+maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une
+fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami
+Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que
+tu aurais condamné ce voleur-là?
+
+--Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la
+circonstance aggravante d'effraction.
+
+--Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne
+pourras jamais me comprendre!
+
+--Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste.
+
+--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre
+wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon
+aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la
+Terre!
+
+--A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta
+fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.
+
+Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait
+songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les
+effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.
+
+Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait
+assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade
+dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande
+difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait
+demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.
+
+Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une
+couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement
+étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du
+projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient
+place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons
+horizontales que le choc au départ devait briser successivement.
+Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute,
+s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du
+projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni
+lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot
+inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans
+doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après
+le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc
+devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande
+puissance.
+
+Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre
+pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais
+la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant
+Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc
+devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
+projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.
+
+Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon
+il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce
+travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison
+Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et
+l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser
+facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les
+supportait au moment du départ.
+
+Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues
+d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur
+acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux
+d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même
+soupçonner leur existence.
+
+Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier
+choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel
+Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».
+
+Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze
+pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un
+peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie
+inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés
+par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans
+les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours
+plus épais.
+
+On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture
+ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des
+chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une
+plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de
+pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur
+prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.
+
+Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne
+fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre
+hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans
+la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure
+et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc
+à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils
+abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces
+constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre
+les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était
+facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De
+cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
+s'échapper, et les observations devenaient possibles.
+
+Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la
+plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins
+intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.
+
+Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau
+et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même
+se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un
+récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il
+suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
+éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne
+manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De
+plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre
+à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile
+un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du
+reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
+trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface
+de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur,
+ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils
+n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des
+États-Unis.
+
+La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la
+question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le
+projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des
+voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ
+tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux
+compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer,
+par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou,
+en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du
+projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM.
+Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du
+meeting.
+
+On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties
+d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se
+passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple.
+L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la
+vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq
+pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal
+d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du
+sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos,
+et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par
+l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère.
+
+La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé
+intact, 1º refaire l'oxygène absorbé; 2º détruire l'acide carbonique
+expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la
+potasse caustique.
+
+Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de
+paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à
+quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et
+l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres
+de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la
+quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà
+pour refaire l'oxygène.
+
+Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide
+carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en
+empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber
+l'acide carbonique.
+
+En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié
+toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM.
+Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le
+dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_. Quelle
+que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des
+hommes la supporteraient.
+
+Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave
+question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité
+de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai
+avant le départ. Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé
+énergiquement par J.-T. Maston.
+
+«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins
+que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.
+
+Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses
+vœux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse
+caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours;
+puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du
+matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison
+avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
+dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant
+cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des
+parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver
+au-dehors.
+
+Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis
+de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils
+furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait
+un hurrah formidable.
+
+Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une
+attitude triomphante. Il avait engraissé!
+
+
+
+
+ XXIV
+ --------------------
+ LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES
+
+Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le
+président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des
+sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique.
+Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour
+rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf
+pieds de largeur.
+
+Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il
+est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte
+à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à
+son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à
+laquelle s'applique l'œil de l'observateur. Les rayons émanant de
+l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par
+réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point où
+les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette
+image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme
+ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque
+extrémité par l'objectif et l'oculaire.
+
+Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité
+supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent
+librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire
+convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir
+qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image
+produite.
+
+Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et
+dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné
+aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la
+difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la
+confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de
+miroirs métalliques.
+
+Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces
+instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des
+résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les
+astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.
+Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et
+s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de
+jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors.
+Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on
+citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont
+l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centimètres de largeur [Elle a
+coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien
+français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin
+la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a
+dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).
+
+Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance
+remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par
+Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large
+de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de
+six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le
+parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son
+tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six
+pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une
+longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de
+foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire
+de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube.
+L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur,
+tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif
+le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments
+étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer
+deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six
+mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense
+construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à
+la manœuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.
+
+Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements
+obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un
+grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf
+milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets
+ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient
+très allongés.
+
+Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds
+et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (-- 2
+lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de
+quarante-huit mille fois.
+
+Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne
+devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc
+les difficultés matérielles.
+
+Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les
+lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité
+d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus
+considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les
+lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le
+miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut
+donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse
+plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces
+vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps
+considérable, qui se mesure par années.
+
+Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes,
+avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la
+lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le
+télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de
+plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux
+perdent une grande partie de leur intensité en traversant
+l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des
+plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des
+couches aériennes.
+
+Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe
+placée à l'œil de l'observateur, produit le grossissement, et
+l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont
+le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus
+grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser
+singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse.
+Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération
+très délicate.
+
+Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de
+France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très
+facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le
+miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un
+morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite
+avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont
+excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.
+
+De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour
+ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image
+des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se
+former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi
+l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se
+hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait
+dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer
+le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne
+subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un
+moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins
+affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux
+dans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés
+«front view telescope».].
+
+Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs
+du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau
+réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et
+son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un
+pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de
+dix mille pieds (-- 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke
+proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins
+l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes
+difficultés.
+
+Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il
+s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne
+sont pas nombreuses dans les États.
+
+En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux
+chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique
+Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves»,
+s'ils admettaient une royauté quelconque.
+
+A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le
+New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est
+fort modeste.
+
+A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense
+chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale
+de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit
+l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux
+rivages de la mer polaire.
+
+Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les
+regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En
+effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds,
+tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent
+trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
+vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la
+mer.
+
+Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que
+la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se
+contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut
+dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.
+
+Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains
+eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils
+accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un
+véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de
+lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les
+vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente
+mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus
+de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies
+désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des
+centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles
+chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble.
+Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en
+triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les
+derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur
+dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il
+était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux
+permettait de le manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et
+de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à
+travers l'espace.
+
+Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent
+mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les
+observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète.
+Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui
+grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des
+populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs,
+des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les
+points de son disque la nature volcanique de la Lune put être
+déterminée avec une précision absolue.
+
+Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au
+Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa
+puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées
+jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre
+d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de
+Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la
+forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse
+n'avait jamais pu réduire.
+
+
+
+
+ XXV
+ --------------------
+ DERNIERS DÉTAILS
+
+On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix
+jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne
+fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions
+infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait
+engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la
+Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de
+fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la
+manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait
+de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment
+explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.
+
+Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la
+légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre
+fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais
+Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer au port; il
+choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux,
+il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et
+de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de
+succès.
+
+Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte
+de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons
+parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient
+été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit
+cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles
+artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et
+arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette
+façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la
+fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé
+par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à
+l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de
+grues manœuvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait été
+écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde.
+C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre
+les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de
+préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans
+le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour
+artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient
+rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen
+d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle
+électrique au centre de chacune d'elles.
+
+En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué
+à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière
+isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à
+la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient
+l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents
+du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au
+sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une
+longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en
+passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du
+doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément
+rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il
+va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier
+moment.
+
+Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de
+la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de
+tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président
+Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill;
+chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns,
+poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des
+balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs
+quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la
+chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de
+cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche,
+car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des
+palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les
+caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
+lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les
+imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du
+Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide
+fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.
+
+Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le
+chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine
+Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile
+dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.
+
+Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au
+voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils
+étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel
+Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux
+voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait
+emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais
+Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire.
+
+Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le
+coffre aux instruments.
+
+Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet,
+et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils
+emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa
+selenographica_, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit
+pour un véritable chef-d'œuvre d'observation et de patience. Elle
+reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de
+cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées,
+cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions
+exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts
+Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale
+du disque, jusqu'à la _Mare frigoris_, qui s'étend dans les régions
+circumpolaires du Nord.
+
+C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils
+pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied.
+
+Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à
+système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en
+très grande quantité.
+
+«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou
+bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il
+faut donc prendre ses précautions.
+
+Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés
+de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables,
+sans parler des vêtements convenables à toutes les températures,
+depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone
+torride.
+
+Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain
+nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne
+voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les
+tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.
+
+«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœuf ou
+vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient
+d'une grande utilité.
+
+--J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club,
+mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la
+capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du
+possible.
+
+Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs
+se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse
+appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force
+prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent
+mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laissé faire
+Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les
+y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent
+soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du
+projectile.
+
+Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir
+le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile.
+Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais
+il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent
+en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple
+volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient
+une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très
+variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille
+expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant
+s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
+deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations
+des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une
+certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il
+eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne
+trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait
+aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé
+à partir.
+
+«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas
+complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront
+soin de ne pas nous oublier.
+
+--Non, certes, répondit J.-T. Maston.
+
+--Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl.
+
+--Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne
+sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se
+présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée,
+c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous
+envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?
+
+--Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée;
+voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous
+oublierons pas!
+
+--J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des
+nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits
+si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la
+Terre!
+
+Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec
+son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à
+sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile,
+d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon
+mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois
+voyageurs dans leur expédition lunaire.
+
+Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile,
+l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et
+le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de
+potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards
+imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler
+l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un
+appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se
+chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier
+d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait
+plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs,
+pleine de difficultés et de périls.
+
+L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là, des grues
+puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de
+métal.
+
+Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce
+poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement
+déterminé l'inflammation du fulmi-coton.
+
+Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le
+wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur
+sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression
+n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la
+Columbiad.
+
+«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane
+une somme de trois mille dollars.
+
+Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon
+de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que
+tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.
+
+«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter,
+mon brave capitaine.
+
+--Laquelle? demanda Nicholl.
+
+--C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous
+serons sûrs de ne pas rester en route.
+
+
+
+
+ XXVI
+ --------------------
+ FEU!
+
+Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ
+du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures
+quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit
+ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes
+conditions simultanées de zénith et de périgée.
+
+Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil
+resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que
+trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.
+
+Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si
+impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant
+fardeau de l'attente! Tous les cœurs palpitèrent d'inquiétude, sauf
+le cœur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait
+avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une
+préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le
+sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon.
+
+Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui
+s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts
+d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette
+immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les
+relevés du _Tampa-Town Observer_, pendant cette mémorable journée,
+cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.
+
+Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour
+de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée
+depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des
+tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient
+une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités
+de l'Europe.
+
+Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les
+dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion
+des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les
+diverses classes de la société américaine se confondaient dans une
+égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
+courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y
+coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane
+fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du
+Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains
+donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux
+marchands de bœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc
+à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade
+bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes
+de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils
+exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à
+leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix
+doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues,
+d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont
+le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs,
+dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient,
+précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui
+ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles
+innombrables.
+
+A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur
+les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit
+menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui
+répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées,
+singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons
+divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.
+
+Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en
+aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles
+vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les
+tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de
+bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le
+sucre et de paquets de paille!
+
+«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix
+retentissante.
+
+--Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton
+glapissant.
+
+--Et du gin-sling! répétait celui-ci.
+
+--Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.
+
+--Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode?
+s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un
+verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le
+citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas
+frais qui composent cette boisson rafraîchissante.
+
+Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous
+l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air
+et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier
+décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement
+enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni
+à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs
+circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch
+accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de
+l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les
+quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant
+dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les
+cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
+faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on
+comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne
+laissait place à aucune distraction.
+
+Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui
+précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse.
+Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur
+pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur. Chacun
+aurait voulu «que ce fût fini».
+
+Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement.
+La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs
+saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les
+clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de
+toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans
+un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les
+plus affectueux.
+
+En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect
+les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le
+chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines
+haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en chœur par cinq millions
+d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières
+limites de l'atmosphère.
+
+Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières
+harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une
+rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément
+impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient
+franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense
+foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des
+députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane,
+froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl,
+les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un
+pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait
+voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté,
+flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la
+bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main
+avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de
+gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces
+de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la
+dernière seconde.
+
+Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le
+projectile; la manœuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de
+fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages
+penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.
+
+Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur
+celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au
+moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le
+projectile pourraient ainsi suivre de l'œil l'impassible aiguille qui
+marquerait l'instant précis de leur départ.
+
+Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en
+dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston
+avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il
+réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de
+son cher et brave président.
+
+«Si je partais? dit-il, il est encore temps!
+
+--Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.
+
+Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient
+installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la
+plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée,
+s'ouvrait librement vers le ciel.
+
+Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans
+leur wagon de métal.
+
+Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son
+paroxysme?
+
+La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant
+sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait
+alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin
+de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre
+que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du
+lièvre qu'il veut atteindre.
+
+Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de
+vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les cœurs
+n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule
+béante de la Columbiad.
+
+Murchison suivait de l'œil l'aiguille de son chronomètre. Il s'en
+fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne
+sonnât, et chacune d'elles durait un siècle.
+
+A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la
+pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le
+projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés
+s'échappèrent:
+
+«Trente-cinq!--trente-six!--trente-sept!--trente-huit!--trente-neuf!--quarante!
+Feu!!!»
+
+Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil,
+rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la
+Columbiad.
+
+Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait
+donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des
+éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu
+jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se
+souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant
+entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des
+vapeurs flamboyantes.
+
+
+
+
+ XXVII
+ --------------------
+ TEMPS COUVERT
+
+Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une
+prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride
+entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à
+la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de
+feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique,
+et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
+l'apparition de ce météore gigantesque.
+
+La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable
+tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses
+entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur,
+repoussèrent avec une incomparable violence les couches
+atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que
+l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.
+
+Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous
+furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte
+inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et
+J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se
+vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet
+au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes
+demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.
+
+Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements,
+culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt
+milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette
+ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre
+autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se
+lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port,
+choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de
+navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs
+chaînes comme des fils de coton.
+
+Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et
+au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contrecoup, aidé des
+vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents
+milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête
+inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
+navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces
+tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent
+sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool,
+regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet
+des plus vives récriminations.
+
+Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que
+l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du
+projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent
+avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes
+sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la
+côte africaine.
+
+Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte
+passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et
+des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane!
+Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million
+d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de
+lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les
+émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le
+cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait
+se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur
+de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste
+dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et
+persévérant, que les observations avaient été confiées.
+
+Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel
+on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une
+rude épreuve.
+
+Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se
+couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible
+déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de
+l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de
+quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été
+troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer,
+on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les
+décharges de l'artillerie.
+
+Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais,
+lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui,
+malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses.
+Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les
+parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément,
+puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation,
+ils devaient en subir les conséquences.
+
+Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile
+opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun
+d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par
+suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait
+nécessairement alors par la ligne des antipodes.
+
+Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit
+impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il
+fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à
+dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y
+eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak
+confirmèrent ce fâcheux contretemps.
+
+Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er
+décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
+soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et
+comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces
+conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop
+crier.
+
+Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de
+suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir
+sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura
+impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération
+publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point.
+Triste retour des choses d'ici-bas!
+
+J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait
+observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent
+arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu
+dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et
+des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant
+une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts
+couvert.
+
+Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux
+d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur
+l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en
+Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute
+observation utile.
+
+Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe.
+On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les
+nuages accumulés dans l'air.
+
+Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne
+fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent
+la voûte étoilée contre tous les regards.
+
+Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes
+du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce
+délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait
+rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement
+amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion
+toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
+c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont
+les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc
+attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la
+retrouver pleine et commencer les observations.
+
+Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne
+dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience
+angélique.
+
+Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les
+Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un
+pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.
+
+Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on
+eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé
+jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.
+
+Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions
+intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est
+balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le
+disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au
+milieu des limpides constellations du ciel.
+
+
+
+
+ XXVIII
+ --------------------
+ UN NOUVEL ASTRE
+
+Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue
+éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là,
+s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils
+télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au
+gigantesque réflecteur de Long's-Peak.
+
+Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge.
+Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du
+Gun-Club.
+
+ _Longs's-Peak, 12 décembre._
+
+A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.
+
+_Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par
+MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures
+quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier
+quartier.
+
+Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais
+assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire.
+
+Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire
+d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite
+elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable
+satellite.
+
+Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés.
+On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation.
+La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à
+deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).
+
+Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une
+modification dans l'état des choses:
+
+Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs
+atteindront le but de leur voyage;
+
+Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour
+du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.
+
+C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la
+tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel
+astre notre système solaire._
+
+ J.-M. BELFAST.
+
+Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation
+grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la
+science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette
+entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune,
+venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont
+incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite,
+s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du
+monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour
+le première fois, l'œil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les
+noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à
+jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
+explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines,
+se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie
+dans la plus étrange tentative des temps modernes.
+
+Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut
+dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il
+possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non,
+sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en
+franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres.
+Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des
+vivres pour un an. Mais après?... Les cœurs les plus insensibles
+palpitaient à cette terrible question.
+
+Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée.
+Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et
+résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.
+
+D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut
+désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense
+réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait
+dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard
+et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces
+stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du
+projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme
+restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne
+désespérait pas de revoir un jour.
+
+«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès
+que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles
+et ils auront des nôtres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des
+hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les
+ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on
+fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!»
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE ***
+
+***** This file should be named 799-8.txt or 799-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by John Walker
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
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+redistribution.
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+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+++ b/799-8.txt
@@ -0,0 +1,7345 @@
+The Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: De la terre à la lune
+
+Author: Jules Verne
+
+Posting Date: February 8, 2011 [EBook #799]
+Release Date: January, 1997
+[Last updated: March 3, 2011]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE ***
+
+
+
+
+Produced by John Walker
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+De la Terre à la Lune
+
+Trajet Direct
+
+en 97 Heures 20 Minutes
+
+par Jules Verne
+
+
+
+
+ I
+ --------------------
+ LE GUN-CLUB
+
+Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très
+influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On
+sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce
+peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples
+négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines,
+colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de
+West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt
+dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme
+eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets,
+les millions et les hommes.
+
+Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens,
+ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes
+atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent
+des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées
+inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de
+plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais,
+les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs
+canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de
+poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine.
+
+Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiers mécaniciens
+du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les
+Allemands métaphysiciens,--de naissance. Rien de plus naturel, dès
+lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur
+audacieuse ingéniosité. De là ces canons gigantesques, beaucoup moins
+utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus
+admirés. On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de
+Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de
+Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux
+d'outre-mer.
+
+Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les
+artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union
+célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince
+marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la
+tête à calculer des trajectoires insensées.
+
+Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui
+la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux
+secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau
+fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club
+est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa
+un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier
+qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement
+«Club-Canon».]. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent
+trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent
+soixante-quinze membres correspondants.
+
+Une condition _sine qua non_ était imposée à toute personne qui
+voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou,
+tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme à
+feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à
+quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne
+jouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs les
+primaient en toute circonstance.
+
+«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs
+du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en
+raison directe du carré des distances» atteintes par leurs
+projectiles!
+
+Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle
+transportée dans l'ordre moral.
+
+Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre
+le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des
+proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des
+limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes
+ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments
+de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.
+
+Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de
+trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et
+soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les
+projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept
+milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près
+de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents
+kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et
+trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une
+épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter
+l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut.
+
+Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et à
+chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux.
+Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à
+Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre
+qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce
+canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix
+ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou
+d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu
+bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un
+projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent
+soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet
+Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment
+meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable
+inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du
+Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à
+son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,--en
+éclatant, il est vrai!
+
+Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi
+admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le
+statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous
+les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de
+ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois
+cent soixante-quinze hommes et une fraction.
+
+A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique
+préoccupation de cette société savante fut la destruction de
+l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des
+armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.
+
+C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs
+fils du monde.
+
+Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en
+tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur
+personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade,
+lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui
+débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur
+leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms
+figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la
+plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité.
+Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires
+en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la
+collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le
+Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes,
+et seulement deux jambes pour six.
+
+Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils
+se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille
+relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles
+dépensés.
+
+Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par
+les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les
+mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons,
+la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans
+les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers
+poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les
+vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le
+Gun-Club demeura plongé dans un désoeuvrement profond.
+
+Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien
+encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes
+gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique,
+pourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaient désertes,
+les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux
+moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de
+ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants,
+maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient
+dans les rêveries de l'artillerie platonique!
+
+«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses
+jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à
+faire! rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le
+temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses
+détonations?
+
+--Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à
+se détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors!
+On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer
+devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de
+Sherman ou une poignée de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les
+généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles,
+ils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe!
+l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique!
+
+--Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles
+déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce
+au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de
+bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard,
+il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une
+déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches.
+
+Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de
+donner une pareille marque de son désoeuvrement, et cependant, ce
+n'étaient pas les poches qui lui manquaient.
+
+«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston,
+en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un
+nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science
+de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une
+épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer
+les lois de la guerre!
+
+--Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au
+dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.
+
+--Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études
+menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas
+travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent
+s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_
+[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive à
+pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement
+scandaleux des populations!
+
+--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours
+en Europe pour soutenir le principe des nationalités!
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si
+l'on acceptait nos services...
+
+--Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit
+des étrangers!
+
+--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le
+colonel.
+
+--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut
+même pas songer à cet expédient.
+
+--Et pourquoi cela? demanda le colonel.
+
+--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui
+contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne
+s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir
+servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne
+saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même!
+Or, c'est tout simplement...
+
+--Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son
+fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque
+les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou
+à distiller de l'huile de baleine!
+
+--Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces
+dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au
+perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se
+rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère
+ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas
+une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre
+à quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un
+seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du
+droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!
+
+--Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce
+bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se
+produisît-il, nous n'en profiterions même pas! La susceptibilité
+américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!
+
+--Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby.
+
+--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.
+
+--Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une
+nouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et
+l'on ne se bat pas! On économise des bras et des jambes, et cela au
+profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si
+loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu
+autrefois aux Anglais?
+
+--Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa
+béquille.
+
+--Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour
+n'appartiendrait-elle pas aux Américains?
+
+--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.
+
+--Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T.
+Maston, et vous verrez comme il vous recevra!
+
+--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il
+avait sauvées de la bataille.
+
+--Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a
+que faire de compter sur ma voix!
+
+--Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux
+invalides.
+
+--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me
+fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ
+de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours
+m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!
+
+--Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de
+l'audacieux J.-T. Maston.
+
+Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en
+plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un
+événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.
+
+Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle
+recevait une circulaire libellée en ces termes:
+
+ _Baltimore, 3 octobre._
+
+_Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues qu'à
+la séance du 5 courant il leur fera une communication de nature à les
+intéresser vivement. En conséquence, il les prie, toute affaire
+cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est faite par la
+présente._
+
+ _Très cordialement leur_
+ IMPEY BARBICANE, P. G.-C.
+
+
+
+
+ II
+ --------------------
+ COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE
+
+Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait
+dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du
+cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur
+président. Quant aux membres correspondants, les express les
+débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que
+fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver
+place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des
+couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là, il rencontrait
+le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à
+gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante
+communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant,
+s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées
+dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.].
+
+Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas
+obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci
+était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants;
+nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les
+magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus
+par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs
+administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.
+
+Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle.
+Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De
+hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers
+servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte,
+véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des
+panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de
+toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les
+murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme
+d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des
+girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en
+faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de
+canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les
+plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de
+refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de
+projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de
+l'artilleur surprenaient l'oeil par leur étonnante disposition et
+laissaient à penser que leur véritable destination était plus
+décorative que meurtrière.
+
+A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un
+morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre,
+précieux débris du canon de J.-T. Maston.
+
+A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre
+secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un
+affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un
+mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de
+quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte
+que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs»
+[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort
+agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de
+tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût
+exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à
+détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les
+discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait à
+peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.
+
+Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les
+circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de
+bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du
+Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les
+remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût
+pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.
+
+Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère,
+d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un
+chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère
+inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant
+des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires;
+l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste
+colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux
+Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens
+Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul
+bloc.
+
+Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois;
+nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra
+fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua
+puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses
+expérimentales un incomparable élan.
+
+C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception
+dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués
+semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que,
+pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil,
+Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de
+l'énergie, de l'audace et du sang-froid.
+
+En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,
+absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme,
+cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains.
+
+Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire;
+ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions,
+ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager
+l'X de son imperturbable physionomie.
+
+Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande
+salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa
+subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un
+peu emphatique, prit la parole en ces termes:
+
+«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est
+venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable
+désoeuvrement. Après une période de quelques années, si pleine
+d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur
+la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix,
+toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien
+venue...
+
+--Oui, la guerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston.
+
+--Écoutez! écoutez! répliqua-t-on de toutes parts.
+
+--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les
+circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable
+interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos
+canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son
+parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activité
+qui nous dévore!
+
+L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat.
+Elle redoubla d'attention.
+
+«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me
+suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne
+pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe
+siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas
+de la mener à bonne fin. J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de
+mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans
+une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce
+projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il
+est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer
+de faire du bruit dans le monde!
+
+--Beaucoup de bruit? s'écria un artilleur passionné.
+
+--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane.
+
+--N'interrompez pas! répétèrent plusieurs voix.
+
+--Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de
+m'accorder toute votre attention.
+
+Un frémissement courut dans l'assemblée. Barbicane, ayant d'un geste
+rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une
+voix calme:
+
+«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou
+tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je
+viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-être
+réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi,
+secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et
+son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand
+pays de l'Union!
+
+--Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix.
+
+--On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densité,
+son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son
+rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés; on a dressé
+des cartes sélénographiques [De \(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\),
+mot grec qui signifie Lune.] avec une perfection qui égale, si même elle
+ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a donné de notre
+satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir les
+magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un
+mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques,
+l'astronomie, la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais
+jusqu'ici il n'a jamais été établi de communication directe avec elle.
+
+Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles.
+
+«Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment
+certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires,
+prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. Au XVIIe
+siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des
+habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le
+_Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès_, aventurier
+espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette
+expédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un
+autre Français--ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune--, le nommé
+Fontenelle, écrivit la _Pluralité des Mondes_, un chef-d'oeuvre en son
+temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'oeuvre!
+Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir
+John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des
+études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par
+un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts
+yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.]. Alors
+il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient
+des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des
+moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec
+des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette
+brochure, oeuvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut
+publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de
+Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut
+que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les
+premiers à en rire.
+
+--Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un _casus
+belli_!...
+
+--Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire,
+avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce
+rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam,
+s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et
+trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après
+dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives
+précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'oeuvre d'un
+écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif.
+J'ai nommé Poe!
+
+--Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les
+paroles de son président.
+
+--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai
+purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des
+relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois
+ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en
+communication sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un
+géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les
+steppes de la Sibérie. Là, sur de vastes plaines, on devait établir
+d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs
+lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appelé
+le «Pont aux ânes» par les Français. «Tout être intelligent, disait
+le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette
+figure. Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent,
+répondront par une figure semblable, et la communication une fois
+établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de
+s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre
+allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici
+aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais il
+est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport
+avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile,
+certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.
+
+Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il
+n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlevé
+par les paroles de l'orateur.
+
+«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.
+
+Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave
+son discours interrompu:
+
+«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis
+quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient
+parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus
+que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la
+puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant
+de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil
+suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne
+serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.
+
+A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines
+haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme
+profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre
+éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui
+fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne
+le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint à
+se faire entendre.
+
+«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question
+sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs
+indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse
+initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et
+dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc
+l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette
+petite expérience!
+
+
+
+
+ III
+ --------------------
+ EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE
+
+Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles
+de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle
+succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de
+toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine!
+C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches
+criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des
+salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois,
+n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut
+surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs
+canons.
+
+Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes;
+peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues,
+car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant
+s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas.
+Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains
+de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins
+surexcitée.
+
+Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot
+«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de
+dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant
+aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées.
+Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee
+ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose
+dite, chose faite.
+
+La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une
+véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français,
+Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population
+du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les
+hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan.
+
+Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la
+Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son
+intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees
+dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la
+saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms;
+ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de
+huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune
+à vendre des lunettes. L'astre des nuits était lorgné comme une lady
+de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de
+propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces
+audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union. Et
+pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon
+assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort
+en usage parmi les nations civilisées.
+
+Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se
+maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le
+magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les
+hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout
+fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués
+dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise
+nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par
+les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins
+regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun
+conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait,
+depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms
+devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange,
+de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur
+jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre.
+Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se
+grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple.
+Littéralement, en anglais: _thorough knock me down_.] » dans les
+sombres tavernes du Fells-Point.
+
+Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma. Le président
+Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un
+hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule
+abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de
+l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui
+convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins
+des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.
+
+Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée
+mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les
+grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington,
+Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston,
+la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes
+prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille
+correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président,
+et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication
+du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles
+s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils
+télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de
+deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent
+mille lieues. C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde. On
+peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les
+États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un
+seul hurrah, et que vingt-cinq millions de coeurs, gonflés d'orgueil,
+battirent de la même pulsation.
+
+Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires,
+bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils
+l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques,
+économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique
+ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde
+achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation.
+Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas
+encore? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde
+terrestre? Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet à
+l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série
+d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les
+derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même
+semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement
+l'équilibre européen.
+
+Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les
+recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par
+les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir
+les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la
+Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Société
+géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique
+américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de
+Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au
+Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent.
+
+Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre
+d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même
+pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons
+qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée
+d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur
+auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine
+flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants à
+le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on
+ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, à
+partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque
+chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs,
+montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un
+homme.
+
+Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une
+troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de
+_Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des
+comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans
+ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane,
+envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux
+directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit,
+s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse
+comédie par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de
+Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes
+phénoménales.
+
+
+
+
+ IV
+ --------------------
+ RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE
+
+Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations
+dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues
+dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de
+consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise;
+leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens
+mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette
+grande expérience.
+
+Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc
+rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le
+Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des
+États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se
+trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la
+puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse
+d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet
+établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance
+du Gun-Club.
+
+Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue,
+arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en
+ces termes:
+
+_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club,
+à Baltimore._
+
+ «Cambridge, 7 octobre.
+
+«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de
+Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau
+s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte
+le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en français.] de
+répondre comme suit:
+
+«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:
+
+«1º Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?
+
+«2º Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son
+satellite?
+
+«3º Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été
+imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel
+moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point
+déterminé?
+
+«4º A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la
+position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?
+
+«5º Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à
+lancer le projectile?
+
+«6º Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où
+partira le projectile?
