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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: De la terre à la lune + +Author: Jules Verne + +Posting Date: February 8, 2011 [EBook #799] +Release Date: January, 1997 +[Last updated: March 3, 2011] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE *** + + + + +Produced by John Walker + + + + + + + + + +De la Terre à la Lune + +Trajet Direct + +en 97 Heures 20 Minutes + +par Jules Verne + + + + + I + -------------------- + LE GUN-CLUB + +Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très +influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On +sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce +peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples +négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines, +colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de +West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt +dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme +eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets, +les millions et les hommes. + +Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens, +ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes +atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent +des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées +inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de +plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais, +les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs +canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de +poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine. + +Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiers mécaniciens +du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les +Allemands métaphysiciens,--de naissance. Rien de plus naturel, dès +lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur +audacieuse ingéniosité. De là ces canons gigantesques, beaucoup moins +utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus +admirés. On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de +Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de +Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux +d'outre-mer. + +Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les +artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union +célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince +marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la +tête à calculer des trajectoires insensées. + +Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui +la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux +secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau +fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club +est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa +un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier +qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement +«Club-Canon».]. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent +trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent +soixante-quinze membres correspondants. + +Une condition _sine qua non_ était imposée à toute personne qui +voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou, +tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme à +feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à +quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne +jouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs les +primaient en toute circonstance. + +«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs +du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en +raison directe du carré des distances» atteintes par leurs +projectiles! + +Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle +transportée dans l'ordre moral. + +Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre +le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des +proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des +limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes +ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments +de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants. + +Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de +trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et +soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les +projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept +milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près +de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents +kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et +trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une +épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter +l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut. + +Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et à +chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux. +Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à +Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre +qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce +canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix +ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou +d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu +bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un +projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent +soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet +Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment +meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable +inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du +Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à +son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,--en +éclatant, il est vrai! + +Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi +admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le +statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous +les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de +ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois +cent soixante-quinze hommes et une fraction. + +A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique +préoccupation de cette société savante fut la destruction de +l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des +armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation. + +C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs +fils du monde. + +Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en +tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur +personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, +lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui +débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur +leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms +figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la +plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité. +Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires +en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la +collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le +Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes, +et seulement deux jambes pour six. + +Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils +se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille +relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles +dépensés. + +Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par +les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les +mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons, +la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans +les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers +poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les +vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le +Gun-Club demeura plongé dans un désÅ“uvrement profond. + +Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien +encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes +gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique, +pourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaient désertes, +les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux +moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de +ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, +maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient +dans les rêveries de l'artillerie platonique! + +«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses +jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à +faire! rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le +temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses +détonations? + +--Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à +se détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors! +On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer +devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de +Sherman ou une poignée de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les +généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles, +ils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe! +l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique! + +--Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles +déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce +au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de +bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard, +il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une +déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches. + +Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de +donner une pareille marque de son désÅ“uvrement, et cependant, ce +n'étaient pas les poches qui lui manquaient. + +«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston, +en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un +nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science +de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une +épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer +les lois de la guerre! + +--Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au +dernier essai de l'honorable J.-T. Maston. + +--Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études +menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas +travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent +s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_ +[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive à +pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement +scandaleux des populations! + +--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours +en Europe pour soutenir le principe des nationalités! + +--Eh bien? + +--Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là -bas, et si +l'on acceptait nos services... + +--Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit +des étrangers! + +--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le +colonel. + +--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut +même pas songer à cet expédient. + +--Et pourquoi cela? demanda le colonel. + +--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui +contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne +s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir +servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne +saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même! +Or, c'est tout simplement... + +--Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son +fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque +les choses en sont là , il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou +à distiller de l'huile de baleine! + +--Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces +dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au +perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se +rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère +ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas +une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre +à quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un +seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du +droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux! + +--Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce +bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se +produisît-il, nous n'en profiterions même pas! La susceptibilité +américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille! + +--Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby. + +--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter. + +--Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une +nouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et +l'on ne se bat pas! On économise des bras et des jambes, et cela au +profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si +loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu +autrefois aux Anglais? + +--Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa +béquille. + +--Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour +n'appartiendrait-elle pas aux Américains? + +--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry. + +--Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T. +Maston, et vous verrez comme il vous recevra! + +--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il +avait sauvées de la bataille. + +--Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a +que faire de compter sur ma voix! + +--Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux +invalides. + +--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me +fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ +de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours +m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas! + +--Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de +l'audacieux J.-T. Maston. + +Or, les choses en étaient là , les esprits se montaient de plus en +plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un +événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe. + +Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle +recevait une circulaire libellée en ces termes: + + _Baltimore, 3 octobre._ + +_Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues qu'à +la séance du 5 courant il leur fera une communication de nature à les +intéresser vivement. En conséquence, il les prie, toute affaire +cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est faite par la +présente._ + + _Très cordialement leur_ + IMPEY BARBICANE, P. G.-C. + + + + + II + -------------------- + COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE + +Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait +dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du +cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur +président. Quant aux membres correspondants, les express les +débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que +fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver +place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des +couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là , il rencontrait +le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à +gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante +communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant, +s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées +dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.]. + +Ce soir-là , un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas +obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci +était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants; +nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les +magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus +par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs +administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur. + +Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle. +Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De +hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers +servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte, +véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des +panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de +toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les +murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme +d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des +girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en +faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de +canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les +plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de +refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de +projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de +l'artilleur surprenaient l'Å“il par leur étonnante disposition et +laissaient à penser que leur véritable destination était plus +décorative que meurtrière. + +A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un +morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre, +précieux débris du canon de J.-T. Maston. + +A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre +secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un +affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un +mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de +quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte +que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs» +[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort +agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de +tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût +exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à +détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les +discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait à +peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités. + +Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les +circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de +bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du +Gun-Club, et ce soir-là , on peut le dire, «il y avait du monde sur les +remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût +pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité. + +Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, +d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un +chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère +inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant +des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires; +l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste +colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux +Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens +Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul +bloc. + +Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois; +nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra +fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua +puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses +expérimentales un incomparable élan. + +C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception +dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués +semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que, +pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil, +Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de +l'énergie, de l'audace et du sang-froid. + +En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet, +absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme, +cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains. + +Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire; +ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions, +ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager +l'X de son imperturbable physionomie. + +Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande +salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa +subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un +peu emphatique, prit la parole en ces termes: + +«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est +venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable +désÅ“uvrement. Après une période de quelques années, si pleine +d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur +la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix, +toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien +venue... + +--Oui, la guerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston. + +--Écoutez! écoutez! répliqua-t-on de toutes parts. + +--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les +circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable +interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos +canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son +parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activité +qui nous dévore! + +L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat. +Elle redoubla d'attention. + +«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me +suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne +pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe +siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas +de la mener à bonne fin. J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de +mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans +une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce +projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il +est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer +de faire du bruit dans le monde! + +--Beaucoup de bruit? s'écria un artilleur passionné. + +--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane. + +--N'interrompez pas! répétèrent plusieurs voix. + +--Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de +m'accorder toute votre attention. + +Un frémissement courut dans l'assemblée. Barbicane, ayant d'un geste +rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une +voix calme: + +«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou +tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je +viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-être +réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi, +secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et +son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand +pays de l'Union! + +--Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix. + +--On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densité, +son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son +rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés; on a dressé +des cartes sélénographiques[*] avec une perfection qui égale, si même +elle ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a +donné de notre satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir +les magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En +un mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques, +l'astronomie, la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais +jusqu'ici il n'a jamais été établi de communication directe avec elle. + +[* De σελἡνη, mot grec qui signifie Lune.] + +Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles. + +«Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment +certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires, +prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. Au XVIIe +siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des +habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le +_Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès_, aventurier +espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette +expédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un +autre Français--ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune--, le nommé +Fontenelle, écrivit la _Pluralité des Mondes_, un chef-d'Å“uvre en son +temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'Å“uvre! +Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir +John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des +études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par +un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts +yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.]. Alors +il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient +des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des +moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec +des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette +brochure, Å“uvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut +publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de +Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut +que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les +premiers à en rire. + +--Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un _casus +belli_!... + +--Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire, +avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce +rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam, +s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et +trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après +dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives +précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'Å“uvre d'un +écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif. +J'ai nommé Poe! + +--Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les +paroles de son président. + +--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai +purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des +relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois +ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en +communication sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un +géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les +steppes de la Sibérie. Là , sur de vastes plaines, on devait établir +d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs +lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appelé +le «Pont aux ânes» par les Français. «Tout être intelligent, disait +le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette +figure. Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent, +répondront par une figure semblable, et la communication une fois +établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de +s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre +allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici +aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais il +est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport +avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile, +certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition. + +Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il +n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlevé +par les paroles de l'orateur. + +«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts. + +Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave +son discours interrompu: + +«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis +quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient +parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus +que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la +puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant +de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil +suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne +serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune. + +A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines +haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme +profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre +éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui +fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne +le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint à +se faire entendre. + +«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question +sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs +indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse +initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et +dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc +l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette +petite expérience! + + + + + III + -------------------- + EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE + +Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles +de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle +succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de +toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine! +C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches +criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des +salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois, +n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut +surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs +canons. + +Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes; +peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues, +car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant +s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas. +Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains +de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins +surexcitée. + +Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot +«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de +dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant +aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées. +Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee +ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose +dite, chose faite. + +La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une +véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français, +Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population +du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les +hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan. + +Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la +Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son +intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees +dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la +saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms; +ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de +huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune +à vendre des lunettes. L'astre des nuits était lorgné comme une lady +de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de +propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces +audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union. Et +pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon +assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort +en usage parmi les nations civilisées. + +Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se +maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le +magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les +hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout +fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués +dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise +nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par +les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins +regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun +conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait, +depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms +devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange, +de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur +jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre. +Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se +grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple. +Littéralement, en anglais: _thorough knock me down_.] » dans les +sombres tavernes du Fells-Point. + +Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma. Le président +Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un +hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule +abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de +l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui +convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins +des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative. + +Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée +mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les +grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington, +Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston, +la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes +prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille +correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président, +et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication +du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles +s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils +télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de +deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent +mille lieues. C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde. On +peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les +États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un +seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cÅ“urs, gonflés d'orgueil, +battirent de la même pulsation. + +Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, +bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils +l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques, +économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique +ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde +achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation. +Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas +encore? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde +terrestre? Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet à +l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série +d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les +derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même +semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement +l'équilibre européen. + +Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les +recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par +les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir +les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la +Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Société +géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique +américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de +Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au +Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent. + +Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre +d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même +pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons +qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée +d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur +auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine +flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants à +le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on +ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, à +partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque +chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs, +montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un +homme. + +Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une +troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de +_Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des +comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans +ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane, +envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux +directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, +s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse +comédie par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de +Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes +phénoménales. + + + + + IV + -------------------- + RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE + +Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations +dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues +dans les bureaux du Gun-Club. Là , après discussion, on convint de +consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise; +leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens +mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette +grande expérience. + +Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc +rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le +Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des +États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se +trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la +puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse +d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet +établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance +du Gun-Club. + +Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue, +arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en +ces termes: + +_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club, +à Baltimore._ + + «Cambridge, 7 octobre. + +«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de +Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau +s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte +le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en français.] de +répondre comme suit: + +«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci: + +«1º Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune? + +«2º Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son +satellite? + +«3º Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été +imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel +moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point +déterminé? + +«4º A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la +position la plus favorable pour être atteinte par le projectile? + +«5º Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à +lancer le projectile? + +«6º Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où +partira le projectile? + +«Sur la première question:--Est-il possible d'envoyer un projectile +dans la Lune? + +«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on +parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille +yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est +suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la +pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances, +c'est-à -dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette +action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du +boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au +moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre, +c'est-à -dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce +moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il +tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La +possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée; +quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin +employé. + +«Sur la deuxième question:--Quelle est la distance exacte qui sépare +la Terre de son satellite? + +«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien +une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette +conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre, +et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son +apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus +grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans +l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son +apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent +cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son +périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles +seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit +mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus +du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune +qui doit servir de base aux calculs. + +«Sur la troisième question:--Quelle sera la durée du trajet du +projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante, +et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il +rencontre la Lune en un point déterminé? + +«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze +mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne +mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais +comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se +trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille +secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour +atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font +équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille +secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. +Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize +minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé. + +«Sur la quatrième question:--A quel moment précis la Lune se +présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être +atteinte par le projectile? + +«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir +l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment +où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une +distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf +milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent +quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues). +Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve +pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux +conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la +coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse +circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces +deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à -dire à +sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au +zénith. + +«Sur la cinquième question:--Quel point du ciel devra-t-on viser avec +le canon destiné à lancer le projectile? + +«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être +braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situé +verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la +sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le +projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction +terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut +que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de +cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de +latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe +comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans +lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e +degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance +vers les pôles.]. En tout autre endroit, le tir devrait être +nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience. + +«Sur la sixième question:--Quelle place la Lune occupera-t-elle dans +le ciel au moment où partira le projectile? + +«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui +avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq +secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois +ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt +secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la +durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir +compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de +rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après +avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui, +comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit +ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà +mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc, +au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la +verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés. + +«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de +Cambridge par les membres du Gun-Club. + +«En résumé: + +«1º Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de +latitude nord ou sud. + +«2º Il devra être braqué sur le zénith du lieu. + +«3º Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze +mille yards par seconde. + +«4º Il devra être lancé le 1er décembre de l'année prochaine, à onze +heures moins treize minutes et vingt secondes. + +«5º Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4 +décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith. + +«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les +travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer +au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4 +décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de +périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après. + +«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur +disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par +la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière. + +«Pour le bureau: + + «J.-M. BELFAST, + «_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._ + + + + + V + -------------------- + LE ROMAN DE LA LUNE + +Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce +centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades +d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu +à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi +d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants +jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs +affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont +sont parsemées les profondeurs du ciel. + +Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de +leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à +tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs, +suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume +diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait, +et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale, +centre de l'amas nébuleux. + +En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres +molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser +à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et +graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La +nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille +actuellement, était formée. + +Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont +nommée la Voie lactée[*], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles, +dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire. + +[* Du mot grec γαλαχτος,qui signifie lait.] + +Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit +millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le +diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du +Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle +qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels +est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis +à ses yeux. + +En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules +mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail +de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se +fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé +où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui +tend à repousser les molécules vers le centre. + +Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de +l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur, +s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se +briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs +anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces +anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de +la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités +secondaires, c'est-à -dire en planètes. + +Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces +planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil +et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de +ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites. + +Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à +l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à +l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la +planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des +transformations subies par les corps célestes depuis les premiers +jours du monde. + +Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et +cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à +la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il +paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car +sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de +lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux +premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de +ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter, +Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent +régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris +errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le +télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour. +[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en +faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas +gymnastique.] + +De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique +par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur +tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre, +Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins +importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le +génie audacieux des Américains prétendait conquérir. + +L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle +rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé +avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil +est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses +contemplateurs à baisser les yeux. + +La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment +voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'Å“il, peu ambitieuse, +et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux +Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont +compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la +Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours +et demi environ.]. + +Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste +déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient +Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone +et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites +mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende +mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune +avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par +Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et +cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable +Séléné. + +Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en +un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique, +les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en +sélénographie. + +Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent +certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si +les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la +Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment +détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit +un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si +d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la +Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur +lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut +d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui +régissent l'astre des nuits. + +Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune +était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable +explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une +lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son +mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de +révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente +toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère +chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents +du satellite de la Terre. + +Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent +aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa, +au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que +subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action +du Soleil. Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie +moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au +XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le +système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps +célestes. + +A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de +sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que +Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines +phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur +moyenne de quatre mille cinq cents toises. + +Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes +altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli +les reporta à sept mille. + +Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope, +réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf +cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des +différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell +se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter, +Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, +et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour +résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation +des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM. +Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont +au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de +deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer +est de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille +huit cent et une toises la surface du disque lunaire. + +En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre +apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement +volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction +dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que +l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence +d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les +Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une +organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la +Terre. + +Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus +perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un +point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux +mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues, +c'est-à -dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est +la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de +kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume +du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper +à l'Å“il des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin +encore leurs prodigieuses observations. + +Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque +apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et +pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus +grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la +nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés +entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des +cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles +et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent +des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer +ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits +desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une +manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un +jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de +reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface +de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les +considéra comme un système de fortifications élevées par les +ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien +d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après +une communication directe avec la Lune. + +Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre +à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible +que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable +sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière +cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil +renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque +lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant +dans ses première et dernière phases. + +Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la +Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de +vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux. + + + + + VI + -------------------- + CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST + PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS + +La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à +l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des +nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune +apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût +encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la +lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les +«étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les +vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un +rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des +premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils +eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de +sélénomanie. + +De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement +les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de +l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et +approuvée sans réserve. + +Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees, +d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus +bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses +erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les +formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible +d'être un âne...en astronomie. + +Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la +distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la +circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la +mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les +étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes +droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune. +Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait +immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de +deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles +(-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient +pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues). + +A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune, +les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux +mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second +dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux +dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée +de la révolution sidérale, c'est-à -dire le temps que la Lune met à +revenir à une même étoile.]. + +Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la +surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une +nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent +cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la +face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une +intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face, +toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre +heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté +qui tombe des étoiles». Ce phénomène est uniquement dû à cette +particularité que les mouvements de rotation et de révolution +s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun, +suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très +probablement à tous les autres satellites. + +Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient +pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face +à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de +temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait: +«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de +manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade +circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même, +puisque votre Å“il aura parcouru successivement tous les points de la +salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, +et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la +comparaison. + +Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre; +cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un +certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé +«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son +disque, soit les cinquante-sept centièmes environ. + +Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de +l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, +ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de +la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les +instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité +d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la +Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la +Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses +différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en +opposition avec le Soleil, c'est-à -dire lorsque les trois astres sont +sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle +quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à -dire lorsqu'elle +se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son +premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil +et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet. + +Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence, +que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de +conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En +conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition, +c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses +n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant +lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit, +sur le plan suivant lequel se meut la Terre. + +Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de +l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à +cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude +du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour +lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à -dire vient se placer +directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont +nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et +l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter +l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin +que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi +plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition +essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de +préoccuper vivement l'opinion publique. + +Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la +Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux +ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, +non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des +foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes +aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle +prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était +bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de +la Terre, et plus rapprochée dans son périgée. + +Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que +personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se +vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes +illusoires, furent moins faciles à déraciner. + +Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune +était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée +autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue +dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient +expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont +ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait +observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que +peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre. + +D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient +certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire +que, depuis les observations faites au temps des Califes, son +mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils +en déduisaient de là , fort logiquement d'ailleurs, qu'à une +accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la +distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à +l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. +Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les +générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de +Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de +mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une +diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc, +l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles +à venir. + +Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; +ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas, +et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son +disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des +divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres +prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent +cinquante avaient amené des changements notables, tels que +cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils +croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les +destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre +poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était +rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec +le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est +entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons +naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le +dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces +vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune, +dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains +courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés, +l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils +n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau +continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon +étoilé des États-Unis d'Amérique. + + + + + VII + -------------------- + L'HYMNE DU BOULET + +L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7 +octobre, traité la question au point de vue astronomique; il +s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que +les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre +pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu. + +Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein +du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances +élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des +poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces +matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le +général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T. +Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur. + +Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3, +Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas +troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre +membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches +et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à +son crochet de fer, et la séance commença. + +Barbicane prit la parole: + +«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus +importants problèmes de la balistique, cette science par excellence, +qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à -dire des corps lancés +dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à +eux-mêmes. + +--Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une +voix émue. + +--Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer +cette première séance à la discussion de l'engin... + +--En effet, répondit le général Morgan. + +--Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé +que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les +dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là . + +--Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston. + +La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé +magnifique. + +«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison +de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres! +Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager, +notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à +un point de vue purement moral. + +Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la +curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive +attention aux paroles de J.-T. Maston. + +«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai +de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le +boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus +éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle +se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus +rapproché du Créateur! + +--Très bien! dit le major Elphiston. + +--En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les +planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses +terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne +sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de +l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la +vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des +satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la +vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des +chevaux les plus rapides! + +J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques +en chantant cet hymne sacré du boulet. + +«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez +simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à -dire pesant +vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que +l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière, +soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de +translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il +dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de +la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait +deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes, +quatorze milles à la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles à +l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640 +lieues), c'est-à -dire la vitesse des points de l'équateur dans le +mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six +mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues). Il mettrait donc +onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil, +trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde +solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos +mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le +lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet +superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu +là -haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre! + +Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T. +Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses +collègues. + +«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la +poésie, attaquons directement la question. + +--Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant +chacun une demi-douzaine de sandwiches. + +--Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il +s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par +seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce +moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan +pourra nous édifier à cet égard. + +--D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la +guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai +donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille +cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale +de cinq cents yards à la seconde. + +--Bien. Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad +à ces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda le président. + +--La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York, +lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles, +avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont +jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre. + +--Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de +l'est son redoutable crochet. + +--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la +vitesse maximum atteinte jusqu'ici? + +--Oui, répondit Morgan. + +--Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier +n'eût pas éclaté... + +--Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste +bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit +cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une +autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette +vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les +dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il +ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne! + +--Pourquoi pas? demanda le major. + +--Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être +assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en +existe toutefois. + +--Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante +encore. + +--Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major. + +--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne +plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours +jusqu'au moment où il atteindra le but. + +--Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la +proposition. + +--Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou +notre expérience ne produira aucun résultat. + +--Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des +dimensions énormes? + +--Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments +d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes +on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et +à ramener la Lune à quarante milles environ (-- 16 lieues). Or, à +cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont +parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance +de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce +qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir +réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on +puisse porter les grossissements au-delà de cette limite. + +--Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous +à votre projectile un diamètre de soixante pieds? + +--Non pas! + +--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse? + +--Parfaitement. + +--Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston. + +--Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens à +diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la +Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense? + +--Évidemment. + +--Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un +télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons. + +--Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de +simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir +ainsi? + +--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à +cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront +plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre. + +--Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf +pieds de diamètre? + +--Précisément. + +--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston, +qu'il sera encore d'un poids tel, que... + +--Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids, +laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce +genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas +progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on +obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants +que les nôtres. + +--Par exemple! répliqua Morgan. + +--Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston. + +--Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à +l'appui de ma proposition. Ainsi, au siège de Constantinople par +Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient +dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille. + +--Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros +chiffre! + +--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort +Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents +livres. + +--Pas possible! + +--Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier +lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe, +partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages, +allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous. + +--Très bien! dit J.-T. Maston. + +--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des +boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles +d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en +portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts +de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science, à +décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de +Malte. + +--C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc +employer pour le projectile? + +--De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan. + +--Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain, +c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune. + +--N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte +suffira. + +--Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est +proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds +de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable! + +--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane. + +--Creux! ce sera donc un obus? + +--Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des +échantillons de nos productions terrestres! + +--Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet +plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres, +poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver +une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un +poids de cinq mille livres. + +--Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major. + +--Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un +diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au +moins. + +--Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il +ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira +donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression +des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit +avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? +Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance +tenante. + +--Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité. + +Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on +vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la +deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une +certaine racine cubique, et dit: + +«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur. + +--Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute. + +--Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment. + +--Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez +embarrassé. + +--Employer un autre métal que la fonte. + +--Du cuivre? dit Morgan. + +--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous +proposer. + +--Quoi donc? dit le major. + +--De l'aluminium, répondit Barbicane. + +--De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président. + +--Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français, +Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir +l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur +de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la +fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille +facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque +l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois +plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour +nous fournir la matière de notre projectile! + +--Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours +très bruyant dans ses moments d'enthousiasme. + +--Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de +revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé? + +--Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte, +la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent +quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tombée +à vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf +dollars (-- 48.75 F). + +--Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas +facilement, c'est encore un prix énorme! + +--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable. + +--Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan. + +--Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet +de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente +centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur +pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent +quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à +dix-neuf mille deux cent cinquante livres. + +--Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme. + +--Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à +dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera... + +--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (-- +928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes +amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en +réponds. + +--Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston. + +--Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président. + +--Adopté, répondirent les trois membres du Comité. + +--Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, +puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera +dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur +lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie. + +Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile +était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la +pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur +donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»! + + + + + VIII + -------------------- + L'HISTOIRE DU CANON + +Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet +au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un +boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se +demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale +suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde +séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions. + +Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant +de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan +de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans +préambule. + +«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de +l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition +et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des +dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés, +notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc +m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne +les crains pas! + +Un grognement approbateur accueillit cette déclaration. + +«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous +a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme: +imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un +obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille +livres. + +--Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston. + +--Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans +l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces +indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la +force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La +résistance du milieu, c'est-à -dire la résistance de l'air, sera peu +importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles +(-- 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards, +le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez +court pour que la résistance du milieu soit regardée comme +insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à -dire +à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera +en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la +physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la +surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90 +centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la +Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de +ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté +à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement +dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une +demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque +l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action +de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force +d'impulsion. + +--Voilà la difficulté, répondit le major. + +--La voilà , en effet, reprit le président, mais nous en triompherons, +car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la +longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci +n'étant limitée que par la résistance de celui-là . Occupons-nous donc +aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que +nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi +dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manÅ“uvré. + +--Tout ceci est évident, répondit le général. + +--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes +Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous +allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons +forcés d'adopter. + +--Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande +un canon d'un demi-mille au moins! + +--Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général. + +--Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié. + +--Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez. + +--Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment +pourquoi vous me taxez d'exagération. + +--Parce que vous allez trop loin! + +--Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs, +sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller +trop loin! + +La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint. + +«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une +grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des +gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser +certaines limites. + +--Parfaitement, dit le major. + +--Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la +longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet, +et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids. + +--Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité. + +--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette +proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille +livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds +et un poids de sept millions deux cent mille livres. + +--C'est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet! + +--Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose +de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents +pieds. + +Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins +cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club, +fut définitivement adoptée. + +«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois. + +--Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane. + +--Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un +affût? demanda le major. + +--Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston. + +--Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet +engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et +enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à +chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du +terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera +soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est +l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la +pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et +toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion. + +--Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon. + +--Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient +ami. + +--Et pourquoi? + +--Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un +obusier ou un mortier? + +--Un canon, répliqua Morgan. + +--Un obusier, repartit le major. + +--Un mortier!» s'écria J.-T. Maston. + +Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun +préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net. + +«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad +tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon, +puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce +sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un +mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix +degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il +communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée +dans ses flancs. + +--Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité. + +--Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il +rayé? + +--Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale +énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des +canons rayés que des canons à âme lisse. + +--C'est juste. + +--Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston. + +--Pas tout à fait encore, répliqua le président. + +--Et pourquoi? + +--Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait. + +--Décidons-le sans retard. + +--J'allais vous le proposer. + +Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de +sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença. + +«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une +grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur, +indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides. + +--Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il +faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas +l'embarras du choix. + +--Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la +Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à -dire cent +parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton. + +--Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a +donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait +trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il +faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la +fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major? + +--Parfaitement, répondit Elphiston. + +--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que +le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des +moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la +fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est +excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège +d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt +minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert. + +--Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan. + +--Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas, +je vous en réponds. + +--On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T. +Maston. + +--Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne +secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents +pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds +d'épaisseur. + +--A l'instant», répondit J.-T. Maston. + +Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une +merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute: + +«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (--68,040,000 +kg). + +--Et à deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il coûtera?... + +--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (-- +13,608,000 francs). + +J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air +inquiet. + +«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je +vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront +pas! + +Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir +remis au lendemain soir sa troisième séance. + + + + + IX + -------------------- + LA QUESTION DES POUDRES + +Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec +anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la +longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre +nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont +l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer +son rôle dans des proportions inaccoutumées. + +On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut +inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa +grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette +histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre +n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux +grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement, +depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges +fusants, se sont transformés en mélanges détonants. + +Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la +poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or, +c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la +question soumise au Comité. + +Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (-- 900 grammes [La +livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre +cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une +température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace +de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes +des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que +l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont +comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré. + +Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le +lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major +Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre. + +«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par +des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de +vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en +termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize +livres de poudre seulement. + +--Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane. + +--Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie +que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents +livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de +poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces +faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même +dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie. + +--Parfaitement, répondit le général. + +--Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces +chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids +du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un +boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons +ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du +poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante. +Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu +de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été +réduite à cent soixante livres seulement. + +--Où voulez-vous en venir? demanda le président. + +--Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T. +Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera +suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout. + +--Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses, +répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des +quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur. +Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les +plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après +expérience, au dixième du poids du boulet. + +--Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la +quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il +est bon de s'entendre sur sa nature. + +--Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa +déflagration est plus rapide que celle du pulvérin. + +--Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit +par altérer l'âme des pièces. + +--Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un +long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons +aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme +instantanément, afin que son effet mécanique soit complet. + +--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à +mettre le feu sur divers points à la fois. + +--Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manÅ“uvre plus +difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime +ces difficultés. + +--Soit, répondit le général. + +--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une +poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de +saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre +était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, +renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène, +déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait +pas sensiblement les bouches à feu. + +--Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à +hésiter, et que notre choix est tout fait. + +--A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major +en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son +susceptible ami. + +Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il +laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se +contenta-t-il simplement de dire: + +«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous? + +Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant. + +«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan. + +--Cinq cent mille, répliqua le major. + +--Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston. + +Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En +effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant +vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille +yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple +proposition faite par les trois collègues. + +Il fut enfin rompu par le président Barbicane. + +«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce +principe que la résistance de notre canon construit dans des +conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable +J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je +proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre. + +--Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa +chaise. + +--Tout autant. + +--Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de +longueur. + +--C'est évident, dit le major. + +--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité, +occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de +800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une +contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres +cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue +pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante +impulsion. + +Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda +Barbicane. + +«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre. +Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six +milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien? + +--Mais alors comment faire? demanda le général. + +--C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre, +tout en lui conservant cette puissance mécanique. + +--Bon! mais par quel moyen? + +--Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane. + +Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux. + +«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette +masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous +connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus +élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose. + +--Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane. + +--Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté +parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre +chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combiné +avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance +éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive. +Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot, +découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre +Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en +1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre +de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique... + +--Ou pyroxyle, répondit Elphiston. + +--Ou fulmi-coton, répliqua Morgan. + +--Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette +découverte? s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment +d'amour-propre national. + +--Pas un, malheureusement, répondit le major. + +--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai +que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à +l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux +agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous +dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard, +alors étudiant en médecine à Boston. + +--Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le +bruyant secrétaire du Gun-Club. + +--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses +propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la +plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant +[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand +d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à +grande eau, puis séché, et voilà tout. + +--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan. + +--De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse +à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon; +son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux +cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut +l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps +de prendre feu. + +--Parfait, répondit le major. + +--Seulement il est plus coûteux. + +--Qu'importe? fit J.-T. Maston. + +--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois +supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si l'on y mêle +les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance +expansive est encore augmentée dans une grande proportion. + +--Sera-ce nécessaire? demanda le major. + +--Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de +seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille +livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq +cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière +n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De +cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir +sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son +vol vers l'astre des nuits! + +A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta +dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il +l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe. + +Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses +audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de +résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des +poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter. + +«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston. + +[NOTA--Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour +l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, +n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude +de deux noms. + +En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée +d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion +était connu en 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué, +un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et +chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande +découverte.--J. V.] + + + + + X + -------------------- + UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS + +Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres +détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les +discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande +expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les +difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train», +voilà ce qui le passionnait au plus haut degré. + +Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et +leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide +d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du +moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux, +c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique. +Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques +dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se +comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune, +c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs +propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les +détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable +intérêt. + +Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout +d'un coup surexcité par un incident. + +On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet +Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si +extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être +l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union, +protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence, +à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut +plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de +tous les autres. + +Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait +cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et +d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait +pris naissance. + +Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu. +Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement +entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme +Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur +Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait +Philadelphie. + +Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre +fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés; +celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se +laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans +les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec +un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant +dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces +formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable +carapace. Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les +_Weckausen_ [Navires de la marine américaine.] lançaient des +projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des +autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur +fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre. + +Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un +grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et +l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un +courant d'idées essentiellement opposé. + +Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait +une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer +des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous +les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait +dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable +contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de +Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part. + +Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants +auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de +géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort +heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de +cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs +amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent +jamais. + +Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on +ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste +appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la +cuirasse devait finir par céder au boulet. + +Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières +expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se +ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là , le +forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de +mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux +boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut +en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse +médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que 1/12 du poids de +l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques +du meilleur métal. + +Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir +rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl +terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un +chef-d'Å“uvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du +monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en +provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix +étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience. + +Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets +les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du +président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier +succès. + +Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter +Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa +plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son +refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze. + +«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à +vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière! + +Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se +mettrait devant, il ne tirerait pas davantage. + +Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux +personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que +l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir +peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six +milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par +les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure +à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à +l'envoyer dans toutes les règles de l'art. + +A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les +connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise +l'absorbaient entièrement. + +Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du +capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une +suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment +inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents +pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt +mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce +«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition +du poids de ses arguments. + +Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia +nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. +Il essaya de démolir scientifiquement l'Å“uvre de Barbicane. Une fois +la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, +à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi. + +D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres; +Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il +l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique. +Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était +absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de +douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que, +même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne +franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait +seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse +comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas +à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents +mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il +ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie +de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des +imprudents spectateurs. + +Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son Å“uvre. + +Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son +inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort +dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence +un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce +déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile +n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il +retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille +masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait +singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille +circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, +il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait +nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon +plaisir d'un seul. + +On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine +Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte +de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son +aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se +faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais +on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au +président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la +peine de rétorquer les arguments de son rival. + +Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même +pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son +argent. Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond +une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion +croissante. + +Il paria: + + 1º Que les fonds nécessaires à l'entreprise + du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars + + 2º Que l'opération de la fonte d'un canon + de neuf cents pieds était impraticable + et ne réussirait pas, ci.............. 2000 -- + + 3º Qu'il serait impossible de charger la + Columbiad, et que le pyroxyle prendrait + feu de lui-même sous la pression du + projectile, ci...................... 3000 -- + + 4º Que la Columbiad éclaterait au premier + coup, ci............................... 4000 -- + + 5º Que le boulet n'irait pas seulement + six milles et retomberait quelques + secondes après avoir été lancé, si... 5000 -- + +On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans +son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille +dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.]. + +Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un +laconisme superbe et conçu en ces termes: + + _Baltimore, 18 octobre_. + +_Tenu_. + + BARBICANE. + + + + + XI + -------------------- + FLORIDE ET TEXAS + +Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir +un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de +l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé +perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à -dire vers le zénith; +or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et +28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28° +[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste; +l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de +déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense +Columbiad. + +Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane +apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais, +sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé +la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes: + +«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une +véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de +faire un grand acte de patriotisme. + +Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur +voulait en venir. + +«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire +de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer, +c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du +Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles... + +--Brave Maston... dit le président. + +--Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les +circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez +rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes +conditions... + +--Si vous voulez bien... dit Barbicane. + +--Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant +J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera +notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union. + +--Sans doute! répondirent quelques membres. + +--Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque +au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il +nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe +ce vingt-huitième parallèle, c'est là un _casus belli_ légitime, et je +demande que l'on déclare la guerre au Mexique! + +--Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts. + +--Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne +d'entendre dans cette enceinte! + +--Mais écoutez donc!... + +--Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette +guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même. + +--Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je +vous retire la parole! + +Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent +à le contenir. + +«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être +tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût +laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il +est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car +certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du +vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute +la partie méridionale du Texas et des Florides. + +L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret +que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la +Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de +la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans +exemple entre les villes de ces deux États. + +Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine, +traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu +près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend +l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la +Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se +prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille +Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait +donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de +ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées +par l'Observatoire de Cambridge. + +La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités +importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les +Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en +faveur de sa situation et se présenter avec ses droits. + +Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus +importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les +cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans +le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans +l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron, +formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride. + +Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens +arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le +président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent +assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de +la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États +tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon. + +On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues +de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre, +qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence +et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les +démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux +des divers États. Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la +_Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American +Review_ prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les +membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre. + +Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait +mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés +pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit. + +Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes, +mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec +cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une +spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an, +plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort. + +A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride +n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de +traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de +posséder le «vómito negro» à l'état chronique. Et il avait raison. + +«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_, +on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute +l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la +construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe +et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de +minerai pur. + +A cela l'_American Review_ répondait que le sol de la Floride, sans +être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et +la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre +argileuse. + +«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans +un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la +Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de +Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les +flottes du monde entier. + +--Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la +donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du +vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo, +ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par +laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town? + +--Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée! + +--Ensablés vous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je +suis un pays de sauvages? + +--Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies! + +--Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés! + +La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride +essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le +_Times_ insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine», +elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement +américain»! + +A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le +sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas +été incorporés tous les deux à l'Union en 1845? + +--Sans doute, répondit le _Times_, mais nous appartenons aux +Américains depuis 1820. + +--Je le crois bien, répliqua la _Tribune_; après avoir été Espagnols +ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis +pour cinq millions de dollars! + +--Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir? +En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize +millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]? + +--C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un +misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au +Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui +a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république +fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du +San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est +adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique! + +--Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride. + +Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position +devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis +dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à +vue. + +Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les +documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. +Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du +sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports, +les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux +personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question. + +Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand +Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution +qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir. + +«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la +Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se +reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité +descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout. +Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se +disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux +ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride +et pour Tampa-Town! + +Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils +entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des +provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats +de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent. +On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré +mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles +à l'heure. + +Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un +dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires. + +Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île +resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas +à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon. + +«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un +laconisme digne des temps antiques. + + + + + XII + -------------------- + URBI ET ORBI + +Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois +résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une +somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État +même n'aurait pu disposer des millions nécessaires. + +Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût +américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de +demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois +le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires +de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de +Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_. + +Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il +s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération +était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et +n'offrait aucune chance de bénéfice. + +Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux +frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le +Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et +l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat +avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de +Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, +de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès, +de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; +les autres gardèrent une prudente expectative. + +Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux +autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; +il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories +du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes +promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de +Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la +proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie +anglaise. Pas autre chose. + +En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là +il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la +question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient +être appelées à souscrire un capital considérable. + +Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste +empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les +hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes +langues, réussit beaucoup. + +Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de +l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore +street; puis on souscrivit dans les différents États des deux +continents: + +A Vienne, chez S.-M. de Rothschild; + +A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce; + +A Paris, au Crédit mobilier; + +A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson; + +A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils; + +A Turin, chez Ardouin et Ce; + +A Berlin, chez Mendelssohn; + +A Genève, chez Lombard, Odier et Ce; + +A Constantinople, à la Banque Ottomane; + +A Bruxelles, chez S. Lambert; + +A Madrid, chez Daniel Weisweller; + +A Amsterdam, au Crédit Néerlandais; + +A Rome, chez Torlonia et Ce; + +A Lisbonne, chez Lecesne; + +A Copenhague, à la Banque privée; + +A Buenos Aires, à la Banque Maua; + +A Rio de Janeiro, même maison; + +A Montevideo, même maison; + +A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce; + +A Mexico, chez Martin Daran et Ce; + +A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce. + +Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions +de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient +versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil +acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher. + +Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique +que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable +empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité; +d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament. + +Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici +l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club, +après souscription close. + +La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent +soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre +cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait +méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils +impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux +observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles. + +La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune +servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de +vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance. +Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils +payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une +somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A +ce prix-là , ils avaient bien le droit de s'égayer un peu. + +L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas +financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de +deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui +furent les bienvenus. + +Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille +trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la +Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il +eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à +Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une +autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède. + +La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf +cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute +approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires +contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent +les plus ardents à encourager le président Barbicane. + +La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement +intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses +années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de +donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante +piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et +elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine +pression du gouvernement de la Porte. + +La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un +don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par +habitant. + +La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent +dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.], +demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour +cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant. + +Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant +neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze +francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions +scientifiques. + +La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux +cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne +pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné +davantage. + +Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les +poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu +la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la +Vénétie. + +Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept +mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le +Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille +cruzades [Cent treize mille deux cents francs.]. + +Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six +piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires +qui se fondent sont toujours un peu gênés. + +Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse +dans l'Å“uvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne +voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas +que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir +des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait +peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi +aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison. + +Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix +réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna +pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité +est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là . Il est +encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins +instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du +projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt +à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à +provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là , +il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près. + +Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec +laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont +qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que +renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que +l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de +non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing. + +A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et +revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à -dire le +Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie, +eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois +cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il +se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte: + + Souscription des États-Unis.... 4,000,000 dollars + Souscriptions étrangères....... 1,446,675 dollars + ----------------- + Total.......................... 5,446,675 dollars + +C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent +soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille +neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public +versait dans la caisse du Gun-Club. + +Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux +de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers, +leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de +fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le +projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à +peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale +sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique +dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois +plus. + +Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près +New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs +canons de fonte. + +Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de +Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride +méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad. +Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre +prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de +cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au +moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions, +c'est-à -dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des +ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la +compagnie du Goldspring. + +Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane, +président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de +Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre. + + + + + XIII + -------------------- + STONE'S-HILL + +Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du +Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un +devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne +vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural +history of East and West Florida_, de _William's territory of +Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East +Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une +fureur. + +Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses +propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans +perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de +Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et +traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection +du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de +J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de +Goldspring. + +Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La +Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le +_Tampico_, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à +leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la +Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux. + +La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le +_Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ +deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En +approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate, +d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses +riches en huîtres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie +d'Espiritu-Santo. + +Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la +rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de +temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus +des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond +du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro. + +Ce fut là que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, à sept heures du +soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement. + +Barbicane sentit son cÅ“ur battre avec violence lorsqu'il foula le sol +floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte +d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la +terre du bout de son crochet. + +«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre, +et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays. + +Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de +Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au +président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le +reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se +déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne +voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait +décidément pas. + +Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins +de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de +quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane +descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout +d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua +en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et +des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de +forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit: + +«Monsieur, il y a les Séminoles. + +--Quels Séminoles? + +--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de +vous faire escorte. + +--Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture. + +--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr. + +--Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, +et maintenant, en route! + +La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de +poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait +déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela +fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer +modéraient cette excessive température. + +Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la +côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia. +Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles +au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive +droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie +disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne +s'offrit seule aux regards. + +La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse, +moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des +principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre +l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux, +n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream, +pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent +incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la +sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de +cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent +soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille +quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir +un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à +l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement +la configuration du sol et sa distribution particulière. + +La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des +Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette +appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à +quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et +le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un +réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs; +on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne +s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où +réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses +champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées +dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin +ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de +canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs +richesses avec une insouciante prodigalité. + +Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du +terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet: + +«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier +ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres. + +--Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club. + +--Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises +de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos +travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec +les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est +considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de +profondeur. + +--Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant +que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous +rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec +nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un +puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a +cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où +le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, +travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au +grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous +irons rapidement en besogne. + +--Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature +nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail +en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre +tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises +au-dessus du niveau de la mer. + +--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous +trouverons avant peu un emplacement convenable. + +--Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président. + +--Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston. + +--Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi, +la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de +retard. + +--Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent +dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes +conditions, c'est-à -dire pendant dix-huit ans et onze jours, +savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent +dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux +francs.]? + +--Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous +n'aurons pas besoin de l'apprendre. + +Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine +de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des +forêts. Là , croissaient les essences les plus variées avec une +profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites +de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, +d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits +et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre +odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde +d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait +plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin, +pour être digne de ces bijoux emplumés. + +J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette +opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le +président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller +en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même; +sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et +cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité. + +Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et +non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs +de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son +redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans, +les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis +que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide. + +Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres +moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes +isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des +troupeaux de daims effarouchés. + +«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la +région des pins! + +--Et celle des sauvages», répondit le major. + +En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils +s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux +rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à +détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations +hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons. + +Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste +espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil +inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large +extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club +toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad. + +«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans +le pays? + +--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des +Floridiens. + +Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et +commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite +troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond +silence. + +En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques +instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit: + +«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de +la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien +de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'. +Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît +offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions +favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que +s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de +nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du +pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers +les espaces du monde solaire! + + + + + XIV + -------------------- + PIOCHE ET TRUELLE + +Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et +l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le _Tampico_ pour La +Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener +la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club +demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en +s'aidant des gens du pays. + +Huit jours après son départ, le _Tampico_ revenait dans la baie +d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison +avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de +l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que +l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes +libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une +main-d'Å“uvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au +Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications +considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride +pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé +en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que +l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et +l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla +dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des +fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des +manÅ“uvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de +couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une +véritable émigration. + +Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les +quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui +régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la +population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette +initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent +dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence +de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers +la presqu'île floridienne. + +Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage +apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez +grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et +numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons +d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à +Tampa-Town. + +On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain; +capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les +garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines, +dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci +de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant; +seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin +de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne +demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir. + +Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il +l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa +conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du +don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche +bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions. +Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il +était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des +réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les +problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de +Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en +pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro. + +Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de +travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques +s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son +mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes +cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les +travaux commencèrent dans un ordre parfait. + +Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la +nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4 +novembre. Ce jour-là , Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur +dit: + +«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette +partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant +neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois +et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au +total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une +profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé +en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois +mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent +cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes +par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers +travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace +relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire, +il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre +habileté. + +A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le +sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus +oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se +relayaient par quart de journée. + +D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait +point la limite des forces humaines. Loin de là . Que de travaux +d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être +directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne +parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du +Père Joseph_, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une +époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force +de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de +trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le +margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien! +de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur +une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il +n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de +l'opération. + +Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord +avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la +marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad +serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de +précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces +anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause. + +De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce +nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction +des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le +forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire +d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient +avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre +poids. + +Cette manÅ“uvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait +atteint la partie solide du sol. + +Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de +l'enceinte palissadée, c'est-à -dire à la partie supérieure de +Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds. + +La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six +pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent +deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait +servir à la confection du moule intérieur. + +Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à +la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre +pieds. + +Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une +espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très +solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le +trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de +maçonnerie furent commencés. + +Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de +chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute +épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre +égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que +reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment +hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les +ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se +trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds. + +Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la +pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin +de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de +chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait +gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins; +le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de +maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient +incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre +aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte. + +Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté +extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant +sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et +même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, +et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques +mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés +centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les +blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la +roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le +tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de +Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les +détachements de Séminoles n'osaient plus franchir. + +Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur +activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut +peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en +tirait avec habileté. + +Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée +pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette +profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de +février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui +se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des +pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin +de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à +bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. +Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en +partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de +l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de +soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs +ouvriers. + +Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre, +à le reprendre en sous-Å“uvre et à rétablir le rouet dans ses +conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de +l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un +instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua. + +Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et +le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par +Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres, +avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la +maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds +d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le +sol. + +Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent +chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était +accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité. + +Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant +Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il +s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses +travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies +communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans +ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales. + +Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences +inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont +impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se +préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général +que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les +principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi, +grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans +les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne +des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour +leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte +environ un accident sur deux cent mille francs de travaux. + + + + + XV + -------------------- + LA FÊTE DE LA FONTE + +Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les +travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément +avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût +été fort surpris du spectacle offert à ses regards. + +A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce +point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de +six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une +demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une +longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous +étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée +quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T. +Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui +rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien +de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait +jamais été». + +On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à +employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte +grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux, +facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et, +traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les +pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines +à vapeur, presses hydrauliques, etc. + +Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement +assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure, +qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux. + +Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité +dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du +charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était +carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce +silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que +l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première +opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait +de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à +expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de +la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et +de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de +soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui, +le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan, +prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla +la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie +d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de +Tampa-Town. + +Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de +Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal +se trouvait rendue à destination. + +On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour +liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de +ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de +métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la +fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et +étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se +trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que +celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours, +construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une +grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle +devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous +un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans +les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le +dirigeaient vers le puits central. + +Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent +terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur; +il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un +cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait +exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut +composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de +foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la +maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait +ainsi des parois de six pieds d'épaisseur. + +Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par +des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de +traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces +traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui +n'offrait aucun inconvénient. + +Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au +lendemain. + +«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T. +Maston à son ami Barbicane. + +--Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête +publique! + +--Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout +venant? + +--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une +opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle +s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut, +mais jusque-là , non. + +Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers +imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de +parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne +ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des +membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le +fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major +Elphiston, le général Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la +fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston +s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail; +il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des +machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns +après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu +écÅ“urés. + +La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait +été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées +par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre +elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans +l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de +sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de +livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes +de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau +de fumée noire. + +La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont +les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants +ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient +d'oxygène tous ces foyers incandescents. + +L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au +signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à +la fonte liquide et se vider entièrement. + +Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment +déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion. +Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître +fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée. + +Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine, +assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là , +prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur. + +Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal +commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à +peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos +pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des +substances étrangères. + +Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve +dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et +douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en +déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec +un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était +un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que +ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée, +volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par +les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables +vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en +montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises. +Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu +croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et +cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, +ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la +nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces +vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces +trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de +terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et +c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un +Niagara, de métal en fusion. + + + + + XVI + -------------------- + LA COLUMBIAD + +L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de +simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès, +puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans +les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de +s'en assurer directement. + +En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante +mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le +refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse +Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa +chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses +admirateurs? Il était difficile de le calculer. + +L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps +à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit +se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense +panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait +les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de +Stone's-Hill. + +Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre. +Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en +approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient +leur frein. + +«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à +peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur, +calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à +faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher +du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une +mystification cruelle! + +On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir, +Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde +irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps +seul pouvait avoir raison,--le temps, un ennemi redoutable dans les +circonstances,--et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur +pour des gens de guerre. + +Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un +certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs +projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur. +Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée, +dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à +peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de +calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se +rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, +le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre +place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, +un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore +permis d'avoir froid aux pieds. + +«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de +satisfaction. + +Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à +l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le +pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la +terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous +l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce +mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux +extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur, +et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de +Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande +force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du +moule avait disparu. + +Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent +installées sans retard et manÅ“uvrèrent rapidement de puissants +alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte. +Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube +était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un +poli parfait. + +Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication +Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité +absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à +fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était +sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. +Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute +effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. +Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait +heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel +Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad. + +Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur +sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi +qu'il en eût, s'exécuta vis-à -vis du président Barbicane, et celui-ci +inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux +mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine +fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie. +Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et +cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire +n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait +point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la +fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas +résisté, lui portait un coup terrible. + +Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement +ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se +comprendra sans peine. + +En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des +États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était +prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux +travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent +cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un +réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre +qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers +neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient +poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil +américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection +d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an +l'étendue de la ville fut décuplée. + +On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les +jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct +des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux, +des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations +du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès +qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le +transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une +activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et +de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de +marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes +comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la +ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra +chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa. + +Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, +en considération du prodigieux accroissement de sa population et de +son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États +méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le +grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se +dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie +ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait +en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce +bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur +son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la +Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie +dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put +prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée +«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait +une éclipse totale, visible de tous les points du monde. + +Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre +le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se +virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans +leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait +gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un +semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un +vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement +considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette +misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les +flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane +partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies +texiennes. + +Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue +industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde +d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire. +Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la +passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et +Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage. + +On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération +des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de +tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île. +L'Europe émigrait en Amérique. + +Mais jusque-là , il faut le dire, la curiosité de ces nombreux +arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup +comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les +fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut +admettre personne à cette opération. De là maugréement, +mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa +d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut +presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, +on le sait, resta inébranlable dans sa décision. + +Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne +put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer +ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics. +Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé +par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité +publique. + +C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre +dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le _ne +plus ultra_ du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne +voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de +métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux +spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes, +enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au +fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente +fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation, +pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les +visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille +dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.]. + +Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les +membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre +assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse +d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major +Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur +Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout, +une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de +métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! +Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre +qui supportait la Columbiad éclairée _a giorno_ par un jet de lumière +électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du +ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les +meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas +splendide servi à neuf cents pieds sous terre. + +Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux +s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite, +on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à +Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»! +Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube +acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule, +rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de cÅ“ur et de cris aux dix +convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad. + +J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula, +s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En +tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même +le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû +l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires». + + + + + XVII + -------------------- + UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE + +Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire, +terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le +jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui +devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle! +Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque +jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un Å“il avide et +passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende +d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun +s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes. + +Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus +extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint +fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier +sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, +à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis +par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte +américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane. + +Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel +que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se +troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme. + +Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du +Gun-Club: + + FRANCE, PARIS. +_30 septembre, 4 h matin. + + Barbicane, Tampa, Floride, + États-Unis. + +Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai +dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta. + + MICHEL ARDAN. + + + + + XVIII + -------------------- + LE PASSAGER DE L'«ATLANTA + +Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils +électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe +cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens, +américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du +télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il se +serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son +Å“uvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un +Français surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez +audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage? Et si +cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans +un cabanon et non dans un boulet? + +Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont +peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait +déjà les divers États de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune +raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à +Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou +moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le +texte laconique. + +«Pas possible!--C'est invraisemblable!--Pure plaisanterie!--On s'est +moqué de nous!--Ridicule!--Absurde!» Toute la série des expressions qui +servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la sottise, la folie, se +déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités +en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules +ou éclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston +eut un mot superbe. + +«C'est une idée, cela! s'écria-t-il. + +--Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir +des idées comme celle-là , c'est à la condition de ne pas même songer à +les mettre à exécution. + +--Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt +à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage. + +Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de +Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient, +s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,--un mythe, +un individu chimérique,--mais J.-T. Maston, qui avait pu croire à +l'existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa +d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise +naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un +être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de +tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste, +une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les +Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage +familier, un «humbug [Mystification.]»! + +Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut +affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère +habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers +des prôneurs, des adeptes, des partisans. + +Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées +nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela +dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n'avait pas songé à +cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté +même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain +a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un +jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer +ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait +être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de +troubler toute une population par ses billevesées ridicules. + +Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question! +Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique! Il +appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses. +Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique, +cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris +passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces +circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de +vraisemblance. Il fallait en avoir le cÅ“ur net. Bientôt les +individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent +sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de +l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule +compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane. + +Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il +avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester +ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre +les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit +d'un Å“il peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses +fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent à +paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent, +tous les ennuis de la célébrité. + +Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole, +lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans +la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour +l'Amérique, oui ou non? + +--Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous. + +--Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes. + +--Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président. + +--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier, +reprit l'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi +que le demande le télégramme? + +--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi +s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra +bien compléter ses renseignements. + +--Au télégraphe! au télégraphe!» s'écria la foule. + +Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se +dirigea vers les bureaux de l'administration. + +Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des +courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux +questions suivantes: + +«Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?--Quand a-t-il quitté +l'Europe?--Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan? + +Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une +précision qui ne laissait plus place au moindre doute. + +«Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2 +octobre,--faisant voile pour Tampa-Town,--ayant à son bord un Français, +porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan. + +A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président +brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et +on l'entendit murmurer: + +«C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dans +quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!... +Jamais je ne consentirai... + +Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co., +en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile. + +Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière; +comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce +que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la +nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du +vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun +vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les +secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession +fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique; +montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux +arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant +affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'_Atlanta_, +les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie +d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les +packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes +dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en +quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des +tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des +forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité. + +Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de +Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon. Deux heures plus +tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de +reconnaissance. Aussitôt le nom de l'_Atlanta_ fut expédié à +Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade +d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade +Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa. + +L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents +embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer était pris +d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une +voix dont il voulait en vain contenir l'émotion: + +«Michel Ardan! s'écria-t-il. + +--Présent!» répondit un individu monté sur la dunette. + +Barbicane, les bras croisés, l'Å“il interrogateur, la bouche muette, +regarda fixement le passager de l'_Atlanta_. + +C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà , +comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa +tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une +chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face +courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme +les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés +en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope, +complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était +d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut, +intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche. +Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues +jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une +allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti, +«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à +l'art métallurgique. + +Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine +sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes +indiscutables de la combativité, c'est-à -dire du courage dans le +danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la +bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains +tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en +revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et +d'acquérir, manquaient absolument. + +Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient +de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son +pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan +se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de +chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses +manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles +s'échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort +des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid,--pas +même aux yeux. + +D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, +venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme +disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant +ses ongles avec une avidité nerveuse. C'était un de ces originaux que +le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise +aussitôt le moule. + +En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large +champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans +une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore +dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine +de son Å“il avec des dimensions démesurées; de là une association +d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et +les hommes. + +C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un +garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais +s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux +de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il +avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en +pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet sûr, et il +aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées. + +Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme +Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens, +disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la +partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et +merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un +Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des +ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, +il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses +vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire +casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par +retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau +dont les enfants s'amusent. + +En deux mots, sa devise était: _Quand même!_ et l'amour de +l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la +belle expression de Pope. + +Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de +ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua +souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un +tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il +faisait autant de coups de cÅ“ur que de coups de tête; secourable, +chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel +ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre. + +En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage +brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par +les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas +dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de +ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable +collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés, +blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa +trouée dans la foule. + +Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. +C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à +laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies +entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si +imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui +prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par +ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se +douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes. + +Tel était ce passager de l'_Atlanta_, toujours agité, toujours +bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce +qu'il venait faire en Amérique--il n'y pensait même pas--, mais par +l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent +un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le +Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, +audacieux à leur manière. + +La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en +présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite +interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris +devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes +tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier +de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se +réfugier dans sa cabine. + +Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole. + +«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent +seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans. + +--Oui, répondit le président du Gun-Club. + +--Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien? +Allons tant mieux! tant mieux! + +--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé +à partir? + +--Absolument décidé. + +--Rien ne vous arrêtera? + +--Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma +dépêche? + +--J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de +nouveau, vous avez bien réfléchi?... + +--Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion +d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il +me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions. + +Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de +voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si +parfaite absence d'inquiétudes. + +«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution? + +--Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire +une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à +tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des +redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues, +toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et +demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux +objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les +attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il? + +--Cela me va», répondit Barbicane. + +Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la +proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des +trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute +difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le +héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne +voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passèrent la nuit à +bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la +lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en +arracher. + +«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous +ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là ! + +Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il +rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où +la cloche du steamer sonna le quart de minuit. + +Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement +la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane. + + + + + XIX + -------------------- + UN MEETING + +Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience +publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer +une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes +pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit +nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer +d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser +son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La +nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions +colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion +projetée prenait les proportions d'un véritable meeting. + +Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en +quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil; +les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange, +en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction +d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur +la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent +mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures +une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De +cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; +un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il +ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas +le moins empressé à prodiguer ses applaudissements. + +A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des +principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président +Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le +Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une +estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de +chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait +pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs +qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la +main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et +s'exprima fort correctement en ces termes: + +«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos +moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont +paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne +comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que +cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi +avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de +l'auteur. + +Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent +leur contentement par un immense murmure de satisfaction. + +«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est +interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas, +vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il +ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose +simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de +partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et +quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du +progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un +beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en +patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le +projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes +ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la +main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de +vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée +est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en +rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation +autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici +quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de +m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très +familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs. + +La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. +L'orateur reprit son discours: + +«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis +obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement +ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi +savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à +l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent +cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, +vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus, +trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille +cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans +leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés, +notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle +ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi +s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque +jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou +l'électricité seront probablement les agents mécaniques? + +Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan. + +«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits +bornés--c'est le qualificatif qui leur convient--, l'humanité serait +renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et +condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les +espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux +planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New +York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera +bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un +mot relatif, et finira par être ramenée à zéro. + +L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un +peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le +comprendre. + +«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un +aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps +il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents +jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre +cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour +de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu +dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence. +Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! +Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il +faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que +diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze +cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que +peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par +kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard, +n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept +millions, il resterait en route! + +Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée; +d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu +avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit +avec une admirable assurance: + +«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien +encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer +l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération +éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le +milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette +question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez! +Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à +cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards, +Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept +mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les +autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de +milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui +sépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette +distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous +ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à +Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple! +Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes +qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace +existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du +métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le +droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera +tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas! + +--Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée +électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse +de ses conceptions. + +--Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la +distance n'existe pas! + +Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps +qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade +sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita +une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas +un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son +cours. + +«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est +maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que +j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et +il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi +qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son +satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un +esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on +établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se +fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni +choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le +but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour +parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la +Terre aura visité la Lune! + +--Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même +les moins convaincus. + +--Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur. + +Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut +accueilli par d'unanimes applaudissements. + +«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque +question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme +comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre. + +Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait +de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces +théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa +vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc +l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût +moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole, +et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les +planètes fussent habitées. + +«C'est un grand problème que tu me poses là , mon digne président, +répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des +hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de +Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour +l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie +naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien +d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une +autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont +habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront. + +--Très bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont +l'opinion avait force de loi pour les derniers. + +--On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le +président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les +mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part. + +--Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan. + +--Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre +l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que +les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que +des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les +autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil. + +--Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître +personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui +répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la +combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont +l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je +dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les +planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes +éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et +rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés +comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après +beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre +des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses +d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux +autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez +difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent +dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être +écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers +insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la +fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de +l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une +diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non +moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais +chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment +formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces +indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'à +des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach, +elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j'étais +théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant +saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les +mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni +naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des +grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne +sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je +vais y voir! + +L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres +arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de +la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le +silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le +triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes: + +«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à +peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours +public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une +autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la +laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux +gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut +répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est +le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait +dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus, +Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est +point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu +confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là +l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des +saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud +ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète +aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la +surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu incliné +[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3° +5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y +a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la +zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui +lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la +température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de +Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze +ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices +et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce +monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus +savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y +sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que +manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de +chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite. + +--Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, +inventons des machines et redressons l'axe de la Terre! + +Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont +l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable +que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts +d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le +dire--car c'est la vérité--, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris, +et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par +Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de +soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui, +voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens. + +Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la +discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps, +bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la +proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du +Gun-Club. + + + + + XX + -------------------- + ATTAQUE ET RIPOSTE + +Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot +de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand +l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une +voix forte et sévère: + +«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie, +voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et +discuter la partie pratique de son expédition? + +Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. +C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe +taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur +des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu +gagné le premier rang des spectateurs. Là , les bras croisés, l'Å“il +brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting. +Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir +des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure +désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant +attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et +précis, puis il ajouta: + +«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre. + +--Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion +s'est égarée. Revenons à la Lune. + +--Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est +habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là , à coup +sûr, vivent sans respirer, car--je vous en préviens dans votre +intérêt--il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la +Lune. + +A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que +la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question. +Il le regarda fixement à son tour, et dit: + +«Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous +plaît? + +--Les savants. + +--Vraiment? + +--Vraiment. + +--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une +profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain +pour les savants qui ne savent pas. + +--Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie? + +--Particulièrement. En France, il y en a +un qui soutient que «mathématiquement» +l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les +théories démontrent que le poisson n'est pas +fait pour vivre dans l'eau. + +--Il ne s'agit pas de ceux-là , monsieur, et je pourrais citer à +l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas. + +--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, +d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire! + +--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne +les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement. + +--Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours +brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai, +mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force. + +--Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de +mauvaise humeur. + +--Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la +Lune! + +Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait +si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le +connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une +discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une +certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement +inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention +sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition. + +«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont +nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère +autour de la Lune. Je dirai même _a priori_ que, si cette atmosphère +a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime +mieux vous opposer des faits irrécusables. + +--Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie +parfaite, opposez tant qu'il vous plaira! + +--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux +traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne +droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh +bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs +rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre +déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette +conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une +atmosphère. + +On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les +conséquences en étaient rigoureuses. + +«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour +ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y +répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une +valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune +parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi, +mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la +surface de la Lune. + +--Des volcans éteints, oui; enflammés, non. + +--Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la +logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine +période! + +--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes +l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne +prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire. + +--Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre +d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous +préviens que je vais mettre des noms en avant. + +--Mettez. + +--Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant +l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature +bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent +attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère +de la Lune. + +--En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont +pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres, +tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère. +Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que +je réponds avec eux. + +--Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. +Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points +lumineux à la surface de la Lune? + +--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points +lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la +nécessité d'une atmosphère lunaire. + +--Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je +vois que vous êtes très fort en sélénographie. + +--Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles +observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM. +Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa +surface. + +Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des +arguments de ce singulier personnage. + +«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et +arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome +français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860, +constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et +tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation +des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas +d'autre explication possible. + +--Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu. + +--Absolument certain! + +Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont +l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer +vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc +bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon +absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune; +cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais +aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe. + +--Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui +n'en voulait pas démordre. + +--Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur +quelques centaines de pieds. + +--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet +air sera terriblement raréfié. + +--Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme +seul; d'ailleurs, une fois rendu là -haut, je tâcherai de l'économiser +de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions! + +Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux +interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant +avec fierté. + +«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes +d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés +d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une +conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon +aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une +observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et +s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il +y en ait beaucoup sur la face opposée. + +--Et pour quelle raison? + +--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris +la forme d'un Å“uf que nous apercevons par le petit bout. De là cette +conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est +situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les +masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre +satellite aux premiers jours de sa création. + +--Pures fantaisies! s'écria l'inconnu. + +--Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la +mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle +donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si +la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface +de la Lune? + +Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. +L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait +plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme +la grêle. + +«Assez! assez! disaient les uns. + +--Chassez cet intrus! répétaient les autres. + +--A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée. + +Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait +passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel +Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour +abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité. + +«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus +gracieux. + +--Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt, +non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous +soyez... + +--Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé +un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner +en route à la façon des écureuils? + +--Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au +départ! + +--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la +véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion +du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront +pas à la résoudre! + +--Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en +traversant les couches d'air? + +--Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi +l'atmosphère! + +--Mais des vivres? de l'eau? + +--J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée +durera quatre jours! + +--Mais de l'air pour respirer en route? + +--J'en ferai par des procédés chimiques. + +--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais? + +--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque +la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune. + +--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre! + +--Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées +convenablement disposées et enflammées en temps utile? + +--Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues, +tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre +faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, +comment reviendrez-vous? + +--Je ne reviendrai pas! + +A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, +l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que +n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour +protester une dernière fois. + +«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui +n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science! + +--Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez +d'une façon fort agréable. + +--Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne +sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse! +Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous +qu'il faut s'en prendre! + +--Oh! ne vous gênez pas! + +--Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes! + +--Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix +impérieuse. + +--L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que +ridicule! + +L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de +l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler +sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si +outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à +l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé +de lui. + +L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le +président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du +triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans +cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette +manifestation l'appui de ses épaules. + +Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la +place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte? +Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras +croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane. + +Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes +demeuraient engagés comme deux épées frémissantes. + +Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité +pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec +un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade +semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des +flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne +bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de +Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux +dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à +l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement +dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous +ses fenêtres. + +Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre +le personnage mystérieux et le président du Gun-Club. + +Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire. + +«Venez!» dit-il d'une voix brève. + +Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent +seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall. + +Là , ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent. + +«Qui êtes-vous? demanda Barbicane. + +--Le capitaine Nicholl. + +--Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur +mon chemin... + +--Je suis venu m'y mettre! + +--Vous m'avez insulté! + +--Publiquement. + +--Et vous me rendrez raison de cette insulte. + +--A l'instant. + +--Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un +bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le +connaissez? + +--Je le connais. + +--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un +côté?... + +--Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté. + +--Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane. + +--Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl. + +Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le +capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu +de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les +moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce +difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du +meeting. + + + + + XXI + -------------------- + COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE + +Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le +président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel +chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait +des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une +expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la +dureté avec des tables de marbre ou de granit. + +Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les +serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une +couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent +vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa +porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De +formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop +matinal. + +«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc! + +Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment +posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle +allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du +Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas +entrée avec moins de cérémonie. + +«Hier soir, s'écria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre président a été +insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son +adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent +ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de +Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il +faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir +assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel +Ardan! + +Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à +l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de +deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les +faubourgs de Tampa-Town. + +Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de +la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de +Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date, +pourquoi jusque-là , grâce à des amis communs, le président et le +capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il +s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et +qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps +cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes. + +Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant +lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se +guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme +des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces +qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur +intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces, +leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas +peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font +souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier, +ils se relancent pendant des heures entières. + +«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son +compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en +scène. + +--Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais +hâtons-nous. + +Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine +encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks, +couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et +demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière +depuis une demi-heure. + +Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres +abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant: + +«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane, +le président... mon meilleur ami?... + +Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président +devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de +le comprendre. + +«Un chasseur, dit alors Ardan. + +--Un chasseur? oui, répondit le bushman. + +--Il y a longtemps? + +--Une heure à peu près. + +--Trop tard! s'écria Maston. + +--Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan. + +--Non. + +--Pas un seul? + +--Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse! + +--Que faire? dit Maston. + +--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est +pas destinée. + +--Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se +méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans +la tête de Barbicane. + +--En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon. + +Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le +taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de +sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de +magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un +inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin. +Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant +silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au +milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou +les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et +attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux +traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le +bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient +en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien +eût suivi pas à pas la marche de son adversaire. + +Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons +s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait. + +«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme +Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué +de manÅ“uvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en +avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que +le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu! + +--Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous +bois, nous aurions entendu!... + +--Et si nous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec un accent +de désespoir. + +Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent +leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands +cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni +l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses +volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les +branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à +travers les taillis. + +Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande +partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des +combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan +allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance +inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta. + +«Chut! fit-il. Quelqu'un là -bas! + +--Quelqu'un? répondit Michel Ardan. + +--Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses +mains. Que fait-il donc? + +--Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse +servait fort mal en pareille circonstance. + +--Oui! oui! Il se retourne, répondit Maston. + +--Et c'est?... + +--Le capitaine Nicholl! + +--Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement +de cÅ“ur. + +Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son +adversaire? + +«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir. + +Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils +s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils +s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa +vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits. + +Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers +gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes +enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur +qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain, +mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme +un Å“uf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au +moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et +chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi +redoutable venait le menacer à son tour. + +En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les +dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement +possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée. +Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit +joyeusement de l'aile et disparut. + +Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il +entendit ces paroles prononcées d'une voix émue: + +«Vous êtes un brave homme, vous! + +Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les +tons: + +«Et un aimable homme! + +--Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici, +monsieur? + +--Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou +d'être tué par lui. + +--Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures +sans le trouver! Où se cache-t-il?... + +--Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours +respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, +nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas +amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous +chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan +qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous. + +--Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il +y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous... + +--Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens +comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous +battrez pas. + +--Je me battrai, monsieur! + +--Point. + +--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cÅ“ur, je suis +l'ami du président, son _alter ego_, un autre lui-même; si vous voulez +absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même +chose. + +--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive, +ces plaisanteries... + +--L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je +comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni +lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, +car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils +s'empresseront de l'accepter. + +--Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité. + +--Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence +de Barbicane. + +--Cherchons-le donc», s'écria le capitaine. + +Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après +avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas +saccadé, sans mot dire. + +Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston +se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement +Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le +malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie +au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir +la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le +capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain. + +Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa +apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes. + +«C'est lui!» fit Maston. + +Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du +capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en +criant: + +«Barbicane! Barbicane! + +Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il +allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de +surprise. + +Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures +géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à +terre. + +Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et +sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu. + +Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le +considéra d'un Å“il étonné. + +«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai +trouvé! + +--Quoi? + +--Mon moyen! + +--Quel moyen? + +--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile! + +--Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'Å“il. + +--Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston! +s'écria Barbicane, vous aussi! + +--Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en +même temps le digne capitaine Nicholl! + +--Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, +capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt... + +Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de +s'interpeller. + +«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se +soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer +l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus +rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des +problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que +cette haine n'est dangereuse pour personne. + +Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine. + +«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme +vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de +carabine? + +Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si +inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance +garder l'un vis-à -vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il +résolut de brusquer la réconciliation. + +«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son +meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas +autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et +puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la +proposition que je vais vous faire. + +--Parlez, dit Nicholl. + +--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune. + +--Oui, certes, répliqua le président. + +--Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre. + +--J'en suis certain, s'écria le capitaine. + +--Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre +d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez +voir si nous resterons en route. + +--Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait. + +Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux +l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane +attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du +président. + +«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a +plus de contrecoup à craindre! + +--Accepté!» s'écria Barbicane. + +Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en +même temps que lui. + +«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en +tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est +arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. +Allons déjeuner. + + + + + XXII + -------------------- + LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS + +Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du +capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier +dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque +Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté, +l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent +lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher +d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel +Ardan. + +On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un +individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la +voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de +la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas +ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais +toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas +un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de cÅ“ur! _Ex pluribus +unum_, suivant la devise des États-Unis. + +A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des +députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans +fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de +mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur +les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne +s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il +faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut +porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès +le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété +spirituelle et charmante. + +Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des +«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur +conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, +assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à +retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux +prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel +Ardan. Celui-ci se prêta de bon cÅ“ur à leur innocente manie et se +chargea de commissions pour leurs amis de la Lune. + +«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et +folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus +illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et +très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande +exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune +les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les +maladies? + +--Peu, répondit le président du Gun-Club. + +--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des +faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les +personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une +éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la +Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre. +Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399, +soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le +mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies +nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un +enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. +Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles +s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la +pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur +les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à +prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les +maladies terrestres. + +--Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane. + +--Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse +qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C'est peut-être +parce que ça n'est pas vrai! + +Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des +corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de +succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le +promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer +comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya +promener lui-même. + +Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses +portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place +d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes +dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions +microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros +dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de +face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze +cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se +débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses +cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire +fortune! + +Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire. +Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec +l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait, +surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant +l'habitude, car il était riche de ce côté. + +Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel +nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la +fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout, +celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et +jour devant ses photographies. + +Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il +leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes +sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son +intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y +transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa +donc. + +«Aller jouer là -haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève, +merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!... + +Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe, +il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui +devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique, +depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_. +Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs +qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne +tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la +Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce +gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des +nuits. + +«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est +déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins +qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez +pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne +vous croirais pas! + +Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand +le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la +proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de +faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage. +Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne +pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, +désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et +fit valoir des arguments _ad hominem_. + +«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes +paroles en mauvaise part; mais vraiment là , entre nous, tu es trop +incomplet pour te présenter dans la Lune! + +--Incomplet! s'écria le vaillant invalide. + +--Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des +habitants là -haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée +de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, +leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se +manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait +nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents +millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à +la porte! + +--Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez +aussi incomplets que moi! + +--Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en +morceaux! + +En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait +donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes +espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de +contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier +de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On +l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe +retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait +que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée. +Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette +curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de +ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures. +C'était un véritable nid soigneusement ouaté. + +«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en +regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure. + +Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à +vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant +au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait +particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu +sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental. + +Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe +placée dans la pièce. On fit feu. + +Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit +majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds +environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des +flots. + +Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa +chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et +attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement +hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment +où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le +couvercle de leur prison. + +Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et +ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à +comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança +au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de +revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha. +Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat +avait mangé son compagnon de voyage. + +J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et +se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science. + +Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute +crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore +perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets +de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'à partir. + +Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de +l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible. + +A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, +le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis +d'Amérique. + + + + + XXIII + -------------------- + LE WAGON-PROJECTILE + +Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta +immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à +transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne +n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan +demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du +Comité. + +Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du +projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en +quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide +absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le +boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais, +dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre +affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des +écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant +autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans +doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu +convenables. + +De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co. +d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le +projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié +immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il +arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, +Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce +«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler +à la découverte d'un nouveau monde. + +Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit +métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel +des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium +en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé +comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux +rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de +son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses +tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age +suspendaient à l'angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des +meurtrières et une girouette. + +«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme +d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons +là -dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie, +on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y +en a dans la Lune! + +--Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami. + +--Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en +artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus +effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une +touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple, +une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et +la gueule ouverte... + +--A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible +aux beautés de l'art. + +--A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je +crains bien que tu ne le comprennes jamais! + +--Dis toujours, mon brave compagnon. + +--Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce +que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on +appelle _Le Chariot de l'Enfant_? + +--Pas même de nom, répondit Barbicane. + +--Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans +cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une +maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une +fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami +Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que +tu aurais condamné ce voleur-là ? + +--Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la +circonstance aggravante d'effraction. + +--Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne +pourras jamais me comprendre! + +--Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste. + +--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre +wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon +aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la +Terre! + +--A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta +fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise. + +Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait +songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les +effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite. + +Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait +assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade +dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande +difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait +demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment. + +Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une +couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement +étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du +projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient +place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons +horizontales que le choc au départ devait briser successivement. +Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute, +s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du +projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni +lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot +inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans +doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après +le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc +devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande +puissance. + +Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre +pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais +la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant +Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc +devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le +projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale. + +Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon +il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce +travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison +Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et +l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser +facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les +supportait au moment du départ. + +Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues +d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur +acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux +d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même +soupçonner leur existence. + +Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier +choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel +Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition». + +Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze +pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un +peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie +inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés +par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans +les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours +plus épais. + +On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture +ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des +chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une +plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de +pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur +prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits. + +Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne +fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre +hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans +la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure +et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc +à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils +abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces +constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre +les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était +facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De +cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas +s'échapper, et les observations devenaient possibles. + +Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la +plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins +intelligents dans les aménagements du wagon-projectile. + +Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau +et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même +se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un +récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il +suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait +éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne +manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De +plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre +à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile +un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du +reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se +trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface +de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur, +ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils +n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des +États-Unis. + +La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la +question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le +projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des +voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ +tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux +compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer, +par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou, +en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du +projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM. +Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du +meeting. + +On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties +d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se +passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple. +L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la +vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq +pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal +d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du +sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos, +et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par +l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère. + +La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé +intact, 1º refaire l'oxygène absorbé; 2º détruire l'acide carbonique +expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la +potasse caustique. + +Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de +paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à +quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et +l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres +de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à -dire la +quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà +pour refaire l'oxygène. + +Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide +carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en +empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber +l'acide carbonique. + +En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié +toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM. +Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le +dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_. Quelle +que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des +hommes la supporteraient. + +Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave +question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité +de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai +avant le départ. Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé +énergiquement par J.-T. Maston. + +«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins +que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours. + +Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses +vÅ“ux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse +caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours; +puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du +matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison +avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile, +dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant +cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des +parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver +au-dehors. + +Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis +de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils +furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait +un hurrah formidable. + +Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une +attitude triomphante. Il avait engraissé! + + + + + XXIV + -------------------- + LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES + +Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le +président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des +sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique. +Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour +rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf +pieds de largeur. + +Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il +est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte +à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à +son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à +laquelle s'applique l'Å“il de l'observateur. Les rayons émanant de +l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par +réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point où +les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette +image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme +ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque +extrémité par l'objectif et l'oculaire. + +Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité +supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent +librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à -dire +convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir +qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image +produite. + +Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et +dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné +aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la +difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la +confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de +miroirs métalliques. + +Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces +instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des +résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les +astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. +Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et +s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de +jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors. +Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on +citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont +l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centimètres de largeur [Elle a +coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien +français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin +la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a +dix-neuf pouces de diamètre (48 cm). + +Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance +remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par +Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large +de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de +six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le +parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son +tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six +pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une +longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de +foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire +de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube. +L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur, +tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif +le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments +étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer +deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six +mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense +construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à +la manÅ“uvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres. + +Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements +obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un +grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf +milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets +ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient +très allongés. + +Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds +et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (-- 2 +lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de +quarante-huit mille fois. + +Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne +devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc +les difficultés matérielles. + +Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les +lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité +d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus +considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les +lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le +miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut +donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse +plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces +vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps +considérable, qui se mesure par années. + +Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes, +avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la +lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le +télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de +plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux +perdent une grande partie de leur intensité en traversant +l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des +plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des +couches aériennes. + +Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à -dire la loupe +placée à l'Å“il de l'observateur, produit le grossissement, et +l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont +le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus +grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser +singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse. +Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération +très délicate. + +Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de +France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très +facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le +miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un +morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite +avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont +excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif. + +De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour +ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image +des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se +former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi +l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se +hissait à sa partie supérieure, et là , muni de sa loupe, il plongeait +dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer +le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne +subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un +moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins +affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux +dans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés +«front view telescope».]. + +Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs +du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau +réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et +son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un +pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de +dix mille pieds (-- 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke +proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins +l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes +difficultés. + +Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il +s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne +sont pas nombreuses dans les États. + +En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux +chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique +Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves», +s'ils admettaient une royauté quelconque. + +A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le +New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est +fort modeste. + +A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense +chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale +de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit +l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux +rivages de la mer polaire. + +Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les +regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En +effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds, +tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent +trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.] +vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la +mer. + +Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que +la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se +contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut +dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri. + +Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains +eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils +accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un +véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de +lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les +vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente +mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus +de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies +désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des +centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles +chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble. +Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en +triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les +derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur +dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il +était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux +permettait de le manÅ“uvrer facilement vers tous les points du ciel et +de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à +travers l'espace. + +Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent +mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les +observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. +Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui +grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des +populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs, +des océans? Non, rien que la science ne connût déjà , et sur tous les +points de son disque la nature volcanique de la Lune put être +déterminée avec une précision absolue. + +Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au +Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa +puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées +jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre +d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de +Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la +forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse +n'avait jamais pu réduire. + + + + + XXV + -------------------- + DERNIERS DÉTAILS + +On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix +jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne +fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions +infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait +engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la +Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de +fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la +manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait +de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment +explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile. + +Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la +légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre +fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais +Barbicane avait à cÅ“ur de réussir et de ne pas échouer au port; il +choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, +il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et +de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de +succès. + +Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte +de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons +parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient +été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit +cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles +artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et +arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette +façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la +fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé +par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à +l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de +grues manÅ“uvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait été +écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. +C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre +les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de +préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans +le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour +artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là , les gargousses étaient +rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen +d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle +électrique au centre de chacune d'elles. + +En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué +à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière +isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à +la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient +l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents +du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au +sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une +longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en +passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du +doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément +rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il +va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier +moment. + +Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de +la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de +tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président +Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill; +chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, +poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des +balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs +quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la +chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de +cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là . Rude tâche, +car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des +palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les +caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris +lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les +imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du +Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide +fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement. + +Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le +chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine +Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile +dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton. + +Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au +voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils +étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel +Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux +voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait +emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais +Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire. + +Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le +coffre aux instruments. + +Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet, +et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils +emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa +selenographica_, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit +pour un véritable chef-d'Å“uvre d'observation et de patience. Elle +reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de +cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées, +cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions +exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts +Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale +du disque, jusqu'à la _Mare frigoris_, qui s'étend dans les régions +circumpolaires du Nord. + +C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils +pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied. + +Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à +système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en +très grande quantité. + +«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou +bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il +faut donc prendre ses précautions. + +Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés +de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables, +sans parler des vêtements convenables à toutes les températures, +depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone +torride. + +Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain +nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne +voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les +tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes. + +«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bÅ“uf ou +vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient +d'une grande utilité. + +--J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club, +mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la +capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du +possible. + +Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs +se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse +appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force +prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent +mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laissé faire +Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les +y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent +soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du +projectile. + +Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir +le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile. +Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais +il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent +en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple +volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient +une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très +variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille +expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant +s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour +deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations +des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une +certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il +eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne +trouveraient pas à se nourrir là -haut. Michel Ardan ne conservait +aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé +à partir. + +«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas +complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront +soin de ne pas nous oublier. + +--Non, certes, répondit J.-T. Maston. + +--Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl. + +--Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne +sera pas toujours là ? Eh bien! toutes les fois que la Lune se +présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée, +c'est-à -dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous +envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe? + +--Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée; +voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous +oublierons pas! + +--J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des +nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits +si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la +Terre! + +Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec +son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à +sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile, +d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon +mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois +voyageurs dans leur expédition lunaire. + +Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile, +l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et +le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de +potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards +imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler +l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un +appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se +chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier +d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait +plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs, +pleine de difficultés et de périls. + +L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là , des grues +puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de +métal. + +Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce +poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement +déterminé l'inflammation du fulmi-coton. + +Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le +wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur +sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression +n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la +Columbiad. + +«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane +une somme de trois mille dollars. + +Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon +de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que +tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre. + +«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter, +mon brave capitaine. + +--Laquelle? demanda Nicholl. + +--C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous +serons sûrs de ne pas rester en route. + + + + + XXVI + -------------------- + FEU! + +Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ +du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures +quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit +ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes +conditions simultanées de zénith et de périgée. + +Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil +resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que +trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde. + +Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si +impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant +fardeau de l'attente! Tous les cÅ“urs palpitèrent d'inquiétude, sauf +le cÅ“ur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait +avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une +préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le +sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon. + +Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui +s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts +d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette +immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les +relevés du _Tampa-Town Observer_, pendant cette mémorable journée, +cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride. + +Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour +de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée +depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des +tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient +une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités +de l'Europe. + +Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les +dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion +des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là , les +diverses classes de la société américaine se confondaient dans une +égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, +courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y +coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane +fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du +Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains +donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux +marchands de bÅ“ufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc +à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade +bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes +de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils +exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à +leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix +doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, +d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont +le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, +dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, +précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui +ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles +innombrables. + +A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur +les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit +menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui +répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, +singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons +divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon. + +Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en +aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles +vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les +tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de +bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le +sucre et de paquets de paille! + +«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix +retentissante. + +--Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton +glapissant. + +--Et du gin-sling! répétait celui-ci. + +--Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là . + +--Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode? +s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un +verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le +citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas +frais qui composent cette boisson rafraîchissante. + +Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous +l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air +et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là , ce premier +décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement +enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni +à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs +circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch +accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de +l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les +quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant +dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les +cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du +faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on +comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne +laissait place à aucune distraction. + +Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui +précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. +Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur +pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cÅ“ur. Chacun +aurait voulu «que ce fût fini». + +Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. +La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs +saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les +clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de +toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans +un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les +plus affectueux. + +En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect +les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le +chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines +haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en chÅ“ur par cinq millions +d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières +limites de l'atmosphère. + +Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières +harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une +rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément +impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient +franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense +foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des +députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, +froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, +les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un +pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait +voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, +flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la +bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main +avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de +gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces +de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la +dernière seconde. + +Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le +projectile; la manÅ“uvre nécessaire pour y descendre, la plaque de +fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages +penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps. + +Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur +celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au +moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le +projectile pourraient ainsi suivre de l'Å“il l'impassible aiguille qui +marquerait l'instant précis de leur départ. + +Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en +dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston +avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il +réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de +son cher et brave président. + +«Si je partais? dit-il, il est encore temps! + +--Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane. + +Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient +installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la +plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée, +s'ouvrait librement vers le ciel. + +Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans +leur wagon de métal. + +Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son +paroxysme? + +La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant +sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait +alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin +de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre +que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du +lièvre qu'il veut atteindre. + +Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de +vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les cÅ“urs +n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule +béante de la Columbiad. + +Murchison suivait de l'Å“il l'aiguille de son chronomètre. Il s'en +fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne +sonnât, et chacune d'elles durait un siècle. + +A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la +pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le +projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés +s'échappèrent: + +«Trente-cinq!--trente-six!--trente-sept!--trente-huit!--trente-neuf!--quarante! +Feu!!!» + +Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, +rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la +Columbiad. + +Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait +donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des +éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu +jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se +souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant +entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des +vapeurs flamboyantes. + + + + + XXVII + -------------------- + TEMPS COUVERT + +Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une +prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride +entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à +la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de +feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, +et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord +l'apparition de ce météore gigantesque. + +La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable +tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses +entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur, +repoussèrent avec une incomparable violence les couches +atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que +l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs. + +Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous +furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte +inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et +J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se +vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet +au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes +demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur. + +Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, +culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt +milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette +ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre +autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se +lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port, +choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de +navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs +chaînes comme des fils de coton. + +Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et +au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contrecoup, aidé des +vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents +milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête +inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les +navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces +tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent +sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool, +regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet +des plus vives récriminations. + +Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que +l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du +projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent +avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes +sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la +côte africaine. + +Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte +passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et +des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! +Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million +d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de +lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les +émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le +cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait +se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur +de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste +dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et +persévérant, que les observations avaient été confiées. + +Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel +on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une +rude épreuve. + +Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se +couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible +déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de +l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de +quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été +troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer, +on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les +décharges de l'artillerie. + +Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais, +lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui, +malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses. +Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les +parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément, +puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation, +ils devaient en subir les conséquences. + +Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile +opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun +d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par +suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait +nécessairement alors par la ligne des antipodes. + +Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit +impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il +fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à +dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y +eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak +confirmèrent ce fâcheux contretemps. + +Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er +décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du +soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et +comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces +conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop +crier. + +Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de +suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir +sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura +impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération +publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. +Triste retour des choses d'ici-bas! + +J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait +observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent +arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu +dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et +des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant +une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts +couvert. + +Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux +d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur +l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en +Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute +observation utile. + +Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe. +On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les +nuages accumulés dans l'air. + +Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne +fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent +la voûte étoilée contre tous les regards. + +Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes +du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce +délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait +rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement +amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion +toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, +c'est-à -dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont +les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc +attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la +retrouver pleine et commencer les observations. + +Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne +dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience +angélique. + +Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les +Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un +pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons. + +Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on +eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé +jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha. + +Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions +intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est +balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le +disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au +milieu des limpides constellations du ciel. + + + + + XXVIII + -------------------- + UN NOUVEL ASTRE + +Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue +éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là , +s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils +télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au +gigantesque réflecteur de Long's-Peak. + +Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge. +Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du +Gun-Club. + + _Longs's-Peak, 12 décembre._ + +A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE. + +_Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par +MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures +quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier +quartier. + +Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais +assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire. + +Là , son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire +d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite +elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable +satellite. + +Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés. +On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. +La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à +deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues). + +Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une +modification dans l'état des choses: + +Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs +atteindront le but de leur voyage; + +Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour +du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles. + +C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la +tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel +astre notre système solaire._ + + J.-M. BELFAST. + +Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation +grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la +science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette +entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune, +venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont +incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite, +s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du +monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour +le première fois, l'Å“il pouvait en pénétrer tous les mystères. Les +noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à +jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis +explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines, +se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie +dans la plus étrange tentative des temps modernes. + +Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut +dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il +possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non, +sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en +franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. +Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des +vivres pour un an. Mais après?... Les cÅ“urs les plus insensibles +palpitaient à cette terrible question. + +Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. +Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et +résolu comme eux, le brave J.-T. Maston. + +D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut +désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense +réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait +dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard +et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces +stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du +projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme +restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne +désespérait pas de revoir un jour. + +«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès +que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles +et ils auront des nôtres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des +hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les +ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on +fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!» + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE *** + +***** This file should be named 799-8.txt or 799-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/7/9/799/ + +Produced by John Walker + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/799-0.zip b/799-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..070e8fd --- /dev/null +++ b/799-0.zip diff --git a/799-8.txt b/799-8.txt new file mode 100644 index 0000000..7f15a70 --- /dev/null +++ b/799-8.txt @@ -0,0 +1,7345 @@ +The Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: De la terre à la lune + +Author: Jules Verne + +Posting Date: February 8, 2011 [EBook #799] +Release Date: January, 1997 +[Last updated: March 3, 2011] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE *** + + + + +Produced by John Walker + + + + + + + + + +De la Terre à la Lune + +Trajet Direct + +en 97 Heures 20 Minutes + +par Jules Verne + + + + + I + -------------------- + LE GUN-CLUB + +Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très +influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On +sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce +peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples +négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines, +colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de +West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt +dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme +eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets, +les millions et les hommes. + +Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens, +ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes +atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent +des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées +inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de +plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais, +les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs +canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de +poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine. + +Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiers mécaniciens +du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les +Allemands métaphysiciens,--de naissance. Rien de plus naturel, dès +lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur +audacieuse ingéniosité. De là ces canons gigantesques, beaucoup moins +utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus +admirés. On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de +Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de +Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux +d'outre-mer. + +Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les +artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union +célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince +marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la +tête à calculer des trajectoires insensées. + +Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui +la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux +secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau +fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club +est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa +un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier +qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement +«Club-Canon».]. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent +trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent +soixante-quinze membres correspondants. + +Une condition _sine qua non_ était imposée à toute personne qui +voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou, +tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme à +feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à +quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne +jouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs les +primaient en toute circonstance. + +«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs +du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en +raison directe du carré des distances» atteintes par leurs +projectiles! + +Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle +transportée dans l'ordre moral. + +Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre +le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des +proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des +limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes +ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments +de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants. + +Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de +trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et +soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les +projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept +milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près +de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents +kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et +trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une +épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter +l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut. + +Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et à +chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux. +Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à +Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre +qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce +canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix +ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou +d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu +bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un +projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent +soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet +Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment +meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable +inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du +Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à +son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,--en +éclatant, il est vrai! + +Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi +admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le +statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous +les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de +ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois +cent soixante-quinze hommes et une fraction. + +A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique +préoccupation de cette société savante fut la destruction de +l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des +armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation. + +C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs +fils du monde. + +Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en +tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur +personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, +lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui +débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur +leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms +figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la +plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité. +Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires +en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la +collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le +Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes, +et seulement deux jambes pour six. + +Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils +se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille +relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles +dépensés. + +Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par +les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les +mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons, +la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans +les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers +poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les +vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le +Gun-Club demeura plongé dans un désoeuvrement profond. + +Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien +encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes +gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique, +pourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaient désertes, +les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux +moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de +ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, +maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient +dans les rêveries de l'artillerie platonique! + +«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses +jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à +faire! rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le +temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses +détonations? + +--Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à +se détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors! +On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer +devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de +Sherman ou une poignée de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les +généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles, +ils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe! +l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique! + +--Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles +déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce +au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de +bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard, +il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une +déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches. + +Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de +donner une pareille marque de son désoeuvrement, et cependant, ce +n'étaient pas les poches qui lui manquaient. + +«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston, +en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un +nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science +de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une +épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer +les lois de la guerre! + +--Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au +dernier essai de l'honorable J.-T. Maston. + +--Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études +menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas +travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent +s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux _Tribune_ +[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive à +pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement +scandaleux des populations! + +--Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours +en Europe pour soutenir le principe des nationalités! + +--Eh bien? + +--Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si +l'on acceptait nos services... + +--Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit +des étrangers! + +--Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le +colonel. + +--Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut +même pas songer à cet expédient. + +--Et pourquoi cela? demanda le colonel. + +--Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui +contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne +s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir +servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne +saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même! +Or, c'est tout simplement... + +--Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son +fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque +les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou +à distiller de l'huile de baleine! + +--Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces +dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au +perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se +rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère +ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas +une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre +à quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un +seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du +droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux! + +--Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce +bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se +produisît-il, nous n'en profiterions même pas! La susceptibilité +américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille! + +--Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby. + +--Et on nous humilie! riposta Tom Hunter. + +--Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une +nouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et +l'on ne se bat pas! On économise des bras et des jambes, et cela au +profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si +loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu +autrefois aux Anglais? + +--Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa +béquille. + +--Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour +n'appartiendrait-elle pas aux Américains? + +--Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry. + +--Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T. +Maston, et vous verrez comme il vous recevra! + +--Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il +avait sauvées de la bataille. + +--Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a +que faire de compter sur ma voix! + +--Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux +invalides. + +--En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me +fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ +de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours +m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas! + +--Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de +l'audacieux J.-T. Maston. + +Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en +plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un +événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe. + +Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle +recevait une circulaire libellée en ces termes: + + _Baltimore, 3 octobre._ + +_Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues qu'à +la séance du 5 courant il leur fera une communication de nature à les +intéresser vivement. En conséquence, il les prie, toute affaire +cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est faite par la +présente._ + + _Très cordialement leur_ + IMPEY BARBICANE, P. G.-C. + + + + + II + -------------------- + COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE + +Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait +dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du +cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur +président. Quant aux membres correspondants, les express les +débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que +fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver +place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des +couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là, il rencontrait +le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à +gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante +communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant, +s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées +dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.]. + +Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas +obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci +était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants; +nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les +magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus +par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs +administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur. + +Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle. +Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De +hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers +servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte, +véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des +panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de +toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les +murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme +d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des +girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en +faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de +canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les +plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de +refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de +projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de +l'artilleur surprenaient l'oeil par leur étonnante disposition et +laissaient à penser que leur véritable destination était plus +décorative que meurtrière. + +A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un +morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre, +précieux débris du canon de J.-T. Maston. + +A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre +secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un +affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un +mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de +quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte +que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs» +[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort +agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de +tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût +exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à +détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les +discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait à +peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités. + +Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les +circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de +bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du +Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les +remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût +pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité. + +Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, +d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un +chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère +inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant +des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires; +l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste +colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux +Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens +Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul +bloc. + +Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois; +nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra +fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua +puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses +expérimentales un incomparable élan. + +C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception +dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués +semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que, +pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil, +Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de +l'énergie, de l'audace et du sang-froid. + +En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet, +absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme, +cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains. + +Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire; +ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions, +ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager +l'X de son imperturbable physionomie. + +Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande +salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa +subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un +peu emphatique, prit la parole en ces termes: + +«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est +venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable +désoeuvrement. Après une période de quelques années, si pleine +d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur +la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix, +toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien +venue... + +--Oui, la guerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston. + +--Écoutez! écoutez! répliqua-t-on de toutes parts. + +--Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les +circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable +interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos +canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son +parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activité +qui nous dévore! + +L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat. +Elle redoubla d'attention. + +«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me +suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne +pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe +siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas +de la mener à bonne fin. J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de +mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans +une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce +projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il +est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer +de faire du bruit dans le monde! + +--Beaucoup de bruit? s'écria un artilleur passionné. + +--Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane. + +--N'interrompez pas! répétèrent plusieurs voix. + +--Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de +m'accorder toute votre attention. + +Un frémissement courut dans l'assemblée. Barbicane, ayant d'un geste +rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une +voix calme: + +«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou +tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je +viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-être +réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi, +secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et +son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand +pays de l'Union! + +--Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix. + +--On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densité, +son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son +rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés; on a dressé +des cartes sélénographiques [De \(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\), +mot grec qui signifie Lune.] avec une perfection qui égale, si même elle +ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a donné de notre +satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir les +magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un +mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques, +l'astronomie, la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais +jusqu'ici il n'a jamais été établi de communication directe avec elle. + +Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles. + +«Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment +certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires, +prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. Au XVIIe +siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des +habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le +_Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès_, aventurier +espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette +expédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un +autre Français--ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune--, le nommé +Fontenelle, écrivit la _Pluralité des Mondes_, un chef-d'oeuvre en son +temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'oeuvre! +Vers 1835, un opuscule traduit du _New York American_ raconta que Sir +John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des +études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par +un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts +yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.]. Alors +il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient +des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des +moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec +des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette +brochure, oeuvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut +publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de +Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut +que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les +premiers à en rire. + +--Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un _casus +belli_!... + +--Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire, +avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce +rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam, +s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et +trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après +dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives +précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'oeuvre d'un +écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif. +J'ai nommé Poe! + +--Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les +paroles de son président. + +--J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai +purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des +relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois +ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en +communication sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un +géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les +steppes de la Sibérie. Là, sur de vastes plaines, on devait établir +d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs +lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appelé +le «Pont aux ânes» par les Français. «Tout être intelligent, disait +le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette +figure. Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent, +répondront par une figure semblable, et la communication une fois +établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de +s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre +allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici +aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais il +est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport +avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile, +certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition. + +Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il +n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlevé +par les paroles de l'orateur. + +«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts. + +Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave +son discours interrompu: + +«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis +quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient +parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus +que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la +puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant +de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil +suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne +serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune. + +A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines +haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme +profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre +éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui +fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne +le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint à +se faire entendre. + +«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question +sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs +indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse +initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et +dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc +l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette +petite expérience! + + + + + III + -------------------- + EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE + +Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles +de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle +succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de +toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine! +C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches +criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des +salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois, +n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut +surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs +canons. + +Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes; +peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues, +car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant +s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas. +Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains +de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins +surexcitée. + +Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot +«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de +dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant +aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées. +Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee +ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose +dite, chose faite. + +La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une +véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français, +Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population +du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les +hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan. + +Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la +Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son +intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees +dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la +saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms; +ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de +huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune +à vendre des lunettes. L'astre des nuits était lorgné comme une lady +de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de +propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces +audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union. Et +pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon +assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort +en usage parmi les nations civilisées. + +Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se +maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le +magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les +hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout +fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués +dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise +nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par +les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins +regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun +conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait, +depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms +devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange, +de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur +jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre. +Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se +grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple. +Littéralement, en anglais: _thorough knock me down_.] » dans les +sombres tavernes du Fells-Point. + +Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma. Le président +Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un +hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule +abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de +l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui +convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins +des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative. + +Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée +mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les +grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington, +Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston, +la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes +prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille +correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président, +et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication +du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles +s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils +télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de +deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent +mille lieues. C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde. On +peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les +États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un +seul hurrah, et que vingt-cinq millions de coeurs, gonflés d'orgueil, +battirent de la même pulsation. + +Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, +bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils +l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques, +économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique +ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde +achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation. +Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas +encore? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde +terrestre? Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet à +l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série +d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les +derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même +semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement +l'équilibre européen. + +Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les +recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par +les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir +les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la +Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Société +géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique +américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de +Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au +Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent. + +Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre +d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même +pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons +qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée +d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur +auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine +flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants à +le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on +ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, à +partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque +chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs, +montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un +homme. + +Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une +troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de +_Much ado about nothing_ [_Beaucoup de bruit pour rien_, une des +comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans +ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane, +envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux +directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, +s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse +comédie par _As you like it_ [_Comme il vous plaira_, de +Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes +phénoménales. + + + + + IV + -------------------- + RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE + +Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations +dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues +dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de +consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise; +leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens +mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette +grande expérience. + +Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc +rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le +Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des +États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se +trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la +puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse +d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet +établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance +du Gun-Club. + +Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue, +arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en +ces termes: + +_Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club, +à Baltimore._ + + «Cambridge, 7 octobre. + +«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de +Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau +s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte +le mot _expedient_, qui est absolument intraduisible en français.] de +répondre comme suit: + +«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci: + +«1º Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune? + +«2º Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son +satellite? + +«3º Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été +imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel +moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point +déterminé? + +«4º A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la +position la plus favorable pour être atteinte par le projectile? + +«5º Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à +lancer le projectile? + +«6º Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où +partira le projectile? + +«Sur la première question:--Est-il possible d'envoyer un projectile +dans la Lune? + +«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on +parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille +yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est +suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la +pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances, +c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette +action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du +boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au +moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre, +c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce +moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il +tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La +possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée; +quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin +employé. + +«Sur la deuxième question:--Quelle est la distance exacte qui sépare +la Terre de son satellite? + +«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien +une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette +conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre, +et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son +apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus +grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans +l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son +apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent +cinquante-deux milles (--99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son +périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles +seulement (-- 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit +mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (-- 11,630 lieues), ou plus +du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune +qui doit servir de base aux calculs. + +«Sur la troisième question:--Quelle sera la durée du trajet du +projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante, +et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il +rencontre la Lune en un point déterminé? + +«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze +mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne +mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais +comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se +trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille +secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour +atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font +équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille +secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. +Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize +minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé. + +«Sur la quatrième question:--A quel moment précis la Lune se +présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être +atteinte par le projectile? + +«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir +l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment +où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une +distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf +milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent +quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (--86,410 lieues). +Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve +pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux +conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la +coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse +circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces +deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire à +sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au +zénith. + +«Sur la cinquième question:--Quel point du ciel devra-t-on viser avec +le canon destiné à lancer le projectile? + +«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être +braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situé +verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la +sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le +projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction +terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut +que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de +cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de +latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe +comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans +lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e +degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance +vers les pôles.]. En tout autre endroit, le tir devrait être +nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience. + +«Sur la sixième question:--Quelle place la Lune occupera-t-elle dans +le ciel au moment où partira le projectile? + +«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui +avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq +secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois +ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt +secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la +durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir +compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de +rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après +avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui, +comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit +ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà +mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc, +au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la +verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés. + +«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de +Cambridge par les membres du Gun-Club. + +«En résumé: + +«1º Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de +latitude nord ou sud. + +«2º Il devra être braqué sur le zénith du lieu. + +«3º Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze +mille yards par seconde. + +«4º Il devra être lancé le 1er décembre de l'année prochaine, à onze +heures moins treize minutes et vingt secondes. + +«5º Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4 +décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith. + +«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les +travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer +au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4 +décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de +périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après. + +«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur +disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par +la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière. + +«Pour le bureau: + + «J.-M. BELFAST, + «_Directeur de l'Observatoire de Cambridge._ + + + + + V + -------------------- + LE ROMAN DE LA LUNE + +Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce +centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades +d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu +à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi +d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants +jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs +affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont +sont parsemées les profondeurs du ciel. + +Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de +leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à +tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs, +suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume +diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait, +et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale, +centre de l'amas nébuleux. + +En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres +molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser +à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et +graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La +nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille +actuellement, était formée. + +Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont +nommée la Voie lactée[*], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles, +dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire. + +[*Du mot grec: (\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\), +qui signifie lait.] + +Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit +millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le +diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du +Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle +qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels +est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis +à ses yeux. + +En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules +mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail +de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se +fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé +où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui +tend à repousser les molécules vers le centre. + +Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de +l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur, +s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se +briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs +anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces +anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de +la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités +secondaires, c'est-à-dire en planètes. + +Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces +planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil +et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de +ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites. + +Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à +l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à +l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la +planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des +transformations subies par les corps célestes depuis les premiers +jours du monde. + +Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et +cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à +la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il +paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car +sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de +lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux +premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de +ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter, +Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent +régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris +errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le +télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour. +[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en +faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas +gymnastique.] + +De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique +par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur +tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre, +Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins +importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le +génie audacieux des Américains prétendait conquérir. + +L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle +rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé +avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil +est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses +contemplateurs à baisser les yeux. + +La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment +voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'oeil, peu ambitieuse, +et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux +Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont +compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la +Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours +et demi environ.]. + +Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste +déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient +Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone +et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites +mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende +mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune +avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par +Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et +cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable +Séléné. + +Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en +un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique, +les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en +sélénographie. + +Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent +certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si +les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la +Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment +détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit +un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si +d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la +Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur +lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut +d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui +régissent l'astre des nuits. + +Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune +était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable +explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une +lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son +mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de +révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente +toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère +chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents +du satellite de la Terre. + +Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent +aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa, +au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que +subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action +du Soleil. Puis Copernic [Voir _Les Fondateurs de l'Astronomie +moderne_, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au +XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le +système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps +célestes. + +A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de +sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que +Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines +phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur +moyenne de quatre mille cinq cents toises. + +Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes +altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli +les reporta à sept mille. + +Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope, +réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf +cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des +différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell +se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter, +Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, +et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour +résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation +des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM. +Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont +au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de +deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer +est de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille +huit cent et une toises la surface du disque lunaire. + +En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre +apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement +volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction +dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que +l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence +d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les +Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une +organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la +Terre. + +Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus +perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un +point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux +mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues, +c'est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est +la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de +kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume +du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper +à l'oeil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin +encore leurs prodigieuses observations. + +Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque +apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et +pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus +grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la +nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés +entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des +cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles +et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent +des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer +ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits +desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une +manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un +jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de +reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface +de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les +considéra comme un système de fortifications élevées par les +ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien +d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après +une communication directe avec la Lune. + +Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre +à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible +que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable +sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière +cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil +renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque +lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant +dans ses première et dernière phases. + +Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la +Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de +vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux. + + + + + VI + -------------------- + CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST + PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS + +La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à +l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des +nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune +apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût +encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la +lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les +«étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les +vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un +rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des +premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils +eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de +sélénomanie. + +De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement +les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de +l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et +approuvée sans réserve. + +Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees, +d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus +bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses +erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les +formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible +d'être un âne...en astronomie. + +Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la +distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la +circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la +mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les +étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes +droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune. +Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait +immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de +deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles +(-- 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient +pas de soixante-dix milles (-- 30 lieues). + +A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune, +les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux +mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second +dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux +dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée +de la révolution sidérale, c'est-à-dire le temps que la Lune met à +revenir à une même étoile.]. + +Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la +surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une +nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent +cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la +face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une +intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face, +toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre +heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté +qui tombe des étoiles». Ce phénomène est uniquement dû à cette +particularité que les mouvements de rotation et de révolution +s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun, +suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très +probablement à tous les autres satellites. + +Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient +pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face +à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de +temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait: +«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de +manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade +circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même, +puisque votre oeil aura parcouru successivement tous les points de la +salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, +et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la +comparaison. + +Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre; +cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un +certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé +«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son +disque, soit les cinquante-sept centièmes environ. + +Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de +l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, +ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de +la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les +instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité +d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la +Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la +Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses +différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en +opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont +sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle +quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle +se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son +premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil +et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet. + +Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence, +que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de +conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En +conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition, +c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses +n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant +lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit, +sur le plan suivant lequel se meut la Terre. + +Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de +l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à +cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude +du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour +lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer +directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont +nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et +l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter +l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin +que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi +plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition +essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de +préoccuper vivement l'opinion publique. + +Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la +Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux +ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, +non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des +foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes +aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle +prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était +bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de +la Terre, et plus rapprochée dans son périgée. + +Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que +personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se +vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes +illusoires, furent moins faciles à déraciner. + +Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune +était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée +autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue +dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient +expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont +ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait +observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que +peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre. + +D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient +certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire +que, depuis les observations faites au temps des Califes, son +mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils +en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une +accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la +distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à +l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. +Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les +générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de +Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de +mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une +diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc, +l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles +à venir. + +Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; +ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas, +et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son +disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des +divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres +prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent +cinquante avaient amené des changements notables, tels que +cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils +croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les +destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre +poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était +rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec +le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est +entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons +naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le +dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces +vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune, +dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains +courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés, +l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils +n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau +continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon +étoilé des États-Unis d'Amérique. + + + + + VII + -------------------- + L'HYMNE DU BOULET + +L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7 +octobre, traité la question au point de vue astronomique; il +s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que +les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre +pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu. + +Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein +du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances +élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des +poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces +matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le +général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T. +Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur. + +Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3, +Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas +troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre +membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches +et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à +son crochet de fer, et la séance commença. + +Barbicane prit la parole: + +«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus +importants problèmes de la balistique, cette science par excellence, +qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés +dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à +eux-mêmes. + +--Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une +voix émue. + +--Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer +cette première séance à la discussion de l'engin... + +--En effet, répondit le général Morgan. + +--Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé +que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les +dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là. + +--Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston. + +La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé +magnifique. + +«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison +de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres! +Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager, +notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à +un point de vue purement moral. + +Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la +curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive +attention aux paroles de J.-T. Maston. + +«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai +de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le +boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus +éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle +se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus +rapproché du Créateur! + +--Très bien! dit le major Elphiston. + +--En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les +planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses +terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne +sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de +l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la +vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des +satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la +vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des +chevaux les plus rapides! + +J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques +en chantant cet hymne sacré du boulet. + +«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez +simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-dire pesant +vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que +l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière, +soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de +translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il +dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de +la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait +deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes, +quatorze milles à la minute (-- 6 lieues), huit cent quarante milles à +l'heure (-- 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (-- 8,640 +lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le +mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six +mille cinq cents milles par an (-- 3,155,760 lieues). Il mettrait donc +onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil, +trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde +solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos +mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le +lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet +superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu +là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre! + +Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T. +Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses +collègues. + +«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la +poésie, attaquons directement la question. + +--Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant +chacun une demi-douzaine de sandwiches. + +--Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il +s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par +seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce +moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan +pourra nous édifier à cet égard. + +--D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la +guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai +donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille +cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale +de cinq cents yards à la seconde. + +--Bien. Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad +à ces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda le président. + +--La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York, +lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles, +avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont +jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre. + +--Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de +l'est son redoutable crochet. + +--Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la +vitesse maximum atteinte jusqu'ici? + +--Oui, répondit Morgan. + +--Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier +n'eût pas éclaté... + +--Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste +bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit +cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une +autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette +vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les +dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il +ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne! + +--Pourquoi pas? demanda le major. + +--Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être +assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en +existe toutefois. + +--Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante +encore. + +--Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major. + +--Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne +plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours +jusqu'au moment où il atteindra le but. + +--Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la +proposition. + +--Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou +notre expérience ne produira aucun résultat. + +--Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des +dimensions énormes? + +--Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments +d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes +on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et +à ramener la Lune à quarante milles environ (-- 16 lieues). Or, à +cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont +parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance +de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce +qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir +réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on +puisse porter les grossissements au-delà de cette limite. + +--Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous +à votre projectile un diamètre de soixante pieds? + +--Non pas! + +--Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse? + +--Parfaitement. + +--Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston. + +--Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens à +diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la +Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense? + +--Évidemment. + +--Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un +télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons. + +--Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de +simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir +ainsi? + +--Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à +cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront +plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre. + +--Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf +pieds de diamètre? + +--Précisément. + +--Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston, +qu'il sera encore d'un poids tel, que... + +--Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids, +laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce +genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas +progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on +obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants +que les nôtres. + +--Par exemple! répliqua Morgan. + +--Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston. + +--Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à +l'appui de ma proposition. Ainsi, au siège de Constantinople par +Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient +dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille. + +--Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros +chiffre! + +--A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort +Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents +livres. + +--Pas possible! + +--Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier +lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe, +partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages, +allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous. + +--Très bien! dit J.-T. Maston. + +--Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des +boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles +d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en +portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts +de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science, à +décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de +Malte. + +--C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc +employer pour le projectile? + +--De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan. + +--Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain, +c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune. + +--N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte +suffira. + +--Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est +proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds +de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable! + +--Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane. + +--Creux! ce sera donc un obus? + +--Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des +échantillons de nos productions terrestres! + +--Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet +plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres, +poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver +une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un +poids de cinq mille livres. + +--Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major. + +--Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un +diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au +moins. + +--Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il +ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira +donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression +des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit +avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? +Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance +tenante. + +--Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité. + +Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on +vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la +deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une +certaine racine cubique, et dit: + +«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur. + +--Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute. + +--Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment. + +--Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez +embarrassé. + +--Employer un autre métal que la fonte. + +--Du cuivre? dit Morgan. + +--Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous +proposer. + +--Quoi donc? dit le major. + +--De l'aluminium, répondit Barbicane. + +--De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président. + +--Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français, +Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir +l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur +de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la +fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille +facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque +l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois +plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour +nous fournir la matière de notre projectile! + +--Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours +très bruyant dans ses moments d'enthousiasme. + +--Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de +revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé? + +--Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte, +la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent +quatre-vingts dollars (-- environ 1,500 francs); puis elle est tombée +à vingt-sept dollars (-- 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf +dollars (-- 48.75 F). + +--Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas +facilement, c'est encore un prix énorme! + +--Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable. + +--Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan. + +--Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet +de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente +centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur +pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent +quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à +dix-neuf mille deux cent cinquante livres. + +--Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme. + +--Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à +dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera... + +--Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (-- +928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes +amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en +réponds. + +--Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston. + +--Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président. + +--Adopté, répondirent les trois membres du Comité. + +--Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, +puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera +dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur +lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie. + +Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile +était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la +pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur +donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»! + + + + + VIII + -------------------- + L'HISTOIRE DU CANON + +Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet +au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un +boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se +demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale +suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde +séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions. + +Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant +de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan +de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans +préambule. + +«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de +l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition +et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des +dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés, +notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc +m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne +les crains pas! + +Un grognement approbateur accueillit cette déclaration. + +«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous +a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme: +imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un +obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille +livres. + +--Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston. + +--Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans +l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces +indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la +force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La +résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu +importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles +(-- 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards, +le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez +court pour que la résistance du milieu soit regardée comme +insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire +à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera +en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la +physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la +surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90 +centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la +Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de +ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté +à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement +dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une +demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque +l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action +de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force +d'impulsion. + +--Voilà la difficulté, répondit le major. + +--La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons, +car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la +longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci +n'étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc +aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que +nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi +dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manoeuvré. + +--Tout ceci est évident, répondit le général. + +--Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes +Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous +allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons +forcés d'adopter. + +--Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande +un canon d'un demi-mille au moins! + +--Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général. + +--Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié. + +--Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez. + +--Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment +pourquoi vous me taxez d'exagération. + +--Parce que vous allez trop loin! + +--Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs, +sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller +trop loin! + +La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint. + +«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une +grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des +gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser +certaines limites. + +--Parfaitement, dit le major. + +--Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la +longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet, +et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids. + +--Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité. + +--J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette +proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille +livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds +et un poids de sept millions deux cent mille livres. + +--C'est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet! + +--Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose +de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents +pieds. + +Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins +cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club, +fut définitivement adoptée. + +«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois. + +--Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane. + +--Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un +affût? demanda le major. + +--Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston. + +--Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet +engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et +enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à +chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du +terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera +soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est +l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la +pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et +toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion. + +--Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon. + +--Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient +ami. + +--Et pourquoi? + +--Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un +obusier ou un mortier? + +--Un canon, répliqua Morgan. + +--Un obusier, repartit le major. + +--Un mortier!» s'écria J.-T. Maston. + +Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun +préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net. + +«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad +tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon, +puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce +sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un +mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix +degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il +communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée +dans ses flancs. + +--Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité. + +--Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il +rayé? + +--Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale +énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des +canons rayés que des canons à âme lisse. + +--C'est juste. + +--Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston. + +--Pas tout à fait encore, répliqua le président. + +--Et pourquoi? + +--Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait. + +--Décidons-le sans retard. + +--J'allais vous le proposer. + +Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de +sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença. + +«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une +grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur, +indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides. + +--Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il +faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas +l'embarras du choix. + +--Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la +Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent +parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton. + +--Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a +donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait +trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il +faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la +fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major? + +--Parfaitement, répondit Elphiston. + +--En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que +le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des +moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la +fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est +excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège +d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt +minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert. + +--Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan. + +--Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas, +je vous en réponds. + +--On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T. +Maston. + +--Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne +secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents +pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds +d'épaisseur. + +--A l'instant», répondit J.-T. Maston. + +Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une +merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute: + +«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (--68,040,000 +kg). + +--Et à deux _cents_ la livre (-- 10 centimes), il coûtera?... + +--Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (-- +13,608,000 francs). + +J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air +inquiet. + +«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je +vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront +pas! + +Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir +remis au lendemain soir sa troisième séance. + + + + + IX + -------------------- + LA QUESTION DES POUDRES + +Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec +anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la +longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre +nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont +l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer +son rôle dans des proportions inaccoutumées. + +On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut +inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa +grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette +histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre +n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux +grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement, +depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges +fusants, se sont transformés en mélanges détonants. + +Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la +poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or, +c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la +question soumise au Comité. + +Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (-- 900 grammes [La +livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre +cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une +température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace +de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes +des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que +l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont +comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré. + +Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le +lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major +Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre. + +«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par +des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de +vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en +termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize +livres de poudre seulement. + +--Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane. + +--Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie +que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents +livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de +poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces +faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même +dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie. + +--Parfaitement, répondit le général. + +--Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces +chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids +du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un +boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons +ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du +poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante. +Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu +de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été +réduite à cent soixante livres seulement. + +--Où voulez-vous en venir? demanda le président. + +--Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T. +Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera +suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout. + +--Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses, +répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des +quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur. +Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les +plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après +expérience, au dixième du poids du boulet. + +--Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la +quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il +est bon de s'entendre sur sa nature. + +--Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa +déflagration est plus rapide que celle du pulvérin. + +--Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit +par altérer l'âme des pièces. + +--Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un +long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons +aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme +instantanément, afin que son effet mécanique soit complet. + +--On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à +mettre le feu sur divers points à la fois. + +--Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manoeuvre plus +difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime +ces difficultés. + +--Soit, répondit le général. + +--Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une +poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de +saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre +était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, +renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène, +déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait +pas sensiblement les bouches à feu. + +--Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à +hésiter, et que notre choix est tout fait. + +--A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major +en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son +susceptible ami. + +Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il +laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se +contenta-t-il simplement de dire: + +«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous? + +Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant. + +«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan. + +--Cinq cent mille, répliqua le major. + +--Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston. + +Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En +effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant +vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille +yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple +proposition faite par les trois collègues. + +Il fut enfin rompu par le président Barbicane. + +«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce +principe que la résistance de notre canon construit dans des +conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable +J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je +proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre. + +--Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa +chaise. + +--Tout autant. + +--Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de +longueur. + +--C'est évident, dit le major. + +--Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité, +occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de +800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une +contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres +cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue +pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante +impulsion. + +Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda +Barbicane. + +«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre. +Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six +milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien? + +--Mais alors comment faire? demanda le général. + +--C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre, +tout en lui conservant cette puissance mécanique. + +--Bon! mais par quel moyen? + +--Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane. + +Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux. + +«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette +masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous +connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus +élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose. + +--Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane. + +--Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté +parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre +chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combiné +avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance +éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive. +Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot, +découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre +Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en +1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre +de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique... + +--Ou pyroxyle, répondit Elphiston. + +--Ou fulmi-coton, répliqua Morgan. + +--Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette +découverte? s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment +d'amour-propre national. + +--Pas un, malheureusement, répondit le major. + +--Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai +que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à +l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux +agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous +dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard, +alors étudiant en médecine à Boston. + +--Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le +bruyant secrétaire du Gun-Club. + +--Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses +propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la +plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant +[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand +d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à +grande eau, puis séché, et voilà tout. + +--Rien de plus simple, en effet, dit Morgan. + +--De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse +à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon; +son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux +cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut +l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps +de prendre feu. + +--Parfait, répondit le major. + +--Seulement il est plus coûteux. + +--Qu'importe? fit J.-T. Maston. + +--Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois +supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si l'on y mêle +les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance +expansive est encore augmentée dans une grande proportion. + +--Sera-ce nécessaire? demanda le major. + +--Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de +seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille +livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq +cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière +n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De +cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir +sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son +vol vers l'astre des nuits! + +A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta +dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il +l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe. + +Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses +audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de +résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des +poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter. + +«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston. + +[NOTA--Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour +l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, +n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude +de deux noms. + +En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée +d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion +était connu en 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué, +un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et +chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande +découverte.--J. V.] + + + + + X + -------------------- + UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS + +Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres +détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les +discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande +expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les +difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train», +voilà ce qui le passionnait au plus haut degré. + +Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et +leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide +d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du +moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux, +c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique. +Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques +dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se +comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune, +c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs +propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les +détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable +intérêt. + +Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout +d'un coup surexcité par un incident. + +On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet +Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si +extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être +l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union, +protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence, +à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut +plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de +tous les autres. + +Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait +cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et +d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait +pris naissance. + +Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu. +Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement +entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme +Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur +Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait +Philadelphie. + +Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre +fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés; +celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se +laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans +les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec +un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant +dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces +formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable +carapace. Les _Merrimac_, les _Monitor_, les _Ram-Tenesse_, les +_Weckausen_ [Navires de la marine américaine.] lançaient des +projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des +autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur +fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre. + +Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un +grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et +l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un +courant d'idées essentiellement opposé. + +Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait +une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer +des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous +les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait +dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable +contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de +Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part. + +Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants +auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de +géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort +heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de +cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs +amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent +jamais. + +Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on +ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste +appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la +cuirasse devait finir par céder au boulet. + +Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières +expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se +ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le +forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de +mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux +boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut +en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse +médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que 1/12 du poids de +l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques +du meilleur métal. + +Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir +rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl +terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un +chef-d'oeuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du +monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en +provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix +étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience. + +Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets +les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du +président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier +succès. + +Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter +Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa +plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son +refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze. + +«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à +vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière! + +Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se +mettrait devant, il ne tirerait pas davantage. + +Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux +personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que +l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir +peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six +milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par +les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure +à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à +l'envoyer dans toutes les règles de l'art. + +A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les +connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise +l'absorbaient entièrement. + +Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du +capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une +suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment +inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents +pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt +mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce +«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition +du poids de ses arguments. + +Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia +nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. +Il essaya de démolir scientifiquement l'oeuvre de Barbicane. Une fois +la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, +à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi. + +D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres; +Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il +l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique. +Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était +absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de +douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que, +même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne +franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait +seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse +comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas +à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents +mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il +ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie +de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des +imprudents spectateurs. + +Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son oeuvre. + +Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son +inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort +dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence +un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce +déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile +n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il +retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille +masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait +singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille +circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, +il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait +nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon +plaisir d'un seul. + +On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine +Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte +de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son +aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se +faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais +on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au +président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la +peine de rétorquer les arguments de son rival. + +Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même +pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son +argent. Il proposa donc publiquement dans l'_Enquirer_ de Richmond +une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion +croissante. + +Il paria: + + 1º Que les fonds nécessaires à l'entreprise + du Gun-Club ne seraient pas faits, ci... 1000 dollars + + 2º Que l'opération de la fonte d'un canon + de neuf cents pieds était impraticable + et ne réussirait pas, ci.............. 2000 -- + + 3º Qu'il serait impossible de charger la + Columbiad, et que le pyroxyle prendrait + feu de lui-même sous la pression du + projectile, ci...................... 3000 -- + + 4º Que la Columbiad éclaterait au premier + coup, ci............................... 4000 -- + + 5º Que le boulet n'irait pas seulement + six milles et retomberait quelques + secondes après avoir été lancé, si... 5000 -- + +On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans +son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille +dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.]. + +Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un +laconisme superbe et conçu en ces termes: + + _Baltimore, 18 octobre_. + +_Tenu_. + + BARBICANE. + + + + + XI + -------------------- + FLORIDE ET TEXAS + +Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir +un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de +l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé +perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith; +or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et +28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28° +[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste; +l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de +déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense +Columbiad. + +Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane +apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais, +sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé +la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes: + +«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une +véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de +faire un grand acte de patriotisme. + +Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur +voulait en venir. + +«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire +de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer, +c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du +Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles... + +--Brave Maston... dit le président. + +--Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les +circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez +rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes +conditions... + +--Si vous voulez bien... dit Barbicane. + +--Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant +J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera +notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union. + +--Sans doute! répondirent quelques membres. + +--Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque +au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il +nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe +ce vingt-huitième parallèle, c'est là un _casus belli_ légitime, et je +demande que l'on déclare la guerre au Mexique! + +--Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts. + +--Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne +d'entendre dans cette enceinte! + +--Mais écoutez donc!... + +--Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette +guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même. + +--Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je +vous retire la parole! + +Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent +à le contenir. + +«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être +tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût +laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il +est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car +certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du +vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute +la partie méridionale du Texas et des Florides. + +L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret +que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la +Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de +la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans +exemple entre les villes de ces deux États. + +Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine, +traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu +près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend +l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la +Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se +prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille +Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait +donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de +ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées +par l'Observatoire de Cambridge. + +La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités +importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les +Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en +faveur de sa situation et se présenter avec ses droits. + +Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus +importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les +cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans +le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans +l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron, +formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride. + +Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens +arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le +président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent +assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de +la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États +tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon. + +On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues +de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre, +qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence +et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les +démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux +des divers États. Ce fut ainsi que le _New York Herald_ et la +_Tribune_ soutinrent le Texas, tandis que le _Times_ et l'_American +Review_ prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les +membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre. + +Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait +mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés +pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit. + +Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes, +mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec +cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une +spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an, +plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort. + +A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride +n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de +traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de +posséder le «vómito negro» à l'état chronique. Et il avait raison. + +«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du _New York Herald_, +on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute +l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la +construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe +et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de +minerai pur. + +A cela l'_American Review_ répondait que le sol de la Floride, sans +être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et +la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre +argileuse. + +«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans +un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la +Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de +Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les +flottes du monde entier. + +--Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la +donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du +vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo, +ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par +laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town? + +--Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée! + +--Ensablés vous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je +suis un pays de sauvages? + +--Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies! + +--Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés! + +La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride +essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le +_Times_ insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine», +elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement +américain»! + +A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le +sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas +été incorporés tous les deux à l'Union en 1845? + +--Sans doute, répondit le _Times_, mais nous appartenons aux +Américains depuis 1820. + +--Je le crois bien, répliqua la _Tribune_; après avoir été Espagnols +ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis +pour cinq millions de dollars! + +--Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir? +En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize +millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]? + +--C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un +misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au +Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui +a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république +fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du +San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est +adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique! + +--Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride. + +Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position +devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis +dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à +vue. + +Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les +documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. +Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du +sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports, +les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux +personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question. + +Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand +Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution +qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir. + +«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la +Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se +reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité +descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout. +Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se +disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux +ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride +et pour Tampa-Town! + +Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils +entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des +provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats +de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent. +On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré +mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles +à l'heure. + +Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un +dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires. + +Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île +resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas +à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon. + +«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un +laconisme digne des temps antiques. + + + + + XII + -------------------- + URBI ET ORBI + +Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois +résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une +somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État +même n'aurait pu disposer des millions nécessaires. + +Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût +américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de +demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois +le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires +de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de +Baltimore au monde entier, _urbi et orbi_. + +Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il +s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération +était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et +n'offrait aucune chance de bénéfice. + +Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux +frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le +Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et +l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat +avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de +Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, +de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès, +de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; +les autres gardèrent une prudente expectative. + +Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux +autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; +il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories +du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes +promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de +Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la +proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie +anglaise. Pas autre chose. + +En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là +il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la +question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient +être appelées à souscrire un capital considérable. + +Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste +empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les +hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes +langues, réussit beaucoup. + +Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de +l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore +street; puis on souscrivit dans les différents États des deux +continents: + +A Vienne, chez S.-M. de Rothschild; + +A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce; + +A Paris, au Crédit mobilier; + +A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson; + +A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils; + +A Turin, chez Ardouin et Ce; + +A Berlin, chez Mendelssohn; + +A Genève, chez Lombard, Odier et Ce; + +A Constantinople, à la Banque Ottomane; + +A Bruxelles, chez S. Lambert; + +A Madrid, chez Daniel Weisweller; + +A Amsterdam, au Crédit Néerlandais; + +A Rome, chez Torlonia et Ce; + +A Lisbonne, chez Lecesne; + +A Copenhague, à la Banque privée; + +A Buenos Aires, à la Banque Maua; + +A Rio de Janeiro, même maison; + +A Montevideo, même maison; + +A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce; + +A Mexico, chez Martin Daran et Ce; + +A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce. + +Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions +de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient +versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil +acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher. + +Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique +que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable +empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité; +d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament. + +Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici +l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club, +après souscription close. + +La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent +soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre +cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait +méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils +impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux +observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles. + +La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune +servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de +vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance. +Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils +payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une +somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A +ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu. + +L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas +financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de +deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui +furent les bienvenus. + +Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille +trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la +Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il +eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à +Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une +autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède. + +La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf +cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute +approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires +contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent +les plus ardents à encourager le président Barbicane. + +La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement +intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses +années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de +donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante +piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et +elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine +pression du gouvernement de la Porte. + +La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un +don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par +habitant. + +La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent +dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.], +demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour +cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant. + +Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant +neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze +francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions +scientifiques. + +La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux +cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne +pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné +davantage. + +Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les +poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu +la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la +Vénétie. + +Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept +mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le +Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille +cruzades [Cent treize mille deux cents francs.]. + +Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six +piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires +qui se fondent sont toujours un peu gênés. + +Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse +dans l'oeuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne +voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas +que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir +des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait +peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi +aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison. + +Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix +réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna +pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité +est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est +encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins +instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du +projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt +à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à +provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, +il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près. + +Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec +laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont +qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que +renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que +l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de +non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing. + +A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et +revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le +Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie, +eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois +cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il +se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte: + + Souscription des États-Unis.... 4,000,000 dollars + Souscriptions étrangères....... 1,446,675 dollars + ----------------- + Total.......................... 5,446,675 dollars + +C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent +soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille +neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public +versait dans la caisse du Gun-Club. + +Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux +de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers, +leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de +fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le +projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à +peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale +sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique +dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois +plus. + +Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près +New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs +canons de fonte. + +Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de +Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride +méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad. +Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre +prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de +cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au +moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions, +c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des +ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la +compagnie du Goldspring. + +Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane, +président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de +Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre. + + + + + XIII + -------------------- + STONE'S-HILL + +Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du +Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un +devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne +vendirent tant de _Bartram's travel in Florida_, de _Roman's natural +history of East and West Florida_, de _William's territory of +Florida_, de _Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East +Florida_. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une +fureur. + +Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses +propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans +perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de +Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et +traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection +du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de +J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de +Goldspring. + +Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La +Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le +_Tampico_, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à +leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la +Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux. + +La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le +_Tampico_, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ +deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En +approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate, +d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses +riches en huîtres et en homards, le _Tampico_ donna dans la baie +d'Espiritu-Santo. + +Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la +rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de +temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus +des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond +du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro. + +Ce fut là que le _Tampico_ mouilla, le 22 octobre, à sept heures du +soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement. + +Barbicane sentit son coeur battre avec violence lorsqu'il foula le sol +floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte +d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la +terre du bout de son crochet. + +«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre, +et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays. + +Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de +Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au +président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le +reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se +déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne +voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait +décidément pas. + +Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins +de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de +quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane +descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout +d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua +en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et +des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de +forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit: + +«Monsieur, il y a les Séminoles. + +--Quels Séminoles? + +--Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de +vous faire escorte. + +--Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture. + +--Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr. + +--Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, +et maintenant, en route! + +La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de +poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait +déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela +fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer +modéraient cette excessive température. + +Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la +côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia. +Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles +au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive +droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie +disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne +s'offrit seule aux regards. + +La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse, +moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des +principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre +l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux, +n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream, +pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent +incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la +sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de +cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent +soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille +quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir +un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à +l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement +la configuration du sol et sa distribution particulière. + +La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des +Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette +appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à +quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et +le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un +réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs; +on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne +s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où +réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses +champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées +dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin +ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de +canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs +richesses avec une insouciante prodigalité. + +Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du +terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet: + +«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier +ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres. + +--Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club. + +--Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises +de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos +travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec +les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est +considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de +profondeur. + +--Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant +que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous +rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec +nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un +puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a +cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où +le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, +travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au +grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous +irons rapidement en besogne. + +--Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature +nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail +en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre +tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises +au-dessus du niveau de la mer. + +--Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous +trouverons avant peu un emplacement convenable. + +--Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président. + +--Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston. + +--Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi, +la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de +retard. + +--Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent +dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes +conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours, +savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent +dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux +francs.]? + +--Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous +n'aurons pas besoin de l'apprendre. + +Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine +de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des +forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une +profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites +de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, +d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits +et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre +odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde +d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait +plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin, +pour être digne de ces bijoux emplumés. + +J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette +opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le +président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller +en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même; +sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et +cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité. + +Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et +non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs +de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son +redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans, +les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis +que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide. + +Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres +moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes +isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des +troupeaux de daims effarouchés. + +«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la +région des pins! + +--Et celle des sauvages», répondit le major. + +En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils +s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux +rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à +détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations +hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons. + +Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste +espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil +inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large +extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club +toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad. + +«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans +le pays? + +--Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des +Floridiens. + +Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et +commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite +troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond +silence. + +En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques +instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit: + +«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de +la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien +de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'. +Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît +offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions +favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que +s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de +nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du +pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers +les espaces du monde solaire! + + + + + XIV + -------------------- + PIOCHE ET TRUELLE + +Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et +l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le _Tampico_ pour La +Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener +la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club +demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en +s'aidant des gens du pays. + +Huit jours après son départ, le _Tampico_ revenait dans la baie +d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison +avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de +l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que +l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes +libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une +main-d'oeuvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au +Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications +considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride +pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé +en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que +l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et +l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla +dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des +fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des +manoeuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de +couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une +véritable émigration. + +Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les +quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui +régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la +population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette +initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent +dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence +de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers +la presqu'île floridienne. + +Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage +apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez +grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et +numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons +d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à +Tampa-Town. + +On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain; +capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les +garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines, +dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci +de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant; +seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin +de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne +demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir. + +Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il +l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa +conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du +don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche +bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions. +Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il +était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des +réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les +problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de +Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en +pression, le _Tampico_ attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro. + +Barbicane, le 1er novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de +travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques +s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son +mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes +cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les +travaux commencèrent dans un ordre parfait. + +Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la +nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4 +novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur +dit: + +«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette +partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant +neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois +et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au +total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une +profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé +en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois +mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent +cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes +par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers +travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace +relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire, +il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre +habileté. + +A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le +sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus +oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se +relayaient par quart de journée. + +D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait +point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux +d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être +directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne +parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce _Puits du +Père Joseph_, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une +époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force +de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de +trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le +margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien! +de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur +une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il +n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de +l'opération. + +Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord +avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la +marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad +serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de +précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces +anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause. + +De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce +nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction +des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le +forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire +d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient +avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre +poids. + +Cette manoeuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait +atteint la partie solide du sol. + +Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de +l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de +Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds. + +La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six +pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent +deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait +servir à la confection du moule intérieur. + +Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à +la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre +pieds. + +Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une +espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très +solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le +trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de +maçonnerie furent commencés. + +Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de +chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute +épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre +égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que +reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment +hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les +ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se +trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds. + +Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la +pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin +de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de +chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait +gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins; +le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de +maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient +incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre +aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte. + +Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté +extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant +sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et +même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, +et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques +mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés +centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les +blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la +roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le +tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de +Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les +détachements de Séminoles n'osaient plus franchir. + +Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur +activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut +peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en +tirait avec habileté. + +Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée +pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette +profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de +février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui +se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des +pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin +de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à +bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. +Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en +partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de +l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de +soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs +ouvriers. + +Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre, +à le reprendre en sous-oeuvre et à rétablir le rouet dans ses +conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de +l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un +instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua. + +Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et +le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par +Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres, +avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la +maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds +d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le +sol. + +Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent +chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était +accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité. + +Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant +Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il +s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses +travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies +communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans +ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales. + +Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences +inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont +impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se +préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général +que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les +principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi, +grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans +les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne +des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour +leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte +environ un accident sur deux cent mille francs de travaux. + + + + + XV + -------------------- + LA FÊTE DE LA FONTE + +Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les +travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément +avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût +été fort surpris du spectacle offert à ses regards. + +A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce +point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de +six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une +demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une +longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous +étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée +quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T. +Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui +rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien +de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait +jamais été». + +On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à +employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte +grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux, +facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et, +traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les +pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines +à vapeur, presses hydrauliques, etc. + +Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement +assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure, +qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux. + +Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité +dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du +charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était +carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce +silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que +l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première +opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait +de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à +expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de +la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et +de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de +soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui, +le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan, +prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla +la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie +d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de +Tampa-Town. + +Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de +Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal +se trouvait rendue à destination. + +On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour +liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de +ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de +métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la +fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et +étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se +trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que +celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours, +construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une +grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle +devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous +un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans +les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le +dirigeaient vers le puits central. + +Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent +terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur; +il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un +cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait +exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut +composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de +foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la +maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait +ainsi des parois de six pieds d'épaisseur. + +Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par +des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de +traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces +traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui +n'offrait aucun inconvénient. + +Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au +lendemain. + +«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T. +Maston à son ami Barbicane. + +--Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête +publique! + +--Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout +venant? + +--Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une +opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle +s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut, +mais jusque-là, non. + +Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers +imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de +parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne +ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des +membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le +fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major +Elphiston, le général Morgan, et _tutti quanti_, pour lesquels la +fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston +s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail; +il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des +machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns +après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu +écoeurés. + +La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait +été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées +par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre +elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans +l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de +sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de +livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes +de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau +de fumée noire. + +La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont +les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants +ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient +d'oxygène tous ces foyers incandescents. + +L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au +signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à +la fonte liquide et se vider entièrement. + +Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment +déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion. +Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître +fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée. + +Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine, +assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là, +prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur. + +Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal +commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à +peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos +pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des +substances étrangères. + +Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve +dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et +douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en +déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec +un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était +un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que +ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée, +volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par +les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables +vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en +montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises. +Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu +croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et +cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, +ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la +nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces +vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces +trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de +terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et +c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un +Niagara, de métal en fusion. + + + + + XVI + -------------------- + LA COLUMBIAD + +L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de +simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès, +puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans +les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de +s'en assurer directement. + +En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante +mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le +refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse +Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa +chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses +admirateurs? Il était difficile de le calculer. + +L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps +à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit +se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense +panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait +les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de +Stone's-Hill. + +Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre. +Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en +approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient +leur frein. + +«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à +peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur, +calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à +faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher +du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une +mystification cruelle! + +On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir, +Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde +irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps +seul pouvait avoir raison,--le temps, un ennemi redoutable dans les +circonstances,--et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur +pour des gens de guerre. + +Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un +certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs +projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur. +Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée, +dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à +peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de +calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se +rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, +le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre +place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, +un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore +permis d'avoir froid aux pieds. + +«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de +satisfaction. + +Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à +l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le +pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la +terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous +l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce +mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux +extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur, +et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de +Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande +force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du +moule avait disparu. + +Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent +installées sans retard et manoeuvrèrent rapidement de puissants +alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte. +Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube +était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un +poli parfait. + +Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication +Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité +absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à +fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était +sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. +Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute +effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. +Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait +heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel +Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad. + +Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur +sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi +qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci +inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux +mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine +fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie. +Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et +cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire +n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait +point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la +fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas +résisté, lui portait un coup terrible. + +Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement +ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se +comprendra sans peine. + +En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des +États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était +prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux +travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent +cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un +réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre +qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers +neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient +poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil +américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection +d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an +l'étendue de la ville fut décuplée. + +On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les +jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct +des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux, +des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations +du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès +qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le +transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une +activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et +de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de +marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes +comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la +ville, et la _Shipping Gazette_ [_Gazette maritime_.] enregistra +chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa. + +Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, +en considération du prodigieux accroissement de sa population et de +son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États +méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le +grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se +dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie +ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait +en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce +bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur +son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la +Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie +dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put +prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée +«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait +une éclipse totale, visible de tous les points du monde. + +Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre +le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se +virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans +leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait +gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un +semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un +vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement +considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette +misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les +flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane +partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies +texiennes. + +Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue +industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde +d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire. +Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la +passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et +Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage. + +On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération +des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de +tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île. +L'Europe émigrait en Amérique. + +Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux +arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup +comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les +fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut +admettre personne à cette opération. De là maugréement, +mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa +d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut +presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, +on le sait, resta inébranlable dans sa décision. + +Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne +put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer +ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics. +Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé +par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité +publique. + +C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre +dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le _ne +plus ultra_ du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne +voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de +métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux +spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes, +enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au +fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente +fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation, +pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les +visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille +dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.]