+
+«Sur la première question:--Est-il possible d'envoyer un projectile
+dans la Lune?
+
+«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on
+parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille
+yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est
+suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la
+pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances,
+c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette
+action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du
+boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au
+moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre,
+c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce
+moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il
+tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La
+possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée;
+quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin
+employé.
+
+«Sur la deuxième question:--Quelle est la distance exacte qui sépare
+la Terre de son satellite?
+
+«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien
+une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette
+conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre,
+et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son
+apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus
+grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans
+l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son
+apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent
+cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son
+périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles
+seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit
+mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus
+du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune
+qui doit servir de base aux calculs.
+
+«Sur la troisième question:--Quelle sera la durée du trajet du
+projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante,
+et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il
+rencontre la Lune en un point déterminé?
+
+«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze
+mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne
+mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais
+comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se
+trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille
+secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour
+atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font
+équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille
+secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes.
+Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize
+minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé.
+
+«Sur la quatrième question:--A quel moment précis la Lune se
+présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être
+atteinte par le projectile?
+
+«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir
+l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment
+où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une
+distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf
+milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent
+quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues).
+Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve
+pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux
+conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la
+coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse
+circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces
+deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire à
+sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au
+zénith.
+
+«Sur la cinquième question:--Quel point du ciel devra-t-on viser avec
+le canon destiné à lancer le projectile?
+
+«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être
+braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situé
+verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la
+sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le
+projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction
+terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut
+que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de
+cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de
+latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe
+comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans
+lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e
+degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance
+vers les pôles.]. En tout autre endroit, le tir devrait être
+nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience.
+
+«Sur la sixième question:--Quelle place la Lune occupera-t-elle dans
+le ciel au moment où partira le projectile?
+
+«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui
+avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq
+secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois
+ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt
+secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la
+durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir
+compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de
+rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après
+avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui,
+comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit
+ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà
+mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc,
+au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la
+verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés.
+
+«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de
+Cambridge par les membres du Gun-Club.
+
+«En résumé:
+
+«1º Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de
+latitude nord ou sud.
+
+«2º Il devra être braqué sur le zénith du lieu.
+
+«3º Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze
+mille yards par seconde.
+
+«4º Il devra être lancé le 1er décembre de l'année prochaine, à onze
+heures moins treize minutes et vingt secondes.
+
+«5º Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4
+décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.
+
+«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les
+travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer
+au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4
+décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de
+périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après.
+
+«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur
+disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par
+la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière.
+
+«Pour le bureau:
+
+ «J.-M. BELFAST,
+ «_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._
+
+
+
+
+ V
+ --------------------
+ LE ROMAN DE LA LUNE
+
+Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce
+centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades
+d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu
+à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi
+d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants
+jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs
+affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont
+sont parsemées les profondeurs du ciel.
+
+Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de
+leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à
+tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs,
+suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume
+diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait,
+et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale,
+centre de l'amas nébuleux.
+
+En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres
+molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser
+à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et
+graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La
+nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille
+actuellement, était formée.
+
+Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont
+nommée la Voie lactée[*], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles,
+dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.
+
+[*Du mot grec: (\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\),
+qui signifie lait.]
+
+Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit
+millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le
+diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du
+Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle
+qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels
+est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis
+à ses yeux.
+
+En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules
+mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail
+de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se
+fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé
+où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui
+tend à repousser les molécules vers le centre.
+
+Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de
+l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur,
+s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se
+briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs
+anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces
+anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de
+la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités
+secondaires, c'est-à-dire en planètes.
+
+Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces
+planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil
+et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de
+ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites.
+
+Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à
+l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à
+l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la
+planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des
+transformations subies par les corps célestes depuis les premiers
+jours du monde.
+
+Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et
+cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à
+la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il
+paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car
+sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de
+lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux
+premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de
+ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter,
+Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent
+régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris
+errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le
+télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour.
+[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en
+faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas
+gymnastique.]
+
+De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique
+par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur
+tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre,
+Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins
+importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le
+génie audacieux des Américains prétendait conquérir.
+
+L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle
+rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé
+avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil
+est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses
+contemplateurs à baisser les yeux.
+
+La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment
+voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'oeil, peu ambitieuse,
+et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux
+Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont
+compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la
+Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours
+et demi environ.].
+
+Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste
+déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient
+Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone
+et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites
+mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende
+mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune
+avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par
+Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et
+cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable
+Séléné.
+
+Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en
+un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique,
+les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en
+sélénographie.
+
+Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent
+certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si
+les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la
+Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment
+détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit
+un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si
+d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la
+Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur
+lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut
+d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui
+régissent l'astre des nuits.
+
+Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune
+était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable
+explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une
+lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son
+mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de
+révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente
+toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère
+chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents
+du satellite de la Terre.
+
+Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent
+aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa,
+au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que
+subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action
+du Soleil. Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie
+moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au
+XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le
+système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps
+célestes.
+
+A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de
+sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que
+Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines
+phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur
+moyenne de quatre mille cinq cents toises.
+
+Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes
+altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli
+les reporta à sept mille.
+
+Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope,
+réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf
+cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des
+différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell
+se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter,
+Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen,
+et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour
+résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation
+des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM.
+Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont
+au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de
+deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer
+est de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille
+huit cent et une toises la surface du disque lunaire.
+
+En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre
+apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement
+volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction
+dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que
+l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence
+d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les
+Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une
+organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la
+Terre.
+
+Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus
+perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un
+point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux
+mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues,
+c'est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est
+la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de
+kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume
+du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper
+à l'oeil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin
+encore leurs prodigieuses observations.
+
+Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque
+apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et
+pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus
+grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la
+nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés
+entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des
+cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles
+et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent
+des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer
+ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits
+desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une
+manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un
+jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de
+reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface
+de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les
+considéra comme un système de fortifications élevées par les
+ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien
+d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après
+une communication directe avec la Lune.
+
+Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre
+à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible
+que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable
+sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière
+cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil
+renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque
+lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant
+dans ses première et dernière phases.
+
+Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la
+Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de
+vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux.
+
+
+
+
+ VI
+ --------------------
+ CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST
+ PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS
+
+La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à
+l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des
+nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune
+apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût
+encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la
+lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les
+«étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les
+vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un
+rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des
+premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils
+eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de
+sélénomanie.
+
+De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement
+les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de
+l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et
+approuvée sans réserve.
+
+Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees,
+d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus
+bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses
+erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les
+formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible
+d'être un âne...en astronomie.
+
+Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la
+distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la
+circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la
+mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les
+étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes
+droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune.
+Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait
+immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de
+deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles
+(-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient
+pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues).
+
+A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune,
+les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux
+mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second
+dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux
+dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée
+de la révolution sidérale, c'est-à-dire le temps que la Lune met à
+revenir à une même étoile.].
+
+Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la
+surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une
+nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent
+cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la
+face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une
+intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face,
+toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre
+heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté
+qui tombe des étoiles». Ce phénomène est uniquement dû à cette
+particularité que les mouvements de rotation et de révolution
+s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun,
+suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très
+probablement à tous les autres satellites.
+
+Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient
+pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face
+à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de
+temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait:
+«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de
+manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade
+circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même,
+puisque votre oeil aura parcouru successivement tous les points de la
+salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre,
+et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la
+comparaison.
+
+Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre;
+cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un
+certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé
+«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son
+disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.
+
+Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de
+l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune,
+ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de
+la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les
+instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité
+d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la
+Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la
+Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses
+différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en
+opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont
+sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle
+quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle
+se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son
+premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil
+et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.
+
+Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence,
+que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de
+conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En
+conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition,
+c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses
+n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant
+lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit,
+sur le plan suivant lequel se meut la Terre.
+
+Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de
+l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à
+cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude
+du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour
+lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer
+directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont
+nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et
+l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter
+l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin
+que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi
+plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition
+essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de
+préoccuper vivement l'opinion publique.
+
+Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la
+Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux
+ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante,
+non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des
+foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes
+aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle
+prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était
+bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de
+la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.
+
+Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que
+personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se
+vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes
+illusoires, furent moins faciles à déraciner.
+
+Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune
+était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée
+autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue
+dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient
+expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont
+ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait
+observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que
+peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.
+
+D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient
+certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire
+que, depuis les observations faites au temps des Califes, son
+mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils
+en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une
+accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la
+distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à
+l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre.
+Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les
+générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de
+Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de
+mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une
+diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc,
+l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles
+à venir.
+
+Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants;
+ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas,
+et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son
+disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des
+divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres
+prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent
+cinquante avaient amené des changements notables, tels que
+cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils
+croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les
+destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre
+poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était
+rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec
+le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est
+entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons
+naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le
+dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces
+vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune,
+dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains
+courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés,
+l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils
+n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau
+continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon
+étoilé des États-Unis d'Amérique.
+
+
+
+
+ VII
+ --------------------
+ L'HYMNE DU BOULET
+
+L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7
+octobre, traité la question au point de vue astronomique; il
+s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que
+les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre
+pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu.
+
+Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein
+du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances
+élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des
+poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces
+matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le
+général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T.
+Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.
+
+Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3,
+Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas
+troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre
+membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches
+et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à
+son crochet de fer, et la séance commença.
+
+Barbicane prit la parole:
+
+«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus
+importants problèmes de la balistique, cette science par excellence,
+qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés
+dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à
+eux-mêmes.
+
+--Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une
+voix émue.
+
+--Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer
+cette première séance à la discussion de l'engin...
+
+--En effet, répondit le général Morgan.
+
+--Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé
+que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les
+dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.
+
+--Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston.
+
+La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé
+magnifique.
+
+«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison
+de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres!
+Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager,
+notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à
+un point de vue purement moral.
+
+Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la
+curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive
+attention aux paroles de J.-T. Maston.
+
+«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai
+de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le
+boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus
+éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle
+se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus
+rapproché du Créateur!
+
+--Très bien! dit le major Elphiston.
+
+--En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les
+planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses
+terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne
+sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de
+l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la
+vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des
+satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la
+vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des
+chevaux les plus rapides!
+
+J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques
+en chantant cet hymne sacré du boulet.
+
+«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez
+simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-dire pesant
+vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que
+l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière,
+soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de
+translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il
+dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de
+la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait
+deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes,
+quatorze milles à la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles à
+l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640
+lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le
+mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six
+mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues). Il mettrait donc
+onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil,
+trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde
+solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos
+mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le
+lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet
+superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu
+là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre!
+
+Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T.
+Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses
+collègues.
+
+«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la
+poésie, attaquons directement la question.
+
+--Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant
+chacun une demi-douzaine de sandwiches.
+
+--Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il
+s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par
+seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce
+moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan
+pourra nous édifier à cet égard.
+
+--D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la
+guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai
+donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille
+cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale
+de cinq cents yards à la seconde.
+
+--Bien. Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad
+à ces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda le président.
+
+--La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York,
+lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles,
+avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont
+jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.
+
+--Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de
+l'est son redoutable crochet.
+
+--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la
+vitesse maximum atteinte jusqu'ici?
+
+--Oui, répondit Morgan.
+
+--Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier
+n'eût pas éclaté...
+
+--Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste
+bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit
+cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une
+autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette
+vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les
+dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il
+ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!
+
+--Pourquoi pas? demanda le major.
+
+--Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être
+assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en
+existe toutefois.
+
+--Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante
+encore.
+
+--Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major.
+
+--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne
+plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours
+jusqu'au moment où il atteindra le but.
+
+--Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la
+proposition.
+
+--Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou
+notre expérience ne produira aucun résultat.
+
+--Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des
+dimensions énormes?
+
+--Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments
+d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes
+on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et
+à ramener la Lune à quarante milles environ (-- 16 lieues). Or, à
+cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont
+parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance
+de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce
+qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir
+réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on
+puisse porter les grossissements au-delà de cette limite.
+
+--Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous
+à votre projectile un diamètre de soixante pieds?
+
+--Non pas!
+
+--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?
+
+--Parfaitement.
+
+--Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston.
+
+--Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens à
+diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la
+Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense?
+
+--Évidemment.
+
+--Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un
+télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons.
+
+--Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de
+simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir
+ainsi?
+
+--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à
+cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront
+plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.
+
+--Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf
+pieds de diamètre?
+
+--Précisément.
+
+--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston,
+qu'il sera encore d'un poids tel, que...
+
+--Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids,
+laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce
+genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas
+progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on
+obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants
+que les nôtres.
+
+--Par exemple! répliqua Morgan.
+
+--Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston.
+
+--Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à
+l'appui de ma proposition. Ainsi, au siège de Constantinople par
+Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient
+dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille.
+
+--Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros
+chiffre!
+
+--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
+Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents
+livres.
+
+--Pas possible!
+
+--Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier
+lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe,
+partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages,
+allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous.
+
+--Très bien! dit J.-T. Maston.
+
+--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des
+boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles
+d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en
+portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts
+de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science, à
+décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de
+Malte.
+
+--C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc
+employer pour le projectile?
+
+--De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.
+
+--Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain,
+c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.
+
+--N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte
+suffira.
+
+--Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est
+proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds
+de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable!
+
+--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.
+
+--Creux! ce sera donc un obus?
+
+--Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des
+échantillons de nos productions terrestres!
+
+--Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet
+plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres,
+poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver
+une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un
+poids de cinq mille livres.
+
+--Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major.
+
+--Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un
+diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au
+moins.
+
+--Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il
+ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira
+donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression
+des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit
+avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres?
+Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance
+tenante.
+
+--Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité.
+
+Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on
+vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la
+deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une
+certaine racine cubique, et dit:
+
+«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur.
+
+--Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute.
+
+--Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.
+
+--Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez
+embarrassé.
+
+--Employer un autre métal que la fonte.
+
+--Du cuivre? dit Morgan.
+
+--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous
+proposer.
+
+--Quoi donc? dit le major.
+
+--De l'aluminium, répondit Barbicane.
+
+--De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président.
+
+--Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français,
+Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir
+l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur
+de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la
+fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille
+facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque
+l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois
+plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour
+nous fournir la matière de notre projectile!
+
+--Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours
+très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.
+
+--Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de
+revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?
+
+--Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte,
+la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent
+quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tombée
+à vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf
+dollars (-- 48.75 F).
+
+--Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas
+facilement, c'est encore un prix énorme!
+
+--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.
+
+--Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan.
+
+--Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet
+de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente
+centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur
+pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent
+quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à
+dix-neuf mille deux cent cinquante livres.
+
+--Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.
+
+--Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à
+dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...
+
+--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (--
+928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes
+amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en
+réponds.
+
+--Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.
+
+--Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président.
+
+--Adopté, répondirent les trois membres du Comité.
+
+--Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu,
+puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera
+dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur
+lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.
+
+Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile
+était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la
+pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur
+donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!
+
+
+
+
+ VIII
+ --------------------
+ L'HISTOIRE DU CANON
+
+Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet
+au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un
+boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se
+demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale
+suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde
+séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.
+
+Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant
+de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan
+de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans
+préambule.
+
+«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de
+l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition
+et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des
+dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés,
+notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc
+m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne
+les crains pas!
+
+Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.
+
+«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous
+a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme:
+imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un
+obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille
+livres.
+
+--Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.
+
+--Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans
+l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces
+indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la
+force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La
+résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu
+importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles
+(-- 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards,
+le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez
+court pour que la résistance du milieu soit regardée comme
+insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire
+à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera
+en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la
+physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la
+surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90
+centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la
+Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de
+ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté
+à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement
+dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une
+demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque
+l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action
+de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force
+d'impulsion.
+
+--Voilà la difficulté, répondit le major.
+
+--La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons,
+car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la
+longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci
+n'étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc
+aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que
+nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi
+dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manoeuvré.
+
+--Tout ceci est évident, répondit le général.
+
+--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes
+Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous
+allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons
+forcés d'adopter.
+
+--Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande
+un canon d'un demi-mille au moins!
+
+--Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général.
+
+--Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.
+
+--Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.
+
+--Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment
+pourquoi vous me taxez d'exagération.
+
+--Parce que vous allez trop loin!
+
+--Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs,
+sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller
+trop loin!
+
+La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.
+
+«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une
+grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des
+gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser
+certaines limites.
+
+--Parfaitement, dit le major.
+
+--Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la
+longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet,
+et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.
+
+--Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité.
+
+--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette
+proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille
+livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds
+et un poids de sept millions deux cent mille livres.
+
+--C'est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!
+
+--Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose
+de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents
+pieds.
+
+Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins
+cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club,
+fut définitivement adoptée.
+
+«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.
+
+--Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.
+
+--Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un
+affût? demanda le major.
+
+--Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.
+
+--Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet
+engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et
+enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à
+chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du
+terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera
+soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est
+l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la
+pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et
+toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion.
+
+--Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.
+
+--Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient
+ami.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un
+obusier ou un mortier?
+
+--Un canon, répliqua Morgan.
+
+--Un obusier, repartit le major.
+
+--Un mortier!» s'écria J.-T. Maston.
+
+Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
+préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net.
+
+«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad
+tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon,
+puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce
+sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un
+mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix
+degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il
+communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée
+dans ses flancs.
+
+--Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.
+
+--Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il
+rayé?
+
+--Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale
+énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des
+canons rayés que des canons à âme lisse.
+
+--C'est juste.
+
+--Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston.
+
+--Pas tout à fait encore, répliqua le président.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.
+
+--Décidons-le sans retard.
+
+--J'allais vous le proposer.
+
+Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de
+sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença.
+
+«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une
+grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur,
+indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides.
+
+--Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il
+faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas
+l'embarras du choix.
+
+--Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la
+Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent
+parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton.
+
+--Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a
+donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait
+trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il
+faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la
+fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major?
+
+--Parfaitement, répondit Elphiston.
+
+--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que
+le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des
+moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la
+fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est
+excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège
+d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt
+minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.
+
+--Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.
+
+--Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas,
+je vous en réponds.
+
+--On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T.
+Maston.
+
+--Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne
+secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents
+pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds
+d'épaisseur.
+
+--A l'instant», répondit J.-T. Maston.
+
+Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une
+merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute:
+
+«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (--68,040,000
+kg).
+
+--Et à deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il coûtera?...
+
+--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (--
+13,608,000 francs).
+
+J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air
+inquiet.
+
+«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je
+vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront
+pas!
+
+Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir
+remis au lendemain soir sa troisième séance.
+
+
+
+
+ IX
+ --------------------
+ LA QUESTION DES POUDRES
+
+Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec
+anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la
+longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre
+nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont
+l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer
+son rôle dans des proportions inaccoutumées.
+
+On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut
+inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa
+grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette
+histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre
+n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux
+grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement,
+depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges
+fusants, se sont transformés en mélanges détonants.
+
+Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la
+poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or,
+c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la
+question soumise au Comité.
+
+Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (-- 900 grammes [La
+livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre
+cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une
+température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace
+de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes
+des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que
+l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont
+comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.
+
+Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le
+lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major
+Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.
+
+«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par
+des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de
+vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en
+termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize
+livres de poudre seulement.
+
+--Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane.
+
+--Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie
+que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents
+livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de
+poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces
+faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même
+dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie.
+
+--Parfaitement, répondit le général.
+
+--Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces
+chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids
+du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un
+boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons
+ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du
+poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante.
+Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu
+de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été
+réduite à cent soixante livres seulement.
+
+--Où voulez-vous en venir? demanda le président.
+
+--Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T.
+Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera
+suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.
+
+--Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses,
+répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des
+quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur.
+Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les
+plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après
+expérience, au dixième du poids du boulet.
+
+--Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la
+quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il
+est bon de s'entendre sur sa nature.
+
+--Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa
+déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.
+
+--Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit
+par altérer l'âme des pièces.
+
+--Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un
+long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons
+aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme
+instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.
+
+--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à
+mettre le feu sur divers points à la fois.
+
+--Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manoeuvre plus
+difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime
+ces difficultés.
+
+--Soit, répondit le général.
+
+--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une
+poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de
+saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre
+était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main,
+renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène,
+déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait
+pas sensiblement les bouches à feu.
+
+--Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à
+hésiter, et que notre choix est tout fait.
+
+--A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major
+en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son
+susceptible ami.
+
+Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il
+laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se
+contenta-t-il simplement de dire:
+
+«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?
+
+Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.
+
+«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.
+
+--Cinq cent mille, répliqua le major.
+
+--Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.
+
+Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En
+effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant
+vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille
+yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple
+proposition faite par les trois collègues.
+
+Il fut enfin rompu par le président Barbicane.
+
+«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce
+principe que la résistance de notre canon construit dans des
+conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable
+J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je
+proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.
+
+--Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa
+chaise.
+
+--Tout autant.
+
+--Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de
+longueur.
+
+--C'est évident, dit le major.
+
+--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité,
+occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de
+800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une
+contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres
+cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue
+pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante
+impulsion.
+
+Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda
+Barbicane.
+
+«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre.
+Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six
+milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?
+
+--Mais alors comment faire? demanda le général.
+
+--C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre,
+tout en lui conservant cette puissance mécanique.
+
+--Bon! mais par quel moyen?
+
+--Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane.
+
+Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.
+
+«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette
+masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous
+connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus
+élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose.
+
+--Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.
+
+--Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté
+parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre
+chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combiné
+avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance
+éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive.
+Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot,
+découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre
+Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en
+1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre
+de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique...
+
+--Ou pyroxyle, répondit Elphiston.
+
+--Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.
+
+--Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette
+découverte? s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment
+d'amour-propre national.
+
+--Pas un, malheureusement, répondit le major.
+
+--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai
+que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à
+l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux
+agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous
+dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard,
+alors étudiant en médecine à Boston.
+
+--Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le
+bruyant secrétaire du Gun-Club.
+
+--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses
+propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la
+plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant
+[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand
+d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à
+grande eau, puis séché, et voilà tout.
+
+--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.
+
+--De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse
+à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon;
+son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux
+cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut
+l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps
+de prendre feu.
+
+--Parfait, répondit le major.
+
+--Seulement il est plus coûteux.
+
+--Qu'importe? fit J.-T. Maston.
+
+--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
+supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si l'on y mêle
+les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance
+expansive est encore augmentée dans une grande proportion.
+
+--Sera-ce nécessaire? demanda le major.
+
+--Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de
+seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille
+livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq
+cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière
+n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De
+cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir
+sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son
+vol vers l'astre des nuits!
+
+A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta
+dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il
+l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe.
+
+Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses
+audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de
+résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des
+poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter.
+
+«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston.
+
+[NOTA--Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour
+l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur,
+n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude
+de deux noms.
+
+En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée
+d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion
+était connu en 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué,
+un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et
+chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande
+découverte.--J. V.]
+
+
+
+
+ X
+ --------------------
+ UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS
+
+Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres
+détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les
+discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande
+expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les
+difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train»,
+voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.
+
+Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et
+leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide
+d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du
+moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux,
+c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique.
+Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques
+dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
+comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune,
+c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs
+propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les
+détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable
+intérêt.
+
+Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout
+d'un coup surexcité par un incident.
+
+On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet
+Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si
+extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être
+l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union,
+protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence,
+à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut
+plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de
+tous les autres.
+
+Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait
+cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et
+d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait
+pris naissance.
+
+Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu.
+Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement
+entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme
+Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur
+Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait
+Philadelphie.
+
+Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre
+fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés;
+celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se
+laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans
+les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec
+un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant
+dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces
+formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable
+carapace. Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les
+_Weckausen_ [Navires de la marine américaine.] lançaient des
+projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des
+autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
+fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.
+
+Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un
+grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et
+l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un
+courant d'idées essentiellement opposé.
+
+Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait
+une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer
+des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous
+les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait
+dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable
+contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de
+Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.
+
+Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants
+auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de
+géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort
+heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de
+cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs
+amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent
+jamais.
+
+Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on
+ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste
+appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la
+cuirasse devait finir par céder au boulet.
+
+Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières
+expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se
+ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le
+forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de
+mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux
+boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut
+en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse
+médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que 1/12 du poids de
+l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques
+du meilleur métal.
+
+Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir
+rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl
+terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un
+chef-d'oeuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du
+monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en
+provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix
+étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience.
+
+Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets
+les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du
+président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier
+succès.
+
+Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter
+Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa
+plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son
+refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze.
+
+«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à
+vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!
+
+Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se
+mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.
+
+Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux
+personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que
+l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir
+peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six
+milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par
+les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure
+à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à
+l'envoyer dans toutes les règles de l'art.
+
+A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les
+connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise
+l'absorbaient entièrement.
+
+Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du
+capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une
+suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment
+inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents
+pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt
+mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce
+«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition
+du poids de ses arguments.
+
+Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia
+nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire.
+Il essaya de démolir scientifiquement l'oeuvre de Barbicane. Une fois
+la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et,
+à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.
+
+D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres;
+Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il
+l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique.
+Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était
+absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de
+douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que,
+même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne
+franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait
+seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse
+comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas
+à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents
+mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il
+ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie
+de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des
+imprudents spectateurs.
+
+Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son oeuvre.
+
+Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son
+inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort
+dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence
+un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce
+déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile
+n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il
+retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille
+masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait
+singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille
+circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres,
+il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait
+nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon
+plaisir d'un seul.
+
+On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine
+Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte
+de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son
+aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se
+faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais
+on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
+président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la
+peine de rétorquer les arguments de son rival.
+
+Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même
+pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son
+argent. Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond
+une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion
+croissante.
+
+Il paria:
+
+ 1º Que les fonds nécessaires à l'entreprise
+ du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars
+
+ 2º Que l'opération de la fonte d'un canon
+ de neuf cents pieds était impraticable
+ et ne réussirait pas, ci.............. 2000 --
+
+ 3º Qu'il serait impossible de charger la
+ Columbiad, et que le pyroxyle prendrait
+ feu de lui-même sous la pression du
+ projectile, ci...................... 3000 --
+
+ 4º Que la Columbiad éclaterait au premier
+ coup, ci............................... 4000 --
+
+ 5º Que le boulet n'irait pas seulement
+ six milles et retomberait quelques
+ secondes après avoir été lancé, si... 5000 --
+
+On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans
+son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille
+dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].
+
+Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un
+laconisme superbe et conçu en ces termes:
+
+ _Baltimore, 18 octobre_.
+
+_Tenu_.
+
+ BARBICANE.
+
+
+
+
+ XI
+ --------------------
+ FLORIDE ET TEXAS
+
+Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir
+un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de
+l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé
+perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith;
+or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et
+28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28°
+[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste;
+l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de
+déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense
+Columbiad.
+
+Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane
+apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais,
+sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé
+la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:
+
+«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une
+véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de
+faire un grand acte de patriotisme.
+
+Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur
+voulait en venir.
+
+«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire
+de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer,
+c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du
+Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...
+
+--Brave Maston... dit le président.
+
+--Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les
+circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez
+rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes
+conditions...
+
+--Si vous voulez bien... dit Barbicane.
+
+--Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant
+J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera
+notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union.
+
+--Sans doute! répondirent quelques membres.
+
+--Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque
+au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il
+nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe
+ce vingt-huitième parallèle, c'est là un _casus belli_ légitime, et je
+demande que l'on déclare la guerre au Mexique!
+
+--Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts.
+
+--Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne
+d'entendre dans cette enceinte!
+
+--Mais écoutez donc!...
+
+--Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette
+guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.
+
+--Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je
+vous retire la parole!
+
+Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent
+à le contenir.
+
+«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être
+tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût
+laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il
+est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car
+certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du
+vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute
+la partie méridionale du Texas et des Florides.
+
+L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret
+que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la
+Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de
+la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans
+exemple entre les villes de ces deux États.
+
+Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine,
+traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu
+près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend
+l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la
+Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se
+prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
+Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait
+donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de
+ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées
+par l'Observatoire de Cambridge.
+
+La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités
+importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les
+Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en
+faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.
+
+Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus
+importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les
+cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans
+le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans
+l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron,
+formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.
+
+Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens
+arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le
+président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent
+assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de
+la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États
+tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon.
+
+On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues
+de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre,
+qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence
+et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les
+démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux
+des divers États. Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la
+_Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American
+Review_ prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les
+membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.
+
+Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait
+mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés
+pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.
+
+Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes,
+mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec
+cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une
+spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an,
+plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.
+
+A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride
+n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de
+traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de
+posséder le «vómito negro» à l'état chronique. Et il avait raison.
+
+«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_,
+on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute
+l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la
+construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe
+et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de
+minerai pur.
+
+A cela l'_American Review_ répondait que le sol de la Floride, sans
+être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et
+la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre
+argileuse.
+
+«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans
+un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la
+Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de
+Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les
+flottes du monde entier.
+
+--Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la
+donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du
+vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo,
+ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par
+laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?
+
+--Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée!
+
+--Ensablés vous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je
+suis un pays de sauvages?
+
+--Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!
+
+--Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!
+
+La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride
+essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le
+_Times_ insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine»,
+elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement
+américain»!
+
+A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le
+sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas
+été incorporés tous les deux à l'Union en 1845?
+
+--Sans doute, répondit le _Times_, mais nous appartenons aux
+Américains depuis 1820.
+
+--Je le crois bien, répliqua la _Tribune_; après avoir été Espagnols
+ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis
+pour cinq millions de dollars!
+
+--Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir?
+En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize
+millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?
+
+--C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un
+misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au
+Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui
+a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république
+fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du
+San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est
+adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique!
+
+--Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.
+
+Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position
+devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis
+dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à
+vue.
+
+Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les
+documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison.
+Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du
+sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports,
+les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux
+personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.
+
+Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand
+Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution
+qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.
+
+«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la
+Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se
+reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité
+descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout.
+Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se
+disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux
+ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride
+et pour Tampa-Town!
+
+Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils
+entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des
+provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats
+de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent.
+On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré
+mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles
+à l'heure.
+
+Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un
+dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.
+
+Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île
+resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas
+à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.
+
+«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un
+laconisme digne des temps antiques.
+
+
+
+
+ XII
+ --------------------
+ URBI ET ORBI
+
+Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois
+résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une
+somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État
+même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.
+
+Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût
+américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de
+demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois
+le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires
+de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de
+Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_.
+
+Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il
+s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération
+était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et
+n'offrait aucune chance de bénéfice.
+
+Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux
+frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le
+Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et
+l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat
+avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de
+Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie,
+de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès,
+de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club;
+les autres gardèrent une prudente expectative.
+
+Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux
+autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net;
+il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories
+du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes
+promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de
+Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la
+proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie
+anglaise. Pas autre chose.
+
+En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là
+il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la
+question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient
+être appelées à souscrire un capital considérable.
+
+Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste
+empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les
+hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes
+langues, réussit beaucoup.
+
+Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de
+l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore
+street; puis on souscrivit dans les différents États des deux
+continents:
+
+A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;
+
+A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;
+
+A Paris, au Crédit mobilier;
+
+A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;
+
+A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;
+
+A Turin, chez Ardouin et Ce;
+
+A Berlin, chez Mendelssohn;
+
+A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;
+
+A Constantinople, à la Banque Ottomane;
+
+A Bruxelles, chez S. Lambert;
+
+A Madrid, chez Daniel Weisweller;
+
+A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;
+
+A Rome, chez Torlonia et Ce;
+
+A Lisbonne, chez Lecesne;
+
+A Copenhague, à la Banque privée;
+
+A Buenos Aires, à la Banque Maua;
+
+A Rio de Janeiro, même maison;
+
+A Montevideo, même maison;
+
+A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;
+
+A Mexico, chez Martin Daran et Ce;
+
+A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.
+
+Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions
+de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient
+versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil
+acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.
+
+Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique
+que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable
+empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité;
+d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.
+
+Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici
+l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club,
+après souscription close.
+
+La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent
+soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre
+cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait
+méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils
+impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux
+observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.
+
+La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune
+servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de
+vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance.
+Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils
+payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une
+somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A
+ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.
+
+L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas
+financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de
+deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui
+furent les bienvenus.
+
+Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille
+trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la
+Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il
+eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à
+Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une
+autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.
+
+La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf
+cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute
+approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires
+contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent
+les plus ardents à encourager le président Barbicane.
+
+La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement
+intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses
+années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de
+donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante
+piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et
+elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine
+pression du gouvernement de la Porte.
+
+La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un
+don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par
+habitant.
+
+La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent
+dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.],
+demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour
+cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.
+
+Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant
+neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze
+francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions
+scientifiques.
+
+La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux
+cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne
+pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné
+davantage.
+
+Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les
+poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu
+la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la
+Vénétie.
+
+Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept
+mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le
+Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille
+cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].
+
+Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six
+piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires
+qui se fondent sont toujours un peu gênés.
+
+Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse
+dans l'oeuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne
+voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas
+que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir
+des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait
+peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
+aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.
+
+Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix
+réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna
+pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité
+est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est
+encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins
+instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du
+projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt
+à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à
+provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là,
+il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.
+
+Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec
+laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont
+qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que
+renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que
+l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de
+non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.
+
+A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et
+revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le
+Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie,
+eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois
+cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il
+se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:
+
+ Souscription des États-Unis.... 4,000,000 dollars
+ Souscriptions étrangères....... 1,446,675 dollars
+ -----------------
+ Total.......................... 5,446,675 dollars
+
+C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent
+soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille
+neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public
+versait dans la caisse du Gun-Club.
+
+Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux
+de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers,
+leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de
+fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le
+projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à
+peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale
+sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique
+dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois
+plus.
+
+Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près
+New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs
+canons de fonte.
+
+Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de
+Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride
+méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.
+Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre
+prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de
+cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au
+moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions,
+c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des
+ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la
+compagnie du Goldspring.
+
+Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane,
+président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de
+Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.
+
+
+
+
+ XIII
+ --------------------
+ STONE'S-HILL
+
+Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du
+Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un
+devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne
+vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural
+history of East and West Florida_, de _William's territory of
+Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East
+Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une
+fureur.
+
+Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses
+propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans
+perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de
+Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et
+traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection
+du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de
+J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
+Goldspring.
+
+Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La
+Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le
+_Tampico_, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à
+leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la
+Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.
+
+La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le
+_Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ
+deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En
+approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate,
+d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses
+riches en huîtres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie
+d'Espiritu-Santo.
+
+Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la
+rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de
+temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus
+des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond
+du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.
+
+Ce fut là que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, à sept heures du
+soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.
+
+Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il foula le sol
+floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte
+d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la
+terre du bout de son crochet.
+
+«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre,
+et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.
+
+Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de
+Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au
+président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le
+reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se
+déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne
+voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait
+décidément pas.
+
+Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins
+de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de
+quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane
+descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout
+d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua
+en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et
+des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de
+forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:
+
+«Monsieur, il y a les Séminoles.
+
+--Quels Séminoles?
+
+--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de
+vous faire escorte.
+
+--Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.
+
+--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.
+
+--Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention,
+et maintenant, en route!
+
+La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de
+poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait
+déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela
+fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer
+modéraient cette excessive température.
+
+Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la
+côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia.
+Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles
+au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive
+droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie
+disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne
+s'offrit seule aux regards.
+
+La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse,
+moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des
+principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre
+l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux,
+n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream,
+pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent
+incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la
+sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de
+cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent
+soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille
+quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir
+un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à
+l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement
+la configuration du sol et sa distribution particulière.
+
+La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des
+Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette
+appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à
+quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et
+le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un
+réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs;
+on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne
+s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où
+réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses
+champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées
+dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin
+ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de
+canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs
+richesses avec une insouciante prodigalité.
+
+Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du
+terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:
+
+«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier
+ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.
+
+--Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club.
+
+--Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises
+de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos
+travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec
+les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est
+considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
+profondeur.
+
+--Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant
+que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous
+rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec
+nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un
+puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a
+cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où
+le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur,
+travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au
+grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous
+irons rapidement en besogne.
+
+--Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature
+nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail
+en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre
+tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises
+au-dessus du niveau de la mer.
+
+--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous
+trouverons avant peu un emplacement convenable.
+
+--Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.
+
+--Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston.
+
+--Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi,
+la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de
+retard.
+
+--Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent
+dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes
+conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours,
+savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent
+dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux
+francs.]?
+
+--Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous
+n'aurons pas besoin de l'apprendre.
+
+Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine
+de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des
+forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une
+profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites
+de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
+d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits
+et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre
+odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde
+d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait
+plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin,
+pour être digne de ces bijoux emplumés.
+
+J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette
+opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le
+président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller
+en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même;
+sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et
+cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.
+
+Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et
+non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs
+de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son
+redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans,
+les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis
+que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.
+
+Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres
+moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes
+isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des
+troupeaux de daims effarouchés.
+
+«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la
+région des pins!
+
+--Et celle des sauvages», répondit le major.
+
+En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils
+s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux
+rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à
+détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations
+hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.
+
+Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste
+espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil
+inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large
+extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club
+toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.
+
+«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans
+le pays?
+
+--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des
+Floridiens.
+
+Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et
+commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite
+troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond
+silence.
+
+En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques
+instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:
+
+«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de
+la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien
+de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'.
+Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît
+offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions
+favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que
+s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de
+nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du
+pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers
+les espaces du monde solaire!
+
+
+
+
+ XIV
+ --------------------
+ PIOCHE ET TRUELLE
+
+Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et
+l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le _Tampico_ pour La
+Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener
+la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club
+demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en
+s'aidant des gens du pays.
+
+Huit jours après son départ, le _Tampico_ revenait dans la baie
+d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison
+avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de
+l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que
+l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes
+libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une
+main-d'oeuvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au
+Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications
+considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride
+pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé
+en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que
+l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et
+l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla
+dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des
+fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
+manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de
+couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une
+véritable émigration.
+
+Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les
+quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui
+régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la
+population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette
+initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent
+dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence
+de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers
+la presqu'île floridienne.
+
+Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage
+apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez
+grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et
+numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons
+d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à
+Tampa-Town.
+
+On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain;
+capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les
+garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines,
+dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci
+de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant;
+seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin
+de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne
+demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir.
+
+Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il
+l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa
+conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du
+don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche
+bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions.
+Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il
+était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des
+réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les
+problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de
+Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en
+pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.
+
+Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de
+travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques
+s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son
+mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes
+cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les
+travaux commencèrent dans un ordre parfait.
+
+Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la
+nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4
+novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur
+dit:
+
+«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette
+partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant
+neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois
+et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au
+total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une
+profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé
+en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
+mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent
+cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes
+par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers
+travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace
+relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire,
+il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
+habileté.
+
+A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le
+sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus
+oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se
+relayaient par quart de journée.
+
+D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait
+point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux
+d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être
+directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne
+parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du
+Père Joseph_, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une
+époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force
+de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de
+trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le
+margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien!
+de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur
+une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il
+n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de
+l'opération.
+
+Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord
+avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la
+marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad
+serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de
+précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces
+anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.
+
+De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce
+nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction
+des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le
+forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire
+d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient
+avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre
+poids.
+
+Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait
+atteint la partie solide du sol.
+
+Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de
+l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de
+Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.
+
+La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six
+pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent
+deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait
+servir à la confection du moule intérieur.
+
+Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à
+la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre
+pieds.
+
+Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une
+espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très
+solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le
+trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de
+maçonnerie furent commencés.
+
+Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de
+chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute
+épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre
+égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que
+reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment
+hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les
+ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se
+trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.
+
+Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la
+pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin
+de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de
+chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait
+gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins;
+le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de
+maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient
+incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre
+aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte.
+
+Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté
+extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant
+sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et
+même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute,
+et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
+mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés
+centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les
+blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la
+roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le
+tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de
+Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les
+détachements de Séminoles n'osaient plus franchir.
+
+Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur
+activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut
+peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en
+tirait avec habileté.
+
+Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée
+pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette
+profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de
+février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui
+se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des
+pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin
+de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à
+bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux.
+Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en
+partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de
+l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de
+soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs
+ouvriers.
+
+Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre,
+à le reprendre en sous-oeuvre et à rétablir le rouet dans ses
+conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de
+l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un
+instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.
+
+Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et
+le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par
+Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres,
+avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la
+maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds
+d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le
+sol.
+
+Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent
+chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était
+accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité.
+
+Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
+Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il
+s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses
+travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies
+communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans
+ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales.
+
+Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences
+inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont
+impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se
+préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général
+que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les
+principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi,
+grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans
+les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne
+des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour
+leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte
+environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.
+
+
+
+
+ XV
+ --------------------
+ LA FÊTE DE LA FONTE
+
+Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les
+travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément
+avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût
+été fort surpris du spectacle offert à ses regards.
+
+A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce
+point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de
+six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une
+demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une
+longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous
+étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée
+quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T.
+Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui
+rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien
+de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait
+jamais été».
+
+On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à
+employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte
+grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux,
+facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et,
+traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les
+pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines
+à vapeur, presses hydrauliques, etc.
+
+Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement
+assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure,
+qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.
+
+Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité
+dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du
+charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était
+carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce
+silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que
+l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première
+opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait
+de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à
+expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de
+la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et
+de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de
+soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui,
+le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan,
+prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla
+la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie
+d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de
+Tampa-Town.
+
+Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de
+Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal
+se trouvait rendue à destination.
+
+On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour
+liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de
+ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de
+métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la
+fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et
+étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se
+trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que
+celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours,
+construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une
+grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle
+devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous
+un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans
+les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le
+dirigeaient vers le puits central.
+
+Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent
+terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur;
+il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un
+cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
+exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut
+composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de
+foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la
+maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait
+ainsi des parois de six pieds d'épaisseur.
+
+Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par
+des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de
+traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces
+traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui
+n'offrait aucun inconvénient.
+
+Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au
+lendemain.
+
+«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T.
+Maston à son ami Barbicane.
+
+--Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête
+publique!
+
+--Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout
+venant?
+
+--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une
+opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle
+s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut,
+mais jusque-là, non.
+
+Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers
+imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de
+parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne
+ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des
+membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le
+fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
+Elphiston, le général Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la
+fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston
+s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail;
+il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des
+machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns
+après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu
+écoeurés.
+
+La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait
+été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées
+par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre
+elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans
+l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de
+sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de
+livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes
+de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau
+de fumée noire.
+
+La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont
+les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants
+ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient
+d'oxygène tous ces foyers incandescents.
+
+L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au
+signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à
+la fonte liquide et se vider entièrement.
+
+Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment
+déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion.
+Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître
+fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée.
+
+Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine,
+assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là,
+prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur.
+
+Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal
+commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à
+peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos
+pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des
+substances étrangères.
+
+Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve
+dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et
+douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en
+déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec
+un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était
+un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que
+ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée,
+volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par
+les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables
+vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en
+montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises.
+Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu
+croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et
+cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage,
+ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la
+nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces
+vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces
+trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de
+terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et
+c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un
+Niagara, de métal en fusion.
+
+
+
+
+ XVI
+ --------------------
+ LA COLUMBIAD
+
+L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de
+simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès,
+puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans
+les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de
+s'en assurer directement.
+
+En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante
+mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le
+refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse
+Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa
+chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses
+admirateurs? Il était difficile de le calculer.
+
+L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps
+à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit
+se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense
+panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait
+les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de
+Stone's-Hill.
+
+Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre.
+Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en
+approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient
+leur frein.
+
+«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à
+peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur,
+calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à
+faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher
+du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une
+mystification cruelle!
+
+On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir,
+Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde
+irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps
+seul pouvait avoir raison,--le temps, un ennemi redoutable dans les
+circonstances,--et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur
+pour des gens de guerre.
+
+Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un
+certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs
+projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur.
+Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée,
+dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à
+peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de
+calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se
+rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et,
+le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre
+place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill,
+un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore
+permis d'avoir froid aux pieds.
+
+«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de
+satisfaction.
+
+Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à
+l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le
+pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la
+terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous
+l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
+mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux
+extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur,
+et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de
+Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande
+force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du
+moule avait disparu.
+
+Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent
+installées sans retard et manoeuvrèrent rapidement de puissants
+alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte.
+Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube
+était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un
+poli parfait.
+
+Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication
+Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité
+absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à
+fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était
+sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T.
+Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute
+effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds.
+Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
+heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel
+Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.
+
+Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur
+sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi
+qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci
+inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux
+mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine
+fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie.
+Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et
+cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire
+n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait
+point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la
+fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas
+résisté, lui portait un coup terrible.
+
+Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement
+ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se
+comprendra sans peine.
+
+En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des
+États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était
+prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux
+travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent
+cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un
+réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
+qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers
+neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient
+poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil
+américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection
+d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an
+l'étendue de la ville fut décuplée.
+
+On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les
+jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct
+des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux,
+des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations
+du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès
+qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le
+transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une
+activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et
+de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de
+marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes
+comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la
+ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra
+chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.
+
+Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci,
+en considération du prodigieux accroissement de sa population et de
+son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États
+méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le
+grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se
+dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie
+ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait
+en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce
+bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur
+son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la
+Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie
+dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put
+prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée
+«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait
+une éclipse totale, visible de tous les points du monde.
+
+Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre
+le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se
+virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans
+leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait
+gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un
+semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un
+vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement
+considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette
+misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les
+flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane
+partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies
+texiennes.
+
+Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue
+industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde
+d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire.
+Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la
+passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
+Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.
+
+On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération
+des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de
+tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île.
+L'Europe émigrait en Amérique.
+
+Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux
+arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup
+comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les
+fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut
+admettre personne à cette opération. De là maugréement,
+mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa
+d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut
+presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane,
+on le sait, resta inébranlable dans sa décision.
+
+Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne
+put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer
+ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics.
+Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé
+par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité
+publique.
+
+C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre
+dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le _ne
+plus ultra_ du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne
+voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de
+métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux
+spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes,
+enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au
+fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente
+fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation,
+pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les
+visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille
+dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].
+
+Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les
+membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre
+assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse
+d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major
+Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur
+Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout,
+une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de
+métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement!
+Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre
+qui supportait la Columbiad éclairée _a giorno_ par un jet de lumière
+électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du
+ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les
+meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas
+splendide servi à neuf cents pieds sous terre.
+
+Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux
+s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite,
+on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à
+Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»!
+Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube
+acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule,
+rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de cris aux dix
+convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.
+
+J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula,
+s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En
+tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même
+le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû
+l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».
+
+
+
+
+ XVII
+ --------------------
+ UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE
+
+Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire,
+terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le
+jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui
+devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle!
+Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque
+jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un oeil avide et
+passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende
+d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun
+s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes.
+
+Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
+extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint
+fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier
+sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre,
+à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis
+par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte
+américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane.
+
+Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel
+que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se
+troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.
+
+Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du
+Gun-Club:
+
+ FRANCE, PARIS.
+_30 septembre, 4 h matin.
+
+ Barbicane, Tampa, Floride,
+ États-Unis.
+
+Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai
+dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta.
+
+ MICHEL ARDAN.
+
+
+
+
+ XVIII
+ --------------------
+ LE PASSAGER DE L'«ATLANTA
+
+Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
+électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe
+cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens,
+américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du
+télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il se
+serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son
+oeuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
+Français surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez
+audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage? Et si
+cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans
+un cabanon et non dans un boulet?
+
+Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont
+peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait
+déjà les divers États de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune
+raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à
+Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou
+moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le
+texte laconique.
+
+«Pas possible!--C'est invraisemblable!--Pure plaisanterie!--On s'est
+moqué de nous!--Ridicule!--Absurde!» Toute la série des expressions qui
+servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la sottise, la folie, se
+déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités
+en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules
+ou éclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston
+eut un mot superbe.
+
+«C'est une idée, cela! s'écria-t-il.
+
+--Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir
+des idées comme celle-là, c'est à la condition de ne pas même songer à
+les mettre à exécution.
+
+--Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt
+à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.
+
+Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de
+Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient,
+s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,--un mythe,
+un individu chimérique,--mais J.-T. Maston, qui avait pu croire à
+l'existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa
+d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise
+naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un
+être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de
+tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste,
+une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les
+Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage
+familier, un «humbug [Mystification.]»!
+
+Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut
+affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère
+habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers
+des prôneurs, des adeptes, des partisans.
+
+Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées
+nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela
+dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n'avait pas songé à
+cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté
+même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain
+a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
+jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer
+ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait
+être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de
+troubler toute une population par ses billevesées ridicules.
+
+Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question!
+Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique! Il
+appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses.
+Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique,
+cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris
+passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces
+circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de
+vraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bientôt les
+individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent
+sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de
+l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule
+compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.
+
+Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il
+avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester
+ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre
+les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit
+d'un oeil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
+fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent à
+paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent,
+tous les ennuis de la célébrité.
+
+Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole,
+lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans
+la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour
+l'Amérique, oui ou non?
+
+--Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.
+
+--Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes.
+
+--Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président.
+
+--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier,
+reprit l'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi
+que le demande le télégramme?
+
+--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi
+s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra
+bien compléter ses renseignements.
+
+--Au télégraphe! au télégraphe!» s'écria la foule.
+
+Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se
+dirigea vers les bureaux de l'administration.
+
+Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des
+courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux
+questions suivantes:
+
+«Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?--Quand a-t-il quitté
+l'Europe?--Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan?
+
+Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une
+précision qui ne laissait plus place au moindre doute.
+
+«Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2
+octobre,--faisant voile pour Tampa-Town,--ayant à son bord un Français,
+porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.
+
+A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président
+brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et
+on l'entendit murmurer:
+
+«C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dans
+quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!...
+Jamais je ne consentirai...
+
+Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co.,
+en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile.
+
+Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière;
+comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce
+que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la
+nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du
+vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun
+vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
+secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession
+fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique;
+montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux
+arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant
+affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'_Atlanta_,
+les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie
+d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les
+packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes
+dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en
+quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des
+tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des
+forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité.
+
+Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de
+Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon. Deux heures plus
+tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de
+reconnaissance. Aussitôt le nom de l'_Atlanta_ fut expédié à
+Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade
+d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade
+Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.
+
+L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents
+embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer était pris
+d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une
+voix dont il voulait en vain contenir l'émotion:
+
+«Michel Ardan! s'écria-t-il.
+
+--Présent!» répondit un individu monté sur la dunette.
+
+Barbicane, les bras croisés, l'oeil interrogateur, la bouche muette,
+regarda fixement le passager de l'_Atlanta_.
+
+C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà,
+comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa
+tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une
+chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face
+courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme
+les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés
+en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope,
+complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était
+d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut,
+intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche.
+Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues
+jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une
+allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti,
+«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à
+l'art métallurgique.
+
+Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine
+sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes
+indiscutables de la combativité, c'est-à-dire du courage dans le
+danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la
+bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains
+tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en
+revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et
+d'acquérir, manquaient absolument.
+
+Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient
+de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son
+pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan
+se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de
+chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses
+manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles
+s'échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort
+des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid,--pas
+même aux yeux.
+
+D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait,
+venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme
+disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant
+ses ongles avec une avidité nerveuse. C'était un de ces originaux que
+le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise
+aussitôt le moule.
+
+En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large
+champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans
+une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore
+dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine
+de son oeil avec des dimensions démesurées; de là une association
+d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et
+les hommes.
+
+C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un
+garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais
+s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux
+de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il
+avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en
+pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet sûr, et il
+aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.
+
+Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme
+Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens,
+disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la
+partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et
+merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un
+Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des
+ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien,
+il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses
+vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire
+casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par
+retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau
+dont les enfants s'amusent.
+
+En deux mots, sa devise était: _Quand même!_ et l'amour de
+l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la
+belle expression de Pope.
+
+Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de
+ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua
+souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un
+tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il
+faisait autant de coups de coeur que de coups de tête; secourable,
+chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel
+ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.
+
+En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage
+brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par
+les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas
+dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de
+ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable
+collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés,
+blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa
+trouée dans la foule.
+
+Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté.
+C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à
+laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies
+entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si
+imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui
+prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par
+ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se
+douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.
+
+Tel était ce passager de l'_Atlanta_, toujours agité, toujours
+bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce
+qu'il venait faire en Amérique--il n'y pensait même pas--, mais par
+l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent
+un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le
+Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis,
+audacieux à leur manière.
+
+La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en
+présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite
+interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris
+devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes
+tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier
+de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
+réfugier dans sa cabine.
+
+Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.
+
+«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent
+seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.
+
+--Oui, répondit le président du Gun-Club.
+
+--Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien?
+Allons tant mieux! tant mieux!
+
+--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé
+à partir?
+
+--Absolument décidé.
+
+--Rien ne vous arrêtera?
+
+--Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma
+dépêche?
+
+--J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de
+nouveau, vous avez bien réfléchi?...
+
+--Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion
+d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il
+me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.
+
+Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de
+voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si
+parfaite absence d'inquiétudes.
+
+«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?
+
+--Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire
+une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à
+tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des
+redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues,
+toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et
+demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux
+objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les
+attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?
+
+--Cela me va», répondit Barbicane.
+
+Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la
+proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des
+trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute
+difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le
+héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne
+voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passèrent la nuit à
+bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la
+lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en
+arracher.
+
+«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous
+ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!
+
+Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il
+rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où
+la cloche du steamer sonna le quart de minuit.
+
+Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement
+la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.
+
+
+
+
+ XIX
+ --------------------
+ UN MEETING
+
+Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience
+publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer
+une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes
+pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit
+nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer
+d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser
+son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La
+nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions
+colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion
+projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.
+
+Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en
+quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil;
+les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange,
+en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction
+d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur
+la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent
+mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures
+une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De
+cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre;
+un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il
+ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas
+le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.
+
+A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des
+principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président
+Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le
+Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une
+estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de
+chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait
+pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs
+qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la
+main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et
+s'exprima fort correctement en ces termes:
+
+«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos
+moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont
+paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne
+comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que
+cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi
+avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de
+l'auteur.
+
+Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent
+leur contentement par un immense murmure de satisfaction.
+
+«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est
+interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas,
+vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il
+ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose
+simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de
+partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et
+quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du
+progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un
+beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
+patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le
+projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes
+ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la
+main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de
+vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée
+est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en
+rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation
+autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici
+quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de
+m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très
+familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.
+
+La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté.
+L'orateur reprit son discours:
+
+«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis
+obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement
+ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi
+savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à
+l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent
+cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
+vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus,
+trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille
+cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans
+leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés,
+notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle
+ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi
+s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque
+jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou
+l'électricité seront probablement les agents mécaniques?
+
+Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.
+
+«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits
+bornés--c'est le qualificatif qui leur convient--, l'humanité serait
+renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et
+condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les
+espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux
+planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New
+York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera
+bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un
+mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.
+
+L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un
+peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le
+comprendre.
+
+«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un
+aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps
+il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents
+jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre
+cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour
+de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
+dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence.
+Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route!
+Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il
+faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que
+diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze
+cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que
+peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par
+kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard,
+n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept
+millions, il resterait en route!
+
+Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée;
+d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu
+avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit
+avec une admirable assurance:
+
+«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien
+encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer
+l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération
+éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le
+milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette
+question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez!
+Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à
+cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards,
+Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept
+mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les
+autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de
+milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui
+sépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette
+distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous
+ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à
+Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple!
+Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes
+qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace
+existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du
+métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le
+droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera
+tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!
+
+--Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée
+électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse
+de ses conceptions.
+
+--Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la
+distance n'existe pas!
+
+Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps
+qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade
+sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita
+une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas
+un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son
+cours.
+
+«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
+maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que
+j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et
+il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi
+qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son
+satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un
+esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on
+établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se
+fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni
+choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le
+but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour
+parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la
+Terre aura visité la Lune!
+
+--Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même
+les moins convaincus.
+
+--Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.
+
+Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut
+accueilli par d'unanimes applaudissements.
+
+«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque
+question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme
+comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.
+
+Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait
+de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces
+théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa
+vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc
+l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût
+moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole,
+et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
+planètes fussent habitées.
+
+«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président,
+répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des
+hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de
+Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour
+l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie
+naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien
+d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une
+autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont
+habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.
+
+--Très bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont
+l'opinion avait force de loi pour les derniers.
+
+--On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le
+président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les
+mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part.
+
+--Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.
+
+--Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre
+l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que
+les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que
+des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les
+autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.
+
+--Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître
+personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui
+répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la
+combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont
+l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je
+dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les
+planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes
+éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et
+rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés
+comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après
+beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre
+des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
+d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux
+autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez
+difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent
+dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être
+écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers
+insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la
+fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de
+l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une
+diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non
+moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais
+chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment
+formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces
+indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'à
+des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach,
+elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j'étais
+théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant
+saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les
+mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni
+naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des
+grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne
+sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je
+vais y voir!
+
+L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres
+arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de
+la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le
+silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le
+triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:
+
+«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à
+peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours
+public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une
+autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la
+laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux
+gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut
+répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est
+le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait
+dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus,
+Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est
+point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu
+confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là
+l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des
+saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud
+ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète
+aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la
+surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu incliné
+[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3°
+5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y
+a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la
+zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui
+lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la
+température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de
+Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze
+ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices
+et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
+monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus
+savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y
+sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que
+manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de
+chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.
+
+--Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts,
+inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!
+
+Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont
+l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable
+que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts
+d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le
+dire--car c'est la vérité--, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris,
+et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par
+Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de
+soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui,
+voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.
+
+Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la
+discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps,
+bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la
+proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du
+Gun-Club.
+
+
+
+
+ XX
+ --------------------
+ ATTAQUE ET RIPOSTE
+
+Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot
+de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand
+l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une
+voix forte et sévère:
+
+«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie,
+voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et
+discuter la partie pratique de son expédition?
+
+Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi.
+C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe
+taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur
+des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu
+gagné le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'oeil
+brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting.
+Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir
+des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure
+désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant
+attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et
+précis, puis il ajouta:
+
+«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.
+
+--Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion
+s'est égarée. Revenons à la Lune.
+
+--Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est
+habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup
+sûr, vivent sans respirer, car--je vous en préviens dans votre
+intérêt--il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la
+Lune.
+
+A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que
+la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question.
+Il le regarda fixement à son tour, et dit:
+
+«Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous
+plaît?
+
+--Les savants.
+
+--Vraiment?
+
+--Vraiment.
+
+--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une
+profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain
+pour les savants qui ne savent pas.
+
+--Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?
+
+--Particulièrement. En France, il y en a
+un qui soutient que «mathématiquement»
+l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les
+théories démontrent que le poisson n'est pas
+fait pour vivre dans l'eau.
+
+--Il ne s'agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer à
+l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.
+
+--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui,
+d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!
+
+--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne
+les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.
+
+--Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours
+brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai,
+mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.
+
+--Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de
+mauvaise humeur.
+
+--Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la
+Lune!
+
+Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait
+si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le
+connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une
+discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une
+certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement
+inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention
+sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.
+
+«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont
+nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère
+autour de la Lune. Je dirai même _a priori_ que, si cette atmosphère
+a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime
+mieux vous opposer des faits irrécusables.
+
+--Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie
+parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!
+
+--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
+traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne
+droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh
+bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs
+rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre
+déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette
+conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une
+atmosphère.
+
+On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les
+conséquences en étaient rigoureuses.
+
+«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour
+ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y
+répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une
+valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune
+parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi,
+mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la
+surface de la Lune.
+
+--Des volcans éteints, oui; enflammés, non.
+
+--Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la
+logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine
+période!
+
+--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes
+l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne
+prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.
+
+--Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre
+d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous
+préviens que je vais mettre des noms en avant.
+
+--Mettez.
+
+--Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant
+l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature
+bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent
+attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère
+de la Lune.
+
+--En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont
+pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres,
+tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère.
+Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que
+je réponds avec eux.
+
+--Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte.
+Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points
+lumineux à la surface de la Lune?
+
+--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points
+lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la
+nécessité d'une atmosphère lunaire.