. + +Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les +membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre +assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse +d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major +Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur +Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout, +une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de +métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! +Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre +qui supportait la Columbiad éclairée _a giorno_ par un jet de lumière +électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du +ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les +meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas +splendide servi à neuf cents pieds sous terre. + +Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux +s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite, +on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à +Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»! +Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube +acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule, +rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de coeur et de cris aux dix +convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad. + +J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula, +s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En +tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même +le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû +l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires». + + + + + XVII + -------------------- + UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE + +Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire, +terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le +jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui +devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle! +Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque +jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un oeil avide et +passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende +d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun +s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes. + +Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus +extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint +fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier +sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, +à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis +par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte +américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane. + +Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel +que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se +troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme. + +Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du +Gun-Club: + + FRANCE, PARIS. +_30 septembre, 4 h matin. + + Barbicane, Tampa, Floride, + États-Unis. + +Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai +dedans. Arriverai par steamer_ Atlanta. + + MICHEL ARDAN. + + + + + XVIII + -------------------- + LE PASSAGER DE L'«ATLANTA + +Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils +électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe +cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens, +américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du +télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il se +serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son +oeuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un +Français surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez +audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage? Et si +cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans +un cabanon et non dans un boulet? + +Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont +peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait +déjà les divers États de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune +raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à +Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou +moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le +texte laconique. + +«Pas possible!--C'est invraisemblable!--Pure plaisanterie!--On s'est +moqué de nous!--Ridicule!--Absurde!» Toute la série des expressions qui +servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la sottise, la folie, se +déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités +en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules +ou éclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston +eut un mot superbe. + +«C'est une idée, cela! s'écria-t-il. + +--Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir +des idées comme celle-là, c'est à la condition de ne pas même songer à +les mettre à exécution. + +--Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt +à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage. + +Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de +Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient, +s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,--un mythe, +un individu chimérique,--mais J.-T. Maston, qui avait pu croire à +l'existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa +d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise +naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un +être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de +tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste, +une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les +Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage +familier, un «humbug [Mystification.]»! + +Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut +affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère +habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers +des prôneurs, des adeptes, des partisans. + +Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées +nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela +dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n'avait pas songé à +cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté +même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain +a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un +jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer +ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait +être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de +troubler toute une population par ses billevesées ridicules. + +Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question! +Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique! Il +appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses. +Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique, +cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris +passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces +circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de +vraisemblance. Il fallait en avoir le coeur net. Bientôt les +individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent +sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de +l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule +compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane. + +Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il +avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester +ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre +les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit +d'un oeil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses +fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent à +paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent, +tous les ennuis de la célébrité. + +Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole, +lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans +la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour +l'Amérique, oui ou non? + +--Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous. + +--Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes. + +--Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président. + +--Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier, +reprit l'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi +que le demande le télégramme? + +--Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi +s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra +bien compléter ses renseignements. + +--Au télégraphe! au télégraphe!» s'écria la foule. + +Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se +dirigea vers les bureaux de l'administration. + +Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des +courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux +questions suivantes: + +«Qu'est-ce que le navire l'_Atlanta_?--Quand a-t-il quitté +l'Europe?--Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan? + +Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une +précision qui ne laissait plus place au moindre doute. + +«Le steamer l'_Atlanta_, de Liverpool, a pris la mer le 2 +octobre,--faisant voile pour Tampa-Town,--ayant à son bord un Français, +porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan. + +A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président +brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et +on l'entendit murmurer: + +«C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dans +quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!... +Jamais je ne consentirai... + +Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co., +en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile. + +Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière; +comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce +que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la +nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du +vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun +vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les +secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession +fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique; +montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux +arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant +affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'_Atlanta_, +les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie +d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les +packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes +dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en +quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des +tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des +forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité. + +Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de +Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon. Deux heures plus +tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de +reconnaissance. Aussitôt le nom de l'_Atlanta_ fut expédié à +Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade +d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade +Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa. + +L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents +embarcations entouraient l'_Atlanta_, et le steamer était pris +d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une +voix dont il voulait en vain contenir l'émotion: + +«Michel Ardan! s'écria-t-il. + +--Présent!» répondit un individu monté sur la dunette. + +Barbicane, les bras croisés, l'oeil interrogateur, la bouche muette, +regarda fixement le passager de l'_Atlanta_. + +C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà, +comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa +tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une +chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face +courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme +les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés +en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope, +complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était +d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut, +intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche. +Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues +jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une +allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti, +«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à +l'art métallurgique. + +Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine +sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes +indiscutables de la combativité, c'est-à-dire du courage dans le +danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la +bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains +tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en +revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et +d'acquérir, manquaient absolument. + +Pour achever le type physique du passager de l'_Atlanta_, il convient +de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son +pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan +se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de +chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses +manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles +s'échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort +des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid,--pas +même aux yeux. + +D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, +venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme +disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant +ses ongles avec une avidité nerveuse. C'était un de ces originaux que +le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise +aussitôt le moule. + +En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large +champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans +une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore +dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine +de son oeil avec des dimensions démesurées; de là une association +d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et +les hommes. + +C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un +garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais +s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux +de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il +avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en +pleine poitrine des arguments _ad hominem_ d'un effet sûr, et il +aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées. + +Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme +Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens, +disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la +partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et +merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un +Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des +ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, +il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses +vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire +casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par +retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau +dont les enfants s'amusent. + +En deux mots, sa devise était: _Quand même!_ et l'amour de +l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la +belle expression de Pope. + +Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de +ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua +souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un +tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il +faisait autant de coups de coeur que de coups de tête; secourable, +chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel +ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre. + +En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage +brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par +les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas +dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de +ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable +collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés, +blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa +trouée dans la foule. + +Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. +C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à +laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies +entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si +imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui +prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par +ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se +douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes. + +Tel était ce passager de l'_Atlanta_, toujours agité, toujours +bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce +qu'il venait faire en Amérique--il n'y pensait même pas--, mais par +l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent +un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le +Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, +audacieux à leur manière. + +La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en +présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite +interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris +devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes +tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier +de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se +réfugier dans sa cabine. + +Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole. + +«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent +seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans. + +--Oui, répondit le président du Gun-Club. + +--Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien? +Allons tant mieux! tant mieux! + +--Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé +à partir? + +--Absolument décidé. + +--Rien ne vous arrêtera? + +--Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma +dépêche? + +--J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de +nouveau, vous avez bien réfléchi?... + +--Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion +d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il +me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions. + +Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de +voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si +parfaite absence d'inquiétudes. + +«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution? + +--Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire +une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à +tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des +redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues, +toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et +demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux +objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les +attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il? + +--Cela me va», répondit Barbicane. + +Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la +proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des +trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute +difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le +héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne +voulurent pas quitter le pont de l'_Atlanta_; ils passèrent la nuit à +bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la +lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en +arracher. + +«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous +ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là! + +Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il +rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où +la cloche du steamer sonna le quart de minuit. + +Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement +la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane. + + + + + XIX + -------------------- + UN MEETING + +Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience +publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer +une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes +pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit +nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer +d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser +son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La +nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions +colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion +projetée prenait les proportions d'un véritable meeting. + +Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en +quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil; +les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange, +en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction +d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur +la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent +mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures +une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De +cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; +un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il +ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas +le moins empressé à prodiguer ses applaudissements. + +A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des +principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président +Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le +Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une +estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de +chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait +pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs +qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la +main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et +s'exprima fort correctement en ces termes: + +«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos +moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont +paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne +comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que +cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi +avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de +l'auteur. + +Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent +leur contentement par un immense murmure de satisfaction. + +«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est +interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas, +vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il +ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose +simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de +partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et +quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du +progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un +beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en +patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le +projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes +ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la +main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de +vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée +est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en +rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation +autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici +quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de +m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très +familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs. + +La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. +L'orateur reprit son discours: + +«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis +obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement +ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi +savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à +l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent +cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, +vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus, +trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille +cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans +leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés, +notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle +ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi +s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque +jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou +l'électricité seront probablement les agents mécaniques? + +Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan. + +«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits +bornés--c'est le qualificatif qui leur convient--, l'humanité serait +renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et +condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les +espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux +planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New +York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera +bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un +mot relatif, et finira par être ramenée à zéro. + +L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un +peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le +comprendre. + +«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un +aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps +il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents +jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre +cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour +de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu +dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence. +Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! +Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il +faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que +diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze +cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que +peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par +kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard, +n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept +millions, il resterait en route! + +Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée; +d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu +avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit +avec une admirable assurance: + +«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien +encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer +l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération +éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le +milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette +question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez! +Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à +cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards, +Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept +mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les +autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de +milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui +sépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette +distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous +ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à +Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple! +Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes +qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace +existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du +métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le +droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera +tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas! + +--Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée +électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse +de ses conceptions. + +--Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la +distance n'existe pas! + +Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps +qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade +sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita +une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas +un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son +cours. + +«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est +maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que +j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et +il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi +qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son +satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un +esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on +établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se +fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni +choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le +but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour +parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la +Terre aura visité la Lune! + +--Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même +les moins convaincus. + +--Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur. + +Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut +accueilli par d'unanimes applaudissements. + +«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque +question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme +comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre. + +Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait +de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces +théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa +vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc +l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût +moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole, +et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les +planètes fussent habitées. + +«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président, +répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des +hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de +Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour +l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie +naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien +d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une +autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont +habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront. + +--Très bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont +l'opinion avait force de loi pour les derniers. + +--On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le +président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les +mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part. + +--Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan. + +--Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre +l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que +les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que +des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les +autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil. + +--Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître +personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui +répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la +combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont +l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je +dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les +planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes +éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et +rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés +comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après +beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre +des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses +d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux +autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez +difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent +dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être +écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers +insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la +fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de +l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une +diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non +moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais +chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment +formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces +indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'à +des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach, +elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j'étais +théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant +saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les +mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni +naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des +grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne +sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je +vais y voir! + +L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres +arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de +la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le +silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le +triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes: + +«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à +peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours +public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une +autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la +laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux +gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut +répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est +le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait +dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus, +Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est +point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu +confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là +l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des +saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud +ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète +aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la +surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu incliné +[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3° +5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y +a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la +zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui +lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la +température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de +Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze +ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices +et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce +monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus +savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y +sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que +manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de +chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite. + +--Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, +inventons des machines et redressons l'axe de la Terre! + +Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont +l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable +que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts +d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le +dire--car c'est la vérité--, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris, +et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par +Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de +soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui, +voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens. + +Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la +discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps, +bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la +proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du +Gun-Club. + + + + + XX + -------------------- + ATTAQUE ET RIPOSTE + +Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot +de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand +l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une +voix forte et sévère: + +«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie, +voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et +discuter la partie pratique de son expédition? + +Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. +C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe +taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur +des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu +gagné le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'oeil +brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting. +Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir +des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure +désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant +attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et +précis, puis il ajouta: + +«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre. + +--Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion +s'est égarée. Revenons à la Lune. + +--Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est +habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup +sûr, vivent sans respirer, car--je vous en préviens dans votre +intérêt--il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la +Lune. + +A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que +la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question. +Il le regarda fixement à son tour, et dit: + +«Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous +plaît? + +--Les savants. + +--Vraiment? + +--Vraiment. + +--Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une +profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain +pour les savants qui ne savent pas. + +--Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie? + +--Particulièrement. En France, il y en a +un qui soutient que «mathématiquement» +l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les +théories démontrent que le poisson n'est pas +fait pour vivre dans l'eau. + +--Il ne s'agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer à +l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas. + +--Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, +d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire! + +--Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne +les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement. + +--Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours +brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai, +mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force. + +--Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de +mauvaise humeur. + +--Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la +Lune! + +Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait +si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le +connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une +discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une +certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement +inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention +sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition. + +«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont +nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère +autour de la Lune. Je dirai même _a priori_ que, si cette atmosphère +a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime +mieux vous opposer des faits irrécusables. + +--Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie +parfaite, opposez tant qu'il vous plaira! + +--Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux +traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne +droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh +bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs +rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre +déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette +conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une +atmosphère. + +On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les +conséquences en étaient rigoureuses. + +«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour +ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y +répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une +valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune +parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi, +mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la +surface de la Lune. + +--Des volcans éteints, oui; enflammés, non. + +--Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la +logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine +période! + +--Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes +l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne +prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire. + +--Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre +d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous +préviens que je vais mettre des noms en avant. + +--Mettez. + +--Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant +l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature +bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent +attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère +de la Lune. + +--En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont +pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres, +tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère. +Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que +je réponds avec eux. + +--Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. +Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points +lumineux à la surface de la Lune? + +--Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points +lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la +nécessité d'une atmosphère lunaire. + +--Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je +vois que vous êtes très fort en sélénographie. + +--Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles +observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM. +Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa +surface. + +Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des +arguments de ce singulier personnage. + +«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et +arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome +français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860, +constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et +tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation +des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas +d'autre explication possible. + +--Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu. + +--Absolument certain! + +Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont +l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer +vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc +bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon +absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune; +cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais +aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe. + +--Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui +n'en voulait pas démordre. + +--Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur +quelques centaines de pieds. + +--En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet +air sera terriblement raréfié. + +--Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme +seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser +de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions! + +Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux +interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant +avec fierté. + +«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes +d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés +d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une +conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon +aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une +observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et +s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il +y en ait beaucoup sur la face opposée. + +--Et pour quelle raison? + +--Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris +la forme d'un oeuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette +conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est +situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les +masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre +satellite aux premiers jours de sa création. + +--Pures fantaisies! s'écria l'inconnu. + +--Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la +mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle +donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si +la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface +de la Lune? + +Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. +L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait +plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme +la grêle. + +«Assez! assez! disaient les uns. + +--Chassez cet intrus! répétaient les autres. + +--A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée. + +Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait +passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel +Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour +abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité. + +«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus +gracieux. + +--Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt, +non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous +soyez... + +--Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé +un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner +en route à la façon des écureuils? + +--Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au +départ! + +--Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la +véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion +du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront +pas à la résoudre! + +--Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en +traversant les couches d'air? + +--Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi +l'atmosphère! + +--Mais des vivres? de l'eau? + +--J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée +durera quatre jours! + +--Mais de l'air pour respirer en route? + +--J'en ferai par des procédés chimiques. + +--Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais? + +--Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque +la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune. + +--Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre! + +--Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées +convenablement disposées et enflammées en temps utile? + +--Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues, +tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre +faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, +comment reviendrez-vous? + +--Je ne reviendrai pas! + +A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, +l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que +n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour +protester une dernière fois. + +«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui +n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science! + +--Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez +d'une façon fort agréable. + +--Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne +sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse! +Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous +qu'il faut s'en prendre! + +--Oh! ne vous gênez pas! + +--Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes! + +--Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix +impérieuse. + +--L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que +ridicule! + +L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de +l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler +sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si +outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à +l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé +de lui. + +L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le +président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du +triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans +cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette +manifestation l'appui de ses épaules. + +Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la +place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte? +Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras +croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane. + +Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes +demeuraient engagés comme deux épées frémissantes. + +Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité +pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec +un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade +semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des +flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne +bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de +Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux +dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à +l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement +dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous +ses fenêtres. + +Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre +le personnage mystérieux et le président du Gun-Club. + +Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire. + +«Venez!» dit-il d'une voix brève. + +Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent +seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall. + +Là, ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent. + +«Qui êtes-vous? demanda Barbicane. + +--Le capitaine Nicholl. + +--Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur +mon chemin... + +--Je suis venu m'y mettre! + +--Vous m'avez insulté! + +--Publiquement. + +--Et vous me rendrez raison de cette insulte. + +--A l'instant. + +--Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un +bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le +connaissez? + +--Je le connais. + +--Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un +côté?... + +--Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté. + +--Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane. + +--Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl. + +Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le +capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu +de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les +moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce +difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du +meeting. + + + + + XXI + -------------------- + COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE + +Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le +président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel +chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait +des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une +expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la +dureté avec des tables de marbre ou de granit. + +Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les +serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une +couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent +vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa +porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De +formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop +matinal. + +«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc! + +Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment +posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle +allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du +Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas +entrée avec moins de cérémonie. + +«Hier soir, s'écria J.-T. Maston _ex abrupto_, notre président a été +insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son +adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent +ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de +Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il +faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir +assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel +Ardan! + +Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à +l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de +deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les +faubourgs de Tampa-Town. + +Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de +la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de +Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date, +pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le +capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il +s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et +qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps +cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes. + +Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant +lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se +guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme +des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces +qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur +intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces, +leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas +peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font +souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier, +ils se relancent pendant des heures entières. + +«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son +compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en +scène. + +--Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais +hâtons-nous. + +Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine +encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks, +couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et +demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière +depuis une demi-heure. + +Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres +abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant: + +«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane, +le président... mon meilleur ami?... + +Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président +devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de +le comprendre. + +«Un chasseur, dit alors Ardan. + +--Un chasseur? oui, répondit le bushman. + +--Il y a longtemps? + +--Une heure à peu près. + +--Trop tard! s'écria Maston. + +--Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan. + +--Non. + +--Pas un seul? + +--Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse! + +--Que faire? dit Maston. + +--Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est +pas destinée. + +--Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se +méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans +la tête de Barbicane. + +--En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon. + +Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le +taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de +sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de +magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un +inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin. +Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant +silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au +milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou +les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et +attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux +traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le +bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient +en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien +eût suivi pas à pas la marche de son adversaire. + +Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons +s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait. + +«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme +Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué +de manoeuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en +avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que +le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu! + +--Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous +bois, nous aurions entendu!... + +--Et si nous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec un accent +de désespoir. + +Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent +leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands +cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni +l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses +volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les +branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à +travers les taillis. + +Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande +partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des +combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan +allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance +inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta. + +«Chut! fit-il. Quelqu'un là-bas! + +--Quelqu'un? répondit Michel Ardan. + +--Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses +mains. Que fait-il donc? + +--Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse +servait fort mal en pareille circonstance. + +--Oui! oui! Il se retourne, répondit Maston. + +--Et c'est?... + +--Le capitaine Nicholl! + +--Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement +de coeur. + +Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son +adversaire? + +«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir. + +Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils +s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils +s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa +vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits. + +Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers +gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes +enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur +qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain, +mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme +un oeuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au +moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et +chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi +redoutable venait le menacer à son tour. + +En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les +dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement +possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée. +Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit +joyeusement de l'aile et disparut. + +Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il +entendit ces paroles prononcées d'une voix émue: + +«Vous êtes un brave homme, vous! + +Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les +tons: + +«Et un aimable homme! + +--Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici, +monsieur? + +--Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou +d'être tué par lui. + +--Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures +sans le trouver! Où se cache-t-il?... + +--Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours +respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, +nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas +amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous +chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan +qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous. + +--Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il +y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous... + +--Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens +comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous +battrez pas. + +--Je me battrai, monsieur! + +--Point. + +--Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de coeur, je suis +l'ami du président, son _alter ego_, un autre lui-même; si vous voulez +absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même +chose. + +--Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive, +ces plaisanteries... + +--L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je +comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni +lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, +car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils +s'empresseront de l'accepter. + +--Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité. + +--Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence +de Barbicane. + +--Cherchons-le donc», s'écria le capitaine. + +Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après +avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas +saccadé, sans mot dire. + +Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston +se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement +Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le +malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie +au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir +la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le +capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain. + +Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa +apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes. + +«C'est lui!» fit Maston. + +Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du +capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en +criant: + +«Barbicane! Barbicane! + +Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il +allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de +surprise. + +Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures +géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à +terre. + +Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et +sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu. + +Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le +considéra d'un oeil étonné. + +«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai +trouvé! + +--Quoi? + +--Mon moyen! + +--Quel moyen? + +--Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile! + +--Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'oeil. + +--Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston! +s'écria Barbicane, vous aussi! + +--Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en +même temps le digne capitaine Nicholl! + +--Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, +capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt... + +Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de +s'interpeller. + +«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se +soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer +l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus +rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des +problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que +cette haine n'est dangereuse pour personne. + +Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine. + +«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme +vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de +carabine? + +Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si +inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance +garder l'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il +résolut de brusquer la réconciliation. + +«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son +meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas +autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et +puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la +proposition que je vais vous faire. + +--Parlez, dit Nicholl. + +--L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune. + +--Oui, certes, répliqua le président. + +--Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre. + +--J'en suis certain, s'écria le capitaine. + +--Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre +d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez +voir si nous resterons en route. + +--Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait. + +Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux +l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane +attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du +président. + +«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a +plus de contrecoup à craindre! + +--Accepté!» s'écria Barbicane. + +Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en +même temps que lui. + +«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en +tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est +arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. +Allons déjeuner. + + + + + XXII + -------------------- + LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS + +Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du +capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier +dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque +Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté, +l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent +lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher +d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel +Ardan. + +On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un +individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la +voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de +la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas +ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais +toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas +un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de coeur! _Ex pluribus +unum_, suivant la devise des États-Unis. + +A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des +députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans +fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de +mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur +les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne +s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il +faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut +porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès +le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété +spirituelle et charmante. + +Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des +«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur +conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, +assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à +retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux +prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel +Ardan. Celui-ci se prêta de bon coeur à leur innocente manie et se +chargea de commissions pour leurs amis de la Lune. + +«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et +folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus +illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et +très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande +exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune +les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les +maladies? + +--Peu, répondit le président du Gun-Club. + +--Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des +faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les +personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une +éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la +Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre. +Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399, +soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le +mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies +nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un +enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. +Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles +s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la +pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur +les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à +prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les +maladies terrestres. + +--Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane. + +--Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse +qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C'est peut-être +parce que ça n'est pas vrai! + +Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des +corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de +succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le +promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer +comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya +promener lui-même. + +Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses +portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place +d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes +dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions +microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros +dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de +face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze +cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se +débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses +cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire +fortune! + +Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire. +Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec +l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait, +surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant +l'habitude, car il était riche de ce côté. + +Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel +nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la +fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout, +celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et +jour devant ses photographies. + +Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il +leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes +sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son +intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y +transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa +donc. + +«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève, +merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!... + +Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe, +il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui +devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique, +depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et _tutti quanti_. +Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs +qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne +tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la +Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce +gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des +nuits. + +«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est +déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins +qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez +pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne +vous croirais pas! + +Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand +le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la +proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de +faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage. +Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne +pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, +désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et +fit valoir des arguments _ad hominem_. + +«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes +paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop +incomplet pour te présenter dans la Lune! + +--Incomplet! s'écria le vaillant invalide. + +--Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des +habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée +de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, +leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se +manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait +nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents +millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à +la porte! + +--Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez +aussi incomplets que moi! + +--Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en +morceaux! + +En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait +donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes +espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de +contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier +de trente-deux pouces (-- 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On +l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe +retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait +que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée. +Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette +curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de +ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures. +C'était un véritable nid soigneusement ouaté. + +«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en +regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure. + +Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à +vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant +au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait +particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu +sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental. + +Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe +placée dans la pièce. On fit feu. + +Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit +majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds +environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des +flots. + +Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa +chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et +attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement +hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment +où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le +couvercle de leur prison. + +Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et +ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à +comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança +au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de +revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha. +Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat +avait mangé son compagnon de voyage. + +J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et +se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science. + +Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute +crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore +perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets +de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'à partir. + +Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de +l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible. + +A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, +le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis +d'Amérique. + + + + + XXIII + -------------------- + LE WAGON-PROJECTILE + +Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta +immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à +transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne +n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan +demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du +Comité. + +Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du +projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en +quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide +absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le +boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais, +dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre +affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des +écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant +autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans +doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu +convenables. + +De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co. +d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le +projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié +immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il +arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, +Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce +«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler +à la découverte d'un nouveau monde. + +Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit +métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel +des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium +en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé +comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux +rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de +son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses +tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age +suspendaient à l'angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des +meurtrières et une girouette. + +«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme +d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons +là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie, +on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y +en a dans la Lune! + +--Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami. + +--Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en +artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus +effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une +touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple, +une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et +la gueule ouverte... + +--A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible +aux beautés de l'art. + +--A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je +crains bien que tu ne le comprennes jamais! + +--Dis toujours, mon brave compagnon. + +--Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce +que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on +appelle _Le Chariot de l'Enfant_? + +--Pas même de nom, répondit Barbicane. + +--Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans +cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une +maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une +fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami +Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que +tu aurais condamné ce voleur-là? + +--Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la +circonstance aggravante d'effraction. + +--Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne +pourras jamais me comprendre! + +--Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste. + +--Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre +wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon +aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la +Terre! + +--A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta +fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise. + +Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait +songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les +effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite. + +Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait +assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade +dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande +difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait +demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment. + +Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une +couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement +étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du +projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient +place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons +horizontales que le choc au départ devait briser successivement. +Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute, +s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du +projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni +lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot +inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans +doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après +le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc +devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande +puissance. + +Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre +pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais +la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant +Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc +devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le +projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale. + +Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon +il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce +travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison +Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et +l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser +facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les +supportait au moment du départ. + +Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues +d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur +acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux +d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même +soupçonner leur existence. + +Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier +choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel +Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition». + +Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze +pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un +peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie +inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés +par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans +les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours +plus épais. + +On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture +ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des +chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une +plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de +pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur +prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits. + +Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne +fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre +hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans +la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure +et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc +à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils +abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces +constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre +les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était +facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De +cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas +s'échapper, et les observations devenaient possibles. + +Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la +plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins +intelligents dans les aménagements du wagon-projectile. + +Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau +et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même +se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un +récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il +suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait +éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne +manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De +plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre +à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile +un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du +reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se +trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface +de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur, +ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils +n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des +États-Unis. + +La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la +question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le +projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des +voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ +tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux +compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer, +par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou, +en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du +projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM. +Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du +meeting. + +On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties +d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se +passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple. +L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la +vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq +pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal +d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du +sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos, +et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par +l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère. + +La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé +intact, 1º refaire l'oxygène absorbé; 2º détruire l'acide carbonique +expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la +potasse caustique. + +Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de +paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à +quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et +l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres +de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la +quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà +pour refaire l'oxygène. + +Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide +carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en +empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber +l'acide carbonique. + +En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié +toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM. +Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le +dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors _in anima vili_. Quelle +que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des +hommes la supporteraient. + +Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave +question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité +de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai +avant le départ. Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé +énergiquement par J.-T. Maston. + +«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins +que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours. + +Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses +voeux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse +caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours; +puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du +matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison +avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile, +dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant +cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des +parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver +au-dehors. + +Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis +de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils +furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait +un hurrah formidable. + +Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une +attitude triomphante. Il avait engraissé! + + + + + XXIV + -------------------- + LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES + +Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le +président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des +sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique. +Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour +rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf +pieds de largeur. + +Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il +est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte +à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à +son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à +laquelle s'applique l'oeil de l'observateur. Les rayons émanant de +l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par +réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point où +les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette +image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme +ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque +extrémité par l'objectif et l'oculaire. + +Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité +supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent +librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire +convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir +qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image +produite. + +Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et +dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné +aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la +difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la +confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de +miroirs métalliques. + +Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces +instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des +résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les +astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. +Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et +s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de +jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors. +Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on +citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont +l'objectif mesure quinze pouces (-- 38 centimètres de largeur [Elle a +coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien +français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin +la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a +dix-neuf pouces de diamètre (48 cm). + +Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance +remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par +Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large +de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de +six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le +parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son +tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six +pieds (-- 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une +longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de +foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire +de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube. +L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur, +tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif +le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments +étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer +deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six +mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense +construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à +la manoeuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres. + +Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements +obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un +grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf +milles (-- 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets +ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient +très allongés. + +Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds +et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (-- 2 +lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de +quarante-huit mille fois. + +Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne +devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc +les difficultés matérielles. + +Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les +lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité +d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus +considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les +lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le +miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut +donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse +plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces +vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps +considérable, qui se mesure par années. + +Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes, +avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la +lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le +télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de +plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux +perdent une grande partie de leur intensité en traversant +l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des +plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des +couches aériennes. + +Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe +placée à l'oeil de l'observateur, produit le grossissement, et +l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont +le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus +grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser +singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse. +Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération +très délicate. + +Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de +France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très +facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le +miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un +morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite +avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont +excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif. + +De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour +ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image +des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se +former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi +l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se +hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait +dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer +le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne +subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un +moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins +affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux +dans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés +«front view telescope».]. + +Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs +du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau +réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et +son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un +pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de +dix mille pieds (-- 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke +proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins +l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes +difficultés. + +Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il +s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne +sont pas nombreuses dans les États. + +En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux +chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique +Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves», +s'ils admettaient une royauté quelconque. + +A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le +New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est +fort modeste. + +A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense +chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale +de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit +l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux +rivages de la mer polaire. + +Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les +regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En +effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds, +tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent +trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.] +vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la +mer. + +Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que +la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se +contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut +dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri. + +Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains +eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils +accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un +véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de +lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les +vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente +mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus +de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies +désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des +centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles +chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble. +Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en +triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les +derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur +dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il +était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux +permettait de le manoeuvrer facilement vers tous les points du ciel et +de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à +travers l'espace. + +Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent +mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les +observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. +Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui +grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des +populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs, +des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les +points de son disque la nature volcanique de la Lune put être +déterminée avec une précision absolue. + +Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au +Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa +puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées +jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre +d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de +Cambridge, décomposa le _crab nebula_ [Nébuleuse qui apparaît sous la +forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse +n'avait jamais pu réduire. + + + + + XXV + -------------------- + DERNIERS DÉTAILS + +On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix +jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne +fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions +infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait +engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la +Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de +fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la +manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait +de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment +explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile. + +Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la +légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre +fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais +Barbicane avait à coeur de réussir et de ne pas échouer au port; il +choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, +il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et +de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de +succès. + +Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte +de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons +parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient +été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit +cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles +artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et +arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette +façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la +fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé +par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à +l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de +grues manoeuvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait été +écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. +C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre +les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de +préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans +le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour +artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient +rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen +d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle +électrique au centre de chacune d'elles. + +En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué +à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière +isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à +la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient +l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents +du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au +sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une +longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en +passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du +doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément +rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il +va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier +moment. + +Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de +la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de +tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président +Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill; +chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, +poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des +balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs +quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la +chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de +cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche, +car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des +palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les +caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris +lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les +imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du +Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide +fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement. + +Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le +chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine +Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile +dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton. + +Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au +voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils +étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel +Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux +voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait +emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais +Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire. + +Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le +coffre aux instruments. + +Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet, +et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils +emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la _Mappa +selenographica_, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit +pour un véritable chef-d'oeuvre d'observation et de patience. Elle +reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de +cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées, +cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions +exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts +Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale +du disque, jusqu'à la _Mare frigoris_, qui s'étend dans les régions +circumpolaires du Nord. + +C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils +pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied. + +Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à +système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en +très grande quantité. + +«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou +bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il +faut donc prendre ses précautions. + +Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés +de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables, +sans parler des vêtements convenables à toutes les températures, +depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone +torride. + +Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain +nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne +voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les +tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes. + +«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, boeuf ou +vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient +d'une grande utilité. + +--J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club, +mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la +capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du +possible. + +Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs +se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse +appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force +prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent +mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laissé faire +Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les +y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent +soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du +projectile. + +Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir +le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile. +Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais +il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent +en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple +volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient +une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très +variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille +expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant +s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour +deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations +des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une +certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il +eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne +trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait +aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé +à partir. + +«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas +complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront +soin de ne pas nous oublier. + +--Non, certes, répondit J.-T. Maston. + +--Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl. + +--Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne +sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se +présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée, +c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous +envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe? + +--Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée; +voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous +oublierons pas! + +--J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des +nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits +si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la +Terre! + +Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec +son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à +sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile, +d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon +mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois +voyageurs dans leur expédition lunaire. + +Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile, +l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et +le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de +potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards +imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler +l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un +appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se +chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier +d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait +plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs, +pleine de difficultés et de périls. + +L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là, des grues +puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de +métal. + +Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce +poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement +déterminé l'inflammation du fulmi-coton. + +Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le +wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur +sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression +n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la +Columbiad. + +«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane +une somme de trois mille dollars. + +Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon +de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que +tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre. + +«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter, +mon brave capitaine. + +--Laquelle? demanda Nicholl. + +--C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous +serons sûrs de ne pas rester en route. + + + + + XXVI + -------------------- + FEU! + +Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ +du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures +quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit +ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes +conditions simultanées de zénith et de périgée. + +Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil +resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que +trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde. + +Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si +impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant +fardeau de l'attente! Tous les coeurs palpitèrent d'inquiétude, sauf +le coeur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait +avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une +préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le +sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon. + +Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui +s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts +d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette +immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les +relevés du _Tampa-Town Observer_, pendant cette mémorable journée, +cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride. + +Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour +de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée +depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des +tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient +une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités +de l'Europe. + +Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les +dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion +des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les +diverses classes de la société américaine se confondaient dans une +égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, +courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y +coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane +fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du +Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains +donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux +marchands de boeufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc +à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade +bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes +de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils +exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à +leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix +doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, +d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont +le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, +dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, +précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui +ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles +innombrables. + +A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur +les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit +menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui +répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, +singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons +divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon. + +Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en +aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles +vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les +tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de +bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le +sucre et de paquets de paille! + +«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix +retentissante. + +--Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton +glapissant. + +--Et du gin-sling! répétait celui-ci. + +--Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là. + +--Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode? +s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un +verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le +citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas +frais qui composent cette boisson rafraîchissante. + +Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous +l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air +et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier +décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement +enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni +à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs +circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch +accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de +l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les +quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant +dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les +cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du +faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on +comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne +laissait place à aucune distraction. + +Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui +précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. +Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur +pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le coeur. Chacun +aurait voulu «que ce fût fini». + +Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. +La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs +saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les +clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de +toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans +un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les +plus affectueux. + +En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect +les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le +chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines +haletantes, et le _Yankee doodle_, repris en choeur par cinq millions +d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières +limites de l'atmosphère. + +Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières +harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une +rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément +impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient +franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense +foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des +députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, +froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, +les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un +pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait +voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, +flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la +bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main +avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de +gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces +de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la +dernière seconde. + +Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le +projectile; la manoeuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de +fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages +penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps. + +Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur +celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au +moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le +projectile pourraient ainsi suivre de l'oeil l'impassible aiguille qui +marquerait l'instant précis de leur départ. + +Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en +dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston +avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il +réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de +son cher et brave président. + +«Si je partais? dit-il, il est encore temps! + +--Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane. + +Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient +installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la +plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée, +s'ouvrait librement vers le ciel. + +Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans +leur wagon de métal. + +Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son +paroxysme? + +La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant +sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait +alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin +de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre +que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du +lièvre qu'il veut atteindre. + +Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de +vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les coeurs +n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule +béante de la Columbiad. + +Murchison suivait de l'oeil l'aiguille de son chronomètre. Il s'en +fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne +sonnât, et chacune d'elles durait un siècle. + +A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la +pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le +projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés +s'échappèrent: + +«Trente-cinq!--trente-six!--trente-sept!--trente-huit!--trente-neuf!