+
+--Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je
+vois que vous êtes très fort en sélénographie.
+
+--Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
+observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM.
+Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa
+surface.
+
+Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des
+arguments de ce singulier personnage.
+
+«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et
+arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome
+français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860,
+constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et
+tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation
+des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas
+d'autre explication possible.
+
+--Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.
+
+--Absolument certain!
+
+Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont
+l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer
+vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc
+bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon
+absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune;
+cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais
+aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.
+
+--Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui
+n'en voulait pas démordre.
+
+--Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur
+quelques centaines de pieds.
+
+--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet
+air sera terriblement raréfié.
+
+--Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme
+seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser
+de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!
+
+Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux
+interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant
+avec fierté.
+
+«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes
+d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés
+d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une
+conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon
+aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
+observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et
+s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il
+y en ait beaucoup sur la face opposée.
+
+--Et pour quelle raison?
+
+--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris
+la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette
+conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est
+situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les
+masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre
+satellite aux premiers jours de sa création.
+
+--Pures fantaisies! s'écria l'inconnu.
+
+--Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la
+mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle
+donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si
+la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface
+de la Lune?
+
+Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition.
+L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait
+plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme
+la grêle.
+
+«Assez! assez! disaient les uns.
+
+--Chassez cet intrus! répétaient les autres.
+
+--A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.
+
+Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait
+passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel
+Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour
+abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.
+
+«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus
+gracieux.
+
+--Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt,
+non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous
+soyez...
+
+--Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé
+un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner
+en route à la façon des écureuils?
+
+--Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au
+départ!
+
+--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
+véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion
+du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront
+pas à la résoudre!
+
+--Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en
+traversant les couches d'air?
+
+--Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi
+l'atmosphère!
+
+--Mais des vivres? de l'eau?
+
+--J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée
+durera quatre jours!
+
+--Mais de l'air pour respirer en route?
+
+--J'en ferai par des procédés chimiques.
+
+--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?
+
+--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque
+la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.
+
+--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!
+
+--Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées
+convenablement disposées et enflammées en temps utile?
+
+--Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues,
+tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre
+faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune,
+comment reviendrez-vous?
+
+--Je ne reviendrai pas!
+
+A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité,
+l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que
+n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour
+protester une dernière fois.
+
+«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui
+n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!
+
+--Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez
+d'une façon fort agréable.
+
+--Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne
+sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse!
+Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous
+qu'il faut s'en prendre!
+
+--Oh! ne vous gênez pas!
+
+--Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!
+
+--Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix
+impérieuse.
+
+--L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que
+ridicule!
+
+L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de
+l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler
+sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si
+outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à
+l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé
+de lui.
+
+L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le
+président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du
+triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans
+cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette
+manifestation l'appui de ses épaules.
+
+Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la
+place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte?
+Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras
+croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.
+
+Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes
+demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.
+
+Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité
+pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec
+un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade
+semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des
+flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne
+bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
+Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux
+dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à
+l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement
+dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous
+ses fenêtres.
+
+Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre
+le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.
+
+Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.
+
+«Venez!» dit-il d'une voix brève.
+
+Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent
+seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.
+
+Là, ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.
+
+«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.
+
+--Le capitaine Nicholl.
+
+--Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur
+mon chemin...
+
+--Je suis venu m'y mettre!
+
+--Vous m'avez insulté!
+
+--Publiquement.
+
+--Et vous me rendrez raison de cette insulte.
+
+--A l'instant.
+
+--Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un
+bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le
+connaissez?
+
+--Je le connais.
+
+--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un
+côté?...
+
+--Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.
+
+--Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.
+
+--Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl.
+
+Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le
+capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu
+de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les
+moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce
+difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du
+meeting.
+
+
+
+
+ XXI
+ --------------------
+ COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE
+
+Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le
+président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel
+chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait
+des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une
+expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la
+dureté avec des tables de marbre ou de granit.
+
+Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les
+serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une
+couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent
+vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa
+porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De
+formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop
+matinal.
+
+«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!
+
+Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment
+posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle
+allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du
+Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas
+entrée avec moins de cérémonie.
+
+«Hier soir, s'écria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre président a été
+insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son
+adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent
+ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de
+Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il
+faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir
+assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel
+Ardan!
+
+Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à
+l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de
+deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les
+faubourgs de Tampa-Town.
+
+Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de
+la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de
+Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date,
+pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le
+capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il
+s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et
+qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps
+cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.
+
+Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant
+lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se
+guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme
+des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
+qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur
+intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces,
+leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas
+peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font
+souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier,
+ils se relancent pendant des heures entières.
+
+«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son
+compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en
+scène.
+
+--Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais
+hâtons-nous.
+
+Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine
+encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks,
+couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et
+demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière
+depuis une demi-heure.
+
+Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres
+abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant:
+
+«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane,
+le président... mon meilleur ami?...
+
+Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président
+devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de
+le comprendre.
+
+«Un chasseur, dit alors Ardan.
+
+--Un chasseur? oui, répondit le bushman.
+
+--Il y a longtemps?
+
+--Une heure à peu près.
+
+--Trop tard! s'écria Maston.
+
+--Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.
+
+--Non.
+
+--Pas un seul?
+
+--Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!
+
+--Que faire? dit Maston.
+
+--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est
+pas destinée.
+
+--Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
+méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans
+la tête de Barbicane.
+
+--En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.
+
+Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le
+taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de
+sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de
+magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un
+inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin.
+Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant
+silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au
+milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou
+les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et
+attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux
+traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le
+bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient
+en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien
+eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.
+
+Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons
+s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.
+
+«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme
+Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué
+de manoeuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en
+avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que
+le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!
+
+--Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous
+bois, nous aurions entendu!...
+
+--Et si nous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec un accent
+de désespoir.
+
+Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent
+leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands
+cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni
+l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses
+volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les
+branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à
+travers les taillis.
+
+Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande
+partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des
+combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan
+allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance
+inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.
+
+«Chut! fit-il. Quelqu'un là-bas!
+
+--Quelqu'un? répondit Michel Ardan.
+
+--Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses
+mains. Que fait-il donc?
+
+--Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse
+servait fort mal en pareille circonstance.
+
+--Oui! oui! Il se retourne, répondit Maston.
+
+--Et c'est?...
+
+--Le capitaine Nicholl!
+
+--Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement
+de coeur.
+
+Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son
+adversaire?
+
+«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.
+
+Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils
+s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils
+s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa
+vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.
+
+Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers
+gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes
+enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur
+qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain,
+mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme
+un oeuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au
+moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et
+chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi
+redoutable venait le menacer à son tour.
+
+En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les
+dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement
+possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée.
+Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit
+joyeusement de l'aile et disparut.
+
+Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il
+entendit ces paroles prononcées d'une voix émue:
+
+«Vous êtes un brave homme, vous!
+
+Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les
+tons:
+
+«Et un aimable homme!
+
+--Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici,
+monsieur?
+
+--Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou
+d'être tué par lui.
+
+--Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures
+sans le trouver! Où se cache-t-il?...
+
+--Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours
+respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant,
+nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas
+amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous
+chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan
+qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.
+
+--Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il
+y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous...
+
+--Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens
+comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous
+battrez pas.
+
+--Je me battrai, monsieur!
+
+--Point.
+
+--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur, je suis
+l'ami du président, son _alter ego_, un autre lui-même; si vous voulez
+absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même
+chose.
+
+--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive,
+ces plaisanteries...
+
+--L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je
+comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni
+lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl,
+car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils
+s'empresseront de l'accepter.
+
+--Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.
+
+--Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence
+de Barbicane.
+
+--Cherchons-le donc», s'écria le capitaine.
+
+Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après
+avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas
+saccadé, sans mot dire.
+
+Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston
+se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement
+Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
+malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie
+au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir
+la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le
+capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain.
+
+Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa
+apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.
+
+«C'est lui!» fit Maston.
+
+Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du
+capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en
+criant:
+
+«Barbicane! Barbicane!
+
+Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il
+allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de
+surprise.
+
+Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures
+géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à
+terre.
+
+Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et
+sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.
+
+Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le
+considéra d'un oeil étonné.
+
+«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai
+trouvé!
+
+--Quoi?
+
+--Mon moyen!
+
+--Quel moyen?
+
+--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile!
+
+--Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'oeil.
+
+--Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston!
+s'écria Barbicane, vous aussi!
+
+--Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en
+même temps le digne capitaine Nicholl!
+
+--Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon,
+capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt...
+
+Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de
+s'interpeller.
+
+«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se
+soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer
+l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus
+rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des
+problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que
+cette haine n'est dangereuse pour personne.
+
+Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine.
+
+«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme
+vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de
+carabine?
+
+Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si
+inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance
+garder l'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il
+résolut de brusquer la réconciliation.
+
+«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son
+meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas
+autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et
+puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la
+proposition que je vais vous faire.
+
+--Parlez, dit Nicholl.
+
+--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.
+
+--Oui, certes, répliqua le président.
+
+--Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.
+
+--J'en suis certain, s'écria le capitaine.
+
+--Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre
+d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez
+voir si nous resterons en route.
+
+--Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.
+
+Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux
+l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane
+attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du
+président.
+
+«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a
+plus de contrecoup à craindre!
+
+--Accepté!» s'écria Barbicane.
+
+Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en
+même temps que lui.
+
+«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en
+tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est
+arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française.
+Allons déjeuner.
+
+
+
+
+ XXII
+ --------------------
+ LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS
+
+Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du
+capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier
+dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque
+Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté,
+l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent
+lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher
+d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel
+Ardan.
+
+On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un
+individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la
+voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de
+la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas
+ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais
+toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas
+un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de coeur! _Ex pluribus
+unum_, suivant la devise des États-Unis.
+
+A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des
+députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans
+fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de
+mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur
+les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne
+s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il
+faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut
+porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès
+le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété
+spirituelle et charmante.
+
+Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des
+«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur
+conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens,
+assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à
+retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux
+prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel
+Ardan. Celui-ci se prêta de bon coeur à leur innocente manie et se
+chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.
+
+«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et
+folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus
+illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et
+très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande
+exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune
+les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les
+maladies?
+
+--Peu, répondit le président du Gun-Club.
+
+--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des
+faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les
+personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une
+éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la
+Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre.
+Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399,
+soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le
+mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies
+nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un
+enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition.
+Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles
+s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la
+pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur
+les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à
+prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les
+maladies terrestres.
+
+--Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.
+
+--Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse
+qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C'est peut-être
+parce que ça n'est pas vrai!
+
+Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des
+corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de
+succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le
+promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer
+comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya
+promener lui-même.
+
+Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses
+portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place
+d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes
+dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions
+microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros
+dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de
+face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze
+cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se
+débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses
+cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire
+fortune!
+
+Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire.
+Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec
+l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait,
+surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant
+l'habitude, car il était riche de ce côté.
+
+Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel
+nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la
+fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout,
+celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et
+jour devant ses photographies.
+
+Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il
+leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes
+sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son
+intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y
+transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa
+donc.
+
+«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève,
+merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!...
+
+Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe,
+il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui
+devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique,
+depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_.
+Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs
+qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne
+tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la
+Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce
+gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des
+nuits.
+
+«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est
+déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins
+qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez
+pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne
+vous croirais pas!
+
+Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand
+le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la
+proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de
+faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage.
+Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
+pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston,
+désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et
+fit valoir des arguments _ad hominem_.
+
+«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes
+paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop
+incomplet pour te présenter dans la Lune!
+
+--Incomplet! s'écria le vaillant invalide.
+
+--Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des
+habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée
+de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre,
+leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se
+manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait
+nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents
+millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à
+la porte!
+
+--Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez
+aussi incomplets que moi!
+
+--Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en
+morceaux!
+
+En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait
+donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes
+espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de
+contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier
+de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On
+l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe
+retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait
+que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée.
+Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette
+curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de
+ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures.
+C'était un véritable nid soigneusement ouaté.
+
+«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en
+regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure.
+
+Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à
+vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant
+au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait
+particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu
+sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.
+
+Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe
+placée dans la pièce. On fit feu.
+
+Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit
+majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds
+environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des
+flots.
+
+Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa
+chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et
+attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement
+hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment
+où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le
+couvercle de leur prison.
+
+Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et
+ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à
+comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança
+au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de
+revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha.
+Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat
+avait mangé son compagnon de voyage.
+
+J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et
+se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.
+
+Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute
+crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore
+perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets
+de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'à partir.
+
+Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de
+l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.
+
+A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette,
+le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis
+d'Amérique.
+
+
+
+
+ XXIII
+ --------------------
+ LE WAGON-PROJECTILE
+
+Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta
+immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à
+transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne
+n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan
+demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du
+Comité.
+
+Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du
+projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en
+quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide
+absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le
+boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais,
+dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre
+affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des
+écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant
+autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans
+doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu
+convenables.
+
+De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co.
+d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le
+projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié
+immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il
+arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan,
+Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce
+«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler
+à la découverte d'un nouveau monde.
+
+Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit
+métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel
+des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium
+en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé
+comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux
+rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de
+son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses
+tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age
+suspendaient à l'angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des
+meurtrières et une girouette.
+
+«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme
+d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons
+là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie,
+on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y
+en a dans la Lune!
+
+--Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.
+
+--Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en
+artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus
+effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une
+touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple,
+une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et
+la gueule ouverte...
+
+--A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible
+aux beautés de l'art.
+
+--A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je
+crains bien que tu ne le comprennes jamais!
+
+--Dis toujours, mon brave compagnon.
+
+--Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce
+que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on
+appelle _Le Chariot de l'Enfant_?
+
+--Pas même de nom, répondit Barbicane.
+
+--Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans
+cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une
+maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une
+fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami
+Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que
+tu aurais condamné ce voleur-là?
+
+--Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la
+circonstance aggravante d'effraction.
+
+--Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne
+pourras jamais me comprendre!
+
+--Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste.
+
+--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre
+wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon
+aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la
+Terre!
+
+--A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta
+fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.
+
+Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait
+songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les
+effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.
+
+Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait
+assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade
+dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande
+difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait
+demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.
+
+Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une
+couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement
+étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du
+projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient
+place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons
+horizontales que le choc au départ devait briser successivement.
+Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute,
+s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du
+projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni
+lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot
+inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans
+doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après
+le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc
+devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande
+puissance.
+
+Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre
+pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais
+la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant
+Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc
+devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
+projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.
+
+Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon
+il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce
+travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison
+Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et
+l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser
+facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les
+supportait au moment du départ.
+
+Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues
+d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur
+acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux
+d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même
+soupçonner leur existence.
+
+Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier
+choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel
+Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».
+
+Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze
+pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un
+peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie
+inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés
+par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans
+les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours
+plus épais.
+
+On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture
+ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des
+chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une
+plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de
+pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur
+prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.
+
+Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne
+fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre
+hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans
+la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure
+et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc
+à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils
+abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces
+constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre
+les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était
+facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De
+cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
+s'échapper, et les observations devenaient possibles.
+
+Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la
+plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins
+intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.
+
+Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau
+et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même
+se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un
+récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il
+suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
+éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne
+manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De
+plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre
+à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile
+un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du
+reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
+trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface
+de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur,
+ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils
+n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des
+États-Unis.
+
+La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la
+question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le
+projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des
+voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ
+tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux
+compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer,
+par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou,
+en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du
+projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM.
+Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du
+meeting.
+
+On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties
+d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se
+passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple.
+L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la
+vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq
+pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal
+d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du
+sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos,
+et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par
+l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère.
+
+La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé
+intact, 1º refaire l'oxygène absorbé; 2º détruire l'acide carbonique
+expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la
+potasse caustique.
+
+Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de
+paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à
+quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et
+l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres
+de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la
+quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà
+pour refaire l'oxygène.
+
+Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide
+carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en
+empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber
+l'acide carbonique.
+
+En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié
+toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM.
+Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le
+dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_. Quelle
+que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des
+hommes la supporteraient.
+
+Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave
+question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité
+de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai
+avant le départ. Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé
+énergiquement par J.-T. Maston.
+
+«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins
+que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.
+
+Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses
+voeux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse
+caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours;
+puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du
+matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison
+avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
+dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant
+cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des
+parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver
+au-dehors.
+
+Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis
+de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils
+furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait
+un hurrah formidable.
+
+Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une
+attitude triomphante. Il avait engraissé!
+
+
+
+
+ XXIV
+ --------------------
+ LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES
+
+Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le
+président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des
+sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique.
+Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour
+rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf
+pieds de largeur.
+
+Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il
+est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte
+à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à
+son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à
+laquelle s'applique l'oeil de l'observateur. Les rayons émanant de
+l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par
+réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point où
+les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette
+image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme
+ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque
+extrémité par l'objectif et l'oculaire.
+
+Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité
+supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent
+librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire
+convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir
+qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image
+produite.
+
+Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et
+dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné
+aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la
+difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la
+confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de
+miroirs métalliques.
+
+Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces
+instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des
+résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les
+astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.
+Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et
+s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de
+jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors.
+Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on
+citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont
+l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centimètres de largeur [Elle a
+coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien
+français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin
+la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a
+dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).
+
+Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance
+remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par
+Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large
+de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de
+six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le
+parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son
+tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six
+pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une
+longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de
+foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire
+de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube.
+L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur,
+tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif
+le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments
+étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer
+deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six
+mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense
+construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à
+la manoeuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.
+
+Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements
+obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un
+grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf
+milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets
+ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient
+très allongés.
+
+Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds
+et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (-- 2
+lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de
+quarante-huit mille fois.
+
+Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne
+devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc
+les difficultés matérielles.
+
+Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les
+lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité
+d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus
+considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les
+lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le
+miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut
+donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse
+plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces
+vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps
+considérable, qui se mesure par années.
+
+Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes,
+avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la
+lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le
+télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de
+plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux
+perdent une grande partie de leur intensité en traversant
+l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des
+plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des
+couches aériennes.
+
+Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe
+placée à l'oeil de l'observateur, produit le grossissement, et
+l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont
+le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus
+grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser
+singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse.
+Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération
+très délicate.
+
+Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de
+France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très
+facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le
+miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un
+morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite
+avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont
+excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.
+
+De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour
+ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image
+des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se
+former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi
+l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se
+hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait
+dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer
+le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne
+subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un
+moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins
+affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux
+dans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés
+«front view telescope».].
+
+Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs
+du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau
+réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et
+son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un
+pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de
+dix mille pieds (-- 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke
+proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins
+l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes
+difficultés.
+
+Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il
+s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne
+sont pas nombreuses dans les États.
+
+En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux
+chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique
+Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves»,
+s'ils admettaient une royauté quelconque.
+
+A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le
+New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est
+fort modeste.
+
+A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense
+chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale
+de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit
+l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux
+rivages de la mer polaire.
+
+Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les
+regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En
+effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds,
+tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent
+trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
+vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la
+mer.
+
+Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que
+la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se
+contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut
+dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.
+
+Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains
+eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils
+accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un
+véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de
+lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les
+vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente
+mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus
+de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies
+désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des
+centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles
+chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble.
+Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en
+triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les
+derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur
+dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il
+était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux
+permettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et
+de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à
+travers l'espace.
+
+Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent
+mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les
+observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète.
+Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui
+grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des
+populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs,
+des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les
+points de son disque la nature volcanique de la Lune put être
+déterminée avec une précision absolue.
+
+Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au
+Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa
+puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées
+jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre
+d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de
+Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la
+forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse
+n'avait jamais pu réduire.
+
+
+
+
+ XXV
+ --------------------
+ DERNIERS DÉTAILS
+
+On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix
+jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne
+fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions
+infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait
+engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la
+Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de
+fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la
+manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait
+de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment
+explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.
+
+Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la
+légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre
+fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais
+Barbicane avait à coeur de réussir et de ne pas échouer au port; il
+choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux,
+il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et
+de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de
+succès.
+
+Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte
+de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons
+parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient
+été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit
+cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles
+artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et
+arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette
+façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la
+fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé
+par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à
+l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de
+grues manoeuvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait été
+écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde.
+C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre
+les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de
+préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans
+le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour
+artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient
+rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen
+d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle
+électrique au centre de chacune d'elles.
+
+En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué
+à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière
+isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à
+la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient
+l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents
+du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au
+sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une
+longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en
+passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du
+doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément
+rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il
+va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier
+moment.
+
+Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de
+la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de
+tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président
+Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill;
+chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns,
+poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des
+balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs
+quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la
+chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de
+cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche,
+car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des
+palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les
+caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
+lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les
+imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du
+Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide
+fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.
+
+Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le
+chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine
+Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile
+dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.
+
+Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au
+voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils
+étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel
+Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux
+voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait
+emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais
+Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire.
+
+Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le
+coffre aux instruments.
+
+Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet,
+et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils
+emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa
+selenographica_, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit
+pour un véritable chef-d'oeuvre d'observation et de patience. Elle
+reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de
+cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées,
+cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions
+exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts
+Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale
+du disque, jusqu'à la _Mare frigoris_, qui s'étend dans les régions
+circumpolaires du Nord.
+
+C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils
+pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied.
+
+Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à
+système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en
+très grande quantité.
+
+«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou
+bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il
+faut donc prendre ses précautions.
+
+Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés
+de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables,
+sans parler des vêtements convenables à toutes les températures,
+depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone
+torride.
+
+Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain
+nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne
+voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les
+tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.
+
+«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, boeuf ou
+vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient
+d'une grande utilité.
+
+--J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club,
+mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la
+capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du
+possible.
+
+Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs
+se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse
+appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force
+prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent
+mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laissé faire
+Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les
+y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent
+soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du
+projectile.
+
+Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir
+le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile.
+Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais
+il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent
+en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple
+volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient
+une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très
+variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille
+expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant
+s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
+deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations
+des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une
+certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il
+eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne
+trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait
+aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé
+à partir.
+
+«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas
+complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront
+soin de ne pas nous oublier.
+
+--Non, certes, répondit J.-T. Maston.
+
+--Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl.
+
+--Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne
+sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se
+présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée,
+c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous
+envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?
+
+--Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée;
+voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous
+oublierons pas!
+
+--J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des
+nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits
+si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la
+Terre!
+
+Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec
+son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à
+sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile,
+d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon
+mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois
+voyageurs dans leur expédition lunaire.
+
+Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile,
+l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et
+le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de
+potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards
+imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler
+l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un
+appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se
+chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier
+d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait
+plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs,
+pleine de difficultés et de périls.
+
+L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là, des grues
+puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de
+métal.
+
+Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce
+poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement
+déterminé l'inflammation du fulmi-coton.
+
+Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le
+wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur
+sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression
+n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la
+Columbiad.
+
+«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane
+une somme de trois mille dollars.
+
+Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon
+de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que
+tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.
+
+«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter,
+mon brave capitaine.
+
+--Laquelle? demanda Nicholl.
+
+--C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous
+serons sûrs de ne pas rester en route.
+
+
+
+
+ XXVI
+ --------------------
+ FEU!
+
+Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ
+du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures
+quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit
+ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes
+conditions simultanées de zénith et de périgée.
+
+Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil
+resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que
+trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.
+
+Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si
+impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant
+fardeau de l'attente! Tous les coeurs palpitèrent d'inquiétude, sauf
+le coeur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait
+avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une
+préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le
+sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon.
+
+Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui
+s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts
+d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette
+immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les
+relevés du _Tampa-Town Observer_, pendant cette mémorable journée,
+cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.
+
+Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour
+de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée
+depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des
+tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient
+une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités
+de l'Europe.
+
+Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les
+dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion
+des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les
+diverses classes de la société américaine se confondaient dans une
+égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
+courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y
+coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane
+fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du
+Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains
+donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux
+marchands de boeufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc
+à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade
+bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes
+de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils
+exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à
+leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix
+doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues,
+d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont
+le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs,
+dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient,
+précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui
+ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles
+innombrables.
+
+A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur
+les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit
+menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui
+répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées,
+singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons
+divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.
+
+Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en
+aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles
+vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les
+tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de
+bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le
+sucre et de paquets de paille!
+
+«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix
+retentissante.
+
+--Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton
+glapissant.
+
+--Et du gin-sling! répétait celui-ci.
+
+--Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.
+
+--Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode?
+s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un
+verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le
+citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas
+frais qui composent cette boisson rafraîchissante.
+
+Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous
+l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air
+et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier
+décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement
+enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni
+à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs
+circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch
+accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de
+l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les
+quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant
+dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les
+cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
+faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on
+comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne
+laissait place à aucune distraction.
+
+Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui
+précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse.
+Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur
+pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le coeur. Chacun
+aurait voulu «que ce fût fini».
+
+Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement.
+La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs
+saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les
+clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de
+toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans
+un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les
+plus affectueux.
+
+En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect
+les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le
+chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines
+haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en choeur par cinq millions
+d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières
+limites de l'atmosphère.
+
+Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières
+harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une
+rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément
+impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient
+franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense
+foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des
+députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane,
+froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl,
+les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un
+pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait
+voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté,
+flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la
+bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main
+avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de
+gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces
+de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la
+dernière seconde.
+
+Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le
+projectile; la manoeuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de
+fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages
+penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.
+
+Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur
+celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au
+moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le
+projectile pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui
+marquerait l'instant précis de leur départ.
+
+Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en
+dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston
+avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il
+réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de
+son cher et brave président.
+
+«Si je partais? dit-il, il est encore temps!
+
+--Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.
+
+Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient
+installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la
+plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée,
+s'ouvrait librement vers le ciel.
+
+Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans
+leur wagon de métal.
+
+Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son
+paroxysme?
+
+La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant
+sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait
+alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin
+de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre
+que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du
+lièvre qu'il veut atteindre.
+
+Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de
+vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les coeurs
+n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule
+béante de la Columbiad.
+
+Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronomètre. Il s'en
+fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne
+sonnât, et chacune d'elles durait un siècle.
+
+A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la
+pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le
+projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés
+s'échappèrent:
+
+«Trente-cinq!--trente-six!--trente-sept!--trente-huit!--trente-neuf!--quarante!
+Feu!!!»
+
+Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil,
+rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la
+Columbiad.
+
+Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait
+donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des
+éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu
+jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se
+souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant
+entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des
+vapeurs flamboyantes.
+
+
+
+
+ XXVII
+ --------------------
+ TEMPS COUVERT
+
+Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une
+prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride
+entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à
+la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de
+feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique,
+et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
+l'apparition de ce météore gigantesque.
+
+La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable
+tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses
+entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur,
+repoussèrent avec une incomparable violence les couches
+atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que
+l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.
+
+Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous
+furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte
+inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et
+J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se
+vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet
+au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes
+demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.
+
+Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements,
+culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt
+milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette
+ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre
+autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se
+lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port,
+choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de
+navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs
+chaînes comme des fils de coton.
+
+Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et
+au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contrecoup, aidé des
+vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents
+milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête
+inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
+navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces
+tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent
+sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool,
+regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet
+des plus vives récriminations.
+
+Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que
+l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du
+projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent
+avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes
+sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la
+côte africaine.
+
+Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte
+passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et
+des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane!
+Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million
+d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de
+lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les
+émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le
+cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait
+se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur
+de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste
+dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et
+persévérant, que les observations avaient été confiées.
+
+Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel
+on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une
+rude épreuve.
+
+Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se
+couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible
+déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de
+l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de
+quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été
+troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer,
+on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les
+décharges de l'artillerie.
+
+Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais,
+lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui,
+malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses.
+Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les
+parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément,
+puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation,
+ils devaient en subir les conséquences.
+
+Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile
+opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun
+d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par
+suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait
+nécessairement alors par la ligne des antipodes.
+
+Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit
+impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il
+fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à
+dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y
+eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak
+confirmèrent ce fâcheux contretemps.
+
+Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er
+décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
+soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et
+comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces
+conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop
+crier.
+
+Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de
+suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir
+sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura
+impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération
+publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point.
+Triste retour des choses d'ici-bas!
+
+J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait
+observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent
+arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu
+dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et
+des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant
+une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts
+couvert.
+
+Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux
+d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur
+l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en
+Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute
+observation utile.
+
+Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe.
+On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les
+nuages accumulés dans l'air.
+
+Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne
+fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent
+la voûte étoilée contre tous les regards.
+
+Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes
+du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce
+délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait
+rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement
+amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion
+toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
+c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont
+les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc
+attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la
+retrouver pleine et commencer les observations.
+
+Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne
+dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience
+angélique.
+
+Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les
+Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un
+pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.
+
+Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on
+eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé
+jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.
+
+Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions
+intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est
+balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le
+disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au
+milieu des limpides constellations du ciel.
+
+
+
+
+ XXVIII
+ --------------------
+ UN NOUVEL ASTRE
+
+Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue
+éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là,
+s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils
+télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au
+gigantesque réflecteur de Long's-Peak.
+
+Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge.
+Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du
+Gun-Club.
+
+ _Longs's-Peak, 12 décembre._
+
+A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.
+
+_Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par
+MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures
+quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier
+quartier.
+
+Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais
+assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire.
+
+Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire
+d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite
+elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable
+satellite.
+
+Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés.
+On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation.
+La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à
+deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues).
+
+Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une
+modification dans l'état des choses:
+
+Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs
+atteindront le but de leur voyage;
+
+Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour
+du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.
+
+C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la
+tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel
+astre notre système solaire._
+
+ J.-M. BELFAST.
+
+Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation
+grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la
+science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette
+entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune,
+venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont
+incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite,
+s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du
+monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour
+le première fois, l'oeil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les
+noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à
+jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
+explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines,
+se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie
+dans la plus étrange tentative des temps modernes.
+
+Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut
+dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il
+possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non,
+sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en
+franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres.
+Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des
+vivres pour un an. Mais après?... Les coeurs les plus insensibles
+palpitaient à cette terrible question.
+
+Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée.
+Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et
+résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.
+
+D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut
+désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense
+réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait
+dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard
+et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces
+stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du
+projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme
+restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne
+désespérait pas de revoir un jour.
+
+«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès
+que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles
+et ils auront des nôtres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des
+hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les
+ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on
+fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!»
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne
+
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+ The Project Gutenberg eBook of De la terre à la lune, par Jules Verne.
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+The Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: De la terre à la lune
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+Author: Jules Verne
+
+Release Date: March 3, 2011 [EBook #799]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE ***
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+Produced by John Walker; HTML version by Chuck Greif
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+<h1>De la Terre à la Lune<br />
+<small><small>Trajet Direct<br />
+en 97 Heures 20 Minutes</small></small><br /><br />
+<small>par<br /><br />
+Jules Verne</small></h1>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="0" summary=""
+style="border:2px solid gray;max-width:70%;">
+<tr><td align="center">
+<a href="#I"><b>I, </b></a>
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+<a href="#XXIV"><b>XXIV, </b></a>
+<a href="#XXV"><b>XXV, </b></a>
+<a href="#XXVI"><b>XXVI, </b></a>
+<a href="#XXVII"><b>XXVII, </b></a>
+<a href="#XXVIII"><b>XXVIII</b></a>
+</td></tr></table>
+
+<h3><a name="I" id="I"></a>I<br /><br />
+LE GUN-CLUB</h3>
+
+<p>Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très
+influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On
+sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce
+peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples
+négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines,
+colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de
+West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt
+dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme
+eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets,
+les millions et les hommes.</p>
+
+<p>Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens,
+ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes
+atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent
+des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées
+inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de
+plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais,
+les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs
+canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de
+poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine.</p>
+
+<p>Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiers mécaniciens
+du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les
+Allemands métaphysiciens,&mdash;de naissance. Rien de plus naturel, dès
+lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur
+audacieuse ingéniosité. De là ces canons gigantesques, beaucoup moins
+utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus
+admirés. On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de
+Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de
+Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux
+d'outre-mer.</p>
+
+<p>Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les
+artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union
+célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince
+marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la
+tête à calculer des trajectoires insensées.</p>
+
+<p>Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui
+la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux
+secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau
+fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club
+est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa
+un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier
+qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement
+«Club-Canon».]. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent
+trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent
+soixante-quinze membres correspondants.</p>
+
+<p>Une condition <i>sine qua non</i> était imposée à toute personne qui
+voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou,
+tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme à
+feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à
+quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne
+jouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs les
+primaient en toute circonstance.</p>
+
+<p>«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs
+du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en
+raison directe du carré des distances» atteintes par leurs
+projectiles!</p>
+
+<p>Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle
+transportée dans l'ordre moral.</p>
+
+<p>Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre
+le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des
+proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des
+limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes
+ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments
+de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.</p>
+
+<p>Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de
+trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et
+soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les
+projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept
+milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près
+de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents
+kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et
+trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une
+épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter
+l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et à
+chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux.
+Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à
+Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre
+qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce
+canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix
+ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou
+d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu
+bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un
+projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent
+soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet
+Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment
+meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable
+inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du
+Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à
+son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,&mdash;en
+éclatant, il est vrai!</p>
+
+<p>Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi
+admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le
+statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous
+les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de
+ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois
+cent soixante-quinze hommes et une fraction.</p>
+
+<p>A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique
+préoccupation de cette société savante fut la destruction de
+l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des
+armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.</p>
+
+<p>C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs
+fils du monde.</p>
+
+<p>Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en
+tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur
+personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade,
+lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui
+débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur
+leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms
+figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la
+plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité.
+Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires
+en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la
+collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le
+Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes,
+et seulement deux jambes pour six.</p>
+
+<p>Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils
+se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille
+relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles
+dépensés.</p>
+
+<p>Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par
+les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les
+mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons,
+la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans
+les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers
+poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les
+vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le
+Gun-Club demeura plongé dans un dés&oelig;uvrement profond.</p>
+
+<p>Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien
+encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes
+gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique,
+pourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaient désertes,
+les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux
+moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de
+ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants,
+maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient
+dans les rêveries de l'artillerie platonique!</p>
+
+<p>«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses
+jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à
+faire! rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le
+temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses
+détonations?</p>
+
+<p>&mdash;Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à
+se détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors!
+On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer
+devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de
+Sherman ou une poignée de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les
+généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles,
+ils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe!
+l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles
+déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce
+au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de
+bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard,
+il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une
+déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches.</p>
+
+<p>Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de
+donner une pareille marque de son dés&oelig;uvrement, et cependant, ce
+n'étaient pas les poches qui lui manquaient.</p>
+
+<p>«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston,
+en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un
+nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science
+de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une
+épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer
+les lois de la guerre!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au
+dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études
+menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas
+travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent
+s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux <i>Tribune</i>
+[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive à
+pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement
+scandaleux des populations!</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours
+en Europe pour soutenir le principe des nationalités!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si
+l'on acceptait nos services...</p>
+
+<p>&mdash;Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit
+des étrangers!</p>
+
+<p>&mdash;Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le
+colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut
+même pas songer à cet expédient.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela? demanda le colonel.</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui
+contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne
+s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir
+servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne
+saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même!
+Or, c'est tout simplement...</p>
+
+<p>&mdash;Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son
+fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque
+les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou
+à distiller de l'huile de baleine!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces
+dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au
+perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se
+rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère
+ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas
+une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre
+à quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un
+seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du
+droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!</p>
+
+<p>&mdash;Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce
+bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se
+produisît-il, nous n'en profiterions même pas! La susceptibilité
+américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby.</p>
+
+<p>&mdash;Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.</p>
+
+<p>&mdash;Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une
+nouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et
+l'on ne se bat pas! On économise des bras et des jambes, et cela au
+profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si
+loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu
+autrefois aux Anglais?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa
+béquille.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour
+n'appartiendrait-elle pas aux Américains?</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.</p>
+
+<p>&mdash;Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T.
+Maston, et vous verrez comme il vous recevra!</p>
+
+<p>&mdash;Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il
+avait sauvées de la bataille.</p>
+
+<p>&mdash;Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a
+que faire de compter sur ma voix!</p>
+
+<p>&mdash;Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux
+invalides.</p>
+
+<p>&mdash;En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me
+fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ
+de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours
+m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!</p>
+
+<p>&mdash;Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de
+l'audacieux J.-T. Maston.</p>
+
+<p>Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en
+plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un
+événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.</p>
+
+<p>Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle
+recevait une circulaire libellée en ces termes:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r"><i>Baltimore, 3 octobre.</i></p>
+
+<p><i>Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues
+qu'à la séance du 5 courant il leur fera une communication de
+nature à les intéresser vivement. En conséquence, il les prie,
+toute affaire cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est
+faite par la présente.</i></p>
+
+<p class="r"><i>Très cordialement leur</i> IMPEY BARBICANE, P. G.-C. </p></div>
+
+<h3><a name="II" id="II"></a>II<br /><br />
+COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE</h3>
+
+<p>Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait
+dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du
+cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur
+président. Quant aux membres correspondants, les express les
+débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que
+fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver
+place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des
+couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là, il rencontrait
+le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à
+gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante
+communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant,
+s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées
+dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.].</p>
+
+<p>Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas
+obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci
+était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants;
+nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les
+magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus
+par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs
+administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.</p>
+
+<p>Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle.
+Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De
+hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers
+servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte,
+véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des
+panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de
+toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les
+murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme
+d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des
+girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en
+faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de
+canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les
+plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de
+refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de
+projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de
+l'artilleur surprenaient l'&oelig;il par leur étonnante disposition et
+laissaient à penser que leur véritable destination était plus
+décorative que meurtrière.</p>
+
+<p>A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un
+morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre,
+précieux débris du canon de J.-T. Maston.</p>
+
+<p>A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre
+secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un
+affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un
+mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de
+quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte
+que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs»
+[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort
+agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de
+tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût
+exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à
+détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les
+discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait à
+peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.</p>
+
+<p>Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les
+circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de
+bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du
+Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les
+remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût
+pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.</p>
+
+<p>Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère,
+d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un
+chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère
+inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant
+des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires;
+l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste
+colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux
+Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens
+Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul
+bloc.</p>
+
+<p>Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois;
+nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra
+fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua
+puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses
+expérimentales un incomparable élan.</p>
+
+<p>C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception
+dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués
+semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que,
+pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil,
+Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de
+l'énergie, de l'audace et du sang-froid.</p>
+
+<p>En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet,
+absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme,
+cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains.</p>
+
+<p>Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire;
+ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions,
+ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager
+l'X de son imperturbable physionomie.</p>
+
+<p>Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande
+salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa
+subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un
+peu emphatique, prit la parole en ces termes:</p>
+
+<p>«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est
+venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable
+dés&oelig;uvrement. Après une période de quelques années, si pleine
+d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur
+la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix,
+toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien
+venue...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la guerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez! écoutez! répliqua-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les
+circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable
+interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos
+canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son
+parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activité
+qui nous dévore!</p>
+
+<p>L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat.
+Elle redoubla d'attention.</p>
+
+<p>«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me
+suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne
+pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe
+siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas
+de la mener à bonne fin. J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de
+mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans
+une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce
+projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il
+est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer
+de faire du bruit dans le monde!</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup de bruit? s'écria un artilleur passionné.</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;N'interrompez pas! répétèrent plusieurs voix.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de
+m'accorder toute votre attention.</p>
+
+<p>Un frémissement courut dans l'assemblée. Barbicane, ayant d'un geste
+rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une
+voix calme:</p>
+
+<p>«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou
+tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je
+viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-être
+réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi,
+secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et
+son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand
+pays de l'Union!</p>
+
+<p>&mdash;Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix.</p>
+
+<p>&mdash;On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densité,
+son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son
+rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés; on a dressé
+des cartes sélénographiques[*] avec une perfection qui égale, si même elle
+ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a donné de notre
+satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir les
+magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un
+mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques,
+l'astronomie, la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais
+jusqu'ici il n'a jamais été établi de communication directe avec elle.</p>
+
+<p>[* De
+<span title="\(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\)">
+&#963;&#949;&#955;&#7969;&#957;&#951;
+</span>,
+mot grec qui signifie Lune.]</p>
+
+<p>Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles.</p>
+
+<p>«Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment
+certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires,
+prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. Au XVIIe
+siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des
+habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le
+<i>Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès</i>, aventurier
+espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette
+expédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un
+autre Français&mdash;ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune&mdash;, le nommé
+Fontenelle, écrivit la <i>Pluralité des Mondes</i>, un chef-d'&oelig;uvre en son
+temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'&oelig;uvre!
+Vers 1835, un opuscule traduit du <i>New York American</i> raconta que Sir
+John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des
+études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par
+un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts
+yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.]. Alors
+il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient
+des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des
+moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec
+des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette
+brochure, &oelig;uvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut
+publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de
+Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut
+que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les
+premiers à en rire.</p>
+
+<p>&mdash;Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un <i>casus
+belli</i>!...</p>
+
+<p>&mdash;Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire,
+avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce
+rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam,
+s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et
+trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après
+dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives
+précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'&oelig;uvre d'un
+écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif.
+J'ai nommé Poe!</p>
+
+<p>&mdash;Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les
+paroles de son président.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai
+purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des
+relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois
+ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en
+communication sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un
+géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les
+steppes de la Sibérie. Là, sur de vastes plaines, on devait établir
+d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs
+lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appelé
+le «Pont aux ânes» par les Français. «Tout être intelligent, disait
+le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette
+figure. Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent,
+répondront par une figure semblable, et la communication une fois
+établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de
+s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre
+allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici
+aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais il
+est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport
+avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile,
+certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.</p>
+
+<p>Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il
+n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlevé
+par les paroles de l'orateur.</p>
+
+<p>«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave
+son discours interrompu:</p>
+
+<p>«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis
+quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient
+parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus
+que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la
+puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant
+de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil
+suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne
+serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.</p>
+
+<p>A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines
+haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme
+profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre
+éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui
+fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne
+le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint à
+se faire entendre.</p>
+
+<p>«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question
+sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs
+indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse
+initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et
+dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc
+l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette
+petite expérience!</p>
+
+<h3><a name="III" id="III"></a>III<br /><br />
+EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE</h3>
+
+<p>Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles
+de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle
+succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de
+toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine!
+C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches
+criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des
+salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois,
+n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut
+surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs
+canons.</p>
+
+<p>Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes;
+peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues,
+car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant
+s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas.
+Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains
+de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins
+surexcitée.</p>
+
+<p>Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot
+«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de
+dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant
+aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées.
+Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee
+ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose
+dite, chose faite.</p>
+
+<p>La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une
+véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français,
+Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population
+du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les
+hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan.</p>
+
+<p>Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la
+Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son
+intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees
+dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la
+saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms;
+ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de
+huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune
+à vendre des lunettes. L'astre des nuits était lorgné comme une lady
+de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de
+propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces
+audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union. Et
+pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon
+assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort
+en usage parmi les nations civilisées.</p>
+
+<p>Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se
+maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le
+magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les
+hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout
+fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués
+dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise
+nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par
+les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins
+regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun
+conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait,
+depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms
+devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange,
+de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur
+jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre.
+Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se
+grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple.
+Littéralement, en anglais: <i>thorough knock me down</i>.] » dans les
+sombres tavernes du Fells-Point.</p>
+
+<p>Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma. Le président
+Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un
+hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule
+abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de
+l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui
+convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins
+des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.</p>
+
+<p>Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée
+mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les
+grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington,
+Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston,
+la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes
+prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille
+correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président,
+et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication
+du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles
+s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils
+télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de
+deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent
+mille lieues. C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde. On
+peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les
+États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un
+seul hurrah, et que vingt-cinq millions de c&oelig;urs, gonflés d'orgueil,
+battirent de la même pulsation.</p>
+
+<p>Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires,
+bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils
+l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques,
+économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique
+ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde
+achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation.
+Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas
+encore? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde
+terrestre? Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet à
+l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série
+d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les
+derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même
+semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement
+l'équilibre européen.</p>
+
+<p>Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les
+recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par
+les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir
+les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la
+Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Société
+géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique
+américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de
+Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au
+Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent.</p>
+
+<p>Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre
+d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même
+pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons
+qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée
+d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur
+auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine
+flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants à
+le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on
+ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, à
+partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque
+chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs,
+montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un
+homme.</p>
+
+<p>Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une
+troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de
+<i>Much ado about nothing</i> [<i>Beaucoup de bruit pour rien</i>, une des
+comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans
+ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane,
+envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux
+directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit,
+s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse
+comédie par <i>As you like it</i> [<i>Comme il vous plaira</i>, de
+Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes
+phénoménales.</p>
+
+<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV<br /><br />
+RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE</h3>
+
+<p>Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations
+dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues
+dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de
+consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise;
+leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens
+mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette
+grande expérience.</p>
+
+<p>Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc
+rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le
+Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des
+États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se
+trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la
+puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse
+d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet
+établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance
+du Gun-Club.</p>
+
+<p>Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue,
+arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en
+ces termes:</p>
+
+<p><i>Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club,
+à Baltimore.</i></p>
+
+<p><span style="margin-left: 24em;">«Cambridge, 7 octobre.</span></p>
+
+<p>«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de
+Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau
+s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte
+le mot <i>expedient</i>, qui est absolument intraduisible en français.] de
+répondre comme suit:</p>
+
+<p>«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:</p>
+
+<p>«1º Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?</p>
+
+<p>«2º Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son
+satellite?</p>
+
+<p>«3º Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été
+imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel
+moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point
+déterminé?</p>
+
+<p>«4º A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la
+position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?</p>
+
+<p>«5º Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à
+lancer le projectile?</p>
+
+<p>«6º Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où
+partira le projectile?</p>
+
+<p>«Sur la première question:&mdash;Est-il possible d'envoyer un projectile
+dans la Lune?</p>
+
+<p>«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on
+parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille
+yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est
+suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la
+pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances,
+c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette
+action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du
+boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au
+moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre,
+c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce
+moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il
+tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La
+possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée;
+quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin
+employé.</p>
+
+<p>«Sur la deuxième question:&mdash;Quelle est la distance exacte qui sépare
+la Terre de son satellite?</p>
+
+<p>«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien
+une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette
+conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre,
+et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son
+apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus
+grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans
+l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son
+apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent
+cinquante-deux milles (&mdash;99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son
+périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles
+seulement (&mdash; 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit
+mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (&mdash; 11,630 lieues), ou plus
+du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune
+qui doit servir de base aux calculs.</p>
+
+<p>«Sur la troisième question:&mdash;Quelle sera la durée du trajet du
+projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante,
+et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il
+rencontre la Lune en un point déterminé?</p>
+
+<p>«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze
+mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne
+mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais
+comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se
+trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille
+secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour
+atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font
+équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille
+secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes.
+Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize
+minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé.</p>
+
+<p>«Sur la quatrième question:&mdash;A quel moment précis la Lune se
+présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être
+atteinte par le projectile?</p>
+
+<p>«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir
+l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment
+où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une
+distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf
+milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent
+quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (&mdash;86,410 lieues).
+Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve
+pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux
+conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la
+coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse
+circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces
+deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire à
+sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au
+zénith.</p>
+
+<p>«Sur la cinquième question:&mdash;Quel point du ciel devra-t-on viser avec
+le canon destiné à lancer le projectile?</p>
+
+<p>«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être
+braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situé
+verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la
+sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le
+projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction
+terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut
+que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de
+cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de
+latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe
+comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans
+lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e
+degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance
+vers les pôles.]. En tout autre endroit, le tir devrait être
+nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience.</p>
+
+<p>«Sur la sixième question:&mdash;Quelle place la Lune occupera-t-elle dans
+le ciel au moment où partira le projectile?</p>
+
+<p>«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui
+avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq
+secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois
+ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt
+secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la
+durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir
+compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de
+rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après
+avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui,
+comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit
+ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà
+mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc,
+au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la
+verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés.</p>
+
+<p>«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de
+Cambridge par les membres du Gun-Club.</p>
+
+<p>«En résumé:</p>
+
+<p>«1º Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de
+latitude nord ou sud.</p>
+
+<p>«2º Il devra être braqué sur le zénith du lieu.</p>
+
+<p>«3º Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze
+mille yards par seconde.</p>
+
+<p>«4º Il devra être lancé le 1<sup>er</sup> décembre de l'année prochaine, à onze
+heures moins treize minutes et vingt secondes.</p>
+
+<p>«5º Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4
+décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.</p>
+
+<p>«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les
+travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer
+au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4
+décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de
+périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après.</p>
+
+<p>«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur
+disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par
+la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière.</p>
+
+<p>«Pour le bureau:</p>
+
+<p class="r">«J.-M. BELFAST,<br />
+«<i>Directeur de l'Observatoire de Cambridge.</i></p>
+
+<h3><a name="V" id="V"></a>V<br /><br />
+LE ROMAN DE LA LUNE</h3>
+
+<p>Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce
+centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades
+d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu
+à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi
+d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants
+jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs
+affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont
+sont parsemées les profondeurs du ciel.</p>
+
+<p>Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de
+leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à
+tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs,
+suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume
+diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait,
+et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale,
+centre de l'amas nébuleux.</p>
+
+<p>En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres
+molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser
+à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et
+graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La
+nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille
+actuellement, était formée.</p>
+
+<p>Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont
+nommée la Voie lactée[*], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles,
+dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.</p>
+
+<p>[* Du mot grec:
+<span title="(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\)">
+&#947;&#945;&#955;&#945;&#967;&#964;&#959;&#962;
+
+</span>, qui signifie lait.]</p>
+
+<p>Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit
+millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le
+diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du
+Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle
+qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels
+est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis
+à ses yeux.</p>
+
+<p>En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules
+mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail
+de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se
+fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé
+où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui
+tend à repousser les molécules vers le centre.</p>
+
+<p>Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de
+l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur,
+s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se
+briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs
+anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces
+anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de
+la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités
+secondaires, c'est-à-dire en planètes.</p>
+
+<p>Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces
+planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil
+et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de
+ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites.</p>
+
+<p>Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à
+l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à
+l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la
+planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des
+transformations subies par les corps célestes depuis les premiers
+jours du monde.</p>
+
+<p>Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et
+cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à
+la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il
+paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car
+sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de
+lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux
+premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de
+ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter,
+Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent
+régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris
+errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le
+télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour.
+[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en
+faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas
+gymnastique.]</p>
+
+<p>De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique
+par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur
+tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre,
+Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins
+importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le
+génie audacieux des Américains prétendait conquérir.</p>
+
+<p>L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle
+rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé
+avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil
+est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses
+contemplateurs à baisser les yeux.</p>
+
+<p>La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment
+voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'&oelig;il, peu ambitieuse,
+et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux
+Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont
+compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la
+Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours
+et demi environ.].</p>
+
+<p>Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste
+déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient
+Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone
+et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites
+mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende
+mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune
+avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par
+Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et
+cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable
+Séléné.</p>
+
+<p>Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en
+un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique,
+les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en
+sélénographie.</p>
+
+<p>Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent
+certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si
+les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la
+Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment
+détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit
+un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si
+d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la
+Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur
+lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut
+d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui
+régissent l'astre des nuits.</p>
+
+<p>Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune
+était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable
+explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une
+lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son
+mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de
+révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente
+toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère
+chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents
+du satellite de la Terre.</p>
+
+<p>Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent
+aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa,
+au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que
+subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action
+du Soleil. Puis Copernic [Voir <i>Les Fondateurs de l'Astronomie
+moderne</i>, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au
+XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le
+système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps
+célestes.</p>
+
+<p>A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de
+sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que
+Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines
+phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur
+moyenne de quatre mille cinq cents toises.</p>
+
+<p>Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes
+altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli
+les reporta à sept mille.</p>
+
+<p>Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope,
+réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf
+cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des
+différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell
+se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter,
+Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen,
+et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour
+résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation
+des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM.
+Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont
+au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de
+deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer
+est de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille
+huit cent et une toises la surface du disque lunaire.</p>
+
+<p>En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre
+apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement
+volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction
+dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que
+l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence
+d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les
+Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une
+organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la
+Terre.</p>
+
+<p>Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus
+perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un
+point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux
+mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues,
+c'est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est
+la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de
+kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume
+du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper
+à l'&oelig;il des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin
+encore leurs prodigieuses observations.</p>
+
+<p>Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque
+apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et
+pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus
+grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la
+nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés
+entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des
+cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles
+et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent
+des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer
+ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits
+desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une
+manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un
+jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de
+reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface
+de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les
+considéra comme un système de fortifications élevées par les
+ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien
+d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après
+une communication directe avec la Lune.</p>
+
+<p>Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre
+à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible
+que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable
+sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière
+cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil
+renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque
+lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant
+dans ses première et dernière phases.</p>
+
+<p>Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la
+Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de
+vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux.</p>
+
+<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI<br /><br />
+CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS</h3>
+
+<p>La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à
+l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des
+nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune
+apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût
+encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la
+lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les
+«étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les
+vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un
+rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des
+premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils
+eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de
+sélénomanie.</p>
+
+<p>De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement
+les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de
+l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et
+approuvée sans réserve.</p>
+
+<p>Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees,
+d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus
+bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses
+erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les
+formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible
+d'être un âne...en astronomie.</p>
+
+<p>Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la
+distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la
+circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la
+mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les
+étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes
+droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune.
+Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait
+immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de
+deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles
+(&mdash; 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient
+pas de soixante-dix milles (&mdash; 30 lieues).</p>
+
+<p>A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune,
+les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux
+mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second
+dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux
+dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée
+de la révolution sidérale, c'est-à-dire le temps que la Lune met à
+revenir à une même étoile.].</p>
+
+<p>Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la
+surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une
+nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent
+cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la
+face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une
+intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face,
+toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre
+heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté
+qui tombe des étoiles». Ce phénomène est uniquement dû à cette
+particularité que les mouvements de rotation et de révolution
+s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun,
+suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très
+probablement à tous les autres satellites.</p>
+
+<p>Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient
+pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face
+à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de
+temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait:
+«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de
+manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade
+circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même,
+puisque votre &oelig;il aura parcouru successivement tous les points de la
+salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre,
+et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la
+comparaison.</p>
+
+<p>Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre;
+cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un
+certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé
+«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son
+disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.</p>
+
+<p>Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de
+l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune,
+ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de
+la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les
+instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité
+d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la
+Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la
+Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses
+différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en
+opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont
+sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle
+quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle
+se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son
+premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil
+et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.</p>
+
+<p>Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence,
+que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de
+conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En
+conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition,
+c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses
+n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant
+lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit,
+sur le plan suivant lequel se meut la Terre.</p>
+
+<p>Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de
+l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à
+cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude
+du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour
+lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer
+directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont
+nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et
+l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter
+l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin
+que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi
+plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition
+essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de
+préoccuper vivement l'opinion publique.</p>
+
+<p>Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la
+Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux
+ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante,
+non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des
+foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes
+aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle
+prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était
+bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de
+la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.</p>
+
+<p>Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que
+personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se
+vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes
+illusoires, furent moins faciles à déraciner.</p>
+
+<p>Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune
+était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée
+autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue
+dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient
+expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont
+ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait
+observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que
+peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.</p>
+
+<p>D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient
+certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire
+que, depuis les observations faites au temps des Califes, son
+mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils
+en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une
+accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la
+distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à
+l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre.
+Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les
+générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de
+Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de
+mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une
+diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc,
+l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles
+à venir.</p>
+
+<p>Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants;
+ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas,
+et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son
+disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des
+divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres
+prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent
+cinquante avaient amené des changements notables, tels que
+cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils
+croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les
+destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre
+poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était
+rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec
+le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est
+entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons
+naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le
+dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces
+vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune,
+dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains
+courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés,
+l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils
+n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau
+continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon
+étoilé des États-Unis d'Amérique.</p>
+
+<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII<br /><br />
+L'HYMNE DU BOULET</h3>
+
+<p>L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7
+octobre, traité la question au point de vue astronomique; il
+s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que
+les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre
+pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu.</p>
+
+<p>Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein
+du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances
+élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des
+poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces
+matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le
+général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T.
+Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.</p>
+
+<p>Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3,
+Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas
+troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre
+membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches
+et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à
+son crochet de fer, et la séance commença.</p>
+
+<p>Barbicane prit la parole:</p>
+
+<p>«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus
+importants problèmes de la balistique, cette science par excellence,
+qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés
+dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à
+eux-mêmes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une
+voix émue.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer
+cette première séance à la discussion de l'engin...</p>
+
+<p>&mdash;En effet, répondit le général Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé
+que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les
+dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.</p>
+
+<p>&mdash;Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston.</p>
+
+<p>La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé
+magnifique.</p>
+
+<p>«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison
+de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres!
+Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager,
+notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à
+un point de vue purement moral.</p>
+
+<p>Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la
+curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive
+attention aux paroles de J.-T. Maston.</p>
+
+<p>«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai
+de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le
+boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus
+éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle
+se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus
+rapproché du Créateur!</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! dit le major Elphiston.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les
+planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses
+terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne
+sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de
+l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la
+vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des
+satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la
+vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des
+chevaux les plus rapides!</p>
+
+<p>J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques
+en chantant cet hymne sacré du boulet.</p>
+
+<p>«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez
+simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-dire pesant
+vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que
+l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière,
+soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de
+translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il
+dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de
+la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait
+deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes,
+quatorze milles à la minute (&mdash; 6 lieues), huit cent quarante milles à
+l'heure (&mdash; 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (&mdash; 8,640
+lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le
+mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six
+mille cinq cents milles par an (&mdash; 3,155,760 lieues). Il mettrait donc
+onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil,
+trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde
+solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos
+mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le
+lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet
+superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu
+là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre!</p>
+
+<p>Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T.
+Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses
+collègues.</p>
+
+<p>«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la
+poésie, attaquons directement la question.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant
+chacun une demi-douzaine de sandwiches.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il
+s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par
+seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce
+moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan
+pourra nous édifier à cet égard.</p>
+
+<p>&mdash;D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la
+guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai
+donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille
+cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale
+de cinq cents yards à la seconde.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad
+à ces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda le président.</p>
+
+<p>&mdash;La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York,
+lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles,
+avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont
+jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de
+l'est son redoutable crochet.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la
+vitesse maximum atteinte jusqu'ici?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier
+n'eût pas éclaté...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste
+bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit
+cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une
+autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette
+vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les
+dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il
+ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas? demanda le major.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être
+assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en
+existe toutefois.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante
+encore.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne
+plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours
+jusqu'au moment où il atteindra le but.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la
+proposition.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou
+notre expérience ne produira aucun résultat.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des
+dimensions énormes?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments
+d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes
+on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et
+à ramener la Lune à quarante milles environ (&mdash; 16 lieues). Or, à
+cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont
+parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance
+de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce
+qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir
+réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on
+puisse porter les grossissements au-delà de cette limite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous
+à votre projectile un diamètre de soixante pieds?</p>
+
+<p>&mdash;Non pas!</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens à
+diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la
+Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense?</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un
+télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons.</p>
+
+<p>&mdash;Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de
+simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir
+ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à
+cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront
+plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf
+pieds de diamètre?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston,
+qu'il sera encore d'un poids tel, que...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids,
+laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce
+genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas
+progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on
+obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants
+que les nôtres.</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple! répliqua Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à
+l'appui de ma proposition. Ainsi, au siège de Constantinople par
+Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient
+dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros
+chiffre!</p>
+
+<p>&mdash;A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort
+Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents
+livres.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible!</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier
+lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe,
+partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages,
+allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! dit J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des
+boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles
+d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en
+portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts
+de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science, à
+décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de
+Malte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc
+employer pour le projectile?</p>
+
+<p>&mdash;De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain,
+c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.</p>
+
+<p>&mdash;N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte
+suffira.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est
+proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds
+de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Creux! ce sera donc un obus?</p>
+
+<p>&mdash;Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des
+échantillons de nos productions terrestres!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet
+plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres,
+poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver
+une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un
+poids de cinq mille livres.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major.</p>
+
+<p>&mdash;Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un
+diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au
+moins.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il
+ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira
+donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression
+des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit
+avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres?
+Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance
+tenante.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité.</p>
+
+<p>Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on
+vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la
+deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une
+certaine racine cubique, et dit:</p>
+
+<p>«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur.</p>
+
+<p>&mdash;Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez
+embarrassé.</p>
+
+<p>&mdash;Employer un autre métal que la fonte.</p>
+
+<p>&mdash;Du cuivre? dit Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous
+proposer.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? dit le major.</p>
+
+<p>&mdash;De l'aluminium, répondit Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français,
+Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir
+l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur
+de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la
+fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille
+facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque
+l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois
+plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour
+nous fournir la matière de notre projectile!</p>
+
+<p>&mdash;Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours
+très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de
+revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?</p>
+
+<p>&mdash;Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte,
+la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent
+quatre-vingts dollars (&mdash; environ 1,500 francs); puis elle est tombée
+à vingt-sept dollars (&mdash; 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf
+dollars (&mdash; 48.75 F).</p>
+
+<p>&mdash;Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas
+facilement, c'est encore un prix énorme!</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.</p>
+
+<p>&mdash;Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet
+de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente
+centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur
+pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent
+quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à
+dix-neuf mille deux cent cinquante livres.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à
+dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...</p>
+
+<p>&mdash;Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (&mdash;
+928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes
+amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en
+réponds.</p>
+
+<p>&mdash;Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président.</p>
+
+<p>&mdash;Adopté, répondirent les trois membres du Comité.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu,
+puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera
+dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur
+lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.</p>
+
+<p>Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile
+était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la
+pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur
+donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!</p>
+
+<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII<br /><br />
+L'HISTOIRE DU CANON</h3>
+
+<p>Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet
+au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un
+boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se
+demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale
+suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde
+séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.</p>
+
+<p>Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant
+de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan
+de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans
+préambule.</p>
+
+<p>«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de
+l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition
+et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des
+dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés,
+notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc
+m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne
+les crains pas!</p>
+
+<p>Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.</p>
+
+<p>«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous
+a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme:
+imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un
+obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille
+livres.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.</p>
+
+<p>&mdash;Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans
+l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces
+indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la
+force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La
+résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu
+importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles
+(&mdash; 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards,
+le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez
+court pour que la résistance du milieu soit regardée comme
+insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire
+à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera
+en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la
+physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la
+surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90
+centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la
+Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de
+ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté
+à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement
+dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une
+demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque
+l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action
+de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force
+d'impulsion.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà la difficulté, répondit le major.</p>
+
+<p>&mdash;La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons,
+car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la
+longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci
+n'étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc
+aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que
+nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi
+dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être man&oelig;uvré.</p>
+
+<p>&mdash;Tout ceci est évident, répondit le général.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes
+Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous
+allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons
+forcés d'adopter.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande
+un canon d'un demi-mille au moins!</p>
+
+<p>&mdash;Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment
+pourquoi vous me taxez d'exagération.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que vous allez trop loin!</p>
+
+<p>&mdash;Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs,
+sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller
+trop loin!</p>
+
+<p>La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.</p>
+
+<p>«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une
+grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des
+gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser
+certaines limites.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, dit le major.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la
+longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet,
+et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité.</p>
+
+<p>&mdash;J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette
+proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille
+livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds
+et un poids de sept millions deux cent mille livres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!</p>
+
+<p>&mdash;Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose
+de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents
+pieds.</p>
+
+<p>Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins
+cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club,
+fut définitivement adoptée.</p>
+
+<p>«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.</p>
+
+<p>&mdash;Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un
+affût? demanda le major.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet
+engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et
+enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à
+chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du
+terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera
+soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est
+l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la
+pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et
+toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion.</p>
+
+<p>&mdash;Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient
+ami.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un
+obusier ou un mortier?</p>
+
+<p>&mdash;Un canon, répliqua Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Un obusier, repartit le major.</p>
+
+<p>&mdash;Un mortier!» s'écria J.-T. Maston.</p>
+
+<p>Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun
+préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net.</p>
+
+<p>«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad
+tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon,
+puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce
+sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un
+mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix
+degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il
+communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée
+dans ses flancs.</p>
+
+<p>&mdash;Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.</p>
+
+<p>&mdash;Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il
+rayé?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale
+énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des
+canons rayés que des canons à âme lisse.</p>
+
+<p>&mdash;C'est juste.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Pas tout à fait encore, répliqua le président.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.</p>
+
+<p>&mdash;Décidons-le sans retard.</p>
+
+<p>&mdash;J'allais vous le proposer.</p>
+
+<p>Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de
+sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença.</p>
+
+<p>«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une
+grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur,
+indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il
+faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas
+l'embarras du choix.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la
+Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent
+parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton.</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a
+donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait
+trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il
+faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la
+fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, répondit Elphiston.</p>
+
+<p>&mdash;En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que
+le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des
+moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la
+fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est
+excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège
+d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt
+minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas,
+je vous en réponds.</p>
+
+<p>&mdash;On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T.
+Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne
+secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents
+pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds
+d'épaisseur.</p>
+
+<p>&mdash;A l'instant», répondit J.-T. Maston.</p>
+
+<p>Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une
+merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute:</p>
+
+<p>«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (&mdash;68,040,000
+kg).</p>
+
+<p>&mdash;Et à deux <i>cents</i> la livre (&mdash; 10 centimes), il coûtera?...</p>
+
+<p>&mdash;Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (&mdash;
+13,608,000 francs).</p>
+
+<p>J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air
+inquiet.</p>
+
+<p>«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je
+vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront
+pas!</p>
+
+<p>Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir
+remis au lendemain soir sa troisième séance.</p>
+
+<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX<br /><br />
+LA QUESTION DES POUDRES</h3>
+
+<p>Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec
+anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la
+longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre
+nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont
+l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer
+son rôle dans des proportions inaccoutumées.</p>
+
+<p>On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut
+inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa
+grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette
+histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre
+n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux
+grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement,
+depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges
+fusants, se sont transformés en mélanges détonants.</p>
+
+<p>Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la
+poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or,
+c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la
+question soumise au Comité.</p>
+
+<p>Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (&mdash; 900 grammes [La
+livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre
+cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une
+température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace
+de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes
+des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que
+l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont
+comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.</p>
+
+<p>Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le
+lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major
+Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.</p>
+
+<p>«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par
+des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de
+vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en
+termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize
+livres de poudre seulement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie
+que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents
+livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de
+poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces
+faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même
+dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, répondit le général.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces
+chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids
+du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un
+boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons
+ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du
+poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante.
+Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu
+de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été
+réduite à cent soixante livres seulement.</p>
+
+<p>&mdash;Où voulez-vous en venir? demanda le président.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T.
+Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera
+suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses,
+répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des
+quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur.
+Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les
+plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après
+expérience, au dixième du poids du boulet.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la
+quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il
+est bon de s'entendre sur sa nature.</p>
+
+<p>&mdash;Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa
+déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit
+par altérer l'âme des pièces.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un
+long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons
+aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme
+instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.</p>
+
+<p>&mdash;On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à
+mettre le feu sur divers points à la fois.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la man&oelig;uvre plus
+difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime
+ces difficultés.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, répondit le général.</p>
+
+<p>&mdash;Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une
+poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de
+saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre
+était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main,
+renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène,
+déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait
+pas sensiblement les bouches à feu.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à
+hésiter, et que notre choix est tout fait.</p>
+
+<p>&mdash;A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major
+en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son
+susceptible ami.</p>
+
+<p>Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il
+laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se
+contenta-t-il simplement de dire:</p>
+
+<p>«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?</p>
+
+<p>Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.</p>
+
+<p>«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Cinq cent mille, répliqua le major.</p>
+
+<p>&mdash;Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.</p>
+
+<p>Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En
+effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant
+vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille
+yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple
+proposition faite par les trois collègues.</p>
+
+<p>Il fut enfin rompu par le président Barbicane.</p>
+
+<p>«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce
+principe que la résistance de notre canon construit dans des
+conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable
+J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je
+proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.</p>
+
+<p>&mdash;Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa
+chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Tout autant.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de
+longueur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est évident, dit le major.</p>
+
+<p>&mdash;Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité,
+occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de
+800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une
+contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres
+cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue
+pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante
+impulsion.</p>
+
+<p>Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda
+Barbicane.</p>
+
+<p>«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre.
+Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six
+milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors comment faire? demanda le général.</p>
+
+<p>&mdash;C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre,
+tout en lui conservant cette puissance mécanique.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! mais par quel moyen?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane.</p>
+
+<p>Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.</p>
+
+<p>«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette
+masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous
+connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus
+élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté
+parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre
+chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combiné
+avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance
+éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive.
+Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot,
+découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre
+Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en
+1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre
+de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique...</p>
+
+<p>&mdash;Ou pyroxyle, répondit Elphiston.</p>
+
+<p>&mdash;Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette
+découverte? s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment
+d'amour-propre national.</p>
+
+<p>&mdash;Pas un, malheureusement, répondit le major.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai
+que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à
+l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux
+agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous
+dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard,
+alors étudiant en médecine à Boston.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le
+bruyant secrétaire du Gun-Club.</p>
+
+<p>&mdash;Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses
+propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la
+plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant
+[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand
+d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à
+grande eau, puis séché, et voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.</p>
+
+<p>&mdash;De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse
+à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon;
+son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux
+cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut
+l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps
+de prendre feu.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait, répondit le major.</p>
+
+<p>&mdash;Seulement il est plus coûteux.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe? fit J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois
+supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si l'on y mêle
+les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance
+expansive est encore augmentée dans une grande proportion.</p>
+
+<p>&mdash;Sera-ce nécessaire? demanda le major.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de
+seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille
+livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq
+cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière
+n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De
+cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir
+sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son
+vol vers l'astre des nuits!</p>
+
+<p>A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta
+dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il
+l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe.</p>
+
+<p>Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses
+audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de
+résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des
+poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter.</p>
+
+<p>«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston.</p>
+
+<p>[NOTA&mdash;Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour
+l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur,
+n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude
+de deux noms.</p>
+
+<p>En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée
+d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion
+était connu en 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué,
+un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et
+chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande
+découverte.&mdash;J. V.]</p>
+
+<h3><a name="X" id="X"></a>X<br /><br />
+UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS</h3>
+
+<p>Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres
+détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les
+discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande
+expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les
+difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train»,
+voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.</p>
+
+<p>Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et
+leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide
+d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du
+moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux,
+c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique.
+Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques
+dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se
+comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune,
+c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs
+propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les
+détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable
+intérêt.</p>
+
+<p>Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout
+d'un coup surexcité par un incident.</p>
+
+<p>On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet
+Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si
+extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être
+l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union,
+protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence,
+à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut
+plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de
+tous les autres.</p>
+
+<p>Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait
+cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et
+d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait
+pris naissance.</p>
+
+<p>Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu.
+Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement
+entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme
+Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur
+Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait
+Philadelphie.</p>
+
+<p>Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre
+fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés;
+celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se
+laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans
+les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec
+un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant
+dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces
+formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable
+carapace. Les <i>Merrimac</i>, les <i>Monitor</i>, les <i>Ram-Tenesse</i>, les
+<i>Weckausen</i> [Navires de la marine américaine.] lançaient des
+projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des
+autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur
+fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.</p>
+
+<p>Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un
+grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et
+l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un
+courant d'idées essentiellement opposé.</p>
+
+<p>Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait
+une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer
+des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous
+les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait
+dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable
+contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de
+Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.</p>
+
+<p>Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants
+auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de
+géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort
+heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de
+cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs
+amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent
+jamais.</p>
+
+<p>Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on
+ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste
+appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la
+cuirasse devait finir par céder au boulet.</p>
+
+<p>Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières
+expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se
+ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le
+forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de
+mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux
+boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut
+en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse
+médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que 1/12 du poids de
+l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques
+du meilleur métal.</p>
+
+<p>Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir
+rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl
+terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un
+chef-d'&oelig;uvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du
+monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en
+provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix
+étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience.</p>
+
+<p>Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets
+les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du
+président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier
+succès.</p>
+
+<p>Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter
+Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa
+plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son
+refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze.</p>
+
+<p>«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à
+vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!</p>
+
+<p>Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se
+mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.</p>
+
+<p>Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux
+personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que
+l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir
+peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six
+milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par
+les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure
+à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à
+l'envoyer dans toutes les règles de l'art.</p>
+
+<p>A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les
+connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise
+l'absorbaient entièrement.</p>
+
+<p>Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du
+capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une
+suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment
+inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents
+pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt
+mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce
+«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition
+du poids de ses arguments.</p>
+
+<p>Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia
+nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire.
+Il essaya de démolir scientifiquement l'&oelig;uvre de Barbicane. Une fois
+la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et,
+à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.</p>
+
+<p>D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres;
+Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il
+l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique.
+Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était
+absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de
+douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que,
+même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne
+franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait
+seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse
+comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas
+à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents
+mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il
+ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie
+de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des
+imprudents spectateurs.</p>
+
+<p>Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son &oelig;uvre.</p>
+
+<p>Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son
+inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort
+dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence
+un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce
+déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile
+n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il
+retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille
+masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait
+singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille
+circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres,
+il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait
+nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon
+plaisir d'un seul.</p>
+
+<p>On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine
+Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte
+de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son
+aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se
+faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais
+on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au
+président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la
+peine de rétorquer les arguments de son rival.</p>
+
+<p>Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même
+pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son
+argent. Il proposa donc publiquement dans l'<i>Enquirer</i> de Richmond
+une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion
+croissante.</p>
+
+<p>Il paria:</p>
+<table border="0" cellpadding="4" cellspacing="0" summary="">
+
+<tr><td valign="top">1º</td><td>Que les fonds nécessaires à l'entreprise<br />
+ du Gun-Club ne seraient pas faits, ci...</td><td align="right" valign="bottom">1000</td><td valign="bottom" align="center">dollars</td></tr>
+
+<tr><td valign="top">2º</td><td>Que l'opération de la fonte d'un canon<br />
+ de neuf cents pieds était impraticable<br />
+ et ne réussirait pas, ci..............</td><td align="right" valign="bottom">2000</td><td align="center" valign="bottom">&mdash;</td></tr>
+
+<tr><td valign="top">3º</td><td>Qu'il serait impossible de charger la<br />
+ Columbiad, et que le pyroxyle prendrait<br />
+ feu de lui-même sous la pression du<br />
+ projectile, ci......................</td><td align="right" valign="bottom">3000</td><td align="center" valign="bottom">&mdash;</td></tr>
+
+<tr><td valign="top">4º</td><td>Que la Columbiad éclaterait au premier<br />
+ coup, ci...............................</td><td align="right" valign="bottom">4000</td><td align="center" valign="bottom">&mdash;</td></tr>
+
+<tr><td valign="top">5º</td><td>Que le boulet n'irait pas seulement<br />
+ six milles et retomberait quelques<br />
+ secondes après avoir été lancé, si...</td><td align="right" valign="bottom">5000</td><td align="center" valign="bottom">&mdash;</td></tr>
+</table>
+
+<p>On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans
+son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille
+dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].</p>
+
+<p>Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un
+laconisme superbe et conçu en ces termes:</p>
+
+<p class="r"><i>Baltimore, 18 octobre</i>.</p>
+
+<p><i>Tenu</i>.</p>
+
+<p class="r">BARBICANE.</p>
+
+<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI<br /><br />
+FLORIDE ET TEXAS</h3>
+
+<p>Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir
+un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de
+l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé
+perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith;
+or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et
+28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28°
+[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste;
+l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de
+déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense
+Columbiad.</p>
+
+<p>Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane
+apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais,
+sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé
+la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:</p>
+
+<p>«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une
+véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de
+faire un grand acte de patriotisme.</p>
+
+<p>Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur
+voulait en venir.</p>
+
+<p>«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire
+de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer,
+c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du
+Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...</p>
+
+<p>&mdash;Brave Maston... dit le président.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les
+circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez
+rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes
+conditions...</p>
+
+<p>&mdash;Si vous voulez bien... dit Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant
+J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera
+notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute! répondirent quelques membres.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque
+au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il
+nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe
+ce vingt-huitième parallèle, c'est là un <i>casus belli</i> légitime, et je
+demande que l'on déclare la guerre au Mexique!</p>
+
+<p>&mdash;Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts.</p>
+
+<p>&mdash;Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne
+d'entendre dans cette enceinte!</p>
+
+<p>&mdash;Mais écoutez donc!...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette
+guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.</p>
+
+<p>&mdash;Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je
+vous retire la parole!</p>
+
+<p>Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent
+à le contenir.</p>
+
+<p>«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être
+tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût
+laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il
+est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car
+certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du
+vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute
+la partie méridionale du Texas et des Florides.</p>
+
+<p>L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret
+que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la
+Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de
+la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans
+exemple entre les villes de ces deux États.</p>
+
+<p>Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine,
+traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu
+près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend
+l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la
+Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se
+prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille
+Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait
+donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de
+ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées
+par l'Observatoire de Cambridge.</p>
+
+<p>La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités
+importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les
+Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en
+faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.</p>
+
+<p>Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus
+importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les
+cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans
+le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans
+l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron,
+formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.</p>
+
+<p>Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens
+arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le
+président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent
+assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de
+la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États
+tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon.</p>
+
+<p>On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues
+de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre,
+qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence
+et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les
+démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux
+des divers États. Ce fut ainsi que le <i>New York Herald</i> et la
+<i>Tribune</i> soutinrent le Texas, tandis que le <i>Times</i> et l'<i>American
+Review</i> prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les
+membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.</p>
+
+<p>Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait
+mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés
+pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.</p>
+
+<p>Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes,
+mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec
+cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une
+spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an,
+plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.</p>
+
+<p>A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride
+n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de
+traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de
+posséder le «vómito negro» à l'état chronique. Et il avait raison.</p>
+
+<p>«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du <i>New York Herald</i>,
+on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute
+l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la
+construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe
+et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de
+minerai pur.</p>
+
+<p>A cela l'<i>American Review</i> répondait que le sol de la Floride, sans
+être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et
+la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre
+argileuse.</p>
+
+<p>«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans
+un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la
+Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de
+Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les
+flottes du monde entier.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la
+donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du
+vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo,
+ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par
+laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?</p>
+
+<p>&mdash;Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée!</p>
+
+<p>&mdash;Ensablés vous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je
+suis un pays de sauvages?</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!</p>
+
+<p>La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride
+essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le
+<i>Times</i> insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine»,
+elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement
+américain»!</p>
+
+<p>A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le
+sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas
+été incorporés tous les deux à l'Union en 1845?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit le <i>Times</i>, mais nous appartenons aux
+Américains depuis 1820.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois bien, répliqua la <i>Tribune</i>; après avoir été Espagnols
+ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis
+pour cinq millions de dollars!</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir?
+En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize
+millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un
+misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au
+Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui
+a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république
+fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du
+San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est
+adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique!</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.</p>
+
+<p>Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position
+devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis
+dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à
+vue.</p>
+
+<p>Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les
+documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison.
+Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du
+sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports,
+les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux
+personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.</p>
+
+<p>Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand
+Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution
+qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.</p>
+
+<p>«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la
+Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se
+reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité
+descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout.
+Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se
+disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux
+ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride
+et pour Tampa-Town!</p>
+
+<p>Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils
+entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des
+provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats
+de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent.
+On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré
+mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles
+à l'heure.</p>
+
+<p>Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un
+dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.</p>
+
+<p>Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île
+resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas
+à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.</p>
+
+<p>«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un
+laconisme digne des temps antiques.</p>
+
+<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII<br /><br />
+URBI ET ORBI</h3>
+
+<p>Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois
+résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une
+somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État
+même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.</p>
+
+<p>Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût
+américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de
+demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois
+le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires
+de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de
+Baltimore au monde entier, <i>urbi et orbi</i>.</p>
+
+<p>Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il
+s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération
+était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et
+n'offrait aucune chance de bénéfice.</p>
+
+<p>Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux
+frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le
+Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et
+l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat
+avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de
+Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie,
+de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès,
+de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club;
+les autres gardèrent une prudente expectative.</p>
+
+<p>Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux
+autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net;
+il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories
+du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes
+promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de
+Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la
+proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie
+anglaise. Pas autre chose.</p>
+
+<p>En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là
+il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la
+question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient
+être appelées à souscrire un capital considérable.</p>
+
+<p>Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste
+empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les
+hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes
+langues, réussit beaucoup.</p>
+
+<p>Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de
+l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore
+street; puis on souscrivit dans les différents États des deux
+continents:</p>
+
+<p>A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;</p>
+
+<p>A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;</p>
+
+<p>A Paris, au Crédit mobilier;</p>
+
+<p>A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;</p>
+
+<p>A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;</p>
+
+<p>A Turin, chez Ardouin et Ce;</p>
+
+<p>A Berlin, chez Mendelssohn;</p>
+
+<p>A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;</p>
+
+<p>A Constantinople, à la Banque Ottomane;</p>
+
+<p>A Bruxelles, chez S. Lambert;</p>
+
+<p>A Madrid, chez Daniel Weisweller;</p>
+
+<p>A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;</p>
+
+<p>A Rome, chez Torlonia et Ce;</p>
+
+<p>A Lisbonne, chez Lecesne;</p>
+
+<p>A Copenhague, à la Banque privée;</p>
+
+<p>A Buenos Aires, à la Banque Maua;</p>
+
+<p>A Rio de Janeiro, même maison;</p>
+
+<p>A Montevideo, même maison;</p>
+
+<p>A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;</p>
+
+<p>A Mexico, chez Martin Daran et Ce;</p>
+
+<p>A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.</p>
+
+<p>Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions
+de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient
+versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil
+acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.</p>
+
+<p>Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique
+que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable
+empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité;
+d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.</p>
+
+<p>Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici
+l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club,
+après souscription close.</p>
+
+<p>La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent
+soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre
+cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait
+méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils
+impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux
+observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.</p>
+
+<p>La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune
+servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de
+vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance.
+Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils
+payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une
+somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A
+ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.</p>
+
+<p>L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas
+financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de
+deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui
+furent les bienvenus.</p>
+
+<p>Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille
+trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la
+Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il
+eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à
+Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une
+autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.</p>
+
+<p>La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf
+cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute
+approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires
+contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent
+les plus ardents à encourager le président Barbicane.</p>
+
+<p>La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement
+intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses
+années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de
+donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante
+piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et
+elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine
+pression du gouvernement de la Porte.</p>
+
+<p>La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un
+don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par
+habitant.</p>
+
+<p>La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent
+dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.],
+demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour
+cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.</p>
+
+<p>Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant
+neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze
+francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions
+scientifiques.</p>
+
+<p>La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux
+cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne
+pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné
+davantage.</p>
+
+<p>Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les
+poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu
+la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la
+Vénétie.</p>
+
+<p>Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept
+mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le
+Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille
+cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].</p>
+
+<p>Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six
+piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires
+qui se fondent sont toujours un peu gênés.</p>
+
+<p>Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse
+dans l'&oelig;uvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne
+voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas
+que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir
+des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait
+peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi
+aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.</p>
+
+<p>Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix
+réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna
+pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité
+est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est
+encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins
+instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du
+projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt
+à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à
+provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là,
+il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.</p>
+
+<p>Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec
+laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont
+qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que
+renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que
+l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de
+non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.</p>
+
+<p>A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et
+revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le
+Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie,
+eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois
+cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il
+se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td>Souscription des États-Unis....</td><td align="right">4,000,000 dollars</td></tr>
+<tr><td>Souscriptions étrangères.......</td><td align="right">1,446,675 dollars</td></tr>
+<tr><td>Total..........................</td><td align="right"
+style="border-top:1px black solid;">5,446,675 dollars</td></tr>
+</table>
+
+<p>C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent
+soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille
+neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public
+versait dans la caisse du Gun-Club.</p>
+
+<p>Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux
+de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers,
+leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de
+fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le
+projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à
+peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale
+sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique
+dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois
+plus.</p>
+
+<p>Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près
+New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs
+canons de fonte.</p>
+
+<p>Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de
+Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride
+méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad.
+Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre
+prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de
+cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au
+moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions,
+c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des
+ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la
+compagnie du Goldspring.</p>
+
+<p>Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane,
+président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de
+Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.</p>
+
+<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII<br /><br />
+STONE'S-HILL</h3>
+
+<p>Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du
+Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un
+devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne
+vendirent tant de <i>Bartram's travel in Florida</i>, de <i>Roman's natural
+history of East and West Florida</i>, de <i>William's territory of
+Florida</i>, de <i>Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East
+Florida</i>. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une
+fureur.</p>
+
+<p>Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses
+propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans
+perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de
+Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et
+traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection
+du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de
+J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de
+Goldspring.</p>
+
+<p>Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La
+Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le
+<i>Tampico</i>, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à
+leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la
+Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.</p>
+
+<p>La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le
+<i>Tampico</i>, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ
+deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En
+approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate,
+d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses
+riches en huîtres et en homards, le <i>Tampico</i> donna dans la baie
+d'Espiritu-Santo.</p>
+
+<p>Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la
+rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de
+temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus
+des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond
+du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.</p>
+
+<p>Ce fut là que le <i>Tampico</i> mouilla, le 22 octobre, à sept heures du
+soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.</p>
+
+<p>Barbicane sentit son c&oelig;ur battre avec violence lorsqu'il foula le sol
+floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte
+d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la
+terre du bout de son crochet.</p>
+
+<p>«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre,
+et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.</p>
+
+<p>Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de
+Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au
+président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le
+reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se
+déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne
+voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait
+décidément pas.</p>
+
+<p>Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins
+de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de
+quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane
+descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout
+d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua
+en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et
+des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de
+forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:</p>
+
+<p>«Monsieur, il y a les Séminoles.</p>
+
+<p>&mdash;Quels Séminoles?</p>
+
+<p>&mdash;Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de
+vous faire escorte.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention,
+et maintenant, en route!</p>
+
+<p>La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de
+poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait
+déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela
+fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer
+modéraient cette excessive température.</p>
+
+<p>Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la
+côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia.
+Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles
+au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive
+droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie
+disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne
+s'offrit seule aux regards.</p>
+
+<p>La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse,
+moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des
+principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre
+l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux,
+n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream,
+pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent
+incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la
+sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de
+cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent
+soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille
+quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir
+un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à
+l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement
+la configuration du sol et sa distribution particulière.</p>
+
+<p>La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des
+Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette
+appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à
+quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et
+le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un
+réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs;
+on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne
+s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où
+réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses
+champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées
+dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin
+ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de
+canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs
+richesses avec une insouciante prodigalité.</p>
+
+<p>Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du
+terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:</p>
+
+<p>«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier
+ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.</p>
+
+<p>&mdash;Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club.</p>
+
+<p>&mdash;Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises
+de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos
+travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec
+les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est
+considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de
+profondeur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant
+que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous
+rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec
+nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un
+puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a
+cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où
+le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur,
+travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au
+grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous
+irons rapidement en besogne.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature
+nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail
+en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre
+tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises
+au-dessus du niveau de la mer.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous
+trouverons avant peu un emplacement convenable.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi,
+la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de
+retard.</p>
+
+<p>&mdash;Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent
+dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes
+conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours,
+savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent
+dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux
+francs.]?</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous
+n'aurons pas besoin de l'apprendre.</p>
+
+<p>Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine
+de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des
+forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une
+profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites
+de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers,
+d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits
+et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre
+odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde
+d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait
+plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin,
+pour être digne de ces bijoux emplumés.</p>
+
+<p>J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette
+opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le
+président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller
+en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même;
+sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et
+cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.</p>
+
+<p>Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et
+non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs
+de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son
+redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans,
+les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis
+que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.</p>
+
+<p>Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres
+moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes
+isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des
+troupeaux de daims effarouchés.</p>
+
+<p>«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la
+région des pins!</p>
+
+<p>&mdash;Et celle des sauvages», répondit le major.</p>
+
+<p>En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils
+s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux
+rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à
+détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations
+hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.</p>
+
+<p>Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste
+espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil
+inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large
+extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club
+toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.</p>
+
+<p>«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans
+le pays?</p>
+
+<p>&mdash;Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des
+Floridiens.</p>
+
+<p>Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et
+commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite
+troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond
+silence.</p>
+
+<p>En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques
+instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:</p>
+
+<p>«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de
+la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien
+de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'.
+Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît
+offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions
+favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que
+s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de
+nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du
+pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers
+les espaces du monde solaire!</p>
+
+<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV<br /><br />
+PIOCHE ET TRUELLE</h3>
+
+<p>Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et
+l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le <i>Tampico</i> pour La
+Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener
+la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club
+demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en
+s'aidant des gens du pays.</p>
+
+<p>Huit jours après son départ, le <i>Tampico</i> revenait dans la baie
+d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison
+avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de
+l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que
+l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes
+libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une
+main-d'&oelig;uvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au
+Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications
+considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride
+pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé
+en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que
+l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et
+l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla
+dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des
+fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des
+man&oelig;uvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de
+couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une
+véritable émigration.</p>
+
+<p>Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les
+quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui
+régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la
+population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette
+initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent
+dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence
+de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers
+la presqu'île floridienne.</p>
+
+<p>Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage
+apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez
+grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et
+numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons
+d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à
+Tampa-Town.</p>
+
+<p>On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain;
+capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les
+garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines,
+dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci
+de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant;
+seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin
+de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne
+demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir.</p>
+
+<p>Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il
+l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa
+conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du
+don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche
+bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions.
+Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il
+était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des
+réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les
+problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de
+Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en
+pression, le <i>Tampico</i> attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.</p>
+
+<p>Barbicane, le 1<sup>er</sup> novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de
+travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques
+s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son
+mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes
+cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les
+travaux commencèrent dans un ordre parfait.</p>
+
+<p>Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la
+nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4
+novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur
+dit:</p>
+
+<p>«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette
+partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant
+neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois
+et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au
+total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une
+profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé
+en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois
+mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent
+cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes
+par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers
+travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace
+relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire,
+il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre
+habileté.</p>
+
+<p>A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le
+sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus
+oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se
+relayaient par quart de journée.</p>
+
+<p>D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait
+point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux
+d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être
+directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne
+parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce <i>Puits du
+Père Joseph</i>, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une
+époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force
+de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de
+trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le
+margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien!