--quarante! +Feu!!!» + +Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, +rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la +Columbiad. + +Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait +donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des +éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu +jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se +souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant +entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des +vapeurs flamboyantes. + + + + + XXVII + -------------------- + TEMPS COUVERT + +Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une +prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride +entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à +la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de +feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, +et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord +l'apparition de ce météore gigantesque. + +La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable +tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses +entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur, +repoussèrent avec une incomparable violence les couches +atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que +l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs. + +Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous +furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte +inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et +J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se +vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet +au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes +demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur. + +Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, +culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt +milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette +ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre +autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se +lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port, +choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de +navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs +chaînes comme des fils de coton. + +Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et +au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contrecoup, aidé des +vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents +milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête +inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les +navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces +tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent +sous voiles, entre autres le _Childe-Harold_, de Liverpool, +regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet +des plus vives récriminations. + +Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que +l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du +projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent +avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes +sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la +côte africaine. + +Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte +passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et +des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! +Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million +d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de +lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les +émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le +cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait +se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur +de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste +dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et +persévérant, que les observations avaient été confiées. + +Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel +on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une +rude épreuve. + +Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se +couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible +déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de +l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de +quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été +troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer, +on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les +décharges de l'artillerie. + +Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais, +lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui, +malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses. +Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les +parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément, +puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation, +ils devaient en subir les conséquences. + +Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile +opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun +d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par +suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait +nécessairement alors par la ligne des antipodes. + +Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit +impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il +fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à +dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y +eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak +confirmèrent ce fâcheux contretemps. + +Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1er +décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du +soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et +comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces +conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop +crier. + +Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de +suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir +sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura +impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération +publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. +Triste retour des choses d'ici-bas! + +J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait +observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent +arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu +dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et +des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant +une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts +couvert. + +Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux +d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur +l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en +Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute +observation utile. + +Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe. +On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les +nuages accumulés dans l'air. + +Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne +fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent +la voûte étoilée contre tous les regards. + +Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes +du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce +délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait +rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement +amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion +toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, +c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont +les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc +attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la +retrouver pleine et commencer les observations. + +Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne +dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience +angélique. + +Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les +Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un +pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons. + +Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on +eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé +jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha. + +Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions +intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est +balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le +disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au +milieu des limpides constellations du ciel. + + + + + XXVIII + -------------------- + UN NOUVEL ASTRE + +Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue +éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là, +s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils +télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au +gigantesque réflecteur de Long's-Peak. + +Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge. +Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du +Gun-Club. + + _Longs's-Peak, 12 décembre._ + +A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE. + +_Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par +MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures +quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier +quartier. + +Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais +assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire. + +Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire +d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite +elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable +satellite. + +Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés. +On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. +La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à +deux mille huit cent trente-trois milles environ (-- 4,500 lieues). + +Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une +modification dans l'état des choses: + +Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs +atteindront le but de leur voyage; + +Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour +du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles. + +C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la +tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel +astre notre système solaire._ + + J.-M. BELFAST. + +Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation +grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la +science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette +entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune, +venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont +incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite, +s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du +monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour +le première fois, l'oeil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les +noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à +jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis +explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines, +se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie +dans la plus étrange tentative des temps modernes. + +Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut +dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il +possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non, +sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en +franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. +Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des +vivres pour un an. Mais après?... Les coeurs les plus insensibles +palpitaient à cette terrible question. + +Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. +Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et +résolu comme eux, le brave J.-T. Maston. + +D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut +désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense +réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait +dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard +et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces +stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du +projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme +restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne +désespérait pas de revoir un jour. + +«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès +que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles +et ils auront des nôtres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des +hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les +ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on +fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!» + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE *** + +***** This file should be named 799-8.txt or 799-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/7/9/799/ + +Produced by John Walker + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: De la terre à la lune + +Author: Jules Verne + +Release Date: March 3, 2011 [EBook #799] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE *** + + + + +Produced by John Walker; HTML version by Chuck Greif + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<h1>De la Terre à la Lune<br /> +<small><small>Trajet Direct<br /> +en 97 Heures 20 Minutes</small></small><br /><br /> +<small>par<br /><br /> +Jules Verne</small></h1> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<table border="0" cellpadding="5" cellspacing="0" summary="" +style="border:2px solid gray;max-width:70%;"> +<tr><td align="center"> +<a href="#I"><b>I, </b></a> +<a href="#II"><b>II, </b></a> +<a href="#III"><b>III, </b></a> +<a href="#IV"><b>IV, </b></a> +<a href="#V"><b>V, </b></a> +<a href="#VI"><b>VI, </b></a> +<a href="#VII"><b>VII, </b></a> +<a href="#VIII"><b>VIII, </b></a> +<a href="#IX"><b>IX, </b></a> +<a href="#X"><b>X, </b></a> +<a href="#XI"><b>XI, </b></a> +<a href="#XII"><b>XII, </b></a> +<a href="#XIII"><b>XIII, </b></a> +<a href="#XIV"><b>XIV, </b></a> +<a href="#XV"><b>XV, </b></a> +<a href="#XVI"><b>XVI, </b></a> +<a href="#XVII"><b>XVII, </b></a> +<a href="#XVIII"><b>XVIII, </b></a> +<a href="#XIX"><b>XIX, </b></a> +<a href="#XX"><b>XX, </b></a> +<a href="#XXI"><b>XXI, </b></a> +<a href="#XXII"><b>XXII, </b></a> +<a href="#XXIII"><b>XXIII, </b></a> +<a href="#XXIV"><b>XXIV, </b></a> +<a href="#XXV"><b>XXV, </b></a> +<a href="#XXVI"><b>XXVI, </b></a> +<a href="#XXVII"><b>XXVII, </b></a> +<a href="#XXVIII"><b>XXVIII</b></a> +</td></tr></table> + +<h3><a name="I" id="I"></a>I<br /><br /> +LE GUN-CLUB</h3> + +<p>Pendant la guerre fédérale des États-Unis, un nouveau club très +influent s'établit dans la ville de Baltimore, en plein Maryland. On +sait avec quelle énergie l'instinct militaire se développa chez ce +peuple d'armateurs, de marchands et de mécaniciens. De simples +négociants enjambèrent leur comptoir pour s'improviser capitaines, +colonels, généraux, sans avoir passé par les écoles d'application de +West-Point [École militaire des États-Unis.]; ils égalèrent bientôt +dans «L'art de la guerre» leurs collègues du vieux continent, et comme +eux ils remportèrent des victoires à force de prodiguer les boulets, +les millions et les hommes.</p> + +<p>Mais en quoi les Américains surpassèrent singulièrement les Européens, +ce fut dans la science de la balistique. Non que leurs armes +atteignissent un plus haut degré de perfection, mais elles offrirent +des dimensions inusitées, et eurent par conséquent des portées +inconnues jusqu'alors. En fait de tirs rasants, plongeants ou de +plein fouet, de feux d'écharpe, d'enfilade ou de revers, les Anglais, +les Français, les Prussiens, n'ont plus rien à apprendre; mais leurs +canons, leurs obusiers, leurs mortiers ne sont que des pistolets de +poche auprès des formidables engins de l'artillerie américaine.</p> + +<p>Ceci ne doit étonner personne. Les Yankees, ces premiers mécaniciens +du monde, sont ingénieurs, comme les Italiens sont musiciens et les +Allemands métaphysiciens,—de naissance. Rien de plus naturel, dès +lors, que de les voir apporter dans la science de la balistique leur +audacieuse ingéniosité. De là ces canons gigantesques, beaucoup moins +utiles que les machines à coudre, mais aussi étonnants et encore plus +admirés. On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de +Dahlgreen, de Rodman. Les Armstrong, les Pallisser et les Treuille de +Beaulieu n'eurent plus qu'à s'incliner devant leurs rivaux +d'outre-mer.</p> + +<p>Donc, pendant cette terrible lutte des Nordistes et des Sudistes, les +artilleurs tinrent le haut du pavé; les journaux de l'Union +célébraient leurs inventions avec enthousiasme, et il n'était si mince +marchand, si naïf «booby» [Badaud.], qui ne se cassât jour et nuit la +tête à calculer des trajectoires insensées.</p> + +<p>Or, quand un Américain a une idée, il cherche un second Américain qui +la partage. Sont-ils trois, ils élisent un président et deux +secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau +fonctionne. Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club +est constitué. Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Le premier qui inventa +un nouveau canon s'associa avec le premier qui le fondit et le premier +qui le fora. Tel fut le noyau du Gun-Club [Littéralement +«Club-Canon».]. Un mois après sa formation, il comptait dix-huit cent +trente-trois membres effectifs et trente mille cinq cent +soixante-quinze membres correspondants.</p> + +<p>Une condition <i>sine qua non</i> était imposée à toute personne qui +voulait entrer dans l'association, la condition d'avoir imaginé ou, +tout au moins, perfectionné un canon; à défaut de canon, une arme à +feu quelconque. Mais, pour tout dire, les inventeurs de revolvers à +quinze coups, de carabines pivotantes ou de sabres-pistolets ne +jouissaient pas d'une grande considération. Les artilleurs les +primaient en toute circonstance.</p> + +<p>«L'estime qu'ils obtiennent, dit un jour un des plus savants orateurs +du Gun-Club, est proportionnelle «aux masses» de leur canon, et «en +raison directe du carré des distances» atteintes par leurs +projectiles!</p> + +<p>Un peu plus, c'était la loi de Newton sur la gravitation universelle +transportée dans l'ordre moral.</p> + +<p>Le Gun-Club fondé, on se figure aisément ce que produisit en ce genre +le génie inventif des Américains. Les engins de guerre prirent des +proportions colossales, et les projectiles allèrent, au-delà des +limites permises, couper en deux les promeneurs inoffensifs. Toutes +ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments +de l'artillerie européenne. Qu'on en juge par les chiffres suivants.</p> + +<p>Jadis, «au bon temps», un boulet de trente-six, à une distance de +trois cents pieds, traversait trente-six chevaux pris de flanc et +soixante-huit hommes. C'était l'enfance de l'art. Depuis lors, les +projectiles ont fait du chemin. Le canon Rodman, qui portait à sept +milles [Le mille vaut 1609 mètres 31 centimètres. Cela fait donc près +de trois lieues.] un boulet pesant une demi-tonne [Cinq cents +kilogrammes.] aurait facilement renversé cent cinquante chevaux et +trois cents hommes. Il fut même question au Gun-Club d'en faire une +épreuve solennelle. Mais, si les chevaux consentirent à tenter +l'expérience, les hommes firent malheureusement défaut.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, l'effet de ces canons était très meurtrier, et à +chaque décharge les combattants tombaient comme des épis sous la faux. +Que signifiaient, auprès de tels projectiles, ce fameux boulet qui, à +Coutras, en 1587, mit vingt-cinq hommes hors de combat, et cet autre +qui, à Zorndoff, en 1758, tua quarante fantassins, et, en 1742, ce +canon autrichien de Kesselsdorf, dont chaque coup jetait soixante-dix +ennemis par terre? Qu'étaient ces feux surprenants d'Iéna ou +d'Austerlitz qui décidaient du sort de la bataille? On en avait vu +bien d'autres pendant la guerre fédérale! Au combat de Gettysburg, un +projectile conique lancé par un canon rayé atteignit cent +soixante-treize confédérés; et, au passage du Potomac, un boulet +Rodman envoya deux cent quinze Sudistes dans un monde évidemment +meilleur. Il faut mentionner également un mortier formidable +inventé par J.-T. Maston, membre distingué et secrétaire perpétuel du +Gun-Club, dont le résultat fut bien autrement meurtrier, puisque, à +son coup d'essai, il tua trois cent trente-sept personnes,—en +éclatant, il est vrai!</p> + +<p>Qu'ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes? Rien. Aussi +admettra-t-on sans conteste le calcul suivant, obtenu par le +statisticien Pitcairn: en divisant le nombre des victimes tombées sous +les boulets par celui des membres du Gun-Club, il trouva que chacun de +ceux-ci avait tué pour son compte une «moyenne» de deux mille trois +cent soixante-quinze hommes et une fraction.</p> + +<p>A considérer un pareil chiffre, il est évident que l'unique +préoccupation de cette société savante fut la destruction de +l'humanité dans un but philanthropique, et le perfectionnement des +armes de guerre, considérées comme instruments de civilisation.</p> + +<p>C'était une réunion d'Anges Exterminateurs, au demeurant les meilleurs +fils du monde.</p> + +<p>Il faut ajouter que ces Yankees, braves à toute épreuve, ne s'en +tinrent pas seulement aux formules et qu'ils payèrent de leur +personne. On comptait parmi eux des officiers de tout grade, +lieutenants ou généraux, des militaires de tout âge, ceux qui +débutaient dans la carrière des armes et ceux qui vieillissaient sur +leur affût. Beaucoup restèrent sur le champ de bataille dont les noms +figuraient au livre d'honneur du Gun-Club, et de ceux qui revinrent la +plupart portaient les marques de leur indiscutable intrépidité. +Béquilles, jambes de bois, bras articulés, mains à crochets, mâchoires +en caoutchouc, crânes en argent, nez en platine, rien ne manquait à la +collection, et le susdit Pitcairn calcula également que, dans le +Gun-Club, il n'y avait pas tout à fait un bras pour quatre personnes, +et seulement deux jambes pour six.</p> + +<p>Mais ces vaillants artilleurs n'y regardaient pas de si près, et ils +se sentaient fiers à bon droit, quand le bulletin d'une bataille +relevait un nombre de victimes décuple de la quantité de projectiles +dépensés.</p> + +<p>Un jour, pourtant, triste et lamentable jour, la paix fut signée par +les survivants de la guerre, les détonations cessèrent peu à peu, les +mortiers se turent, les obusiers muselés pour longtemps et les canons, +la tête basse, rentrèrent aux arsenaux, les boulets s'empilèrent dans +les parcs, les souvenirs sanglants s'effacèrent, les cotonniers +poussèrent magnifiquement sur les champs largement engraissés, les +vêtements de deuil achevèrent de s'user avec les douleurs, et le +Gun-Club demeura plongé dans un désœuvrement profond.</p> + +<p>Certains piocheurs, des travailleurs acharnés, se livraient bien +encore à des calculs de balistique; ils rêvaient toujours de bombes +gigantesques et d'obus incomparables. Mais, sans la pratique, +pourquoi ces vaines théories? Aussi les salles devenaient désertes, +les domestiques dormaient dans les antichambres, les journaux +moisissaient sur les tables, les coins obscurs retentissaient de +ronflements tristes, et les membres du Gun-Club, jadis si bruyants, +maintenant réduits au silence par une paix désastreuse, s'endormaient +dans les rêveries de l'artillerie platonique!</p> + +<p>«C'est désolant, dit un soir le brave Tom Hunter, pendant que ses +jambes de bois se carbonisaient dans la cheminée du fumoir. Rien à +faire! rien à espérer! Quelle existence fastidieuse! Où est le +temps où le canon vous réveillait chaque matin par ses joyeuses +détonations?</p> + +<p>—Ce temps-là n'est plus, répondit le fringant Bilsby, en cherchant à +se détirer les bras qui lui manquaient. C'était un plaisir alors! +On inventait son obusier, et, à peine fondu, on courait l'essayer +devant l'ennemi; puis on rentrait au camp avec un encouragement de +Sherman ou une poignée de main de MacClellan! Mais, aujourd'hui, les +généraux sont retournés à leur comptoir, et, au lieu de projectiles, +ils expédient d'inoffensives balles de coton! Ah! par sainte Barbe! +l'avenir de l'artillerie est perdu en Amérique!</p> + +<p>—Oui, Bilsby, s'écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles +déceptions! Un jour on quitte ses habitudes tranquilles, on s'exerce +au maniement des armes, on abandonne Baltimore pour les champs de +bataille, on se conduit en héros, et, deux ans, trois ans plus tard, +il faut perdre le fruit de tant de fatigues, s'endormir dans une +déplorable oisiveté et fourrer ses mains dans ses poches.</p> + +<p>Quoi qu'il pût dire, le vaillant colonel eût été fort empêché de +donner une pareille marque de son désœuvrement, et cependant, ce +n'étaient pas les poches qui lui manquaient.</p> + +<p>«Et nulle guerre en perspective! dit alors le fameux J.-T. Maston, +en grattant de son crochet de fer son crâne en gutta-percha. Pas un +nuage à l'horizon, et cela quand il y a tant à faire dans la science +de l'artillerie! Moi qui vous parle, j'ai terminé ce matin une +épure, avec plan, coupe et élévation, d'un mortier destiné à changer +les lois de la guerre!</p> + +<p>—Vraiment? répliqua Tom Hunter, en songeant involontairement au +dernier essai de l'honorable J.-T. Maston.</p> + +<p>—Vraiment, répondit celui-ci. Mais à quoi serviront tant d'études +menées à bonne fin, tant de difficultés vaincues? N'est-ce pas +travailler en pure perte? Les peuples du Nouveau Monde semblent +s'être donné le mot pour vivre en paix, et notre belliqueux <i>Tribune</i> +[Le plus fougueux journal abolitionniste de l'Union.] en arrive à +pronostiquer de prochaines catastrophes dues à l'accroissement +scandaleux des populations!</p> + +<p>—Cependant, Maston, reprit le colonel Blomsberry, on se bat toujours +en Europe pour soutenir le principe des nationalités!</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>—Eh bien! il y aurait peut-être quelque chose à tenter là-bas, et si +l'on acceptait nos services...</p> + +<p>—Y pensez-vous? s'écria Bilsby. Faire de la balistique au profit +des étrangers!</p> + +<p>—Cela vaudrait mieux que de n'en pas faire du tout, riposta le +colonel.</p> + +<p>—Sans doute, dit J.-T. Maston, cela vaudrait mieux, mais il ne faut +même pas songer à cet expédient.</p> + +<p>—Et pourquoi cela? demanda le colonel.</p> + +<p>—Parce qu'ils ont dans le Vieux Monde des idées sur l'avancement qui +contrarieraient toutes nos habitudes américaines. Ces gens-là ne +s'imaginent pas qu'on puisse devenir général en chef avant d'avoir +servi comme sous-lieutenant, ce qui reviendrait à dire qu'on ne +saurait être bon pointeur à moins d'avoir fondu le canon soi-même! +Or, c'est tout simplement...</p> + +<p>—Absurde! répliqua Tom Hunter en déchiquetant les bras de son +fauteuil à coups de «bowie-knife» [Couteau à large lame.], et puisque +les choses en sont là, il ne nous reste plus qu'à planter du tabac ou +à distiller de l'huile de baleine!</p> + +<p>—Comment! s'écria J.-T. Maston d'une voix retentissante, ces +dernières années de notre existence, nous ne les emploierons pas au +perfectionnement des armes à feu! Une nouvelle occasion ne se +rencontrera pas d'essayer la portée de nos projectiles! L'atmosphère +ne s'illuminera plus sous l'éclair de nos canons! Il ne surgira pas +une difficulté internationale qui nous permette de déclarer la guerre +à quelque puissance transatlantique! Les Français ne couleront pas un +seul de nos steamers, et les Anglais ne pendront pas, au mépris du +droit des gens, trois ou quatre de nos nationaux!</p> + +<p>—Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n'aurons pas ce +bonheur! Non! pas un de ces incidents ne se produira, et, se +produisît-il, nous n'en profiterions même pas! La susceptibilité +américaine s'en va de jour en jour, et nous tombons en quenouille!</p> + +<p>—Oui, nous nous humilions! répliqua Bilsby.</p> + +<p>—Et on nous humilie! riposta Tom Hunter.</p> + +<p>—Tout cela n'est que trop vrai, répliqua J.-T. Maston avec une +nouvelle véhémence. Il y a dans l'air mille raisons de se battre et +l'on ne se bat pas! On économise des bras et des jambes, et cela au +profit de gens qui n'en savent que faire! Et tenez, sans chercher si +loin un motif de guerre, l'Amérique du Nord n'a-t-elle pas appartenu +autrefois aux Anglais?</p> + +<p>—Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa +béquille.</p> + +<p>—Eh bien! reprit J.-T. Maston, pourquoi l'Angleterre à son tour +n'appartiendrait-elle pas aux Américains?</p> + +<p>—Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry.</p> + +<p>—Allez proposer cela au président des États-Unis, s'écria J.-T. +Maston, et vous verrez comme il vous recevra!</p> + +<p>—Il nous recevra mal, murmura Bilsby entre les quatre dents qu'il +avait sauvées de la bataille.</p> + +<p>—Par ma foi, s'écria J.-T. Maston, aux prochaines élections il n'a +que faire de compter sur ma voix!</p> + +<p>—Ni sur les nôtres, répondirent d'un commun accord ces belliqueux +invalides.</p> + +<p>—En attendant, reprit J.-T. Maston, et pour conclure, si l'on ne me +fournit pas l'occasion d'essayer mon nouveau mortier sur un vrai champ +de bataille, je donne ma démission de membre du Gun-Club, et je cours +m'enterrer dans les savanes de l'Arkansas!</p> + +<p>—Nous vous y suivrons», répondirent les interlocuteurs de +l'audacieux J.-T. Maston.</p> + +<p>Or, les choses en étaient là, les esprits se montaient de plus en +plus, et le club était menacé d'une dissolution prochaine, quand un +événement inattendu vint empêcher cette regrettable catastrophe.</p> + +<p>Le lendemain même de cette conversation, chaque membre du cercle +recevait une circulaire libellée en ces termes:</p> + +<div class="blockquot"><p class="r"><i>Baltimore, 3 octobre.</i></p> + +<p><i>Le président du Gun-Club a l'honneur de prévenir ses collègues +qu'à la séance du 5 courant il leur fera une communication de +nature à les intéresser vivement. En conséquence, il les prie, +toute affaire cessante, de se rendre à l'invitation qui leur est +faite par la présente.</i></p> + +<p class="r"><i>Très cordialement leur</i> IMPEY BARBICANE, P. G.-C. </p></div> + +<h3><a name="II" id="II"></a>II<br /><br /> +COMMUNICATION DU PRÉSIDENT BARBICANE</h3> + +<p>Le 5 octobre, à huit heures du soir, une foule compacte se pressait +dans les salons du Gun-Club, 21, Union-Square. Tous les membres du +cercle résidant à Baltimore s'étaient rendus à l'invitation de leur +président. Quant aux membres correspondants, les express les +débarquaient par centaines dans les rues de la ville, et si grand que +fût le «hall» des séances, ce monde de savants n'avait pu y trouver +place; aussi refluait-il dans les salles voisines, au fond des +couloirs et jusqu'au milieu des cours extérieures; là, il rencontrait +le simple populaire qui se pressait aux portes, chacun cherchant à +gagner les premiers rangs, tous avides de connaître l'importante +communication du président Barbicane, se poussant, se bousculant, +s'écrasant avec cette liberté d'action particulière aux masses élevées +dans les idées du «self government» [Gouvernement personnel.].</p> + +<p>Ce soir-là, un étranger qui se fût trouvé à Baltimore n'eût pas +obtenu, même à prix d'or, de pénétrer dans la grande salle; celle-ci +était exclusivement réservée aux membres résidants ou correspondants; +nul autre n'y pouvait prendre place, et les notables de la cité, les +magistrats du conseil des selectmen [Administrateurs de la ville élus +par la population.] avaient dû se mêler à la foule de leurs +administrés, pour saisir au vol les nouvelles de l'intérieur.</p> + +<p>Cependant l'immense «hall» offrait aux regards un curieux spectacle. +Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. De +hautes colonnes formées de canons superposés auxquels d'épais mortiers +servaient de base soutenaient les fines armatures de la voûte, +véritables dentelles de fonte frappées à l'emporte-pièce. Des +panoplies d'espingoles, de tromblons, d'arquebuses, de carabines, de +toutes les armes à feu anciennes ou modernes s'écartelaient sur les +murs dans un entrelacement pittoresque. Le gaz sortait pleine flamme +d'un millier de revolvers groupés en forme de lustres, tandis que des +girandoles de pistolets et des candélabres faits de fusils réunis en +faisceaux, complétaient ce splendide éclairage. Les modèles de +canons, les échantillons de bronze, les mires criblées de coups, les +plaques brisées au choc des boulets du Gun-Club, les assortiments de +refouloirs et d'écouvillons, les chapelets de bombes, les colliers de +projectiles, les guirlandes d'obus, en un mot, tous les outils de +l'artilleur surprenaient l'œil par leur étonnante disposition et +laissaient à penser que leur véritable destination était plus +décorative que meurtrière.</p> + +<p>A la place d'honneur, on voyait, abrité par une splendide vitrine, un +morceau de culasse, brisé et tordu sous l'effort de la poudre, +précieux débris du canon de J.-T. Maston.</p> + +<p>A l'extrémité de la salle, le président, assisté de quatre +secrétaires, occupait une large esplanade. Son siège, élevé sur un +affût sculpté, affectait dans son ensemble les formes puissantes d'un +mortier de trente-deux pouces; il était braque sous un angle de +quatre-vingt-dix degrés et suspendu à des tourillons, de telle sorte +que le président pouvait lui imprimer, comme aux «rocking-chairs» +[Chaises à bascule en usage aux États-Unis.], un balancement fort +agréable par les grandes chaleurs. Sur le bureau, vaste plaque de +tôle supportée par six caronades, on voyait un encrier d'un goût +exquis, fait d'un biscaïen délicieusement ciselé, et un timbre à +détonation qui éclatait, à l'occasion, comme un revolver. Pendant les +discussions véhémentes, cette sonnette d'un nouveau genre suffisait à +peine à couvrir la voix de cette légion d'artilleurs surexcités.</p> + +<p>Devant le bureau, des banquettes disposées en zigzags, comme les +circonvallations d'un retranchement, formaient une succession de +bastions et de courtines où prenaient place tous les membres du +Gun-Club, et ce soir-là, on peut le dire, «il y avait du monde sur les +remparts». On connaissait assez le président pour savoir qu'il n'eût +pas dérangé ses collègues sans un motif de la plus haute gravité.</p> + +<p>Impey Barbicane était un homme de quarante ans, calme, froid, austère, +d'un esprit éminemment sérieux et concentré; exact comme un +chronomètre, d'un tempérament à toute épreuve, d'un caractère +inébranlable; peu chevaleresque, aventureux cependant, mais apportant +des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires; +l'homme par excellence de la Nouvelle-Angleterre, le Nordiste +colonisateur, le descendant de ces Têtes-Rondes si funestes aux +Stuarts, et l'implacable ennemi des gentlemen du Sud, ces anciens +Cavaliers de la mère patrie. En un mot, un Yankee coulé d'un seul +bloc.</p> + +<p>Barbicane avait fait une grande fortune dans le commerce des bois; +nommé directeur de l'artillerie pendant la guerre, il se montra +fertile en inventions; audacieux dans ses idées, il contribua +puissamment aux progrès de cette arme, et donna aux choses +expérimentales un incomparable élan.</p> + +<p>C'était un personnage de taille moyenne, ayant, par une rare exception +dans le Gun-Club, tous ses membres intacts. Ses traits accentués +semblaient tracés à l'équerre et au tire-ligne, et s'il est vrai que, +pour deviner les instincts d'un homme, on doive le regarder de profil, +Barbicane, vu ainsi, offrait les indices les plus certains de +l'énergie, de l'audace et du sang-froid.</p> + +<p>En cet instant, il demeurait immobile dans son fauteuil, muet, +absorbé, le regard en dedans, abrité sous son chapeau à haute forme, +cylindre de soie noire qui semble vissé sur les crânes américains.</p> + +<p>Ses collègues causaient bruyamment autour de lui sans le distraire; +ils s'interrogeaient, ils se lançaient dans le champ des suppositions, +ils examinaient leur président et cherchaient, mais en vain, à dégager +l'X de son imperturbable physionomie.</p> + +<p>Lorsque huit heures sonnèrent à l'horloge fulminante de la grande +salle, Barbicane, comme s'il eût été mû par un ressort, se redressa +subitement; il se fit un silence général, et l'orateur, d'un ton un +peu emphatique, prit la parole en ces termes:</p> + +<p>«Braves collègues, depuis trop longtemps déjà une paix inféconde est +venue plonger les membres du Gun-Club dans un regrettable +désœuvrement. Après une période de quelques années, si pleine +d'incidents, il a fallu abandonner nos travaux et nous arrêter net sur +la route du progrès. Je ne crains pas de le proclamer à haute voix, +toute guerre qui nous remettrait les armes à la main serait bien +venue...</p> + +<p>—Oui, la guerre! s'écria l'impétueux J.-T. Maston.</p> + +<p>—Écoutez! écoutez! répliqua-t-on de toutes parts.</p> + +<p>—Mais la guerre, dit Barbicane, la guerre est impossible dans les +circonstances actuelles, et, quoi que puisse espérer mon honorable +interrupteur, de longues années s'écouleront encore avant que nos +canons tonnent sur un champ de bataille. Il faut donc en prendre son +parti et chercher dans un autre ordre d'idées un aliment à l'activité +qui nous dévore!</p> + +<p>L'assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat. +Elle redoubla d'attention.</p> + +<p>«Depuis quelques mois, mes braves collègues, reprit Barbicane, je me +suis demandé si, tout en restant dans notre spécialité, nous ne +pourrions pas entreprendre quelque grande expérience digne du XIXe +siècle, et si les progrès de la balistique ne nous permettraient pas +de la mener à bonne fin. J'ai donc cherché, travaillé, calculé, et de +mes études est résultée cette conviction que nous devons réussir dans +une entreprise qui paraîtrait impraticable à tout autre pays. Ce +projet, longuement élaboré, va faire l'objet de ma communication; il +est digne de vous, digne du passé du Gun-Club, et il ne pourra manquer +de faire du bruit dans le monde!</p> + +<p>—Beaucoup de bruit? s'écria un artilleur passionné.</p> + +<p>—Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane.</p> + +<p>—N'interrompez pas! répétèrent plusieurs voix.</p> + +<p>—Je vous prie donc, braves collègues, reprit le président, de +m'accorder toute votre attention.</p> + +<p>Un frémissement courut dans l'assemblée. Barbicane, ayant d'un geste +rapide assuré son chapeau sur sa tête, continua son discours d'une +voix calme:</p> + +<p>«Il n'est aucun de vous, braves collègues, qui n'ait vu la Lune, ou +tout au moins, qui n'en ait entendu parler. Ne vous étonnez pas si je +viens vous entretenir ici de l'astre des nuits. Il nous est peut-être +réservé d'être les Colombs de ce monde inconnu. Comprenez-moi, +secondez-moi de tout votre pouvoir, je vous mènerai à sa conquête, et +son nom se joindra à ceux des trente-six États qui forment ce grand +pays de l'Union!</p> + +<p>—Hurrah pour la Lune! s'écria le Gun-Club d'une seule voix.</p> + +<p>—On a beaucoup étudié la Lune, reprit Barbicane; sa masse, sa densité, +son poids, son volume, sa constitution, ses mouvements, sa distance, son +rôle dans le monde solaire, sont parfaitement déterminés; on a dressé +des cartes sélénographiques[*] avec une perfection qui égale, si même elle +ne surpasse pas, celle des cartes terrestres; la photographie a donné de notre +satellite des épreuves d'une incomparable beauté [Voir les +magnifiques clichés de la Lune, obtenus par M. Waren de la Rue.]. En un +mot, on sait de la Lune tout ce que les sciences mathématiques, +l'astronomie, la géologie, l'optique peuvent en apprendre; mais +jusqu'ici il n'a jamais été établi de communication directe avec elle.</p> + +<p>[* De +<span title="\(\sigma\epsilon\lambda\acute{\eta}\nu\eta\)"> +σελἡνη +</span>, +mot grec qui signifie Lune.]</p> + +<p>Un violent mouvement d'intérêt et de surprise accueillit ces paroles.</p> + +<p>«Permettez-moi, reprit-il, de vous rappeler en quelques mots comment +certains esprits ardents, embarqués pour des voyages imaginaires, +prétendirent avoir pénétré les secrets de notre satellite. Au XVIIe +siècle, un certain David Fabricius se vanta d'avoir vu de ses yeux des +habitants de la Lune. En 1649, un Français, Jean Baudoin, publia le +<i>Voyage fait au monde de la Lune par Dominique Gonzalès</i>, aventurier +espagnol. A la même époque, Cyrano de Bergerac fit paraître cette +expédition célèbre qui eut tant de succès en France. Plus tard, un +autre Français—ces gens-là s'occupent beaucoup de la Lune—, le nommé +Fontenelle, écrivit la <i>Pluralité des Mondes</i>, un chef-d'œuvre en son +temps; mais la science, en marchant, écrase même les chefs-d'œuvre! +Vers 1835, un opuscule traduit du <i>New York American</i> raconta que Sir +John Herschell, envoyé au cap de Bonne-Espérance pour y faire des +études astronomiques, avait, au moyen d'un télescope perfectionné par +un éclairage intérieur, ramené la Lune à une distance de quatre-vingts +yards [Le yard vaut un peu moins que le mètre, soit 91 cm.]. Alors +il aurait aperçu distinctement des cavernes dans lesquelles vivaient +des hippopotames, de vertes montagnes frangées de dentelles d'or, des +moutons aux cornes d'ivoire, des chevreuils blancs, des habitants avec +des ailes membraneuses comme celles de la chauve-souris. Cette +brochure, œuvre d'un Américain nommé Locke [Cette brochure fut +publiée en France par le républicain Laviron, qui fut tué au siège de +Rome en 1840.], eut un très grand succès. Mais bientôt on reconnut +que c'était une mystification scientifique, et les Français furent les +premiers à en rire.</p> + +<p>—Rire d'un Américain! s'écria J.-T. Maston, mais voilà un <i>casus +belli</i>!...</p> + +<p>—Rassurez-vous, mon digne ami. Les Français, avant d'en rire, +avaient été parfaitement dupés de notre compatriote. Pour terminer ce +rapide historique, j'ajouterai qu'un certain Hans Pfaal de Rotterdam, +s'élançant dans un ballon rempli d'un gaz tiré de l'azote, et +trente-sept fois plus léger que l'hydrogène, atteignit la Lune après +dix-neuf jours de traversée. Ce voyage, comme les tentatives +précédentes, était simplement imaginaire, mais ce fut l'œuvre d'un +écrivain populaire en Amérique, d'un génie étrange et contemplatif. +J'ai nommé Poe!</p> + +<p>—Hurrah pour Edgard Poe! s'écria l'assemblée, électrisée par les +paroles de son président.</p> + +<p>—J'en ai fini, reprit Barbicane, avec ces tentatives que j'appellerai +purement littéraires, et parfaitement insuffisantes pour établir des +relations sérieuses avec l'astre des nuits. Cependant, je dois +ajouter que quelques esprits pratiques essayèrent de se mettre en +communication sérieuse avec lui. Ainsi, il y a quelques années, un +géomètre allemand proposa d'envoyer une commission de savants dans les +steppes de la Sibérie. Là, sur de vastes plaines, on devait établir +d'immenses figures géométriques, dessinées au moyen de réflecteurs +lumineux, entre autres le carré de l'hypoténuse, vulgairement appelé +le «Pont aux ânes» par les Français. «Tout être intelligent, disait +le géomètre, doit comprendre la destination scientifique de cette +figure. Les Sélénites [Habitants de la Lune.], s'ils existent, +répondront par une figure semblable, et la communication une fois +établie, il sera facile de créer un alphabet a qui permettra de +s'entretenir avec les habitants de la Lune.» Ainsi parlait le géomètre +allemand, mais son projet ne fut pas mis à exécution, et jusqu'ici +aucun lien direct n'a existé entre la Terre et son satellite. Mais il +est réservé au génie pratique des Américains de se mettre en rapport +avec le monde sidéral. Le moyen d'y parvenir est simple, facile, +certain, immanquable, et il va faire l'objet de ma proposition.</p> + +<p>Un brouhaha, une tempête d'exclamations accueillit ces paroles. Il +n'était pas un seul des assistants qui ne fût dominé, entraîné, enlevé +par les paroles de l'orateur.</p> + +<p>«Écoutez! écoutez! Silence donc!» s'écria-t-on de toutes parts.</p> + +<p>Lorsque l'agitation fut calmée, Barbicane reprit d'une voix plus grave +son discours interrompu:</p> + +<p>«Vous savez, dit-il, quels progrès la balistique a faits depuis +quelques années et à quel degré de perfection les armes à feu seraient +parvenues, si la guerre eût continué. Vous n'ignorez pas non plus +que, d'une façon générale, la force de résistance des canons et la +puissance expansive de la poudre sont illimitées. Eh bien! partant +de ce principe, je me suis demandé si, au moyen d'un appareil +suffisant, établi dans des conditions de résistance déterminées, il ne +serait pas possible d'envoyer un boulet dans la Lune.</p> + +<p>A ces paroles, un «oh!» de stupéfaction s'échappa de mille poitrines +haletantes; puis il se fit un moment de silence, semblable à ce calme +profond qui précède les coups de tonnerre. Et, en effet, le tonnerre +éclata, mais un tonnerre d'applaudissements, de cris, de clameurs, qui +fit trembler la salle des séances. Le président voulait parler; il ne +le pouvait pas. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes qu'il parvint à +se faire entendre.</p> + +<p>«Laissez-moi achever, reprit-il froidement. J'ai pris la question +sous toutes ses faces, je l'ai abordée résolument, et de mes calculs +indiscutables il résulte que tout projectile doué d'une vitesse +initiale de douze mille yards [Environ 11,000 mètres.] par seconde, et +dirigé vers la Lune, arrivera nécessairement jusqu'à elle. J'ai donc +l'honneur de vous proposer, mes braves collègues, de tenter cette +petite expérience!</p> + +<h3><a name="III" id="III"></a>III<br /><br /> +EFFET DE LA COMMUNICATION BARBICANE</h3> + +<p>Il est impossible de peindre l'effet produit par les dernières paroles +de l'honorable président. Quels cris! quelles vociférations! quelle +succession de grognements, de hurrahs, de «hip! hip! hip!» et de +toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine! +C'était un désordre, un brouhaha indescriptible! Les bouches +criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des +salles. Toutes les armes de ce musée d'artillerie, partant à la fois, +n'auraient pas agité plus violemment les ondes sonores. Cela ne peut +surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs +canons.</p> + +<p>Barbicane demeurait calme au milieu de ces clameurs enthousiastes; +peut-être voulait-il encore adresser quelques paroles à ses collègues, +car ses gestes réclamèrent le silence, et son timbre fulminant +s'épuisa en violentes détonations. On ne l'entendit même pas. +Bientôt il fut arraché de son siège, porté en triomphe, et des mains +de ses fidèles camarades il passa dans les bras d'une foule non moins +surexcitée.</p> + +<p>Rien ne saurait étonner un Américain. On a souvent répété que le mot +«impossible» n'était pas français; on s'est évidemment trompé de +dictionnaire. En Amérique, tout est facile, tout est simple, et quant +aux difficultés mécaniques, elles sont mortes avant d'être nées. +Entre le projet Barbicane et sa réalisation, pas un véritable Yankee +ne se fût permis d'entrevoir l'apparence d'une difficulté. Chose +dite, chose faite.</p> + +<p>La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. Une +véritable marche aux flambeaux. Irlandais, Allemands, Français, +Écossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population +du Maryland, criaient dans leur langue maternelle, et les vivats, les +hurrahs, les bravos s'entremêlaient dans un inexprimable élan.</p> + +<p>Précisément, comme si elle eût compris qu'il s'agissait d'elle, la +Lune brillait alors avec une sereine magnificence, éclipsant de son +intense irradiation les feux environnants. Tous les Yankees +dirigeaient leurs yeux vers son disque étincelant; les uns la +saluaient de la main, les autres l'appelaient des plus doux noms; +ceux-ci la mesuraient du regard, ceux-là la menaçaient du poing; de +huit heures à minuit, un opticien de Jone's-Fall-Street fit sa fortune +à vendre des lunettes. L'astre des nuits était lorgné comme une lady +de haute volée. Les Américains en agissaient avec un sans-façon de +propriétaires. Il semblait que la blonde Phoebé appartînt à ces +audacieux conquérants et fît déjà partie du territoire de l'Union. Et +pourtant il n'était question que de lui envoyer un projectile, façon +assez brutale d'entrer en relation, même avec un satellite, mais fort +en usage parmi les nations civilisées.</p> + +<p>Minuit venait de sonner, et l'enthousiasme ne baissait pas; il se +maintenait à dose égale dans toutes les classes de la population; le +magistrat, le savant, le négociant, le marchand, le portefaix, les +hommes intelligents aussi bien que les gens «verts [Expression tout +fait américaine pour désigner des gens naïfs.]», se sentaient remués +dans leur fibre la plus délicate; il s'agissait là d'une entreprise +nationale; aussi la ville haute, la ville basse, les quais baignés par +les eaux du Patapsco, les navires emprisonnés dans leurs bassins +regorgeaient d'une foule ivre de joie, de gin et de whisky; chacun +conversait, pérorait, discutait, disputait, approuvait, applaudissait, +depuis le gentleman nonchalamment étendu sur le canapé des bar-rooms +devant sa chope de sherry-cobbler [Mélange de rhum, de jus d'orange, +de sucre, de cannelle et de muscade. Cette boisson de couleur +jaunâtre s'aspire dans des chopes au moyen d'un chalumeau de verre. +Les bar-rooms sont des espèces de cafés.], jusqu'au waterman qui se +grisait de «casse-poitrine [Boisson effrayante du bas peuple. +Littéralement, en anglais: <i>thorough knock me down</i>.] » dans les +sombres tavernes du Fells-Point.</p> + +<p>Cependant, vers deux heures, l'émotion se calma. Le président +Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. Un +hercule n'eût pas résisté à un enthousiasme pareil. La foule +abandonna peu à peu les places et les rues. Les quatre rails-roads de +l'Ohio, de Susquehanna, de Philadelphie et de Washington, qui +convergent à Baltimore, jetèrent le public hexogène aux quatre coins +des États-Unis, et la ville se reposa dans une tranquillité relative.</p> + +<p>Ce serait d'ailleurs une erreur de croire que, pendant cette soirée +mémorable, Baltimore fût seule en proie à cette agitation. Les +grandes villes de l'Union, New York, Boston, Albany, Washington, +Richmond, Crescent-City [Surnom de La Nouvelle-Orléans.], Charleston, +la Mobile, du Texas au Massachusetts, du Michigan aux Florides, toutes +prenaient leur part de ce délire. En effet, les trente mille +correspondants du Gun-Club connaissaient la lettre de leur président, +et ils attendaient avec une égale impatience la fameuse communication +du 5 octobre. Aussi, le soir même, à mesure que les paroles +s'échappaient des lèvres de l'orateur, elles couraient sur les fils +télégraphiques, à travers les États de l'Union, avec une vitesse de +deux cent quarante-huit mille quatre cent quarante-sept milles [Cent +mille lieues. C'est la vitesse de l'électricité.] à la seconde. On +peut donc dire avec une certitude absolue qu'au même instant les +États-Unis d'Amérique, dix fois grands comme la France, poussèrent un +seul hurrah, et que vingt-cinq millions de cœurs, gonflés d'orgueil, +battirent de la même pulsation.</p> + +<p>Le lendemain, quinze cents journaux quotidiens, hebdomadaires, +bi-mensuels ou mensuels, s'emparèrent de la question; ils +l'examinèrent sous ses différents aspects physiques, météorologiques, +économiques ou moraux, au point de vue de la prépondérance politique +ou de la civilisation. Ils se demandèrent si la Lune était un monde +achevé, si elle ne subissait plus aucune transformation. +Ressemblait-elle à la Terre au temps où l'atmosphère n'existait pas +encore? Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde +terrestre? Bien qu'il ne s'agît encore que d'envoyer un boulet à +l'astre des nuits, tous voyaient là le point de départ d'une série +d'expériences; tous espéraient qu'un jour l'Amérique pénétrerait les +derniers secrets de ce disque mystérieux, et quelques-uns même +semblèrent craindre que sa conquête ne dérangeât sensiblement +l'équilibre européen.</p> + +<p>Le projet discuté, pas une feuille ne mit en doute sa réalisation; les +recueils, les brochures, les bulletins, les «magazines» publiés par +les sociétés savantes, littéraires ou religieuses, en firent ressortir +les avantages, et «la Société d'Histoire naturelle» de Boston, «la +Société américaine des sciences et des arts» d'Albany, «la Société +géographique et statistique» de New York, «la Société philosophique +américaine» de Philadelphie, «l'Institution Smithsonienne» de +Washington, envoyèrent dans mille lettres leurs félicitations au +Gun-Club, avec des offres immédiates de service et d'argent.</p> + +<p>Aussi, on peut le dire, jamais proposition ne réunit un pareil nombre +d'adhérents; d'hésitations, de doutes, d'inquiétudes, il ne fut même +pas question. Quant aux plaisanteries, aux caricatures, aux chansons +qui eussent accueilli en Europe, et particulièrement en France, l'idée +d'envoyer un projectile à la Lune, elles auraient fort mal servi leur +auteur; tous les «lifepreservers [Arme de poche faite en baleine +flexible et d'une boule de métal.]» du monde eussent été impuissants à +le garantir contre l'indignation générale. Il y a des choses dont on +ne rit pas dans le Nouveau Monde. Impey Barbicane devint donc, à +partir de ce jour, un des plus grands citoyens des États-Unis, quelque +chose comme le Washington de la science, et un trait, entre plusieurs, +montrera jusqu'où allait cette inféodation subite d'un peuple à un +homme.</p> + +<p>Quelques jours après la fameuse séance du Gun-Club, le directeur d'une +troupe anglaise annonça au théâtre de Baltimore la représentation de +<i>Much ado about nothing</i> [<i>Beaucoup de bruit pour rien</i>, une des +comédies de Shakespeare.]. Mais la population de la ville, voyant dans +ce titre une allusion blessante aux projets du président Barbicane, +envahit la salle, brisa les banquettes et obligea le malheureux +directeur à changer son affiche. Celui-ci, en homme d'esprit, +s'inclinant devant la volonté publique, remplaça la malencontreuse +comédie par <i>As you like it</i> [<i>Comme il vous plaira</i>, de +Shakespeare.], et, pendant plusieurs semaines, il fit des recettes +phénoménales.</p> + +<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV<br /><br /> +RÉPONSE DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE</h3> + +<p>Cependant Barbicane ne perdit pas un instant au milieu des ovations +dont il était l'objet. Son premier soin fut de réunir ses collègues +dans les bureaux du Gun-Club. Là, après discussion, on convint de +consulter les astronomes sur la partie astronomique de l'entreprise; +leur réponse une fois connue, on discuterait alors les moyens +mécaniques, et rien ne serait négligé pour assurer le succès de cette +grande expérience.</p> + +<p>Une note très précise, contenant des questions spéciales, fut donc +rédigée et adressée à l'Observatoire de Cambridge, dans le +Massachusetts. Cette ville, où fut fondée la première Université des +États-Unis, est justement célèbre par son bureau astronomique. Là se +trouvent réunis des savants du plus haut mérite; là fonctionne la +puissante lunette qui permit à Bond de résoudre la nébuleuse +d'Andromède et à Clarke de découvrir le satellite de Sirius. Cet +établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance +du Gun-Club.</p> + +<p>Aussi, deux jours après, sa réponse, si impatiemment attendue, +arrivait entre les mains du président Barbicane. Elle était conçue en +ces termes:</p> + +<p><i>Le Directeur de l'Observatoire de Cambridge au Président du Gun-Club, +à Baltimore.</i></p> + +<p><span style="margin-left: 24em;">«Cambridge, 7 octobre.</span></p> + +<p>«Au reçu de votre honorée du 6 courant, adressée à l'Observatoire de +Cambridge au nom des membres du Gun-Club de Baltimore, notre bureau +s'est immédiatement réuni, et il a jugé à propos [Il y a dans le texte +le mot <i>expedient</i>, qui est absolument intraduisible en français.] de +répondre comme suit:</p> + +<p>«Les questions qui lui ont été posées sont celles-ci:</p> + +<p>«1º Est-il possible d'envoyer un projectile dans la Lune?</p> + +<p>«2º Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son +satellite?</p> + +<p>«3º Quelle sera la durée du trajet du projectile auquel aura été +imprimée une vitesse initiale suffisante, et, par conséquent, à quel +moment devra-t-on le lancer pour qu'il rencontre la Lune en un point +déterminé?</p> + +<p>«4º A quel moment précis la Lune se présentera-t-elle dans la +position la plus favorable pour être atteinte par le projectile?</p> + +<p>«5º Quel point du ciel devra-t-on viser avec le canon destiné à +lancer le projectile?</p> + +<p>«6º Quelle place la Lune occupera-t-elle dans le ciel au moment où +partira le projectile?</p> + +<p>«Sur la première question:—Est-il possible d'envoyer un projectile +dans la Lune?</p> + +<p>«Oui, il est possible d'envoyer un projectile dans la Lune, si l'on +parvient à animer ce projectile d'une vitesse initiale de douze mille +yards par seconde. Le calcul démontre que cette vitesse est +suffisante. A mesure que l'on s'éloigne de la Terre, l'action de la +pesanteur diminue en raison inverse du carré des distances, +c'est-à-dire que, pour une distance trois fois plus grande, cette +action est neuf fois moins forte. En conséquence, la pesanteur du +boulet décroîtra rapidement, et finira par s'annuler complètement au +moment où l'attraction de la Lune fera équilibre à celle de la Terre, +c'est-à-dire aux quarante-sept cinquante-deuxièmes du trajet. En ce +moment, le projectile ne pèsera plus, et, s'il franchit ce point, il +tombera sur la Lune par l'effet seul de l'attraction lunaire. La +possibilité théorique de l'expérience est donc absolument démontrée; +quant à sa réussite, elle dépend uniquement de la puissance de l'engin +employé.</p> + +<p>«Sur la deuxième question:—Quelle est la distance exacte qui sépare +la Terre de son satellite?</p> + +<p>«La Lune ne décrit pas autour de la Terre une circonférence, mais bien +une ellipse dont notre globe occupe l'un des foyers; de là cette +conséquence que la Lune se trouve tantôt plus rapprochée de la Terre, +et tantôt plus éloignée, ou, en termes astronomiques, tantôt dans son +apogée, tantôt dans son périgée. Or, la différence entre sa plus +grande et sa plus petite distance est assez considérable, dans +l'espèce, pour qu'on ne doive pas la négliger. En effet, dans son +apogée, la Lune est à deux cent quarante-sept mille cinq cent +cinquante-deux milles (—99,640 lieues de 4 kilomètres), et dans son +périgée à deux cent dix-huit mille six cent cinquante-sept milles +seulement (— 88,010 lieues), ce qui fait une différence de vingt-huit +mille huit cent quatre-vingt-quinze milles (— 11,630 lieues), ou plus +du neuvième du parcours. C'est donc la distance périgéenne de la Lune +qui doit servir de base aux calculs.</p> + +<p>«Sur la troisième question:—Quelle sera la durée du trajet du +projectile auquel aura été imprimée une vitesse initiale suffisante, +et, par conséquent, à quel moment devra-t-on le lancer pour qu'il +rencontre la Lune en un point déterminé?</p> + +<p>«Si le boulet conservait indéfiniment la vitesse initiale de douze +mille yards par seconde qui lui aura été imprimée à son départ, il ne +mettrait que neuf heures environ à se rendre à sa destination; mais +comme cette vitesse initiale ira continuellement en décroissant, il se +trouve, tout calcul fait, que le projectile emploiera trois cent mille +secondes, soit quatre-vingt-trois heures et vingt minutes, pour +atteindre le point où les attractions terrestre et lunaire se font +équilibre, et de ce point il tombera sur la Lune en cinquante mille +secondes, ou treize heures cinquante-trois minutes et vingt secondes. +Il conviendra donc de le lancer quatre-vingt-dix-sept heures treize +minutes et vingt secondes avant l'arrivée de la Lune au point visé.</p> + +<p>«Sur la quatrième question:—A quel moment précis la Lune se +présentera-t-elle dans la position la plus favorable pour être +atteinte par le projectile?</p> + +<p>«D'après ce qui vient d'être dit ci-dessus, il faut d'abord choisir +l'époque où la Lune sera dans son périgée, et en même temps le moment +où elle passera au zénith, ce qui diminuera encore le parcours d'une +distance égale au rayon terrestre, soit trois mille neuf cent dix-neuf +milles; de telle sorte que le trajet définitif sera de deux cent +quatorze mille neuf cent soixante-seize milles (—86,410 lieues). +Mais, si chaque mois la Lune passe à son périgée, elle ne se trouve +pas toujours au zénith à ce moment. Elle ne se présente dans ces deux +conditions qu'à de longs intervalles. Il faudra donc attendre la +coïncidence du passage au périgée et au zénith. Or, par une heureuse +circonstance, le 4 décembre de l'année prochaine, la Lune offrira ces +deux conditions: à minuit, elle sera dans son périgée, c'est-à-dire à +sa plus courte distance de la Terre, et elle passera en même temps au +zénith.</p> + +<p>«Sur la cinquième question:—Quel point du ciel devra-t-on viser avec +le canon destiné à lancer le projectile?</p> + +<p>«Les observations précédentes étant admises, le canon devra être +braqué sur le zénith [Le zénith est le point du ciel situé +verticalement au-dessus de la tête d'un observateur.] du lieu; de la +sorte, le tir sera perpendiculaire au plan de l'horizon, et le +projectile se dérobera plus rapidement aux effets de l'attraction +terrestre. Mais, pour que la Lune monte au zénith d'un lieu, il faut +que ce lieu ne soit pas plus haut en latitude que la déclinaison de +cet astre, autrement dit, qu'il soit compris entre 0° et 28° de +latitude nord ou sud [Il n'y a en effet que les régions du globe +comprises entre l'équateur et le vingt-huitième parallèle, dans +lesquels la culmination de la Lune l'amène au zénith; au-delà du 28e +degré, la Lune s'approche d'autant moins du zénith que l'on s'avance +vers les pôles.]. En tout autre endroit, le tir devrait être +nécessairement oblique, ce qui nuirait à la réussite de l'expérience.</p> + +<p>«Sur la sixième question:—Quelle place la Lune occupera-t-elle dans +le ciel au moment où partira le projectile?</p> + +<p>«Au moment où le projectile sera lancé dans l'espace, la Lune, qui +avance chaque jour de treize degrés dix minutes et trente-cinq +secondes, devra se trouver éloignée du point zénithal de quatre fois +ce nombre, soit cinquante-deux degrés quarante-deux minutes et vingt +secondes, espace qui correspond au chemin qu'elle fera pendant la +durée du parcours du projectile. Mais comme il faut également tenir +compte de la déviation que fera éprouver au boulet le mouvement de +rotation de la terre, et comme le boulet n'arrivera à la Lune qu'après +avoir dévié d'une distance égale à seize rayons terrestres, qui, +comptés sur l'orbite de la Lune, font environ onze degrés, on doit +ajouter ces onze degrés à ceux qui expriment le retard de la Lune déjà +mentionné, soit soixante-quatre degrés en chiffres ronds. Ainsi donc, +au moment du tir, le rayon visuel mené à la Lune fera avec la +verticale du lieu un angle de soixante-quatre degrés.</p> + +<p>«Telles sont les réponses aux questions posées à l'Observatoire de +Cambridge par les membres du Gun-Club.</p> + +<p>«En résumé:</p> + +<p>«1º Le canon devra être établi dans un pays situé entre 0° et 28° de +latitude nord ou sud.</p> + +<p>«2º Il devra être braqué sur le zénith du lieu.</p> + +<p>«3º Le projectile devra être animé d'une vitesse initiale de douze +mille yards par seconde.</p> + +<p>«4º Il devra être lancé le 1<sup>er</sup> décembre de l'année prochaine, à onze +heures moins treize minutes et vingt secondes.</p> + +<p>«5º Il rencontrera la Lune quatre jours après son départ, le 4 +décembre à minuit précis, au moment où elle passera au zénith.</p> + +<p>«Les membres du Gun-Club doivent donc commencer sans retard les +travaux nécessités par une pareille entreprise et être prêts à opérer +au moment déterminé, car, s'ils laissaient passer cette date du 4 +décembre, ils ne retrouveraient la Lune dans les mêmes conditions de +périgée et de zénith que dix-huit ans et onze jours après.</p> + +<p>«Le bureau de l'Observatoire de Cambridge se met entièrement à leur +disposition pour les questions d'astronomie théorique, et il joint par +la présente ses félicitations à celles de l'Amérique tout entière.</p> + +<p>«Pour le bureau:</p> + +<p class="r">«J.-M. BELFAST,<br /> +«<i>Directeur de l'Observatoire de Cambridge.</i></p> + +<h3><a name="V" id="V"></a>V<br /><br /> +LE ROMAN DE LA LUNE</h3> + +<p>Un observateur doué d'une vue infiniment pénétrante, et placé à ce +centre inconnu autour duquel gravite le monde, aurait vu des myriades +d'atomes remplir l'espace à l'époque chaotique de l'univers. Mais peu +à peu, avec les siècles, un changement se produisit; une loi +d'attraction se manifesta, à laquelle obéirent les atomes errants +jusqu'alors; ces atomes se combinèrent chimiquement suivant leurs +affinités, se firent molécules et formèrent ces amas nébuleux dont +sont parsemées les profondeurs du ciel.</p> + +<p>Ces amas furent aussitôt animés d'un mouvement de rotation autour de +leur point central. Ce centre, formé de molécules vagues, se prit à +tourner sur lui-même en se condensant progressivement; d'ailleurs, +suivant des lois immuables de la mécanique, à mesure que son volume +diminuait par la condensation, son mouvement de rotation s'accélérait, +et ces deux effets persistant, il en résulta une étoile principale, +centre de l'amas nébuleux.</p> + +<p>En regardant attentivement, l'observateur eût alors vu les autres +molécules de l'amas se comporter comme l'étoile centrale, se condenser +à sa façon par un mouvement de rotation progressivement accéléré, et +graviter autour d'elle sous forme d'étoiles innombrables. La +nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille +actuellement, était formée.</p> + +<p>Parmi ces cinq mille nébuleuses, il en est une que les hommes ont +nommée la Voie lactée[*], et qui renferme dix-huit millions d'étoiles, +dont chacune est devenue le centre d'un monde solaire.</p> + +<p>[* Du mot grec: +<span title="(\gamma\acute{\alpha}\lambda\alpha\kappa\tau o\varsigma\)"> +γαλαχτος + +</span>, qui signifie lait.]</p> + +<p>Si l'observateur eût alors spécialement examiné entre ces dix-huit +millions d'astres l'un des plus modestes et des moins brillants [Le +diamètre de Sirius, suivant Wollaston, doit égaler douze fois celui du +Soleil, soit 4,300,000 lieues.], une étoile de quatrième ordre, celle +qui s'appelle orgueilleusement le Soleil, tous les phénomènes auxquels +est due la formation de l'univers se seraient successivement accomplis +à ses yeux.</p> + +<p>En effet, ce Soleil, encore à l'état gazeux et composé de molécules +mobiles, il l'eût aperçu tournant sur son axe pour achever son travail +de concentration. Ce mouvement, fidèle aux lois de la mécanique, se +fût accéléré avec la diminution de volume, et un moment serait arrivé +où la force centrifuge l'aurait emporté sur la force centripète, qui +tend à repousser les molécules vers le centre.</p> + +<p>Alors un autre phénomène se serait passé devant les yeux de +l'observateur, et les molécules situées dans le plan de l'équateur, +s'échappant comme la pierre d'une fronde dont la corde vient à se +briser subitement, auraient été former autour du Soleil plusieurs +anneaux concentriques semblables à celui de Saturne. A leur tour, ces +anneaux de matière cosmique, pris d'un mouvement de rotation autour de +la masse centrale, se seraient brisés et décomposés en nébulosités +secondaires, c'est-à-dire en planètes.</p> + +<p>Si l'observateur eût alors concentré toute son attention sur ces +planètes, il les aurait vues se comporter exactement comme le Soleil +et donner naissance à un ou plusieurs anneaux cosmiques, origines de +ces astres d'ordre inférieur qu'on appelle satellites.</p> + +<p>Ainsi donc, en remontant de l'atome à la molécule, de la molécule à +l'amas nébuleux, de l'amas nébuleux à la nébuleuse, de la nébuleuse à +l'étoile principale, de l'étoile principale au Soleil, du Soleil à la +planète, et de la planète au satellite, on a toute la série des +transformations subies par les corps célestes depuis les premiers +jours du monde.</p> + +<p>Le Soleil semble perdu dans les immensités du monde stellaire, et +cependant il est rattaché, par les théories actuelles de la science, à +la nébuleuse de la Voie lactée. Centre d'un monde, et si petit qu'il +paraisse au milieu des régions éthérées, il est cependant énorme, car +sa grosseur est quatorze cent mille fois celle de la Terre. Autour de +lui gravitent huit planètes, sorties de ses entrailles mêmes aux +premiers temps de la Création. Ce sont, en allant du plus proche de +ces astres au plus éloigné, Mercure, Vénus, la Terre, Mars Jupiter, +Saturne, Uranus et Neptune. De plus entre Mars et Jupiter circulent +régulièrement d'autres corps moins considérables, peut-être les débris +errants d'un astre brisé en plusieurs milliers de morceaux, dont le +télescope a reconnu quatre-vingt-dix-sept jusqu'à ce jour. +[Quelques-uns de ces astéroïdes sont assez petits pour qu'on puisse en +faire le tour dans l'espace d'une seule journée en marchant au pas +gymnastique.]</p> + +<p>De ces serviteurs que le Soleil maintient dans leur orbite elliptique +par la grande loi de la gravitation, quelques-uns possèdent à leur +tour des satellites. Uranus en a huit, Saturne huit, Jupiter quatre, +Neptune trois peut-être, la Terre un; ce dernier, l'un des moins +importants du monde solaire, s'appelle la Lune, et c'est lui que le +génie audacieux des Américains prétendait conquérir.</p> + +<p>L'astre des nuits, par sa proximité relative et le spectacle +rapidement renouvelé de ses phases diverses, a tout d'abord partagé +avec le Soleil l'attention des habitants de la Terre; mais le Soleil +est fatigant au regard, et les splendeurs de sa lumière obligent ses +contemplateurs à baisser les yeux.</p> + +<p>La blonde Phoebé, plus humaine au contraire, se laisse complaisamment +voir dans sa grâce modeste; elle est douce à l'œil, peu ambitieuse, +et cependant, elle se permet parfois d'éclipser son frère, le radieux +Apollon, sans jamais être éclipsée par lui. Les mahométans ont +compris la reconnaissance qu'ils devaient à cette fidèle amie de la +Terre, et ils ont réglé leur mois sur sa révolution [Vingt-neuf jours +et demi environ.].</p> + +<p>Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste +déesse. Les Égyptiens l'appelaient Isis; les Phéniciens la nommaient +Astarté; les Grecs l'adorèrent sous le nom de Phoebé, fille de Latone +et de Jupiter, et ils expliquaient ses éclipses par les visites +mystérieuses de Diane au bel Endymion. A en croire la légende +mythologique, le lion de Némée parcourut les campagnes de la Lune +avant son apparition sur la Terre, et le poète Agésianax, cité par +Plutarque, célébra dans ses vers ces doux yeux, ce nez charmant et +cette bouche aimable, formés par les parties lumineuses de l'adorable +Séléné.</p> + +<p>Mais si les Anciens comprirent bien le caractère, le tempérament, en +un mot, les qualités morales de la Lune au point de vue mythologique, +les plus savants d'entre eux demeurèrent fort ignorants en +sélénographie.</p> + +<p>Cependant, plusieurs astronomes des époques reculées découvrirent +certaines particularités confirmées aujourd'hui par la science. Si +les Arcadiens prétendirent avoir habité la Terre à une époque où la +Lune n'existait pas encore, si Tatius la regarda comme un fragment +détaché du disque solaire, si Cléarque, le disciple d'Aristote, en fit +un miroir poli sur lequel se réfléchissaient les images de l'Océan, si +d'autres enfin ne virent en elle qu'un amas de vapeurs exhalées par la +Terre, ou un globe moitié feu, moitié glace, qui tournait sur +lui-même, quelques savants, au moyen d'observations sagaces, à défaut +d'instruments d'optique, soupçonnèrent la plupart des lois qui +régissent l'astre des nuits.</p> + +<p>Ainsi Thalès de Milet, 460 ans avant J.-C., émit l'opinion que la Lune +était éclairée par le Soleil. Aristarque de Samos donna la véritable +explication de ses phases. Cléomène enseigna qu'elle brillait d'une +lumière réfléchie. Le Chaldéen Bérose découvrit que la durée de son +mouvement de rotation était égale à celle de son mouvement de +révolution, et il expliqua de la sorte le fait que la Lune présente +toujours la même face. Enfin Hipparque, deux siècles avant l'ère +chrétienne, reconnut quelques inégalités dans les mouvements apparents +du satellite de la Terre.</p> + +<p>Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent +aux nouveaux astronomes. Ptolémée, au IIe siècle, l'Arabe Aboul-Wéfa, +au Xe, complétèrent les remarques d'Hipparque sur les inégalités que +subit la Lune en suivant la ligne ondulée de son orbite sous l'action +du Soleil. Puis Copernic [Voir <i>Les Fondateurs de l'Astronomie +moderne</i>, un livre admirable de M. J. Bertrand, de l'Institut.], au +XVe siècle, et Tycho Brahé, au XVIe, exposèrent complètement le +système du monde et le rôle que joue la Lune dans l'ensemble des corps +célestes.</p> + +<p>A cette époque, ses mouvements étaient à peu près déterminés; mais de +sa constitution physique on savait peu de chose. Ce fut alors que +Galilée expliqua les phénomènes de lumière produits dans certaines +phases par l'existence de montagnes auxquelles il donna une hauteur +moyenne de quatre mille cinq cents toises.</p> + +<p>Après lui, Hevelius, un astronome de Dantzig, rabaissa les plus hautes +altitudes à deux mille six cents toises; mais son confrère Riccioli +les reporta à sept mille.</p> + +<p>Herschell, à la fin du XVIIIe siècle, armé d'un puissant télescope, +réduisit singulièrement les mesures précédentes. Il donna dix-neuf +cents toises aux montagnes les plus élevées, et ramena la moyenne des +différentes hauteurs à quatre cents toises seulement. Mais Herschell +se trompait encore, et il fallut les observations de Shroeter, +Louville, Halley, Nasmyth, Bianchini, Pastorf, Lohrman, Gruithuysen, +et surtout les patientes études de MM. Beer et Moedeler, pour +résoudre définitivement la question. Grâce à ces savants, l'élévation +des montagnes de la Lune est parfaitement connue aujourd'hui. MM. +Beer et Moedeler ont mesuré dix-neuf cent cinq hauteurs, dont six sont +au-dessus de deux mille six cents toises, et vingt-deux au-dessus de +deux mille quatre cents [La hauteur du mont Blanc au-dessus de la mer +est de 4813 mètres.]. Leur plus haut sommet domine de trois mille +huit cent et une toises la surface du disque lunaire.</p> + +<p>En même temps, la reconnaissance de la Lune se complétait; cet astre +apparaissait criblé de cratères, et sa nature essentiellement +volcanique s'affirmait à chaque observation. Du défaut de réfraction +dans les rayons des planètes occultées par elle, on conclut que +l'atmosphère devait presque absolument lui manquer. Cette absence +d'air entraînait l'absence d'eau. Il devenait donc manifeste que les +Sélénites, pour vivre dans ces conditions, devaient avoir une +organisation spéciale et différer singulièrement des habitants de la +Terre.</p> + +<p>Enfin, grâce aux méthodes nouvelles, les instruments plus +perfectionnés fouillèrent la Lune sans relâche, ne laissant pas un +point de sa face inexploré, et cependant son diamètre mesure deux +mille cent cinquante milles [Huit cent soixante-neuf lieues, +c'est-à-dire un peu plus du quart du rayon terrestre.], sa surface est +la treizième partie de la surface du globe [Trente-huit millions de +kilomètres carrés.], son volume la quarante-neuvième partie du volume +du sphéroïde terrestre; mais aucun de ses secrets ne pouvait échapper +à l'œil des astronomes, et ces habiles savants portèrent plus loin +encore leurs prodigieuses observations.</p> + +<p>Ainsi ils remarquèrent que, pendant la pleine Lune, le disque +apparaissait dans certaines parties rayé de lignes blanches, et +pendant les phases, rayé de lignes noires. En étudiant avec une plus +grande précision, ils parvinrent à se rendre un compte exact de la +nature de ces lignes. C'étaient des sillons longs et étroits, creusés +entre des bords parallèles, aboutissant généralement aux contours des +cratères; ils avaient une longueur comprise entre dix et cent milles +et une largeur de huit cents toises. Les astronomes les appelèrent +des rainures, mais tout ce qu'ils surent faire, ce fut de les nommer +ainsi. Quant à la question de savoir si ces rainures étaient des lits +desséchés d'anciennes rivières ou non, ils ne purent la résoudre d'une +manière complète. Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un +jour ou l'autre, ce fait géologique. Ils se réservaient également de +reconnaître cette série de remparts parallèles découverts à la surface +de la Lune par Gruithuysen, savant professeur de Munich, qui les +considéra comme un système de fortifications élevées par les +ingénieurs sélénites. Ces deux points, encore obscurs, et bien +d'autres sans doute, ne pouvaient être définitivement réglés qu'après +une communication directe avec la Lune.</p> + +<p>Quant à l'intensité de sa lumière, il n'y avait plus rien à apprendre +à cet égard; on savait qu'elle est trois cent mille fois plus faible +que celle du Soleil, et que sa chaleur n'a pas d'action appréciable +sur les thermomètres; quant au phénomène connu sous le nom de lumière +cendrée, il s'explique naturellement par l'effet des rayons du Soleil +renvoyés de la Terre à la Lune, et qui semblent compléter le disque +lunaire, lorsque celui-ci se présente sous la forme d'un croissant +dans ses première et dernière phases.</p> + +<p>Tel était l'état des connaissances acquises sur le satellite de la +Terre, que le Gun-Club se proposait de compléter à tous les points de +vue, cosmographiques, géologiques, politiques et moraux.</p> + +<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI<br /><br /> +CE QU'IL N'EST PAS POSSIBLE D'IGNORER ET CE QU'IL N'EST PLUS PERMIS DE CROIRE DANS LES ÉTATS-UNIS</h3> + +<p>La proposition Barbicane avait eu pour résultat immédiat de remettre à +l'ordre du jour tous les faits astronomiques relatifs à l'astre des +nuits. Chacun se mit à l'étudier assidûment. Il semblait que la Lune +apparût pour la première fois sur l'horizon et que personne ne l'eût +encore entrevue dans les cieux. Elle devint à la mode; elle fut la +lionne du jour sans en paraître moins modeste, et prit rang parmi les +«étoiles» sans en montrer plus de fierté. Les journaux ravivèrent les +vieilles anecdotes dans lesquelles ce «Soleil des loups» jouait un +rôle; ils rappelèrent les influences que lui prêtait l'ignorance des +premiers âges; ils le chantèrent sur tous les tons; un peu plus, ils +eussent cité de ses bons mots; l'Amérique entière fut prise de +sélénomanie.</p> + +<p>De leur côté, les revues scientifiques traitèrent plus spécialement +les questions qui touchaient à l'entreprise du Gun-Club; la lettre de +l'Observatoire de Cambridge fut publiée par elles, commentée et +approuvée sans réserve.</p> + +<p>Bref, il ne fut plus permis, même au moins lettré des Yankees, +d'ignorer un seul des faits relatifs à son satellite, ni à la plus +bornée des vieilles mistress d'admettre encore de superstitieuses +erreurs à son endroit. La science leur arrivait sous toutes les +formes; elle les pénétrait par les yeux et les oreilles; impossible +d'être un âne...en astronomie.</p> + +<p>Jusqu'alors, bien des gens ignoraient comment on avait pu calculer la +distance qui sépare la Lune de la Terre. On profita de la +circonstance pour leur apprendre que cette distance s'obtenait par la +mesure de la parallaxe de la Lune. Si le mot parallaxe semblait les +étonner, on leur disait que c'était l'angle formé par deux lignes +droites menées de chaque extrémité du rayon terrestre jusqu'à la Lune. +Doutaient-ils de la perfection de cette méthode, on leur prouvait +immédiatement que, non seulement cette distance moyenne était bien de +deux cent trente-quatre mille trois cent quarante-sept milles +(— 94,330 lieues), mais encore que les astronomes ne se trompaient +pas de soixante-dix milles (— 30 lieues).</p> + +<p>A ceux qui n'étaient pas familiarisés avec les mouvements de la Lune, +les journaux démontraient quotidiennement qu'elle possède deux +mouvements distincts, le premier dit de rotation sur un axe, le second +dit de révolution autour de la Terre, s'accomplissant tous les deux +dans un temps égal, soit vingt-sept jours et un tiers [C'est la durée +de la révolution sidérale, c'est-à-dire le temps que la Lune met à +revenir à une même étoile.].</p> + +<p>Le mouvement de rotation est celui qui crée le jour et la nuit à la +surface de la Lune; seulement il n'y a qu'un jour, il n'y a qu'une +nuit par mois lunaire, et ils durent chacun trois cent +cinquante-quatre heures et un tiers. Mais, heureusement pour elle, la +face tournée vers le globe terrestre est éclairée par lui avec une +intensité égale à la lumière de quatorze Lunes. Quant à l'autre face, +toujours invisible, elle a naturellement trois cent cinquante-quatre +heures d'une nuit absolue, tempérée seulement par cette «pâle clarté +qui tombe des étoiles». Ce phénomène est uniquement dû à cette +particularité que les mouvements de rotation et de révolution +s'accomplissent dans un temps rigoureusement égal, phénomène commun, +suivant Cassini et Herschell, aux satellites de Jupiter, et très +probablement à tous les autres satellites.</p> + +<p>Quelques esprits bien disposés, mais un peu rétifs, ne comprenaient +pas tout d'abord que, si la Lune montrait invariablement la même face +à la Terre pendant sa révolution, c'est que, dans le même laps de +temps, elle faisait un tour sur elle-même. A ceux-là on disait: +«Allez dans votre salle à manger, et tournez autour de la table de +manière à toujours en regarder le centre; quand votre promenade +circulaire sera achevée, vous aurez fait un tour sur vous-même, +puisque votre œil aura parcouru successivement tous les points de la +salle. Eh bien! la salle, c'est le Ciel, la table, c'est la Terre, +et la Lune, c'est vous!» Et ils s'en allaient enchantés de la +comparaison.</p> + +<p>Ainsi donc, la Lune montre sans cesse la même face à la Terre; +cependant, pour être exact, il faut ajouter que, par suite d'un +certain balancement du nord au sud et de l'ouest à l'est appelé +«libration», elle laisse apercevoir un peu plus de la moitié de son +disque, soit les cinquante-sept centièmes environ.</p> + +<p>Lorsque les ignorants en savaient autant que le directeur de +l'Observatoire de Cambridge sur le mouvement de rotation de la Lune, +ils s'inquiétaient beaucoup de son mouvement de révolution autour de +la Terre, et vingt revues scientifiques avaient vite fait de les +instruire. Ils apprenaient alors que le firmament, avec son infinité +d'étoiles, peut être considéré comme un vaste cadran sur lequel la +Lune se promène en indiquant l'heure vraie à tous les habitants de la +Terre; que c'est dans ce mouvement que l'astre des nuits présente ses +différentes phases; que la Lune est pleine, quand elle est en +opposition avec le Soleil, c'est-à-dire lorsque les trois astres sont +sur la même ligne, la Terre étant au milieu; que la Lune est nouvelle +quand elle est en conjonction avec le Soleil, c'est-à-dire lorsqu'elle +se trouve entre la Terre et lui; enfin que la Lune est dans son +premier ou dans son dernier quartier, quand elle fait avec le Soleil +et la Terre un angle droit dont elle occupe le sommet.</p> + +<p>Quelques Yankees perspicaces en déduisaient alors cette conséquence, +que les éclipses ne pouvaient se produire qu'aux époques de +conjonction ou d'opposition, et ils raisonnaient bien. En +conjonction, la Lune peut éclipser le Soleil, tandis qu'en opposition, +c'est la Terre qui peut l'éclipser à son tour, et si ces éclipses +n'arrivent pas deux fois par lunaison, c'est parce que le plan suivant +lequel se meut la Lune est incliné sur l'écliptique, autrement dit, +sur le plan suivant lequel se meut la Terre.</p> + +<p>Quant à la hauteur que l'astre des nuits peut atteindre au-dessus de +l'horizon, la lettre de l'Observatoire de Cambridge avait tout dit à +cet égard. Chacun savait que cette hauteur varie suivant la latitude +du lieu où on l'observe. Mais les seules zones du globe pour +lesquelles la Lune passe au zénith, c'est-à-dire vient se placer +directement au-dessus de la tête de ses contemplateurs, sont +nécessairement comprises entre les vingt-huitièmes parallèles et +l'équateur. De là cette recommandation importante de tenter +l'expérience sur un point quelconque de cette partie du globe, afin +que le projectile pût être lancé perpendiculairement et échapper ainsi +plus vite à l'action de la pesanteur. C'était une condition +essentielle pour le succès de l'entreprise, et elle ne laissait pas de +préoccuper vivement l'opinion publique.</p> + +<p>Quant à la ligne suivie par la Lune dans sa révolution autour de la +Terre, l'Observatoire de Cambridge avait suffisamment appris, même aux +ignorants de tous les pays, que cette ligne est une courbe rentrante, +non pas un cercle, mais bien une ellipse, dont la Terre occupe un des +foyers. Ces orbites elliptiques sont communes à toutes les planètes +aussi bien qu'à tous les satellites, et la mécanique rationnelle +prouve rigoureusement qu'il ne pouvait en être autrement. Il était +bien entendu que la Lune dans son apogée se trouvait plus éloignée de +la Terre, et plus rapprochée dans son périgée.</p> + +<p>Voilà donc ce que tout Américain savait bon gré mal gré, ce que +personne ne pouvait décemment ignorer. Mais si ces vrais principes se +vulgarisèrent rapidement, beaucoup d'erreurs, certaines craintes +illusoires, furent moins faciles à déraciner.</p> + +<p>Ainsi, quelques braves gens, par exemple, soutenaient que la Lune +était une ancienne comète, laquelle, en parcourant son orbite allongée +autour du Soleil, vint à passer près de la Terre et se trouva retenue +dans son cercle d'attraction. Ces astronomes de salon prétendaient +expliquer ainsi l'aspect brûlé de la Lune, malheur irréparable dont +ils se prenaient à l'astre radieux. Seulement, quand on leur faisait +observer que les comètes ont une atmosphère et que la Lune n'en a que +peu ou pas, ils restaient fort empêchés de répondre.</p> + +<p>D'autres, appartenant à la race des trembleurs, manifestaient +certaines craintes à l'endroit de la Lune; ils avaient entendu dire +que, depuis les observations faites au temps des Califes, son +mouvement de révolution s'accélérait dans une certaine proportion; ils +en déduisaient de là, fort logiquement d'ailleurs, qu'à une +accélération de mouvement devait correspondre une diminution dans la +distance des deux astres, et que, ce double effet se prolongeant à +l'infini, la Lune finirait un jour par tomber sur la Terre. +Cependant, ils durent se rassurer et cesser de craindre pour les +générations futures, quand on leur apprit que, suivant les calculs de +Laplace, un illustre mathématicien français, cette accélération de +mouvement se renferme dans des limites fort restreintes, et qu'une +diminution proportionnelle ne tardera pas à lui succéder. Ainsi donc, +l'équilibre du monde solaire ne pouvait être dérangé dans les siècles +à venir.</p> + +<p>Restait en dernier lieu la classe superstitieuse des ignorants; +ceux-là ne se contentent pas d'ignorer, ils savent ce qui n'est pas, +et à propos de la Lune ils en savaient long. Les uns regardaient son +disque comme un miroir poli au moyen duquel on pouvait se voir des +divers points de la Terre et se communiquer ses pensées. Les autres +prétendaient que sur mille nouvelles Lunes observées, neuf cent +cinquante avaient amené des changements notables, tels que +cataclysmes, révolutions, tremblements de terre, déluges, etc.; ils +croyaient donc à l'influence mystérieuse de l'astre des nuits sur les +destinées humaines; ils le regardaient comme le «véritable contre +poids» de l'existence; ils pensaient que chaque Sélénite était +rattaché à chaque habitant de la Terre par un lien sympathique; avec +le docteur Mead, ils soutenaient que le système vital lui est +entièrement soumis, prétendant, sans en démordre, que les garçons +naissent surtout pendant la nouvelle Lune, et les filles pendant le +dernier quartier, etc., etc. Mais enfin il fallut renoncer à ces +vulgaires erreurs, revenir à la seule vérité, et si la Lune, +dépouillée de son influence, perdit dans l'esprit de certains +courtisans de tous les pouvoirs, si quelques dos lui furent tournés, +l'immense majorité se prononça pour elle. Quant aux Yankees, ils +n'eurent plus d'autre ambition que de prendre possession de ce nouveau +continent des airs et d'arborer à son plus haut sommet le pavillon +étoilé des États-Unis d'Amérique.</p> + +<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII<br /><br /> +L'HYMNE DU BOULET</h3> + +<p>L'Observatoire de Cambridge avait, dans sa mémorable lettre du 7 +octobre, traité la question au point de vue astronomique; il +s'agissait désormais de la résoudre mécaniquement. C'est alors que +les difficultés pratiques eussent paru insurmontables en tout autre +pays que l'Amérique. Ici ce ne fut qu'un jeu.</p> + +<p>Le président Barbicane avait, sans perdre de temps, nommé dans le sein +du Gun-Club un Comité d'exécution. Ce Comité devait en trois séances +élucider les trois grandes questions du canon, du projectile et des +poudres; il fut composé de quatre membres très savants sur ces +matières: Barbicane, avec voix prépondérante en cas de partage, le +général Morgan, le major Elphiston, et enfin l'inévitable J.-T. +Maston, auquel furent confiées les fonctions de secrétaire-rapporteur.</p> + +<p>Le 8 octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, 3, +Republican-street. Comme il était important que l'estomac ne vînt pas +troubler par ses cris une aussi sérieuse discussion, les quatre +membres du Gun-Club prirent place à une table couverte de sandwiches +et de théières considérables. Aussitôt J.-T. Maston vissa sa plume à +son crochet de fer, et la séance commença.</p> + +<p>Barbicane prit la parole:</p> + +<p>«Mes chers collègues, dit-il, nous avons à résoudre un des plus +importants problèmes de la balistique, cette science par excellence, +qui traite du mouvement des projectiles, c'est-à-dire des corps lancés +dans l'espace par une force d'impulsion quelconque, puis abandonnés à +eux-mêmes.</p> + +<p>—Oh! la balistique! la balistique! s'écria J.-T. Maston d'une +voix émue.</p> + +<p>—Peut-être eût-il paru plus logique, reprit Barbicane, de consacrer +cette première séance à la discussion de l'engin...</p> + +<p>—En effet, répondit le général Morgan.</p> + +<p>—Cependant, reprit Barbicane, après mûres réflexions, il m'a semblé +que la question du projectile devait primer celle du canon, et que les +dimensions de celui-ci devaient dépendre des dimensions de celui-là.</p> + +<p>—Je demande la parole», s'écria J.-T. Maston.</p> + +<p>La parole lui fut accordée avec l'empressement que méritait son passé +magnifique.</p> + +<p>«Mes braves amis, dit-il d'un accent inspiré, notre président a raison +de donner à la question du projectile le pas sur toutes les autres! +Ce boulet que nous allons lancer à la Lune, c'est notre messager, +notre ambassadeur, et je vous demande la permission de le considérer à +un point de vue purement moral.</p> + +<p>Cette façon nouvelle d'envisager un projectile piqua singulièrement la +curiosité des membres du Comité; ils accordèrent donc la plus vive +attention aux paroles de J.-T. Maston.</p> + +<p>«Mes chers collègues, reprit ce dernier, je serai bref; je laisserai +de côté le boulet physique, le boulet qui tue, pour n'envisager que le +boulet mathématique, le boulet moral. Le boulet est pour moi la plus +éclatante manifestation de la puissance humaine; c'est en lui qu'elle +se résume tout entière; c'est en le créant que l'homme s'est le plus +rapproché du Créateur!</p> + +<p>—Très bien! dit le major Elphiston.</p> + +<p>—En effet, s'écria l'orateur, si Dieu a fait les étoiles et les +planètes, l'homme a fait le boulet, ce critérium des vitesses +terrestres, cette réduction des astres errant dans l'espace, et qui ne +sont, à vrai dire, que des projectiles! A Dieu la vitesse de +l'électricité, la vitesse de la lumière, la vitesse des étoiles, la +vitesse des comètes, la vitesse des planètes, la vitesse des +satellites, la vitesse du son, la vitesse du vent! Mais à nous la +vitesse du boulet, cent fois supérieure à la vitesse des trains et des +chevaux les plus rapides!</p> + +<p>J.-T. Maston était transporté; sa voix prenait des accents lyriques +en chantant cet hymne sacré du boulet.</p> + +<p>«Voulez-vous des chiffres? reprit-il, en voilà d'éloquents! Prenez +simplement le modeste boulet de vingt-quatre [C'est-à-dire pesant +vingt-quatre livres.]; s'il court huit cent mille fois moins vite que +l'électricité, six cent quarante fois moins vite que la lumière, +soixante-seize fois moins vite que la Terre dans son mouvement de +translation autour du Soleil, cependant, à la sortie du canon, il +dépasse la rapidité du son [Ainsi, quand on a entendu la détonation de +la bouche à feu on ne peut plus être frappé par le boulet.], il fait +deux cents toises à la seconde, deux mille toises en dix secondes, +quatorze milles à la minute (— 6 lieues), huit cent quarante milles à +l'heure (— 360 lieues), vingt mille cent milles par jour (— 8,640 +lieues), c'est-à-dire la vitesse des points de l'équateur dans le +mouvement de rotation du globe, sept millions trois cent trente-six +mille cinq cents milles par an (— 3,155,760 lieues). Il mettrait donc +onze jours à se rendre à la Lune, douze ans à parvenir au Soleil, +trois cent soixante ans à atteindre Neptune aux limites du monde +solaire. Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l'ouvrage de nos +mains! Que sera-ce donc quand, vingtuplant cette vitesse, nous le +lancerons avec une rapidité de sept milles à la seconde! Ah! boulet +superbe! splendide projectile! j'aime à penser que tu seras reçu +là-haut avec les honneurs dus à un ambassadeur terrestre!</p> + +<p>Des hurrahs accueillirent cette ronflante péroraison, et J.-T. +Maston, tout ému, s'assit au milieu des félicitations de ses +collègues.</p> + +<p>«Et maintenant, dit Barbicane, que nous avons fait une large part à la +poésie, attaquons directement la question.</p> + +<p>—Nous sommes prêts, répondirent les membres du Comité en absorbant +chacun une demi-douzaine de sandwiches.</p> + +<p>—Vous savez quel est le problème à résoudre, reprit le président; il +s'agit d'imprimer à un projectile une vitesse de douze mille yards par +seconde. J'ai lieu de penser que nous y réussirons. Mais, en ce +moment, examinons les vitesses obtenues jusqu'ici; le général Morgan +pourra nous édifier à cet égard.</p> + +<p>—D'autant plus facilement, répondit le général, que, pendant la +guerre, j'étais membre de la commission d'expérience. Je vous dirai +donc que les canons de cent de Dahlgreen, qui portaient à deux mille +cinq cents toises, imprimaient à leur projectile une vitesse initiale +de cinq cents yards à la seconde.</p> + +<p>—Bien. Et la Columbiad [Les Américains donnaient le nom de Columbiad +à ces énormes engins de destruction.] Rodman? demanda le président.</p> + +<p>—La Columbiad Rodman, essayée au fort Hamilton, près de New York, +lançait un boulet pesant une demi-tonne à une distance de six milles, +avec une vitesse de huit cents yards par seconde, résultat que n'ont +jamais obtenu Armstrong et Palliser en Angleterre.</p> + +<p>—Oh! les Anglais! fit J.-T. Maston en tournant vers l'horizon de +l'est son redoutable crochet.</p> + +<p>—Ainsi donc, reprit Barbicane, ces huit cents yards seraient la +vitesse maximum atteinte jusqu'ici?</p> + +<p>—Oui, répondit Morgan.</p> + +<p>—Je dirai, cependant, répliqua J.-T. Maston, que si mon mortier +n'eût pas éclaté...</p> + +<p>—Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste +bienveillant. Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit +cents yards. Il faudra la vingtupler. Aussi, réservant pour une +autre séance la discussion des moyens destinés à produire cette +vitesse, j'appellerai votre attention, mes chers collègues, sur les +dimensions qu'il convient de donner au boulet. Vous pensez bien qu'il +ne s'agit plus ici de projectiles pesant au plus une demi-tonne!</p> + +<p>—Pourquoi pas? demanda le major.</p> + +<p>—Parce que ce boulet, répondit vivement J.-T. Maston, doit être +assez gros pour attirer l'attention des habitants de la Lune, s'il en +existe toutefois.</p> + +<p>—Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante +encore.</p> + +<p>—Que voulez-vous dire, Barbicane? demanda le major.</p> + +<p>—Je veux dire qu'il ne suffit pas d'envoyer un projectile et de ne +plus s'en occuper; il faut que nous le suivions pendant son parcours +jusqu'au moment où il atteindra le but.</p> + +<p>—Hein! firent le général et le major, un peu surpris de la +proposition.</p> + +<p>—Sans doute, reprit Barbicane en homme sûr de lui, sans doute, ou +notre expérience ne produira aucun résultat.</p> + +<p>—Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des +dimensions énormes?</p> + +<p>—Non. Veuillez bien m'écouter. Vous savez que les instruments +d'optique ont acquis une grande perfection; avec certains télescopes +on est déjà parvenu à obtenir des grossissements de six mille fois, et +à ramener la Lune à quarante milles environ (— 16 lieues). Or, à +cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont +parfaitement visibles. Si l'on n'a pas poussé plus loin la puissance +de pénétration des télescopes, c'est que cette puissance ne s'exerce +qu'au détriment de leur clarté, et la Lune, qui n'est qu'un miroir +réfléchissant, n'envoie pas une lumière assez intense pour qu'on +puisse porter les grossissements au-delà de cette limite.</p> + +<p>—Eh bien! que ferez-vous alors? demanda le général. Donnerez-vous +à votre projectile un diamètre de soixante pieds?</p> + +<p>—Non pas!</p> + +<p>—Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse?</p> + +<p>—Parfaitement.</p> + +<p>—Voilà qui est fort! s'écria J.-T. Maston.</p> + +<p>—Oui, fort simple, répondit Barbicane. En effet, si je parviens à +diminuer l'épaisseur de l'atmosphère que traverse la lumière de la +Lune, n'aurais-je pas rendu cette lumière plus intense?</p> + +<p>—Évidemment.</p> + +<p>—Eh bien! pour obtenir ce résultat, il me suffira d'établir un +télescope sur quelque montagne élevée. Ce que nous ferons.</p> + +<p>—Je me rends, je me rends, répondit le major. Vous avez une façon de +simplifier les choses!... Et quel grossissement espérez-vous obtenir +ainsi?</p> + +<p>—Un grossissement de quarante-huit mille fois, qui ramènera la Lune à +cinq milles seulement, et, pour être visibles, les objets n'auront +plus besoin d'avoir que neuf pieds de diamètre.</p> + +<p>—Parfait! s'écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf +pieds de diamètre?</p> + +<p>—Précisément.</p> + +<p>—Permettez-moi de vous dire, cependant, reprit le major Elphiston, +qu'il sera encore d'un poids tel, que...</p> + +<p>—Oh! major, répondit Barbicane, avant de discuter son poids, +laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce +genre. Loin de moi la pensée de prétendre que la balistique n'ait pas +progressé, mais il est bon de savoir que, dès le Moyen Age, on +obtenait des résultats surprenants, j'oserai ajouter, plus surprenants +que les nôtres.</p> + +<p>—Par exemple! répliqua Morgan.</p> + +<p>—Justifiez vos paroles, s'écria vivement J.-T. Maston.</p> + +<p>—Rien n'est plus facile, répondit Barbicane; j'ai des exemples à +l'appui de ma proposition. Ainsi, au siège de Constantinople par +Mahomet II, en 1453, on lança des boulets de pierre qui pesaient +dix-neuf cents livres, et qui devaient être d'une belle taille.</p> + +<p>—Oh! oh! fit le major, dix-neuf cents livres, c'est un gros +chiffre!</p> + +<p>—A Malte, au temps des chevaliers, un certain canon du fort +Saint-Elme lançait des projectiles pesant deux mille cinq cents +livres.</p> + +<p>—Pas possible!</p> + +<p>—Enfin, d'après un historien français, sous Louis XI, un mortier +lançait une bombe de cinq cents livres seulement; mais cette bombe, +partie de la Bastille, un endroit où les fous enfermaient les sages, +allait tomber à Charenton, un endroit où les sages enferment les fous.</p> + +<p>—Très bien! dit J.-T. Maston.</p> + +<p>—Depuis, qu'avons-nous vu, en somme? Les canons Armstrong lancer des +boulets de cinq cents livres, et les Columbiads Rodman des projectiles +d'une demi-tonne! Il semble donc que, si les projectiles ont gagné en +portée, ils ont perdu en pesanteur. Or, si nous tournons nos efforts +de ce côté, nous devons arriver avec le progrès de la science, à +décupler le poids des boulets de Mahomet II, et des chevaliers de +Malte.</p> + +<p>—C'est évident, répondit le major, mais quel métal comptez-vous donc +employer pour le projectile?</p> + +<p>—De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan.</p> + +<p>—Peuh! de la fonte! s'écria J.-T. Maston avec un profond dédain, +c'est bien commun pour un boulet destiné à se rendre à la Lune.</p> + +<p>—N'exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan; la fonte +suffira.</p> + +<p>—Eh bien! alors, reprit le major Elphiston, puisque la pesanteur est +proportionnelle à son volume, un boulet de fonte, mesurant neuf pieds +de diamètre, sera encore d'un poids épouvantable!</p> + +<p>—Oui, s'il est plein; non, s'il est creux, dit Barbicane.</p> + +<p>—Creux! ce sera donc un obus?</p> + +<p>—Où l'on pourra mettre des dépêches, répliqua J.-T. Maston, et des +échantillons de nos productions terrestres!</p> + +<p>—Oui, un obus, répondit Barbicane; il le faut absolument; un boulet +plein de cent huit pouces pèserait plus de deux cent mille livres, +poids évidemment trop considérable; cependant, comme il faut conserver +une certaine stabilité au projectile, je propose de lui donner un +poids de cinq mille livres.</p> + +<p>—Quelle sera donc l'épaisseur de ses parois? demanda le major.</p> + +<p>—Si nous suivons la proportion réglementaire, reprit Morgan, un +diamètre de cent huit pouces exigera des parois de deux pieds au +moins.</p> + +<p>—Ce serait beaucoup trop, répondit Barbicane; remarquez-le bien, il +ne s'agit pas ici d'un boulet destiné à percer des plaques; il suffira +donc de lui donner des parois assez fortes pour résister à la pression +des gaz de la poudre. Voici donc le problème: quelle épaisseur doit +avoir un obus en fonte de fer pour ne peser que vingt mille livres? +Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l'apprendre séance +tenante.</p> + +<p>—Rien n'est plus facile», répliqua l'honorable secrétaire du Comité.</p> + +<p>Et ce disant, il traça quelques formules algébriques sur le papier; on +vit apparaître sous la plume des \(\pi\) et des \(x\) élevés à la +deuxième puissance. Il eut même l'air d'extraire, sans y toucher, une +certaine racine cubique, et dit:</p> + +<p>«Les parois auront à peine deux pouces d'épaisseur.</p> + +<p>—Sera-ce suffisant? demanda le major d'un air de doute.</p> + +<p>—Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment.</p> + +<p>—Eh bien! alors, que faire? reprit Elphiston d'un air assez +embarrassé.</p> + +<p>—Employer un autre métal que la fonte.</p> + +<p>—Du cuivre? dit Morgan.</p> + +<p>—Non, c'est encore trop lourd; et j'ai mieux que cela à vous +proposer.</p> + +<p>—Quoi donc? dit le major.</p> + +<p>—De l'aluminium, répondit Barbicane.</p> + +<p>—De l'aluminium! s'écrièrent les trois collègues du président.</p> + +<p>—Sans doute, mes amis. Vous savez qu'un illustre chimiste français, +Henri Sainte-Claire Deville, est parvenu, en 1854, à obtenir +l'aluminium en masse compacte. Or, ce précieux métal a la blancheur +de l'argent, l'inaltérabilité de l'or, la ténacité du fer, la +fusibilité du cuivre et la légèreté du verre; il se travaille +facilement, il est extrêmement répandu dans la nature, puisque +l'alumine forme la base de la plupart des roches, il est trois fois +plus léger que le fer, et il semble avoir été créé tout exprès pour +nous fournir la matière de notre projectile!</p> + +<p>—Hurrah pour l'aluminium! s'écria le secrétaire du Comité, toujours +très bruyant dans ses moments d'enthousiasme.</p> + +<p>—Mais, mon cher président, dit le major, est-ce que le prix de +revient de l'aluminium n'est pas extrêmement élevé?</p> + +<p>—Il l'était, répondit Barbicane; aux premiers temps de sa découverte, +la livre d'aluminium coûtait deux cent soixante à deux cent +quatre-vingts dollars (— environ 1,500 francs); puis elle est tombée +à vingt-sept dollars (— 150 F), et aujourd'hui, enfin, elle vaut neuf +dollars (— 48.75 F).</p> + +<p>—Mais neuf dollars la livre, répliqua le major, qui ne se rendait pas +facilement, c'est encore un prix énorme!</p> + +<p>—Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable.</p> + +<p>—Que pèsera donc le projectile? demanda Morgan.</p> + +<p>—Voici ce qui résulte de mes calculs, répondit Barbicane; un boulet +de cent huit pouces de diamètre et de douze pouces [Trente +centimètres; le pouce américain vaut 25 millimètres.] d'épaisseur +pèserait, s'il était en fonte de fer, soixante-sept mille quatre cent +quarante livres; en fonte d'aluminium, son poids sera réduit à +dix-neuf mille deux cent cinquante livres.</p> + +<p>—Parfait! s'écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme.</p> + +<p>—Parfait! parfait! répliqua le major, mais ne savez-vous pas qu'à +dix-huit dollars la livre, ce projectile coûtera...</p> + +<p>—Cent soixante-treize mille deux cent cinquante dollars (— +928,437.50 F), je le sais parfaitement; mais ne craignez rien, mes +amis, l'argent ne fera pas défaut à notre entreprise, je vous en +réponds.</p> + +<p>—Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston.</p> + +<p>—Eh bien! que pensez-vous de l'aluminium? demanda le président.</p> + +<p>—Adopté, répondirent les trois membres du Comité.</p> + +<p>—Quant à la forme du boulet, reprit Barbicane, elle importe peu, +puisque, l'atmosphère une fois dépassée, le projectile se trouvera +dans le vide; je propose donc le boulet rond, qui tournera sur +lui-même, si cela lui plaît, et se comportera à sa fantaisie.</p> + +<p>Ainsi se termina la première séance du Comité; la question du projectile +était définitivement résolue, et J.-T. Maston se réjouit fort de la +pensée d'envoyer un boulet d'aluminium aux Sélénites, «ce qui leur +donnerait une crâne idée des habitants de la Terre»!</p> + +<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII<br /><br /> +L'HISTOIRE DU CANON</h3> + +<p>Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet +au-dehors. Quelques gens timorés s'effrayaient un peu à l'idée d'un +boulet, pesant vingt mille livres, lancé à travers l'espace. On se +demandait quel canon pourrait jamais transmettre une vitesse initiale +suffisante à une pareille masse. Le procès verbal de la seconde +séance du Comité devait répondre victorieusement à ces questions.</p> + +<p>Le lendemain soir, les quatre membres du Gun-Club s'attablaient devant +de nouvelles montagnes de sandwiches et au bord d'un véritable océan +de thé. La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans +préambule.</p> + +<p>«Mes chers collègues, dit Barbicane, nous allons nous occuper de +l'engin à construire, de sa longueur, de sa forme, de sa composition +et de son poids. Il est probable que nous arriverons à lui donner des +dimensions gigantesques; mais si grandes que soient les difficultés, +notre génie industriel en aura facilement raison. Veuillez donc +m'écouter, et ne m'épargnez pas les objections à bout portant. Je ne +les crains pas!</p> + +<p>Un grognement approbateur accueillit cette déclaration.</p> + +<p>«N'oublions pas, reprit Barbicane, à quel point notre discussion nous +a conduits hier; le problème se présente maintenant sous cette forme: +imprimer une vitesse initiale de douze mille yards par seconde à un +obus de cent huit pouces de diamètre et d'un poids de vingt mille +livres.</p> + +<p>—Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston.</p> + +<p>—Je continue, reprit Barbicane. Quand un projectile est lancé dans +l'espace, que se passe-t-il? Il est sollicité par trois forces +indépendantes, la résistance du milieu, l'attraction de la Terre et la +force d'impulsion dont il est animé. Examinons ces trois forces. La +résistance du milieu, c'est-à-dire la résistance de l'air, sera peu +importante. En effet, l'atmosphère terrestre n'a que quarante milles +(— 16 lieues environ). Or, avec une rapidité de douze mille yards, +le projectile l'aura traversée en cinq secondes, et ce temps est assez +court pour que la résistance du milieu soit regardée comme +insignifiante. Passons alors à l'attraction de la Terre, c'est-à-dire +à la pesanteur de l'obus. Nous savons que cette pesanteur diminuera +en raison inverse du carré des distances; en effet, voici ce que la +physique nous apprend: quand un corps abandonné à lui-même tombe à la +surface de la Terre, sa chute est de quinze pieds [Soit 4 mètres 90 +centimètres dans la première seconde; à la distance où se trouve la +Lune, la chute ne serait plus que de 1 mm 1/3, ou 590 millièmes de +ligne.] dans la première seconde, et si ce même corps était transporté +à deux cent cinquante-sept mille cent quarante-deux milles, autrement +dit, à la distance où se trouve la Lune, sa chute serait réduite à une +demi-ligne environ dans la première seconde. C'est presque +l'immobilité. Il s'agit donc de vaincre progressivement cette action +de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous? Par la force +d'impulsion.</p> + +<p>—Voilà la difficulté, répondit le major.</p> + +<p>—La voilà, en effet, reprit le président, mais nous en triompherons, +car cette force d'impulsion qui nous est nécessaire résultera de la +longueur de l'engin et de la quantité de poudre employée, celle-ci +n'étant limitée que par la résistance de celui-là. Occupons-nous donc +aujourd'hui des dimensions à donner au canon. Il est bien entendu que +nous pouvons l'établir dans des conditions de résistance pour ainsi +dire infinie, puisqu'il n'est pas destiné à être manœuvré.</p> + +<p>—Tout ceci est évident, répondit le général.</p> + +<p>—Jusqu'ici, dit Barbicane, les canons les plus longs, nos énormes +Columbiads, n'ont pas dépassé vingt-cinq pieds en longueur; nous +allons donc étonner bien des gens par les dimensions que nous serons +forcés d'adopter.</p> + +<p>—Eh! sans doute, s'écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande +un canon d'un demi-mille au moins!</p> + +<p>—Un demi-mille! s'écrièrent le major et le général.</p> + +<p>—Oui! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié.</p> + +<p>—Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez.</p> + +<p>—Non pas! répliqua le bouillant secrétaire, et je ne sais vraiment +pourquoi vous me taxez d'exagération.</p> + +<p>—Parce que vous allez trop loin!</p> + +<p>—Sachez, monsieur, répondit J.-T. Maston en prenant ses grands airs, +sachez qu'un artilleur est comme un boulet, il ne peut jamais aller +trop loin!</p> + +<p>La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint.</p> + +<p>«Du calme, mes amis, et raisonnons; il faut évidemment un canon d'une +grande volée, puisque la longueur de la pièce accroîtra la détente des +gaz accumulés sous le projectile, mais il est inutile de dépasser +certaines limites.</p> + +<p>—Parfaitement, dit le major.</p> + +<p>—Quelles sont les règles usitées en pareil cas? Ordinairement la +longueur d'un canon est vingt à vingt-cinq fois le diamètre du boulet, +et il pèse deux cent trente-cinq à deux cent quarante fois son poids.</p> + +<p>—Ce n'est pas assez, s'écria J.-T. Maston avec impétuosité.</p> + +<p>—J'en conviens, mon digne ami, et, en effet, en suivant cette +proportion, pour un projectile large de neuf pieds pesant vingt mille +livres, l'engin n'aurait qu'une longueur de deux cent vingt-cinq pieds +et un poids de sept millions deux cent mille livres.</p> + +<p>—C'est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet!</p> + +<p>—Je le pense aussi, répondit Barbicane, c'est pourquoi je me propose +de quadrupler cette longueur et de construire un canon de neuf cents +pieds.</p> + +<p>Le général et le major firent quelques objections; mais néanmoins +cette proposition, vivement soutenue par le secrétaire du Gun-Club, +fut définitivement adoptée.</p> + +<p>«Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois.</p> + +<p>—Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane.</p> + +<p>—Vous ne pensez sans doute pas à dresser une pareille masse sur un +affût? demanda le major.</p> + +<p>—Ce serait pourtant superbe! dit J.-T. Maston.</p> + +<p>—Mais impraticable, répondit Barbicane. Non, je songe à couler cet +engin dans le sol même, à le fretter avec des cercles de fer forgé, et +enfin à l'entourer d'un épais massif de maçonnerie à pierre et à +chaux, de telle façon qu'il participe de toute la résistance du +terrain environnant. Une fois la pièce fondue, l'âme sera +soigneusement alésée et calibrée, de manière à empêcher le vent [C'est +l'espace qui existe quelquefois entre le projectile et l'âme de la +pièce.] du boulet; ainsi il n'y aura aucune déperdition de gaz, et +toute la force expansive de la poudre sera employée à l'impulsion.</p> + +<p>—Hurrah! hurrah! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon.</p> + +<p>—Pas encore! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient +ami.</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—Parce que nous n'avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un +obusier ou un mortier?</p> + +<p>—Un canon, répliqua Morgan.</p> + +<p>—Un obusier, repartit le major.</p> + +<p>—Un mortier!» s'écria J.-T. Maston.</p> + +<p>Une nouvelle discussion assez vive allait s'engager, chacun +préconisant son arme favorite, lorsque le président l'arrêta net.</p> + +<p>«Mes amis, dit-il, je vais vous mettre tous d'accord; notre Columbiad +tiendra de ces trois bouches à feu à la fois. Ce sera un canon, +puisque la chambre de la poudre aura le même diamètre que l'âme. Ce +sera un obusier, puisqu'il lancera un obus. Enfin, ce sera un +mortier, puisqu'il sera braqué sous un angle de quatre-vingt-dix +degrés, et que, sans recul possible, inébranlablement fixé au sol, il +communiquera au projectile toute la puissance d'impulsion accumulée +dans ses flancs.</p> + +<p>—Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité.</p> + +<p>—Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il +rayé?</p> + +<p>—Non, répondit Barbicane, non; il nous faut une vitesse initiale +énorme, et vous savez bien que le boulet sort moins rapidement des +canons rayés que des canons à âme lisse.</p> + +<p>—C'est juste.</p> + +<p>—Enfin, nous le tenons, cette fois! répéta J.-T. Maston.</p> + +<p>—Pas tout à fait encore, répliqua le président.</p> + +<p>—Et pourquoi?</p> + +<p>—Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait.</p> + +<p>—Décidons-le sans retard.</p> + +<p>—J'allais vous le proposer.</p> + +<p>Les quatre membres du Comité avalèrent chacun une douzaine de +sandwiches suivis d'un bol de thé, et la discussion recommença.</p> + +<p>«Mes braves collègues, dit Barbicane, notre canon doit être d'une +grande ténacité, d'une grande dureté, infusible à la chaleur, +indissoluble et inoxydable à l'action corrosive des acides.</p> + +<p>—Il n'y a pas de doute à cet égard, répondit le major, et comme il +faudra employer une quantité considérable de métal, nous n'aurons pas +l'embarras du choix.</p> + +<p>—Eh bien! alors, dit Morgan, je propose pour la fabrication de la +Columbiad le meilleur alliage connu jusqu'ici, c'est-à-dire cent +parties de cuivre, douze parties d'étain et six parties de laiton.</p> + +<p>—Mes amis, répondit le président, j'avoue que cette composition a +donné des résultats excellents; mais, dans l'espèce, elle coûterait +trop cher et serait d'un emploi fort difficile. Je pense donc qu'il +faut adopter une matière excellente, mais à bas prix, telle que la +fonte de fer. N'est-ce pas votre avis, major?</p> + +<p>—Parfaitement, répondit Elphiston.</p> + +<p>—En effet, reprit Barbicane, la fonte de fer coûte dix fois moins que +le bronze; elle est facile à fondre, elle se coule simplement dans des +moules de sable, elle est d'une manipulation rapide; c'est donc à la +fois économie d'argent et de temps. D'ailleurs, cette matière est +excellente, et je me rappelle que pendant la guerre, au siège +d'Atlanta, des pièces en fonte ont tiré mille coups chacune de vingt +minutes en vingt minutes, sans en avoir souffert.</p> + +<p>—Cependant, la fonte est très cassante, répondit Morgan.</p> + +<p>—Oui, mais très résistante aussi; d'ailleurs, nous n'éclaterons pas, +je vous en réponds.</p> + +<p>—On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T. +Maston.</p> + +<p>—Évidemment, répondit Barbicane. Je vais donc prier notre digne +secrétaire de calculer le poids d'un canon de fonte long de neuf cents +pieds, d'un diamètre intérieur de neuf pieds, avec parois de six pieds +d'épaisseur.</p> + +<p>—A l'instant», répondit J.-T. Maston.</p> + +<p>Et, ainsi qu'il avait fait la veille, il aligna ses formules avec une +merveilleuse facilité, et dit au bout d'une minute:</p> + +<p>«Ce canon pèsera soixante-huit mille quarante tonnes (—68,040,000 +kg).</p> + +<p>—Et à deux <i>cents</i> la livre (— 10 centimes), il coûtera?...</p> + +<p>—Deux millions cinq cent dix mille sept cent un dollars (— +13,608,000 francs).</p> + +<p>J.-T. Maston, le major et le général regardèrent Barbicane d'un air +inquiet.</p> + +<p>«Eh bien! messieurs, dit le président, je vous répéterai ce que je +vous disais hier, soyez tranquilles, les millions ne nous manqueront +pas!</p> + +<p>Sur cette assurance de son président, le Comité se sépara, après avoir +remis au lendemain soir sa troisième séance.</p> + +<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX<br /><br /> +LA QUESTION DES POUDRES</h3> + +<p>Restait à traiter la question des poudres. Le public attendait avec +anxiété cette dernière décision. La grosseur du projectile, la +longueur du canon étant données, quelle serait la quantité de poudre +nécessaire pour produire l'impulsion? Cet agent terrible, dont +l'homme a cependant maîtrisé les effets, allait être appelé à jouer +son rôle dans des proportions inaccoutumées.</p> + +<p>On sait généralement et l'on répète volontiers que la poudre fut +inventée au XIVe siècle par le moine Schwartz, qui paya de sa vie sa +grande découverte. Mais il est à peu près prouvé maintenant que cette +histoire doit être rangée parmi les légendes du Moyen Age. La poudre +n'a été inventée par personne; elle dérive directement des feux +grégeois, composés comme elle de soufre et de salpêtre. Seulement, +depuis cette époque, ces mélanges, qui n'étaient que des mélanges +fusants, se sont transformés en mélanges détonants.</p> + +<p>Mais si les érudits savent parfaitement la fausse histoire de la +poudre, peu de gens se rendent compte de sa puissance mécanique. Or, +c'est ce qu'il faut connaître pour comprendre l'importance de la +question soumise au Comité.</p> + +<p>Ainsi un litre de poudre pèse environ deux livres (— 900 grammes [La +livre américaine est de 453 g.]); il produit en s'enflammant quatre +cents litres de gaz, ces gaz rendus libres, et sous l'action d'une +température portée à deux mille quatre cents degrés, occupent l'espace +de quatre mille litres. Donc le volume de la poudre est aux volumes +des gaz produits par sa déflagration comme un est à quatre mille. Que +l'on juge alors de l'effrayante poussée de ces gaz lorsqu'ils sont +comprimés dans un espace quatre mille fois trop resserré.</p> + +<p>Voilà ce que savaient parfaitement les membres du Comité quand le +lendemain ils entrèrent en séance. Barbicane donna la parole au major +Elphiston, qui avait été directeur des poudres pendant la guerre.</p> + +<p>«Mes chers camarades, dit ce chimiste distingué, je vais commencer par +des chiffres irrécusables qui nous serviront de base. Le boulet de +vingt-quatre dont nous parlait avant-hier l'honorable J.-T. Maston en +termes si poétiques, n'est chassé de la bouche à feu que par seize +livres de poudre seulement.</p> + +<p>—Vous êtes certain du chiffre? demanda Barbicane.</p> + +<p>—Absolument certain, répondit le major. Le canon Armstrong n'emploie +que soixante-quinze livres de poudre pour un projectile de huit cents +livres, et la Columbiad Rodman ne dépense que cent soixante livres de +poudre pour envoyer à six milles son boulet d'une demi-tonne. Ces +faits ne peuvent être mis en doute, car je les ai relevés moi-même +dans les procès-verbaux du Comité d'artillerie.</p> + +<p>—Parfaitement, répondit le général.</p> + +<p>—Eh bien! reprit le major, voici la conséquence à tirer de ces +chiffres, c'est que la quantité de poudre n'augmente pas avec le poids +du boulet: en effet, s'il fallait seize livres de poudre pour un +boulet de vingt-quatre; en d'autres termes, si, dans les canons +ordinaires, on emploie une quantité de poudre pesant les deux tiers du +poids du projectile, cette proportionnalité n'est pas constante. +Calculez, et vous verrez que, pour le boulet d'une demi-tonne, au lieu +de trois cent trente-trois livres de poudre, cette quantité a été +réduite à cent soixante livres seulement.</p> + +<p>—Où voulez-vous en venir? demanda le président.</p> + +<p>—Si vous poussez votre théorie à l'extrême, mon cher major, dit J.-T. +Maston, vous arriverez à ceci, que, lorsque votre boulet sera +suffisamment lourd, vous ne mettrez plus de poudre du tout.</p> + +<p>—Mon ami Maston est folâtre jusque dans les choses sérieuses, +répliqua le major, mais qu'il se rassure; je proposerai bientôt des +quantités de poudre qui satisferont son amour-propre d'artilleur. +Seulement je tiens à constater que, pendant la guerre, et pour les +plus gros canons, le poids de la poudre a été réduit, après +expérience, au dixième du poids du boulet.</p> + +<p>—Rien n'est plus exact, dit Morgan. Mais avant de décider la +quantité de poudre nécessaire pour donner l'impulsion, je pense qu'il +est bon de s'entendre sur sa nature.</p> + +<p>—Nous emploierons de la poudre à gros grains, répondit le major; sa +déflagration est plus rapide que celle du pulvérin.</p> + +<p>—Sans doute, répliqua Morgan, mais elle est très brisante et finit +par altérer l'âme des pièces.</p> + +<p>—Bon! ce qui est un inconvénient pour un canon destiné à faire un +long service n'en est pas un pour notre Columbiad. Nous ne courons +aucun danger d'explosion, il faut que la poudre s'enflamme +instantanément, afin que son effet mécanique soit complet.</p> + +<p>—On pourrait, dit J.-T. Maston, percer plusieurs lumières, de façon à +mettre le feu sur divers points à la fois.</p> + +<p>—Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus +difficile. J'en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime +ces difficultés.</p> + +<p>—Soit, répondit le général.</p> + +<p>—Pour charger sa Columbiad, reprit le major, Rodman employait une +poudre à grains gros comme des châtaignes, faite avec du charbon de +saule simplement torréfié dans des chaudières de fonte. Cette poudre +était dure et luisante, ne laissait aucune trace sur la main, +renfermait dans une grande proportion de l'hydrogène et de l'oxygène, +déflagrait instantanément, et, quoique très brisante, ne détériorait +pas sensiblement les bouches à feu.