+de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur
+une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il
+n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de
+l'opération.</p>
+
+<p>Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord
+avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la
+marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad
+serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de
+précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces
+anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.</p>
+
+<p>De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce
+nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction
+des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le
+forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire
+d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient
+avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre
+poids.</p>
+
+<p>Cette man&oelig;uvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait
+atteint la partie solide du sol.</p>
+
+<p>Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de
+l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de
+Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.</p>
+
+<p>La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six
+pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent
+deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait
+servir à la confection du moule intérieur.</p>
+
+<p>Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à
+la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre
+pieds.</p>
+
+<p>Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une
+espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très
+solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le
+trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de
+maçonnerie furent commencés.</p>
+
+<p>Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de
+chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute
+épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre
+égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que
+reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment
+hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les
+ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se
+trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.</p>
+
+<p>Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la
+pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin
+de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de
+chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait
+gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins;
+le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de
+maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient
+incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre
+aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte.</p>
+
+<p>Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté
+extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant
+sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et
+même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute,
+et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques
+mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés
+centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les
+blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la
+roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le
+tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de
+Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les
+détachements de Séminoles n'osaient plus franchir.</p>
+
+<p>Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur
+activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut
+peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en
+tirait avec habileté.</p>
+
+<p>Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée
+pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette
+profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de
+février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui
+se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des
+pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin
+de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à
+bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux.
+Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en
+partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de
+l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de
+soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs
+ouvriers.</p>
+
+<p>Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre,
+à le reprendre en sous-&oelig;uvre et à rétablir le rouet dans ses
+conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de
+l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un
+instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.</p>
+
+<p>Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et
+le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par
+Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres,
+avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la
+maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds
+d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le
+sol.</p>
+
+<p>Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent
+chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était
+accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité.</p>
+
+<p>Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant
+Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il
+s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses
+travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies
+communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans
+ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales.</p>
+
+<p>Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences
+inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont
+impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se
+préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général
+que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les
+principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi,
+grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans
+les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne
+des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour
+leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte
+environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.</p>
+
+<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV<br /><br />
+LA FÊTE DE LA FONTE</h3>
+
+<p>Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les
+travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément
+avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût
+été fort surpris du spectacle offert à ses regards.</p>
+
+<p>A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce
+point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de
+six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une
+demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une
+longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous
+étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée
+quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T.
+Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui
+rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien
+de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait
+jamais été».</p>
+
+<p>On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à
+employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte
+grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux,
+facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et,
+traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les
+pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines
+à vapeur, presses hydrauliques, etc.</p>
+
+<p>Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement
+assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure,
+qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.</p>
+
+<p>Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité
+dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du
+charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était
+carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce
+silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que
+l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première
+opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait
+de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à
+expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de
+la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et
+de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de
+soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui,
+le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan,
+prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla
+la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie
+d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de
+Tampa-Town.</p>
+
+<p>Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de
+Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal
+se trouvait rendue à destination.</p>
+
+<p>On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour
+liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de
+ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de
+métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la
+fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et
+étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se
+trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que
+celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours,
+construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une
+grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle
+devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous
+un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans
+les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le
+dirigeaient vers le puits central.</p>
+
+<p>Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent
+terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur;
+il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un
+cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait
+exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut
+composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de
+foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la
+maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait
+ainsi des parois de six pieds d'épaisseur.</p>
+
+<p>Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par
+des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de
+traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces
+traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui
+n'offrait aucun inconvénient.</p>
+
+<p>Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au
+lendemain.</p>
+
+<p>«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T.
+Maston à son ami Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête
+publique!</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout
+venant?</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une
+opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle
+s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut,
+mais jusque-là, non.</p>
+
+<p>Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers
+imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de
+parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne
+ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des
+membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le
+fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major
+Elphiston, le général Morgan, et <i>tutti quanti</i>, pour lesquels la
+fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston
+s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail;
+il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des
+machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns
+après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu
+éc&oelig;urés.</p>
+
+<p>La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait
+été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées
+par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre
+elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans
+l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de
+sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de
+livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes
+de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau
+de fumée noire.</p>
+
+<p>La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont
+les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants
+ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient
+d'oxygène tous ces foyers incandescents.</p>
+
+<p>L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au
+signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à
+la fonte liquide et se vider entièrement.</p>
+
+<p>Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment
+déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion.
+Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître
+fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée.</p>
+
+<p>Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine,
+assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là,
+prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur.</p>
+
+<p>Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal
+commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à
+peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos
+pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des
+substances étrangères.</p>
+
+<p>Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve
+dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et
+douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en
+déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec
+un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était
+un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que
+ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée,
+volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par
+les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables
+vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en
+montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises.
+Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu
+croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et
+cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage,
+ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la
+nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces
+vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces
+trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de
+terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et
+c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un
+Niagara, de métal en fusion.</p>
+
+<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI<br /><br />
+LA COLUMBIAD</h3>
+
+<p>L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de
+simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès,
+puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans
+les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de
+s'en assurer directement.</p>
+
+<p>En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante
+mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le
+refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse
+Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa
+chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses
+admirateurs? Il était difficile de le calculer.</p>
+
+<p>L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps
+à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit
+se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense
+panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait
+les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de
+Stone's-Hill.</p>
+
+<p>Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre.
+Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en
+approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient
+leur frein.</p>
+
+<p>«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à
+peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur,
+calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à
+faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher
+du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une
+mystification cruelle!</p>
+
+<p>On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir,
+Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde
+irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps
+seul pouvait avoir raison,&mdash;le temps, un ennemi redoutable dans les
+circonstances,&mdash;et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur
+pour des gens de guerre.</p>
+
+<p>Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un
+certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs
+projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur.
+Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée,
+dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à
+peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de
+calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se
+rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et,
+le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre
+place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill,
+un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore
+permis d'avoir froid aux pieds.</p>
+
+<p>«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de
+satisfaction.</p>
+
+<p>Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à
+l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le
+pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la
+terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous
+l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce
+mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux
+extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur,
+et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de
+Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande
+force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du
+moule avait disparu.</p>
+
+<p>Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent
+installées sans retard et man&oelig;uvrèrent rapidement de puissants
+alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte.
+Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube
+était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un
+poli parfait.</p>
+
+<p>Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication
+Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité
+absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à
+fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était
+sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T.
+Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute
+effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds.
+Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait
+heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel
+Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.</p>
+
+<p>Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur
+sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi
+qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci
+inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux
+mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine
+fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie.
+Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et
+cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire
+n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait
+point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la
+fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas
+résisté, lui portait un coup terrible.</p>
+
+<p>Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement
+ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se
+comprendra sans peine.</p>
+
+<p>En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des
+États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était
+prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux
+travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent
+cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un
+réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre
+qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers
+neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient
+poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil
+américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection
+d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an
+l'étendue de la ville fut décuplée.</p>
+
+<p>On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les
+jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct
+des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux,
+des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations
+du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès
+qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le
+transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une
+activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et
+de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de
+marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes
+comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la
+ville, et la <i>Shipping Gazette</i> [<i>Gazette maritime</i>.] enregistra
+chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.</p>
+
+<p>Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci,
+en considération du prodigieux accroissement de sa population et de
+son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États
+méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le
+grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se
+dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie
+ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait
+en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce
+bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur
+son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la
+Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie
+dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put
+prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée
+«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait
+une éclipse totale, visible de tous les points du monde.</p>
+
+<p>Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre
+le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se
+virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans
+leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait
+gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un
+semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un
+vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement
+considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette
+misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les
+flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane
+partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies
+texiennes.</p>
+
+<p>Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue
+industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde
+d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire.
+Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la
+passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et
+Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.</p>
+
+<p>On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération
+des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de
+tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île.
+L'Europe émigrait en Amérique.</p>
+
+<p>Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux
+arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup
+comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les
+fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut
+admettre personne à cette opération. De là maugréement,
+mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa
+d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut
+presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane,
+on le sait, resta inébranlable dans sa décision.</p>
+
+<p>Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne
+put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer
+ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics.
+Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé
+par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité
+publique.</p>
+
+<p>C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre
+dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le <i>ne
+plus ultra</i> du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne
+voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de
+métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux
+spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes,
+enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au
+fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente
+fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation,
+pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les
+visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille
+dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].</p>
+
+<p>Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les
+membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre
+assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse
+d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major
+Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur
+Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout,
+une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de
+métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement!
+Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre
+qui supportait la Columbiad éclairée <i>a giorno</i> par un jet de lumière
+électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du
+ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les
+meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas
+splendide servi à neuf cents pieds sous terre.</p>
+
+<p>Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux
+s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite,
+on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à
+Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»!
+Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube
+acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule,
+rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de c&oelig;ur et de cris aux dix
+convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.</p>
+
+<p>J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula,
+s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En
+tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même
+le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû
+l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».</p>
+
+<h3><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII<br /><br />
+UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE</h3>
+
+<p>Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire,
+terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le
+jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui
+devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle!
+Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque
+jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un &oelig;il avide et
+passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende
+d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun
+s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes.</p>
+
+<p>Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus
+extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint
+fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier
+sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre,
+à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis
+par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte
+américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane.</p>
+
+<p>Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel
+que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se
+troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.</p>
+
+<p>Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du
+Gun-Club:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">FRANCE, PARIS. <i>30 septembre, 4 h matin.</i></p>
+
+<p class="r"><i>Barbicane, Tampa, Floride, États-Unis.</i></p>
+
+<p><i>Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai
+dedans. Arriverai par steamer</i> Atlanta.</p>
+
+<p class="r">MICHEL ARDAN. </p></div>
+
+<h3><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII<br /><br />
+LE PASSAGER DE L'«ATLANTA</h3>
+
+<p>Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils
+électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe
+cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens,
+américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du
+télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il se
+serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son
+&oelig;uvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un
+Français surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez
+audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage? Et si
+cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans
+un cabanon et non dans un boulet?</p>
+
+<p>Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont
+peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait
+déjà les divers États de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune
+raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à
+Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou
+moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le
+texte laconique.</p>
+
+<p>«Pas possible!&mdash;C'est invraisemblable!&mdash;Pure plaisanterie!&mdash;On s'est
+moqué de nous!&mdash;Ridicule!&mdash;Absurde!» Toute la série des expressions qui
+servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la sottise, la folie, se
+déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités
+en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules
+ou éclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston
+eut un mot superbe.</p>
+
+<p>«C'est une idée, cela! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir
+des idées comme celle-là, c'est à la condition de ne pas même songer à
+les mettre à exécution.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt
+à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.</p>
+
+<p>Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de
+Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient,
+s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,&mdash;un mythe,
+un individu chimérique,&mdash;mais J.-T. Maston, qui avait pu croire à
+l'existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa
+d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise
+naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un
+être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de
+tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste,
+une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les
+Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage
+familier, un «humbug [Mystification.]»!</p>
+
+<p>Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut
+affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère
+habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers
+des prôneurs, des adeptes, des partisans.</p>
+
+<p>Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées
+nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela
+dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n'avait pas songé à
+cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté
+même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain
+a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un
+jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer
+ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait
+être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de
+troubler toute une population par ses billevesées ridicules.</p>
+
+<p>Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question!
+Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique! Il
+appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses.
+Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique,
+cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris
+passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces
+circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de
+vraisemblance. Il fallait en avoir le c&oelig;ur net. Bientôt les
+individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent
+sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de
+l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule
+compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.</p>
+
+<p>Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il
+avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester
+ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre
+les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit
+d'un &oelig;il peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses
+fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent à
+paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent,
+tous les ennuis de la célébrité.</p>
+
+<p>Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole,
+lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans
+la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour
+l'Amérique, oui ou non?</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier,
+reprit l'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi
+que le demande le télégramme?</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi
+s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra
+bien compléter ses renseignements.</p>
+
+<p>&mdash;Au télégraphe! au télégraphe!» s'écria la foule.</p>
+
+<p>Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se
+dirigea vers les bureaux de l'administration.</p>
+
+<p>Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des
+courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux
+questions suivantes:</p>
+
+<p>«Qu'est-ce que le navire l'<i>Atlanta</i>?&mdash;Quand a-t-il quitté
+l'Europe?&mdash;Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan?</p>
+
+<p>Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une
+précision qui ne laissait plus place au moindre doute.</p>
+
+<p>«Le steamer l'<i>Atlanta</i>, de Liverpool, a pris la mer le 2
+octobre,&mdash;faisant voile pour Tampa-Town,&mdash;ayant à son bord un Français,
+porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.</p>
+
+<p>A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président
+brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et
+on l'entendit murmurer:</p>
+
+<p>«C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dans
+quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!...
+Jamais je ne consentirai...</p>
+
+<p>Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co.,
+en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile.</p>
+
+<p>Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière;
+comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce
+que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la
+nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du
+vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun
+vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les
+secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession
+fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique;
+montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux
+arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant
+affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'<i>Atlanta</i>,
+les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie
+d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les
+packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes
+dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en
+quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des
+tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des
+forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité.</p>
+
+<p>Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de
+Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon. Deux heures plus
+tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de
+reconnaissance. Aussitôt le nom de l'<i>Atlanta</i> fut expédié à
+Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade
+d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade
+Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.</p>
+
+<p>L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents
+embarcations entouraient l'<i>Atlanta</i>, et le steamer était pris
+d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une
+voix dont il voulait en vain contenir l'émotion:</p>
+
+<p>«Michel Ardan! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Présent!» répondit un individu monté sur la dunette.</p>
+
+<p>Barbicane, les bras croisés, l'&oelig;il interrogateur, la bouche muette,
+regarda fixement le passager de l'<i>Atlanta</i>.</p>
+
+<p>C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà,
+comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa
+tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une
+chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face
+courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme
+les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés
+en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope,
+complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était
+d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut,
+intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche.
+Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues
+jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une
+allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti,
+«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à
+l'art métallurgique.</p>
+
+<p>Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine
+sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes
+indiscutables de la combativité, c'est-à-dire du courage dans le
+danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la
+bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains
+tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en
+revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et
+d'acquérir, manquaient absolument.</p>
+
+<p>Pour achever le type physique du passager de l'<i>Atlanta</i>, il convient
+de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son
+pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan
+se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de
+chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses
+manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles
+s'échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort
+des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid,&mdash;pas
+même aux yeux.</p>
+
+<p>D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait,
+venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme
+disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant
+ses ongles avec une avidité nerveuse. C'était un de ces originaux que
+le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise
+aussitôt le moule.</p>
+
+<p>En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large
+champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans
+une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore
+dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine
+de son &oelig;il avec des dimensions démesurées; de là une association
+d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et
+les hommes.</p>
+
+<p>C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un
+garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais
+s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux
+de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il
+avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en
+pleine poitrine des arguments <i>ad hominem</i> d'un effet sûr, et il
+aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.</p>
+
+<p>Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme
+Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens,
+disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la
+partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et
+merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un
+Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des
+ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien,
+il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses
+vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire
+casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par
+retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau
+dont les enfants s'amusent.</p>
+
+<p>En deux mots, sa devise était: <i>Quand même!</i> et l'amour de
+l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la
+belle expression de Pope.</p>
+
+<p>Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de
+ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua
+souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un
+tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il
+faisait autant de coups de c&oelig;ur que de coups de tête; secourable,
+chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel
+ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.</p>
+
+<p>En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage
+brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par
+les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas
+dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de
+ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable
+collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés,
+blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa
+trouée dans la foule.</p>
+
+<p>Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté.
+C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à
+laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies
+entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si
+imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui
+prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par
+ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se
+douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.</p>
+
+<p>Tel était ce passager de l'<i>Atlanta</i>, toujours agité, toujours
+bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce
+qu'il venait faire en Amérique&mdash;il n'y pensait même pas&mdash;, mais par
+l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent
+un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le
+Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis,
+audacieux à leur manière.</p>
+
+<p>La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en
+présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite
+interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris
+devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes
+tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier
+de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se
+réfugier dans sa cabine.</p>
+
+<p>Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.</p>
+
+<p>«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent
+seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondit le président du Gun-Club.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien?
+Allons tant mieux! tant mieux!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé
+à partir?</p>
+
+<p>&mdash;Absolument décidé.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne vous arrêtera?</p>
+
+<p>&mdash;Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma
+dépêche?</p>
+
+<p>&mdash;J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de
+nouveau, vous avez bien réfléchi?...</p>
+
+<p>&mdash;Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion
+d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il
+me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.</p>
+
+<p>Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de
+voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si
+parfaite absence d'inquiétudes.</p>
+
+<p>«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?</p>
+
+<p>&mdash;Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire
+une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à
+tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des
+redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues,
+toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et
+demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux
+objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les
+attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Cela me va», répondit Barbicane.</p>
+
+<p>Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la
+proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des
+trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute
+difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le
+héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne
+voulurent pas quitter le pont de l'<i>Atlanta</i>; ils passèrent la nuit à
+bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la
+lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en
+arracher.</p>
+
+<p>«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous
+ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!</p>
+
+<p>Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il
+rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où
+la cloche du steamer sonna le quart de minuit.</p>
+
+<p>Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement
+la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.</p>
+
+<h3><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX<br /><br />
+UN MEETING</h3>
+
+<p>Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience
+publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer
+une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes
+pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit
+nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer
+d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser
+son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La
+nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions
+colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion
+projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.</p>
+
+<p>Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en
+quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil;
+les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange,
+en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction
+d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur
+la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent
+mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures
+une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De
+cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre;
+un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il
+ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas
+le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.</p>
+
+<p>A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des
+principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président
+Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le
+Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une
+estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de
+chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait
+pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs
+qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la
+main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et
+s'exprima fort correctement en ces termes:</p>
+
+<p>«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos
+moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont
+paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne
+comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que
+cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi
+avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de
+l'auteur.</p>
+
+<p>Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent
+leur contentement par un immense murmure de satisfaction.</p>
+
+<p>«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est
+interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas,
+vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il
+ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose
+simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de
+partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et
+quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du
+progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un
+beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en
+patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le
+projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes
+ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la
+main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de
+vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée
+est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en
+rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation
+autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici
+quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de
+m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très
+familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.</p>
+
+<p>La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté.
+L'orateur reprit son discours:</p>
+
+<p>«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis
+obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement
+ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi
+savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à
+l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent
+cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars,
+vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus,
+trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille
+cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans
+leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés,
+notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle
+ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi
+s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque
+jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou
+l'électricité seront probablement les agents mécaniques?</p>
+
+<p>Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.</p>
+
+<p>«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits
+bornés&mdash;c'est le qualificatif qui leur convient&mdash;, l'humanité serait
+renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et
+condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les
+espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux
+planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New
+York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera
+bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un
+mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.</p>
+
+<p>L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un
+peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le
+comprendre.</p>
+
+<p>«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un
+aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps
+il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents
+jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre
+cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour
+de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu
+dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence.
+Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route!
+Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il
+faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que
+diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze
+cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que
+peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par
+kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard,
+n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept
+millions, il resterait en route!</p>
+
+<p>Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée;
+d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu
+avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit
+avec une admirable assurance:</p>
+
+<p>«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien
+encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer
+l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération
+éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le
+milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette
+question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez!
+Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à
+cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards,
+Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept
+mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les
+autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de
+milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui
+sépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette
+distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous
+ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à
+Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple!
+Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes
+qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace
+existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du
+métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le
+droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera
+tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!</p>
+
+<p>&mdash;Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée
+électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse
+de ses conceptions.</p>
+
+<p>&mdash;Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la
+distance n'existe pas!</p>
+
+<p>Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps
+qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade
+sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita
+une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas
+un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son
+cours.</p>
+
+<p>«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est
+maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que
+j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et
+il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi
+qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son
+satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un
+esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on
+établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se
+fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni
+choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le
+but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour
+parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la
+Terre aura visité la Lune!</p>
+
+<p>&mdash;Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même
+les moins convaincus.</p>
+
+<p>&mdash;Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.</p>
+
+<p>Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut
+accueilli par d'unanimes applaudissements.</p>
+
+<p>«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque
+question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme
+comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.</p>
+
+<p>Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait
+de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces
+théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa
+vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc
+l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût
+moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole,
+et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les
+planètes fussent habitées.</p>
+
+<p>«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président,
+répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des
+hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de
+Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour
+l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie
+naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien
+d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une
+autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont
+habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont
+l'opinion avait force de loi pour les derniers.</p>
+
+<p>&mdash;On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le
+président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les
+mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre
+l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que
+les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que
+des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les
+autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.</p>
+
+<p>&mdash;Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître
+personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui
+répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la
+combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont
+l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je
+dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les
+planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes
+éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et
+rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés
+comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après
+beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre
+des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses
+d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux
+autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez
+difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent
+dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être
+écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers
+insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la
+fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de
+l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une
+diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non
+moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais
+chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment
+formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces
+indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'à
+des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach,
+elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j'étais
+théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant
+saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les
+mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni
+naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des
+grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne
+sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je
+vais y voir!</p>
+
+<p>L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres
+arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de
+la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le
+silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le
+triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:</p>
+
+<p>«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à
+peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours
+public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une
+autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la
+laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux
+gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut
+répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est
+le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait
+dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus,
+Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est
+point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu
+confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là
+l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des
+saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud
+ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète
+aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la
+surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu incliné
+[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3°
+5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y
+a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la
+zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui
+lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la
+température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de
+Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze
+ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices
+et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce
+monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus
+savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y
+sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que
+manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de
+chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts,
+inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!</p>
+
+<p>Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont
+l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable
+que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts
+d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le
+dire&mdash;car c'est la vérité&mdash;, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris,
+et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par
+Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de
+soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui,
+voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.</p>
+
+<p>Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la
+discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps,
+bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la
+proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du
+Gun-Club.</p>
+
+<h3><a name="XX" id="XX"></a>XX<br /><br />
+ATTAQUE ET RIPOSTE</h3>
+
+<p>Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot
+de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand
+l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une
+voix forte et sévère:</p>
+
+<p>«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie,
+voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et
+discuter la partie pratique de son expédition?</p>
+
+<p>Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi.
+C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe
+taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur
+des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu
+gagné le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'&oelig;il
+brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting.
+Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir
+des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure
+désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant
+attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et
+précis, puis il ajouta:</p>
+
+<p>«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion
+s'est égarée. Revenons à la Lune.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est
+habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup
+sûr, vivent sans respirer, car&mdash;je vous en préviens dans votre
+intérêt&mdash;il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la
+Lune.</p>
+
+<p>A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que
+la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question.
+Il le regarda fixement à son tour, et dit:</p>
+
+<p>«Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous
+plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Les savants.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment?</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une
+profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain
+pour les savants qui ne savent pas.</p>
+
+<p>&mdash;Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?</p>
+
+<p>&mdash;Particulièrement. En France, il y en a
+un qui soutient que «mathématiquement»
+l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les
+théories démontrent que le poisson n'est pas
+fait pour vivre dans l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer à
+l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui,
+d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne
+les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours
+brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai,
+mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.</p>
+
+<p>&mdash;Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de
+mauvaise humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la
+Lune!</p>
+
+<p>Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait
+si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le
+connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une
+discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une
+certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement
+inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention
+sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.</p>
+
+<p>«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont
+nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère
+autour de la Lune. Je dirai même <i>a priori</i> que, si cette atmosphère
+a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime
+mieux vous opposer des faits irrécusables.</p>
+
+<p>&mdash;Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie
+parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux
+traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne
+droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh
+bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs
+rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre
+déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette
+conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une
+atmosphère.</p>
+
+<p>On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les
+conséquences en étaient rigoureuses.</p>
+
+<p>«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour
+ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y
+répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une
+valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune
+parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi,
+mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la
+surface de la Lune.</p>
+
+<p>&mdash;Des volcans éteints, oui; enflammés, non.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la
+logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine
+période!</p>
+
+<p>&mdash;Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes
+l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne
+prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.</p>
+
+<p>&mdash;Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre
+d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous
+préviens que je vais mettre des noms en avant.</p>
+
+<p>&mdash;Mettez.</p>
+
+<p>&mdash;Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant
+l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature
+bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent
+attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère
+de la Lune.</p>
+
+<p>&mdash;En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont
+pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres,
+tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère.
+Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que
+je réponds avec eux.</p>
+
+<p>&mdash;Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte.
+Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points
+lumineux à la surface de la Lune?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points
+lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la
+nécessité d'une atmosphère lunaire.</p>
+
+<p>&mdash;Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je
+vois que vous êtes très fort en sélénographie.</p>
+
+<p>&mdash;Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles
+observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM.
+Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa
+surface.</p>
+
+<p>Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des
+arguments de ce singulier personnage.</p>
+
+<p>«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et
+arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome
+français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860,
+constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et
+tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation
+des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas
+d'autre explication possible.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument certain!</p>
+
+<p>Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont
+l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer
+vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc
+bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon
+absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune;
+cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais
+aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.</p>
+
+<p>&mdash;Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui
+n'en voulait pas démordre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur
+quelques centaines de pieds.</p>
+
+<p>&mdash;En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet
+air sera terriblement raréfié.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme
+seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser
+de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!</p>
+
+<p>Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux
+interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant
+avec fierté.</p>
+
+<p>«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes
+d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés
+d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une
+conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon
+aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une
+observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et
+s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il
+y en ait beaucoup sur la face opposée.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour quelle raison?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris
+la forme d'un &oelig;uf que nous apercevons par le petit bout. De là cette
+conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est
+situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les
+masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre
+satellite aux premiers jours de sa création.</p>
+
+<p>&mdash;Pures fantaisies! s'écria l'inconnu.</p>
+
+<p>&mdash;Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la
+mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle
+donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si
+la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface
+de la Lune?</p>
+
+<p>Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition.
+L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait
+plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme
+la grêle.</p>
+
+<p>«Assez! assez! disaient les uns.</p>
+
+<p>&mdash;Chassez cet intrus! répétaient les autres.</p>
+
+<p>&mdash;A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.</p>
+
+<p>Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait
+passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel
+Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour
+abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.</p>
+
+<p>«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus
+gracieux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt,
+non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous
+soyez...</p>
+
+<p>&mdash;Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé
+un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner
+en route à la façon des écureuils?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au
+départ!</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la
+véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion
+du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront
+pas à la résoudre!</p>
+
+<p>&mdash;Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en
+traversant les couches d'air?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi
+l'atmosphère!</p>
+
+<p>&mdash;Mais des vivres? de l'eau?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée
+durera quatre jours!</p>
+
+<p>&mdash;Mais de l'air pour respirer en route?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ferai par des procédés chimiques.</p>
+
+<p>&mdash;Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?</p>
+
+<p>&mdash;Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque
+la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.</p>
+
+<p>&mdash;Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!</p>
+
+<p>&mdash;Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées
+convenablement disposées et enflammées en temps utile?</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues,
+tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre
+faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune,
+comment reviendrez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne reviendrai pas!</p>
+
+<p>A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité,
+l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que
+n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour
+protester une dernière fois.</p>
+
+<p>«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui
+n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez
+d'une façon fort agréable.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne
+sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse!
+Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous
+qu'il faut s'en prendre!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne vous gênez pas!</p>
+
+<p>&mdash;Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!</p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix
+impérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que
+ridicule!</p>
+
+<p>L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de
+l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler
+sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si
+outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à
+l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé
+de lui.</p>
+
+<p>L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le
+président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du
+triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans
+cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette
+manifestation l'appui de ses épaules.</p>
+
+<p>Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la
+place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte?
+Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras
+croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.</p>
+
+<p>Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes
+demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.</p>
+
+<p>Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité
+pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec
+un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade
+semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des
+flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne
+bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de
+Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux
+dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à
+l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement
+dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous
+ses fenêtres.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre
+le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.</p>
+
+<p>Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.</p>
+
+<p>«Venez!» dit-il d'une voix brève.</p>
+
+<p>Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent
+seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.</p>
+
+<p>Là, ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.</p>
+
+<p>«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Le capitaine Nicholl.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur
+mon chemin...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venu m'y mettre!</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez insulté!</p>
+
+<p>&mdash;Publiquement.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous me rendrez raison de cette insulte.</p>
+
+<p>&mdash;A l'instant.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un
+bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le
+connaissez?</p>
+
+<p>&mdash;Je le connais.</p>
+
+<p>&mdash;Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un
+côté?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl.</p>
+
+<p>Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le
+capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu
+de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les
+moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce
+difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du
+meeting.</p>
+
+<h3><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI<br /><br />
+COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE</h3>
+
+<p>Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le
+président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel
+chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait
+des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une
+expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la
+dureté avec des tables de marbre ou de granit.</p>
+
+<p>Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les
+serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une
+couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent
+vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa
+porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De
+formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop
+matinal.</p>
+
+<p>«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!</p>
+
+<p>Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment
+posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle
+allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du
+Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas
+entrée avec moins de cérémonie.</p>
+
+<p>«Hier soir, s'écria J.-T. Maston <i>ex abrupto</i>, notre président a été
+insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son
+adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent
+ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de
+Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il
+faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir
+assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel
+Ardan!</p>
+
+<p>Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à
+l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de
+deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les
+faubourgs de Tampa-Town.</p>
+
+<p>Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de
+la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de
+Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date,
+pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le
+capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il
+s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et
+qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps
+cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.</p>
+
+<p>Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant
+lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se
+guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme
+des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces
+qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur
+intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces,
+leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas
+peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font
+souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier,
+ils se relancent pendant des heures entières.</p>
+
+<p>«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son
+compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en
+scène.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais
+hâtons-nous.</p>
+
+<p>Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine
+encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks,
+couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et
+demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière
+depuis une demi-heure.</p>
+
+<p>Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres
+abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant:</p>
+
+<p>«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane,
+le président... mon meilleur ami?...</p>
+
+<p>Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président
+devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de
+le comprendre.</p>
+
+<p>«Un chasseur, dit alors Ardan.</p>
+
+<p>&mdash;Un chasseur? oui, répondit le bushman.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a longtemps?</p>
+
+<p>&mdash;Une heure à peu près.</p>
+
+<p>&mdash;Trop tard! s'écria Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Pas un seul?</p>
+
+<p>&mdash;Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!</p>
+
+<p>&mdash;Que faire? dit Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est
+pas destinée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se
+méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans
+la tête de Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.</p>
+
+<p>Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le
+taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de
+sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de
+magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un
+inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin.
+Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant
+silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au
+milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou
+les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et
+attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux
+traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le
+bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient
+en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien
+eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.</p>
+
+<p>Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons
+s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.</p>
+
+<p>«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme
+Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué
+de man&oelig;uvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en
+avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que
+le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!</p>
+
+<p>&mdash;Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous
+bois, nous aurions entendu!...</p>
+
+<p>&mdash;Et si nous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec un accent
+de désespoir.</p>
+
+<p>Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent
+leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands
+cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni
+l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses
+volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les
+branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à
+travers les taillis.</p>
+
+<p>Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande
+partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des
+combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan
+allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance
+inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.</p>
+
+<p>«Chut! fit-il. Quelqu'un là-bas!</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un? répondit Michel Ardan.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses
+mains. Que fait-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse
+servait fort mal en pareille circonstance.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui! Il se retourne, répondit Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est?...</p>
+
+<p>&mdash;Le capitaine Nicholl!</p>
+
+<p>&mdash;Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement
+de c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son
+adversaire?</p>
+
+<p>«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.</p>
+
+<p>Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils
+s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils
+s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa
+vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.</p>
+
+<p>Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers
+gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes
+enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur
+qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain,
+mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme
+un &oelig;uf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au
+moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et
+chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi
+redoutable venait le menacer à son tour.</p>
+
+<p>En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les
+dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement
+possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée.
+Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit
+joyeusement de l'aile et disparut.</p>
+
+<p>Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il
+entendit ces paroles prononcées d'une voix émue:</p>
+
+<p>«Vous êtes un brave homme, vous!</p>
+
+<p>Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les
+tons:</p>
+
+<p>«Et un aimable homme!</p>
+
+<p>&mdash;Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici,
+monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou
+d'être tué par lui.</p>
+
+<p>&mdash;Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures
+sans le trouver! Où se cache-t-il?...</p>
+
+<p>&mdash;Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours
+respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant,
+nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas
+amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous
+chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan
+qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.</p>
+
+<p>&mdash;Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il
+y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous...</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens
+comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous
+battrez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Je me battrai, monsieur!</p>
+
+<p>&mdash;Point.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de c&oelig;ur, je suis
+l'ami du président, son <i>alter ego</i>, un autre lui-même; si vous voulez
+absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même
+chose.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive,
+ces plaisanteries...</p>
+
+<p>&mdash;L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je
+comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni
+lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl,
+car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils
+s'empresseront de l'accepter.</p>
+
+<p>&mdash;Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.</p>
+
+<p>&mdash;Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence
+de Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Cherchons-le donc», s'écria le capitaine.</p>
+
+<p>Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après
+avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas
+saccadé, sans mot dire.</p>
+
+<p>Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston
+se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement
+Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le
+malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie
+au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir
+la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le
+capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain.</p>
+
+<p>Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa
+apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.</p>
+
+<p>«C'est lui!» fit Maston.</p>
+
+<p>Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du
+capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en
+criant:</p>
+
+<p>«Barbicane! Barbicane!</p>
+
+<p>Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il
+allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de
+surprise.</p>
+
+<p>Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures
+géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à
+terre.</p>
+
+<p>Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et
+sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.</p>
+
+<p>Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le
+considéra d'un &oelig;il étonné.</p>
+
+<p>«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai
+trouvé!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Mon moyen!</p>
+
+<p>&mdash;Quel moyen?</p>
+
+<p>&mdash;Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile!</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston!
+s'écria Barbicane, vous aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en
+même temps le digne capitaine Nicholl!</p>
+
+<p>&mdash;Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon,
+capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt...</p>
+
+<p>Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de
+s'interpeller.</p>
+
+<p>«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se
+soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer
+l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus
+rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des
+problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que
+cette haine n'est dangereuse pour personne.</p>
+
+<p>Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine.</p>
+
+<p>«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme
+vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de
+carabine?</p>
+
+<p>Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si
+inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance
+garder l'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il
+résolut de brusquer la réconciliation.</p>
+
+<p>«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son
+meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas
+autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et
+puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la
+proposition que je vais vous faire.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez, dit Nicholl.</p>
+
+<p>&mdash;L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes, répliqua le président.</p>
+
+<p>&mdash;Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis certain, s'écria le capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre
+d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez
+voir si nous resterons en route.</p>
+
+<p>&mdash;Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.</p>
+
+<p>Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux
+l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane
+attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du
+président.</p>
+
+<p>«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a
+plus de contrecoup à craindre!</p>
+
+<p>&mdash;Accepté!» s'écria Barbicane.</p>
+
+<p>Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en
+même temps que lui.</p>
+
+<p>«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en
+tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est
+arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française.
+Allons déjeuner.</p>
+
+<h3><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII<br /><br />
+LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS</h3>
+
+<p>Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du
+capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier
+dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque
+Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté,
+l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent
+lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher
+d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel
+Ardan.</p>
+
+<p>On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un
+individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la
+voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de
+la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas
+ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais
+toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas
+un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de c&oelig;ur! <i>Ex pluribus
+unum</i>, suivant la devise des États-Unis.</p>
+
+<p>A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des
+députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans
+fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de
+mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur
+les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne
+s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il
+faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut
+porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès
+le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété
+spirituelle et charmante.</p>
+
+<p>Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des
+«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur
+conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens,
+assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à
+retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux
+prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel
+Ardan. Celui-ci se prêta de bon c&oelig;ur à leur innocente manie et se
+chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.</p>
+
+<p>«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et
+folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus
+illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et
+très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande
+exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune
+les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les
+maladies?</p>
+
+<p>&mdash;Peu, répondit le président du Gun-Club.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des
+faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les
+personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une
+éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la
+Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre.
+Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399,
+soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le
+mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies
+nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un
+enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition.
+Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles
+s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la
+pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur
+les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à
+prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les
+maladies terrestres.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse
+qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C'est peut-être
+parce que ça n'est pas vrai!</p>
+
+<p>Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des
+corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de
+succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le
+promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer
+comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya
+promener lui-même.</p>
+
+<p>Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses
+portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place
+d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes
+dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions
+microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros
+dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de
+face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze
+cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se
+débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses
+cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire
+fortune!</p>
+
+<p>Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire.
+Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec
+l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait,
+surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant
+l'habitude, car il était riche de ce côté.</p>
+
+<p>Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel
+nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la
+fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout,
+celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et
+jour devant ses photographies.</p>
+
+<p>Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il
+leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes
+sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son
+intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y
+transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa
+donc.</p>
+
+<p>«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève,
+merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!...</p>
+
+<p>Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe,
+il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui
+devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique,
+depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et <i>tutti quanti</i>.
+Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs
+qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne
+tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la
+Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce
+gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des
+nuits.</p>
+
+<p>«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est
+déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins
+qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez
+pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne
+vous croirais pas!</p>
+
+<p>Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand
+le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la
+proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de
+faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage.
+Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne
+pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston,
+désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et
+fit valoir des arguments <i>ad hominem</i>.</p>
+
+<p>«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes
+paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop
+incomplet pour te présenter dans la Lune!</p>
+
+<p>&mdash;Incomplet! s'écria le vaillant invalide.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des
+habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée
+de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre,
+leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se
+manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait
+nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents
+millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à
+la porte!</p>
+
+<p>&mdash;Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez
+aussi incomplets que moi!</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en
+morceaux!</p>
+
+<p>En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait
+donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes
+espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de
+contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier
+de trente-deux pouces (&mdash; 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On
+l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe
+retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait
+que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée.
+Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette
+curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de
+ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures.
+C'était un véritable nid soigneusement ouaté.</p>
+
+<p>«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en
+regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure.</p>
+
+<p>Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à
+vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant
+au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait
+particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu
+sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.</p>
+
+<p>Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe
+placée dans la pièce. On fit feu.</p>
+
+<p>Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit
+majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds
+environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des
+flots.</p>
+
+<p>Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa
+chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et
+attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement
+hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment
+où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le
+couvercle de leur prison.</p>
+
+<p>Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et
+ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à
+comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança
+au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de
+revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha.
+Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat
+avait mangé son compagnon de voyage.</p>
+
+<p>J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et
+se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute
+crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore
+perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets
+de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'à partir.</p>
+
+<p>Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de
+l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.</p>
+
+<p>A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette,
+le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis
+d'Amérique.</p>
+
+<h3><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII<br /><br />
+LE WAGON-PROJECTILE</h3>
+
+<p>Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta
+immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à
+transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne
+n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan
+demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du
+Comité.</p>
+
+<p>Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du
+projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en
+quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide
+absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le
+boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais,
+dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre
+affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des
+écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant
+autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans
+doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu
+convenables.</p>
+
+<p>De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co.
+d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le
+projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié
+immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il
+arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan,
+Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce
+«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler
+à la découverte d'un nouveau monde.</p>
+
+<p>Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit
+métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel
+des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium
+en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé
+comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux
+rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de
+son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses
+tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age
+suspendaient à l'angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des
+meurtrières et une girouette.</p>
+
+<p>«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme
+d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons
+là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie,
+on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y
+en a dans la Lune!</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en
+artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus
+effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une
+touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple,
+une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et
+la gueule ouverte...</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible
+aux beautés de l'art.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je
+crains bien que tu ne le comprennes jamais!</p>
+
+<p>&mdash;Dis toujours, mon brave compagnon.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce
+que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on
+appelle <i>Le Chariot de l'Enfant</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Pas même de nom, répondit Barbicane.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans
+cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une
+maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une
+fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami
+Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que
+tu aurais condamné ce voleur-là?</p>
+
+<p>&mdash;Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la
+circonstance aggravante d'effraction.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne
+pourras jamais me comprendre!</p>
+
+<p>&mdash;Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste.</p>
+
+<p>&mdash;Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre
+wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon
+aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la
+Terre!</p>
+
+<p>&mdash;A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta
+fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.</p>
+
+<p>Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait
+songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les
+effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.</p>
+
+<p>Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait
+assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade
+dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande
+difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait
+demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.</p>
+
+<p>Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une
+couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement
+étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du
+projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient
+place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons
+horizontales que le choc au départ devait briser successivement.
+Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute,
+s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du
+projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni
+lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot
+inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans
+doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après
+le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc
+devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande
+puissance.</p>
+
+<p>Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre
+pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais
+la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant
+Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc
+devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le
+projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.</p>
+
+<p>Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon
+il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce
+travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison
+Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et
+l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser
+facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les
+supportait au moment du départ.</p>
+
+<p>Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues
+d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur
+acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux
+d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même
+soupçonner leur existence.</p>
+
+<p>Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier
+choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel
+Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».</p>
+
+<p>Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze
+pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un
+peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie
+inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés
+par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans
+les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours
+plus épais.</p>
+
+<p>On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture
+ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des
+chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une
+plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de
+pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur
+prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.</p>
+
+<p>Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne
+fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre
+hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans
+la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure
+et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc
+à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils
+abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces
+constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre
+les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était
+facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De
+cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas
+s'échapper, et les observations devenaient possibles.</p>
+
+<p>Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la
+plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins
+intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.</p>
+
+<p>Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau
+et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même
+se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un
+récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il
+suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait
+éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne
+manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De
+plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre
+à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile
+un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du
+reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se
+trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface
+de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur,
+ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils
+n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des
+États-Unis.</p>
+
+<p>La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la
+question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le
+projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des
+voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ
+tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux
+compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer,
+par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou,
+en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du
+projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM.
+Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du
+meeting.</p>
+
+<p>On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties
+d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se
+passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple.
+L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la
+vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq
+pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal
+d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du
+sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos,
+et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par
+l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère.</p>
+
+<p>La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé
+intact, 1º refaire l'oxygène absorbé; 2º détruire l'acide carbonique
+expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la
+potasse caustique.</p>
+
+<p>Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de
+paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à
+quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et
+l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres
+de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la
+quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà
+pour refaire l'oxygène.</p>
+
+<p>Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide
+carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en
+empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber
+l'acide carbonique.</p>
+
+<p>En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié
+toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM.
+Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le
+dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors <i>in anima vili</i>. Quelle
+que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des
+hommes la supporteraient.</p>
+
+<p>Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave
+question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité
+de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai
+avant le départ. Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé
+énergiquement par J.-T. Maston.</p>
+
+<p>«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins
+que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.</p>
+
+<p>Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses
+v&oelig;ux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse
+caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours;
+puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du
+matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison
+avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile,
+dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant
+cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des
+parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver
+au-dehors.</p>
+
+<p>Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis
+de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils
+furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait
+un hurrah formidable.</p>
+
+<p>Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une
+attitude triomphante. Il avait engraissé!</p>
+
+<h3><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV<br /><br />
+LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES</h3>
+
+<p>Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le
+président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des
+sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique.
+Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour
+rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf
+pieds de largeur.</p>
+
+<p>Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il
+est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte
+à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à
+son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à
+laquelle s'applique l'&oelig;il de l'observateur. Les rayons émanant de
+l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par
+réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point où
+les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette
+image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme
+ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque
+extrémité par l'objectif et l'oculaire.</p>
+
+<p>Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité
+supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent
+librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire
+convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir
+qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image
+produite.</p>
+
+<p>Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et
+dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné
+aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la
+difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la
+confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de
+miroirs métalliques.</p>
+
+<p>Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces
+instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des
+résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les
+astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus.
+Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et
+s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de
+jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors.
+Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on
+citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont
+l'objectif mesure quinze pouces (&mdash; 38 centimètres de largeur [Elle a
+coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien
+français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin
+la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a
+dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).</p>
+
+<p>Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance
+remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par
+Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large
+de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de
+six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le
+parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son
+tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six
+pieds (&mdash; 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une
+longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de
+foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire
+de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube.
+L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur,
+tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif
+le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments
+étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer
+deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six
+mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense
+construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à
+la man&oelig;uvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.</p>
+
+<p>Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements
+obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un
+grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf
+milles (&mdash; 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets
+ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient
+très allongés.</p>
+
+<p>Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds
+et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (&mdash; 2
+lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de
+quarante-huit mille fois.</p>
+
+<p>Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne
+devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc
+les difficultés matérielles.</p>
+
+<p>Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les
+lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité
+d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus
+considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les
+lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le
+miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut
+donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse
+plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces
+vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps
+considérable, qui se mesure par années.</p>
+
+<p>Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes,
+avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la
+lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le
+télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de
+plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux
+perdent une grande partie de leur intensité en traversant
+l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des
+plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des
+couches aériennes.</p>
+
+<p>Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe
+placée à l'&oelig;il de l'observateur, produit le grossissement, et
+l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont
+le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus
+grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser
+singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse.
+Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération
+très délicate.</p>
+
+<p>Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de
+France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très
+facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le
+miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un
+morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite
+avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont
+excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.</p>
+
+<p>De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour
+ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image
+des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se
+former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi
+l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se
+hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait
+dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer
+le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne
+subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un
+moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins
+affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux
+dans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés
+«front view telescope».].</p>
+
+<p>Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs
+du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau
+réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et
+son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un
+pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de
+dix mille pieds (&mdash; 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke
+proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins
+l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes
+difficultés.</p>
+
+<p>Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il
+s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne
+sont pas nombreuses dans les États.</p>
+
+<p>En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux
+chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique
+Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves»,
+s'ils admettaient une royauté quelconque.</p>
+
+<p>A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le
+New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est
+fort modeste.</p>
+
+<p>A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense
+chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale
+de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit
+l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux
+rivages de la mer polaire.</p>
+
+<p>Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les
+regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En
+effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds,
+tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent
+trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.]
+vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la
+mer.</p>
+
+<p>Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que
+la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se
+contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut
+dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.</p>
+
+<p>Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains
+eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils
+accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un
+véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de
+lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les
+vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente
+mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus
+de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies
+désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des
+centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles
+chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble.
+Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en
+triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les
+derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur
+dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il
+était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux
+permettait de le man&oelig;uvrer facilement vers tous les points du ciel et
+de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à
+travers l'espace.</p>
+
+<p>Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent
+mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les
+observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète.
+Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui
+grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des
+populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs,
+des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les
+points de son disque la nature volcanique de la Lune put être
+déterminée avec une précision absolue.</p>
+
+<p>Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au
+Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa
+puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées
+jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre
+d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de
+Cambridge, décomposa le <i>crab nebula</i> [Nébuleuse qui apparaît sous la
+forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse
+n'avait jamais pu réduire.</p>
+
+<h3><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV<br /><br />
+DERNIERS DÉTAILS</h3>
+
+<p>On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix
+jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne
+fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions
+infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait
+engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la
+Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de
+fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la
+manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait
+de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment
+explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.</p>
+
+<p>Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la
+légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre
+fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais
+Barbicane avait à c&oelig;ur de réussir et de ne pas échouer au port; il
+choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux,
+il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et
+de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de
+succès.</p>
+
+<p>Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte
+de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons
+parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient
+été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit
+cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles
+artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et
+arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette
+façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la
+fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé
+par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à
+l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de
+grues man&oelig;uvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait été
+écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde.
+C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre
+les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de
+préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans
+le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour
+artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient
+rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen
+d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle
+électrique au centre de chacune d'elles.</p>
+
+<p>En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué
+à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière
+isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à
+la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient
+l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents
+du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au
+sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une
+longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en
+passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du
+doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément
+rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il
+va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier
+moment.</p>
+
+<p>Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de
+la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de
+tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président
+Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill;
+chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns,
+poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des
+balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs
+quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la
+chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de
+cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche,
+car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des
+palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les
+caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris
+lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les
+imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du
+Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide
+fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.</p>
+
+<p>Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le
+chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine
+Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile
+dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.</p>
+
+<p>Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au
+voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils
+étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel
+Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux
+voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait
+emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais
+Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire.</p>
+
+<p>Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le
+coffre aux instruments.</p>
+
+<p>Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet,
+et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils
+emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la <i>Mappa
+selenographica</i>, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit
+pour un véritable chef-d'&oelig;uvre d'observation et de patience. Elle
+reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de
+cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées,
+cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions
+exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts
+Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale
+du disque, jusqu'à la <i>Mare frigoris</i>, qui s'étend dans les régions
+circumpolaires du Nord.</p>
+
+<p>C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils
+pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied.</p>
+
+<p>Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à
+système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en
+très grande quantité.</p>
+
+<p>«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou
+bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il
+faut donc prendre ses précautions.</p>
+
+<p>Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés
+de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables,
+sans parler des vêtements convenables à toutes les températures,
+depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone
+torride.</p>
+
+<p>Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain
+nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne
+voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les
+tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.</p>
+
+<p>«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, b&oelig;uf ou
+vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient
+d'une grande utilité.</p>
+
+<p>&mdash;J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club,
+mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la
+capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du
+possible.</p>
+
+<p>Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs
+se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse
+appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force
+prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent
+mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laissé faire
+Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les
+y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent
+soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du
+projectile.</p>
+
+<p>Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir
+le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile.
+Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais
+il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent
+en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple
+volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient
+une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très
+variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille
+expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant
+s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour
+deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations
+des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une
+certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il
+eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne
+trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait
+aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé
+à partir.</p>
+
+<p>«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas
+complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront
+soin de ne pas nous oublier.</p>
+
+<p>&mdash;Non, certes, répondit J.-T. Maston.</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne
+sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se
+présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée,
+c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous
+envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?</p>
+
+<p>&mdash;Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée;
+voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous
+oublierons pas!</p>
+
+<p>&mdash;J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des
+nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits
+si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la
+Terre!</p>
+
+<p>Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec
+son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à
+sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile,
+d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon
+mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois
+voyageurs dans leur expédition lunaire.</p>
+
+<p>Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile,
+l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et
+le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de
+potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards
+imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler
+l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un
+appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se
+chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier
+d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait
+plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs,
+pleine de difficultés et de périls.</p>
+
+<p>L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là, des grues
+puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de
+métal.</p>
+
+<p>Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce
+poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement
+déterminé l'inflammation du fulmi-coton.</p>
+
+<p>Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le
+wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur
+sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression
+n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la
+Columbiad.</p>
+
+<p>«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane
+une somme de trois mille dollars.</p>
+
+<p>Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon
+de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que
+tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.</p>
+
+<p>«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter,
+mon brave capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? demanda Nicholl.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous
+serons sûrs de ne pas rester en route.</p>
+
+<h3><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI<br /><br />
+FEU!</h3>
+
+<p>Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ
+du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures
+quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit
+ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes
+conditions simultanées de zénith et de périgée.</p>
+
+<p>Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil
+resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que
+trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.</p>
+
+<p>Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si
+impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant
+fardeau de l'attente! Tous les c&oelig;urs palpitèrent d'inquiétude, sauf
+le c&oelig;ur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait
+avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une
+préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le
+sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon.</p>
+
+<p>Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui
+s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts
+d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette
+immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les
+relevés du <i>Tampa-Town Observer</i>, pendant cette mémorable journée,
+cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.</p>
+
+<p>Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour
+de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée
+depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des
+tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient
+une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités
+de l'Europe.</p>
+
+<p>Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les
+dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion
+des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les
+diverses classes de la société américaine se confondaient dans une
+égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires,
+courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y
+coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane
+fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du
+Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains
+donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux
+marchands de b&oelig;ufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc
+à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade
+bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes
+de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils
+exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à
+leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix
+doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues,
+d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont
+le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs,
+dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient,
+précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui
+ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles
+innombrables.</p>
+
+<p>A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur
+les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit
+menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui
+répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées,
+singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons
+divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.</p>
+
+<p>Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en
+aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles
+vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les
+tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de
+bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le
+sucre et de paquets de paille!</p>
+
+<p>«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix
+retentissante.</p>
+
+<p>&mdash;Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton
+glapissant.</p>
+
+<p>&mdash;Et du gin-sling! répétait celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.</p>
+
+<p>&mdash;Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode?
+s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un
+verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le
+citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas
+frais qui composent cette boisson rafraîchissante.</p>
+
+<p>Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous
+l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air
+et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier
+décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement
+enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni
+à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs
+circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch
+accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de
+l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les
+quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant
+dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les
+cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du
+faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on
+comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne
+laissait place à aucune distraction.</p>
+
+<p>Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui
+précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse.
+Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur
+pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le c&oelig;ur. Chacun
+aurait voulu «que ce fût fini».</p>
+
+<p>Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement.
+La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs
+saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les
+clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de
+toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans
+un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les
+plus affectueux.</p>
+
+<p>En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect
+les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le
+chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines
+haletantes, et le <i>Yankee doodle</i>, repris en ch&oelig;ur par cinq millions
+d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières
+limites de l'atmosphère.</p>
+
+<p>Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières
+harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une
+rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément
+impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient
+franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense
+foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des
+députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane,
+froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl,
+les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un
+pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait
+voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté,
+flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la
+bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main
+avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de
+gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces
+de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la
+dernière seconde.</p>
+
+<p>Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le
+projectile; la man&oelig;uvre nécessaire pour y descendre, la plaque de
+fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages
+penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.</p>
+
+<p>Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur
+celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au
+moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le
+projectile pourraient ainsi suivre de l'&oelig;il l'impassible aiguille qui
+marquerait l'instant précis de leur départ.</p>
+
+<p>Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en
+dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston
+avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il
+réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de
+son cher et brave président.</p>
+
+<p>«Si je partais? dit-il, il est encore temps!</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.</p>
+
+<p>Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient
+installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la
+plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée,
+s'ouvrait librement vers le ciel.</p>
+
+<p>Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans
+leur wagon de métal.</p>
+
+<p>Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son
+paroxysme?</p>
+
+<p>La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant
+sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait
+alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin
+de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre
+que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du
+lièvre qu'il veut atteindre.</p>
+
+<p>Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de
+vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les c&oelig;urs
+n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule
+béante de la Columbiad.</p>
+
+<p>Murchison suivait de l'&oelig;il l'aiguille de son chronomètre. Il s'en
+fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne
+sonnât, et chacune d'elles durait un siècle.</p>
+
+<p>A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la
+pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le
+projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés
+s'échappèrent:</p>
+
+<p>«Trente-cinq!&mdash;trente-six!&mdash;trente-sept!&mdash;trente-huit!&mdash;trente-neuf!&mdash;quarante!
+Feu!!!»</p>
+
+<p>Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil,
+rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la
+Columbiad.</p>
+
+<p>Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait
+donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des
+éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu
+jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se
+souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant
+entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des
+vapeurs flamboyantes.</p>
+
+<h3><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII<br /><br />
+TEMPS COUVERT</h3>
+
+<p>Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une
+prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride
+entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à
+la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de
+feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique,
+et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord
+l'apparition de ce météore gigantesque.</p>
+
+<p>La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable
+tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses
+entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur,
+repoussèrent avec une incomparable violence les couches
+atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que
+l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.</p>
+
+<p>Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous
+furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte
+inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et
+J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se
+vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet
+au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes
+demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.</p>
+
+<p>Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements,
+culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt
+milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette
+ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre
+autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se
+lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port,
+choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de
+navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs
+chaînes comme des fils de coton.</p>
+
+<p>Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et
+au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contrecoup, aidé des
+vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents
+milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête
+inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les
+navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces
+tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent
+sous voiles, entre autres le <i>Childe-Harold</i>, de Liverpool,
+regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet
+des plus vives récriminations.</p>
+
+<p>Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que
+l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du
+projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent
+avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes
+sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la
+côte africaine.</p>
+
+<p>Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte
+passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et
+des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane!
+Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million
+d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de
+lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les
+émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le
+cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait
+se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur
+de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste
+dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et
+persévérant, que les observations avaient été confiées.</p>
+
+<p>Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel
+on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une
+rude épreuve.</p>
+
+<p>Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se
+couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible
+déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de
+l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de
+quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été
+troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer,
+on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les
+décharges de l'artillerie.</p>
+
+<p>Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais,
+lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui,
+malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses.
+Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les
+parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément,
+puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation,
+ils devaient en subir les conséquences.</p>
+
+<p>Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile
+opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun
+d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par
+suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait
+nécessairement alors par la ligne des antipodes.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit
+impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il
+fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à
+dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y
+eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak
+confirmèrent ce fâcheux contretemps.</p>
+
+<p>Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1<sup>er</sup>
+décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du
+soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et
+comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces
+conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop
+crier.</p>
+
+<p>Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de
+suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir
+sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura
+impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération
+publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point.
+Triste retour des choses d'ici-bas!</p>
+
+<p>J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait
+observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent
+arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu
+dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et
+des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant
+une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts
+couvert.</p>
+
+<p>Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux
+d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur
+l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en
+Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute
+observation utile.</p>
+
+<p>Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe.
+On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les
+nuages accumulés dans l'air.</p>
+
+<p>Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne
+fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent
+la voûte étoilée contre tous les regards.</p>
+
+<p>Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes
+du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce
+délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait
+rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement
+amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion
+toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle,
+c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont
+les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc
+attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la
+retrouver pleine et commencer les observations.</p>
+
+<p>Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne
+dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience
+angélique.</p>
+
+<p>Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les
+Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un
+pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.</p>
+
+<p>Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on
+eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé
+jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.</p>
+
+<p>Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions
+intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est
+balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le
+disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au
+milieu des limpides constellations du ciel.</p>
+
+<h3><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII<br /><br />
+UN NOUVEL ASTRE</h3>
+
+<p>Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue
+éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là,
+s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils
+télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au
+gigantesque réflecteur de Long's-Peak.</p>
+
+<p>Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge.
+Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du
+Gun-Club.</p>
+
+<p class="r"><i>Longs's-Peak, 12 décembre.</i></p>
+
+<p><i>A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.</i></p>
+
+<p>Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par
+MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures
+quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier
+quartier.</p>
+
+<p>Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais
+assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire.</p>
+
+<p>Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire
+d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite
+elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable
+satellite.</p>
+
+<p>Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés.
+On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation.
+La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à
+deux mille huit cent trente-trois milles environ (&mdash; 4,500 lieues).</p>
+
+<p>Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une
+modification dans l'état des choses:</p>
+
+<p>Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs
+atteindront le but de leur voyage;</p>
+
+<p>Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour
+du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.</p>
+
+<p>C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la
+tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel
+astre notre système solaire.</p>
+
+<p class="r">J.-M. BELFAST.</p>
+
+<p>Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation
+grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la
+science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette
+entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune,
+venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont
+incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite,
+s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du
+monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour
+le première fois, l'&oelig;il pouvait en pénétrer tous les mystères. Les
+noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à
+jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis
+explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines,
+se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie
+dans la plus étrange tentative des temps modernes.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut
+dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il
+possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non,
+sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en
+franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres.
+Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des
+vivres pour un an. Mais après?... Les c&oelig;urs les plus insensibles
+palpitaient à cette terrible question.</p>
+
+<p>Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée.
+Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et
+résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.</p>
+
+<p>D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut
+désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense
+réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait
+dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard
+et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces
+stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du
+projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme
+restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne
+désespérait pas de revoir un jour.</p>
+
+<p>«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès
+que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles
+et ils auront des nôtres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des
+hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les
+ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on
+fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!»</p>
+
+
+
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE ***
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+Foundation
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+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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+information can be found at the Foundation's web site and official
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+ Chief Executive and Director
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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+eBook #799 (https://www.gutenberg.org/ebooks/799)
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