</p> + +<p>—Eh bien! il me semble, répondit J.-T. Maston, que nous n'avons pas à +hésiter, et que notre choix est tout fait.</p> + +<p>—A moins que vous ne préfériez de la poudre d'or», répliqua le major +en riant, ce qui lui valut un geste menaçant du crochet de son +susceptible ami.</p> + +<p>Jusqu'alors Barbicane s'était tenu en dehors de la discussion. Il +laissait parler, il écoutait. Il avait évidemment une idée. Aussi se +contenta-t-il simplement de dire:</p> + +<p>«Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous?</p> + +<p>Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant.</p> + +<p>«Deux cent mille livres, dit enfin Morgan.</p> + +<p>—Cinq cent mille, répliqua le major.</p> + +<p>—Huit cent mille livres! » s'écria J.-T. Maston.</p> + +<p>Cette fois, Elphiston n'osa pas taxer son collègue d'exagération. En +effet, il s'agissait d'envoyer jusqu'à la Lune un projectile pesant +vingt mille livres et de lui donner une force initiale de douze mille +yards par seconde. Un moment de silence suivit donc la triple +proposition faite par les trois collègues.</p> + +<p>Il fut enfin rompu par le président Barbicane.</p> + +<p>«Mes braves camarades, dit-il d'une voix tranquille, je pars de ce +principe que la résistance de notre canon construit dans des +conditions voulues est illimitée. Je vais donc surprendre l'honorable +J.-T. Maston en lui disant qu'il a été timide dans ses calculs, et je +proposerai de doubler ses huit cent mille livres de poudre.</p> + +<p>—Seize cent mille livres? fit J.-T. Maston en sautant sur sa +chaise.</p> + +<p>—Tout autant.</p> + +<p>—Mais alors il faudra en revenir à mon canon d'un demi-mille de +longueur.</p> + +<p>—C'est évident, dit le major.</p> + +<p>—Seize cent mille livres de poudre, reprit le secrétaire du Comité, +occuperont un espace de vingt-deux mille pieds cubes [Un peu moins de +800 mètres cubes.] environ; or, comme votre canon n'a qu'une +contenance de cinquante-quatre mille pieds cubes [Deux mille mètres +cubes.], il sera à moitié rempli, et l'âme ne sera plus assez longue +pour que la détente des gaz imprime au projectile une suffisante +impulsion.</p> + +<p>Il n'y avait rien à répondre. J.-T. Maston disait vrai. On regarda +Barbicane.</p> + +<p>«Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre. +Songez-y, seize cent mille livres de poudre donneront naissance à six +milliards de litres de gaz. Six milliards! Vous entendez bien?</p> + +<p>—Mais alors comment faire? demanda le général.</p> + +<p>—C'est très simple; il faut réduire cette énorme quantité de poudre, +tout en lui conservant cette puissance mécanique.</p> + +<p>—Bon! mais par quel moyen?</p> + +<p>—Je vais vous le dire», répondit simplement Barbicane.</p> + +<p>Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux.</p> + +<p>«Rien n'est plus facile, en effet, reprit-il, que de ramener cette +masse de poudre à un volume quatre fois moins considérable. Vous +connaissez tous cette matière curieuse qui constitue les tissus +élémentaires des végétaux, et qu'on nomme cellulose.</p> + +<p>—Ah! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane.</p> + +<p>—Cette matière, dit le président, s'obtient à l'état de pureté +parfaite dans divers corps, et surtout dans le coton, qui n'est autre +chose que le poil des graines du cotonnier. Or, le coton, combiné +avec l'acide azotique à froid, se transforme en une substance +éminemment insoluble, éminemment combustible, éminemment explosive. +Il y a quelques années, en 1832, un chimiste français, Braconnot, +découvrit cette substance, qu'il appela xyloïdine. En 1838, un autre +Français, Pelouze, en étudia les diverses propriétés, et enfin, en +1846, Shonbein, professeur de chimie à Bâle, la proposa comme poudre +de guerre. Cette poudre, c'est le coton azotique...</p> + +<p>—Ou pyroxyle, répondit Elphiston.</p> + +<p>—Ou fulmi-coton, répliqua Morgan.</p> + +<p>—Il n'y a donc pas un nom d'Américain à mettre au bas de cette +découverte? s'écria J.-T. Maston, poussé par un vif sentiment +d'amour-propre national.</p> + +<p>—Pas un, malheureusement, répondit le major.</p> + +<p>—Cependant, pour satisfaire Maston, reprit le président, je lui dirai +que les travaux d'un de nos concitoyens peuvent être rattachés à +l'étude de la cellulose, car le collodion, qui est un des principaux +agents de la photographie, est tout simplement du pyroxyle dissous +dans l'éther additionné d'alcool, et il a été découvert par Maynard, +alors étudiant en médecine à Boston.</p> + +<p>—Eh bien! hurrah pour Maynard et pour le fulmi-coton! s'écria le +bruyant secrétaire du Gun-Club.</p> + +<p>—Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Vous connaissez ses +propriétés, qui vont nous le rendre si précieux; il se prépare avec la +plus grande facilité; du coton plongé dans de l'acide azotique fumant +[Ainsi nommé, parce que, au contact de l'air humide, il répand +d'épaisses fumées blanchâtres.], pendant quinze minutes, puis lavé à +grande eau, puis séché, et voilà tout.</p> + +<p>—Rien de plus simple, en effet, dit Morgan.</p> + +<p>—De plus, le pyroxyle est inaltérable à l'humidité, qualité précieuse +à nos yeux, puisqu'il faudra plusieurs jours pour charger le canon; +son inflammabilité a lieu à cent soixante-dix degrés au lieu de deux +cent quarante, et sa déflagration est si subite, qu'on peut +l'enflammer sur de la poudre ordinaire, sans que celle-ci ait le temps +de prendre feu.</p> + +<p>—Parfait, répondit le major.</p> + +<p>—Seulement il est plus coûteux.</p> + +<p>—Qu'importe? fit J.-T. Maston.</p> + +<p>—Enfin il communique aux projectiles une vitesse quatre fois +supérieure à celle de la poudre. J'ajouterai même que, si l'on y mêle +les huit dixièmes de son poids de nitrate de potasse, sa puissance +expansive est encore augmentée dans une grande proportion.</p> + +<p>—Sera-ce nécessaire? demanda le major.</p> + +<p>—Je ne le pense pas, répondit Barbicane. Ainsi donc, au lieu de +seize cent mille livres de poudre, nous n'aurons que quatre cent mille +livres de fulmi-coton, et comme on peut sans danger comprimer cinq +cents livres de coton dans vingt-sept pieds cubes, cette matière +n'occupera qu'une hauteur de trente toises dans la Columbiad. De +cette façon, le boulet aura plus de sept cents pieds d'âme à parcourir +sous l'effort de six milliards de litres de gaz, avant de prendre son +vol vers l'astre des nuits!</p> + +<p>A cette période, J.-T. Maston ne put contenir son émotion; il se jeta +dans les bras de son ami avec la violence d'un projectile, et il +l'aurait défoncé, si Barbicane n'eût été bâti à l'épreuve de la bombe.</p> + +<p>Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses +audacieux collègues, auxquels rien ne semblait impossible, venaient de +résoudre la question si complexe du projectile, du canon et des +poudres. Leur plan étant fait, il n'y avait qu'à l'exécuter.</p> + +<p>«Un simple détail, une bagatelle», disait J.-T. Maston.</p> + +<p>[NOTA—Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour +l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, +n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude +de deux noms.</p> + +<p>En 1847, Maynard, étudiant en médecine à Boston, a bien eu l'idée +d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion +était connu en 1846. C'est à un Français, un esprit très distingué, +un savant tout à la fois peintre, poète, philosophe, helléniste et +chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande +découverte.—J. V.]</p> + +<h3><a name="X" id="X"></a>X<br /><br /> +UN ENNEMI SUR VINGT-CINQ MILLIONS D'AMIS</h3> + +<p>Le public américain trouvait un puissant intérêt dans les moindres +détails de l'entreprise du Gun-Club. Il suivait jour par jour les +discussions du Comité. Les plus simples préparatifs de cette grande +expérience, les questions de chiffres qu'elle soulevait, les +difficultés mécaniques à résoudre, en un mot, «sa mise en train», +voilà ce qui le passionnait au plus haut degré.</p> + +<p>Plus d'un an allait s'écouler entre le commencement des travaux et +leur achèvement; mais ce laps de temps ne devait pas être vide +d'émotions; l'emplacement à choisir pour le forage, la construction du +moule, la fonte de la Columbiad, son chargement très périlleux, +c'était là plus qu'il ne fallait pour exciter la curiosité publique. +Le projectile, une fois lancé, échapperait aux regards en quelques +dixièmes de seconde; puis, ce qu'il deviendrait, comme il se +comporterait dans l'espace, de quelle façon il atteindrait la Lune, +c'est ce qu'un petit nombre de privilégiés verraient seuls de leurs +propres yeux. Ainsi donc, les préparatifs de l'expérience, les +détails précis de l'exécution en constituaient alors le véritable +intérêt.</p> + +<p>Cependant, l'attrait purement scientifique de l'entreprise fut tout +d'un coup surexcité par un incident.</p> + +<p>On sait quelles nombreuses légions d'admirateurs et d'amis le projet +Barbicane avait ralliées à son auteur. Pourtant, si honorable, si +extraordinaire qu'elle fût, cette majorité ne devait pas être +l'unanimité. Un seul homme, un seul dans tous les États de l'Union, +protesta contre la tentative du Gun-Club; il l'attaqua avec violence, +à chaque occasion; et la nature est ainsi faite, que Barbicane fut +plus sensible à cette opposition d'un seul qu'aux applaudissements de +tous les autres.</p> + +<p>Cependant, il savait bien le motif de cette antipathie, d'où venait +cette inimitié solitaire, pourquoi elle était personnelle et +d'ancienne date, enfin dans quelle rivalité d'amour-propre elle avait +pris naissance.</p> + +<p>Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l'avait jamais vu. +Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement +entraîné de fâcheuses conséquences. Ce rival était un savant comme +Barbicane, une nature fière, audacieuse, convaincue, violente, un pur +Yankee. On le nommait le capitaine Nicholl. Il habitait +Philadelphie.</p> + +<p>Personne n'ignore la lutte curieuse qui s'établit pendant la guerre +fédérale entre le projectile et la cuirasse des navires blindés; +celui-là destiné à percer celle-ci; celle-ci décidée à ne point se +laisser percer. De là une transformation radicale de la marine dans +les États des deux continents. Le boulet et la plaque luttèrent avec +un acharnement sans exemple, l'un grossissant, l'autre s'épaississant +dans une proportion constante. Les navires, armés de pièces +formidables, marchaient au feu sous l'abri de leur invulnérable +carapace. Les <i>Merrimac</i>, les <i>Monitor</i>, les <i>Ram-Tenesse</i>, les +<i>Weckausen</i> [Navires de la marine américaine.] lançaient des +projectiles énormes, après s'être cuirassés contre les projectiles des +autres. Ils faisaient à autrui ce qu'ils ne voulaient pas qu'on leur +fît, principe immoral sur lequel repose tout l'art de la guerre.</p> + +<p>Or, si Barbicane fut un grand fondeur de projectiles, Nicholl fut un +grand forgeur de plaques. L'un fondait nuit et jour à Baltimore, et +l'autre forgeait jour et nuit à Philadelphie. Chacun suivait un +courant d'idées essentiellement opposé.</p> + +<p>Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait +une nouvelle plaque. Le président du Gun-Club passait sa vie à percer +des trous, le capitaine à l'en empêcher. De là une rivalité de tous +les instants qui allait jusqu'aux personnes. Nicholl apparaissait +dans les rêves de Barbicane sous la forme d'une cuirasse impénétrable +contre laquelle il venait se briser, et Barbicane, dans les songes de +Nicholl, comme un projectile qui le perçait de part en part.</p> + +<p>Cependant, bien qu'ils suivissent deux lignes divergentes, ces savants +auraient fini par se rencontrer, en dépit de tous les axiomes de +géométrie; mais alors c'eût été sur le terrain du duel. Fort +heureusement pour ces citoyens si utiles à leur pays, une distance de +cinquante à soixante milles les séparait l'un de l'autre, et leurs +amis hérissèrent la route de tels obstacles qu'ils ne se rencontrèrent +jamais.</p> + +<p>Maintenant, lequel des deux inventeurs l'avait emporté sur l'autre, on +ne savait trop; les résultats obtenus rendaient difficile une juste +appréciation. Il semblait cependant, en fin de compte, que la +cuirasse devait finir par céder au boulet.</p> + +<p>Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. Aux dernières +expériences, les projectiles cylindro-coniques de Barbicane vinrent se +ficher comme des épingles sur les plaques de Nicholl; ce jour-là, le +forgeur de Philadelphie se crut victorieux et n'eut plus assez de +mépris pour son rival; mais quand celui-ci substitua plus tard aux +boulets coniques de simples obus de six cents livres, le capitaine dut +en rabattre. En effet ces projectiles, quoique animés d'une vitesse +médiocre [Le poids de la poudre employée n'était que 1/12 du poids de +l'obus.], brisèrent, trouèrent, firent voler en morceaux les plaques +du meilleur métal.</p> + +<p>Or, les choses en étaient à ce point, la victoire semblait devoir +rester au boulet, quand la guerre finit le jour même où Nicholl +terminait une nouvelle cuirasse d'acier forgé! C'était un +chef-d'œuvre dans son genre; elle défiait tous les projectiles du +monde. Le capitaine la fit transporter au polygone de Washington, en +provoquant le président du Gun-Club à la briser. Barbicane, la paix +étant faite, ne voulut pas tenter l'expérience.</p> + +<p>Alors Nicholl, furieux, offrit d'exposer sa plaque au choc des boulets +les plus invraisemblables, pleins, creux, ronds ou coniques. Refus du +président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier +succès.</p> + +<p>Nicholl, surexcité par cet entêtement inqualifiable, voulut tenter +Barbicane en lui laissant toutes les chances. Il proposa de mettre sa +plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s'obstiner dans son +refus. A cent yards? Pas même à soixante-quinze.</p> + +<p>«A cinquante alors, s'écria le capitaine par la voix des journaux, à +vingt-cinq yards ma plaque, et je me mettrai derrière!</p> + +<p>Barbicane fit répondre que, quand même le capitaine Nicholl se +mettrait devant, il ne tirerait pas davantage.</p> + +<p>Nicholl, à cette réplique, ne se contint plus; il en vint aux +personnalités; il insinua que la poltronnerie était indivisible; que +l'homme qui refuse de tirer un coup de canon est bien près d'en avoir +peur; qu'en somme, ces artilleurs qui se battent maintenant à six +milles de distance ont prudemment remplacé le courage individuel par +les formules mathématiques, et qu'au surplus il y a autant de bravoure +à attendre tranquillement un boulet derrière une plaque, qu'à +l'envoyer dans toutes les règles de l'art.</p> + +<p>A ces insinuations Barbicane ne répondit rien; peut-être même ne les +connut-il pas, car alors les calculs de sa grande entreprise +l'absorbaient entièrement.</p> + +<p>Lorsqu'il fit sa fameuse communication au Gun-Club, la colère du +capitaine Nicholl fut portée à son paroxysme. Il s'y mêlait une +suprême jalousie et un sentiment absolu d'impuissance! Comment +inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents +pieds! Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt +mille livres! Nicholl demeura d'abord atterré, anéanti, brisé sous ce +«coup de canon» puis il se releva, et résolut d'écraser la proposition +du poids de ses arguments.</p> + +<p>Il attaqua donc très violemment les travaux du Gun-Club; il publia +nombre de lettres que les journaux ne se refusèrent pas à reproduire. +Il essaya de démolir scientifiquement l'œuvre de Barbicane. Une fois +la guerre entamée, il appela à son aide des raisons de tout ordre, et, +à vrai dire, trop souvent spécieuses et de mauvais aloi.</p> + +<p>D'abord, Barbicane fut très violemment attaqué dans ses chiffres; +Nicholl chercha à prouver par A + B la fausseté de ses formules, et il +l'accusa d'ignorer les principes rudimentaires de la balistique. +Entre autres erreurs, et suivant ses calculs à lui, Nicholl, il était +absolument impossible d'imprimer à un corps quelconque une vitesse de +douze mille yards par seconde; il soutint, l'algèbre à la main, que, +même avec cette vitesse, jamais un projectile aussi pesant ne +franchirait les limites de l'atmosphère terrestre! Il n'irait +seulement pas à huit lieues! Mieux encore. En regardant la vitesse +comme acquise, en la tenant pour suffisante, l'obus ne résisterait pas +à la pression des gaz développés par l'inflammation de seize cents +mille livres de poudre, et résistât-il à cette pression, du moins il +ne supporterait pas une pareille température, il fondrait à sa sortie +de la Columbiad et retomberait en pluie bouillante sur le crâne des +imprudents spectateurs.</p> + +<p>Barbicane, à ces attaques, ne sourcilla pas et continua son œuvre.</p> + +<p>Alors Nicholl prit la question sous d'autres faces; sans parler de son +inutilité à tous les points de vue, il regarda l'expérience comme fort +dangereuse, et pour les citoyens qui autoriseraient de leur présence +un aussi condamnable spectacle, et pour les villes voisines de ce +déplorable canon; il fit également remarquer que si le projectile +n'atteignait pas son but, résultat absolument impossible, il +retomberait évidemment sur la Terre, et que la chute d'une pareille +masse, multipliée par le carré de sa vitesse, compromettrait +singulièrement quelque point du globe. Donc, en pareille +circonstance, et sans porter atteinte aux droits de citoyens libres, +il était des cas où l'intervention du gouvernement devenait +nécessaire, et il ne fallait pas engager la sûreté de tous pour le bon +plaisir d'un seul.</p> + +<p>On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine +Nicholl. Il était seul de son opinion. Aussi personne ne tint compte +de ses malencontreuses prophéties. On le laissa donc crier à son +aise, et jusqu'à s'époumoner, puisque cela lui convenait. Il se +faisait le défenseur d'une cause perdue d'avance; on l'entendait, mais +on ne l'écoutait pas, et il n'enleva pas un seul admirateur au +président du Gun-Club. Celui-ci, d'ailleurs, ne prit même pas la +peine de rétorquer les arguments de son rival.</p> + +<p>Nicholl, acculé dans ses derniers retranchements, et ne pouvant même +pas payer de sa personne dans sa cause, résolut de payer de son +argent. Il proposa donc publiquement dans l'<i>Enquirer</i> de Richmond +une série de paris conçus en ces termes et suivant une proportion +croissante.</p> + +<p>Il paria:</p> +<table border="0" cellpadding="4" cellspacing="0" summary=""> + +<tr><td valign="top">1º</td><td>Que les fonds nécessaires à l'entreprise<br /> + du Gun-Club ne seraient pas faits, ci...</td><td align="right" valign="bottom">1000</td><td valign="bottom" align="center">dollars</td></tr> + +<tr><td valign="top">2º</td><td>Que l'opération de la fonte d'un canon<br /> + de neuf cents pieds était impraticable<br /> + et ne réussirait pas, ci..............</td><td align="right" valign="bottom">2000</td><td align="center" valign="bottom">—</td></tr> + +<tr><td valign="top">3º</td><td>Qu'il serait impossible de charger la<br /> + Columbiad, et que le pyroxyle prendrait<br /> + feu de lui-même sous la pression du<br /> + projectile, ci......................</td><td align="right" valign="bottom">3000</td><td align="center" valign="bottom">—</td></tr> + +<tr><td valign="top">4º</td><td>Que la Columbiad éclaterait au premier<br /> + coup, ci...............................</td><td align="right" valign="bottom">4000</td><td align="center" valign="bottom">—</td></tr> + +<tr><td valign="top">5º</td><td>Que le boulet n'irait pas seulement<br /> + six milles et retomberait quelques<br /> + secondes après avoir été lancé, si...</td><td align="right" valign="bottom">5000</td><td align="center" valign="bottom">—</td></tr> +</table> + +<p>On le voit c'était une somme importante que risquait le capitaine dans +son invincible entêtement. Il ne s'agissait pas moins de quinze mille +dollars [Quatre-vingt-un mille trois cents francs.].</p> + +<p>Malgré l'importance du pari, le 19 mai, il reçut un pli cacheté, d'un +laconisme superbe et conçu en ces termes:</p> + +<p class="r"><i>Baltimore, 18 octobre</i>.</p> + +<p><i>Tenu</i>.</p> + +<p class="r">BARBICANE.</p> + +<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI<br /><br /> +FLORIDE ET TEXAS</h3> + +<p>Cependant, une question restait encore à décider: il fallait choisir +un endroit favorable à l'expérience. Suivant la recommandation de +l'Observatoire de Cambridge, le tir devait être dirigé +perpendiculairement au plan de l'horizon, c'est-à-dire vers le zénith; +or, la Lune ne monte au zénith que dans les lieux situés entre 0° et +28° de latitude, en d'autres termes, sa déclinaison n'est que de 28° +[La déclinaison d'un astre est sa latitude dans la sphère céleste; +l'ascension droite en est la longitude.]. Il s'agissait donc de +déterminer exactement le point du globe où serait fondue l'immense +Columbiad.</p> + +<p>Le 20 octobre, le Gun-Club étant réuni en séance générale, Barbicane +apporta une magnifique carte des États-Unis de Z. Belltropp. Mais, +sans lui laisser le temps de la déployer, J.-T. Maston avait demandé +la parole avec sa véhémence habituelle, et parlé en ces termes:</p> + +<p>«Honorables collègues, la question qui va se traiter aujourd'hui a une +véritable importance nationale, et elle va nous fournir l'occasion de +faire un grand acte de patriotisme.</p> + +<p>Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l'orateur +voulait en venir.</p> + +<p>«Aucun de vous, reprit-il, n'a la pensée de transiger avec la gloire +de son pays, et s'il est un droit que l'Union puisse revendiquer, +c'est celui de receler dans ses flancs le formidable canon du +Gun-Club. Or, dans les circonstances actuelles...</p> + +<p>—Brave Maston... dit le président.</p> + +<p>—Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l'orateur. Dans les +circonstances actuelles, nous sommes forcés de choisir un lieu assez +rapproché de l'équateur, pour que l'expérience se fasse dans de bonnes +conditions...</p> + +<p>—Si vous voulez bien... dit Barbicane.</p> + +<p>—Je demande la libre discussion des idées, répliqua le bouillant +J.-T. Maston, et je soutiens que le territoire duquel s'élancera +notre glorieux projectile doit appartenir à l'Union.</p> + +<p>—Sans doute! répondirent quelques membres.</p> + +<p>—Eh bien! puisque nos frontières ne sont pas assez étendues, puisque +au sud l'Océan nous oppose une barrière infranchissable, puisqu'il +nous faut chercher au-delà des États-Unis et dans un pays limitrophe +ce vingt-huitième parallèle, c'est là un <i>casus belli</i> légitime, et je +demande que l'on déclare la guerre au Mexique!</p> + +<p>—Mais non! mais non! s'écria-t-on de toutes parts.</p> + +<p>—Non! répliqua J.-T. Maston. Voilà un mot que je m'étonne +d'entendre dans cette enceinte!</p> + +<p>—Mais écoutez donc!...</p> + +<p>—Jamais! jamais! s'écria le fougueux orateur. Tôt ou tard cette +guerre se fera, et je demande qu'elle éclate aujourd'hui même.</p> + +<p>—Maston, dit Barbicane en faisant détonner son timbre avec fracas, je +vous retire la parole!</p> + +<p>Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent +à le contenir.</p> + +<p>«Je conviens, dit Barbicane, que l'expérience ne peut et ne doit être +tentée que sur le sol de l'Union, mais si mon impatient ami m'eût +laissé parler, s'il eût jeté les yeux sur une carte, il saurait qu'il +est parfaitement inutile de déclarer la guerre à nos voisins, car +certaines frontières des États-Unis s'étendent au-delà du +vingt-huitième parallèle. Voyez, nous avons à notre disposition toute +la partie méridionale du Texas et des Florides.</p> + +<p>L'incident n'eut pas de suite; cependant, ce né fut pas sans regret +que J.-T. Maston se laissa convaincre. Il fut donc décidé que la +Columbiad serait coulée, soit dans le sol du Texas, soit dans celui de +la Floride. Mais cette décision devait créer une rivalité sans +exemple entre les villes de ces deux États.</p> + +<p>Le vingt-huitième parallèle, à sa rencontre avec la côte américaine, +traverse la péninsule de la Floride et la divise en deux parties à peu +près égales. Puis, se jetant dans le golfe du Mexique, il sous-tend +l'arc formé par les côtes de l'Alabama, du Mississippi et de la +Louisiane. Alors, abordant le Texas, dont il coupe un angle, il se +prolonge à travers le Mexique, franchit la Sonora, enjambe la vieille +Californie et va se perdre dans les mers du Pacifique. Il n'y avait +donc que les portions du Texas et de la Floride, situées au-dessous de +ce parallèle, qui fussent dans les conditions de latitude recommandées +par l'Observatoire de Cambridge.</p> + +<p>La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités +importantes. Elle est seulement hérissée de forts élevés contre les +Indiens errants. Une seule ville, Tampa-Town, pouvait réclamer en +faveur de sa situation et se présenter avec ses droits.</p> + +<p>Au Texas, au contraire, les villes sont plus nombreuses et plus +importantes, Corpus-Christi, dans le county de Nueces, et toutes les +cités situées sur le Rio-Bravo, Laredo, Comalites, San-Ignacio, dans +le Web, Roma, Rio-Grande-City, dans le Starr, Edinburg, dans +l'Hidalgo, Santa-Rita, el Panda, Brownsville, dans le Caméron, +formèrent une ligue imposante contre les prétentions de la Floride.</p> + +<p>Aussi, la décision à peine connue, les députés texiens et floridiens +arrivèrent à Baltimore par le plus court; à partir de ce moment, le +président Barbicane et les membres influents du Gun-Club furent +assiégés jour et nuit de réclamations formidables. Si sept villes de +la Grèce se disputèrent l'honneur d'avoir vu naître Homère, deux États +tout entiers menaçaient d'en venir aux mains à propos d'un canon.</p> + +<p>On vit alors ces «frères féroces» se promener en armes dans les rues +de la ville. A chaque rencontre, quelque conflit était à craindre, +qui aurait eu des conséquences désastreuses. Heureusement la prudence +et l'adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. Les +démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux +des divers États. Ce fut ainsi que le <i>New York Herald</i> et la +<i>Tribune</i> soutinrent le Texas, tandis que le <i>Times</i> et l'<i>American +Review</i> prirent fait et cause pour les députés floridiens. Les +membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre.</p> + +<p>Le Texas arrivait fièrement avec ses vingt-six comtés, qu'il semblait +mettre en batterie; mais la Floride répondait que douze comtés +pouvaient plus que vingt-six, dans un pays six fois plus petit.</p> + +<p>Le Texas se targuait fort de ses trois cent trente mille indigènes, +mais la Floride, moins vaste, se vantait d'être plus peuplée avec +cinquante-six mille. D'ailleurs elle accusait le Texas d'avoir une +spécialité de fièvres paludéennes qui lui coûtaient, bon an mal an, +plusieurs milliers d'habitants. Et elle n'avait pas tort.</p> + +<p>A son tour, le Texas répliquait qu'en fait de fièvres la Floride +n'avait rien à lui envier, et qu'il était au moins imprudent de +traiter les autres de pays malsains, quand on avait l'honneur de +posséder le «vómito negro» à l'état chronique. Et il avait raison.</p> + +<p>«D'ailleurs, ajoutaient les Texiens par l'organe du <i>New York Herald</i>, +on doit des égards à un État où pousse le plus beau coton de toute +l'Amérique, un État qui produit le meilleur chêne vert pour la +construction des navires, un État qui renferme de la houille superbe +et des mines de fer dont le rendement est de cinquante pour cent de +minerai pur.</p> + +<p>A cela l'<i>American Review</i> répondait que le sol de la Floride, sans +être aussi riche, offrait de meilleures conditions pour le moulage et +la fonte de la Columbiad, car il était composé de sable et de terre +argileuse.</p> + +<p>«Mais, reprenaient les Texiens, avant de fondre quoi que ce soit dans +un pays, il faut arriver dans ce pays; or, les communications avec la +Floride sont difficiles, tandis que la côte du Texas offre la baie de +Galveston, qui a quatorze lieues de tour et qui peut contenir les +flottes du monde entier.</p> + +<p>—Bon! répétaient les journaux dévoués aux Floridiens, vous nous la +donnez belle avec votre baie de Galveston située au-dessus du +vingt-neuvième parallèle. N'avons-nous pas la baie d'Espiritu-Santo, +ouverte précisément sur le vingt-huitième degré de latitude, et par +laquelle les navires arrivent directement à Tampa-Town?</p> + +<p>—Jolie baie! répondait le Texas, elle est à demi ensablée!</p> + +<p>—Ensablés vous-mêmes! s'écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je +suis un pays de sauvages?</p> + +<p>—Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies!</p> + +<p>—Eh bien! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés!</p> + +<p>La guerre se soutenait ainsi depuis quelques jours, quand la Floride +essaya d'entraîner son adversaire sur un autre terrain, et un matin le +<i>Times</i> insinua que, l'entreprise étant «essentiellement américaine», +elle ne pouvait être tentée que sur un territoire «essentiellement +américain»!</p> + +<p>A ces mots le Texas bondit: «Américains! s'écria-t-il, ne le +sommes-nous pas autant que vous? Le Texas et la Floride n'ont-ils pas +été incorporés tous les deux à l'Union en 1845?</p> + +<p>—Sans doute, répondit le <i>Times</i>, mais nous appartenons aux +Américains depuis 1820.</p> + +<p>—Je le crois bien, répliqua la <i>Tribune</i>; après avoir été Espagnols +ou Anglais pendant deux cents ans, on vous a vendus aux États-Unis +pour cinq millions de dollars!</p> + +<p>—Et qu'importe! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir? +En 1803, n'a-t-on pas acheté la Louisiane à Napoléon au prix de seize +millions de dollars [Quatre-vingt-deux millions de francs.]?</p> + +<p>—C'est une honte! s'écrièrent alors les députés du Texas. Un +misérable morceau de terre comme la Floride, oser se comparer au +Texas, qui, au lieu de se vendre, s'est fait indépendant lui-même, qui +a chassé les Mexicains le 2 mars 1836, qui s'est déclaré république +fédérative après la victoire remportée par Samuel Houston aux bords du +San-Jacinto sur les troupes de Santa-Anna! Un pays enfin qui s'est +adjoint volontairement aux États-Unis d'Amérique!</p> + +<p>—Parce qu'il avait peur des Mexicains!» répondit la Floride.</p> + +<p>Peur! Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position +devint intolérable. On s'attendit à un égorgement des deux partis +dans les rues de Baltimore. On fut obligé de garder les députés à +vue.</p> + +<p>Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les +documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. +Quel parti devait-il prendre? Au point de vue de l'appropriation du +sol, de la facilité des communications, de la rapidité des transports, +les droits des deux États étaient véritablement égaux. Quant aux +personnalités politiques, elles n'avaient que faire dans la question.</p> + +<p>Or, cette hésitation, cet embarras durait déjà depuis longtemps, quand +Barbicane résolut d'en sortir; il réunit ses collègues, et la solution +qu'il leur proposa fut profondément sage, comme on va le voir.</p> + +<p>«En considérant bien, dit-il, ce qui vient de se passer entre la +Floride et le Texas, il est évident que les mêmes difficultés se +reproduiront entre les villes de l'État favorisé. La rivalité +descendra du genre à l'espèce, de l'État à la Cité, et voilà tout. +Or, le Texas possède onze villes dans les conditions voulues, qui se +disputeront l'honneur de l'entreprise et nous créeront de nouveaux +ennuis, tandis que la Floride n'en a qu'une. Va donc pour la Floride +et pour Tampa-Town!</p> + +<p>Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Ils +entrèrent dans une indescriptible fureur et adressèrent des +provocations nominales aux divers membres du Gun-Club. Les magistrats +de Baltimore n'eurent plus qu'un parti à prendre, et ils le prirent. +On fit chauffer un train spécial, on y embarqua les Texiens bon gré +mal gré, et ils quittèrent la ville avec une rapidité de trente milles +à l'heure.</p> + +<p>Mais, si vite qu'ils fussent emportés, ils eurent le temps de jeter un +dernier et menaçant sarcasme à leurs adversaires.</p> + +<p>Faisant allusion au peu de largeur de la Floride, simple presqu'île +resserrée entre deux mers, ils prétendirent qu'elle ne résisterait pas +à la secousse du tir et qu'elle sauterait au premier coup de canon.</p> + +<p>«Eh bien! qu'elle saute!» répondirent les Floridiens avec un +laconisme digne des temps antiques.</p> + +<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII<br /><br /> +URBI ET ORBI</h3> + +<p>Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois +résolues, vint la question d'argent. Il s'agissait de se procurer une +somme énorme pour l'exécution du projet. Nul particulier, nul État +même n'aurait pu disposer des millions nécessaires.</p> + +<p>Le président Barbicane prit donc le parti, bien que l'entreprise fût +américaine, d'en faire une affaire d'un intérêt universel et de +demander à chaque peuple sa coopération financière. C'était à la fois +le droit et le devoir de toute la Terre d'intervenir dans les affaires +de son satellite. La souscription ouverte dans ce but s'étendit de +Baltimore au monde entier, <i>urbi et orbi</i>.</p> + +<p>Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. Il +s'agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. L'opération +était purement désintéressée dans le sens littéral du mot, et +n'offrait aucune chance de bénéfice.</p> + +<p>Mais l'effet de la communication Barbicane ne s'était pas arrêté aux +frontières des États-Unis; il avait franchi l'Atlantique et le +Pacifique, envahissant à la fois l'Asie et l'Europe, l'Afrique et +l'Océanie. Les observatoires de l'Union se mirent en rapport immédiat +avec les observatoires des pays étrangers; les uns, ceux de Paris, de +Pétersbourg, du Cap, de Berlin, d'Altona, de Stockholm, de Varsovie, +de Hambourg, de Bude, de Bologne, de Malte, de Lisbonne, de Bénarès, +de Madras, de Péking, firent parvenir leurs compliments au Gun-Club; +les autres gardèrent une prudente expectative.</p> + +<p>Quant à l'observatoire de Greenwich, approuvé par les vingt-deux +autres établissements astronomiques de la Grande-Bretagne, il fut net; +il nia hardiment la possibilité du succès, et se rangea aux théories +du capitaine Nicholl. Aussi, tandis que diverses sociétés savantes +promettaient d'envoyer des délégués à Tampa-Town, le bureau de +Greenwich, réuni en séance, passa brutalement à l'ordre du jour sur la +proposition Barbicane. C'était là de la belle et bonne jalousie +anglaise. Pas autre chose.</p> + +<p>En somme, l'effet fut excellent dans le monde scientifique, et de là +il passa parmi les masses, qui, en général, se passionnèrent pour la +question. Fait d'une haute importance, puisque ces masses allaient +être appelées à souscrire un capital considérable.</p> + +<p>Le président Barbicane, le 8 octobre, avait lancé un manifeste +empreint d'enthousiasme, et dans lequel il faisait appel «à tous les +hommes de bonne volonté sur la Terre». Ce document, traduit en toutes +langues, réussit beaucoup.</p> + +<p>Les souscriptions furent ouvertes dans les principales villes de +l'Union pour se centraliser à la banque de Baltimore, 9, Baltimore +street; puis on souscrivit dans les différents États des deux +continents:</p> + +<p>A Vienne, chez S.-M. de Rothschild;</p> + +<p>A Pétersbourg, chez Stieglitz et Ce;</p> + +<p>A Paris, au Crédit mobilier;</p> + +<p>A Stockholm, chez Tottie et Arfuredson;</p> + +<p>A Londres, chez N.-M. de Rothschild et fils;</p> + +<p>A Turin, chez Ardouin et Ce;</p> + +<p>A Berlin, chez Mendelssohn;</p> + +<p>A Genève, chez Lombard, Odier et Ce;</p> + +<p>A Constantinople, à la Banque Ottomane;</p> + +<p>A Bruxelles, chez S. Lambert;</p> + +<p>A Madrid, chez Daniel Weisweller;</p> + +<p>A Amsterdam, au Crédit Néerlandais;</p> + +<p>A Rome, chez Torlonia et Ce;</p> + +<p>A Lisbonne, chez Lecesne;</p> + +<p>A Copenhague, à la Banque privée;</p> + +<p>A Buenos Aires, à la Banque Maua;</p> + +<p>A Rio de Janeiro, même maison;</p> + +<p>A Montevideo, même maison;</p> + +<p>A Valparaiso, chez Thomas La Chambre et Ce;</p> + +<p>A Mexico, chez Martin Daran et Ce;</p> + +<p>A Lima, chez Thomas La Chambre et Ce.</p> + +<p>Trois jours après le manifeste du président Barbicane, quatre millions +de dollars [Vingt et un millions de francs (21,680,000).] étaient +versés dans les différentes villes de l'Union. Avec un pareil +acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher.</p> + +<p>Mais, quelques jours plus tard, les dépêches apprenaient à l'Amérique +que les souscriptions étrangères se couvraient avec un véritable +empressement. Certains pays se distinguaient par leur générosité; +d'autres se desserraient moins facilement. Affaire de tempérament.</p> + +<p>Du reste, les chiffres sont plus éloquents que les paroles, et voici +l'état officiel des sommes qui furent portées à l'actif du Gun-Club, +après souscription close.</p> + +<p>La Russie versa pour son contingent l'énorme somme de trois cent +soixante-huit mille sept cent trente-trois roubles [Un million quatre +cent soixante-quinze mille francs.]. Pour s'en étonner, il faudrait +méconnaître le goût scientifique des Russes et le progrès qu'ils +impriment aux études astronomiques, grâce à leurs nombreux +observatoires, dont le principal a coûté deux millions de roubles.</p> + +<p>La France commença par rire de la prétention des Américains. La Lune +servit de prétexte à mille calembours usés et à une vingtaine de +vaudevilles, dans lesquels le mauvais goût le disputait à l'ignorance. +Mais, de même que les Français payèrent jadis après avoir chanté, ils +payèrent, cette fois, après avoir ri, et ils souscrivirent pour une +somme de douze cent cinquante-trois mille neuf cent trente francs. A +ce prix-là, ils avaient bien le droit de s'égayer un peu.</p> + +<p>L'Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas +financiers. Sa part s'éleva dans la contribution publique à la somme de +deux cent seize mille florins [Cinq cent vingt mille francs.], qui +furent les bienvenus.</p> + +<p>Cinquante-deux mille rixdales [Deux cent quatre-vingt-quatorze mille +trois cent vingt francs.], tel fut l'appoint de la Suède et de la +Norvège. Le chiffre était considérable relativement au pays; mais il +eût été certainement plus élevé, si la souscription avait eu lieu à +Christiania en même temps qu'à Stockholm. Pour une raison ou pour une +autre, les Norvégiens n'aiment pas à envoyer leur argent en Suède.</p> + +<p>La Prusse, par un envoi de deux cent cinquante mille thalers [Neuf +cent trente-sept mille cinq cents francs.], témoigna de sa haute +approbation pour l'entreprise. Ses différents observatoires +contribuèrent avec empressement pour une somme importante et furent +les plus ardents à encourager le président Barbicane.</p> + +<p>La Turquie se conduisit généreusement; mais elle était personnellement +intéressée dans l'affaire; la Lune, en effet, règle le cours de ses +années et son jeûne du Ramadan. Elle ne pouvait faire moins que de +donner un million trois cent soixante-douze mille six cent quarante +piastres [Trois cent quarante-trois mille cent soixante francs.], et +elle les donna avec une ardeur qui dénonçait, cependant, une certaine +pression du gouvernement de la Porte.</p> + +<p>La Belgique se distingua entre tous les États de second ordre par un +don de cinq cent treize mille francs, environ douze centimes par +habitant.</p> + +<p>La Hollande et ses colonies s'intéressèrent dans l'opération pour cent +dix mille florins [Deux cent trente-cinq mille quatre cents francs.], +demandant seulement qu'il leur fût fait une bonification de cinq pour +cent d'escompte, puisqu'elles payaient comptant.</p> + +<p>Le Danemark, un peu restreint dans son territoire, donna cependant +neuf mille ducats fins [Cent dix-sept mille quatre cent quatorze +francs.], ce qui prouve l'amour des Danois pour les expéditions +scientifiques.</p> + +<p>La Confédération germanique s'engagea pour trente-quatre mille deux +cent quatre-vingt-cinq florins [Soixante-douze mille francs.]; on ne +pouvait rien lui demander de plus; d'ailleurs, elle n'eût pas donné +davantage.</p> + +<p>Quoique très gênée, l'Italie trouva deux cent mille lires dans les +poches de ses enfants, mais en les retournant bien. Si elle avait eu +la Vénétie, elle aurait fait mieux; mais enfin elle n'avait pas la +Vénétie.</p> + +<p>Les États de l'Église ne crurent pas devoir envoyer moins de sept +mille quarante écus romains [Trente-huit mille seize francs.], et le +Portugal poussa son dévouement à la science jusqu'à trente mille +cruzades [Cent treize mille deux cents francs.].</p> + +<p>Quant au Mexique, ce fut le denier de la veuve, quatre-vingt-six +piastres fortes [Mille sept cent vingt-sept francs.]; mais les empires +qui se fondent sont toujours un peu gênés.</p> + +<p>Deux cent cinquante-sept francs, tel fut l'apport modeste de la Suisse +dans l'œuvre américaine. Il faut le dire franchement, la Suisse ne +voyait point le côté pratique de l'opération; il ne lui semblait pas +que l'action d'envoyer un boulet dans la Lune fût de nature à établir +des relations d'affaires avec l'astre des nuits, et il lui paraissait +peu prudent d'engager ses capitaux dans une entreprise aussi +aléatoire. Après tout, la Suisse avait peut-être raison.</p> + +<p>Quant à l'Espagne, il lui fut impossible de réunir plus de cent dix +réaux [Cinquante-neuf francs quarante-huit centimes.]. Elle donna +pour prétexte qu'elle avait ses chemins de fer à terminer. La vérité +est que la science n'est pas très bien vue dans ce pays-là. Il est +encore un peu arriéré. Et puis certains Espagnols, non des moins +instruits, ne se rendaient pas un compte exact de la masse du +projectile comparée à celle de la Lune; ils craignaient qu'il ne vînt +à déranger son orbite, à la troubler dans son rôle de satellite et à +provoquer sa chute à la surface du globe terrestre. Dans ce cas-là, +il valait mieux s'abstenir. Ce qu'ils firent, à quelques réaux près.</p> + +<p>Restait l'Angleterre. On connaît la méprisante antipathie avec +laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Les Anglais n'ont +qu'une seule et même âme pour les vingt-cinq millions d'habitants que +renferme la Grande-Bretagne. Ils donnèrent à entendre que +l'entreprise du Gun-Club était contraire «au principe de +non-intervention», et ils ne souscrivirent même pas pour un farthing.</p> + +<p>A cette nouvelle, le Gun-Club se contenta de hausser les épaules et +revint à sa grande affaire. Quand l'Amérique du Sud, c'est-à-dire le +Pérou, le Chili, le Brésil, les provinces de la Plata, la Colombie, +eurent pour leur quote-part versé entre ses mains la somme de trois +cent mille dollars [Un million six cent vingt-six mille francs.], il +se trouva à la tête d'un capital considérable, dont voici le décompte:</p> + +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td>Souscription des États-Unis....</td><td align="right">4,000,000 dollars</td></tr> +<tr><td>Souscriptions étrangères.......</td><td align="right">1,446,675 dollars</td></tr> +<tr><td>Total..........................</td><td align="right" +style="border-top:1px black solid;">5,446,675 dollars</td></tr> +</table> + +<p>C'était donc cinq millions quatre cent quarante-six mille six cent +soixante-quinze dollars [Vingt-neuf millions cinq cent vingt mille +neuf cent quatre-vingt-trois francs quarante centimes.] que le public +versait dans la caisse du Gun-Club.</p> + +<p>Que personne ne soit surpris de l'importance de la somme. Les travaux +de la fonte, du forage, de la maçonnerie, le transport des ouvriers, +leur installation dans un pays presque inhabité, les constructions de +fours et de bâtiments, l'outillage des usines, la poudre, le +projectile, les faux frais, devaient, suivant les devis, l'absorber à +peu près tout entière. Certains coups de canon de la guerre fédérale +sont revenus à mille dollars; celui du président Barbicane, unique +dans les fastes de l'artillerie, pouvait bien coûter cinq mille fois +plus.</p> + +<p>Le 20 octobre, un traité fut conclu avec l'usine de Goldspring, près +New York, qui, pendant la guerre, avait fourni à Parrott ses meilleurs +canons de fonte.</p> + +<p>Il fut stipulé, entre les parties contractantes, que l'usine de +Goldspring s'engageait à transporter à Tampa-Town, dans la Floride +méridionale, le matériel nécessaire pour la fonte de la Columbiad. +Cette opération devait être terminée, au plus tard, le 15 octobre +prochain, et le canon livré en bon état, sous peine d'une indemnité de +cent dollars [Cinq cent quarante-deux francs.] par jour jusqu'au +moment où la Lune se présenterait dans les mêmes conditions, +c'est-à-dire dans dix-huit ans et onze jours. L'engagement des +ouvriers, leur paie, les aménagements nécessaires incombaient à la +compagnie du Goldspring.</p> + +<p>Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par I. Barbicane, +président du Gun-Club, et J. Murchison, directeur de l'usine de +Goldspring, qui approuvèrent l'écriture de part et d'autre.</p> + +<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII<br /><br /> +STONE'S-HILL</h3> + +<p>Depuis le choix fait par les membres du Gun-Club au détriment du +Texas, chacun en Amérique, où tout le monde sait lire, se fit un +devoir d'étudier la géographie de la Floride. Jamais les libraires ne +vendirent tant de <i>Bartram's travel in Florida</i>, de <i>Roman's natural +history of East and West Florida</i>, de <i>William's territory of +Florida</i>, de <i>Cleland on the culture of the Sugar-Cane in East +Florida</i>. Il fallut imprimer de nouvelles éditions. C'était une +fureur.</p> + +<p>Barbicane avait mieux à faire qu'à lire; il voulait voir de ses +propres yeux et marquer l'emplacement de la Columbiad. Aussi, sans +perdre un instant, il mit à la disposition de l'Observatoire de +Cambridge les fonds nécessaires à la construction d'un télescope, et +traita avec la maison Breadwill and Co. d'Albany, pour la confection +du projectile en aluminium; puis il quitta Baltimore, accompagné de +J.-T. Maston, du major Elphiston et du directeur de l'usine de +Goldspring.</p> + +<p>Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La +Nouvelle-Orléans. Là ils s'embarquèrent immédiatement sur le +<i>Tampico</i>, aviso de la marine fédérale, que le gouvernement mettait à +leur disposition, et, les feux étant poussés, les rivages de la +Louisiane disparurent bientôt à leurs yeux.</p> + +<p>La traversée ne fut pas longue; deux jours après son départ, le +<i>Tampico</i>, ayant franchi quatre cent quatre-vingts milles [Environ +deux cents lieues.], eut connaissance de la côte floridienne. En +approchant, Barbicane se vit en présence d'une terre basse, plate, +d'un aspect assez infertile. Après avoir rangé une suite d'anses +riches en huîtres et en homards, le <i>Tampico</i> donna dans la baie +d'Espiritu-Santo.</p> + +<p>Cette baie se divise en deux rades allongées, la rade de Tampa et la +rade d'Hillisboro, dont le steamer franchit bientôt le goulet. Peu de +temps après, le fort Brooke dessina ses batteries rasantes au-dessus +des flots, et la ville de Tampa apparut, négligemment couchée au fond +du petit port naturel formé par l'embouchure de la rivière Hillisboro.</p> + +<p>Ce fut là que le <i>Tampico</i> mouilla, le 22 octobre, à sept heures du +soir; les quatre passagers débarquèrent immédiatement.</p> + +<p>Barbicane sentit son cœur battre avec violence lorsqu'il foula le sol +floridien; il semblait le tâter du pied, comme fait un architecte +d'une maison dont il éprouve la solidité. J.-T. Maston grattait la +terre du bout de son crochet.</p> + +<p>«Messieurs, dit alors Barbicane, nous n'avons pas de temps à perdre, +et dès demain nous monterons à cheval pour reconnaître le pays.</p> + +<p>Au moment où Barbicane avait atterri, les trois mille habitants de +Tampa-Town s'étaient portés à sa rencontre, honneur bien dû au +président du Gun-Club qui les avait favorisés de son choix. Ils le +reçurent au milieu d'acclamations formidables; mais Barbicane se +déroba à toute ovation, gagna une chambre de l'hôtel Franklin et ne +voulut recevoir personne. Le métier d'homme célèbre ne lui allait +décidément pas.</p> + +<p>Le lendemain, 23 octobre, de petits chevaux de race espagnole, pleins +de vigueur et de feu, piaffaient sous ses fenêtres. Mais, au lieu de +quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Barbicane +descendit, accompagné de ses trois compagnons, et s'étonna tout +d'abord de se trouver au milieu d'une pareille cavalcade. Il remarqua +en outre que chaque cavalier portait une carabine en bandoulière et +des pistolets dans ses fontes. La raison d'un tel déploiement de +forces lui fut aussitôt donnée par un jeune Floridien, qui lui dit:</p> + +<p>«Monsieur, il y a les Séminoles.</p> + +<p>—Quels Séminoles?</p> + +<p>—Des sauvages qui courent les prairies, et il nous a paru prudent de +vous faire escorte.</p> + +<p>—Peuh! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture.</p> + +<p>—Enfin, reprit le Floridien, c'est plus sûr.</p> + +<p>—Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, +et maintenant, en route!</p> + +<p>La petite troupe s'ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de +poussière. Il était cinq heures du matin; le soleil resplendissait +déjà et le thermomètre marquait 84° [Du thermomètre Fahrenheit. Cela +fait 28 degrés centigrades.]; mais de fraîches brises de mer +modéraient cette excessive température.</p> + +<p>Barbicane, en quittant Tampa-Town, descendit vers le sud et suivit la +côte, de manière à gagner le creek [Petit cours d'eau.] d'Alifia. +Cette petite rivière se jette dans la baie Hillisboro, à douze milles +au-dessous de Tampa-Town. Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive +droite en remontant vers l'est. Bientôt les flots de la baie +disparurent derrière un pli de terrain, et la campagne floridienne +s'offrit seule aux regards.</p> + +<p>La Floride se divise en deux parties: l'une au nord, plus populeuse, +moins abandonnée, a Tallahassee pour capitale et Pensacola, l'un des +principaux arsenaux maritimes des États-Unis; l'autre, pressée entre +l'Atlantique et le golfe du Mexique, qui l'étreignent de leurs eaux, +n'est qu'une mince presqu'île rongée par le courant du Gulf-Stream, +pointe de terre perdue au milieu d'un petit archipel, et que doublent +incessamment les nombreux navires du canal de Bahama. C'est la +sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. La superficie de +cet État est de trente-huit millions trente-trois mille deux cent +soixante-sept acres [Quinze millions trois cent soixante-cinq mille +quatre cent quarante hectares.], parmi lesquels il fallait en choisir +un situé en deçà du vingt-huitième parallèle et convenable à +l'entreprise; aussi Barbicane, en chevauchant, examinait attentivement +la configuration du sol et sa distribution particulière.</p> + +<p>La Floride, découverte par Juan Ponce de León, en 1512, le jour des +Rameaux, fut d'abord nommée Pâques-Fleuries. Elle méritait peu cette +appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. Mais, à +quelques milles du rivage, la nature du terrain changea peu à peu, et +le pays se montra digne de son nom; le sol était entrecoupé d'un +réseau de creeks, de rios, de cours d'eau, d'étangs, de petits lacs; +on se serait cru dans la Hollande ou la Guyane; mais la campagne +s'éleva sensiblement et montra bientôt ses plaines cultivées, où +réussissaient toutes les productions végétales du Nord et du Midi, ses +champs immenses dont le soleil des tropiques et les eaux conservées +dans l'argile du sol faisaient tous les frais de culture, puis enfin +ses prairies d'ananas, d'ignames, de tabac, de riz, de coton et de +canne à sucre, qui s'étendaient à perte de vue, en étalant leurs +richesses avec une insouciante prodigalité.</p> + +<p>Barbicane parut très satisfait de constater l'élévation progressive du +terrain, et, lorsque J.-T. Maston l'interrogea à ce sujet:</p> + +<p>«Mon digne ami, lui répondit-il, nous avons un intérêt de premier +ordre à couler notre Columbiad dans les hautes terres.</p> + +<p>—Pour être plus près de la Lune? s'écria le secrétaire du Gun-Club.</p> + +<p>—Non! répondit Barbicane en souriant. Qu'importent quelques toises +de plus ou de moins? Non, mais au milieu de terrains élevés, nos +travaux marcheront plus facilement; nous n'aurons pas à lutter avec +les eaux, ce qui nous évitera des tubages longs et coûteux, et c'est +considérer, lorsqu'il s'agit de forer un puits de neuf cents pieds de +profondeur.</p> + +<p>—Vous avez raison, dit alors l'ingénieur Murchison; il faut, autant +que possible, éviter les cours d'eau pendant le forage; mais si nous +rencontrons des sources, qu'à cela ne tienne, nous les épuiserons avec +nos machines, ou nous les détournerons. Il ne s'agit pas ici d'un +puits artésien [On a mis neuf ans à forer le puits de Grenelle; il a +cinq cent quarante-sept mètres de profondeur.], étroit et obscur, où +le taraud, la douille, la sonde, en un mot tous les outils du foreur, +travaillent en aveugles. Non. Nous opérerons à ciel ouvert, au +grand jour, la pioche ou le pic à la main, et, la mine aidant, nous +irons rapidement en besogne.</p> + +<p>—Cependant, reprit Barbicane, si par l'élévation du sol ou sa nature +nous pouvons éviter une lutte avec les eaux souterraines, le travail +en sera plus rapide et plus parfait; cherchons donc à ouvrir notre +tranchée dans un terrain situé à quelques centaines de toises +au-dessus du niveau de la mer.</p> + +<p>—Vous avez raison, monsieur Barbicane, et, si je ne me trompe, nous +trouverons avant peu un emplacement convenable.</p> + +<p>—Ah! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président.</p> + +<p>—Et moi au dernier! s'écria J.-T. Maston.</p> + +<p>—Nous y arriverons, messieurs, répondit l'ingénieur, et, croyez-moi, +la compagnie du Goldspring n'aura pas à vous payer d'indemnité de +retard.</p> + +<p>—Par sainte Barbe! vous aurez raison! répliqua J.-T. Maston; cent +dollars par jour jusqu'à ce que la Lune se représente dans les mêmes +conditions, c'est-à-dire pendant dix-huit ans et onze jours, +savez-vous bien que cela ferait six cent cinquante-huit mille cent +dollars [Trois millions cinq cent soixante-six mille neuf cent deux +francs.]?</p> + +<p>—Non, monsieur, nous ne le savons pas, répondit l'ingénieur, et nous +n'aurons pas besoin de l'apprendre.</p> + +<p>Vers dix heures du matin, la petite troupe avait franchi une douzaine +de milles; aux campagnes fertiles succédait alors la région des +forêts. Là, croissaient les essences les plus variées avec une +profusion tropicale. Ces forêts presque impénétrables étaient faites +de grenadiers, d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'oliviers, +d'abricotiers, de bananiers, de grands ceps de vigne, dont les fruits +et les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums. A l'ombre +odorante de ces arbres magnifiques chantait et volait tout un monde +d'oiseaux aux brillantes couleurs, au milieu desquels on distinguait +plus particulièrement des crabiers, dont le nid devait être un écrin, +pour être digne de ces bijoux emplumés.</p> + +<p>J.-T. Maston et le major ne pouvaient se trouver en présence de cette +opulente nature sans en admirer les splendides beautés. Mais le +président Barbicane, peu sensible à ces merveilles, avait hâte d'aller +en avant; ce pays si fertile lui déplaisait par sa fertilité même; +sans être autrement hydroscope, il sentait l'eau sous ses pas et +cherchait, mais en vain, les signes d'une incontestable aridité.</p> + +<p>Cependant on avançait; il fallut passer à gué plusieurs rivières, et +non sans quelque danger, car elles étaient infestées de caïmans longs +de quinze à dix-huit pieds. J.-T. Maston les menaça hardiment de son +redoutable crochet, mais il ne parvint à effrayer que les pélicans, +les sarcelles, les phaétons, sauvages habitants de ces rives, tandis +que de grands flamants rouges le regardaient d'un air stupide.</p> + +<p>Enfin ces hôtes des pays humides disparurent à leur tour; les arbres +moins gros s'éparpillèrent dans les bois moins épais; quelques groupes +isolés se détachèrent au milieu de plaines infinies où passaient des +troupeaux de daims effarouchés.</p> + +<p>«Enfin! s'écria Barbicane en se dressant sur ses étriers, voici la +région des pins!</p> + +<p>—Et celle des sauvages», répondit le major.</p> + +<p>En effet, quelques Séminoles apparaissaient à l'horizon; ils +s'agitaient, ils couraient de l'un à l'autre sur leurs chevaux +rapides, brandissant de longues lances ou déchargeant leurs fusils à +détonation sourde; d'ailleurs ils se bornèrent à ces démonstrations +hostiles, sans inquiéter Barbicane et ses compagnons.</p> + +<p>Ceux-ci occupaient alors le milieu d'une plaine rocailleuse, vaste +espace découvert d'une étendue de plusieurs acres, que le soleil +inondait de rayons brûlants. Elle était formée par une large +extumescence du terrain, qui semblait offrir aux membres du Gun-Club +toutes les conditions requises pour l'établissement de leur Columbiad.</p> + +<p>«Halte! dit Barbicane en s'arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans +le pays?</p> + +<p>—Il s'appelle Stone's-Hill [Colline de pierres.]», répondit un des +Floridiens.</p> + +<p>Barbicane, sans mot dire, mit pied à terre, prit ses instruments et +commença à relever sa position avec une extrême précision; la petite +troupe, rangée autour de lui, l'examinait en gardant un profond +silence.</p> + +<p>En ce moment le soleil passait au méridien. Barbicane, après quelques +instants, chiffra rapidement le résultat de ses observations et dit:</p> + +<p>«Cet emplacement est situé à trois cents toises au-dessus du niveau de +la mer par 27°7' de latitude et 5°7' de longitude ouest [Au méridien +de Washington. La différence avec le méridien de Paris est de 79°22'. +Cette longitude est donc en mesure française 83°25'.]; il me paraît +offrir par sa nature aride et rocailleuse toutes les conditions +favorables à l'expérience; c'est donc dans cette plaine que +s'élèveront nos magasins, nos ateliers, nos fourneaux, les huttes de +nos ouvriers, et c'est d'ici, d'ici même, répéta-t-il en frappant du +pied le sommet de Stone's-Hill, que notre projectile s'envolera vers +les espaces du monde solaire!</p> + +<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV<br /><br /> +PIOCHE ET TRUELLE</h3> + +<p>Le soir même, Barbicane et ses compagnons rentraient à Tampa-Town, et +l'ingénieur Murchison se réembarquait sur le <i>Tampico</i> pour La +Nouvelle-Orléans. Il devait embaucher une armée d'ouvriers et ramener +la plus grande partie du matériel. Les membres du Gun-Club +demeurèrent à Tampa-Town, afin d'organiser les premiers travaux en +s'aidant des gens du pays.</p> + +<p>Huit jours après son départ, le <i>Tampico</i> revenait dans la baie +d'Espiritu-Santo avec une flottille de bateaux à vapeur. Murchison +avait réuni quinze cents travailleurs. Aux mauvais jours de +l'esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Mais depuis que +l'Amérique, la terre de la liberté, ne comptait plus que des hommes +libres dans son sein, ceux-ci accouraient partout où les appelait une +main-d'œuvre largement rétribuée. Or, l'argent ne manquait pas au +Gun-Club; il offrait à ses hommes une haute paie, avec gratifications +considérables et proportionnelles. L'ouvrier embauché pour la Floride +pouvait compter, après l'achèvement des travaux, sur un capital déposé +en son nom à la banque de Baltimore. Murchison n'eut donc que +l'embarras du choix, et il put se montrer sévère sur l'intelligence et +l'habileté de ses travailleurs. On est autorisé à croire qu'il enrôla +dans sa laborieuse légion l'élite des mécaniciens, des chauffeurs, des +fondeurs, des chaufourniers, des mineurs, des briquetiers et des +manœuvres de tout genre, noirs ou blancs, sans distinction de +couleur. Beaucoup d'entre eux emmenaient leur famille. C'était une +véritable émigration.</p> + +<p>Le 31 octobre, à dix heures du matin, cette troupe débarqua sur les +quais de Tampa-Town; on comprend le mouvement et l'activité qui +régnèrent dans cette petite ville dont on doublait en un jour la +population. En effet, Tampa-Town devait gagner énormément à cette +initiative du Gun-Club, non par le nombre des ouvriers, qui furent +dirigés immédiatement sur Stone's-Hill, mais grâce à cette affluence +de curieux qui convergèrent peu à peu de tous les points du globe vers +la presqu'île floridienne.</p> + +<p>Pendant les premiers jours, on s'occupa de décharger l'outillage +apporté par la flottille, les machines, les vivres, ainsi qu'un assez +grand nombre de maisons de tôles faites de pièces démontées et +numérotées. En même temps, Barbicane plantait les premiers jalons +d'un railway long de quinze milles et destiné à relier Stone's-Hill à +Tampa-Town.</p> + +<p>On sait dans quelles conditions se fait le chemin de fer américain; +capricieux dans ses détours, hardi dans ses pentes, méprisant les +garde-fous et les ouvrages d'art, escaladant les collines, +dégringolant les vallées, le rail-road court en aveugle et sans souci +de la ligne droite; il n'est pas coûteux, il n'est point gênant; +seulement, on y déraille et l'on y saute en toute liberté. Le chemin +de Tampa-Town à Stone's-Hill ne fut qu'une simple bagatelle, et ne +demanda ni grand temps ni grand argent pour s'établir.</p> + +<p>Du reste, Barbicane était l'âme de ce monde accouru à sa voix; il +l'animait, il lui communiquait son souffle, son enthousiasme, sa +conviction; il se trouvait en tous lieux, comme s'il eût été doué du +don d'ubiquité et toujours suivi de J.-T. Maston, sa mouche +bourdonnante. Son esprit pratique s'ingéniait à mille inventions. +Avec lui point d'obstacles, nulle difficulté, jamais d'embarras; il +était mineur, maçon, mécanicien autant qu'artilleur, ayant des +réponses pour toutes les demandes et des solutions pour tous les +problèmes. Il correspondait activement avec le Gun-Club ou l'usine de +Goldspring, et jour et nuit, les feux allumés, la vapeur maintenue en +pression, le <i>Tampico</i> attendait ses ordres dans la rade d'Hillisboro.</p> + +<p>Barbicane, le 1<sup>er</sup> novembre, quitta Tampa-Town avec un détachement de +travailleurs, et dès le lendemain une ville de maisons mécaniques +s'éleva autour de Stone's-Hill; on l'entoura de palissades, et à son +mouvement, à son ardeur, on l'eût bientôt prise pour une des grandes +cités de l'Union. La vie y fut réglée disciplinairement, et les +travaux commencèrent dans un ordre parfait.</p> + +<p>Des sondages soigneusement pratiqués avaient permis de reconnaître la +nature du terrain, et le creusement put être entrepris dès le 4 +novembre. Ce jour-là, Barbicane réunit ses chefs d'atelier et leur +dit:</p> + +<p>«Vous savez tous, mes amis, pourquoi je vous ai réunis dans cette +partie sauvage de la Floride. Il s'agit de couler un canon mesurant +neuf pieds de diamètre intérieur, six pieds d'épaisseur à ses parois +et dix-neuf pieds et demi à son revêtement de pierre; c'est donc au +total un puits large de soixante pieds qu'il faut creuser à une +profondeur de neuf cents. Cet ouvrage considérable doit être terminé +en huit mois; or, vous avez deux millions cinq cent quarante-trois +mille quatre cents pieds cubes de terrain à extraire en deux cent +cinquante-cinq jours, soit, en chiffres ronds, dix mille pieds cubes +par jour. Ce qui n'offrirait aucune difficulté pour mille ouvriers +travaillant à coudées franches sera plus pénible dans un espace +relativement restreint. Néanmoins, puisque ce travail doit se faire, +il se fera, et je compte sur votre courage autant que sur votre +habileté.</p> + +<p>A huit heures du matin, le premier coup de pioche fut donné dans le +sol floridien, et depuis ce moment ce vaillant outil ne resta plus +oisif un seul instant dans la main des mineurs. Les ouvriers se +relayaient par quart de journée.</p> + +<p>D'ailleurs, quelque colossale que fût l'opération, elle ne dépassait +point la limite des forces humaines. Loin de là. Que de travaux +d'une difficulté plus réelle et dans lesquels les éléments durent être +directement combattus, qui furent menés à bonne fin! Et, pour ne +parler que d'ouvrages semblables, il suffira de citer ce <i>Puits du +Père Joseph</i>, construit auprès du Caire par le sultan Saladin, à une +époque où les machines n'étaient pas encore venues centupler la force +de l'homme, et qui descend au niveau même du Nil, à une profondeur de +trois cents pieds! Et cet autre puits creusé à Coblentz par le +margrave Jean de Bade jusqu'à six cents pieds dans le sol! Eh bien! +de quoi s'agissait-il, en somme? De tripler cette profondeur et sur +une largeur décuple, ce qui rendrait le forage plus facile! Aussi il +n'était pas un contremaître, pas un ouvrier qui doutât du succès de +l'opération.</p> + +<p>Une décision importante, prise par l'ingénieur Murchison, d'accord +avec le président Barbicane, vint encore permettre d'accélérer la +marche des travaux. Un article du traité portait que la Columbiad +serait frettée avec des cercles de fer forgé placés à chaud. Luxe de +précautions inutiles, car l'engin pouvait évidemment se passer de ces +anneaux compresseurs. On renonça donc à cette clause.</p> + +<p>De là une grande économie de temps, car on put alors employer ce +nouveau système de creusement adopté maintenant dans la construction +des puits, par lequel la maçonnerie se fait en même temps que le +forage. Grâce à ce procédé très simple, il n'est plus nécessaire +d'étayer les terres au moyen d'étrésillons; la muraille les contient +avec une inébranlable puissance et descend d'elle-même par son propre +poids.</p> + +<p>Cette manœuvre ne devait commencer qu'au moment où la pioche aurait +atteint la partie solide du sol.</p> + +<p>Le 4 novembre, cinquante ouvriers creusèrent au centre même de +l'enceinte palissadée, c'est-à-dire à la partie supérieure de +Stone's-Hill, un trou circulaire large de soixante pieds.</p> + +<p>La pioche rencontra d'abord une sorte de terreau noir, épais de six +pouces, dont elle eut facilement raison. A ce terreau succédèrent +deux pieds d'un sable fin qui fut soigneusement retiré, car il devait +servir à la confection du moule intérieur.</p> + +<p>Après ce sable apparut une argile blanche assez compacte, semblable à +la marne d'Angleterre, et qui s'étageait sur une épaisseur de quatre +pieds.</p> + +<p>Puis le fer des pics étincela sur la couche dure du sol, sur une +espèce de roche formée de coquillages pétrifiés, très sèche, très +solide, et que les outils ne devaient plus quitter. A ce point, le +trou présentait une profondeur de six pieds et demi, et les travaux de +maçonnerie furent commencés.</p> + +<p>Au fond de cette excavation, on construisit un «rouet» en bois de +chêne, sorte de disque fortement boulonné et d'une solidité à toute +épreuve; il était percé à son centre d'un trou offrant un diamètre +égal au diamètre extérieur da la Columbiad. Ce fut sur ce rouet que +reposèrent les premières assises de la maçonnerie, dont le ciment +hydraulique enchaînait les pierres avec une inflexible ténacité. Les +ouvriers, après avoir maçonné de la circonférence au centre, se +trouvaient renfermés dans un puits large de vingt et un pieds.</p> + +<p>Lorsque cet ouvrage fut achevé, les mineurs reprirent le pic et la +pioche, et ils entamèrent la roche sous le rouet même, en ayant soin +de le supporter au fur et à mesure sur des «tins» [Sorte de +chevalets.] d'une extrême solidité; toutes les fois que le trou avait +gagné deux pieds en profondeur, on retirait successivement ces tins; +le rouet s'abaissait peu à peu, et avec lui le massif annulaire de +maçonnerie, à la couche supérieure duquel les maçons travaillaient +incessamment, tout en réservant des «évents», qui devaient permettre +aux gaz de s'échapper pendant l'opération de la fonte.</p> + +<p>Ce genre de travail exigeait de la part des ouvriers une habileté +extrême et une attention de tous les instants; plus d'un, en creusant +sous le rouet, fut blessé dangereusement par les éclats de pierre, et +même mortellement; mais l'ardeur ne se ralentit pas une seule minute, +et jour et nuit: le jour, aux rayons d'un soleil qui versait, quelques +mois plus tard, quatre-vingt-dix-neuf degrés [Quarante degrés +centigrades.] de chaleur à ces plaines calcinées; la nuit, sous les +blanches nappes de la lumière électrique, le bruit des pics sur la +roche, la détonation des mines, le grincement des machines, le +tourbillon des fumées éparses dans les airs tracèrent autour de +Stone's-Hill un cercle d'épouvante que les troupeaux de bisons ou les +détachements de Séminoles n'osaient plus franchir.</p> + +<p>Cependant les travaux avançaient régulièrement; des grues à vapeur +activaient l'enlèvement des matériaux; d'obstacles inattendus il fut +peu question, mais seulement de difficultés prévues, et l'on s'en +tirait avec habileté.</p> + +<p>Le premier mois écoulé, le puits avait atteint la profondeur assignée +pour ce laps de temps, soit cent douze pieds. En décembre, cette +profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Pendant le mois de +février, les travailleurs eurent à lutter contre une nappe d'eau qui +se fit jour à travers l'écorce terrestre. Il fallut employer des +pompes puissantes et des appareils à air comprimé pour l'épuiser afin +de bétonner l'orifice des sources, comme on aveugle une voie d'eau à +bord d'un navire. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. +Seulement, par suite de la mobilité du terrain, le rouet céda en +partie, et il y eut un débordement partiel. Que l'on juge de +l'épouvantable poussée de ce disque de maçonnerie haut de +soixante-quinze toises! Cet accident coûta la vie à plusieurs +ouvriers.</p> + +<p>Trois semaines durent être employées à étayer le revêtement de pierre, +à le reprendre en sous-œuvre et à rétablir le rouet dans ses +conditions premières de solidité. Mais, grâce à l'habileté de +l'ingénieur, à la puissance des machines employées, l'édifice, un +instant compromis, retrouva son aplomb, et le forage continua.</p> + +<p>Aucun incident nouveau n'arrêta désormais la marche de l'opération, et +le 10 juin, vingt jours avant l'expiration des délais fixés par +Barbicane, le puits, entièrement revêtu de son parement de pierres, +avait atteint la profondeur de neuf cents pieds. Au fond, la +maçonnerie reposait sur un cube massif mesurant trente pieds +d'épaisseur, tandis qu'à sa partie supérieure elle venait affleurer le +sol.</p> + +<p>Le président Barbicane et les membres du Gun-Club félicitèrent +chaudement l'ingénieur Murchison; son travail cyclopéen s'était +accompli dans des conditions extraordinaires de rapidité.</p> + +<p>Pendant ces huit mois, Barbicane ne quitta pas un instant +Stone's-Hill; tout en suivant de près les opérations du forage, il +s'inquiétait incessamment du bien-être et de la santé de ses +travailleurs, et il fut assez heureux pour éviter ces épidémies +communes aux grandes agglomérations d'hommes et si désastreuses dans +ces régions du globe exposées à toutes les influences tropicales.</p> + +<p>Plusieurs ouvriers, il est vrai, payèrent de leur vie les imprudences +inhérentes à ces dangereux travaux; mais ces déplorables malheurs sont +impossibles à éviter, et ce sont des détails dont les Américains se +préoccupent assez peu. Ils ont plus souci de l'humanité en général +que de l'individu en particulier. Cependant Barbicane professait les +principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. Aussi, +grâce à ses soins, à son intelligence, à son utile intervention dans +les cas difficiles, à sa prodigieuse et humaine sagacité, la moyenne +des catastrophes ne dépassa pas celle des pays d'outre-mer cités pour +leur luxe de précautions, entre autres la France, où l'on compte +environ un accident sur deux cent mille francs de travaux.</p> + +<h3><a name="XV" id="XV"></a>XV<br /><br /> +LA FÊTE DE LA FONTE</h3> + +<p>Pendant les huit mois qui furent employés à l'opération du forage, les +travaux préparatoires de la fonte avaient été conduits simultanément +avec une extrême rapidité; un étranger, arrivant à Stone's-Hill, eût +été fort surpris du spectacle offert à ses regards.</p> + +<p>A six cents yards du puits, et circulairement disposés autour de ce +point central, s'élevaient douze cents fours à réverbère, larges de +six pieds chacun et séparés l'un de l'autre par un intervalle d'une +demi-toise. La ligne développée par ces douze cents fours offrait une +longueur de deux milles [Trois mille six cents mètres environ.]. Tous +étaient construits sur le même modèle avec leur haute cheminée +quadrangulaire, et ils produisaient le plus singulier effet. J.-T. +Maston trouvait superbe cette disposition architecturale. Cela lui +rappelait les monuments de Washington. Pour lui, il n'existait rien +de plus beau, même en Grèce, «où d'ailleurs, disait-il, il n'avait +jamais été».</p> + +<p>On se rappelle que, dans sa troisième séance, le Comité se décida à +employer la fonte de fer pour la Columbiad, et spécialement la fonte +grise. Ce métal est, en effet, plus tenace, plus ductile, plus doux, +facilement alésable, propre à toutes les opérations de moulage, et, +traité au charbon de terre, il est d'une qualité supérieure pour les +pièces de grande résistance, telles que canons, cylindres de machines +à vapeur, presses hydrauliques, etc.</p> + +<p>Mais la fonte, si elle n'a subi qu'une seule fusion, est rarement +assez homogène, et c'est au moyen d'une deuxième fusion qu'on l'épure, +qu'on la raffine, en la débarrassant de ses derniers dépôts terreux.</p> + +<p>Aussi, avant d'être expédié à Tampa-Town, le minerai de fer, traité +dans les hauts fourneaux de Goldspring et mis en contact avec du +charbon et du silicium chauffé à une forte température, s'était +carburé et transformé en fonte [C'est en enlevant ce carbone et ce +silicium par l'opération de l'affinage dans les fours à puddler que +l'on transforme la fonte en fer ductile.]. Après cette première +opération, le métal fut dirigé vers Stone's-Hill. Mais il s'agissait +de cent trente-six millions de livres de fonte, masse trop coûteuse à +expédier par les railways; le prix du transport eût doublé le prix de +la matière. Il parut préférable d'affréter des navires à New York et +de les charger de la fonte en barres; il ne fallut pas moins de +soixante-huit bâtiments de mille tonneaux, une véritable flotte, qui, +le 3 mai, sortit des passes de New York, prit la route de l'Océan, +prolongea les côtes américaines, embouqua le canal de Bahama, doubla +la pointe floridienne, et, le 10 du même mois, remontant la baie +d'Espiritu-Santo, vint mouiller sans avaries dans le port de +Tampa-Town.</p> + +<p>Là les navires furent déchargés dans les wagons du rail-road de +Stone's-Hill, et, vers le milieu de janvier, l'énorme masse de métal +se trouvait rendue à destination.</p> + +<p>On comprend aisément que ce n'était pas trop de douze cents fours pour +liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. Chacun de +ces fours pouvait contenir près de cent quatorze mille livres de +métal; on les avait établis sur le modèle de ceux qui servirent à la +fonte du canon Rodman; ils affectaient la forme trapézoïdale, et +étaient très surbaissés. L'appareil de chauffe et la cheminée se +trouvaient aux deux extrémités du fourneau, de telle sorte que +celui-ci était également chauffé dans toute son étendue. Ces fours, +construits en briques réfractaires, se composaient uniquement d'une +grille pour brûler le charbon de terre, et d'une «sole» sur laquelle +devaient être déposées les barres de fonte; cette sole, inclinée sous +un angle de vingt-cinq degrés, permettait au métal de s'écouler dans +les bassins de réception; de là douze cents rigoles convergentes le +dirigeaient vers le puits central.</p> + +<p>Le lendemain du jour où les travaux de maçonnerie et de forage furent +terminés, Barbicane fit procéder à la confection du moule intérieur; +il s'agissait d'élever au centre du puits, et suivant son axe, un +cylindre haut de neuf cents pieds et large de neuf, qui remplissait +exactement l'espace réservé à l'âme de la Columbiad. Ce cylindre fut +composé d'un mélange de terre argileuse et de sable, additionné de +foin et de paille. L'intervalle laissé entre le moule et la +maçonnerie devait être comblé par le métal en fusion, qui formerait +ainsi des parois de six pieds d'épaisseur.</p> + +<p>Ce cylindre, pour se maintenir en équilibre, dut être consolidé par +des armatures de fer et assujetti de distance en distance au moyen de +traverses scellées dans le revêtement de pierre; après la fonte, ces +traverses devaient se trouver perdues dans le bloc de métal, ce qui +n'offrait aucun inconvénient.</p> + +<p>Cette opération se termina le 8 juillet, et le coulage fut fixé au +lendemain.</p> + +<p>«Ce sera une belle cérémonie que cette fête de la fonte, dit J.-T. +Maston à son ami Barbicane.</p> + +<p>—Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête +publique!</p> + +<p>—Comment! vous n'ouvrirez pas les portes de l'enceinte à tout +venant?</p> + +<p>—Je m'en garderai bien, Maston; la fonte de la Columbiad est une +opération délicate, pour ne pas dire périlleuse, et je préfère qu'elle +s'effectue à huis clos. Au départ du projectile, fête si l'on veut, +mais jusque-là, non.</p> + +<p>Le président avait raison; l'opération pouvait offrir des dangers +imprévus, auxquels une grande affluence de spectateurs eût empêché de +parer. Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. Personne +ne fut donc admis dans l'enceinte, à l'exception d'une délégation des +membres du Gun-Club, qui fit le voyage de Tampa-Town. On vit là le +fringant Bilsby, Tom Hunter, le colonel Blomsberry, le major +Elphiston, le général Morgan, et <i>tutti quanti</i>, pour lesquels la +fonte de la Columbiad devenait une affaire personnelle. J.-T. Maston +s'était constitué leur cicérone; il ne leur fit grâce d'aucun détail; +il les conduisit partout, aux magasins, aux ateliers, au milieu des +machines, et il les força de visiter les douze cents fourneaux les uns +après les autres. A la douze-centième visite, ils étaient un peu +écœurés.</p> + +<p>La fonte devait avoir lieu à midi précis; la veille, chaque four avait +été chargé de cent quatorze mille livres de métal en barres, disposées +par piles croisées, afin que l'air chaud pût circuler librement entre +elles. Depuis le matin, les douze cents cheminées vomissaient dans +l'atmosphère leurs torrents de flammes, et le sol était agité de +sourdes trépidations. Autant de livres de métal à fondre, autant de +livres de houille à brûler. C'étaient donc soixante-huit mille tonnes +de charbon, qui projetaient devant le disque du soleil un épais rideau +de fumée noire.</p> + +<p>La chaleur devint bientôt insoutenable dans ce cercle de fours dont +les ronflements ressemblaient au roulement du tonnerre; de puissants +ventilateurs y joignaient leurs souffles continus et saturaient +d'oxygène tous ces foyers incandescents.</p> + +<p>L'opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. Au +signal donné par un coup de canon, chaque four devait livrer passage à +la fonte liquide et se vider entièrement.</p> + +<p>Ces dispositions prises, chefs et ouvriers attendirent le moment +déterminé avec une impatience mêlée d'une certaine quantité d'émotion. +Il n'y avait plus personne dans l'enceinte, et chaque contremaître +fondeur se tenait à son poste près des trous de coulée.</p> + +<p>Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine, +assistaient à l'opération. Devant eux, une pièce de canon était là, +prête à faire feu sur un signe de l'ingénieur.</p> + +<p>Quelques minutes avant midi, les premières gouttelettes du métal +commencèrent à s'épancher; les bassins de réception s'emplirent peu à +peu, et lorsque la fonte fut entièrement liquide, on la tint en repos +pendant quelques instants, afin de faciliter la séparation des +substances étrangères.</p> + +<p>Midi sonna. Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve +dans les airs. Douze cents trous de coulée s'ouvrirent à la fois, et +douze cents serpents de feu rampèrent vers le puits central, en +déroulant leurs anneaux incandescents. Là ils se précipitèrent, avec +un fracas épouvantable, à une profondeur de neuf cents pieds. C'était +un émouvant et magnifique spectacle. Le sol tremblait, pendant que +ces flots de fonte, lançant vers le ciel des tourbillons de fumée, +volatilisaient en même temps l'humidité du moule et la rejetaient par +les évents du revêtement de pierre sous la forme d'impénétrables +vapeurs. Ces nuages factices déroulaient leurs spirales épaisses en +montant vers le zénith jusqu'à une hauteur de cinq cents toises. +Quelque sauvage, errant au-delà des limites de l'horizon, eût pu +croire à la formation d'un nouveau cratère au sein de la Floride, et +cependant ce n'était là ni une éruption, ni une trombe, ni un orage, +ni une lutte d'éléments, ni un de ces phénomènes terribles que la +nature est capable de produire! Non! l'homme seul avait créé ces +vapeurs rougeâtres, ces flammes gigantesques dignes d'un volcan, ces +trépidations bruyantes semblables aux secousses d'un tremblement de +terre, ces mugissements rivaux des ouragans et des tempêtes, et +c'était sa main qui précipitait, dans un abîme creusé par elle tout un +Niagara, de métal en fusion.</p> + +<h3><a name="XVI" id="XVI"></a>XVI<br /><br /> +LA COLUMBIAD</h3> + +<p>L'opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de +simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès, +puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans +les fours. Quoi qu'il en soit, il devait être longtemps impossible de +s'en assurer directement.</p> + +<p>En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante +mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le +refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse +Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa +chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses +admirateurs? Il était difficile de le calculer.</p> + +<p>L'impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps +à une rude épreuve. Mais on n'y pouvait rien. J.-T. Maston faillit +se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense +panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait +les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de +Stone's-Hill.</p> + +<p>Les jours s'écoulèrent, les semaines s'ajoutèrent l'une à l'autre. +Nul moyen de refroidir l'immense cylindre. Impossible de s'en +approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient +leur frein.</p> + +<p>«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à +peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur, +calibrer l'âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à +faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher +du canon! Est-ce qu'il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une +mystification cruelle!</p> + +<p>On essayait de calmer l'impatient secrétaire sans y parvenir, +Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde +irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps +seul pouvait avoir raison,—le temps, un ennemi redoutable dans les +circonstances,—et être à la discrétion d'un ennemi, c'était dur +pour des gens de guerre.</p> + +<p>Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un +certain changement dans l'état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs +projetées avaient diminué notablement d'intensité et d'épaisseur. +Quelques jours après, le terrain n'exhalait plus qu'une légère buée, +dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à +peu les tressaillements du sol vinrent à s'apaiser, et le cercle de +calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se +rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, +le 22 août, Barbicane, ses collègues, l'ingénieur, purent prendre +place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone's-Hill, +un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n'était pas encore +permis d'avoir froid aux pieds.</p> + +<p>«Enfin!» s'écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de +satisfaction.</p> + +<p>Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à +l'extraction du moule intérieur, afin de dégager l'âme de la pièce; le +pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la +terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous +l'action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce +mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux +extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur, +et l'on fit si bien, l'ardeur au travail fut telle, l'intervention de +Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande +force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du +moule avait disparu.</p> + +<p>Immédiatement l'opération de l'alésage commença; les machines furent +installées sans retard et manœuvrèrent rapidement de puissants +alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte. +Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l'immense tube +était parfaitement cylindrique, et l'âme de la pièce avait acquis un +poli parfait.</p> + +<p>Enfin, le 22 septembre, moins d'un an après la communication +Barbicane, l'énorme engin, rigoureusement calibré et d'une verticalité +absolue, relevée au moyen d'instruments délicats, fut prêt à +fonctionner. Il n'y avait plus que la Lune à attendre, mais on était +sûr qu'elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. +Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute +effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. +Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait +heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel +Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.</p> + +<p>Le canon était donc terminé; il n'y avait plus de doute possible sur +sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi +qu'il en eût, s'exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci +inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux +mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine +fut poussée aux dernières limites et qu'il en fit une maladie. +Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et +cinq mille dollars, et pourvu qu'il en gagnât deux, son affaire +n'était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l'argent n'entrait +point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la +fonte d'un canon auquel des plaques de dix toises n'eussent pas +résisté, lui portait un coup terrible.</p> + +<p>Depuis le 23 septembre, l'enceinte de Stone's-Hill avait été largement +ouverte au public, et ce que fut l'affluence des visiteurs se +comprendra sans peine.</p> + +<p>En effet, d'innombrables curieux, accourus de tous les points des +États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s'était +prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux +travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent +cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un +réseau de rues, elle s'allongeait maintenant sur cette langue de terre +qui sépare les deux rades de la baie d'Espiritu-Santo; des quartiers +neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient +poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil +américain. Des compagnies s'étaient fondées pour l'érection +d'églises, d'écoles, d'habitations particulières, et en moins d'un an +l'étendue de la ville fut décuplée.</p> + +<p>On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les +jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct +des affaires s'exerce utilement. C'est pourquoi de simples curieux, +des gens venus en Floride dans l'unique but de suivre les opérations +du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès +qu'ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le +transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une +activité sans pareille. Bientôt d'autres bâtiments, de toute forme et +de tout tonnage, chargés de vivres, d'approvisionnements, de +marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes +comptoirs d'armateurs, des offices de courtiers s'établirent dans la +ville, et la <i>Shipping Gazette</i> [<i>Gazette maritime</i>.] enregistra +chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.</p> + +<p>Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, +en considération du prodigieux accroissement de sa population et de +son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États +méridionaux de l'Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le +grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se +dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie +ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait +en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce +bout de road-way qui fut prolongé jusqu'à Tampa-Town, en vivifiant sur +son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la +Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l'industrie +dues à l'idée éclose un beau jour dans le cerveau d'un homme, put +prendre à bon droit les airs d'une grande ville. On l'avait surnommée +«Moon-City [Cité de la Lune.]» et la capitale des Florides subissait +une éclipse totale, visible de tous les points du monde.</p> + +<p>Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre +le Texas et la Floride, et l'irritation des Texiens quand ils se +virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans +leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu'un pays devait +gagner à l'expérience tentée par Barbicane et le bien dont un +semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un +vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement +considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette +misérable presqu'île floridienne, jetée comme une estacade entre les +flots du golfe et les vagues de l'océan Atlantique. Aussi, Barbicane +partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies +texiennes.</p> + +<p>Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue +industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n'eut garde +d'oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire. +Les plus minces détails de l'entreprise, le moindre coup de pioche, la +passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et +Stone's-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.</p> + +<p>On pouvait déjà prévoir que, le jour de l'expérience, l'agglomération +des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de +tous les points de la terre s'accumuler sur l'étroite presqu'île. +L'Europe émigrait en Amérique.</p> + +<p>Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux +arrivants n'avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup +comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n'en eurent que les +fumées. C'était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut +admettre personne à cette opération. De là maugréement, +mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa +d'absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut +presque une émeute autour des palissades de Stone's-Hill. Barbicane, +on le sait, resta inébranlable dans sa décision.</p> + +<p>Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne +put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d'ailleurs, à fermer +ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics. +Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé +par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité +publique.</p> + +<p>C'était beaucoup de contempler l'immense Columbiad, mais descendre +dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le <i>ne +plus ultra</i> du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne +voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de +métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux +spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes, +enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu'au +fond de l'âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente +fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation, +pendant les deux mois qui précédèrent l'expérience, l'affluence les +visiteurs permit au Gun-Club d'encaisser près de cinq cent mille +dollars [Deux millions sept cent dix mille francs.].</p> + +<p>Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les +membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l'illustre +assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse +d'honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major +Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l'ingénieur +Murchison et d'autres membres distingués du célèbre club. En tout, +une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de +métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! +Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre +qui supportait la Columbiad éclairée <i>a giorno</i> par un jet de lumière +électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du +ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les +meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas +splendide servi à neuf cents pieds sous terre.</p> + +<p>Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux +s'entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite, +on but au Gun-Club, on but à l'Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, à +Séléné, à l'astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»! +Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l'immense tube +acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule, +rangée autour de Stone's-Hill, s'unissait de cœur et de cris aux dix +convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.</p> + +<p>J.-T. Maston ne se possédait plus; s'il cria plus qu'il ne gesticula, +s'il but plus qu'il ne mangea, c'est un point difficile à établir. En +tout cas, il n'eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même +le canon chargé amorcé, et faisant feu à l'instant, aurait dû +l'envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».</p> + +<h3><a name="XVII" id="XVII"></a>XVII<br /><br /> +UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE</h3> + +<p>Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire, +terminés, et cependant, deux mois allaient encore s'écouler avant le +jour où le projectile s'élancerait vers la Lune. Deux mois qui +devaient paraître longs comme des années à l'impatience universelle! +Jusqu'alors les moindres détails de l'opération avaient été chaque +jour reproduits par les journaux, que l'on dévorait d'un œil avide et +passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende +d'intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun +s'effrayait de n'avoir plus à toucher sa part d'émotions quotidiennes.</p> + +<p>Il n'en fut rien; l'incident le plus inattendu, le plus +extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint +fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier +sous le coup d'une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, +à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis +par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte +américaine, arriva à l'adresse du président Barbicane.</p> + +<p>Le président Barbicane rompit l'enveloppe, lut la dépêche, et, quel +que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se +troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.</p> + +<p>Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du +Gun-Club:</p> + +<div class="blockquot"><p class="r">FRANCE, PARIS. <i>30 septembre, 4 h matin.</i></p> + +<p class="r"><i>Barbicane, Tampa, Floride, États-Unis.</i></p> + +<p><i>Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai +dedans. Arriverai par steamer</i> Atlanta.</p> + +<p class="r">MICHEL ARDAN. </p></div> + +<h3><a name="XVIII" id="XVIII"></a>XVIII<br /><br /> +LE PASSAGER DE L'«ATLANTA</h3> + +<p>Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils +électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe +cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens, +américains n'eussent pas été nécessairement dans la confidence du +télégraphe, Barbicane n'aurait pas hésité un seul instant. Il se +serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son +œuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d'un +Français surtout. Quelle apparence qu'un homme quelconque fût assez +audacieux pour concevoir seulement l'idée d'un pareil voyage? Et si +cet homme existait, n'était-ce pas un fou qu'il fallait enfermer dans +un cabanon et non dans un boulet?</p> + +<p>Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont +peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait +déjà les divers États de l'Union. Ainsi Barbicane n'avait plus aucune +raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à +Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou +moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le +texte laconique.</p> + +<p>«Pas possible!—C'est invraisemblable!—Pure plaisanterie!—On s'est +moqué de nous!—Ridicule!—Absurde!» Toute la série des expressions qui +servent à exprimer le doute, l'incrédulité, la sottise, la folie, se +déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités +en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules +ou éclatait de rire, suivant sa disposition d'humeur. Seul, J.-T. Maston +eut un mot superbe.</p> + +<p>«C'est une idée, cela! s'écria-t-il.</p> + +<p>—Oui, lui répondit le major, mais s'il est quelquefois permis d'avoir +des idées comme celle-là, c'est à la condition de ne pas même songer à +les mettre à exécution.</p> + +<p>—Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt +à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.</p> + +<p>Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de +Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient, +s'interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen,—un mythe, +un individu chimérique,—mais J.-T. Maston, qui avait pu croire à +l'existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa +d'envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l'entreprise +naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu'un +être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de +tenter ce voyage invraisemblable, c'était une proposition fantaisiste, +une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les +Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage +familier, un «humbug [Mystification.]»!</p> + +<p>Les moqueries durèrent jusqu'au soir sans discontinuer, et l'on peut +affirmer que toute l'Union fut prise d'un fou rire, ce qui n'est guère +habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers +des prôneurs, des adeptes, des partisans.</p> + +<p>Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées +nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela +dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n'avait pas songé à +cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté +même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain +a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s'accomplirait-il pas un +jour ou l'autre? Mais, en tout cas, l'homme qui voulait se risquer +ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait +être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de +troubler toute une population par ses billevesées ridicules.</p> + +<p>Mais, d'abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question! +Ce nom, «Michel Ardan», n'était pas inconnu à l'Amérique! Il +appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses. +Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l'Atlantique, +cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris +passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces +circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de +vraisemblance. Il fallait en avoir le cœur net. Bientôt les +individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent +sous l'action de la curiosité comme des atomes en vertu de +l'attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule +compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.</p> + +<p>Celui-ci, depuis l'arrivée de la dépêche, ne s'était pas prononcé; il +avait laissé l'opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester +ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d'attendre +les événements; mais il comptait sans l'impatience publique, et vit +d'un œil peu satisfait la population de Tampa s'amasser sous ses +fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l'obligèrent à +paraître. On voit qu'il avait tous les devoirs et, par conséquent, +tous les ennuis de la célébrité.</p> + +<p>Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole, +lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans +la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour +l'Amérique, oui ou non?</p> + +<p>—Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.</p> + +<p>—Il faut le savoir, s'écrièrent des voix impatientes.</p> + +<p>—Le temps nous l'apprendra, répondit froidement le président.</p> + +<p>—Le temps n'a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier, +reprit l'orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi +que le demande le télégramme?</p> + +<p>—Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi +s'en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra +bien compléter ses renseignements.</p> + +<p>—Au télégraphe! au télégraphe!» s'écria la foule.</p> + +<p>Barbicane descendit, et, précédant l'immense rassemblement, il se +dirigea vers les bureaux de l'administration.</p> + +<p>Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des +courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux +questions suivantes:</p> + +<p>«Qu'est-ce que le navire l'<i>Atlanta</i>?—Quand a-t-il quitté +l'Europe?—Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan?</p> + +<p>Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d'une +précision qui ne laissait plus place au moindre doute.</p> + +<p>«Le steamer l'<i>Atlanta</i>, de Liverpool, a pris la mer le 2 +octobre,—faisant voile pour Tampa-Town,—ayant à son bord un Français, +porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.</p> + +<p>A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président +brillèrent d'une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et +on l'entendit murmurer:</p> + +<p>«C'est donc vrai! c'est donc possible! ce Français existe! et dans +quinze jours il sera ici! Mais c'est un fou! un cerveau brûlé!... +Jamais je ne consentirai...</p> + +<p>Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co., +en la priant de suspendre jusqu'à nouvel ordre la fonte du projectile.</p> + +<p>Maintenant, raconter l'émotion dont fut prise l'Amérique tout entière; +comment l'effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce +que dirent les journaux de l'Union, la façon dont ils acceptèrent la +nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l'arrivée de ce héros du +vieux continent; peindre l'agitation fébrile dans laquelle chacun +vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les +secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession +fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique; +montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux +arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant +affourchés dans le port pour ne pas manquer l'arrivée de l'<i>Atlanta</i>, +les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie +d'Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les +packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes +dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en +quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des +tentes comme une armée en campagne, c'est une tâche au-dessus des +forces humaines et qu'on ne saurait entreprendre sans témérité.</p> + +<p>Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de +Bahama signalèrent une épaisse fumée à l'horizon. Deux heures plus +tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de +reconnaissance. Aussitôt le nom de l'<i>Atlanta</i> fut expédié à +Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade +d'Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade +Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.</p> + +<p>L'ancre n'avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents +embarcations entouraient l'<i>Atlanta</i>, et le steamer était pris +d'assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d'une +voix dont il voulait en vain contenir l'émotion:</p> + +<p>«Michel Ardan! s'écria-t-il.</p> + +<p>—Présent!» répondit un individu monté sur la dunette.</p> + +<p>Barbicane, les bras croisés, l'œil interrogateur, la bouche muette, +regarda fixement le passager de l'<i>Atlanta</i>.</p> + +<p>C'était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà, +comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa +tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une +chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face +courte, large aux tempes, agrémentée d'une moustache hérissée comme +les barbes d'un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés +en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope, +complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était +d'un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut, +intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche. +Enfin un torse fortement développé et posé d'aplomb sur de longues +jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une +allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti, +«plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à +l'art métallurgique.</p> + +<p>Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine +sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes +indiscutables de la combativité, c'est-à-dire du courage dans le +danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la +bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains +tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en +revanche, les bosses de l'acquisivité, ce besoin de posséder et +d'acquérir, manquaient absolument.</p> + +<p>Pour achever le type physique du passager de l'<i>Atlanta</i>, il convient +de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d'entournures, son +pantalon et son paletot d'une ampleur d'étoffe telle que Michel Ardan +se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de +chemise libéralement ouvert, d'où sortait un cou robuste, et ses +manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles +s'échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort +des hivers et des dangers, cet homme-là n'avait jamais froid,—pas +même aux yeux.</p> + +<p>D'ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, +venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme +disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant +ses ongles avec une avidité nerveuse. C'était un de ces originaux que +le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise +aussitôt le moule.</p> + +<p>En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large +champ aux observations de l'analyste. Cet homme étonnant vivait dans +une perpétuelle disposition à l'hyperbole et n'avait pas encore +dépassé l'âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine +de son œil avec des dimensions démesurées; de là une association +d'idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et +les hommes.</p> + +<p>C'était d'ailleurs une luxuriante nature, un artiste d'instinct, un +garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais +s'escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux +de la logique, rebelle au syllogisme, qu'il n'eût jamais inventé, il +avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en +pleine poitrine des arguments <i>ad hominem</i> d'un effet sûr, et il +aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.</p> + +<p>Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme +Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens, +disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la +partie». C'était, en somme, un bohémien du pays des monts et +merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un +Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des +ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, +il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses +vaisseaux avec plus d'entrain qu'Agathoclès, et, prêt à se faire +casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par +retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau +dont les enfants s'amusent.</p> + +<p>En deux mots, sa devise était: <i>Quand même!</i> et l'amour de +l'impossible sa «ruling passion [Sa maîtresse passion.]», suivant la +belle expression de Pope.</p> + +<p>Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de +ses qualités! Qui ne risque rien n'a rien, dit-on. Ardan risqua +souvent et n'avait pas davantage! C'était un bourreau d'argent, un +tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d'ailleurs, il +faisait autant de coups de cœur que de coups de tête; secourable, +chevaleresque, il n'eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel +ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.</p> + +<p>En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage +brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par +les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas +dans une maison de verre, prenant l'univers entier pour confident de +ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable +collection d'ennemis, parmi ceux qu'il avait plus ou moins froissés, +blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa +trouée dans la foule.</p> + +<p>Cependant on l'aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. +C'était, suivant l'expression populaire, «un homme à prendre ou à +laisser», et on le prenait. Chacun s'intéressait à ses hardies +entreprises et le suivait d'un regard inquiet. On le savait si +imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l'arrêter en lui +prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n'est brûlée que par +ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se +douter qu'il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.</p> + +<p>Tel était ce passager de l'<i>Atlanta</i>, toujours agité, toujours +bouillant sous l'action d'un feu intérieur, toujours ému, non de ce +qu'il venait faire en Amérique—il n'y pensait même pas—, mais par +l'effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent +un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le +Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, +audacieux à leur manière.</p> + +<p>La contemplation à laquelle s'abandonnait le président du Gun-Club en +présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite +interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris +devinrent même si frénétiques, et l'enthousiasme prit des formes +tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier +de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se +réfugier dans sa cabine.</p> + +<p>Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.</p> + +<p>«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu'il furent +seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.</p> + +<p>—Oui, répondit le président du Gun-Club.</p> + +<p>—Eh bien! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il? Très bien? +Allons tant mieux! tant mieux!</p> + +<p>—Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé +à partir?</p> + +<p>—Absolument décidé.</p> + +<p>—Rien ne vous arrêtera?</p> + +<p>—Rien. Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l'indiquait ma +dépêche?</p> + +<p>—J'attendais votre arrivée. Mais, demanda Barbicane en insistant de +nouveau, vous avez bien réfléchi?...</p> + +<p>—Réfléchi! est-ce que j'ai du temps à perdre? Je trouve l'occasion +d'aller faire un tour dans la Lune, j'en profite, et voilà tout. Il +me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions.</p> + +<p>Barbicane dévorait du regard cet homme qui parlait de son projet de +voyage avec une légèreté, une insouciance si complète et une si +parfaite absence d'inquiétudes.</p> + +<p>«Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d'exécution?</p> + +<p>—Excellents, mon cher Barbicane. Mais permettez-moi de vous faire +une observation: j'aime autant raconter mon histoire une bonne fois, à +tout le monde, et qu'il n'en soit plus question. Cela évitera des +redites. Donc, sauf meilleur avis, convoquez vos amis, vos collègues, +toute la ville, toute la Floride, toute l'Amérique, si vous voulez, et +demain je serai prêt à développer mes moyens comme à répondre aux +objections quelles qu'elles soient. Soyez tranquille, je les +attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il?</p> + +<p>—Cela me va», répondit Barbicane.</p> + +<p>Sur ce, le président sortit de la cabine et fit part à la foule de la +proposition de Michel Ardan. Ses paroles furent accueillies avec des +trépignements et des grognements de joie. Cela coupait court à toute +difficulté. Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le +héros européen. Cependant certains spectateurs des plus entêtés ne +voulurent pas quitter le pont de l'<i>Atlanta</i>; ils passèrent la nuit à +bord. Entre autres, J.-T. Maston avait vissé son crochet dans la +lisse de la dunette, et il aurait fallu un cabestan pour l'en +arracher.</p> + +<p>«C'est un héros! un héros! s'écriait-il sur tous les tons, et nous +ne sommes que des femmelettes auprès de cet Européen-là!</p> + +<p>Quant au président, après avoir convié les visiteurs à se retirer, il +rentra dans la cabine du passager, et il ne la quitta qu'au moment où +la cloche du steamer sonna le quart de minuit.</p> + +<p>Mais alors les deux rivaux en popularité se serraient chaleureusement +la main, et Michel Ardan tutoyait le président Barbicane.</p> + +<h3><a name="XIX" id="XIX"></a>XIX<br /><br /> +UN MEETING</h3> + +<p>Le lendemain, l'astre du jour se leva bien tard au gré de l'impatience +publique. On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer +une semblable fête. Barbicane, craignant les questions indiscrètes +pour Michel Ardan, aurait voulu réduire ses auditeurs à un petit +nombre d'adeptes, à ses collègues, par exemple. Mais autant essayer +d'endiguer le Niagara. Il dut donc renoncer à ses projets et laisser +son nouvel ami courir les chances d'une conférence publique. La +nouvelle salle de la Bourse de Tampa-Town, malgré ses dimensions +colossales, fut jugée insuffisante pour la cérémonie, car la réunion +projetée prenait les proportions d'un véritable meeting.</p> + +<p>Le lieu choisit fut une vaste plaine située en dehors de la ville; en +quelques heures on parvint à l'abriter contre les rayons du soleil; +les navires du port riches en voiles, en agrès, en mâts de rechange, +en vergues, fournirent les accessoires nécessaires à la construction +d'une tente colossale. Bientôt un immense ciel de toile s'étendit sur +la prairie calcinée et la défendit des ardeurs du jour. Là trois cent +mille personnes trouvèrent place et bravèrent pendant plusieurs heures +une température étouffante, en attendant l'arrivée du Français. De +cette foule de spectateurs, un premier tiers pouvait voir et entendre; +un second tiers voyait mal et n'entendait pas; quant au troisième, il +ne voyait rien et n'entendait pas davantage. Ce ne fut cependant pas +le moins empressé à prodiguer ses applaudissements.</p> + +<p>A trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des +principaux membres du Gun-Club. Il donnait le bras droit au président +Barbicane, et le bras gauche à J.-T. Maston, plus radieux que le +Soleil en plein midi, et presque aussi rutilant. Ardan monta sur une +estrade, du haut de laquelle ses regards s'étendaient sur un océan de +chapeaux noirs. Il ne paraissait aucunement embarrassé; il ne posait +pas; il était là comme chez lui, gai, familier, aimable. Aux hurrahs +qui l'accueillirent il répondit par un salut gracieux; puis, de la +main, réclama le silence, silence, il prit la parole en anglais, et +s'exprima fort correctement en ces termes:</p> + +<p>«Messieurs, dit-il, bien qu'il fasse très chaud, je vais abuser de vos +moments pour vous donner quelques explications sur des projets qui ont +paru vous intéresser. Je ne suis ni un orateur ni un savant, et je ne +comptais point parler publiquement; mais mon ami Barbicane m'a dit que +cela vous ferait plaisir, et je me suis dévoué. Donc, écoutez-moi +avec vos six cent mille oreilles, et veuillez excuser les fautes de +l'auteur.</p> + +<p>Ce début sans façon fut fort goûté des assistants, qui exprimèrent +leur contentement par un immense murmure de satisfaction.</p> + +<p>«Messieurs, dit-il, aucune marque d'approbation ou d'improbation n'est +interdite. Ceci convenu, je commence. Et d'abord, ne l'oubliez pas, +vous avez affaire à un ignorant, mais son ignorance va si loin qu'il +ignore même les difficultés. Il lui a donc paru que c'était chose +simple, naturelle, facile, de prendre passage dans un projectile et de +partir pour la Lune. Ce voyage-là devait se faire tôt ou tard, et +quant au mode de locomotion adopté, il suit tout simplement la loi du +progrès. L'homme a commencé par voyager à quatre pattes, puis, un +beau jour, sur deux pieds, puis en charrette, puis en coche, puis en +patache, puis en diligence, puis en chemin de fer; eh bien! le +projectile est la voiture de l'avenir, et, à vrai dire, les planètes +ne sont que des projectiles, de simples boulets de canon lancés par la +main du Créateur. Mais revenons à notre véhicule. Quelques-uns de +vous, messieurs, ont pu croire que la vitesse qui lui sera imprimée +est excessive; il n'en est rien; tous les astres l'emportent en +rapidité, et la Terre elle-même, dans son mouvement de translation +autour du Soleil, nous entraîne trois fois plus rapidement. Voici +quelques exemples. Seulement, je vous demande la permission de +m'exprimer en lieues, car les mesures américaines ne me sont pas très +familières, et je craindrais de m'embrouiller dans mes calculs.</p> + +<p>La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. +L'orateur reprit son discours:</p> + +<p>«Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Je suis +obligé d'avouer que, malgré mon ignorance, je connais fort exactement +ce petit détail astronomique; mais avant deux minutes vous serez aussi +savants que moi. Apprenez donc que Neptune fait cinq mille lieues à +l'heure; Uranus, sept mille; Saturne, huit mille huit cent +cinquante-huit; Jupiter, onze mille six cent soixante-quinze; Mars, +vingt-deux mille onze; la Terre, vingt-sept mille cinq cents; Vénus, +trente-deux mille cent quatre-vingt-dix; Mercure, cinquante-deux mille +cinq cent vingt; certaines comètes, quatorze cent mille lieues dans +leur périhélie! Quant à nous, véritables flâneurs, gens peu pressés, +notre vitesse ne dépassera pas neuf mille neuf cents lieues, et elle +ira toujours en décroissant! Je vous demande s'il y a là de quoi +s'extasier, et n'est-il pas évident que tout cela sera dépassé quelque +jour par des vitesses plus grandes encore, dont la lumière ou +l'électricité seront probablement les agents mécaniques?</p> + +<p>Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan.</p> + +<p>«Mes chers auditeurs, reprit-il, à en croire certains esprits +bornés—c'est le qualificatif qui leur convient—, l'humanité serait +renfermée dans un cercle de Popilius qu'elle ne saurait franchir, et +condamnée à végéter sur ce globe sans jamais pouvoir s'élancer dans les +espaces planétaires! Il n'en est rien! On va aller à la Lune, on ira aux +planètes, on ira aux étoiles, comme on va aujourd'hui de Liverpool à New +York, facilement, rapidement, sûrement, et l'océan atmosphérique sera +bientôt traversé comme les océans de la Lune! La distance n'est qu'un +mot relatif, et finira par être ramenée à zéro.</p> + +<p>L'assemblée, quoique très montée en faveur du héros français, resta un +peu interdite devant cette audacieuse théorie. Michel Ardan parut le +comprendre.</p> + +<p>«Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un +aimable sourire. Eh bien! raisonnons un peu. Savez-vous quel temps +il faudrait à un train express pour atteindre la Lune? Trois cents +jours. Pas davantage. Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre +cent dix lieues, mais qu'est-ce que cela? Pas même neuf fois le tour +de la Terre, et il n'est point de marins ni de voyageurs un peu +dégourdis qui n'aient fait plus de chemin pendant leur existence. +Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route! +Ah! vous vous figurez que la Lune est éloignée de la Terre et qu'il +faut y regarder à deux fois avant de tenter l'aventure! Mais que +diriez-vous donc s'il s'agissait d'aller à Neptune, qui gravite à onze +cent quarante-sept millions de lieues du Soleil! Voilà un voyage que +peu de gens pourraient faire, s'il coûtait seulement cinq sols par +kilomètre! Le baron de Rothschild lui-même, avec son milliard, +n'aurait pas de quoi payer sa place, et faute de cent quarante-sept +millions, il resterait en route!</p> + +<p>Cette façon d'argumenter parut beaucoup plaire à l'assemblée; +d'ailleurs Michel Ardan, plein de son sujet, s'y lançait à corps perdu +avec un entrain superbe; il se sentait avidement écouté, et reprit +avec une admirable assurance:</p> + +<p>«Eh bien! mes amis, cette distance de Neptune au Soleil n'est rien +encore, si on la compare à celle des étoiles; en effet, pour évaluer +l'éloignement de ces astres, il faut entrer dans cette numération +éblouissante où le plus petit nombre a neuf chiffres, et prendre le +milliard pour unité. Je vous demande pardon d'être si ferré sur cette +question, mais elle est d'un intérêt palpitant. Écoutez et jugez! +Alpha du Centaure est à huit mille milliards de lieues, Véga à +cinquante mille milliards, Sirius à cinquante mille milliards, +Arcturus à cinquante-deux mille milliards, la Polaire à cent dix-sept +mille milliards, la Chèvre à cent soixante-dix mille milliards, les +autres étoiles à des mille et des millions et des milliards de +milliards de lieues! Et l'on viendrait parler de la distance qui +sépare les planètes du Soleil! Et l'on soutiendrait que cette +distance existe! Erreur! fausseté! aberration des sens! Savez-vous +ce que je pense de ce monde qui commence à l'astre radieux et finit à +Neptune? Voulez-vous connaître ma théorie? Elle est bien simple! +Pour moi, le monde solaire est un corps solide, homogène; les planètes +qui le composent se pressent, se touchent, adhèrent, et l'espace +existant entre elles n'est que l'espace qui sépare les molécules du +métal le plus compacte, argent ou fer, or ou platine! J'ai donc le +droit d'affirmer, et je répète avec une conviction qui vous pénétrera +tous: «La distance est un vain mot, la distance n'existe pas!</p> + +<p>—Bien dit! Bravo! Hurrah! s'écria d'une seule voix l'assemblée +électrisée par le geste, par l'accent de l'orateur, par la hardiesse +de ses conceptions.</p> + +<p>—Non! s'écria J.-T. Maston plus énergiquement que les autres, la +distance n'existe pas!</p> + +<p>Et, emporté par la violence de ses mouvements, par l'élan de son corps +qu'il eut peine à maîtriser, il faillit tomber du haut de l'estrade +sur le sol. Mais il parvint à retrouver son équilibre, et il évita +une chute qui lui eût brutalement prouvé que la distance n'était pas +un vain mot. Puis le discours de l'entraînant orateur reprit son +cours.</p> + +<p>«Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est +maintenant résolue. Si je ne vous ai pas convaincus tous, c'est que +j'ai été timide dans mes démonstrations, faible dans mes arguments, et +il faut en accuser l'insuffisance de mes études théoriques. Quoi +qu'il en soit, je vous le répète, la distance de la Terre à son +satellite est réellement peu importante et indigne de préoccuper un +esprit sérieux. Je ne crois donc pas trop m'avancer en disant qu'on +établira prochainement des trains de projectiles, dans lesquels se +fera commodément le voyage de la Terre à la Lune. Il n'y aura ni +choc, ni secousse, ni déraillement à craindre, et l'on atteindra le +but rapidement, sans fatigue, en ligne droite, «à vol d'abeille», pour +parler le langage de vos trappeurs. Avant vingt ans, la moitié de la +Terre aura visité la Lune!</p> + +<p>—Hurrah! hurrah pour Michel Ardan! s'écrièrent les assistants, même +les moins convaincus.</p> + +<p>—Hurrah pour Barbicane!» répondit modestement l'orateur.</p> + +<p>Cet acte de reconnaissance envers le promoteur de l'entreprise fut +accueilli par d'unanimes applaudissements.</p> + +<p>«Maintenant, mes amis, reprit Michel Ardan, si vous avez quelque +question à m'adresser, vous embarrasserez évidemment un pauvre homme +comme moi, mais je tâcherai cependant de vous répondre.</p> + +<p>Jusqu'ici, le président du Gun-Club avait lieu d'être très satisfait +de la tournure que prenait la discussion. Elle portait sur ces +théories spéculatives dans lesquelles Michel Ardan, entraîné par sa +vive imagination, se montrait fort brillant. Il fallait donc +l'empêcher de dévier vers les questions pratiques, dont il se fût +moins bien tiré, sans doute. Barbicane se hâta de prendre la parole, +et il demanda à son nouvel ami s'il pensait que la Lune ou les +planètes fussent habitées.</p> + +<p>«C'est un grand problème que tu me poses là, mon digne président, +répondit l'orateur en souriant; cependant, si je ne me trompe, des +hommes de grande intelligence, Plutarque, Swedenborg, Bernardin de +Saint-Pierre et beaucoup d'autres se sont prononcés pour +l'affirmative. En me plaçant au point de vue de la philosophie +naturelle, je serais porté à penser comme eux; je me dirais que rien +d'inutile n'existe en ce monde, et, répondant à ta question par une +autre question, ami Barbicane, j'affirmerais que si les mondes sont +habitables, ou ils sont habités, ou ils l'ont été, ou ils le seront.</p> + +<p>—Très bien! s'écrièrent les premiers rangs des spectateurs, dont +l'opinion avait force de loi pour les derniers.</p> + +<p>—On ne peut répondre avec plus de logique et de justesse, dit le +président du Gun-Club. La question revient donc à celle-ci: Les +mondes sont-ils habitables? Je le crois, pour ma part.</p> + +<p>—Et moi, j'en suis certain, répondit Michel Ardan.</p> + +<p>—Cependant, répliqua l'un des assistants, il y a des arguments contre +l'habitabilité des mondes. Il faudrait évidemment dans la plupart que +les principes de la vie fussent modifiés. Ainsi, pour ne parler que +des planètes, on doit être brûlé dans les unes et gelé dans les +autres, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du Soleil.</p> + +<p>—Je regrette, répondit Michel Ardan, de ne pas connaître +personnellement mon honorable contradicteur, car j'essaierais de lui +répondre. Son objection a sa valeur, mais je crois qu'on peut la +combattre avec quelque succès, ainsi que toutes celles dont +l'habitabilité des mondes a été l'objet. Si j'étais physicien, je +dirais que, s'il y a moins de calorique mis en mouvement dans les +planètes voisines du Soleil, et plus, au contraire, dans les planètes +éloignées, ce simple phénomène suffit pour équilibrer la chaleur et +rendre la température de ces mondes supportable à des êtres organisés +comme nous le sommes. Si j'étais naturaliste, je lui dirais, après +beaucoup de savants illustres, que la nature nous fournit sur la terre +des exemples d'animaux vivant dans des conditions bien diverses +d'habitabilité; que les poissons respirent dans un milieu mortel aux +autres animaux; que les amphibies ont une double existence assez +difficile à expliquer; que certains habitants des mers se maintiennent +dans les couches d'une grande profondeur et y supportent sans être +écrasés des pressions de cinquante ou soixante atmosphères; que divers +insectes aquatiques, insensibles à la température, se rencontrent à la +fois dans les sources d'eau bouillante et dans les plaines glacées de +l'océan Polaire; enfin, qu'il faut reconnaître à la nature une +diversité dans ses moyens d'action souvent incompréhensible, mais non +moins réelle, et qui va jusqu'à la toute-puissance. Si j'étais +chimiste, je lui dirais que les aérolithes, ces corps évidemment +formés en dehors du monde terrestre, ont révélé à l'analyse des traces +indiscutables de carbone; que cette substance ne doit son origine qu'à +des êtres organisés, et que, d'après les expériences de Reichenbach, +elle a dû être nécessairement «animalisée». Enfin, si j'étais +théologien, je lui dirais que la Rédemption divine semble, suivant +saint Paul, s'être appliquée non seulement à la Terre, mais à tous les +mondes célestes. Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni +naturaliste, ni physicien. Aussi, dans ma parfaite ignorance des +grandes lois qui régissent l'univers, je me borne à répondre: Je ne +sais pas si les mondes sont habités, et, comme je ne le sais pas, je +vais y voir!</p> + +<p>L'adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d'autres +arguments? Il est impossible de le dire, car les cris frénétiques de +la foule eussent empêché toute opinion de se faire jour. Lorsque le +silence se fut rétabli jusque dans les groupes les plus éloignés, le +triomphant orateur se contenta d'ajouter les considérations suivantes:</p> + +<p>«Vous pensez bien, mes braves Yankees, qu'une si grande question est à +peine effleurée par moi; je ne viens point vous faire ici un cours +public et soutenir une thèse sur ce vaste sujet. Il y a toute une +autre série d'arguments en faveur de l'habitabilité des mondes. Je la +laisse de côté. Permettez-moi seulement d'insister sur un point. Aux +gens qui soutiennent que les planètes ne sont pas habitées, il faut +répondre: Vous pouvez avoir raison, s'il est démontré que la Terre est +le meilleur des mondes possible, mais cela n'est pas, quoi qu'en ait +dit Voltaire. Elle n'a qu'un satellite, quand Jupiter, Uranus, +Saturne, Neptune, en ont plusieurs à leur service, avantage qui n'est +point à dédaigner. Mais ce qui rend surtout notre globe peu +confortable, c'est l'inclinaison de son axe sur son orbite. De là +l'inégalité des jours et des nuits; de là cette diversité fâcheuse des +saisons. Sur notre malheureux sphéroïde, il fait toujours trop chaud +ou trop froid; on y gèle en hiver, on y brûle en été; c'est la planète +aux rhumes, aux coryzas et aux fluxions de poitrine, tandis qu'à la +surface de Jupiter, par exemple, où l'axe est très peu incliné +[L'inclinaison de l'axe de Jupiter sur son orbite n'est que de 3° +5'.], les habitants pourraient jouir de températures invariables; il y +a la zone des printemps, la zone des étés, la zone des automnes et la +zone des hivers perpétuels; chaque Jovien peut choisir le climat qui +lui plaît et se mettre pour toute sa vie à l'abri des variations de la +température. Vous conviendrez sans peine de cette supériorité de +Jupiter sur notre planète, sans parler de ses années, qui durent douze +ans chacune! De plus, il est évident pour moi que, sous ces auspices +et dans ces conditions merveilleuses d'existence, les habitants de ce +monde fortuné sont des êtres supérieurs, que les savants y sont plus +savants, que les artistes y sont plus artistes, que les méchants y +sont moins méchants, et que les bons y sont meilleurs. Hélas! que +manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection? Peu de +chose! Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite.</p> + +<p>—Eh bien! s'écria une voix impétueuse, unissons nos efforts, +inventons des machines et redressons l'axe de la Terre!</p> + +<p>Un tonnerre d'applaudissements éclata à cette proposition, dont +l'auteur était et ne pouvait être que J.-T. Maston. Il est probable +que le fougueux secrétaire avait été emporté par ses instincts +d'ingénieur à hasarder cette hardie proposition. Mais, il faut le +dire—car c'est la vérité—, beaucoup l'appuyèrent de leurs cris, +et sans doute, s'ils avaient eu le point d'appui réclamé par +Archimède, les Américains auraient construit un levier capable de +soulever le monde et de redresser son axe. Mais le point d'appui, +voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens.</p> + +<p>Néanmoins, cette idée «éminemment pratique» eut un succès énorme; la +discussion fut suspendue pendant un bon quart d'heure, et longtemps, +bien longtemps encore, on parla dans les États-Unis d'Amérique de la +proposition formulée si énergiquement par le secrétaire perpétuel du +Gun-Club.</p> + +<h3><a name="XX" id="XX"></a>XX<br /><br /> +ATTAQUE ET RIPOSTE</h3> + +<p>Cet incident semblait devoir terminer la discussion. C'était le «mot +de la fin», et l'on n'eût pas trouvé mieux. Cependant, quand +l'agitation se fut calmée, on entendit ces paroles prononcées d'une +voix forte et sévère:</p> + +<p>«Maintenant que l'orateur a donné une large part à la fantaisie, +voudra-t-il bien rentrer dans son sujet, faire moins de théories et +discuter la partie pratique de son expédition?</p> + +<p>Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. +C'était un homme maigre, sec, d'une figure énergique, avec une barbe +taillée à l'américaine qui foisonnait sous son menton. A la faveur +des diverses agitations produites dans l'assemblée, il avait peu à peu +gagné le premier rang des spectateurs. Là, les bras croisés, l'œil +brillant et hardi, il fixait imperturbablement le héros du meeting. +Après avoir formulé sa demande, il se tut et ne parut pas s'émouvoir +des milliers de regards qui convergeaient vers lui, ni du murmure +désapprobateur excité par ses paroles. La réponse se faisant +attendre, il posa de nouveau sa question avec le même accent net et +précis, puis il ajouta:</p> + +<p>«Nous sommes ici pour nous occuper de la Lune et non de la Terre.</p> + +<p>—Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion +s'est égarée. Revenons à la Lune.</p> + +<p>—Monsieur, reprit l'inconnu, vous prétendez que notre satellite est +habité. Bien. Mais s'il existe des Sélénites, ces gens-là, à coup +sûr, vivent sans respirer, car—je vous en préviens dans votre +intérêt—il n'y a pas la moindre molécule d'air à la surface de la +Lune.</p> + +<p>A cette affirmation, Ardan redressa sa fauve crinière; il comprit que +la lutte allait s'engager avec cet homme sur le vif de la question. +Il le regarda fixement à son tour, et dit:</p> + +<p>«Ah! il n'a pas d'air dans la Lune! Et qui prétend cela, s'il vous +plaît?</p> + +<p>—Les savants.</p> + +<p>—Vraiment?</p> + +<p>—Vraiment.</p> + +<p>—Monsieur, reprit Michel, toute plaisanterie à part, j'ai une +profonde estime pour les savants qui savent, mais un profond dédain +pour les savants qui ne savent pas.</p> + +<p>—Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie?</p> + +<p>—Particulièrement. En France, il y en a +un qui soutient que «mathématiquement» +l'oiseau ne peut pas voler, et un autre dont les +théories démontrent que le poisson n'est pas +fait pour vivre dans l'eau.</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de ceux-là, monsieur, et je pourrais citer à +l'appui de ma proposition des noms que vous ne récuseriez pas.</p> + +<p>—Alors, monsieur, vous embarrasseriez fort un pauvre ignorant qui, +d'ailleurs, ne demande pas mieux que de s'instruire!</p> + +<p>—Pourquoi donc abordez-vous les questions scientifiques si vous ne +les avez pas étudiées? demanda l'inconnu assez brutalement.</p> + +<p>—Pourquoi! répondit Ardan. Par la raison que celui-là est toujours +brave qui ne soupçonne pas le danger! Je ne sais rien, c'est vrai, +mais c'est précisément ma faiblesse qui fait ma force.</p> + +<p>—Votre faiblesse va jusqu'à la folie, s'écria l'inconnu d'un ton de +mauvaise humeur.</p> + +<p>—Eh! tant mieux, riposta le Français, si ma folie me mène jusqu'à la +Lune!</p> + +<p>Barbicane et ses collègues dévoraient des yeux cet intrus qui venait +si hardiment se jeter au travers de l'entreprise. Aucun ne le +connaissait, et le président, peu rassuré sur les suites d'une +discussion si franchement posée, regardait son nouvel ami avec une +certaine appréhension. L'assemblée était attentive et sérieusement +inquiète, car cette lutte avait pour résultat d'appeler son attention +sur les dangers ou même les véritables impossibilités de l'expédition.</p> + +<p>«Monsieur, reprit l'adversaire de Michel Ardan, les raisons sont +nombreuses et indiscutables qui prouvent l'absence de toute atmosphère +autour de la Lune. Je dirai même <i>a priori</i> que, si cette atmosphère +a jamais existé, elle a dû être soutirée par la Terre. Mais j'aime +mieux vous opposer des faits irrécusables.</p> + +<p>—Opposez, monsieur, répondit Michel Ardan avec une galanterie +parfaite, opposez tant qu'il vous plaira!</p> + +<p>—Vous savez, dit l'inconnu, que lorsque des rayons lumineux +traversent un milieu tel que l'air, ils sont déviés de la ligne +droite, ou, en d'autres termes, qu'ils subissent une réfraction. Eh +bien! lorsque des étoiles sont occultées par la Lune, jamais leurs +rayons, en rasant les bords du disque, n'ont éprouvé la moindre +déviation ni donné le plus léger indice de réfraction. De là cette +conséquence évidente que la Lune n'est pas enveloppée d'une +atmosphère.</p> + +<p>On regarda le Français, car, l'observation une fois admise, les +conséquences en étaient rigoureuses.</p> + +<p>«En effet, répondit Michel Ardan, voilà votre meilleur argument, pour +ne pas dire le seul, et un savant serait peut-être embarrassé d'y +répondre; moi, je vous dirai seulement que cet argument n'a pas une +valeur absolue, parce qu'il suppose le diamètre angulaire de la Lune +parfaitement déterminé, ce qui n'est pas. Mais passons, et dites-moi, +mon cher monsieur, si vous admettez l'existence de volcans à la +surface de la Lune.</p> + +<p>—Des volcans éteints, oui; enflammés, non.</p> + +<p>—Laissez-moi croire pourtant, et sans dépasser les bornes de la +logique, que ces volcans ont été en activité pendant une certaine +période!</p> + +<p>—Cela est certain, mais comme ils pouvaient fournir eux-mêmes +l'oxygène nécessaire à la combustion, le fait de leur éruption ne +prouve aucunement la présence d'une atmosphère lunaire.</p> + +<p>—Passons alors, répondit Michel Ardan, et laissons de côté ce genre +d'arguments pour arriver aux observations directes. Mais je vous +préviens que je vais mettre des noms en avant.</p> + +<p>—Mettez.</p> + +<p>—Je mets. En 1715, les astronomes Louville et Halley, observant +l'éclipse du 3 mai, remarquèrent certaines fulminations d'une nature +bizarre. Ces éclats de lumière, rapides et souvent renouvelés, furent +attribués par eux à des orages qui se déchaînaient dans l'atmosphère +de la Lune.</p> + +<p>—En 1715, répliqua l'inconnu, les astronomes Louville et Halley ont +pris pour des phénomènes lunaires des phénomènes purement terrestres, +tels que bolides ou autres, qui se produisaient dans notre atmosphère. +Voilà ce qu'ont répondu les savants à l'énoncé de ces faits, et ce que +je réponds avec eux.</p> + +<p>—Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. +Herschell, en 1787, n'a-t-il pas observé un grand nombre de points +lumineux à la surface de la Lune?</p> + +<p>—Sans doute; mais sans s'expliquer sur l'origine de ces points +lumineux, Herschell lui-même n'a pas conclu de leur apparition à la +nécessité d'une atmosphère lunaire.</p> + +<p>—Bien répondu, dit Michel Ardan en complimentant son adversaire; je +vois que vous êtes très fort en sélénographie.</p> + +<p>—Très fort, monsieur, et j'ajouterai que les plus habiles +observateurs, ceux qui ont le mieux étudié l'astre des nuits, MM. +Beer et Moelder, sont d'accord sur le défaut absolu d'air à sa +surface.</p> + +<p>Un mouvement se fit dans l'assistance, qui parut s'émouvoir des +arguments de ce singulier personnage.</p> + +<p>«Passons toujours, répondit Michel Ardan avec le plus grand calme, et +arrivons maintenant à un fait important. Un habile astronome +français, M. Laussedat, en observant l'éclipse du 18 juillet 1860, +constata que les cornes du croissant solaire étaient arrondies et +tronquées. Or, ce phénomène n'a pu être produit que par une déviation +des rayons du soleil à travers l'atmosphère de la Lune, et il n'a pas +d'autre explication possible.</p> + +<p>—Mais le fait est-il certain? demanda vivement l'inconnu.</p> + +<p>—Absolument certain!</p> + +<p>Un mouvement inverse ramena l'assemblée vers son héros favori, dont +l'adversaire resta silencieux. Ardan reprit la parole, et sans tirer +vanité de son dernier avantage, il dit simplement: «Vous voyez donc +bien, mon cher monsieur, qu'il ne faut pas se prononcer d'une façon +absolue contre l'existence d'une atmosphère à la surface de la Lune; +cette atmosphère est probablement peu dense, assez subtile, mais +aujourd'hui la science admet généralement qu'elle existe.</p> + +<p>—Pas sur les montagnes, ne vous en déplaise, riposta l'inconnu, qui +n'en voulait pas démordre.</p> + +<p>—Non, mais au fond des vallées, et ne dépassant pas en hauteur +quelques centaines de pieds.</p> + +<p>—En tout cas, vous feriez bien de prendre vos précautions, car cet +air sera terriblement raréfié.</p> + +<p>—Oh! mon brave monsieur, il y en aura toujours assez pour un homme +seul; d'ailleurs, une fois rendu là-haut, je tâcherai de l'économiser +de mon mieux et de ne respirer que dans les grandes occasions!</p> + +<p>Un formidable éclat de rire vint tonner aux oreilles du mystérieux +interlocuteur, qui promena ses regards sur l'assemblée, en la bravant +avec fierté.</p> + +<p>«Donc, reprit Michel Ardan d'un air dégagé, puisque nous sommes +d'accord sur la présence d'une certaine atmosphère, nous voilà forcés +d'admettre la présence d'une certaine quantité d'eau. C'est une +conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D'ailleurs, mon +aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une +observation. Nous ne connaissons qu'un côté du disque de la Lune, et +s'il y a peu d'air sur la face qui nous regarde, il est possible qu'il +y en ait beaucoup sur la face opposée.</p> + +<p>—Et pour quelle raison?</p> + +<p>—Parce que la Lune, sous l'action de l'attraction terrestre, a pris +la forme d'un œuf que nous apercevons par le petit bout. De là cette +conséquence due aux calculs de Hansen, que son centre de gravité est +situé dans l'autre hémisphère. De là cette conclusion que toutes les +masses d'air et d'eau ont dû être entraînées sur l'autre face de notre +satellite aux premiers jours de sa création.</p> + +<p>—Pures fantaisies! s'écria l'inconnu.</p> + +<p>—Non! pures théories, qui sont appuyées sur les lois de la +mécanique, et il me paraît difficile de les réfuter. J'en appelle +donc à cette assemblée, et je mets aux voix la question de savoir si +la vie, telle qu'elle existe sur la Terre, est possible à la surface +de la Lune?</p> + +<p>Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. +L'adversaire de Michel Ardan voulait encore parler, mais il ne pouvait +plus se faire entendre. Les cris, les menaces fondaient sur lui comme +la grêle.</p> + +<p>«Assez! assez! disaient les uns.</p> + +<p>—Chassez cet intrus! répétaient les autres.</p> + +<p>—A la porte! à la porte!» s'écriait la foule irritée.</p> + +<p>Mais lui, ferme, cramponné à l'estrade, ne bougeait pas et laissait +passer l'orage, qui eût pris des proportions formidables, si Michel +Ardan ne l'eût apaisé d'un geste. Il était trop chevaleresque pour +abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité.</p> + +<p>«Vous désirez ajouter quelques mots? lui demanda-t-il du ton le plus +gracieux.</p> + +<p>—Oui! cent, mille, répondit l'inconnu avec emportement. Ou plutôt, +non, un seul! Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous +soyez...</p> + +<p>—Imprudent! Comment pouvez-vous me traiter ainsi, moi qui ai demandé +un boulet cylindro-conique à mon ami Barbicane, afin de ne pas tourner +en route à la façon des écureuils?</p> + +<p>—Mais, malheureux, l'épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au +départ!</p> + +<p>—Mon cher contradicteur, vous venez de poser le doigt sur la +véritable et la seule difficulté; cependant, j'ai trop bonne opinion +du génie industriel des Américains pour croire qu'ils ne parviendront +pas à la résoudre!</p> + +<p>—Mais la chaleur développée par la vitesse du projectile en +traversant les couches d'air?</p> + +<p>—Oh! ses parois sont épaisses, et j'aurai si rapidement franchi +l'atmosphère!</p> + +<p>—Mais des vivres? de l'eau?</p> + +<p>—J'ai calculé que je pouvais en emporter pour un an, et ma traversée +durera quatre jours!</p> + +<p>—Mais de l'air pour respirer en route?</p> + +<p>—J'en ferai par des procédés chimiques.</p> + +<p>—Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais?</p> + +<p>—Elle sera six fois moins rapide qu'une chute sur la Terre, puisque +la pesanteur est six fois moindre à la surface de la Lune.</p> + +<p>—Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre!</p> + +<p>—Et qui m'empêchera de retarder ma chute au moyen de fusées +convenablement disposées et enflammées en temps utile?</p> + +<p>—Mais enfin, en supposant que toutes les difficultés soient résolues, +tous les obstacles aplanis, en réunissant toutes les chances en votre +faveur, en admettant que vous arriviez sain et sauf dans la Lune, +comment reviendrez-vous?</p> + +<p>—Je ne reviendrai pas!</p> + +<p>A cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, +l'assemblée demeura muette. Mais son silence fut plus éloquent que +n'eussent été ses cris d'enthousiasme. L'inconnu en profita pour +protester une dernière fois.</p> + +<p>«Vous vous tuerez infailliblement, s'écria-t-il, et votre mort, qui +n'aura été que la mort d'un insensé, n'aura pas même servi la science!</p> + +<p>—Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez +d'une façon fort agréable.</p> + +<p>—Ah! c'en est trop! s'écria l'adversaire de Michel Ardan, et je ne +sais pas pourquoi je continue une discussion aussi peu sérieuse! +Poursuivez à votre aise cette folle entreprise! Ce n'est pas à vous +qu'il faut s'en prendre!</p> + +<p>—Oh! ne vous gênez pas!</p> + +<p>—Non! c'est un autre qui portera la responsabilité de vos actes!</p> + +<p>—Et qui donc, s'il vous plaît? demanda Michel Ardan d'une voix +impérieuse.</p> + +<p>—L'ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que +ridicule!</p> + +<p>L'attaque était directe. Barbicane, depuis l'intervention de +l'inconnu, faisait de violents efforts pour se contenir, et a brûler +sa fumée comme certains foyers de chaudières; mais, en se voyant si +outrageusement désigné, il se leva précipitamment et allait marcher à +l'adversaire qui le bravait en face, quand il se vit subitement séparé +de lui.</p> + +<p>L'estrade fut enlevée tout d'un coup par cent bras vigoureux, et le +président du Gun-Club dut partager avec Michel Ardan les honneurs du +triomphe. Le pavois était lourd, mais les porteurs se relayaient sans +cesse, et chacun se disputait, luttait, combattait pour prêter à cette +manifestation l'appui de ses épaules.</p> + +<p>Cependant l'inconnu n'avait point profité du tumulte pour quitter la +place. L'aurait-il pu, d'ailleurs, au milieu de cette foule compacte? +Non, sans doute. En tout cas, il se tenait au premier rang, les bras +croisés, et dévorait des yeux le président Barbicane.</p> + +<p>Celui-ci ne le perdait pas de vue, et les regards de ces deux hommes +demeuraient engagés comme deux épées frémissantes.</p> + +<p>Les cris de l'immense foule se maintinrent à leur maximum d'intensité +pendant cette marche triomphale. Michel Ardan se laissait faire avec +un plaisir évident. Sa face rayonnait. Quelquefois l'estrade +semblait prise de tangage et de roulis comme un navire battu des +flots. Mais les deux héros du meeting avaient le pied marin; ils ne +bronchaient pas, et leur vaisseau arriva sans avaries au port de +Tampa-Town. Michel Ardan parvint heureusement à se dérober aux +dernières étreintes de ses vigoureux admirateurs; il s'enfuit à +l'hôtel Franklin, gagna prestement sa chambre et se glissa rapidement +dans son lit, tandis qu'une armée de cent mille hommes veillait sous +ses fenêtres.</p> + +<p>Pendant ce temps, une scène courte, grave, décisive, avait lieu entre +le personnage mystérieux et le président du Gun-Club.</p> + +<p>Barbicane, libre enfin, était allé droit à son adversaire.</p> + +<p>«Venez!» dit-il d'une voix brève.</p> + +<p>Celui-ci le suivit sur le quai, et bientôt tous les deux se trouvèrent +seuls à l'entrée d'un wharf ouvert sur le Jone's-Fall.</p> + +<p>Là, ces ennemis, encore inconnus l'un à l'autre, se regardèrent.</p> + +<p>«Qui êtes-vous? demanda Barbicane.</p> + +<p>—Le capitaine Nicholl.</p> + +<p>—Je m'en doutais. Jusqu'ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur +mon chemin...</p> + +<p>—Je suis venu m'y mettre!</p> + +<p>—Vous m'avez insulté!</p> + +<p>—Publiquement.</p> + +<p>—Et vous me rendrez raison de cette insulte.</p> + +<p>—A l'instant.</p> + +<p>—Non. Je désire que tout se passe secrètement entre nous. Il y a un +bois situé à trois milles de Tampa, le bois de Skersnaw. Vous le +connaissez?</p> + +<p>—Je le connais.</p> + +<p>—Vous plaira-t-il d'y entrer demain matin à cinq heures par un +côté?...</p> + +<p>—Oui, si à la même heure vous entrez par l'autre côté.</p> + +<p>—Et vous n'oublierez pas votre rifle? dit Barbicane.</p> + +<p>—Pas plus que vous n'oublierez le vôtre», répondit Nicholl.</p> + +<p>Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le +capitaine se séparèrent. Barbicane revint à sa demeure, mais au lieu +de prendre quelques heures de repos, il passa la nuit à chercher les +moyens d'éviter le contrecoup du projectile et de résoudre ce +difficile problème posé par Michel Ardan dans la discussion du +meeting.</p> + +<h3><a name="XXI" id="XXI"></a>XXI<br /><br /> +COMMENT UN FRANÇAIS ARRANGE UNE AFFAIRE</h3> + +<p>Pendant que les conventions de ce duel étaient discutées entre le +président et le capitaine, duel terrible et sauvage, dans lequel +chaque adversaire devient chasseur d'homme, Michel Ardan se reposait +des fatigues du triomphe. Se reposer n'est évidemment pas une +expression juste, car les lits américains peuvent rivaliser pour la +dureté avec des tables de marbre ou de granit.</p> + +<p>Ardan dormait donc assez mal, se tournant, se retournant entre les +serviettes qui lui servaient de draps, et il songeait à installer une +couchette plus confortable dans son projectile, quand un bruit violent +vint l'arracher à ses rêves. Des coups désordonnés ébranlaient sa +porte. Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. De +formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop +matinal.</p> + +<p>«Ouvre! criait-on. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc!</p> + +<p>Ardan n'avait aucune raison d'acquiescer à une demande si bruyamment +posée. Cependant il se leva et ouvrit sa porte, au moment où elle +allait céder aux efforts du visiteur obstiné. Le secrétaire du +Gun-Club fit irruption dans la chambre. Une bombe ne serait pas +entrée avec moins de cérémonie.</p> + +<p>«Hier soir, s'écria J.-T. Maston <i>ex abrupto</i>, notre président a été +insulté publiquement pendant le meeting! Il a provoqué son +adversaire, qui n'est autre que le capitaine Nicholl! Ils se battent +ce matin au bois de Skersnaw! J'ai tout appris de la bouche de +Barbicane! S'il est tué, c'est l'anéantissement de nos projets! Il +faut donc empêcher ce duel! Or, un seul homme au monde peut avoir +assez d'empire sur Barbicane pour l'arrêter, et cet homme c'est Michel +Ardan!</p> + +<p>Pendant que J.-T. Maston parlait ainsi, Michel Ardan, renonçant à +l'interrompre, s'était précipité dans son vaste pantalon, et, moins de +deux minutes après, les deux amis gagnaient à toutes jambes les +faubourgs de Tampa-Town.</p> + +<p>Ce fut pendant cette course rapide que Maston mit Ardan au courant de +la situation. Il lui apprit les véritables causes de l'inimitié de +Barbicane et de Nicholl, comment cette inimitié était de vieille date, +pourquoi jusque-là, grâce à des amis communs, le président et le +capitaine ne s'étaient jamais rencontrés face à face; il ajouta qu'il +s'agissait uniquement d'une rivalité de plaque et de boulet, et +qu'enfin la scène du meeting n'avait été qu'une occasion longtemps +cherchée par Nicholl de satisfaire de vieilles rancunes.</p> + +<p>Rien de plus terrible que ces duels particuliers à l'Amérique, pendant +lesquels les deux adversaires se cherchent à travers les taillis, se +guettent au coin des halliers et se tirent au milieu des fourrés comme +des bêtes fauves. C'est alors que chacun d'eux doit envier ces +qualités merveilleuses si naturelles aux Indiens des Prairies, leur +intelligence rapide, leur ruse ingénieuse, leur sentiment des traces, +leur flair de l'ennemi. Une erreur, une hésitation, un faux pas +peuvent amener la mort. Dans ces rencontres, les Yankees se font +souvent accompagner de leurs chiens et, à la fois chasseurs et gibier, +ils se relancent pendant des heures entières.</p> + +<p>«Quels diables de gens vous êtes! s'écria Michel Ardan, quand son +compagnon lui eut dépeint avec beaucoup d'énergie toute cette mise en +scène.</p> + +<p>—Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston; mais +hâtons-nous.</p> + +<p>Cependant Michel Ardan et lui eurent beau courir à travers la plaine +encore tout humide de rosée, franchir les rizières et les creeks, +couper au plus court, ils ne purent atteindre avant cinq heures et +demie le bois de Skersnaw. Barbicane devait avoir passé sa lisière +depuis une demi-heure.</p> + +<p>Là travaillait un vieux bushman occupé à débiter en fagots des arbres +abattus sous sa hache. Maston courut à lui en criant:</p> + +<p>«Avez-vous vu entrer dans le bois un homme armé d'un rifle, Barbicane, +le président... mon meilleur ami?...</p> + +<p>Le digne secrétaire du Gun-Club pensait naïvement que son président +devait être connu du monde entier. Mais le bushman n'eut pas l'air de +le comprendre.</p> + +<p>«Un chasseur, dit alors Ardan.</p> + +<p>—Un chasseur? oui, répondit le bushman.</p> + +<p>—Il y a longtemps?</p> + +<p>—Une heure à peu près.</p> + +<p>—Trop tard! s'écria Maston.</p> + +<p>—Et avez-vous entendu des coups de fusil? demanda Michel Ardan.</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Pas un seul?</p> + +<p>—Pas un seul. Ce chasseur-là n'a pas l'air de faire bonne chasse!</p> + +<p>—Que faire? dit Maston.</p> + +<p>—Entrer dans le bois, au risque d'attraper une balle qui ne nous est +pas destinée.</p> + +<p>—Ah! s'écria Maston avec un accent auquel on ne pouvait se +méprendre, j'aimerais mieux dix balles dans ma tête qu'une seule dans +la tête de Barbicane.</p> + +<p>—En avant donc!» reprit Ardan en serrant la main de son compagnon.</p> + +<p>Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le +taillis. C'était un fourré fort épais, fait de cyprès géants, de +sycomores, de tulipiers, d'oliviers, de tamarins, de chênes vifs et de +magnolias. Ces divers arbres enchevêtraient leurs branches dans un +inextricable pêle-mêle, sans permettre à la vue de s'étendre au loin. +Michel Ardan et Maston marchaient l'un près de l'autre, passant +silencieusement à travers les hautes herbes, se frayant un chemin au +milieu des lianes vigoureuses, interrogeant du regard les buissons ou +les branches perdues dans la sombre épaisseur du feuillage et +attendant à chaque pas la redoutable détonation des rifles. Quant aux +traces que Barbicane avait dû laisser de son passage à travers le +bois, il leur était impossible de les reconnaître, et ils marchaient +en aveugles dans ces sentiers à peine frayés, sur lesquels un Indien +eût suivi pas à pas la marche de son adversaire.</p> + +<p>Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons +s'arrêtèrent. Leur inquiétude redoublait.</p> + +<p>«Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Un homme comme +Barbicane n'a pas rusé avec son ennemi, ni tendu de piège, ni pratiqué +de manœuvre! Il est trop franc, trop courageux. Il est allé en +avant, droit au danger, et sans doute assez loin du bushman pour que +le vent ait emporté la détonation d'une arme à feu!</p> + +<p>—Mais nous! nous! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous +bois, nous aurions entendu!...</p> + +<p>—Et si nous sommes arrivés trop tard! s'écria Maston avec un accent +de désespoir.</p> + +<p>Michel Ardan ne trouva pas un mot à répondre; Maston et lui reprirent +leur marche interrompue. De temps en temps ils poussaient de grands +cris; ils appelaient soit Barbicane, soit Nicholl; mais ni l'un ni +l'autre des deux adversaires ne répondait à leur voix. De joyeuses +volées d'oiseaux, éveillés au bruit, disparaissaient entre les +branches, et quelques daims effarouchés s'enfuyaient précipitamment à +travers les taillis.</p> + +<p>Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. La plus grande +partie du bois avait été explorée. Rien ne décelait la présence des +combattants. C'était à douter de l'affirmation du bushman, et Ardan +allait renoncer à poursuivre plus longtemps une reconnaissance +inutile, quand, tout d'un coup, Maston s'arrêta.</p> + +<p>«Chut! fit-il. Quelqu'un là-bas!</p> + +<p>—Quelqu'un? répondit Michel Ardan.</p> + +<p>—Oui! un homme! Il semble immobile. Son rifle n'est plus entre ses +mains. Que fait-il donc?</p> + +<p>—Mais le reconnais-tu? demanda Michel Ardan, que sa vue basse +servait fort mal en pareille circonstance.</p> + +<p>—Oui! oui! Il se retourne, répondit Maston.</p> + +<p>—Et c'est?...</p> + +<p>—Le capitaine Nicholl!</p> + +<p>—Nicholl!» s'écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement +de cœur.</p> + +<p>Nicholl désarmé! Il n'avait donc plus rien à craindre de son +adversaire?</p> + +<p>«Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir.</p> + +<p>Mais son compagnon et lui n'eurent pas fait cinquante pas, qu'ils +s'arrêtèrent pour examiner plus attentivement le capitaine. Ils +s'imaginaient trouver un homme altéré de sang et tout entier à sa +vengeance! En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits.</p> + +<p>Un filet à maille serrée était tendu entre deux tulipiers +gigantesques, et, au milieu du réseau, un petit oiseau, les ailes +enchevêtrées, se débattait en poussant des cris plaintifs. L'oiseleur +qui avait disposé cette toile inextricable n'était pas un être humain, +mais bien une venimeuse araignée, particulière au pays, grosse comme +un œuf de pigeon, et munie de pattes énormes. Le hideux animal, au +moment de se précipiter sur sa proie, avait dû rebrousser chemin et +chercher asile sur les hautes branches du tulipier, car un ennemi +redoutable venait le menacer à son tour.</p> + +<p>En effet, le capitaine Nicholl, son fusil à terre, oubliant les +dangers de sa situation, s'occupait à délivrer le plus délicatement +possible la victime prise dans les filets de la monstrueuse araignée. +Quand il eut fini, il donna la volée au petit oiseau, qui battit +joyeusement de l'aile et disparut.</p> + +<p>Nicholl, attendri, le regardait fuir à travers les branches, quand il +entendit ces paroles prononcées d'une voix émue:</p> + +<p>«Vous êtes un brave homme, vous!</p> + +<p>Il se retourna. Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les +tons:</p> + +<p>«Et un aimable homme!</p> + +<p>—Michel Ardan! s'écria le capitaine. Que venez-vous faire ici, +monsieur?</p> + +<p>—Vous serrer la main, Nicholl, et vous empêcher de tuer Barbicane ou +d'être tué par lui.</p> + +<p>—Barbicane! s'écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures +sans le trouver! Où se cache-t-il?...</p> + +<p>—Nicholl, dit Michel Ardan, ceci n'est pas poli! il faut toujours +respecter son adversaire; soyez tranquille, si Barbicane est vivant, +nous le trouverons, et d'autant plus facilement que, s'il ne s'est pas +amusé comme vous à secourir des oiseaux opprimés, il doit vous +chercher aussi. Mais quand nous l'aurons trouvé, c'est Michel Ardan +qui vous le dit, il ne sera plus question de duel entre vous.</p> + +<p>—Entre le président Barbicane et moi, répondit gravement Nicholl, il +y a une rivalité telle, que la mort de l'un de nous...</p> + +<p>—Allons donc! allons donc! reprit Michel Ardan, de braves gens +comme vous, cela a pu se détester, mais cela s'estime. Vous ne vous +battrez pas.</p> + +<p>—Je me battrai, monsieur!</p> + +<p>—Point.</p> + +<p>—Capitaine, dit alors J.-T. Maston avec beaucoup de cœur, je suis +l'ami du président, son <i>alter ego</i>, un autre lui-même; si vous voulez +absolument tuer quelqu'un, tirez sur moi, ce sera exactement la même +chose.</p> + +<p>—Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d'une main convulsive, +ces plaisanteries...</p> + +<p>—L'ami Maston ne plaisante pas, répondit Michel Ardan, et je +comprends son idée de se faire tuer pour l'homme qu'il aime! Mais ni +lui ni Barbicane ne tomberont sous les balles du capitaine Nicholl, +car j'ai à faire aux deux rivaux une proposition si séduisante qu'ils +s'empresseront de l'accepter.</p> + +<p>—Et laquelle? demanda Nicholl avec une visible incrédulité.</p> + +<p>—Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu'en présence +de Barbicane.</p> + +<p>—Cherchons-le donc», s'écria le capitaine.</p> + +<p>Aussitôt ces trois hommes se mirent en chemin; le capitaine, après +avoir désarmé son rifle, le jeta sur son épaule et s'avança d'un pas +saccadé, sans mot dire.</p> + +<p>Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston +se sentait pris d'un sinistre pressentiment. Il observait sévèrement +Nicholl, se demandant si, la vengeance du capitaine satisfaite, le +malheureux Barbicane, déjà frappé d'une balle, ne gisait pas sans vie +au fond de quelque taillis ensanglanté. Michel Ardan semblait avoir +la même pensée, et tous deux interrogeaient déjà du regard le +capitaine Nicholl, quand Maston s'arrêta soudain.</p> + +<p>Le buste immobile d'un homme adossé au pied d'un gigantesque catalpa +apparaissait à vingt pas, à moitié perdu dans les herbes.</p> + +<p>«C'est lui!» fit Maston.</p> + +<p>Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du +capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en +criant:</p> + +<p>«Barbicane! Barbicane!</p> + +<p>Nulle réponse. Ardan se précipita vers son ami; mais, au moment où il +allait lui saisir le bras, il s'arrêta court en poussant un cri de +surprise.</p> + +<p>Barbicane, le crayon à la main, traçait des formules et des figures +géométriques sur un carnet, tandis que son fusil désarmé gisait à +terre.</p> + +<p>Absorbé dans son travail, le savant, oubliant à son tour son duel et +sa vengeance, n'avait rien vu, rien entendu.</p> + +<p>Mais quand Michel Ardan posa sa main sur la sienne, il se leva et le +considéra d'un œil étonné.</p> + +<p>«Ah! s'écria-t-il enfin, toi! ici! J'ai trouvé, mon ami! J'ai +trouvé!</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Mon moyen!</p> + +<p>—Quel moyen?</p> + +<p>—Le moyen d'annuler l'effet du contrecoup au départ du projectile!</p> + +<p>—Vraiment? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l'œil.</p> + +<p>—Oui! de l'eau! de l'eau simple qui fera ressort... Ah! Maston! +s'écria Barbicane, vous aussi!</p> + +<p>—Lui-même, répondit Michel Ardan, et permets que je te présente en +même temps le digne capitaine Nicholl!</p> + +<p>—Nicholl! s'écria Barbicane, qui fut debout en un instant. Pardon, +capitaine, dit-il, j'avais oublié... je suis prêt...</p> + +<p>Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de +s'interpeller.</p> + +<p>«Parbleu! dit-il, il est heureux que de braves gens comme vous ne se +soient pas rencontrés plus tôt! Nous aurions maintenant à pleurer +l'un ou l'autre. Mais, grâce à Dieu qui s'en est mêlé, il n'y a plus +rien à craindre. Quand on oublie sa haine pour se plonger dans des +problèmes de mécanique ou jouer des tours aux araignées, c'est que +cette haine n'est dangereuse pour personne.</p> + +<p>Et Michel Ardan raconta au président l'histoire du capitaine.</p> + +<p>«Je vous demande un peu, dit-il en terminant, si deux bons êtres comme +vous sont faits pour se casser réciproquement la tête à coups de +carabine?</p> + +<p>Il y avait dans cette situation, un peu ridicule, quelque chose de si +inattendu, que Barbicane et Nicholl ne savaient trop quelle contenance +garder l'un vis-à-vis de l'autre. Michel Ardan le sentit bien, et il +résolut de brusquer la réconciliation.</p> + +<p>«Mes braves amis, dit-il en laissant poindre sur ses lèvres son +meilleur sourire, il n'y a jamais eu entre vous qu'un malentendu. Pas +autre chose. Eh bien! pour prouver que tout est fini entre vous, et +puisque vous êtes gens à risquer votre peau, acceptez franchement la +proposition que je vais vous faire.</p> + +<p>—Parlez, dit Nicholl.</p> + +<p>—L'ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune.</p> + +<p>—Oui, certes, répliqua le président.</p> + +<p>—Et l'ami Nicholl est persuadé qu'il retombera sur la terre.</p> + +<p>—J'en suis certain, s'écria le capitaine.</p> + +<p>—Bon! reprit Michel Ardan. Je n'ai pas la prétention de vous mettre +d'accord; mais je vous dis tout bonnement: Partez avec moi, et venez +voir si nous resterons en route.</p> + +<p>—Hein!» fit J.-T. Maston stupéfait.</p> + +<p>Les deux rivaux, à cette proposition subite, avaient levé les yeux +l'un sur l'autre. Ils s'observaient avec attention. Barbicane +attendait la réponse du capitaine. Nicholl guettait les paroles du +président.</p> + +<p>«Eh bien? fit Michel de son ton le plus engageant. Puisqu'il n'y a +plus de contrecoup à craindre!</p> + +<p>—Accepté!» s'écria Barbicane.</p> + +<p>Mais, si vite qu'il eût prononcé ce mot, Nicholl l'avait achevé en +même temps que lui.</p> + +<p>«Hurrah! bravo! vivat! hip! hip! hip! s'écria Michel Ardan en +tendant la main aux deux adversaires. Et maintenant que l'affaire est +arrangée, mes amis, permettez-moi de vous traiter à la française. +Allons déjeuner.</p> + +<h3><a name="XXII" id="XXII"></a>XXII<br /><br /> +LE NOUVEAU CITOYEN DES ÉTATS-UNIS</h3> + +<p>Ce jour-là toute l'Amérique apprit en même temps l'affaire du +capitaine Nicholl et du président Barbicane, ainsi que son singulier +dénouement. Le rôle joué dans cette rencontre par le chevaleresque +Européen, sa proposition inattendue qui tranchait la difficulté, +l'acceptation simultanée des deux rivaux, cette conquête du continent +lunaire à laquelle la France et les États-Unis allaient marcher +d'accord, tout se réunit pour accroître encore la popularité de Michel +Ardan.</p> + +<p>On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un +individu. Dans un pays où de graves magistrats s'attellent à la +voiture d'une danseuse et la traînent triomphalement, que l'on juge de +la passion déchaînée par l'audacieux Français! Si l'on ne détela pas +ses chevaux, c'est probablement parce qu'il n'en avait pas, mais +toutes les autres marques d'enthousiasme lui furent prodiguées. Pas +un citoyen qui ne s'unît à lui d'esprit et de cœur! <i>Ex pluribus +unum</i>, suivant la devise des États-Unis.</p> + +<p>A dater de ce jour, Michel Ardan n'eut plus un moment de repos. Des +députations venues de tous les coins de l'Union le harcelèrent sans +fin ni trêve. Il dut les recevoir bon gré mal gré. Ce qu'il serra de +mains, ce qu'il tutoya de gens ne peut se compter; il fut bientôt sur +les dents; sa voix, enrouée dans des speechs innombrables, ne +s'échappait plus de ses lèvres qu'en sons inintelligibles, et il +faillit gagner une gastro-entérite à la suite des toasts qu'il dut +porter à tous les comtés de l'Union. Ce succès eût grisé un autre dès +le premier jour, mais lui sut se contenir dans une demi-ébriété +spirituelle et charmante.</p> + +<p>Parmi les députations de toute espèce qui l'assaillirent, celle des +«lunatiques» n'eut garde d'oublier ce qu'elle devait au futur +conquérant de la Lune. Un jour, quelques-uns de ces pauvres gens, +assez nombreux en Amérique, vinrent le trouver et demandèrent à +retourner avec lui dans leur pays natal. Certains d'entre eux +prétendaient parler «le sélénite» et voulurent l'apprendre à Michel +Ardan. Celui-ci se prêta de bon cœur à leur innocente manie et se +chargea de commissions pour leurs amis de la Lune.</p> + +<p>«Singulière folie! dit-il à Barbicane après les avoir congédiés, et +folie qui frappe souvent les vives intelligences. Un de nos plus +illustres savants, Arago, me disait que beaucoup de gens très sages et +très réservés dans leurs conceptions se laissaient aller à une grande +exaltation, à d'incroyables singularités, toutes les fois que la Lune +les occupait. Tu ne crois pas à l'influence de la Lune sur les +maladies?</p> + +<p>—Peu, répondit le président du Gun-Club.</p> + +<p>—Je n'y crois pas non plus, et cependant l'histoire a enregistré des +faits au moins étonnants. Ainsi, en 1693, pendant une épidémie, les +personnes périrent en plus grand nombre le 21 janvier, au moment d'une +éclipse. Le célèbre Bacon s'évanouissait pendant les éclipses de la +Lune et ne revenait à la vie qu'après l'entière émersion de l'astre. +Le roi Charles VI retomba six fois en démence pendant l'année 1399, +soit à la nouvelle, soit à la pleine Lune. Des médecins ont classé le +mal caduc parmi ceux qui suivent les phases de la Lune. Les maladies +nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mead parle d'un +enfant qui entrait en convulsions quand la Lune entrait en opposition. +Gall avait remarqué que l'exaltation des personnes faibles +s'accroissait deux fois par mois, aux époques de la nouvelle et de la +pleine Lune. Enfin il y a encore mille observations de ce genre sur +les vertiges, les fièvres malignes, les somnambulismes, tendant à +prouver que l'astre des nuits a une mystérieuse influence sur les +maladies terrestres.</p> + +<p>—Mais comment? pourquoi? demanda Barbicane.</p> + +<p>—Pourquoi? répondit Ardan. Ma foi, je te ferai la même réponse +qu'Arago répétait dix-neuf siècles après Plutarque: «C'est peut-être +parce que ça n'est pas vrai!</p> + +<p>Au milieu de son triomphe, Michel Ardan ne put échapper à aucune des +corvées inhérentes à l'état d'homme célèbre. Les entrepreneurs de +succès voulurent l'exhiber. Barnum lui offrit un million pour le +promener de ville en ville dans tous les États-Unis et le montrer +comme un animal curieux. Michel Ardan le traita de cornac et l'envoya +promener lui-même.</p> + +<p>Cependant, s'il refusa de satisfaire ainsi la curiosité publique, ses +portraits, du moins, coururent le monde entier et occupèrent la place +d'honneur dans les albums; on en fit des épreuves de toutes +dimensions, depuis la grandeur naturelle jusqu'aux réductions +microscopiques des timbres-poste. Chacun pouvait posséder son héros +dans toutes les poses imaginables, en tête, en buste, en pied, de +face, de profil, de trois quarts, de dos. On en tira plus de quinze +cent mille exemplaires, et il avait là une belle occasion de se +débiter en reliques, mais il n'en profita pas. Rien qu'à vendre ses +cheveux un dollar la pièce, il lui en restait assez pour faire +fortune!</p> + +<p>Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. Au contraire. +Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec +l'univers entier. On répétait ses bons mots, on les propageait, +surtout ceux qu'il ne faisait pas. On lui en prêtait, suivant +l'habitude, car il était riche de ce côté.</p> + +<p>Non seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. Quel +nombre infini de «beaux mariages» il aurait faits, pour peu que la +fantaisie l'eût pris de «se fixer»! Les vieilles misses surtout, +celles qui depuis quarante ans séchaient sur pied, rêvaient nuit et +jour devant ses photographies.</p> + +<p>Il est certain qu'il eût trouvé des compagnes par centaines, même s'il +leur avait imposé la condition de le suivre dans les airs. Les femmes +sont intrépides quand elles n'ont pas peur de tout. Mais son +intention n'était pas de faire souche sur le continent lunaire, et d'y +transplanter une race croisée de Français et d'Américains. Il refusa +donc.</p> + +<p>«Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d'Adam avec une fille d'Ève, +merci! Je n'aurais qu'à rencontrer des serpents!...</p> + +<p>Dès qu'il put se soustraire enfin aux joies trop répétées du triomphe, +il alla, suivi de ses amis, faire une visite à la Columbiad. Il lui +devait bien cela. Du reste, il était devenu très fort en balistique, +depuis qu'il vivait avec Barbicane, J.-T. Maston et <i>tutti quanti</i>. +Son plus grand plaisir consistait à répéter à ces braves artilleurs +qu'ils n'étaient que des meurtriers aimables et savants. Il ne +tarissait pas en plaisanteries à cet égard. Le jour où il visita la +Columbiad, il l'admira fort et descendit jusqu'au fond de l'âme de ce +gigantesque mortier qui devait bientôt le lancer vers l'astre des +nuits.</p> + +<p>«Au moins, dit-il, ce canon-là ne fera de mal à personne, ce qui est +déjà assez étonnant de la part d'un canon. Mais quant à vos engins +qui détruisent, qui incendient, qui brisent, qui tuent, ne m'en parlez +pas, et surtout ne venez jamais me dire qu'ils ont «une âme», je ne +vous croirais pas!</p> + +<p>Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. Quand +le secrétaire du Gun-Club entendit Barbicane et Nicholl accepter la +proposition de Michel Ardan, il résolut de se joindre à eux et de +faire «la partie à quatre». Un jour il demanda à être du voyage. +Barbicane, désolé de refuser, lui fit comprendre que le projectile ne +pouvait emporter un aussi grand nombre de passagers. J.-T. Maston, +désespéré, alla trouver Michel Ardan, qui l'invita à se résigner et +fit valoir des arguments <i>ad hominem</i>.</p> + +<p>«Vois-tu, mon vieux Maston, lui dit-il, il ne faut pas prendre mes +paroles en mauvaise part; mais vraiment là, entre nous, tu es trop +incomplet pour te présenter dans la Lune!</p> + +<p>—Incomplet! s'écria le vaillant invalide.</p> + +<p>—Oui! mon brave ami! Songe au cas où nous rencontrerions des +habitants là-haut. Voudrais-tu donc leur donner une aussi triste idée +de ce qui se passe ici-bas, leur apprendre ce que c'est que la guerre, +leur montrer qu'on emploie le meilleur de son temps à se dévorer, à se +manger, à se casser bras et jambes, et cela sur un globe qui pourrait +nourrir cent milliards d'habitants, et où il y en a douze cents +millions à peine? Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à +la porte!</p> + +<p>—Mais si vous arrivez en morceaux, répliqua J.-T. Maston, vous serez +aussi incomplets que moi!</p> + +<p>—Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n'arriverons pas en +morceaux!</p> + +<p>En effet, une expérience préparatoire, tentée le 18 octobre, avait +donné les meilleurs résultats et fait concevoir les plus légitimes +espérances. Barbicane, désirant se rendre compte de l'effet de +contrecoup au moment du départ d'un projectile, fit venir un mortier +de trente-deux pouces (— 0.75 cm) de l'arsenal de Pensacola. On +l'installa sur le rivage de la rade d'Hillisboro, afin que la bombe +retombât dans la mer et que sa chute fût amortie. Il ne s'agissait +que d'expérimenter la secousse au départ et non le choc à l'arrivée. +Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette +curieuse expérience. Un épais capitonnage, appliqué sur un réseau de +ressorts faits du meilleur acier, doublait ses parois intérieures. +C'était un véritable nid soigneusement ouaté.</p> + +<p>«Quel dommage de ne pouvoir y prendre place!» disait J.-T. Maston en +regrettant que sa taille ne lui permît pas de tenter l'aventure.</p> + +<p>Dans cette charmante bombe, qui se fermait au moyen d'un couvercle à +vis, on introduisit d'abord un gros chat, puis un écureuil appartenant +au secrétaire perpétuel du Gun-Club, et auquel J.-T. Maston tenait +particulièrement. Mais on voulait savoir comment ce petit animal, peu +sujet au vertige, supporterait ce voyage expérimental.</p> + +<p>Le mortier fut chargé avec cent soixante livres de poudre et la bombe +placée dans la pièce. On fit feu.</p> + +<p>Aussitôt le projectile s'enleva avec rapidité, décrivit +majestueusement sa parabole, atteignit une hauteur de mille pieds +environ, et par une courbe gracieuse alla s'abîmer au milieu des +flots.</p> + +<p>Sans perdre un instant, une embarcation se dirigea vers le lieu de sa +chute; des plongeurs habiles se précipitèrent sous les eaux, et +attachèrent des câbles aux oreillettes de la bombe, qui fut rapidement +hissée à bord. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées entre le moment +où les animaux furent enfermés et le moment où l'on dévissa le +couvercle de leur prison.</p> + +<p>Ardan, Barbicane, Maston, Nicholl se trouvaient sur l'embarcation, et +ils assistèrent à l'opération avec un sentiment d'intérêt facile à +comprendre. A peine la bombe fut-elle ouverte, que le chat s'élança +au-dehors, un peu froissé, mais plein de vie, et sans avoir l'air de +revenir d'une expédition aérienne. Mais d'écureuil point. On chercha. +Nulle trace. Il fallut bien alors reconnaître la vérité. Le chat +avait mangé son compagnon de voyage.</p> + +<p>J.-T. Maston fut très attristé de la perte de son pauvre écureuil, et +se proposa de l'inscrire au martyrologe de la science.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, après cette expérience, toute hésitation, toute +crainte disparurent; d'ailleurs les plans de Barbicane devaient encore +perfectionner le projectile et anéantir presque entièrement les effets +de contrecoup. Il n'y avait donc plus qu'à partir.</p> + +<p>Deux jours plus tard, Michel Ardan reçut un message du président de +l'Union, honneur auquel il se montra particulièrement sensible.</p> + +<p>A l'exemple de son chevaleresque compatriote le marquis de la Fayette, +le gouvernement lui décernait le titre de citoyen des États-Unis +d'Amérique.</p> + +<h3><a name="XXIII" id="XXIII"></a>XXIII<br /><br /> +LE WAGON-PROJECTILE</h3> + +<p>Après l'achèvement de la célèbre Columbiad, l'intérêt public se rejeta +immédiatement sur le projectile, ce nouveau véhicule destiné à +transporter à travers l'espace les trois hardis aventuriers. Personne +n'avait oublié que, par sa dépêche du 30 septembre, Michel Ardan +demandait une modification aux plans arrêtés par les membres du +Comité.</p> + +<p>Le président Barbicane pensait alors avec raison que la forme du +projectile importait peu, car, après avoir traversé l'atmosphère en +quelques secondes, son parcours devait s'effectuer dans le vide +absolu. Le Comité avait donc adopté la forme ronde, afin que le +boulet pût tourner sur lui-même et se comporter à sa fantaisie. Mais, +dès l'instant qu'on le transformait en véhicule, c'était une autre +affaire. Michel Ardan ne se souciait pas de voyager à la façon des +écureuils; il voulait monter la tête en haut, les pieds en bas, ayant +autant de dignité que dans la nacelle d'un ballon, plus vite sans +doute, mais sans se livrer à une succession de cabrioles peu +convenables.</p> + +<p>De nouveaux plans furent donc envoyés à la maison Breadwill and Co. +d'Albany, avec recommandation de les exécuter sans retard. Le +projectile, ainsi modifié, fut fondu le 2 novembre et expédié +immédiatement à Stone's-Hill par les railways de l'Est. Le 10, il +arriva sans accident au lieu de sa destination. Michel Ardan, +Barbicane et Nicholl attendaient avec la plus vive impatience ce +«wagon-projectile» dans lequel ils devaient prendre passage pour voler +à la découverte d'un nouveau monde.</p> + +<p>Il faut en convenir, c'était une magnifique pièce de métal, un produit +métallurgique qui faisait le plus grand honneur au génie industriel +des Américains. On venait d'obtenir pour la première fois l'aluminium +en masse aussi considérable, ce qui pouvait être justement regardé +comme un résultat prodigieux. Ce précieux projectile étincelait aux +rayons du Soleil. A le voir avec ses formes imposantes et coiffé de +son chapeau conique, on l'eût pris volontiers pour une de ces épaisses +tourelles en façon de poivrières, que les architectes du Moyen Age +suspendaient à l'angle des châteaux forts. Il ne lui manquait que des +meurtrières et une girouette.</p> + +<p>«Je m'attends, s'écriait Michel Ardan, à ce qu'il en sorte un homme +d'armes portant la haquebutte et le corselet d'acier. Nous serons +là-dedans comme des seigneurs féodaux, et, avec un peu d'artillerie, +on y tiendrait tête à toutes les armées sélénites, si toutefois il y +en a dans la Lune!</p> + +<p>—Ainsi le véhicule te plaît? demanda Barbicane à son ami.</p> + +<p>—Oui! oui! sans doute, répondit Michel Ardan qui l'examinait en +artiste. Je regrette seulement que ses formes ne soient pas plus +effilées, son cône plus gracieux; on aurait dû le terminer par une +touffe d'ornements en métal guilloché, avec une chimère, par exemple, +une gargouille, une salamandre sortant du feu les ailes déployées et +la gueule ouverte...</p> + +<p>—A quoi bon? dit Barbicane, dont l'esprit positif était peu sensible +aux beautés de l'art.</p> + +<p>—A quoi bon, ami Barbicane! Hélas! puisque tu me le demandes, je +crains bien que tu ne le comprennes jamais!</p> + +<p>—Dis toujours, mon brave compagnon.</p> + +<p>—Eh bien! suivant moi, il faut toujours mettre un peu d'art dans ce +que l'on fait, cela vaut mieux. Connais-tu une pièce indienne qu'on +appelle <i>Le Chariot de l'Enfant</i>?</p> + +<p>—Pas même de nom, répondit Barbicane.</p> + +<p>—Cela ne m'étonne pas, reprit Michel Ardan. Apprends donc que, dans +cette pièce, il y a un voleur qui, au moment de percer le mur d'une +maison, se demande s'il donnera à son trou la forme d'une lyre, d'une +fleur, d'un oiseau ou d'une amphore. Eh bien! dis-moi, ami +Barbicane, si à cette époque tu avais été membre du jury, est-ce que +tu aurais condamné ce voleur-là?</p> + +<p>—Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la +circonstance aggravante d'effraction.</p> + +<p>—Et moi je l'aurais acquitté, ami Barbicane! Voilà pourquoi tu ne +pourras jamais me comprendre!</p> + +<p>—Je n'essaierai même pas, mon vaillant artiste.</p> + +<p>—Mais au moins, reprit Michel Ardan, puisque l'extérieur de notre +wagon-projectile laisse à désirer, on me permettra de le meubler à mon +aise, et avec tout le luxe qui convient à des ambassadeurs de la +Terre!</p> + +<p>—A cet égard, mon brave Michel, répondit Barbicane, tu agiras à ta +fantaisie, et nous te laisserons faire à ta guise.</p> + +<p>Mais, avant de passer à l'agréable, le président du Gun-Club avait +songé à l'utile, et les moyens inventés par lui pour amoindrir les +effets du contrecoup furent appliqués avec une intelligence parfaite.</p> + +<p>Barbicane s'était dit, non sans raison, que nul ressort ne serait +assez puissant pour amortir le choc, et, pendant sa fameuse promenade +dans le bois de Skersnaw, il avait fini par résoudre cette grande +difficulté d'une ingénieuse façon. C'est à l'eau qu'il comptait +demander de lui rendre ce service signalé. Voici comment.</p> + +<p>Le projectile devait être rempli à la hauteur de trois pieds d'une +couche d'eau destinée à supporter un disque en bois parfaitement +étanche, qui glissait à frottement sur les parois intérieures du +projectile. C'est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient +place. Quant à la masse liquide, elle était divisée par des cloisons +horizontales que le choc au départ devait briser successivement. +Alors chaque nappe d'eau, de la plus basse à la plus haute, +s'échappant par des tuyaux de dégagement vers la partie supérieure du +projectile, arrivait ainsi à faire ressort, et le disque, muni +lui-même de tampons extrêmement puissants, ne pouvait heurter le culot +inférieur qu'après l'écrasement successif des diverses cloisons. Sans +doute les voyageurs éprouveraient encore un contrecoup violent après +le complet échappement de la masse liquide, mais le premier choc +devait être presque entièrement amorti par ce ressort d'une grande +puissance.</p> + +<p>Il est vrai que trois pieds d'eau sur une surface de cinquante-quatre +pieds carrés devaient peser près de onze mille cinq cents livres; mais +la détente des gaz accumulés dans la Columbiad suffirait, suivant +Barbicane, à vaincre cet accroissement de poids; d'ailleurs le choc +devait chasser toute cette eau en moins d'une seconde, et le +projectile reprendrait promptement sa pesanteur normale.</p> + +<p>Voilà ce qu'avait imaginé le président du Gun-Club et de quelle façon +il pensait avoir résolu la grave question du contrecoup. Du reste, ce +travail, intelligemment compris par les ingénieurs de la maison +Breadwill, fut merveilleusement exécuté; l'effet une fois produit et +l'eau chassée au-dehors, les voyageurs pouvaient se débarrasser +facilement des cloisons brisées et démonter le disque mobile qui les +supportait au moment du départ.</p> + +<p>Quant aux parois supérieures du projectile, elles étaient revêtues +d'un épais capitonnage de cuir, appliqué sur des spirales du meilleur +acier, qui avaient la souplesse des ressorts de montre. Les tuyaux +d'échappement dissimulés sous ce capitonnage ne laissaient pas même +soupçonner leur existence.</p> + +<p>Ainsi donc toutes les précautions imaginables pour amortir le premier +choc avaient été prises, et pour se laisser écraser, disait Michel +Ardan, il faudrait être «de bien mauvaise composition».</p> + +<p>Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze +pieds de haut. Afin de ne pas dépasser le poids assigné, on avait un +peu diminué l'épaisseur de ses parois et renforcé sa partie +inférieure, qui devait supporter toute la violence des gaz développés +par la déflagration du pyroxyle. Il en est ainsi, d'ailleurs, dans +les bombes et les obus cylindro-coniques, dont le culot est toujours +plus épais.</p> + +<p>On pénétrait dans cette tour de métal par une étroite ouverture +ménagée sur les parois du cône, et semblable à ces «trous d'homme» des +chaudières à vapeur. Elle se fermait hermétiquement au moyen d'une +plaque d'aluminium, retenue à l'intérieur par de puissantes vis de +pression. Les voyageurs pourraient donc sortir à volonté de leur +prison mobile, dès qu'ils auraient atteint l'astre des nuits.</p> + +<p>Mais il ne suffisait pas d'aller, il fallait voir en route. Rien ne +fut plus facile. En effet, sous le capitonnage se trouvaient quatre +hublots de verre lenticulaire d'une forte épaisseur, deux percés dans +la paroi circulaire du projectile; un troisième à sa partie inférieure +et un quatrième dans son chapeau conique. Les voyageurs seraient donc +à même d'observer, pendant leur parcours, la Terre qu'ils +abandonnaient, la Lune dont ils s'approchaient et les espaces +constellés du ciel. Seulement, ces hublots étaient protégés contre +les chocs du départ par des plaques solidement encastrées, qu'il était +facile de rejeter au-dehors en dévissant des écrous intérieurs. De +cette façon, l'air contenu dans le projectile ne pouvait pas +s'échapper, et les observations devenaient possibles.</p> + +<p>Tous ces mécanismes, admirablement établis, fonctionnaient avec la +plus grande facilité, et les ingénieurs ne s'étaient pas montrés moins +intelligents dans les aménagements du wagon-projectile.</p> + +<p>Des récipients solidement assujettis étaient destinés à contenir l'eau +et les vivres nécessaires aux trois voyageurs; ceux-ci pouvaient même +se procurer le feu et la lumière au moyen de gaz emmagasiné dans un +récipient spécial sous une pression de plusieurs atmosphères. Il +suffisait de tourner un robinet, et pendant six jours ce gaz devait +éclairer et chauffer ce confortable véhicule. On le voit, rien ne +manquait des choses essentielles à la vie et même au bien-être. De +plus, grâce aux instincts de Michel Ardan, l'agréable vint se joindre +à l'utile sous la forme d'objets d'art; il eût fait de son projectile +un véritable atelier d'artiste, si l'espace ne lui eût pas manqué. Du +reste, on se tromperait en supposant que trois personnes dussent se +trouver à l'étroit dans cette tour de métal. Elle avait une surface +de cinquante-quatre pieds carrés à peu près sur dix pieds de hauteur, +ce qui permettait à ses hôtes une certaine liberté de mouvement. Ils +n'eussent pas été aussi à leur aise dans le plus confortable wagon des +États-Unis.</p> + +<p>La question des vivres et de l'éclairage étant résolue, restait la +question de l'air. Il était évident que l'air enfermé dans le +projectile ne suffirait pas pendant quatre jours à la respiration des +voyageurs; chaque homme, en effet, consomme dans une heure environ +tout l'oxygène contenu dans cent litres d'air. Barbicane, ses deux +compagnons, et deux chiens qu'il comptait emmener, devaient consommer, +par vingt-quatre heures, deux mille quatre cents litres d'oxygène, ou, +en poids, à peu près sept livres. Il fallait donc renouveler l'air du +projectile. Comment? Par un procédé bien simple, celui de MM. +Reiset et Regnault, indiqué par Michel Ardan pendant la discussion du +meeting.</p> + +<p>On sait que l'air se compose principalement de vingt et une parties +d'oxygène et de soixante-dix-neuf parties d'azote. Or, que se +passe-t-il dans l'acte de la respiration? Un phénomène fort simple. +L'homme absorbe l'oxygène de l'air, éminemment propre à entretenir la +vie, et rejette l'azote intact. L'air expiré a perdu près de cinq +pour cent de son oxygène et contient alors un volume à peu près égal +d'acide carbonique, produit définitif de la combustion des éléments du +sang par l'oxygène inspiré. Il arrive donc que dans un milieu clos, +et après un certain temps, tout l'oxygène de l'air est remplacé par +l'acide carbonique, gaz essentiellement délétère.</p> + +<p>La question se réduisait dès lors à ceci: l'azote s'étant conservé +intact, 1º refaire l'oxygène absorbé; 2º détruire l'acide carbonique +expiré. Rien de plus facile au moyen du chlorate de potasse et de la +potasse caustique.</p> + +<p>Le chlorate de potasse est un sel qui se présente sous la forme de +paillettes blanches; lorsqu'on le porte à une température supérieure à +quatre cents degrés, il se transforme en chlorure de potassium, et +l'oxygène qu'il contient se dégage entièrement. Or, dix-huit livres +de chlorate de potasse rendent sept livres d'oxygène, c'est-à-dire la +quantité nécessaire aux voyageurs pendant vingt-quatre heures. Voilà +pour refaire l'oxygène.</p> + +<p>Quant à la potasse caustique, c'est une matière très avide de l'acide +carbonique mêlé à l'air, et il suffit de l'agiter pour qu'elle s'en +empare et forme du bicarbonate de potasse. Voilà pour absorber +l'acide carbonique.</p> + +<p>En combinant ces deux moyens, on était certain de rendre à l'air vicié +toutes ses qualités vivifiantes. C'est ce que les deux chimistes, MM. +Reiset et Regnault, avaient expérimenté avec succès. Mais, il faut le +dire, l'expérience avait eu lieu jusqu'alors <i>in anima vili</i>. Quelle +que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des +hommes la supporteraient.</p> + +<p>Telle fut l'observation faite à la séance où se traita cette grave +question. Michel Ardan ne voulait pas mettre en doute la possibilité +de vivre au moyen de cet air factice, et il offrit d'en faire l'essai +avant le départ. Mais l'honneur de tenter cette épreuve fut réclamé +énergiquement par J.-T. Maston.</p> + +<p>«Puisque je ne pars pas, dit ce brave artilleur, c'est bien le moins +que j'habite le projectile pendant une huitaine de jours.</p> + +<p>Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. On se rendit à ses +vœux. Une quantité suffisante de chlorate de potasse et de potasse +caustique fut mise à sa disposition avec des vivres pour huit jours; +puis, ayant serré la main de ses amis, le 12 novembre, à six heures du +matin, après avoir expressément recommandé de ne pas ouvrir sa prison +avant le 20, à six heures du soir, il se glissa dans le projectile, +dont la plaque fut hermétiquement fermée. Que se passa-t-il pendant +cette huitaine? Impossible de s'en rendre compte. L'épaisseur des +parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d'arriver +au-dehors.</p> + +<p>Le 20 novembre, à six heures précises, la plaque fut retirée; les amis +de J.-T. Maston ne laissaient pas d'être un peu inquiets. Mais ils +furent promptement rassurés en entendant une voix joyeuse qui poussait +un hurrah formidable.</p> + +<p>Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une +attitude triomphante. Il avait engraissé!</p> + +<h3><a name="XXIV" id="XXIV"></a>XXIV<br /><br /> +LE TÉLESCOPE DES MONTAGNES ROCHEUSES</h3> + +<p>Le 20 octobre de l'année précédente, après la souscription close, le +président du Gun-Club avait crédité l'Observatoire de Cambridge des +sommes nécessaires à la construction d'un vaste instrument d'optique. +Cet appareil, lunette ou télescope, devait être assez puissant pour +rendre visible à la surface de la Lune un objet ayant au plus neuf +pieds de largeur.</p> + +<p>Il y a une différence importante entre la lunette et le télescope; il +est bon de la rappeler ici. La lunette se compose d'un tube qui porte +à son extrémité supérieure une lentille convexe appelée objectif, et à +son extrémité inférieure une seconde lentille nommée oculaire, à +laquelle s'applique l'œil de l'observateur. Les rayons émanant de +l'objet lumineux traversent la première lentille et vont, par +réfraction, former une image renversée à son foyer [C'est le point où +les rayons lumineux se réunissent après avoir été réfractés.]. Cette +image, on l'observe avec l'oculaire, qui la grossit exactement comme +ferait une loupe. Le tube de la lunette est donc fermé à chaque +extrémité par l'objectif et l'oculaire.</p> + +<p>Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité +supérieure. Les rayons partis de l'objet observé y pénètrent +librement et vont frapper un miroir métallique concave, c'est-à-dire +convergent. De là ces rayons réfléchis rencontrent un petit miroir +qui les renvoie à l'oculaire, disposé de façon à grossir l'image +produite.</p> + +<p>Ainsi, dans les lunettes, la réfraction joue le rôle principal, et +dans les télescopes, la réflexion. De là le nom de réfracteurs donné +aux premières, et celui de réflecteurs attribué aux seconds. Toute la +difficulté d'exécution de ces appareils d'optique gît dans la +confection des objectifs, qu'ils soient faits de lentilles ou de +miroirs métalliques.</p> + +<p>Cependant, à l'époque où le Gun-Club tenta sa grande expérience, ces +instruments étaient singulièrement perfectionnés et donnaient des +résultats magnifiques. Le temps était loin où Galilée observa les +astres avec sa pauvre lunette qui grossissait sept fois au plus. +Depuis le XVIe siècle, les appareils d'optique s'élargirent et +s'allongèrent dans des proportions considérables, et ils permirent de +jauger les espaces stellaires à une profondeur inconnue jusqu'alors. +Parmi les instruments réfracteurs fonctionnant à cette époque, on +citait la lunette de l'Observatoire de Poulkowa, en Russie, dont +l'objectif mesure quinze pouces (— 38 centimètres de largeur [Elle a +coûté 80,000 roubles (320,000 francs).]), la lunette de l'opticien +français Lerebours, pourvue d'un objectif égal au précédent, et enfin +la lunette de l'Observatoire de Cambridge, munie d'un objectif qui a +dix-neuf pouces de diamètre (48 cm).</p> + +<p>Parmi les télescopes, on en connaissait deux d'une puissance +remarquable et de dimension gigantesque. Le premier, construit par +Herschell, était long de trente-six pieds et possédait un miroir large +de quatre pieds et demi; il permettait d'obtenir des grossissements de +six mille fois. Le second s'élevait en Irlande, à Birrcastle, dans le +parc de Parsonstown, et appartenait à Lord Rosse. La longueur de son +tube était de quarante-huit pieds, la largeur de son miroir de six +pieds (— 1.93 m [On entend souvent parler de lunettes ayant une +longueur bien plus considérable; une, entre autres, de 300 pieds de +foyer, fut établie par les soins de Dominique Cassini à l'Observatoire +de Paris; mais il faut savoir que ces lunettes n'avaient pas de tube. +L'objectif était suspendu en l'air au moyen de mâts, et l'observateur, +tenant son oculaire à la main, venait se placer au foyer de l'objectif +le plus exactement possible. On comprend combien ces instruments +étaient d'un emploi peu aisé et la difficulté qu'il y avait de centrer +deux lentilles placées dans ces conditions.]); il grossissait six +mille quatre cents fois, et il avait fallu bâtir une immense +construction en maçonnerie pour disposer les appareils nécessaires à +la manœuvre de l'instrument, qui pesait vingt-huit mille livres.</p> + +<p>Mais, on le voit, malgré ces dimensions colossales, les grossissements +obtenus ne dépassaient pas six mille fois en nombres ronds; or, un +grossissement de six mille fois ne ramène la Lune qu'à trente-neuf +milles (— 16 lieues), et il laisse seulement apercevoir les objets +ayant soixante pieds de diamètre, à moins que ces objets ne soient +très allongés.</p> + +<p>Or, dans l'espèce, il s'agissait d'un projectile large de neuf pieds +et long de quinze; il fallait donc ramener la Lune à cinq milles (— 2 +lieues) au moins, et, pour cela, produire des grossissements de +quarante-huit mille fois.</p> + +<p>Telle était la question posée à l'Observatoire de Cambridge. Il ne +devait pas être arrêté par les difficultés financières; restaient donc +les difficultés matérielles.</p> + +<p>Et d'abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. Les +lunettes présentent des avantages sur les télescopes. A égalité +d'objectifs, elles permettent d'obtenir des grossissements plus +considérables, parce que les rayons lumineux qui traversent les +lentilles perdent moins par l'absorption que par la réflexion sur le +miroir métallique des télescopes. Mais l'épaisseur que l'on peut +donner à une lentille est limitée, car, trop épaisse, elle ne laisse +plus passer les rayons lumineux. En outre, la construction de ces +vastes lentilles est excessivement difficile et demande un temps +considérable, qui se mesure par années.</p> + +<p>Donc, bien que les images fussent mieux éclairées dans les lunettes, +avantage inappréciable quand il s'agit d'observer la Lune, dont la +lumière est simplement réfléchie, on se décida à employer le +télescope, qui est d'une exécution plus prompte et permet d'obtenir de +plus forts grossissements. Seulement, comme les rayons lumineux +perdent une grande partie de leur intensité en traversant +l'atmosphère, le Gun-Club résolut d'établir l'instrument sur l'une des +plus hautes montagnes de l'Union, ce qui diminuerait l'épaisseur des +couches aériennes.</p> + +<p>Dans les télescopes, on l'a vu, l'oculaire, c'est-à-dire la loupe +placée à l'œil de l'observateur, produit le grossissement, et +l'objectif qui supporte les plus forts grossissements est celui dont +le diamètre est le plus considérable et la distance focale plus +grande. Pour grossir quarante-huit mille fois, il fallait dépasser +singulièrement en grandeur les objectifs d'Herschell et de Lord Rosse. +Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération +très délicate.</p> + +<p>Heureusement, quelques années auparavant, un savant de l'Institut de +France, Léon Foucault, venait d'inventer un procédé qui rendait très +facile et très prompt le polissage des objectifs, en remplaçant le +miroir métallique par des miroirs argentés. Il suffisait de couler un +morceau de verre de la grandeur voulue et de le métalliser ensuite +avec un sel d'argent. Ce fut ce procédé, dont les résultats sont +excellents, qui fut suivi pour la fabrication de l'objectif.</p> + +<p>De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschell pour +ses télescopes. Dans le grand appareil de l'astronome de Slough, l'image +des objets, réfléchie par le miroir incliné au fond du tube, venait se +former à son autre extrémité où se trouvait situé l'oculaire. Ainsi +l'observateur, au lieu d'être placé à la partie inférieure du tube, se +hissait à sa partie supérieure, et là, muni de sa loupe, il plongeait +dans l'énorme cylindre. Cette combinaison avait l'avantage de supprimer +le petit miroir destiné à renvoyer l'image à l'oculaire. Celle-ci ne +subissait plus qu'une réflexion au lieu de deux. Donc il y avait un +moins grand nombre de rayons lumineux éteints. Donc l'image était moins +affaiblie. Donc, enfin, on obtenait plus de clarté, avantage précieux +dans l'observation qui devait être faite [Ces réflecteurs sont nommés +«front view telescope».].</p> + +<p>Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. D'après les calculs +du bureau de l'Observatoire de Cambridge, le tube du nouveau +réflecteur devait avoir deux cent quatre-vingts pieds de longueur, et +son miroir seize pieds de diamètre. Quelque colossal que fût un +pareil instrument, il n'était pas comparable à ce télescope long de +dix mille pieds (— 3 kilomètres et demi) que l'astronome Hooke +proposait de construire il y a quelques années. Néanmoins +l'établissement d'un semblable appareil présentait de grandes +difficultés.</p> + +<p>Quant à la question d'emplacement, elle fut promptement résolue. Il +s'agissait de choisir une haute montagne, et les hautes montagnes ne +sont pas nombreuses dans les États.</p> + +<p>En effet, le système orographique de ce grand pays se réduit à deux +chaînes de moyenne hauteur, entre lesquelles coule ce magnifique +Mississippi que les Américains appelleraient «le roi des fleuves», +s'ils admettaient une royauté quelconque.</p> + +<p>A l'est, ce sont les Appalaches, dont le plus haut sommet, dans le +New-Hampshire, ne dépasse pas cinq mille six cents pieds, ce qui est +fort modeste.</p> + +<p>A l'ouest, au contraire, on rencontre les montagnes Rocheuses, immense +chaîne qui commence au détroit de Magellan, suit la côte occidentale +de l'Amérique du Sud sous le nom d'Andes ou de Cordillères, franchit +l'isthme de Panama et court à travers l'Amérique du Nord jusqu'aux +rivages de la mer polaire.</p> + +<p>Ces montagnes ne sont pas très élevées, et les Alpes ou l'Himalaya les +regarderaient avec un suprême dédain du haut de leur grandeur. En +effet, leur plus haut sommet n'a que dix mille sept cent un pieds, +tandis que le mont Blanc en mesure quatorze mille quatre cent +trente-neuf, et le Kintschindjinga [La plus haute cime de l'Himalaya.] +vingt-six mille sept cent soixante-seize au-dessus du niveau de la +mer.</p> + +<p>Mais, puisque le Gun-Club tenait à ce que le télescope, aussi bien que +la Columbiad, fût établi dans les États de l'Union, il fallut se +contenter des montagnes Rocheuses, et tout le matériel nécessaire fut +dirigé sur le sommet de Lon's-Peak, dans le territoire du Missouri.</p> + +<p>Dire les difficultés de tout genre que les ingénieurs américains +eurent à vaincre, les prodiges d'audace et d'habileté qu'ils +accomplirent, la plume ou la parole ne le pourrait pas. Ce fut un +véritable tour de force. Il fallut monter des pierres énormes, de +lourdes pièces forgées, des cornières d'un poids considérable, les +vastes morceaux du cylindre, l'objectif pesant lui seul près de trente +mille livres, au-dessus de la limite des neiges perpétuelles, à plus +de dix mille pieds de hauteur, après avoir franchi des prairies +désertes, des forêts impénétrables, des «rapides» effrayants, loin des +centres de populations, au milieu de régions sauvages dans lesquelles +chaque détail de l'existence devenait un problème presque insoluble. +Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en +triompha. Moins d'un an après le commencement des travaux, dans les +derniers jours du mois de septembre, le gigantesque réflecteur +dressait dans les airs son tube de deux cent quatre-vingts pieds. Il +était suspendu à une énorme charpente en fer; un mécanisme ingénieux +permettait de le manœuvrer facilement vers tous les points du ciel et +de suivre les astres d'un horizon à l'autre pendant leur marche à +travers l'espace.</p> + +<p>Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars [Un million six cent +mille francs.]. La première fois qu'il fut braqué sur la Lune, les +observateurs éprouvèrent une émotion à la fois curieuse et inquiète. +Qu'allaient-ils découvrir dans le champ de ce télescope qui +grossissait quarante-huit mille fois les objets observés? Des +populations, des troupeaux d'animaux lunaires, des villes, des lacs, +des océans? Non, rien que la science ne connût déjà, et sur tous les +points de son disque la nature volcanique de la Lune put être +déterminée avec une précision absolue.</p> + +<p>Mais le télescope des montagnes Rocheuses, avant de servir au +Gun-Club, rendit d'immenses services à l'astronomie. Grâce à sa +puissance de pénétration, les profondeurs du ciel furent sondées +jusqu'aux dernières limites, le diamètre apparent d'un grand nombre +d'étoiles put être rigoureusement mesuré, et M. Clarke, du bureau de +Cambridge, décomposa le <i>crab nebula</i> [Nébuleuse qui apparaît sous la +forme d'une écrevisse.] du Taureau, que le réflecteur de Lord Rosse +n'avait jamais pu réduire.</p> + +<h3><a name="XXV" id="XXV"></a>XXV<br /><br /> +DERNIERS DÉTAILS</h3> + +<p>On était au 22 novembre. Le départ suprême devait avoir lieu dix +jours plus tard. Une seule opération restait encore à mener à bonne +fin, opération délicate, périlleuse, exigeant des précautions +infinies, et contre le succès de laquelle le capitaine Nicholl avait +engagé son troisième pari. Il s'agissait, en effet, de charger la +Columbiad et d'y introduire les quatre cent mille livres de +fulmi-coton. Nicholl avait pensé, non sans raison peut-être, que la +manipulation d'une aussi formidable quantité de pyroxyle entraînerait +de graves catastrophes, et qu'en tout cas cette masse éminemment +explosive s'enflammerait d'elle-même sous la pression du projectile.</p> + +<p>Il y avait là de graves dangers encore accrus par l'insouciance et la +légèreté des Américains, qui ne se gênaient pas, pendant la guerre +fédérale, pour charger leurs bombes le cigare à la bouche. Mais +Barbicane avait à cœur de réussir et de ne pas échouer au port; il +choisit donc ses meilleurs ouvriers, il les fit opérer sous ses yeux, +il ne les quitta pas un moment du regard, et, à force de prudence et +de précautions, il sut mettre de son côté toutes les chances de +succès.</p> + +<p>Et d'abord il se garda bien d'amener tout son chargement à l'enceinte +de Stone's-Hill. Il le fit venir peu à peu dans des caissons +parfaitement clos. Les quatre cent mille livres de pyroxyle avaient +été divisées en paquets de cinq cents livres, ce qui faisait huit +cents grosses gargousses confectionnées avec soin par les plus habiles +artificiers de Pensacola. Chaque caisson pouvait en contenir dix et +arrivait l'un après l'autre par le rail-road de Tampa-Town; de cette +façon il n'y avait jamais plus de cinq mille livres de pyroxyle à la +fois dans l'enceinte. Aussitôt arrivé, chaque caisson était déchargé +par des ouvriers marchant pieds nus, et chaque gargousse transportée à +l'orifice de la Columbiad, dans laquelle on la descendait au moyen de +grues manœuvrées à bras d'hommes. Toute machine à vapeur avait été +écartée, et les moindres feux éteints à deux milles à la ronde. +C'était déjà trop d'avoir à préserver ces masses de fulmi-coton contre +les ardeurs du soleil, même en novembre. Aussi travaillait-on de +préférence pendant la nuit, sous l'éclat d'une lumière produite dans +le vide et qui, au moyen des appareils de Ruhmkorff, créait un jour +artificiel jusqu'au fond de la Columbiad. Là, les gargousses étaient +rangées avec une parfaite régularité et reliées entre elles au moyen +d'un fil métallique destiné à porter simultanément l'étincelle +électrique au centre de chacune d'elles.</p> + +<p>En effet, c'est au moyen de la pile que le feu devait être communiqué +à cette masse de fulmi-coton. Tous ces fils, entourés d'une matière +isolante, venaient se réunir en un seul à une étroite lumière percée à +la hauteur où devait être maintenu le projectile, là ils traversaient +l'épaisse paroi de fonte et remontaient jusqu'au sol par un des évents +du revêtement de pierre conservé dans ce but. Une fois arrivé au +sommet de Stone's-Hill, le fil, supporté sur des poteaux pendant une +longueur de deux milles, rejoignait une puissante pile de Bunzen en +passant par un appareil interrupteur. Il suffisait donc de presser du +doigt le bouton de l'appareil pour que le courant fût instantanément +rétabli et mît le feu aux quatre cent mille livres de fulmi-coton. Il +va sans dire que la pile ne devait entrer en activité qu'au dernier +moment.</p> + +<p>Le 28 novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de +la Columbiad. Cette partie de l'opération avait réussi. Mais que de +tracas, que d'inquiétudes, de luttes, avait subis le président +Barbicane! Vainement il avait défendu l'entrée de Stone's-Hill; +chaque jour les curieux escaladaient les palissades, et quelques-uns, +poussant l'imprudence jusqu'à la folie, venaient fumer au milieu des +balles de fulmi-coton. Barbicane se mettait dans des fureurs +quotidiennes. J.-T. Maston le secondait de son mieux, faisant la +chasse aux intrus avec une grande vigueur et ramassant les bouts de +cigares encore allumés que les Yankees jetaient çà et là. Rude tâche, +car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des +palissades. Michel Ardan s'était bien offert pour escorter les +caissons jusqu'à la bouche de la Columbiad; mais, l'ayant surpris +lui-même un énorme cigare à la bouche, tandis qu'il pourchassait les +imprudents auxquels il donnait ce funeste exemple, le président du +Gun-Club vit bien qu'il ne pouvait pas compter sur cet intrépide +fumeur, et il fut réduit à le faire surveiller tout spécialement.</p> + +<p>Enfin, comme il y a un Dieu pour les artilleurs, rien ne sauta, et le +chargement fut mené à bonne fin. Le troisième pari du capitaine +Nicholl était donc fort aventuré. Restait à introduire le projectile +dans la Columbiad et à le placer sur l'épaisse couche de fulmi-coton.</p> + +<p>Mais, avant de procéder à cette opération, les objets nécessaires au +voyage furent disposés avec ordre dans le wagon-projectile. Ils +étaient en assez grand nombre, et si l'on avait laissé faire Michel +Ardan, ils auraient bientôt occupé toute la place réservée aux +voyageurs. On ne se figure pas ce que cet aimable Français voulait +emporter dans la Lune. Une véritable pacotille d'inutilités. Mais +Barbicane intervint, et l'on dut se réduire au strict nécessaire.</p> + +<p>Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le +coffre aux instruments.</p> + +<p>Les voyageurs étaient curieux d'examiner la Lune pendant le trajet, +et, pour faciliter la reconnaissance de ce monde nouveau, ils +emportaient une excellente carte de Beer et Moedler, la <i>Mappa +selenographica</i>, publiée en quatre planches, qui passe à bon droit +pour un véritable chef-d'œuvre d'observation et de patience. Elle +reproduisait avec une scrupuleuse exactitude les moindres détails de +cette portion de l'astre tournée vers la Terre; montagnes, vallées, +cirques, cratères, pitons, rainures s'y voyaient avec leurs dimensions +exactes, leur orientation fidèle, leur dénomination, depuis les monts +Doerfel et Leibniz dont le haut sommet se dresse à la partie orientale +du disque, jusqu'à la <i>Mare frigoris</i>, qui s'étend dans les régions +circumpolaires du Nord.</p> + +<p>C'était donc un précieux document pour les voyageurs, car ils +pouvaient déjà étudier le pays avant d'y mettre le pied.</p> + +<p>Ils emportaient aussi trois rifles et trois carabines de chasse à +système et à balles explosives; de plus, de la poudre et du plomb en +très grande quantité.</p> + +<p>«On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. Hommes ou +bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite! Il +faut donc prendre ses précautions.</p> + +<p>Du reste, les instruments de défense personnelle étaient accompagnés +de pics, de pioches, de scies à main et autres outils indispensables, +sans parler des vêtements convenables à toutes les températures, +depuis le froid des régions polaires jusqu'aux chaleurs de la zone +torride.</p> + +<p>Michel Ardan aurait voulu emmener dans son expédition un certain +nombre d'animaux, non pas un couple de toutes les espèces, car il ne +voyait pas la nécessité d'acclimater dans la Lune les serpents, les +tigres, les alligators et autres bêtes malfaisantes.</p> + +<p>«Non, disait-il à Barbicane, mais quelques bêtes de somme, bœuf ou +vache, âne ou cheval, feraient bien dans le paysage et nous seraient +d'une grande utilité.</p> + +<p>—J'en conviens, mon cher Ardan, répondait le président du Gun-Club, +mais notre wagon-projectile n'est pas l'arche de Noé. Il n'en a ni la +capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du +possible.</p> + +<p>Enfin, après de longues discussions, il fut convenu que les voyageurs +se contenteraient d'emmener une excellente chienne de chasse +appartenant à Nicholl et un vigoureux terre-neuve d'une force +prodigieuse. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent +mises au nombre des objets indispensables. Si l'on eût laissé faire +Michel Ardan, il aurait emporté aussi quelques sacs de terre pour les +y semer. En tout cas, il prit une douzaine d'arbustes qui furent +soigneusement enveloppés d'un étui de paille et placés dans un coin du +projectile.</p> + +<p>Restait alors l'importante question des vivres, car il fallait prévoir +le cas où l'on accosterait une portion de la Lune absolument stérile. +Barbicane fit si bien qu'il parvint à en prendre pour une année. Mais +il faut ajouter, pour n'étonner personne, que ces vivres consistèrent +en conserves de viandes et de légumes réduits à leur plus simple +volume sous l'action de la presse hydraulique, et qu'ils renfermaient +une grande quantité d'éléments nutritifs; ils n'étaient pas très +variés, mais il ne fallait pas se montrer difficile dans une pareille +expédition. Il y avait aussi une réserve d'eau-de-vie pouvant +s'élever à cinquante gallons [Environ 200 litres.] et de l'eau pour +deux mois seulement; en effet, à la suite des dernières observations +des astronomes, personne ne mettait en doute la présence d'une +certaine quantité d'eau à la surface de la Lune. Quant aux vivres, il +eût été insensé de croire que des habitants de la Terre ne +trouveraient pas à se nourrir là-haut. Michel Ardan ne conservait +aucun doute à cet égard. S'il en avait eu, il ne se serait pas décidé +à partir.</p> + +<p>«D'ailleurs, dit-il un jour à ses amis, nous ne serons pas +complètement abandonnés de nos camarades de la Terre, et ils auront +soin de ne pas nous oublier.</p> + +<p>—Non, certes, répondit J.-T. Maston.</p> + +<p>—Comment l'entendez-vous? demanda Nicholl.</p> + +<p>—Rien de plus simple, répondit Ardan. Est-ce que la Columbiad ne +sera pas toujours là? Eh bien! toutes les fois que la Lune se +présentera dans des conditions favorables de zénith, sinon de périgée, +c'est-à-dire une fois par an à peu près, ne pourra-t-on pas nous +envoyer des obus chargés de vivres, que nous attendrons à jour fixe?</p> + +<p>—Hurrah! hurrah! s'écria J.-T. Maston en homme qui avait son idée; +voilà qui est bien dit! Certainement, mes braves amis, nous ne vous +oublierons pas!</p> + +<p>—J'y compte! Ainsi, vous le voyez, nous aurons régulièrement des +nouvelles du globe, et, pour notre compte, nous serons bien maladroits +si nous ne trouvons pas moyen de communiquer avec nos bons amis de la +Terre!</p> + +<p>Ces paroles respiraient une telle confiance, que Michel Ardan, avec +son air déterminé, son aplomb superbe, eût entraîné tout le Gun-Club à +sa suite. Ce qu'il disait paraissait simple, élémentaire, facile, +d'un succès assuré, et il aurait fallu véritablement tenir d'une façon +mesquine à ce misérable globe terraqué pour ne pas suivre les trois +voyageurs dans leur expédition lunaire.</p> + +<p>Lorsque les divers objets eurent été disposés dans le projectile, +l'eau destinée à faire ressort fut introduite entre ses cloisons, et +le gaz d'éclairage refoulé dans son récipient. Quant au chlorate de +potasse et à la potasse caustique, Barbicane, craignant des retards +imprévus en route, en emporta une quantité suffisante pour renouveler +l'oxygène et absorber l'acide carbonique pendant deux mois. Un +appareil extrêmement ingénieux et fonctionnant automatiquement se +chargeait de rendre à l'air ses qualités vivifiantes et de le purifier +d'une façon complète. Le projectile était donc prêt, et il n'y avait +plus qu'à le descendre dans la Columbiad. Opération, d'ailleurs, +pleine de difficultés et de périls.</p> + +<p>L'énorme obus fut amené au sommet de Stone's-Hill. Là, des grues +puissantes le saisirent et le tinrent suspendu au-dessus du puits de +métal.</p> + +<p>Ce fut un moment palpitant. Que les chaînes vinssent à casser sous ce +poids énorme, et la chute d'une pareille masse eût certainement +déterminé l'inflammation du fulmi-coton.</p> + +<p>Heureusement il n'en fut rien, et quelques heures après, le +wagon-projectile, descendu doucement dans l'âme du canon, reposait sur +sa couche de pyroxyle, un véritable édredon fulminant. Sa pression +n'eut d'autre effet que de bourrer plus fortement la charge de la +Columbiad.</p> + +<p>«J'ai perdu », dit le capitaine en remettant au président Barbicane +une somme de trois mille dollars.</p> + +<p>Barbicane ne voulait pas recevoir cet argent de la part d'un compagnon +de voyage; mais il dut céder devant l'obstination de Nicholl, que +tenait à remplir tous ses engagements avant de quitter la Terre.</p> + +<p>«Alors, dit Michel Ardan, je n'ai plus qu'une chose à vous souhaiter, +mon brave capitaine.</p> + +<p>—Laquelle? demanda Nicholl.</p> + +<p>—C'est que vous perdiez vos deux autres paris! De cette façon, nous +serons sûrs de ne pas rester en route.</p> + +<h3><a name="XXVI" id="XXVI"></a>XXVI<br /><br /> +FEU!</h3> + +<p>Le premier jour de décembre était arrivé, jour fatal, car si le départ +du projectile ne s'effectuait pas le soir même, à dix heures +quarante-six minutes et quarante secondes du soir, plus de dix-huit +ans s'écouleraient avant que la Lune se représentât dans ces mêmes +conditions simultanées de zénith et de périgée.</p> + +<p>Le temps était magnifique; malgré les approches de l'hiver, le soleil +resplendissait et baignait de sa radieuse effluve cette Terre que +trois de ses habitants allaient abandonner pour un nouveau monde.</p> + +<p>Que de gens dormirent mal pendant la nuit qui précéda ce jour si +impatiemment désiré! Que de poitrines furent oppressées par le pesant +fardeau de l'attente! Tous les cœurs palpitèrent d'inquiétude, sauf +le cœur de Michel Ardan. Cet impassible personnage allait et venait +avec son affairement habituel, mais rien ne dénonçait en lui une +préoccupation inaccoutumée. Son sommeil avait été paisible, le +sommeil de Turenne, avant la bataille, sur l'affût d'un canon.</p> + +<p>Depuis le matin une foule innombrable couvrait les prairies qui +s'étendent à perte de vue autour de Stone's-Hill. Tous les quarts +d'heure, le rail-road de Tampa amenait de nouveaux curieux; cette +immigration prit bientôt des proportions fabuleuses, et, suivant les +relevés du <i>Tampa-Town Observer</i>, pendant cette mémorable journée, +cinq millions de spectateurs foulèrent du pied le sol de la Floride.</p> + +<p>Depuis un mois la plus grande partie de cette foule bivouaquait autour +de l'enceinte, et jetait les fondements d'une ville qui s'est appelée +depuis Ardan's-Town. Des baraquements, des cabanes, des cahutes, des +tentes hérissaient la plaine, et ces habitations éphémères abritaient +une population assez nombreuse pour faire envie aux plus grandes cités +de l'Europe.</p> + +<p>Tous les peuples de la terre y avaient des représentants; tous les +dialectes du monde s'y parlaient à la fois. On eût dit la confusion +des langues, comme aux temps bibliques de la tour de Babel. Là, les +diverses classes de la société américaine se confondaient dans une +égalité absolue. Banquiers, cultivateurs, marins, commissionnaires, +courtiers, planteurs de coton, négociants, bateliers, magistrats, s'y +coudoyaient avec un sans-gêne primitif. Les créoles de la Louisiane +fraternisaient avec les fermiers de l'Indiana; les gentlemen du +Kentucky et du Tennessee, les Virginiens élégants et hautains +donnaient la réplique aux trappeurs à demi sauvages des Lacs et aux +marchands de bœufs de Cincinnati. Coiffés du chapeau de castor blanc +à larges bord, ou du panama classique, vêtus de pantalons en cotonnade +bleue des fabriques d'Opelousas, drapés dans leurs blouses élégantes +de toile écrue, chaussés de bottines aux couleurs éclatantes, ils +exhibaient d'extravagants jabots de batiste et faisaient étinceler à +leur chemise, à leurs manchettes, à leurs cravates, à leurs dix +doigts, voire même à leurs oreilles, tout un assortiment de bagues, +d'épingles, de brillants, de chaînes, de boucles, de breloques, dont +le haut prix égalait le mauvais goût. Femmes, enfants, serviteurs, +dans des toilettes non moins opulentes, accompagnaient, suivaient, +précédaient, entouraient ces maris, ces pères, ces maîtres, qui +ressemblaient à des chefs de tribu au milieu de leurs familles +innombrables.</p> + +<p>A l'heure des repas, il fallait voir tout ce monde se précipiter sur +les mets particuliers aux États du Sud et dévorer, avec un appétit +menaçant pour l'approvisionnement de la Floride, ces aliments qui +répugneraient à un estomac européen, tels que grenouilles fricassées, +singes à l'étouffée, «fish-chowder [Mets composé de poissons +divers.]», sarigue rôtie, opossum saignant, ou grillades de racoon.</p> + +<p>Mais aussi quelle série variée de liqueurs ou de boissons venait en +aide à cette alimentation indigeste! Quels cris excitants, quelles +vociférations engageantes retentissaient dans les bar-rooms ou les +tavernes ornées de verres, de chopes, de flacons, de carafes, de +bouteilles aux formes invraisemblables, de mortiers pour piler le +sucre et de paquets de paille!</p> + +<p>«Voilà le julep à la menthe! criait l'un de ces débitants d'une voix +retentissante.</p> + +<p>—Voici le sangaree au vin de Bordeaux! répliquait un autre d'un ton +glapissant.</p> + +<p>—Et du gin-sling! répétait celui-ci.</p> + +<p>—Et le cocktail! le brandy-smash! criait celui-là.</p> + +<p>—Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode? +s'écriaient ces adroits marchands en faisant passer rapidement d'un +verre à l'autre, comme un escamoteur fait d'une muscade, le sucre, le +citron, la menthe verte, la glace pilée, l'eau, le cognac et l'ananas +frais qui composent cette boisson rafraîchissante.</p> + +<p>Aussi, d'habitude, ces incitations adressées aux gosiers altérés sous +l'action brûlante des épices se répétaient, se croisaient dans l'air +et produisaient un assourdissant tapage. Mais ce jour-là, ce premier +décembre, ces cris étaient rares. Les débitants se fussent vainement +enroués à provoquer les chalands. Personne ne songeait ni à manger ni +à boire, et, à quatre heures du soir, combien de spectateurs +circulaient dans la foule qui n'avaient pas encore pris leur lunch +accoutumé! Symptôme plus significatif encore, la passion violente de +l'Américain pour les jeux était vaincue par l'émotion. A voir les +quilles du tempins couchées sur le flanc, les dés du creps dormant +dans leurs cornets, la roulette immobile, le cribbage abandonné, les +cartes du whist, du vingt-et-un, du rouge et noir, du monte et du +faro, tranquillement enfermées dans leurs enveloppes intactes, on +comprenait que l'événement du jour absorbait tout autre besoin et ne +laissait place à aucune distraction.</p> + +<p>Jusqu'au soir, une agitation sourde, sans clameur, comme celle qui +précède les grandes catastrophes, courut parmi cette foule anxieuse. +Un indescriptible malaise régnait dans les esprits, une torpeur +pénible, un sentiment indéfinissable qui serrait le cœur. Chacun +aurait voulu «que ce fût fini».</p> + +<p>Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. +La Lune se levait sur l'horizon. Plusieurs millions de hurrahs +saluèrent son apparition. Elle était exacte au rendez-vous. Les +clameurs montèrent jusqu'au ciel; les applaudissements éclatèrent de +toutes parts, tandis que la blonde Phoebé brillait paisiblement dans +un ciel admirable et caressait cette foule enivrée de ses rayons les +plus affectueux.</p> + +<p>En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. A leur aspect +les cris redoublèrent d'intensité. Unanimement, instantanément, le +chant national des États-Unis s'échappa de toutes les poitrines +haletantes, et le <i>Yankee doodle</i>, repris en chœur par cinq millions +d'exécutants, s'éleva comme une tempête sonore jusqu'aux dernières +limites de l'atmosphère.</p> + +<p>Puis, après cet irrésistible élan, l'hymne se tut, les dernières +harmonies s'éteignirent peu à peu, les bruits se dissipèrent, et une +rumeur silencieuse flotta au-dessus de cette foule si profondément +impressionnée. Cependant, le Français et les deux Américains avaient +franchi l'enceinte réservée autour de laquelle se pressait l'immense +foule. Ils étaient accompagnés des membres du Gun-Club et des +députations envoyées par les observatoires européens. Barbicane, +froid et calme, donnait tranquillement ses derniers ordres. Nicholl, +les lèvres serrées, les mains croisées derrière le dos, marchait d'un +pas ferme et mesuré. Michel Ardan, toujours dégagé, vêtu en parfait +voyageur, les guêtres de cuir aux pieds, la gibecière au côté, +flottant dans ses vastes vêtements de velours marron, le cigare à la +bouche, distribuait sur son passage de chaleureuses poignées de main +avec une prodigalité princière. Il était intarissable de verve, de +gaieté, riant, plaisantant, faisant au digne J.-T. Maston des farces +de gamin, en un mot «Français», et, qui pis est, «Parisien» jusqu'à la +dernière seconde.</p> + +<p>Dix heures sonnèrent. Le moment était venu de prendre place dans le +projectile; la manœuvre nécessaire pour y descendre, la plaque de +fermeture à visser, le dégagement des grues et des échafaudages +penchés sur la gueule de la Columbiad exigeaient un certain temps.</p> + +<p>Barbicane avait réglé son chronomètre à un dixième de seconde près sur +celui de l'ingénieur Murchison, chargé de mettre le feu aux poudres au +moyen de l'étincelle électrique; les voyageurs enfermés dans le +projectile pourraient ainsi suivre de l'œil l'impassible aiguille qui +marquerait l'instant précis de leur départ.</p> + +<p>Le moment des adieux était donc arrivé. La scène fut touchante; en +dépit de sa gaieté fébrile, Michel Ardan se sentit ému. J.-T. Maston +avait retrouvé sous ses paupières sèches une vieille larme qu'il +réservait sans doute pour cette occasion. Il la versa sur le front de +son cher et brave président.</p> + +<p>«Si je partais? dit-il, il est encore temps!</p> + +<p>—Impossible, mon vieux Maston», répondit Barbicane.</p> + +<p>Quelques instants plus tard, les trois compagnons de route étaient +installés dans le projectile, dont ils avaient vissé intérieurement la +plaque d'ouverture, et la bouche de la Columbiad, entièrement dégagée, +s'ouvrait librement vers le ciel.</p> + +<p>Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans +leur wagon de métal.</p> + +<p>Qui pourrait peindre l'émotion universelle, arrivée alors à son +paroxysme?</p> + +<p>La lune s'avançait sur un firmament d'une pureté limpide, éteignant +sur son passage les feux scintillants des étoiles; elle parcourait +alors la constellation des Gémeaux et se trouvait presque à mi-chemin +de l'horizon et du zénith. Chacun devait donc facilement comprendre +que l'on visait en avant du but, comme le chasseur vise en avant du +lièvre qu'il veut atteindre.</p> + +<p>Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de +vent sur la terre! Pas un souffle dans les poitrines! Les cœurs +n'osaient plus battre. Tous les regards effarés fixaient la gueule +béante de la Columbiad.</p> + +<p>Murchison suivait de l'œil l'aiguille de son chronomètre. Il s'en +fallait à peine de quarante secondes que l'instant du départ ne +sonnât, et chacune d'elles durait un siècle.</p> + +<p>A la vingtième, il y eut un frémissement universel, et il vint à la +pensée de cette foule que les audacieux voyageurs enfermés dans le +projectile comptaient aussi ces terribles secondes! Des cris isolés +s'échappèrent:</p> + +<p>«Trente-cinq!—trente-six!—trente-sept!—trente-huit!—trente-neuf!—quarante! +Feu!!!»</p> + +<p>Aussitôt Murchison, pressant du doigt l'interrupteur de l'appareil, +rétablit le courant et lança l'étincelle électrique au fond de la +Columbiad.</p> + +<p>Une détonation épouvantable, inouïe, surhumaine, dont rien ne saurait +donner une idée, ni les éclats de la foudre, ni le fracas des +éruptions, se produisit instantanément. Une immense gerbe de feu +jaillit des entrailles du sol comme d'un cratère. La terre se +souleva, et c'est à peine si quelques personnes purent un instant +entrevoir le projectile fendant victorieusement l'air au milieu des +vapeurs flamboyantes.</p> + +<h3><a name="XXVII" id="XXVII"></a>XXVII<br /><br /> +TEMPS COUVERT</h3> + +<p>Au moment où la gerbe incandescente s'éleva vers le ciel à une +prodigieuse hauteur, cet épanouissement de flammes éclaira la Floride +entière, et, pendant un instant incalculable, le jour se substitua à +la nuit sur une étendue considérable de pays. Cet immense panache de +feu fut aperçu de cent milles en mer du golfe comme de l'Atlantique, +et plus d'un capitaine de navire nota sur son livre de bord +l'apparition de ce météore gigantesque.</p> + +<p>La détonation de la Columbiad fut accompagnée d'un véritable +tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses +entrailles. Les gaz de la poudre, dilatés par la chaleur, +repoussèrent avec une incomparable violence les couches +atmosphériques, et cet ouragan artificiel, cent fois plus rapide que +l'ouragan des tempêtes, passa comme une trombe au milieu des airs.</p> + +<p>Pas un spectateur n'était resté debout; hommes, femmes, enfants, tous +furent couchés comme des épis sous l'orage; il y eut un tumulte +inexprimable, un grand nombre de personnes gravement blessées, et +J.-T. Maston, qui, contre toute prudence, se tenait trop en avant, se +vit rejeté à vingt toises en arrière et passa comme un boulet +au-dessus de la tête de ses concitoyens. Trois cent mille personnes +demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur.</p> + +<p>Le courant atmosphérique, après avoir renversé les baraquements, +culbuté les cabanes, déraciné les arbres dans un rayon de vingt +milles, chassé les trains du railway jusqu'à Tampa, fondit sur cette +ville comme une avalanche, et détruisit une centaine de maisons, entre +autres l'église Saint-Mary, et le nouvel édifice de la Bourse, qui se +lézarda dans toute sa longueur. Quelques-uns des bâtiments du port, +choqués les uns contre les autres, coulèrent à pic, et une dizaine de +navires, mouillés en rade, vinrent à la côte, après avoir cassé leurs +chaînes comme des fils de coton.</p> + +<p>Mais le cercle de ces dévastations s'étendit plus loin encore, et +au-delà des limites des États-Unis. L'effet du contrecoup, aidé des +vents d'ouest, fut ressenti sur l'Atlantique à plus de trois cents +milles des rivages américains. Une tempête factice, une tempête +inattendue, que n'avait pu prévoir l'amiral Fitz-Roy, se jeta sur les +navires avec une violence inouïe; plusieurs bâtiments, saisis dans ces +tourbillons épouvantables sans avoir le temps d'amener, sombrèrent +sous voiles, entre autres le <i>Childe-Harold</i>, de Liverpool, +regrettable catastrophe qui devint de la part de l'Angleterre l'objet +des plus vives récriminations.</p> + +<p>Enfin, et pour tout dire, bien que le fait n'ait d'autre garantie que +l'affirmation de quelques indigènes, une demi-heure après le départ du +projectile, des habitants de Gorée et de Sierra Leone prétendirent +avoir entendu une commotion sourde, dernier déplacement des ondes +sonores, qui, après avoir traversé l'Atlantique, venait mourir sur la +côte africaine.</p> + +<p>Mais il faut revenir à la Floride. Le premier instant du tumulte +passé, les blessés, les sourds, enfin la foule entière se réveilla, et +des cris frénétiques: «Hurrah pour Ardan! Hurrah pour Barbicane! +Hurrah pour Nicholl!» s'élevèrent jusqu'aux cieux. Plusieurs million +d'hommes, le nez en l'air, armés de télescopes, de lunettes, de +lorgnettes, interrogeaient l'espace, oubliant les contusions et les +émotions, pour ne se préoccuper que du projectile. Mais ils le +cherchaient en vain. On ne pouvait plus l'apercevoir, et il fallait +se résoudre à attendre les télégrammes de Long's-Peak. Le directeur +de l'Observatoire de Cambridge [M. Belfast.] se trouvait à son poste +dans les montagnes Rocheuses, et c'était à lui, astronome habile et +persévérant, que les observations avaient été confiées.</p> + +<p>Mais un phénomène imprévu, quoique facile à prévoir, et contre lequel +on ne pouvait rien, vint bientôt mettre l'impatience publique à une +rude épreuve.</p> + +<p>Le temps, si beau jusqu'alors, changea subitement; le ciel assombri se +couvrit de nuages. Pouvait-il en être autrement, après le terrible +déplacement des couches atmosphériques, et cette dispersion de +l'énorme quantité de vapeurs qui provenaient de la déflagration de +quatre cent mille livres de pyroxyle? Tout l'ordre naturel avait été +troublé. Cela ne saurait étonner, puisque, dans les combats sur mer, +on a souvent vu l'état atmosphérique brutalement modifié par les +décharges de l'artillerie.</p> + +<p>Le lendemain, le soleil se leva sur un horizon chargé de nuages épais, +lourd et impénétrable rideau jeté entre le ciel et la terre, et qui, +malheureusement, s'étendit jusqu'aux régions des montagnes Rocheuses. +Ce fut une fatalité. Un concert de réclamations s'éleva de toutes les +parties du globe. Mais la nature s'en émut peu, et décidément, +puisque les hommes avaient troublé l'atmosphère par leur détonation, +ils devaient en subir les conséquences.</p> + +<p>Pendant cette première journée, chacun chercha à pénétrer le voile +opaque des nuages, mais chacun en fut pour ses peines, et chacun +d'ailleurs se trompait en portant ses regards vers le ciel, car, par +suite du mouvement diurne du globe, le projectile filait +nécessairement alors par la ligne des antipodes.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, lorsque la nuit vint envelopper la Terre, nuit +impénétrable et profonde, quand la Lune fut remontée sur l'horizon, il +fut impossible de l'apercevoir; on eût dit qu'elle se dérobait à +dessein aux regards des téméraires qui avaient tiré sur elle. Il n'y +eut donc pas d'observation possible, et les dépêches de Long's-Peak +confirmèrent ce fâcheux contretemps.</p> + +<p>Cependant, si l'expérience avait réussi, les voyageurs, partis le 1<sup>er</sup> +décembre à dix heures quarante-six minutes et quarante secondes du +soir, devaient arriver le 4 à minuit. Donc, jusqu'à cette époque, et +comme après tout il eût été bien difficile d'observer dans ces +conditions un corps aussi petit que l'obus, on prit patience sans trop +crier.</p> + +<p>Le 4 décembre, de huit heures du soir à minuit, il eût été possible de +suivre la trace du projectile, qui aurait apparu comme un point noir +sur le disque éclatant de la Lune. Mais le temps demeura +impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l'exaspération +publique. On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. +Triste retour des choses d'ici-bas!</p> + +<p>J.-T. Maston, désespéré, partit pour Long's-Peak. Il voulait +observer lui-même. Il ne mettait pas en doute que ses amis ne fussent +arrivés au terme de leur voyage. On n'avait pas, d'ailleurs, entendu +dire que le projectile fût retombé sur un point quelconque des îles et +des continents terrestres, et J.-T. Maston n'admettait pas un instant +une chute possible dans les océans dont le globe est aux trois quarts +couvert.</p> + +<p>Le 5, même temps. Les grands télescopes du Vieux Monde, ceux +d'Herschell, de Rosse, de Foucault, étaient invariablement braqués sur +l'astre des nuits, car le temps était précisément magnifique en +Europe; mais la faiblesse relative de ces instruments empêchait toute +observation utile.</p> + +<p>Le 6, même temps. L'impatience rongeait les trois quarts du globe. +On en vint à proposer les moyens les plus insensés pour dissiper les +nuages accumulés dans l'air.</p> + +<p>Le 7, le ciel sembla se modifier un peu. On espéra, mais l'espoir ne +fut pas de longue durée, et le soir, les nuages épaissis défendirent +la voûte étoilée contre tous les regards.</p> + +<p>Alors cela devint grave. En effet, le 11, à neuf heures onze minutes +du matin, la Lune devait entrer dans son dernier quartier. Après ce +délai, elle irait en déclinant, et, quand même le ciel serait +rasséréné, les chances de l'observation seraient singulièrement +amoindries; en effet, la Lune ne montrerait plus alors qu'une portion +toujours décroissante de son disque et finirait par devenir nouvelle, +c'est-à-dire qu'elle se coucherait et se lèverait avec le soleil, dont +les rayons la rendraient absolument invisible. Il faudrait donc +attendre jusqu'au 3 janvier, à midi quarante-quatre minutes, pour la +retrouver pleine et commencer les observations.</p> + +<p>Les journaux publiaient ces réflexions avec mille commentaires et ne +dissimulaient point au public qu'il devait s'armer d'une patience +angélique.</p> + +<p>Le 8, rien. Le 9, le soleil reparut un instant comme pour narguer les +Américains. Il fut couvert de huées, et, blessé sans doute d'un +pareil accueil, il se montra fort avare de ses rayons.</p> + +<p>Le 10, pas de changement. J.-T. Maston faillit devenir fou, et l'on +eut des craintes pour le cerveau de ce digne homme, si bien conservé +jusqu'alors sous son crâne de gutta-percha.</p> + +<p>Mais le 11, une de ces épouvantables tempêtes des régions +intertropicales se déchaîna dans l'atmosphère. De grands vents d'est +balayèrent les nuages amoncelés depuis si longtemps, et le soir, le +disque à demi rongé de l'astre des nuits passa majestueusement au +milieu des limpides constellations du ciel.</p> + +<h3><a name="XXVIII" id="XXVIII"></a>XXVIII<br /><br /> +UN NOUVEL ASTRE</h3> + +<p>Cette nuit même, la palpitante nouvelle si impatiemment attendue +éclata comme un coup de foudre dans les États de l'Union, et, de là, +s'élançant à travers l'Océan, elle courut sur tous les fils +télégraphiques du globe. Le projectile avait été aperçu, grâce au +gigantesque réflecteur de Long's-Peak.</p> + +<p>Voici la note rédigée par le directeur de l'Observatoire de Cambridge. +Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du +Gun-Club.</p> + +<p class="r"><i>Longs's-Peak, 12 décembre.</i></p> + +<p><i>A MM. LES MEMBRES DU BUREAU DE L'OBSERVATOIRE DE CAMBRIDGE.</i></p> + +<p>Le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill a été aperçu par +MM. Belfast et J.-T. Maston, le 12 décembre, à huit heures +quarante-sept minutes du soir, la Lune étant entrée dans son dernier +quartier.</p> + +<p>Ce projectile n'est point arrivé à son but. Il a passé à côté, mais +assez près, cependant, pour être retenu par l'attraction lunaire.</p> + +<p>Là, son mouvement rectiligne s'est changé en un mouvement circulaire +d'une rapidité vertigineuse, et il a été entraîné suivant une orbite +elliptique autour de la Lune, dont il est devenu le véritable +satellite.</p> + +<p>Les éléments de ce nouvel astre n'ont pas encore pu être déterminés. +On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. +La distance qui le sépare de la surface de la Lune peut être évaluée à +deux mille huit cent trente-trois milles environ (— 4,500 lieues).</p> + +<p>Maintenant, deux hypothèses peuvent se produire et amener une +modification dans l'état des choses:</p> + +<p>Ou l'attraction de la Lune finira par l'emporter, et les voyageurs +atteindront le but de leur voyage;</p> + +<p>Ou, maintenu dans un ordre immutable, le projectile gravitera autour +du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.</p> + +<p>C'est ce que les observations apprendront un jour, mais jusqu'ici la +tentative du Gun-Club n'a eu d'autre résultat que de doter d'un nouvel +astre notre système solaire.</p> + +<p class="r">J.-M. BELFAST.</p> + +<p>Que de questions soulevait ce dénouement inattendu! Quelle situation +grosse de mystères l'avenir réservait aux investigations de la +science! Grâce au courage et au dévouement de trois hommes, cette +entreprise, assez futile en apparence, d'envoyer un boulet à la Lune, +venait d'avoir un résultat immense, et dont les conséquences sont +incalculables. Les voyageurs, emprisonnés dans un nouveau satellite, +s'ils n'avaient pas atteint leur but, faisaient du moins partie du +monde lunaire; ils gravitaient autour de l'astre des nuits, et, pour +le première fois, l'œil pouvait en pénétrer tous les mystères. Les +noms de Nicholl, de Barbicane, de Michel Ardan, devront donc être à +jamais célèbres dans les fastes astronomiques, car ces hardis +explorateurs, avides d'agrandir le cercle des connaissances humaines, +se sont audacieusement lancés à travers l'espace, et ont joué leur vie +dans la plus étrange tentative des temps modernes.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, la note de Long's-Peak une fois connue, il y eut +dans l'univers entier un sentiment de surprise et d'effroi. Était-il +possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre? Non, +sans doute, car ils s'étaient mis en dehors de l'humanité en +franchissant les limites imposées par Dieu aux créatures terrestres. +Ils pouvaient se procurer de l'air pendant deux mois. Ils avaient des +vivres pour un an. Mais après?... Les cœurs les plus insensibles +palpitaient à cette terrible question.</p> + +<p>Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. +Un seul avait confiance, et c'était leur ami dévoué, audacieux et +résolu comme eux, le brave J.-T. Maston.</p> + +<p>D'ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. Son domicile fut +désormais le poste de Long's-Peak; son horizon, le miroir de l'immense +réflecteur. Dès que la lune se levait à l'horizon, il l'encadrait +dans le champ du télescope, il ne la perdait pas un instant du regard +et la suivait assidûment dans sa marche à travers les espaces +stellaires; il observait avec une éternelle patience le passage du +projectile sur son disque d'argent, et véritablement le digne homme +restait en perpétuelle communication avec ses trois amis, qu'il ne +désespérait pas de revoir un jour.</p> + +<p>«Nous correspondrons avec eux, disait-il à qui voulait l'entendre, dès +que les circonstances le permettront. Nous aurons de leurs nouvelles +et ils auront des nôtres! D'ailleurs, je les connais, ce sont des +hommes ingénieux. A eux trois ils emportent dans l'espace toutes les +ressources de l'art, de la science et de l'industrie. Avec cela on +fait ce qu'on veut, et vous verrez qu'ils se tireront d'affaire!»</p> + + + + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of De la terre à la lune, by Jules Verne + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK DE LA TERRE À LA LUNE *** + +***** This file should be named 799-h.htm or 799-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/7/9/799/ + +Produced by John Walker; HTML version by Chuck Greif + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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